III Où il est dit que l'amour est bien ce qu'on en dit

5

J'ai tout fait, j'ai vraiment tout fait pour empêcher ce mariage. J'ai d'abord viré Théo qui prenait outrageusement le parti de Thérèse. Il venait de tomber raide amoureux d'un courtier en Bourse et prônait la passion comme notre dernière valeur refuge. Avec la logique qui était la sienne, il me sortait des arguments qui m'auraient plu en d'autres circonstances :

— Laisse Thérèse épouser ce type, Ben, si tu savais comme Hervé et moi aimerions faire un enfant !

— Tu veux me rendre un service, Théo ?

— Tout ce que tu voudras.

— Rentre chez toi et ne reviens que quand j'aurai réglé cette affaire.

— Benjamin, je me sens bien avec vous. Hervé a été muté à Tokyo et je n'ai pas les moyens de passer mes soirées au téléphone.

— On se cotisera.

Suite de quoi je me suis occupé de Jérémy qui ne voyait en moi qu'une autorité obtuse opposée à un mariage d'amour, « comme les vieux cons dans Molière », précisa-t-il.

— Jérémy, rappelle-moi quand je t'ai foutu ta dernière raclée.

Pendant qu'il fouillait sa mémoire, je me suis fait explicite :

— Interviens une fois encore dans cette affaire et je t'en file une qui te laissera sur le carreau. C'est clair ? Ah ! tant que j'y suis, arrête de faire le con avec l'affiche de Martin Lejoli, ou les gros bras qui la recollent toutes les nuits t'achèveront à coups de talons.

Théo et Jérémy expédiés, j'ai consulté les amis un par un, comme un vrai chef de parti en période de ravalement. Ça n'a rien donné. Même le vieux Semelle ne voyait pas comment empêcher la chose.

— On ne peut rien contre le mariage, Benjamin. Prends ma femme et moi, par exemple. Nos familles étaient contre. Elles n'avaient pas tort, je l'ai battue toute sa vie et elle a bu mon fonds de commerce. Quand sa cirrhose m'a laissé veuf, j'avais même pas de quoi payer ses funérailles, tu te souviens ? Si vous n'aviez pas été là, c'était la fosse commune. Eh bien je la regrette… Enfin, c'est pas tellement elle que je regrette, corrigea-t-il, c'est le mariage.

Julie, qui s'était offert un tour du monde de l'amour avant de me rencontrer, ne pouvait qu'être de bon conseil. Je lui ai demandé ce qu'elle pensait sincèrement de Marie-Colbert. Son opinion de femme. Elle a répondu :

— Capote.

— Pardon ?

— Il a un teint d'hygiéniste et des doigts de gynécologue. Il baise avec une capote anglaise. Sida ou pas, je veux dire. Ce genre de type a toujours baisé coiffé.

— Je croyais que les vrais politiques étaient priapiques, des queutards de compétition.

— Ça n'en fait pas nécessairement de bons amants et toujours des maris dégueulasses.

— Julie, comment je peux empêcher ça ?

— A priori, tu ne peux pas.

— Et a posteriori ? Après examen complet du bonhomme ?

L'idée m'est venue en posant la question. Il fallait enquêter sur Marie-Colbert de Roberval. Je voulais tout savoir de ce type, sa carrière, sa famille, sa généalogie, son cerveau reptilien, tout.

— Si Thérèse va au casse-pipe, que ce soit en pleine connaissance de cause !

Julie eut beau me faire valoir qu'en amour la connaissance est une pierre à aiguiser les passions, qu'elle-même m'aurait aimé si on lui avait présenté mon dossier, son œil d'enquêtrice s'était allumé et Marie-Colbert pouvait s'attendre à un fameux scanner.

— N'oublie pas la mort de son frère, Julie. Le suicide est souvent transitif en politique. Je veux savoir si Charles-Henri s'est passé la corde de son plein gré ou si on l'a suspendu.

Avec Hadouch, Mo le Mossi et Simon le Kabyle, j'ai attaqué sur un autre front. Je voulais vérifier l'affaire du domestique cantonais. Était-il vrai que Thérèse eût ramené une Cantonaise de Belleville dans le lit de son mari ? Et que ledit mari ancillarisait chez un ancien ministre ? Et que ledit ministre copinait avec Marie-Colbert ? Était-il vrai au bout du compte que Marie-Colbert avait consulté Thérèse dans sa caravane tchèque ? Si tel était le cas, combien de politiques venaient se faire tirer le Yi-king par ma sœur ? Depuis quand ? Jusqu'où Thérèse s'était-elle engagée sur ce terrain ? Et comment la payaient ces gens-là ?

Hadouch, Mo et Simon enregistrèrent le tout sans prendre de notes. Ils m'écoutaient en se partageant mentalement le boulot. Au moment de lever la séance, Hadouch a juste observé :

— Ma parole, Ben, tu vires mafieux ! On dirait un Corleone de cinoche.

— C'est la faute aux Arabes. À force de me dire que je suis votre frère, vous m'avez donné le sens de la famille.

*

Je ne perdais pas le contact avec Thérèse pour autant. Elle ne me fuyait pas et nous avions de longues conversations sur l'amour, ses poutres apparentes et ses dépendances.

— Tu l'aimes, tu l'aimes, comment sais-tu que tu l'aimes, Thérèse ?

— Parce que je ne peux pas lire en lui. Je ne vois pas au travers. Je ne vois que lui.

— Le voile d'amour ?

— L'attirance et la confiance, oui.

— Une confiance fondée sur quoi, bon Dieu ?

— Sur l'attirance.

Il lui arrivait même de prendre un air mutin.

— Rappelle-toi comment tu as rencontré Julie, Ben… Une voleuse de pulls. (Du temps où je travaillais au Magasin avec Théo, c'était vrai.) Toi qui nous as toujours interdit la fauche… Ta confiance était fondée sur quoi, tu peux me le dire ? Sur ses mensurations, mon petit frère. Moi non plus je n'en voulais pas de cette belle-sœur, à l'époque, tu te souviens ?

Je m'en souvenais très bien. « Comment pouvez-vous dormir à plat ventre avec de si gros seins ? » Les premiers mots de Thérèse à Julie en guise de bienvenue.

— Je m'étais trompée, Benjamin, comme tu es en train de te tromper à propos de Marie-Colbert.

(Marie-Colbert… je ne m'y ferais jamais.)

Conversations d'après-dîner. Thérèse et moi descendions le boulevard de Belleville, nous passions devant le Zèbre, mis en vente depuis tout ce temps mais pas encore vendu, sacré on aurait dit, mais qui finirait par être bradé parce qu'il n'y a rien de sacré justement, pas même cette carcasse de cinéma ou cette grande gigue tout en os qui marche à côté de moi, que les passants saluent comme une apparition familière et qu'un salopard à particule est en train de manipuler en vue de je ne sais quel noir dessein…

— Attention, Benjamin, je sais à quoi tu penses…

Petit rire :

— N'oublie pas que je suis encore vierge.

Puis nous repiquions par la rue de l'Orillon où Jérémy, le Petit et leurs copains jouaient au basket dans un enclos de ferraille qui préfigurait notre Bronx ; d'autres fois nous remontions la rue Ramponneau où le nouveau Belleville, mort-né dans son architecture autiste, fait face à Belleville l'ancien, grouillant de sa vie gueularde, des mamas juives saluant Thérèse, leur cul somptueux débordant de leurs chaises, la remerciant de ce que grâce à elle « ça » s'était arrangé, nous invitant à partager leur thé ou à emporter des pignons et de la menthe pour le faire à la maison : « Allez, ma fille, dis pas non, sur la vie de ma mère c'est un cadeau de mon cœur ! », ou nous grimpions la rue de Belleville jusqu'au métro Pyrénées, longue traversée de la Chine, et là encore reconnaissance éternelle à Thérèse, beignets de crevettes, bouteilles de nuoc-mâm, « Yao buyao fan, Thérèse ? (Tu veux du riz, Thérèse ?) tsi ! tsi ! emborte, tsa me fait blaidsir ! », et galettes turques chez les Turcs et la bouteille de raki en prime, nous nous promenions avec un grand cabas, Thérèse ne refusait rien, c'était sa façon de se laisser payer par le quartier, un curé à l'ancienne nourri à la volaille de l'absolution…

— Je vais tous les inviter, m'annonça-t-elle un soir.

— Les inviter ?

— À mon mariage. Tous mes clients. Ça fera plaisir à Marie-Colbert.

— Tu crois ?

— J'en suis certaine.

Le Tout-Belleville envahissant Saint-Philippe-du-Roule pour y remplacer la famille Malaussène tricarde, personnellement je ne demandais pas mieux, mais Marie-Colbert…

— Tu te trompes, Benjamin, je sais sur Marie-Colbert quelques petites choses que tu ignores…

Par exemple, qu'il avait l'esprit assez large pour recruter leurs enfants d'honneur parmi les putassons de Gervaise.

— Quoi ?

— Eh oui, Benjamin. Il m'a accompagnée aux Fruits de la passion, et c'est lui-même qui a demandé à Gervaise de choisir nos enfants d'honneur. L'enfance malheureuse le préoccupe beaucoup. Demande à Clara.

Cela dit en fourrant dans le cabas la presse du soir que notre ami Azzouz nous donnait au passage, rue des Pyrénées, avant de tirer le rideau de sa librairie.

À propos des clients invités à son mariage, Thérèse me dit encore :

— Je leur dois bien ça, puisque je ne leur servirai plus à rien après ma nuit de noces.

Juste. J'avais oublié ce détail. Perte du don de voyance par défloration. Était-il possible que Thérèse crût à de pareilles conneries ? Ça me prenait par bouffées. Je cherchais en vain ce qui, dans l'éducation que je lui avais donnée, avait pu la propulser à ce point dans les étoiles, et à quel âge ça l'avait prise, et pourquoi… Mais le genre d'évidences qu'elle mettait dans ses réponses m'achevait.

— Comment ça m'est venu ? Avec mes règles, bien sûr !

Quand, un peu amer, je lui faisais observer que ses prétendus dons de voyance ne nous avaient jamais évité le moindre ennui, elle m'opposait son fameux voile d'amour : « L'amour rend aveugle, Benjamin, l'amour doit rendre aveugle ! Il a sa lumière propre. Éblouissante. »

En somme, deviner pour la famille, pour les amis ou pour soi-même relevait du délit d'initié.

— C'est un peu ça, oui.

*

C'est là que je l'ai trahie. Au cours de cette conversation. Je n'en suis pas plus fier que ça aujourd'hui, mais je n'avais pas le choix. Mon raisonnement était simple. Puisque Thérèse ne pouvait prédire son propre avenir ni celui de MC2, j'allais lui envoyer quelqu'un d'autre, une femme, une parfaite inconnue, mais avec ses coordonnées astrales à elle, Thérèse : heure, date et lieu de naissance, et celles du Roberval. L'inconnue lui présenterait le tout comme des données objectives, concernant son mariage à elle, et Thérèse devinerait son propre avenir en croyant lire celui d'un autre couple. Puisqu'elle y croyait, elle pourrait juger sur pièces.

— Tu as conscience que c'est parfaitement dégueulasse ? me fit observer Hadouch.

— Trouve-moi une fille qui puisse faire ça et laisse-moi me démerder avec ma conscience.

(C'était pourtant vrai que je virais mafieux. Un miniparrain de merde.)

— C'est tout trouvé. Rachida, la fille de Kader, le taxi. Elle vient de se faire plaquer par un flic qui lui en a fait voir de toutes les couleurs. Un flic cambrioleur, figure-toi. Quoique documentaliste, elle s'était pas assez renseignée sur le prétendant. Elle aurait eu besoin qu'on lui tire les cartes avant son mariage. Elle fera ça pour Thérèse.

6

Ce fut Julie qui se présenta la première au rapport.

— Par où veux-tu que je commence, Benjamin, par le Marie-Colbert d'aujourd'hui ou par ses aïeux ? On descend le cours de l'Histoire ou on le remonte ?

— La chronologie, Julie. La bonne vieille généalogie. Du début jusqu'à la minute présente.

Et Julie y alla de son exposé, que je livre ici dans sa déprimante sécheresse historique :

— Une chose d'abord : Marie-Colbert est un prénom hérité, qui se transmet de génération en génération. Tu vas voir, on commence bille en tête par de la haute politique. Le premier Marie-Colbert est né sous Louis XIV, aux alentours de 1660, fruit des œuvres d'un comte de Roberval avec la nièce de Colbert. Ce Roberval n'a pas été pour rien dans la victoire de Colbert sur Fouquet. Il a si bien savonné la planche du surintendant — il siégeait à son procès truqué — que Fouquet y a glissé jusque dans la prison d'État de Pignerol où il est mort mystérieusement, comme tu sais.

— Suicide transitif ?

— Sans doute. Résultat, le comte de Roberval a hérité d'une partie des biens de Fouquet et a prénommé son fils Marie-Colbert en hommage au patron. Fin du premier acte ou de l'origine d'une fortune bâtie sur le silence. Acte II, une cinquantaine d'années plus tard, le petit Marie-Colbert devenu grand se retrouve directeur de la Compagnie d'Occident, l'instrument principal de la banqueroute de Law. Mais il avait eu la prudence d'épouser une fille Pâris (les Pâris furent les tombeurs de Law sur dénonciation de Marie-Colbert) et il récupéra, en guise de récompense, la rue Quincampoix tout entière — où Marie-Colbert habite encore, en leur hôtel particulier du numéro 60. À l'acte III, tu trouves un Marie-Colbert dans chaque régime. Talleyrand à lui seul en a usé trois (ils mouraient jeunes mais se reproduisaient vite) : un pour faire voter la confiscation des biens de l'Église et s'en mettre une partie dans la poche au nom de la nation, le deuxième pour gérer le butin européen amassé par Napoléon pendant ses campagnes (il dirigeait un ministère occulte pour ça) et le troisième pour trahir la Restauration au profit des orléanistes en 1830, moyennant finances. Fin de l'acte III, la fortune n'est plus chiffrable. Acte IV, 1887, Troisième République, le canal de Panamá : soudoyé par le banquier Reinach, un Marie-Colbert se montre très actif à la Chambre pour y faire voter un emprunt qui lessivera 800 000 souscripteurs à son large profit. L'enquête n'inquiéta pas Marie-Colbert mais aboutit à la condamnation du ministre Baïhaut sur dénonciation et au décès du banquier Reinach.

— Suicidé ?

— L'histoire dit qu'on l'a retrouvé mort à son domicile. Mais écoute un peu les deux autres scènes du même acte. Premièrement, la présence d'un Marie-Colbert dans le scandale Stavisky, fin 1933, et deuxièmement, dix ans plus tard, le même Marie-Colbert commissaire aux questions juives, confiscation des biens ! le grand-père du nôtre. À noter que dans l'affaire Stavisky (bons émis par le Crédit municipal de Bayonne pour plusieurs dizaines de millions, sur gage de bijoux volés), le Marie-Colbert de service se trouvait être le gendre du bijoutier Hamelster, cambriolé jusqu'à sa dernière émeraude et qui s'est pendu.

— Beaucoup de pendus et beaucoup de dénonciations…

— Ne me dis pas que les comtes de Roberval sont des balances, mon amour, c'est un mauvais mot que je ne te passerai pas.

— Une dynastie de truands, en tout cas.

— Ou une longue tradition de la finance, c'est selon.

— Et le nôtre ? Enfin, celui de Thérèse…

— C'est là que je vais te décevoir, Benjamin.

Le fait est que ce qu'elle m'annonça aurait dû me réjouir. Mais va savoir pourquoi, j'en éprouvai comme un vilain désenchantement.

— Notre Marie-Colbert à nous est la gigantesque exception qui infirme la règle. Que dis-je qui l'infirme, qui l'annule ! qui l'anéantit ! Notre Marie-Colbert est un saint. De son brevet de secouriste obtenu à douze ans jusqu'aux actions humanitaires qu'il mène sur tous les champs de bataille, les embargos ou les catastrophes naturelles de cette fin de siècle, il se montre d'autant plus irréprochable qu'il est, contrairement à d'autres bienfaiteurs, d'une discrétion exemplaire et d'une efficacité soutenue.

— Et le frère pendu ?

— Dépression. J'ai retrouvé le toubib qui le soignait. Sa femme venait de le plaquer. C'était un amoureux, Benjamin, comme toi.

— Et Marie-Colbert, un saint authentique.

— La compassion faite homme.

*

Les conclusions de Hadouch allaient dans le même sens.

— Tu te plantes sur toute la ligne, Ben. Simon a retrouvé le couple de Cantonais. Pas de doute, Thérèse leur a fait boire le philtre d'amour. Le ministre, patron du loufiat, n'a pas consulté ta frangine, mais il lui a bel et bien envoyé Marie-Colbert que la mort de son frère avait rendu dingue. Il y a plus d'un an de ça maintenant et, que je sache, aucun politique, ni de l'ancien, ni du nouveau, ni du futur régime, n'est venu trouver Thérèse depuis. Pour ce qui est de ses émoluments, Thérèse se laisse payer comme d'habitude, en bouffe, en coupons de tissu, en babioles, mais le plus souvent elle refuse, sous prétexte qu'elle n'est pas là pour gagner du fric mais pour en rapporter à ceux qui en ont besoin. Elle affirme que la bonté seule « régénère le don » (fais pas cette tête, Ben, ce sont ses mots à elle) et que ceux qui se font trop payer sont forcément des charlatans puisque la cupidité rend aveugle. Pourtant sa science est réputée universelle et, passe-moi l'expression s'agissant d'une de tes sœurs, elle pourrait se faire des couilles en or si elle exploitait vraiment ce filon. Elle pratique toutes les formes de divination, de la voyance directe à l'œnomancie, en passant par la rhabdomancie, le tarot, la boule de cristal, la chiromancie, l'imposition des mains, le Yi-king, le marc de café, la lecture du sable, des coquillages, des runes, je t'en passe et des meilleures, il y en a pour toutes les ethnies de Belleville… Mais c'est pas tout… accroche-toi bien…

Nous étions attablés chez Amar. À côté de nous le vieux Semelle s'envoyait son couscous merguez quotidien.

— Pourquoi ne veux-tu pas croire à ce genre de choses, Benjamin ? demanda-t-il pendant que Hadouch reprenait son souffle. Je la consulte, moi, Thérèse, toutes les semaines ! Et ça m'a toujours réussi !

J'ai eu une mauvaise pensée contre Semelle, son couscous merguez, son costard-serpillière, ses godasses trouées… Je me suis demandé à quoi il ressemblerait si Thérèse le ratait. Plus généralement, je me suis demandé où allait ce foutu siècle, et si Thérèse avait décidé de dynamiter les derniers contreforts d'un univers qui ne demandait qu'à basculer dans l'irrationnel. Semelle m'offrit un reste de sourire :

— Elle veut que je sois témoin à son mariage, tu le savais ?

J'allais le féliciter, quand il ajouta, radieux :

— Comme ça, je passerai à la télé !

— La télé ?

— Thérèse t'a pas dit ? On va filmer le mariage. Il y aura une émission le lendemain dimanche. On va tous passer à la télé. Moi, ses clients, tous les invités !

— Quoi ?

Le visage de Semelle s'était rapproché, une lueur d'archange dans les yeux :

— C'est pour aider les pauvres, Benjamin, et les enfants de putes de Gervaise, là-haut, aux Fruits de la passion.

À en juger par le rire de Hadouch, ma gueule devait valoir le détour :

— Eh oui, mon frère, la grande noce caritative. Le genre de projet qui passionne les caméras par temps de chômage. La tribu Malaussène n'est pas invitée mais on pourra voir le mariage de Thérèse à la télé le lendemain, dimanche soir, en famille.

Je me suis senti virer au gris. Hadouch a posé sa main sur mon bras.

— Ne t'évanouis pas tout de suite, tu ne connais pas la meilleure.

— …

— La meilleure, mon frère, c'est que depuis que Thérèse a rencontré le Marie-Colbert, sa petite caravane est devenue une plaque tournante de l'humanitaire.

Et Hadouch de m'expliquer qu'outre ses prédictions Thérèse offrait à de mystérieux émissaires envoyés par Marie-Colbert des tonnes de médicaments, des infirmeries clé en main, des stocks de livres scolaires, bref que Marie-Colbert et elle soignaient, habillaient, nourrissaient, instruisaient toute une humanité que des tyrans locaux et des embargos à bonne conscience anéantissaient un peu partout. La chose se faisait clandestinement, pour ménager la susceptibilité des gouvernements concernés, mais elle se faisait à grande échelle. C'était la méthode Marie-Colbert.

— …

— …

Voilà. Honte sur ma tête ! Marie-Colbert, veuillez m'excuser, et Thérèse, ô ma Thérèse, me pardonner. Alléluia, allez en paix, que Dieu vous bénisse et que je me mange la langue. Ça me fait bien chier, mais je ne m'oppose plus à votre union.

*

Quand Rachida Kader, la documentaliste, est venue me retrouver aux Deux Rives, le couscous d'Areski, rue des Pyrénées, j'avais rendu les armes. La tête qu'elle faisait et ses premiers mots me confirmèrent dans ma défaite.

— Bon, je suis allée trouver votre sœur, mais je vous préviens tout de suite, ce que je vais vous annoncer ne va pas vous faire plaisir, monsieur Malaussène.

J'ai levé une main fataliste.

— Appelez-moi Benjamin et tutoyons-nous, s'il te plaît, ça fera passer la pilule.

Areski nous avait placés au fond de la salle, à la table ronde. Nous murmurions en toute clandestinité.

— D'accord, Benjamin. Mais je ne voudrais pas qu'il y ait de malentendu. Je ne crois pas en cette saloperie d'astrologie.

C'était une fille ardente, splendide. Avant d'attaquer le vif du sujet, elle précisa sa position :

— J'estime Thérèse pour le bien qu'elle fait, mais je suis déléguée du personnel dans une boîte où je me bagarre contre l'embauche par numérologie, thèmes astraux, graphologie et autre psychomorphologie…

Rachida ressemblait aux portraits de femmes berbères dont Areski orne les murs de son restaurant : droites, pas colonisables. D'entrée de jeu, elle piqua une rogne lucide :

— Toute gosse déjà, je détestais Le Petit Prince de Saint-Exupéry. Aujourd'hui, je le confirme, cette fable est un mensonge : les financiers ne comptent pas les étoiles ! Et quand ils les consultent, c'est pour embaucher le neveu taré de leur bonne femme à la place d'un candidat qualifié. Tu veux que je te dise, Malaussène ? La divination sous toutes ses formes, c'est l'excuse du népotisme d'entreprise. On devrait décapiter les chasseurs de têtes et conseiller aux postulants de s'inventer des thèmes astraux de surdoués increvables. C'est ça qu'elle devrait faire, ta sœur Thérèse ! Il faut dynamiter la connerie de l'intérieur.

Rachida me plaisait, Julie, je te le dis tout net, ce splendide incendie me plaisait. Elle était julienne en diable. Une magnifique emmerdeuse. Tout à fait toi à tes débuts. Quand Areski est passé prendre la commande, nous nous sommes offert deux makfouls et une bouteille de gris. J'ai tout de même demandé :

— Mais dis-moi, Rachida, vu ton opinion sur l'astrologie, pourquoi as-tu accepté de me rendre ce service ?

— Pour deux raisons. La première, c'est que Hadouch me l'a demandé et que Hadouch ne me laisse pas indifférente. La deuxième, c'est que Thérèse y croit, alors je me suis dit que, si on pouvait lui éviter le mariage que je viens de me farcir, il n'y avait pas à hésiter.

— Résultat des courses ?

Elle m'a regardé, a ouvert la bouche, s'est ravisée et m'a tendu une enveloppe.

— À toi de voir, Thérèse m'a résumé tout ça par écrit.

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