X Où il faut bien épiloguer

21

Neuf mois plus tard — et pour la première fois en ma longue expérience dans ce domaine — j'ai vu un bébé sortir du ventre de sa mère en tournant la tête à droite et à gauche. C'était une fille. Papa Théo d'un côté, papa Hervé de l'autre, maman Thérèse dans son lit blanc, elle eut d'abord l'air satisfait… Puis son petit front se plissa et elle refit ses comptes. Debout derrière Hervé, un troisième candidat semblait aussi ému que les deux autres. Remarqua-t-elle que du dos de sa main le troisième candidat caressait le creux de la main de papa Hervé ? Remarqua-t-elle que, de l'autre côté du lit, papa Théo désapprouvait ce geste du substitut Jual ? Toujours est-il que, quand les yeux de la petite nouvelle se posèrent finalement sur moi, j'y lus toute sa conscience de la complexité du monde et une ardente prière de lui en expliquer le mode d'emploi.

— On dirait qu'elle t'a choisi, Benjamin, déclara Thérèse en me la tendant.

C'était une façon d'interpréter ce SOS. Le crâne duveteux de la petite tenait exactement dans le creux de ma main ; il était bouillant du désir de comprendre.

— À toi le rôle du papa unique, confirma Théo. C'est d'ailleurs dans cet esprit que nous l'avons conçue, ajouta-t-il sans quitter Hervé et le substitut Jual des yeux.

Le flash de Clara authentifia l'adoubement. La petite ne cilla pas. Son regard m'agrippait comme une ancre. Encore une dont les bras ne me lâcheraient pas de sitôt.

— Tu ne peux t'en prendre qu'à ton charisme, Malaussène, murmura Julie à qui ma tête n'avait pas échappé.

Je rendis son regard au petit machin. « Des années d'éducation attentive et, quand tu voudras faire le mur, tu iras demander l'autorisation à papa Théo, c'est ça ? »

— Quelle ardeur, dans ces yeux ! s'exclama Gervaise, ça, c'est un fruit de la passion !

Très pensif jusqu'à présent, Jérémy s'éclaira aussi sec :

— Et c'est comme ça qu'on va l'appeler !

Au lieu de s'y opposer en tordant la bouche comme elle le fait chaque fois que Jérémy baptise, Thérèse partit de son nouveau rire :

— Fruit de la passion ? Tu veux appeler ma fille Fruit De La Passion Malaussène, avec des majuscules partout ? F.D.L.P.M. ? Pour qu'elle finisse à l'ENA ? Jamais de la vie ! Creuse-toi le citron, trouve mieux.

— Maracuja, fit Jérémy.

Le rire de Thérèse céda la place à un sourire gustatif.

— Maracuja…

— C'est le nom que les Brésiliens donnent au fruit de la passion, traduisit Jérémy.

— Maracuja…, chantonna le Petit. Maracuja… Maracujaaaaaa…

Qui fit donc une entrée triomphale dans la tribu Malaussène, sous le nom de Maracuja.

22

Nous fêtâmes l'arrivée de Maracuja le soir même par un méchoui à tout casser, au Koutoubia évidemment. La petite Ophélie de Rachida avait pointé son nez trois jours plus tôt et le vieil Amar avait décidé de célébrer les deux avènements en une seule et gigantesque réjouissance. Gervaise étant de la fête, notre premier acte pédagogique fut d'inscrire les deux futures femmes aux Fruits de la passion. La sainte patronne ne s'y opposait pas, mais son jardin d'enfants battait de l'aile : on ne lui renouvelait pas ses subventions. Officiellement les autorités municipales invoquaient d'autres « priorités », mais Gervaise savait que la décision avait été prise sous une pluie de pétitions. Ses putassons faisaient tache dans le quartier. (Et dis-toi bien une chose, Maracuja, on n'a jamais vu une tache prioritaire.)

— Malaussène, si tu as besoin d'un coup de main pour l'éducation de Maracuja, proposa l'inspecteur Titus qui me voyait soucieux, on tient à ta disposition tout un immeuble de parrains et de marraines moralement irréprochables.

— On peut la leur confier tout de suite, si tu veux.

Ils semblaient trouver ça drôle. Hadouch, Mo et Simon leur emboîtèrent le rire. Ça non plus, ma petite Maracuja, ce n'est pas simple, l'alliance ponctuelle des malfrats et de la poulaille. Mais c'est l'homme, qu'est-ce que tu veux que je te dise ? On peut toujours rêver de le réformer…

— Feriez mieux d'arrêter les assassins, grommelai-je bassement.

— Il fait allusion à feu Marie-Colbert, fit Titus à Silistri.

— Il nous reproche notre lenteur, précisa Silistri.

— On dirait qu'il est presque déçu de ne pas être au ballon, fit observer Hadouch.

— Faut se mettre à sa place, il nous a bassinés avec ça pendant des mois, compléta Jérémy.

As-tu fait le bon choix, Maracuja ? Tu as choisi un père minoritaire.

Titus ébaucha une explication :

— On a bien pensé te cravater, Malaussène, mais tu avais de la concurrence, sur cette affaire. D'après toi, qui pouvait en vouloir plus que toi à Roberval et étouffer son pognon ?

Silistri résuma neuf mois d'enquête.

— Rien qu'en cherchant dans sa clientèle, on peut sans risque soupçonner tous ceux qu'il a fournis : Irlandais d'Irlande, Arméniens d'Arménie, Chiapanèques du Mexique, Péruviens du Sentier lumineux, Sahraouis du Polisario, Corses d'un peu partout, Basques, Kosovars, Ouzbeks, Palestiniens, Kurdes, Ougandais, Cambodgiens, Congolais…

— Auxquels tu peux ajouter tous les services spéciaux plus ou moins clandestins que Roberval armait contre eux par la même occasion… Désolé, Malaussène, il y avait trop de monde avant toi sur ce coup-là, on a laissé tomber ta piste.

— Résultat des courses ?

— Résultat, on a à peu près autant de chances de cravater ce tueur que tu en as d'empêcher Maracuja de tomber un jour amoureuse.

Le fait est, Maracuja, le fait est…

Nous en étions là de nos conversations apéritives, le sérieux du méchoui n'était pas encore entamé, quand le vieux Semelle a fait une entrée remarquée, en beuglant à la cantonade :

— Sidi-brahim pour tout le monde !

Hadouch, Mo et Simon tournèrent une seule tête.

— Tu offres la tournée, Semelle ?

Un fait unique dans l'histoire du Koutoubia.

— Tournée générale et tout le vin de la fête ! a confirmé le vieux Semelle. Sidi-brahim pour toutes les familles concernées !

— T'as fait un héritage ? a demandé Simon.

Semelle était un abonné au quart de rouge sur merguez toute nue. Venant de lui, la tournée générale, ça flairait le braquage.

— Vive les naissances ! a rétorqué Semelle qui ne devait pas en être à son premier sidi.

Ce qui suivit se passa vite et discrètement. Hadouch se pencha sur l'oreille de Jérémy, qui fit un oui muet de la tête, se leva, entraîna le Petit, Leila et Nourdine à sa suite, et, passant devant Titus et Silistri :

— Vous nous donnez un coup de main, les flicards ? C'est Semelle qui régale, faut faire la chaîne pour le sidi. Vous à la cave, nous sur l'échelle, Nourdine et Leila en salle. Faut prévoir une soixantaine de bouteilles. D'accord ?

Pendant que la police disparaissait à la cave, Mo s'est levé sur un signe de Hadouch, pour aller se poser à côté du vieux Semelle qui s'était assis près de Simon.

Semelle a regardé alternativement Mo et Simon qui l'encadraient. Il souriait de plus belle.

— Ça va ?

Mo et Simon l'ont assuré que ça allait.

Dès l'apparition de Semelle, quelque chose s'était immobilisé dans les yeux de Hadouch. L'apparence extérieure du vieux n'avait guère changé, son costard évoquait la même ruine végétale, mais, intérieurement, Semelle semblait plus assis, maître de l'univers. Il souriait.

Et il offrait la tournée générale.

Tout en me faisant signe de ne pas bouger, Hadouch fit glisser sa chaise jusqu'à se retrouver en face du nouveau venu.

— Oh pardon ! Je t'ai donné un coup de pied.

— C'est rien, assura le vieux Semelle.

Mais Hadouch s'était baissé en s'excusant. Il regardait sous la table. Il émit un sifflement admiratif.

— Nom de Dieu, t'en as de belles pompes !

— C'est des vieilles, a répondu Semelle après une légère hésitation.

— Elles ont pas l'air, a fait Hadouch en se redressant, une des chaussures du vieux Semelle à la main.

— Rends-moi ma godasse ! a gueulé Semelle.

Mo et Simon le maintenaient assis sur la banquette.

Hadouch a posé la chaussure sur ma table.

— Benjamin, tu dirais que c'est de la vieille grolle, toi ?

C'était une chaussure flambant neuve. Profilée comme un paquebot de luxe.

— Je les ai faites dans le temps ! gueulait Semelle. Sur mesure ! Je me les étais gardées ! C'est ma dernière paire. Du croco d'Abengourou. Façon main des années trente. Rends-moi ma chaussure !

Hadouch a souri gentiment.

— Semelle, t'étais anglais, dans ta jeunesse ?

L'autre a sursauté :

— Non ! Jamais ! Pourquoi ?

— Parce que c'est de la tatane anglaise, regarde, c'est marqué dedans.

Il lui tendait la chaussure.

— Une brique l'unité, a fait Simon.

— Deux briques la paire, a confirmé le Mossi.

— Minimum, a murmuré Hadouch.

Tout le monde s'est tu. Mais personne n'osait croire ce qui se disait dans ce silence où flottait un cadavre en chaussettes.

— C'est pas moi qui l'ai tué, a murmuré Semelle. Je vous jure que c'est pas moi.

Les premières bouteilles arrivaient sur les tables.

— Semelle, dépêche-toi de nous raconter ça avant que Titus et Silistri remontent de la cave…

23

Ce n'était pas le vieux Semelle qui avait tué Marie-Colbert de Roberval. Pas vraiment. Mais qui aurait pu le croire s'il était allé raconter ça aux flics ? Il était désolé pour Thérèse, Semelle, mais les condés l'auraient foutu au gnouf s'il leur avait raconté son histoire. Il les connaissait, Semelle, les poulets, ils n'avaient pas le sens du merveilleux. Alors, c'est quoi, ton histoire, Semelle, nous autres on l'a, le sens du merveilleux, vas-y, raconte. Pourquoi il t'a filé ses pompes, le Roberval ? En remerciement de quel service ? Non, Marie-Colbert ne lui avait pas donné ses chaussures, non ! Tu les lui as piquées ? Non, c'était pas ça non plus. C'était quoi, alors ? C'était bête, voilà ce que c'était, Semelle avait fait une immense bêtise en allant trouver Marie-Colbert chez lui.

— Hein ?

— Tu es allé chez lui ?

— Cette nuit-là ?

Cette nuit-là, à cette heure-là, à cette adresse-là, au 60 de la rue Quincampoix, son hôtel particulier, une vraie connerie. Semelle connaissait l'endroit, il y était déjà allé une fois quand Thérèse l'avait présenté comme témoin pour le mariage, et il l'avait trouvé gentil, Marie-Colbert, pas du tout « Monsieur », resté simple, appelez-moi Marie-Colbert, alors Semelle s'était dit que c'était jouable.

— Jouable ? Qu'est-ce qui était jouable ?

Le truc qu'il avait à lui proposer. Quel truc, bordel ? Arrête de nous trimballer ! Tu veux nous endormir ou quoi ? Tu veux qu'on fasse remonter Titus et Silistri ? Mais c'est très bête, je vous dis, tellement bête, vous comprendriez pas ! On est très con nous aussi, Semelle ! À part Hadouch et Ben qui ont grimpé dans leurs études, nous on est resté con, on peut encore comprendre.

— Bon.

Alors voilà ce que s'était dit le vieux Semelle. Voilà ce que je me suis dit dans ma tête de vieux. On respecte les vieux, Semelle, vas-y sans crainte, raconte.

— Tu le savais, Benjamin, je te l'ai dit, ça faisait pas du tout mon affaire que Thérèse perde son don de voyance après le mariage.

Ça ne faisait pas son affaire, non, vu que Thérèse, du temps qu'elle voyait loin, avait pris en charge le peu d'avenir qui restait à Semelle. Bon an mal an, elle lui dégotait le tiercé une fois par semaine, dans le désordre le plus souvent, mais tout de même, une moyenne de deux mille balles hebdomadaires. Huit mille par mois. La perte de ce don, c'était une coupe sèche dans les revenus du vieux Semelle.

— Alors, je me suis dit que Marie-Colbert pourrait y suppléer.

— Y quoi ?

— Je me suis dit qu'il pouvait réparer le préjudice. Qu'est-ce que ça représentait deux mille francs par semaine pour un monsieur comme Marie-Colbert ?

— Arrête ! Ne nous dis pas que tu es allé lui réclamer…

— Quand je vous dis que c'était bête !

Marie-Colbert l'avait reçu, tout de même. Après la visite de Thérèse, Marie-Colbert avait dû retarder son départ pour l'aéroport, il avait convoqué Zhao Bang pour qu'il lui fasse le rapport de son échec, bien, voilà que ça sonne, Marie-Colbert ouvre de confiance, et au lieu de Zhao Bang (qui ne viendra pas à ce rendez-vous, c'est ce qu'il racontera plus tard à Hadouch, Mo et Simon) c'est le vieux Semelle qui s'annonce. Semelle grimpe jusqu'à Marie-Colbert, Marie-Colbert l'écoute, debout sur le palier, furieux, mais que faire ? Il est sur le départ, deux valises à ses pieds, il attend un tueur et c'est ce vieux machin qui se pointe, Marie-Colbert l'écoute donc, son cul rebondi posé sur la rambarde de fer forgé. Et quand Semelle lui expose sa requête — une pension de deux mille francs hebdomadaires, huit mille francs par mois —, l'autre n'en croit pas ses oreilles, vu les circonstances il trouve ça si marrant qu'il se met à rire, le cul sur la rambarde de l'escalier, mais à rire d'un rire à ce point renversant qu'il en tombe à la renverse, justement. Au sens propre. Mort de rire, quatre étages plus bas. Manque d'habitude. Il ne riait pas souvent. L'hilarité imprimée sur le visage jusque dans la mort.

— Je l'ai vu basculer, j'ai essayé de le retenir. Ses chaussures me sont restées dans les mains. Voilà.

Silence. Encore un fameux silence… Même Oum Kalsoum a fait une pause, dans le Scopitone. Puis Hadouch s'est penché sur Semelle, à le toucher. Il a chuchoté :

— Et les valises ?

— …

— …

— Honnêtement, je pouvais pas les laisser là, a murmuré Semelle. N'importe qui aurait pu les voler.

— Elles sont où ?

— …

— …

— …

— Chez moi.

Le temps que je comprenne ce que Semelle venait de répondre, Mo et Simon avaient disparu. Hadouch souriait.

— T'inquiète pas, Semelle, on dira rien à Titus et Silistri. En échange de notre discrétion, on va le gérer, ton petit avoir. On va te l'assurer ta rente, nous. Tiens, je vais même t'augmenter. Deux mille cinq par semaine, ça te va ?

— Trois mille, a dit Semelle.

— Deux mille six, a proposé Hadouch.

— Huit, a suggéré Semelle.

— Sept…

— Et il ne faudra pas oublier les Fruits de la passion, intervint Gervaise, qui n'aurait rien dû entendre de ces chuchotements.

Hadouch se figea. Quel genre d'oreilles avait cette femme ?

— Eh oui, insista Gervaise, il faut penser à Ophélie et à Maracuja.

Là, Hadouch ne pouvait rien contre. Gervaise parut soulagée :

— On va pouvoir se passer de la municipalité.

Hadouch opina le plus vaguement possible.

— Et ouvrir d'autres crèches un peu partout, continua Gervaise.

Hadouch leva une main préventive mais Gervaise hochait déjà la tête de la compassion :

— C'est qu'il y en a des putassons, à travers ce pauvre monde !

Elle eut de nouveau l'air inquiet :

— Hadouch, tu crois qu'il y aura assez d'argent pour tous ces gamins-là, dans tes deux valises ?

Hadouch ouvrit les deux mains et la bouche…

— Soustraction faite de la pension de Semelle, bien sûr, concéda Gervaise.

Les dernières bouteilles se posaient sur la table. Titus et Silistri allaient refaire surface d'une seconde à l'autre.

— À moins de tout confier aux œuvres de la police…, suggéra Gervaise.

Hadouch clappait après la parole comme un poisson dans son bocal. Il y avait du désespoir dans le regard qu'il me lança. Mais que pouvais-je y faire ? Tu verras, Maracuja, on ne peut pas gagner à tous les coups. Même oncle Hadouch ne peut pas.

— D'accord avec toi, Hadouch, conclut Gervaise dans un murmure, il vaut mieux que tout cet argent aille aux Fruits de la passion…

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