DESSINE-MOI UN PROJET DE FIN POUR CE LIVRE

À LA MORDS-MOI LE NŒUD

Dans la vie, c'est toujours l'inattendu qui se produit. Et c'est à cause de cela qu'elle parvient à nous être supportable.

Ainsi, tu vois, dans ce coup de Trafalgar que nous opérons chez Me Karl Paulus, il existe un personnage que je n'ai point encore vu et à côté duquel je serais passé sans m'y attarder, nonobstant la môme Heidi. Il s'agit de la légitime du maître.

A ma demande, mes sbires l'ont neutralisée dans sa chambre, mais elle émet des plaintes qui attirent l'attention de notre nouvelle alliée. La veuve toute fraîche de Conrad va aux nouvelles, assiste la grosse dame impotente et revient beaucoup plus tard, alors que nous sommes en pleine conversation avec la dernière fille du fameux trio bulgare.

Cette dernière, c'est coriace et bouche cousue. Parler? Fume! Tout ce qu'elle m'apprend c'est qu'on a retrouvé le cadavre de la Swoboda sous le monceau de gravier. Un clodo a alerté les flics. Elle ne me révèle la chose que pour me traiter d'assassin. Sinon, elle joue le grand air de La Muette, ce qui me chagrine car des lueurs incertaines commencent à marquer l'horizon. Dans une plombe il fera jour. Nous devrons déguerpir et alors ce sera l'hallali! Puis la curée! Non seulement nous aurons les pandores sur les endosses mais, de surcroît, tout le Mitan viennois, mobilisé par Me Paulus. Cette nana, Béru a beau la houspiller selon ses méthodes éprouvées, elle reste claquemurée dans sa haine comme dans la plus inexpugnable des citadelles.

— Faut donc qu'j'vais la découper en morcifs? s'enrogne Pépère.

Je ne réponds rien. Je pense à Félix qui me paraît perdu à jamais pour nous, à Toinet qui roupille chez la môme Heidi, tout seulâbre, à la merci d'une intrusion de nos ennemis. Je pense à notre sécurité compromise. Je pense à m'man qui repose chastement dans son lit d'Abano en attendant l'heure de se faire tartiner de boue chaude. Et puis je pense à la vie dans son ensemble, grinçante et décevante mais, comme la démocratie, préférable à toute autre forme d'inexistence!

L'entrée de Heidi me réagit.

Elle m'adresse un geste d'appel. J'y réponds.

Au lieu de s'expliquer, elle me guide au sous-sol. On traverse une cave à vin, sublimement équipée et approvisionnée, avec un régulateur de température, des casiers de ciment étiquetés. Des noms français chantent de-ci, de-là. Noms de bordeaux, de bourgognes. Des rouges, des blancs. L'Alsace, la Touraine! Le Jura et son Château Chalon!

Elle traverse le vaste local. Vachement médiéval de tempérament, le maître raffole des portes secrètes, des parois pivotantes, des oubliettes en tout genre car, tout au bout, il y a un vieux pressoir de bois, très ancien. Quand tu tripatouilles au bon endroit, il s'écarte, laissant apparaître une ouverture. Par cette ouverture, on aperçoit une chambre des tortures telle qu'en rêvent les bourreaux nostalgiques du Moyen Age.

— Comment as-tu découvert cela? m'inquiété-je.

— Mme Paulus. Elle hait son mari qui lui a fait subir les pires humiliations et m'a révélé l'existence de cette pièce.

J'entre pour un examen sommaire des lieux.

— Eh bien, voilà qui risque de faire avancer les choses, dis-je.

Nous voyez ci, accrochés, cinq, six… écrivait François Villon.

Note que ça ne ressemble pas au gibet de Montfaucon. Beaucoup plus moderne malgré ses archaïsmes. Néanmoins, ils sont là, accrochés, cinq… Pas six. Il y a Me Paulus, son gorille, la fille bulgare et ses deux sbires. Drôle de tableau, mon gars! Imagine que chacun des personnages que je viens de citer est suspendu par un pied. Une boucle d'acier enserre sa cheville. Un filin coulissant sur une poulie a permis de les haler, lequel filin est tiré grâce à un moteur électrique. Alors donc voici nos gens, la tête en bas, leurs cheveux touchant presque le sol.

Je prends la parole en chleuh:

— Le marché est simple! Je veux récupérer le vieil homme que vous avez kidnappé, puis embarqué pour une destination inconnue. S'il ne m'est pas rendu dans l'heure qui suit, nous vidons les lieux et prévenons la police et la presse. Me Paulus aura à leur expliquer comment il se fait qu'une salle de torture a été installée dans le sous-sol de sa maison et je crois, en outre, que sa digne épouse aura d'intéressantes révélations à faire. Nous assisterons à la fin d'une belle carrière. En outre, il sera fortement question d'un certain Bulgare.

Le sang commence à leur débouler dans le cigare. Je vais m'asseoir près de la gonzesse, à même le sol.

— Ecoutez, ma poule, lui fais-je. Vous ne me croirez probablement pas et cependant c'est la vérité que je vais vous dire. Une flopée de gens sont déjà morts à cause d'un stupide malentendu. Le vieux type ne sait rien de ce que vous croyez, et le médecin décédé près d'Atlanta ne savait rien non plus. Et moi je ne sais rien. Tout ce que j'ai compris, c'est qu'il se passe un coup foireux aux U.S.A. concernant le virus de la variole. Des innocents ont mis le nez dedans et ça s'est terminé en caca-boudin.

Et puis je me tais. Ne reste plus que d'attendre. Je prends mes troupes à l'écart.

— Jérémie et Heidi, fais-je, soyez gentils: allez réveiller Toinet et ramenez-le ici, car nous allons devoir déguerpir au petit matin. Toi, Béru explore les lieux et vois si tu trouves une idée pour nous permettre de quitter Vienne sans attirer l'attention.

— Et ta pomme, tu vas faire quoi t'est-ce? grogne le Mammouth.

— L'essentiel, réponds-je. Comme toujours!

C'est l'un des hommes de la fille qui s'affale le premier. Faut dire que l'instant est dramatique. Ces gens suspendus par un pinceau sont à bout de résistance. Ils poussent des plaintes déchirantes qu'heureusement l'insonorisation de la salle absorbe.

— Je ne peux plus! Par pitié! Par pitié! fait-il.

Moi, tu t'imagines peut-être que je vais lui bondir dessus, un micro à la main?

Que non pas.

Dédaigneux, l'Antoine. Je fais joujou avec les instruments de torture: la fraise du dentiste, la baignoire ne possédant qu'un robinet d'eau bouillante, les gros rats velus prisonniers d'une cage munie d'un trappon permettant de passer la tronche d'un homme à l'intérieur, l'armoire à pharmacie contenant une panoplie complète d'ampoules et de seringues pour de sinistres injections, les bons vieux brodequins d'autrefois…

— Je veux parler! Je veux parler! que hurle le défaillant.

La gonzesse a encore la force de le traiter de je ne sais quoi dans sa langue maternelle, mais ça ne doit pas être confortable à entendre. Seulement, le gusman (celui qui était resté à bord de l'auto) il a passé le seuil des susceptibilités, de l'honneur, du patriotisme et de tout ce que tu veux. D'autant que Paulus et son porte-lame, vaincus eux aussi, l'exhortent:

— Parle! Parle!

Ça pourrait presque être drôle!

— Le vieux doit être embarqué pour la Bulgarie ce matin! lâche le mec.

— De quelle façon?

— En avion particulier. Le départ aura lieu à l'aéroclub de Kuhfliege, dès le lever du soleil! Détachez-moi! Je vous en conjure! J'ai parlé, non?

Et ma pomme, imperturbable:

— Un avion d'aéro-club possède une autorisation de vol pour Sofia?

— C'est un Jet de vingt places qui appartient au corps diplomatique bulgare et qui jouit de…

Là, il s'évanouit.

Moi, tu me connais? Rude adversaire, mais pas mauvais bourrin. Le chevalier au grand cœur! Je redescends tout mon petit monde, mais sans toutefois ôter la boucle de leurs chevilles. Je les garde même avec une pattoune en l'air, tu piges? Ils reposent sur le dos, sans plus. Ainsi seront-ils neutralisés jusqu'à ce qu'on vienne les délivrer…

Malin, non? Tu ne trouves pas?

Moi, si!

* * *

Alors là…

Alors là, franchement, ça vaudrait le coup de s'acheter un polaroïd à trois schillings (et j'irais même jusqu'à cinq tant tellement ça mériterait d'être immortalisé).

Ce cortège, ma bonne dame!

D'abord la grosse Rolls Phantom noire de Me Paulus, agrémentée d'une flèche crème sur la carrosserie, ce qui lui fait perdre un pouce de sa dignité britannique[1]. Sur son toit vénérable, on a placé — ô lèse-majesté! — un porte-skis avec plusieurs paires de planches. Ensuite, il y a M. Blanc, impressionnant dans une livrée de chauffeur de maître bleu marine. Pour suivre, il faut signaler Alexandre-Benoît, spacieux tout plein dans une tenue d'après-ski en daim beige, col de malheureux phoque que Bardot n'a pu sauver, bonnet d'également phoque, si c'est pas une pitié! Ces fringues sont celles de l'avocat et lui confèrent bonne allure. Quant à ma pomme, pressé, ainsi que la mère Heidi, nous arborisons (dirait Bérurier) également des tenues d'après-ski. Y a que Toinet à rester en civil car nous n'avons pas trouvé de fringues à sa petite taille. Le môme est tout joyce de rouler en Rolls. Il s'amuse à faire coulisser la vitre de séparation destinée à isoler les passagers du conducteur.

— Ça, c'est du carrosse! jubile-t-il. Je voudrais pas que tu me conduirais en classe avec, parce que les copains se ficheraient de ma gueule, mais franchement, on se croirait dans un salon.

C'est beau l'insouciance. Il vient de vivre des heures terribles, mais déjà elles se dissipent dans sa tronchette.

— A propos de salon, reprend-il, Jérémie a filé une troussée carabinée à cette souris, dans çui de chez elle. Y croyait que je donnais, mais les cris de la môme m'a réveillé. C'est marrant, quand elle se fait chopiner, cette fille, elle tient ses jambes toutes droites, dressées. Ça doit être fatigant, non?

Ces révélations du mouflet me font rigoler. Décidément, elle se sera respiré notre trio au complet, la belle Heidi! Tu parles d'une vorace au tempérament de braise!


Le jour est à peu près levé. Il va faire beau, on aperçoit du doré au faîte des toits, et le ciel se purge des derniers nuages noirs qui le souillaient.

L'aéro-club de Kuhfliege est situé au sud de la ville, dans une vaste plaine limitée par des forêts de sapins. En une demi-heure nous l'avons atteint. Quelques lumières brillent encore vers le hangar et dans le clubhouse. Par les grandes lourdes ouvertes, je distingue un Jessica 47 vert et bleu, aux couleurs de la Bulgarie.

Donc, le petit délicat ne nous a pas berlurés. Grâce à ma ruse de la Rolls et des skis, nous avons pu arriver sans encombre. Sinon on se faisait tartiner la gaufrette car les faubourgs de Vienne, ainsi que les routes qui en partent, sont hachés de barrages policiers. A deux reprises, des flics ont stoppé notre tire, mais, apercevant nos tenues et les skis sur le toit, ils nous ont fait signe de passer sans seulement nous réclamer nos fafs. J'ai idée que la Rolls de Karl Paulus, si repérable, doit être connue des autorités et bénéficier d'un traitement de faveur. Il doit pas se ruiner en contredanses, le maître.

Ainsi donc, nous nous rangeons sur un petit parking, non loin du clubhouse et nous attendons.

Le Gros ronfle à fond perdu. Jérémie a fait coulisser la vitre pour rester au contact. Toinet me demande, désignant Heidi:

— La gonzesse brune, Tonio, on l'emporte avec nous?

— Je pense, oui, elle s'est trop mouillée pour nos pommes, si nous la laissions, elle risquerait de mourir jeune.

— Tu crois qu'elle voudra bien me laisser toucher son petit gazon?

— Si tu le lui demandes poliment, Toinou, y a pas de raison qu'elle te refuse cette faveur; elle sait vivre.

— Ton môme a des instincts pervers, déclare M. Blanc qui a entendu.

— Moins que ceux qui jouent les bons apôtres et s'empressent de caramboler les petites Autrichiennes bien roulées sitôt qu'ils sont seuls avec elle, réponds-je.

Poum! Jérémie ferme le son.

Dans le hangar proche, deux hommes s'affairent autour du Jessica 47. Des types jeunes, bien balancés de leur personne.

— On donne l'assaut quand ton copain arrive?

— On attend d'abord qu'on l'ait fait grimper dans le zinc, pour éviter qu'il dérouille.

Du temps s'écoule. Je comprends pourquoi ils ne sortent pas le coucou du hangar. Ils veulent auparavant y installer le passager clandestin. Mais, clandestin, il ne devrait pas l'être tout à fait, Félix. Je suis convaincu que si on l'a embarqué hier soir, c'est pour lui établir de faux papiers.

— Mets la radio, fleur de goudron!

Il branche. De la musique. Et encore de la musique. Vienne chante et valse! Les infos, ce sera pour plus tard.

— Gaffe, Antoine, v'là du peuple! lance tout à coup le moujingue.

Effectivement, une Audi commerciale grise apparaît à l'orée du terrain. Elle passe près de nous et va se ranger devant le hangar. J'ai eu le temps de distinguer trois silhouettes à l'intérieur. D'un coup de coude, je réveille le Plantigrade.

— Il est l'heure, Gros.

Sa Majesté bondit.

— Paré!

— Tu vois ce qui se passe? demandé-je à M. Blanc.

— Deux types sont descendus. Ils aident un vieux bonhomme à en faire autant, commente le Léon Zitrone du Sénégal.

— Et ensuite, mon enfant?

— Ils le font monter.

— O.K., tu vas te tenir prêt à usiner, Blanche-Neige.

— Je t'en conjure, ne m'appelle plus Blanche-Neige, sinon je laisse tout tomber!

— Selon toute logique, continué-je, l'un des deux arrivants va repartir, car il lui faut bien reconduire l'Audi. Donc, ils ne seront plus que trois. Chacun le sien, mes gars! Toinet, tu te coucheras dans la voiture ainsi que Heidi!

— Et mon cul! proteste le gamin indomptable.

— Tu as tort, ça te ferait une bath occase de palper celui de la Fräulein, comme tu le souhaites.

— Tiens, j'avais pas vu la chose sous cet angle! reconnaît Toinet.

Comme je l'avais prévu, l'un des deux convoyeurs décroche du zinc, adresse un geste de la pogne aux deux navigants et remonte dans l'Audi. Exit, le mec.

— Bon, avance jusqu'au hangar, Fleur des Savanes. Stoppe ton tas de tôles devant l'avion. Moi, je grimperai à l'intérieur tandis que vous neutraliserez les deux autres. Du vite et bien, vous m'avez compris?

M. Blanc a déjà mis notre caisse en marche. Les deux gaziers sont justement en train de grimper l'escadrin de l'avion. Nous voyant survenir, ils s'arrêtent pour nous regarder.

Depuis son siège, Jérémie leur adresse un signe péremptoire pour leur enjoindre de redescendre. Dans la vie, c'est toujours celui qui exige, que l'on écoute, si t'as remarqué. Tu te plantes au milieu d'un trottoir, tu lances un coup de sifflet et tu hèles n'importe quel quidam, dare-dare il vient à toi, tout anxieux! Y a de la peur dans chaque individu. Une peur endémique qui le soumet à toutes les exigences.

Alors, bon, les deux chameliers redescendent. Béru et Jérémie sortent de la Royce.

— Qu'y a-t-il? demande l'un des deux gars.

Il a jacté en boche, mais Béru n'a pas besoin de lire Goethe dans le texte pour piger. Il ferme sa dextre afin de composer un poing de trois livres, velu, onglu, crevassé. Ce poing, il le place à la hauteur de son épaule.

— Louque, babi! dit-il en le montrant de son index gauche.

Le mec reluque sans comprendre. Le poing part, accomplit une trajectoire de cinquante-deux centimètres et percute la mâchoire de l'intéressé.

Jérémie, lui, s'est simplement contenté d'appuyer le canon de sa pétoire sur le nombril de l'autre avionneur. Allons, c'est bien parti pour mes aminches. Rassuré, j'escalade l'escadrin, la larme au poing.

Le cher Félix est assis sur un siège, derrière le pilote. Dans quel triste état! Couvert de bleus, d'ecchymoses. Il y a du sang séché dans sa barbe poussante. Un œil au beurre noir! Une lèvre enflée. A son côté, l'est un escogriffe angulaire à mine patibule. La toute sale gueule que tu ne prendrais jamais en stop, quand bien même tu piloterais un car bondé de C.R.S. en armes. Vilain à ce point, j'y croyais pas. Plus sinistros que lui, tu meurs de peur en te regardant dans une glace!

En me voyant débouler, il perd pas de temps. Quels réflexes, monseigneur! Et pourtant son feu se trouve dans sa poche intérieure. Il l'a déjà en pogne, t'imagines? Vzziiiit! Une bastos lacère le col de mon veston et se fiche dans le capiton de la porte. Cette trajectoire, c'est ensuite que je la détermine, vu que dans l'immédiat, j'ai pas le temps de folâtrer. Ma praline a suivi la sienne d'un millième de seconde. Lui aussi la biche dans le col, mais dans la partie qui touche au revers. Sa clavicule explose et il lui manque au cou un morceau de bidoche, regarde: gros comme ça. Tu vois? Non, j'exagère: comme ça! Mais c'est déjà quelque chose, hein? D'un bond je saute sur sa main armée et m'abats dans la travée. Crac! Son bras a porté sur l'accoudoir du siège et le voilà cassé! L'os (je me rappelle plus lequel, en tout cas c'est pas l'utérus) a traversé chair et vêtements. Que tu pourrais t'en faire un portemanteau! Le zigus, malgré son trou au cou, son omoplate zinguée et son bras droit brisé, il continue de regimber. Tu sais que je dois filer un coup de crosse sur la coupole pour le faire tenir sage. Ah! les Bulgares, tu m'en parleras, je saurai quoi te répondre.

— Cher San-Antonio, bêle Félix, je savais que vous me tireriez de ce mauvais pas. Comme je l'ai écrit à la page 120 ou 121 de mon livre Les Chênes qu'on débite: l'espoir est le seul élixir de l'homme.

— J'ignorais que vous eussiez publié un livre, professeur.

— Sans doute parce que je ne l'ai jamais écrit, explique-t-il. C'est un ouvrage que je me suis contenté de composer et d'apprendre par cœur un peu comme l'a fait Soljenitsyne au goulag où il n'avait même pas de papier pour se torcher le cul!

— En ce cas pourquoi parlez-vous d'une citation de la page 120 ou 121?

— Parce que, me répond Félix, d'une voix amoindrie par les mauvais traitements qu'il a subis, je me suis imaginé qu'on le composait en caractères elzévir, corps 10, avec espacement de deux points et 45 lignes à la page. Ça me permet de m'y référer plus aisément, comprenez-vous?

— Et pourquoi ne le confiâtes-vous point à un éditeur?

— A quoi bon le publier, Antoine? Il y a belle lurette que la littérature a fait son plein. Tout ce qui s'écrit depuis cent ans n'est que redites, mon pauvre ami. Il n'y a plus de place que pour la recherche scientifique. La philosophie est saturée, pire superflue! Mon bouquin n'est qu'un jeu de l'esprit réservé à mon seul usage. Si j'avais su broder ou faire de la vannerie, il est probable que je ne l'aurais pas composé.

Ainsi parlons-nous, le Félix retrouvé et moi-même, en présence d'un individu inanimé, dont l'âme me semble incertaine.

D'aucunes et d'aucuns trouveront l'instant mal choisi pour une conversation de cet ordre, je sais. Mais qu'importe puisque j'emmerde ces gens-là? Celui qui n'assume pas sa fantaisie n'est bon qu'à placer des papillons sous des pare-brises ou à sculpter le buste de Raymond Barre dans du saindoux.

— Maintenant, venez, Félix, il est temps de filer.

C'est alors qu'une voix juvénile retentit. Celle de Toinet. Le gamin vient de grimper à bord du Jessica et examine la carlingue avec intérêt.

— Dis voir, le grand, murmure-t-il. Pourquoi qu'on se barrerait-il pas avec ce zinc? Les pilotes, y sont en bas et vu la manière que tonton Béru leur cause, y ne demandent qu'à nous rendre service.

Il s'approche. Un sourire en coin, déjà équivoque, tord sa bouche de gavroche. Il avance sa main jusqu'à mon pif.

— Juste te montrer que j'ai réalisé mes projets, mec. C'est bath!

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