Trouver l'homme à qui Thérèse s'était donnée pendant qu'un autre l'enveuvait… Facile à dire. Je m'y suis mis dès l'aube du lendemain, sans savoir où commencer. Fallait-il soupçonner une autre passion politique ? Un autre Roberval, respirant à ces altitudes où l'honneur de l'homme commande l'incarcération de la femme ?
— Ça s'est déjà vu, dit Julie. Je vais chercher de ce côté. Toi, Benjamin, occupe-toi du reste.
Quel reste ? Les amis auprès de qui Thérèse se serait réfugiée, cette nuit-là ? Qui ? Marty, le toubib de la famille qui la suit depuis le berceau ? Le chirurgien Berthold, qu'elle divinise parce qu'il m'a ressuscité ? Le Postel-Wagner de Gervaise, qui a mis Monsieur Malaussène au monde ? L'inspecteur Caregga, à qui je dois au moins trois vies ? Ces amis irréprochables auraient profité de la situation pour… Thérèse ?… non ! Pourquoi pas Loussa de Casamance, tant qu'on y était, le vieil Amar ou Rabbi Razon ? Et puis, enquêter… comment s'y prend-on pour enquêter ? Le téléphone ? « Allô, Marty ? Bonjour, c'est Malaussène, dites-moi, vous n'auriez pas couché avec ma sœur Thérèse dans la nuit de lundi à mardi ? Oui, lundi/mardi, essayez de vous souvenir, c'est important… Non ? Sûr ? Bon. » À moins de jouer au flic, de dresser les suspects les uns contre les autres : « Bonsoir, Berthold, c'est Malaussène, d'après vous, avec qui Thérèse aurait-elle pu passer la nuit du…? » Non, j'entends d'ici la réponse de ce distingué salopard : « Voyez du côté de Marty, Malaussène, moi, vous me connaissez, je suis franc comme l'or et question plumard ma femme vaut quinze de vos frangines, c'est une vraie pro, elle ! »
Non, je ne pouvais pas. Le soupçon n'est pas mon fort. Si l'humanité m'est suspecte dans son ensemble, j'ai toujours fait crédit aux particuliers.
Et puis, il y avait une difficulté majeure : il fallait, avant toute chose, convaincre mes interlocuteurs que Thérèse avait couché avec quelqu'un. Absolument inconcevable, pour qui la connaissait.
Notre sœur Louna, par exemple, que j'ai appelée à la permanence de son hôpital :
— Thérèse ? L'amour ? Et joyeusement ? Tu rigoles, Benjamin ?
Louna avait admis toute l'histoire comme allant de soi : le retour de Thérèse au lendemain de ses noces, la caravane en flammes, la transition par l'urne tiède, le coup de la résurrection, tout cela ressemblait à Thérèse, pas de problème, on était dans la norme. La métamorphose de Marie-Colbert en trafiquant d'armes ne l'étonna pas davantage, sa mort tragique et l'arrestation de Thérèse portaient le sceau de la tribu Malaussène, un épisode parmi d'autres dans la saga familiale, pas de quoi s'étouffer au téléphone. Mais Thérèse au pieu avec un mec, non.
— Bon Dieu, Louna, puisque c'est ce qu'elle dit à la police ! Tu sais bien qu'elle ne ment jamais.
— Elle veut peut-être suggérer une autre vérité.
— La seule vérité de rechange, c'est l'assassinat de Marie-Colbert. Louna, tu imagines Thérèse débalustrant Marie-Colbert ?
— Thérèse est inimaginable, Benjamin.
— Merci, ça m'aide…
Suivit un de ces silences où chacun creuse de son côté.
— Va savoir ce que Thérèse appelle « faire l'amour », reprit enfin Louna. Tu la connais, dès qu'il s'agit de cœur ou de cul elle donne dans la métaphore.
C'était vrai. Trop vrai. Ça ne faisait qu'élargir le champ des investigations.
— Je suis désolée, Ben… Je ne peux vraiment pas t'aider. Tu sais bien que Thérèse ne m'a jamais rien confié ! Ni toi, d'ailleurs.
Le genre de reproche qui ne s'arrête jamais là avec Louna, quand elle est fatiguée ou en rogne contre son mari.
— Bon, Louna, il faut que je raccroche, excuse-moi de t'avoir dérangée, tu dois avoir du boulot par-dessus la tête…
— Écoute, avant de raccrocher.
On ne se sort pas comme ça des sables familiaux. Je me suis assis pour écouter le lamento de Louna :
— Je t'écoute.
— Ce serait bien la première fois !
Pour une raison que j'ignore, Louna ne s'est jamais sentie vraiment aimée, déficit qui lui nuit beaucoup dans son mariage avec Laurent.
— D'ailleurs, personne n'a jamais pu se confier à personne, dans cette famille. Surtout pas à toi, Benjamin. Toujours occupé ou toujours ailleurs, même quand tu étais là. On se débrouillait comme on pouvait : Clara avait son appareil photo, Thérèse avait ses étoiles, maman ses amours, le Petit ses cauchemars, Jérémy ses colères et moi…
Faire la planche sur le marasme de Louna, ne pas m'enfoncer avec elle.
— Louna…
— Je sais, je sais, c'est pas le moment de geindre, je sais !
— Ce n'est pas ce que je voulais dire.
— Ça tombe bien, je ne voulais pas geindre. Je voulais juste te donner un conseil.
Bord de larmes. On hésite. On renifle. On s'avale. Et on y va :
— Benjamin, la seule personne qui puisse t'aider, c'est Théo. Théo a toujours été notre confident, depuis toutes petites. Théo a toujours été à l'écoute, lui, toujours présent, même quand il n'était pas là. Je peux bien te le dire maintenant, quand tu nous empêchais de sortir le soir et qu'on faisait le mur, c'est Théo qu'on prévenait, on lui disait où on allait, pour le cas très improbable où tu te serais inquiété. Et d'ailleurs, réfléchis : à qui Thérèse s'est-elle confiée quand elle a rencontré Marie-Colbert ? À toi ? Qui est-elle allée trouver en premier ? Toi ?
Non, Théo, c'était vrai : Théo. « Je suis la vieille tante à qui on dit tout et qui ne répète rien. » Théo, bien sûr ! Comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ? Si Thérèse avait couché avec quelqu'un d'autre que Marie-Colbert, Théo était dans la confidence, bien entendu, Théo savait avec qui !
J'ai raccroché en douceur, j'ai assuré Louna de mon amour et de son génie : Tu es géniale, Louna, Théo, évidemment, et j'ai sauté dans le métro en gueulant que j'allais chez Théo, que si quelqu'un « demandait après moi » j'étais chez Théo, mon vieil ami Théo, qui, pendant toutes ces années où je m'étais cassé le cul à raisonner cette tribu de cinglés, avait couvert leurs frasques au nom de sa tolérance, l'aimable tonton Théo qui se taillait l'auréole de l'oncle compréhensif quand j'héritais la réputation du frangin tyrannique, Théo qui pigeait tout quand je n'entendais rien, tellement « à l'écoute », tonton Théo, tellement « présent » comparé au grand frère autiste, si lucide l'oncle Théo, pensez donc, qu'il avait donné sa bénédiction au mariage de Thérèse avant tout le monde, si gigantesquement clairvoyant qu'il avait jeté Thérèse dans le plumard d'un marchand de canons, à ce point perspicace qu'il avait envoyé Thérèse faire un enfant avec un distributeur de préservatifs ! Et s'il avait fait ça, oncle Théo, il était forcément au courant de la suite, et moi j'étais on ne peut plus impatient de la connaître, la suite, le choix du deuxième mari de Thérèse, l'inséminateur de choc, le génie de la consolation immédiate…
J'ai rejailli à Rambuteau, j'ai traversé en courant la diagonale Beaubourg, Julius le Chien me filant le train comme il pouvait, j'ai grimpé quatre à quatre l'escalier du numéro 3 de la rue aux Ours, et j'ai cogné sans interruption à la porte de Théo jusqu'à ce qu'elle s'ouvre.
Quand elle s'est ouverte, j'ai chopé Théo aux épaules, je l'ai plaqué contre le mur et j'ai gueulé une phrase dûment remâchée pendant tout le trajet :
— Où est le fils de pute qui a baisé Thérèse la nuit dernière et qui la laisse croupir en taule ?
Mais Théo n'était pas en état de me répondre. Julius le Chien et moi avons même eu peur pour lui. Théo se tenait devant nous, blême, les yeux au fond du crâne, flageolant, amaigri, cassé, tout en angles. On aurait dit Thérèse avant sa métamorphose. Tellement amorti que j'ai failli redescendre chercher le corps médical. Je l'ai lâché. J'ai demandé :
— Théo, ça va ?
Il a glissé le long du mur sans pouvoir me répondre. Il n'avait même pas l'air de savoir qui nous étions. Je l'ai redressé, je l'ai appuyé contre le chambranle de la porte refermée, et j'ai fait deux pas dans l'appartement, Julius dans mes jambes, qui n'en menait pas large. Une autre voix s'est traînée jusqu'à nous.
— Qui est-ce, mon chou ?
Une voix qui n'avait pas l'air en meilleur état que Théo… le dernier souffle d'une voix, en fait. J'ai regardé autour de moi et je n'ai rien vu. Les rideaux étaient tirés sur des fenêtres aux stores baissés. Les volets extérieurs ajoutaient à l'obscurité, et la pensée idiote m'est venue que la nuit s'accumulait dans cette pièce depuis une sorte d'éternité. C'est alors que l'odeur m'a saisi. Une touffeur musquée qui faisait la matière même de cette nuit. Ce n'était pas tant qu'on n'y voyait rien, c'était qu'on ne respirait pas. Ou plutôt, l'air que je respirais l'avait été tant de fois avant mon intrusion que je suffoquais, en pleine nuit, d'une intimité qui n'était pas la mienne… précipité au fond d'une matrice qui n'était pas celle de ma mère !
— Théo, mon grand, tu viens ?
Nom de Dieu…
Pas besoin d'être devin pour savoir à qui appartenait cette voix inconnue… « Deux jours et deux nuits dans les bras d'Hervé. Marie-Colbert a tenu à lui offrir un week-end dans mon lit. »… Et voilà, me dis-je, c'est tout toi, Malaussène : t'inquiéter de la santé de Théo alors que, depuis deux jours et deux nuits, monsieur s'envoie en l'air avec l'amour momentané de sa vie ! Deux jours et deux nuits que monsieur touche le salaire d'une robe de mariée, quand la mariée en question a failli être brûlée vive, qu'elle a été arrêtée, menottée, jetée en prison, et qu'un outsider l'a engrossée au passage !
J'ai tiré les rideaux, j'ai fait sauter les stores (deux longues paupières de latex violet qui battirent des cils en s'enroulant sur leur axe), j'ai ouvert les fenêtres, j'ai fait claquer les volets, Théo a rejoint Hervé sous les draps et la scène s'est figée dans l'aveuglement du jour.
— Qui c'est, ce type, a demandé Hervé en se protégeant les yeux, un jaloux ?
Il ne croyait pas si bien dire. À les voir dans leur lit, exténués par quarante-huit heures de démence amoureuse, les cheveux collés en boucles sur leurs fronts brillants, cette lueur idéale au fond de leurs orbites, le cœur palpitant à leurs tempes, j'ai pensé à Julie… Je l'avais tellement mal aimée depuis la formation du copronuage au-dessus de ma tête ! Jaloux donc j'étais, oui, du record que ces deux-là croyaient avoir établi, comme si Julie et moi n'étions pas capables de perdre douze kilos en deux jours, jusqu'à sentir nos corps peser des tonnes ! Comme si nous ne savions pas nous aussi éparpiller dans notre piaule dix fois plus de fringues que nous n'en avions sur le dos ! Comme si nous n'avions jamais cimenté nos draps de plaisir et saturé l'air de ce que nous sommes ! Comme si nous n'avions pas l'intention de nous tuer d'amour, nous aussi ! Comme si nous avions jamais envisagé une autre fin…
Jaloux donc, de ces deux amateurs et, tant que j'y étais, jaloux du plaisir qui gonflait le sourire de Thérèse, jaloux de l'anonyme salopard qui se planquait quelque part en laissant ma sœur cuver toute cette volupté en prison.
J'ai jeté une poignée de vêtements à Théo, puis j'ai fait le tour de sa cuisine américaine.
— Habille-toi et réponds à mes questions par oui ou par non.
J'ai posé une cafetière turque sur le feu, bien décidé à la lui faire boire par les narines s'il le fallait, et j'ai entamé mon interrogatoire.
Ça faisait plus de quarante-huit heures que ces deux-là baisaient comme des perdus, oui ou non ?
— Oui.
Théo ne savait donc pas que Thérèse avait été mise en taule ?
— Non.
Ni qu'elle était enceinte ?
— Enceinte ? Si vite ? s'écria Théo.
— Mais c'est merveilleux ! s'exclama Hervé.
L'eau saturée de sucre s'est mise à bouillonner dans la cafetière. J'ai respiré profondément et j'ai dit, le plus calmement possible :
— Théo, réponds-moi par oui ou par non et demande à monsieur de ne pas interférer.
— Hervé, a dit Hervé.
— À Hervé de ne pas interférer.
— Il faut le comprendre, Ben, c'est important, pour nous, la question des bébés…
J'ai explosé. J'ai hurlé que j'avais d'autres priorités, que Thérèse était en cabane, que la nuit du meurtre elle faisait l'amour avec un salaud qui ne se manifestait pas, que, Théo ayant toujours été l'oncle des confidences, il lui appartenait de se creuser la cervelle, de trouver le nom de celui qui avait engrossé ma sœur, de me le faire savoir dans les meilleurs délais, afin que je chope cet enfoiré et que je l'emmène à coups de pompe dans le train jouer son rôle d'alibi dans le bureau du substitut Jual. Compris ?
Il fit signe qu'il avait compris.
— Alors bouge ton cul ! Tu n'as plus qu'une demi-journée avant qu'on la refile au juge d'instruction !
Je suis redescendu en quatrième vitesse et j'ai chopé un taxi au vol. J'avais hâte de retrouver la quincaillerie, pour le cas où Thérèse s'y serait matérialisée une deuxième fois en mon absence. Julius le Chien connaît la musique. S'il veut être admis dans un tacot, il faut qu'il se planque jusqu'à ce que j'en ouvre la portière et qu'il m'y précède d'un bond. Quand le chauffeur l'aperçoit avant de s'arrêter, il remet les gaz et disparaît à l'horizon comme s'il avait sa conscience aux trousses. Mais si Julius réussit son coup, il nous assure l'itinéraire le plus court, le plus rapide et le plus silencieux. Pas question de balader le chaland avec Sa Pestilence dans la bagnole. Et pas question de râler contre le métier qui n'est plus ce qu'il était, les clients qui croient s'y connaître en itinéraires, les femmes qui conduisent comme des femmes, les pédés qui prétendent au mariage, les bougnoules qui nous trouent notre sécu, les niacoués qui colonisent Belleville, la nuit qui devient un coupe-gorge — et vivement l'avènement de Martin Lejoli ! La récitation de ce chapelet exige qu'on reprenne son souffle, or Julius le Chien s'y oppose, en toute majesté.
Thérèse n'était pas à la maison.
Je me suis fait un café et j'ai appelé Gervaise aux Fruits de la passion. Elle n'avait rien de rassurant à m'annoncer. D'après Silistri, Thérèse sombrait lentement mais sûrement sous la ligne du soupçon. Non seulement elle ne lâchait pas le nom de son alibi, mais sa bonne humeur passait pour un cynisme satisfait. Le substitut Jual commençait à la soupçonner d'avoir foutu le feu elle-même à sa caravane.
— Quoi ?
— C'est ce que Silistri vient de m'annoncer au téléphone, oui.
— Pourquoi aurait-elle fait ça ?
— Par jalousie, Benjamin, pour éliminer une rivale.
— Une rivale ? Quelle rivale ?
Toute la question était là. La police avait fait une grosse boulette en incinérant ce cadavre de femme, l'autre nuit. Tout le monde s'était tellement persuadé qu'il s'agissait de Thérèse… Plus moyen d'identifier le corps désormais. Seulement voilà, dans l'enquête qu'ils menaient autour de Marie-Colbert, Titus et Silistri avaient voulu interroger la belle-sœur du conseiller référendaire, la veuve de Charles-Henri, le pendu. Et ils n'avaient pas trouvé de belle-sœur. Disparue. Depuis la veille.
— Et tu sais ce que Thérèse répond, quand on lui demande si elle soupçonnait une liaison entre Marie-Colbert et cette femme ?
Qu'est-ce que tu as répondu, Thérèse, bon Dieu, qu'est-ce que tu as encore répondu ?
— Elle leur répond qu'elle ne peut rien leur répondre, que, s'il y avait liaison, le secret en appartenait à Marie-Colbert et à cette femme, que l'intimité est notre dernière valeur, et qu'il ne faut pas compter sur elle pour violer le secret de l'intimité.
Oh ! Thérèse… Thérèse… Thérèse et ses principes… Thérèse et sa raison… Comme s'il importait d'avoir raison dans un interrogatoire ! Comme si les examinés étaient là pour faire la morale aux examinateurs !
— Le substitut Jual est presque persuadé que Thérèse a donné rendez-vous à sa belle-sœur et qu'après l'avoir brûlée vive elle est allée régler son compte à Marie-Colbert.
— Ce qui nous donne deux meurtres pour le prix d'un.
— Double préméditation, oui, deux meurtres aggravés. Titus et Silistri sont fous de rage mais complètement impuissants. Thérèse les déconcerte. Elle voudrait couvrir quelqu'un qu'elle ne s'y prendrait pas autrement.
Sauf qu'elle ne veut couvrir personne. Elle se contente de dire la vérité, comme toujours, la vérité qui n'a jamais fait le poids contre un bon alibi, sur la balance de la justice.
J'ai raccroché, je suis resté assis près de la cafetière et du téléphone, et je me suis mis à penser à l'alibi. Voyons, pensons. Qui est ce type ? Ne raisonnons pas, pensons. Foin de logique, pensons l'amour en termes d'amour. Ce type avait à ce point métamorphosé Thérèse qu'il ne pouvait pas en être sorti indemne. Cette nuit avait dû le chambouler, lui aussi. Remontons le cours du temps, imaginons Julie dans la position de Thérèse et Malaussène dans celle de l'alibi. Parce que ç'avait été une fameuse renaissance, aussi, ma première vraie nuit avec Julie ! Un Quattrocento de l'âme et du corps ! Dès mon réveil je m'étais jeté sur le téléphone et nous avions remis ça. Parfaitement, l'amour au téléphone ! Toutes les techniques sont bonnes en période de renaissance. Supposons que l'alibi n'ait rien su de l'arrestation de Thérèse, est-il pensable qu'il ne l'ait pas appelée ? Est-il imaginable que Thérèse lui ayant tout donné d'elle ait négligé d'y joindre son adresse et son numéro de téléphone ? Réponse : non. Conclusion : il a appelé. Sueur froide : il a appelé ce matin dans la quincaillerie vide. Il a appelé pendant que Clara conduisait les petits aux Fruits de la passion, que Julie enquêtait de son côté, que le Petit et Jérémy se cultivaient dans leur bahut et que je faisais le matamore chez Théo. Aucun doute possible : l'alibi avait téléphoné. J'entendais ses quatre-vingts sonneries perdues comme si la quincaillerie en résonnait encore. Il avait téléphoné, évidemment ! Il ne savait pas que Thérèse était embastillée et il l'avait appelée dans l'impatience de remettre ça, par téléphone s'il le fallait. Et s'il l'avait appelée, il allait la rappeler. C'était imminent.
Je me suis mis à fixer le téléphone jusqu'à ce qu'il devienne immatériel à force de présence. Et puis, je me suis dit que, si Thérèse avait filé son adresse à ce mec, il pouvait aussi bien débouler d'une seconde à l'autre, que la porte allait s'ouvrir en coup de vent, qu'il allait surgir et se propulser d'instinct jusqu'à la couche de son aimée.
Je n'ai plus lâché la porte des yeux pendant les deux heures qui ont suivi.
Quand elle s'est enfin ouverte, j'ai bondi sur mes pieds.
Ce fut la première fois que l'apparition de Julie me causa comme une déception.
Elle a haussé les sourcils :
— Qu'est-ce qu'il y a ? Tu as du nouveau ?
Je me suis laissé retomber. Rien de nouveau, non.
— Et toi ?
Pas davantage. Julie avait enquêté auprès des gueules politiques repérées dans le film du mariage. Elle était tombée sur deux sénateurs trop amortis pour qu'on pût espérer d'eux la moindre renaissance et sur un ancien ministre qui avait beaucoup écouté les téléphones des autres mais n'avait jamais rien confié d'intime au sien. Ils étaient raisonnablement attristés par le décès de leur collègue Roberval et s'ils s'intéressaient au sort de son épouse, c'était en qualité de suspect numéro un. Une diseuse de bonne aventure… On pouvait tout attendre d'une femme interlope.
Julie avait alors songé à l'équipe de télévision. Thérèse y avait peut-être développé une passion dans l'excitation du tournage. Rien non plus de ce côté-là. Juste le sourire charmant d'un cameraman « pas mal du tout » qui s'était déclaré prêt à tourner une nouvelle version du mariage, avec Julie en robe étoilée et lui-même dans le smoking du marié.
Un soupçon de gratitude flottait dans la voix de Julie, qui n'est pas femme à négliger les compliments. Il ne me manquait plus que cette morsure pour me sentir tout à fait en forme. La chose n'a pas dû lui échapper parce que Julie s'est coulée contre moi.
— Qu'est-ce qu'il y a, Benjamin, ça ne va pas ?
Sa voix soufflait un sable chaud qui hérissa le grain de ma peau.
— Benjamin, Benjamin, si je devais baiser tous les hommes de la terre, c'est à toi que je confierais ce rôle unique.
Ce qu'elle se proposa aussitôt de faire en se glissant sous mon pull. L'heure de la revanche avait sonné. Théo, Hervé et tous les autres pouvaient retourner à l'entraînement, leurs records allaient être pulvérisés.
Nous étions en plein échauffement, quand la sonnette a retenti.
— Merde.
Oui, mais vu les circonstances nous ne pouvions pas nous permettre de ne pas ouvrir.
C'était la petite Leila, la dernière-née des Ben Tayeb.
— Qu'est-ce qu'il y a, Ben, tu as chaud ?
Je me demande parfois d'où me vient cette réputation d'aimer les enfants.
— C'est Hadouch, a enchaîné Leila. Il dit qu'il faut que tu viennes tout de suite. Il dit qu'il a une surprise pour toi.
J'ai pris la main de la gamine et nous avons laissé Julie en faction à la quincaillerie. Les flics en civil ont replié leurs journaux et Belleville a de nouveau suivi le mouvement.
— C'est chez grand-père, expliquait Leila en tatanant les pigeons, c'est à la cave !
J'ai toujours redouté ces invitations dans la cave du Koutoubia.
— Bonsoir, mon fils, ça va ?
Le vieil Amar torchonnait derrière son zinc.
— Ça va, Amar, et toi, ça va ?
Il me souriait dans le brouillard des narguilés.
— À la grâce de Dieu, mon petit, ça va.
Rester le plus longtemps possible à la surface des choses. La cave du Koutoubia est un lieu de noire vérité.
— Et Yasmina, ça va ?
Les dominos claquaient sur les tables. L'air sentait le miel et l'anis.
— Ça va, mon petit. Elle te bénit.
Puis, comme j'ouvrais de nouveau la bouche :
— C'est à la cave.
Je l'ai refermée. J'ai hoché la tête. Amar avait raison, il y avait urgence. J'ai fait le tour du comptoir. Il a soulevé la trappe et j'ai plongé dans la vérité.
Je peux en témoigner aujourd'hui, la vérité ne ressemble à rien. En tout cas, celle que Hadouch me proposa ce jour-là, tassée entre les casiers à bouteilles, effondrée sur les tessons, n'était pas regardable.
— T'inquiète pas, Ben, on lui a laissé assez de dents pour faire sa déposition, et assez de doigts pour la signer.
Dieu de Dieu…
J'ai eu juste la force de demander :
— Qui est-ce ?
Hadouch, Mo et Simon paraissaient fatigués. Leurs manches de pioche pesaient lourd, au bout de leurs bras.
— Un coriace.
— On l'a un peu attendri.
— On y a passé la nuit, mais on l'a attendri.
Qui était-ce, bon Dieu ?
Simon s'est accroupi :
— Tu dis à Benjamin qui tu es, d'où tu viens, ce que tu as fait.
Simon souriait. Avec cet espace entre les incisives — les dents du Prophète — qui lui avait toujours fait le visage innocent :
— Tu lui dis tout, d'accord ?
La vérité hocha ce qui devait être sa tête.
— T'oublies rien. On écoute, nous aussi. Comment tu t'appelles ?
Des lèvres comme des chambres à air produisirent un chapelet de bulles rosées, mais je n'ai pas compris le nom prononcé.
— Zhao Bang, a traduit Mo le Mossi.
— Le Cantonais recruteur de Thérèse, a précisé Hadouch. L'âme damnée de Marie-Colbert. Le mari de Ziba, si tu préfères. Le domestique amoureux. Zhao Bang et Ziba, les Tristan et Iseut du Yi-king, tu vois ?
Je voyais.
— On l'a trouvé au Mah-Jong, dans l'arrière-salle, il flambait.
— En dollars.
— D'où venaient les dollars ? a gentiment demandé Simon à Zhao Bang. Dis à Benjamin d'où venaient les dollars.
Les chambres à air se sont remises à gargouiller.
— De Roberval, a traduit Simon.
— Et il t'avait payé pour ?
Éliminer Thérèse. C'était dans la droite ligne de ce que Gervaise nous avait appris. Marie-Colbert avait chargé Zhao Bang de recruter Thérèse, puis de l'éliminer le moment venu. Zhao Bang avait misé sur le feu. Il suffisait de piéger la caravane. On penserait à l'explosion d'une bouteille de gaz, un accident. Seulement, il y avait eu un contretemps. Quand il avait vu Thérèse pénétrer dans son sanctuaire, Zhao Bang avait couru chercher Ziba, sa femme, pour qu'elle livre la bombe, dans un panier de riz gluant. Entre-temps, Thérèse était ressortie avec son baluchon et Ziba était entrée dans une caravane vide.
— Tu ne savais pas que la caravane était vide, hein ?
Non, fit la tête de Zhao Bang, il croyait que Thérèse y était encore.
— Et tu as fait péter la bombe à distance.
Oui. Il avait un petit boîtier pour ça.
— T'as voulu faire d'une pierre deux coups, en somme.
En somme, oui, c'est ce que Zhao Bang avait voulu faire. Éliminer Thérèse par contrat et Ziba par dépit. Zhao Bang était réellement jaloux de sa femme. Ziba le rendait dingue. C'était la part de vérité initiale.
— Le facteur humain, commenta Hadouch.
— Un gars des P et T, en l'occurrence, expliqua Mo. Zhao soupçonnait sa femme de se faire sauter par un postier de Ramponneau. Zhao, c'est ça ?
Zhao Bang confirma que c'était ça.
Silence.
Bon, un problème résolu. Thérèse blanchie pour l'incendie de la caravane et la victime identifiée. C'était déjà ça.
La rumeur du Koutoubia s'installa, sur le souffle d'un parlophone. Hadouch restait toujours branché avec la surface. On entendait clairement les joueurs de dominos s'engueuler et les clients passer commande.
— Et un couscous merguez ! glapit le vieux Semelle.
— Comme au théâtre, sourit Hadouch. Les coulisses écoutent la salle. Ici aussi, c'est la Comédie-Française.
Restait l'assassinat de Marie-Colbert. Vu l'état de l'interviouvé, j'ai hésité à poser la question. Mais, au point où nous en étions, j'ai fini par demander :
— Et Marie-Colbert ? Ce n'est pas lui qui aurait…
Hadouch a complété :
— Refroidi Marie-Colbert ? Zhao Bang ? Pour se barrer avec la thune, par exemple ? C'est la première question qu'on lui a posée, tu penses bien. On travaille un peu pour nous aussi. On n'est pas que des philanthropes. Non, ce n'est pas lui. Nous avons beaucoup insisté sur ce point, mais ce n'est pas lui. Hein, Zhao Bang ?
Zhao Bang fit non de la tête.
— Tu vois…
Mo le Mossi apporta une précision :
— Par contre, c'est lui qui a pendu l'autre Roberval.
Pardon ?
Simon, toujours accroupi, demanda :
— Zhao, Charles-Henri, c'est bien toi qui l'as…
Geste.
Oui, et là aussi sur contrat de Marie-Colbert. Un nouveau chapitre pour la monographie de Julie. Charles-Henri avait mis le doigt sur le trafic d'armes de Marie-Colbert. Charles-Henri était contre. Charles-Henri menaçait son frère de porter l'affaire devant le garde des Sceaux. Charles-Henri de Roberval voulait rompre avec la tradition, débarbouiller le nom, désinfecter le blason, être le premier Roberval fréquentable. Oh ! pas un bienfaiteur de l'humanité, non, rien qu'un élu honnête, il fallait un début à tout. Charles-Henri avait toujours été un original, affecté d'un vrai sens du bien public. Le premier de toute la lignée. Un dévoyé, en somme. Marie-Colbert en avait été peiné. Pas de ça dans la famille.
Nouveau silence.
Cette déception qui suit presque toujours la découverte de la vérité… Les mobiles sont si peu variés… Et notre curiosité si vite comblée… C'est toute la monotonie du crime. J'ai regardé Zhao Bang. Combien de types faudrait-il que je mette dans cet état pour savoir avec qui Thérèse avait passé la nuit ? Décidément, la vérité n'était pas dans mes moyens.
— À propos, tu as du nouveau pour l'alibi de Thérèse ?
Non de ma tête.
— Tu veux qu'on s'en occupe ? a proposé Mo en débouchant une bouteille de sidi.
La recherche de la vérité leur avait donné soif. Que je leur file seulement le feu vert et ils étaient prêts à transformer l'amant inconnu de Thérèse en hachis Parmentier. J'ai décliné.
— Comme tu voudras.
— C'était de bon cœur.
La bouteille tourna. Là-haut, quelqu'un mit une pièce dans le Scopitone qui lança une longue plainte. Un invisible voile ondoya dans la cave. C'était la voix d'Oum Kalsoum. De mémoire de client on n'avait jamais entendu un autre chant dans les murs du Koutoubia.
— Elle est morte en combien, déjà ? a demandé Mo.
— En 75, a répondu Simon.
— Ici, elle sera vivante tant que mon père tiendra le bar, a fait Hadouch.
— La tradition, a murmuré Simon.
— L'Astre de l'Orient…
Ils étaient sur le point d'écraser une larme quand Zhao Bang lâcha un chapelet de borborygmes.
— Qu'est-ce qu'il dit ?
— Rien. Il nous traite d'Arabes.
Zhao Bang s'étouffa bientôt dans ses caillots. Simon lui tapa dans le dos et chacun retourna à sa méditation. Hadouch n'avait jamais poursuivi les mêmes buts que moi. Pour l'heure, il était parti à la chasse au trésor quand je cherchais juste à sortir Thérèse de prison. Nous discutions parfois de nos divergences, dans le temps. « Tu te trompes sur mon compte, Benjamin. Tu me crois gentil garçon parce que je suis ton ami et que j'ai grimpé avec toi jusqu'en hypokhâgne… Tu as ouvert un crédit illimité aux Arabes et aux intellectuels, Ben. Pourquoi pas aux Suisses, aux garagistes ou aux juges d'instruction ? Tu es un sentimental, mon frère. Fais gaffe, on en meurt. »
Mes yeux glissèrent sur le corps de Zhao Bang. Il avait retrouvé une respiration à peu près régulière. Décidément, je n'aimais pas cette cave. J'ai fini par demander :
— Qu'est-ce que vous allez en faire ?
— Directement du producteur au consommateur, a répondu Hadouch.
Il a saisi son manche de pioche et en a frappé le ciel par trois fois.
Le ciel s'est ouvert.
Les archanges Titus et Silistri sont descendus parmi nous. Ils étaient seuls. Pas de substitut Jual, cette fois.
En embarquant Zhao Bang, le lieutenant de police Silistri a dit :
— Putain, ces flambeurs, qu'est-ce qu'ils se mettent quand même !
Avant que le ciel ne se referme sur eux, Titus a lâché, comme une information parmi d'autres :
— À propos, Malaussène, tu peux rentrer chez toi, on a libéré ta sœur. Son alibi a fini par se pointer.
Je me suis précipité, bien sûr, mais Silistri m'a bloqué au milieu des marches.
— Écoute, Malaussène…
Les deux flics se sont regardés.
— On voudrait t'éviter un choc, quand même.
Titus a ajouté :
— À propos de l'alibi…
Silistri a voulu se jeter à l'eau.
— On ne sait pas ce que tu en penseras, mais on en a discuté, Titus et moi. On s'est dit que si c'était notre sœur…
Apparemment l'eau était trop froide.
C'est Titus qui a fini par plonger :
— On aurait presque préféré qu'elle reste en taule.