DESSINE-MOI MA LIGNE DE VIE

Les gros méchants comme le gars Conrad, c'est de la capote anglaise trouée! De la barbe à papa! Quand tu affirmes ton emprise sur eux, au lieu de te haïr, ils t'admirent. Chaque dent que tu leur casses constitue un souvenir porte-bonheur et les escalopes de veau dont ils se servent comme compresses c'est comme des bisous que tu leur ferais sur les paupières.

La manière qu'il me reconduit à la lourde et qu'obséquieusement il serre la louche que je lui tends, en révèle long comme un jour sans baise sur sa servilité foncière. Il me rend euphorique, ce mec. Je me dis qu'avec lui je risque d'obtenir du positif.

En quittant ce tandem singulier, je retourne chez mamy Muelner, des fois qu'on aurait procédé à sa levée d'écrou et qu'elle aurait regagné ses pénates. Mais ouichtre! L'apparte est plus désert que la conscience d'un usurier grec. Il sent la vieillarde, le papier jauni, la mauvaise cuisine refroidie. Alors, bon, je me casse et fonce à l'hôtel Metternich que je connais pour y être descendu lors d'un précédent séjour à Vienne, lequel était d'agrément, celui-là.

Je me trouvais en compagnie d'une petite Autrichienne que m'avait présentée Yves Simon et dont le cul et le romantisme m'avaient séduit. Car j'aime que les deux soient réunis. Quand des glandus me demandent ce que je préfère chez une gonzesse, de son intelligence ou de sa chatte, je rétorque que, pour moi, l'une n'est rien sans l'autre. Piner, c'est bon; causer, c'est bien. Acte et paroles doivent s'imbriquer pour constituer l'instant délicat auquel tout homme a droit.


Bien que je n'aie pas retenu, on me trouve une chambre confortable. De la cretonne partout, une couette moelleuse, des meubles de grand-mère autrichienne; le tout accompagné d'une salle de bains performante.

Je me déloque vite faite bien fait, et c'est la plongée délicate dans une couche à la fois ferme et souple. Je remets mes soucis au lendemain pour m'abîmer dans ces songeries voluptueuses qui t'apportent une bandaison languissante, suivie de rêves que si je te les racontais, t'aurais les yeux cernés pendant trois mois.


Une menue sonnerie me réalite. Mettant à profit un rai de lumière qui filtre à travers les doubles rideaux, je décroche. Une voix pareille à de la confiture qui bout m'annonce:

— Ici le concierge de nuit, monsieur. Il y a là une demoiselle Heidi qui désire vous voir d'urgence.

Mon tour ne fait qu'un sang! Heidi! Le cadran phosphorescent de ma tocante me propose deux heures dix. Se peut-il que mes rigolos aient déjà du nouveau?

— Faites-la monter!

Je vais ceindre une serviette de bains et délourder. Quelques petits instants après, la môme Heidi sort de l'ascenseur. Elle vient à moi, le visage serré; entre sans parler. J'ai beau la regarder interrogativement, la fille n'en casse pas une broque. Par contre, tu sais quoi? La v'là qui se dépoile à une vitesse supersonique. Décarpillage instantané. A croire qu'elle exécute un numéro à transformation.

Lorsqu'elle est en grand uniforme d'Eve, elle bondit sur le lit, s'y agenouille, les jambes fortement écartées, passe ses mains par cette arche de triomphe et attend.

Je pige tout: ma description de la brouette thaïlandaise l'a empêchée de pioncer. Alors elle vient à l'hôtel Metternich pour se faire appliquer le traitement.

J'aime bien les gerces voraces. Celles qui vont coûte que coûte au bout de leur propos. O.K. pour la prestation, fillette! Ça suffit d'admirer son panorama intime: sa voûte d'or, la culée de ses jambes admirables, pour me sentir intensément disponible.

Je lui pratique deux ou trois exquises agaceries préliminaires, manière de préparer le terrain. Michel, le bon jardinier de Télé Matin te le répète: ne jamais planter sans avoir convenablement aménagé le terrain. Tas des chiées d'étourdis qui y vont franco de port, que tout juste s'ils mettent la racine en bas. Ils oublient le terreau, la terre de bruyère, le pré-arrosage, tout ça, et conclusion, t'as ton consensus omnium à fleurs polyvalentes qu'est zingué en moins de jouge. Or, donc, j'aménage le frifri de la donzelle avant de lui prodiguer ce qu'elle est venue quérir en pleine nuitée, tant tellement son imagination lui tenaillait le trésor!

Bientôt, comme je le lui avais annoncé, les occupants des chambres avoisinantes se mettent à lézarder les cloisons à coup de bites et de poings! Hurlant qu'on arrête notre vacarme, ou bien qu'alors on les invite carrément, la situation ne tolérant pas de compromission. Faut qu'elle cesse, sinon tout le monde y participe. Mais Fräulein Heidi est sur orbite. Elle oublie la terre entière, avec ses tapages nocturnes répréhensibles, ses pauvres voyageurs solitaires obligés de se régler le compte épargne tout seuls! Faut dire que, piqué au vif, je pique des deux de manière étincelante! Lancelot du Lac! Montgomery crevant avec son bout de bois le lampion de Henri II! Une fougue quasi guerrière. Heidi hurle sa pâmade à la terre entière! Elle veut que ça se sache, sa monstre régalade! Qu'on en cause dans les journaux et à la téloche! Qu'on le répète aux générations futures, la façon forcenée que je lui fais prendre son peton! Une prouesse de cette envergure, ça appartient à l'Histoire humaine. Onc n'a le droit de la celer: il serait passible de poursuites judiciaires. Ce boulot, mamma mia! Remarque, c'est exténuant. Comparé à ma pomme, le gusman qui gagne le marathon des J.O. est frais comme une rose trémière. Quand j'achève l'exploit, une paire de bretelles est plus musclée que mézigue. C'est sous la ligne de flottaison que les avaries sont le plus pernicieuses. Je titube jusqu'à la salle de bains. Je devrais, par galanterie, céder la priorité à Heidi, mais elle-même gît en travers du lit.

Je m'offre une longue douche supposée réparatrice. Lorsque je reviens dans la chambre, la gosse n'a toujours pas bronché. Tuée par l'amour. Beau titre, non?

Assis au bord du terrain de manœuvre, je caresse son adorable fessier d'une main reconnaissante. M'abstiens de lui balancer des «Alors, heureuse?», ou «C'était bon, chérie?». Sobriété, toujours. La première vertu d'un champion c'est d'être modeste.

Au bout d'un moment, elle finit par réagir, s'extirpe de sa bienheureuse torpeur et va réparer de mon chibre l'irréparable hommage. Quand elle réapparaît, c'est moi qui suis krouni. Elle me chuchote dans la poilugaise droite:

— C'était inouï, je ne vous oublierai jamais.

Et se fringue en silence.

— Tu t'en vas? articulé-je comme un qui, avec un vieux dentier disjoint, prétend manger des caramels.

— Il faut que je sois là lorsque Conrad rentrera. Il s'occupe de vous.

Elle part. Je dors. Du temps s'écoule. Le jour en profite pour sortir de l'ombre dans laquelle il se planquait. Quelque part dans l'hôtel un enfoiré de menuisier commence à menuiser et une enculée de femme de couloir à faire des essais de formule I avec son aspirateur. Mon sommeil déclare forfait. Je commande du caoua, très serré et en grande quantité, avec des petits pains «viennois» et du beurre des Carpates.


Je clape d'un appétit de naufragé récupéré. Comme j'en suis à récupérer les miettes avec mon doigt humecté, mon bigouille rameute. C'est messire Conrad.

— Salut, fait-il, vous connaissez le Kunsthistorisches Museum?

Moi, les musées, je sais te l'avoir dit, c'est pas ma tasse de thé. Je déteste l'ail en camp de concentration. J'aime quand il vit sa vie d'art l'art, chez Pierre, Paul, Jacques ou Jean Paul II.

— Non, mais je trouverai, réponds-je.

— Soyez à 11 heures devant le musée. Sur la plus basse marche du perron, avec un œillet à la boutonnière.

— Ça ne pourrait pas être une rose? Je suis superstitieux et l'œillet porte malheur.

— Ils ont dit «un œillet»!

— O.K., va pour un œillet, ensuite?

— Une ambulance arrivera et s'arrêtera devant le perron. Vous devrez y monter par la poile arrière.

— Et alors?

— On vous conduira là où vous souhaitez aller.

— C'est-à-dire chez les trois filles?

— Oui.

— Pourquoi ne me donne-t-on pas plutôt l'adresse?

— Parce qu'elles se trouvent en un lieu où vous ne pourriez pas vous rendre tout seul. Grâce à l'ambulance, il vous sera possible de vous en approcher, vous saisissez?

— Parfaitement.

— Vous irez remettre l'autre moitié des billets à Heidi, devant la cathédrale, à votre retour, O.K.?

— Promis juré.

— J'aimerais bien aussi récupérer mon couteau.

— Je le lui donnerai en même temps.

— Salut!

Il raccroche. Il semble un peu tendu, l'apôtre. Moins servile qu'hier au soir. J'ai idée que ma dérouillée le gêne un peu pour exister correctement, ce matin, et la rancune lui vient lentement.

Il est huit plombes. Je me fourbis nickel, me chouchoute et me saboule. Ç'a été mené rondeau, recherches. Faut croire que les aminches malfrats Conrad ont un service de renseignements opération Pensée anxieuse pour Toinet. Comment réagit-il? Trop mal, sans doute. C'est le Poulbot de toutes circonstances, y compris les très fâcheuses. Une manière inespérée, pour lui, de jouer au cow-boy. Quand je l'aurai récupéré, il ne cessera plus de i battre les roupettes avec son odyssée, Tintin.

Il est neuf plombes et des; j'ai tout mon terni avant de filer, je décide de préparer à part le paquet destiné à Conrad, à savoir les talbins et le couteau. N'ayant pas de grande enveloppe sous la main, prends dans la salle de bains l'une de ces pochettes placées à la disposition des dames pour évacuer le petites conneries mensuelles. Elles sont juste un peu plus longues que le couteau du barbiquet. Je glisse lingue à l'intérieur, puis la demi-liasse de talbuches et replie le haut du sac hygiénique. Tu vois, je te narre conscience, avec minutie, bien que tu suives mes fesses et gestes.

Au moment où je vais pour m'enquiller le pacsif dans une vague intérieure de mon veston, la foutrance me biche. Tu sais, l'idée subite consécutive à un détail que t'as pas bien réalisé sur le moment mais qui chicane ton subconscient. Vivement, je récupère la pochette et retire la demi-liasse. Putain! T'as mis dans le mille Emile! Ces biftons déchirés sont de la sainte-blague à l'exception de celui du dessus qui est vrai! Et puis les autres ne sont pas des coupures de cent dollars, mais cinquante. L'imitation en est grossière. Banknotes théâtre! Ça se bouscule sauvagement au portillon de ma gamberge. Une flopée d'idées qui veulent partir sans payer! Je fais un tri hâtif. Les dollars remis à Félix étaient authentiques et de cent points chacun. La demi-liasse que j'ai proposée à Conrad était également déchirée dans des talbins réels. Alors? T'as pigé? Oui, mon grand: la môme Heidi s'est pointée au milieu de la notte pour m'engourdir l'autre partie de la somme. Elle préparé un ersatz de demi-liasse. Et moi, flambard! Ah le vaniteux, pas une poussière de seconde j'ai douté qu'elle ne vînt que pour ma belle membrane à casque allemand. Je lui ai défoncé le pot d'échappement sans me gaffer qu'elle avait d'autres visées que Frau biroute, ma vieille copine. Pendant que je naviguais sous la douche, elle a permuté les deux liasses. Et à présent, ces bas gredins possèdent les dix mille dollars de ce vieux glandu de Félix! Attends que je tisonne mes méninges… Bouge pas, tout petit, je sens que ça va me viendre… S'ils m'ont arnaqué, c'est qu'ils savent que je ne pourrai plus exercer de représailles. Donc, l'histoire de l'ambulance est un guet-apens. Une virée sans retour! Alors quoi? Ne pas aller au rancard devant le muséum! La plus élémentaire prudence l'exige. Objection: s'ils ont comploté de me liquider, ils pouvaient piquer la deuxième demi-liasse sur mon cadavre. Certes, mais je risquais de ne pas l'avoir sur moi, et par ailleurs, ils agissent fatalement avec des complices et n'aimeraient pas partager le butin avec eux.

J'échafaude.

Si au moins je disposais d'un collaborateur! Qu'attendent-ils pour me rejoindre, mes deux branleurs parisiens? Il faut dire que ni un Noir ni un obèse ne saurait s'intégrer au plan que j'élabore. Et tu vas comprendre pourquoi dans un peu moins que pas longtemps.

Perplexe, je marche dans ma chambre, les mains au dos, dans l'attitude d'un prince consort filant le train à sa souveraine morue. Bien marquer au peuple que lui, les affaires de l'Etat il veut pas y toucher, même avec des pincettes. Il est laguche pour faire reluire la dynastie, point c'est tout à la ligne!

Mais au lieu de calmer ma nervouze, cette déambulation en circuit fermé ne fait que l'accroître. Alors je descends jusqu'à la réception.


Une chose est connue dans l'hôtellerie: l'efficacité des concierges. Ce sont des potentats, ces mecs. Tu peux tout leur demander pour peu que tu les arrose convenablement: des biftons de théâtre ou d'avion, une pipeuse, un pipe, des boules Quiès, une masseuse thaïlandaise, de la crème à raser, une machine à écrire un travelo brésilien, un godemiché gravé à tes armes, une réservation chez Guy Savoye, les œuvres complètes de Canuet, la couleur du cheval blanc d'Henri IV, celle du slip noir d'Alice Sapritch, le Financial Time, l'heure des préservatifs neufs et le dernier (provisoirement) San-Antonio.

Celui qui trône derrière le rade en acajou est ut grand maigre, très brun, avec d'épaisses lunettes cerclées d'écaille derrière lesquelles folâtre un regard d'ordonnateur des pompes funèbres au chômage. Il me regarde viendre avec un air si soucieux que j'ai envie d lui promettre la vie sauve avant de m'accouder à son rade.

En guise de préambule, je dépose un bifton libellé en schillings et comportant plusieurs zéros normalement constitués sur son beau sous-main de cuir exténué.

Sa joie n'éclate pas pour autant, mais son anxiété laisse place à de l'intérêt. D'un pouce et d'un merci dédaigneux, il cueille la coupure et la jette dans un tiroir ouvert, comme s'il s'agissait d'une capote anglaise ayant été utilisée par les éléments masculins de toute une classe de terminale.

Comme c'est un homme instruit de la vie, il sait que rien n'est jamais gratuit, et surtout pas l'argent, alors i attend ma requête comme son papa attendait l'Anschluss (sans enthousiasme, mais avec résignation).

— Il me faudrait, pour une durée limitée que je situe à deux heures environ, un homme à peu près de ma taille et de mon âge sans qualification particulière. Je n'attends rien d'autre de lui que de se faire passer pour moi auprès de gens qui ne me connaissent que par ouïe-dire. Je le rétribuerais plus que convenablement.

L'ordonnateur des pompes funestes laisse errer son regard d'apothéose sur ma personne.

— Pourquoi devrait-il se faire passer pour vous, monsieur? questionne-t-il. Je vous demande ça parce que c'est la première chose dont s'informerait l'homme en question.

Moi, une requête comme la mienne, je sais bien que c'est pas avec une histoire de la collection Polichinelle que je la ferai passer.

Baissant le ton, je murmure:

— Je suis harcelé par un maître chanteur, cher ami. Je voudrais pouvoir suivre cet homme après qu'il aura cru m'avoir parlé, vous comprenez-t-il la situation?

Le grave concierge réfléchit puis opine menu.

— C'est délicat, objecte-t-il.

— Très, conviens-je.

— Et cela comporte des risques.

— Je ne le pense pas.

Mais il fait la moue.

— De deux choses l'une, monsieur, fait-il d'une voix de notaire ouvrant le testament de Marcel Dassault; ou bien le maître chanteur marche dans la supercherie et, puisqu'il nourrit de sombres desseins à votre endroit, votre «doublure» risque d'en pâtir, ou bien il l'évente et il y a fort à craindre de son ressentiment.

Je secoue la tête.

— Vous oubliez une troisième chose essentielle, mon bon je serai présent. Dans l'ombre, mais présent.

Le mutisme qui succède constitue un silence pour Comédie-Française, à la fin de Cyrano, quand l'émotion générale empêche le public d'applaudir.

— Pourquoi ne vous adressez-vous pas à la police, monsieur? suggère le concierge.

— Parce qu'il s'agit d'une affaire de femmes, monsieur, et que je ne veux pas risquer d'abîmer l'âme d'un être aimé.

Il est sensible à la tournure, et encore, traduite en allemand elle perd de son charme, comme toujours quand il s'agit de ce langage de merde!

— C'est urgentissime! plaidé-je en déposant u nouveau billet de banque qu'il s'empresse d'accoupler avec le premier, des fois qu'ils feraient des petits.

— Combien proposeriez-vous, monsieur, à celui qui prendrait un tel risque?

— Mille dollars, fais-je, pour deux heures de figuration intelligente, c'est bien payé.

La détermination du concierge m'est bonheur.

— Eh bien, je vais tenter de vous trouver cela monsieur.

Je consulte ma tocante.

— Rendez-vous ici dans une heure. Le Kunsthistorisches Museum est à quelle distance de l'hôtel?

— Vous voyez le Buggarten? Il est situé juste derrière. En un quart d'heure à pied ou vingt minute en voiture vous devez y parvenir.

— Merci, et à tout à l'heure.

Je vais flâner aux abords de l'hôtel Metternich à la recherche d'un œillet.


Ma «doublure» est légèrement plus grande que moi (je devrais dire plus longue), légèrement plus jeune aussi mais, par contre, beaucoup moins intelligente, me semble-t-il à première vue.

Elle est debout dans le hall de l'hôtel devant un tableau représentant le prince de Metternich signant la Quadruple Alliance en 1815.

Le concierge me la désigne d'un hochement de tête:

— La personne qui, peut-être, acceptera votre proposition!

— O.K.

Je vais aborder l'homme.

— Salut, lui fais-je, main tendue, le concierge vous expliqué ce que j'attends de vous?

— Oui, mais pas si vite, je veux savoir où je mets le pieds.

C'est un bourru. Pas très très sympa. D'ailleurs, le gens sympathiques sont de plus en plus rares. L'homme intellectuel se fait trop chier pour rester urbain. La vie le constipe. De même que les Chinois ont les yeux bridés parce qu'ils bouffent trop de riz, ce qui les fait grimacer quand ils vont à la selle, le gus d'à présent a la bouille contractée par les vicissitudes et les contraintes.

J'ai beau lui virguler mon sourire le plus engageant, un sourire dont la plupart des gonzesses se servent pour humecter leurs slips, il reste renfrogné.

— Très simple, fais-je. Vous n'avez qu'à laisser faire, à écouter et à attendre.

Je lui brode, en mieux, mon histoire déjà proposée au concierge: un maître chanteur qui me taraude à propos d'une liaison, nani nanère; moi je veux savoir là où il pioge, alors je le filocherai après qu'il aura eu son entretien avec M. X.

— Et si ça tournait mal pour moi? s'inquiète à juste titre ledit.

Pas fou, le gars.

— Je reste prêt à intervenir. D'ailleurs, il vous suffira de révéler la méprise, vos papiers à l'appui.

Je tire le restant des dollars à Félix, comme dirait ma concierge, j'en compte cinq cents que je tends au type.

Fifty à la commande, fifty à la livraison. Ce sera l'affaire de pas une heure.

Comme il encaisse la fraîche, j'en déduis qu'il se rallie à mon panache tricolore, aussi lui piqué-je un bel œillet rouge à la boutonnière.

— Vous attendrez, à partir de onze heures sur la première marche du Kunsthistorisches Museum. Une ambulance surviendra et s'arrêtera devant vous. Vous monterez dans le véhicule par l'arrière. Je vous suivrai à distance.

— Je n'aime pas beaucoup cela, murmure ma doublure.

A dire vrai, moi non plus. Le zigman que m'a déniché le concierge, crois-moi, n'a pas un pneu crevé et réalise parfaitement qu'il y a danger quelque part. Il doit avoir besoin d'artiche pour accepter la jolie sinécure que je lui offre.

— N'ayez pas de souci, mon cher, le réconforté-je. Si vous éprouvez la moindre inquiétude pendant cette opération, il vous suffira de dire la vérité à votre interlocuteur: il en a après moi, pas après vous. A propos, parlez-vous le français?

— Non.

— Tâchez d'en prendre l'accent, malgré tout, si vous avez à parler. Nous avons le temps de boire un drink au bar, ça vous dirait?

— Je préfère après.

— Alors nous en boirons deux. A tout à l'heure.

Il ne répond pas.


Je stoppe le long des grilles du Buggarten et me mets à réfléchir. Tu m'objecteras qu'on ne se «met» pas à réfléchir car nos pensées nous pilonnent l'esprit continuellement. Pourtant je planifie des instants propices à la méditation. Une sorte de gymnastique mentale afin de me rendre disponible à une forme de réflexion bien déterminée. Certes, au bout d'un moment, mon dispositif foire sans que j'en aie conscience, néanmoins il me reste chaque fois quelque chose de positif dans la caberlinche.

Je me dis qu'avec mon dragage de la petite Heidi, je me suis filé sur les endosses un excédent d'embrouilles n'ayant aucun rapport avec l'affaire Félix. J'ai plongé dans une combine de prostitution artisanale. Le Conrad, s'il a des accointances avec le Mitan viennois, ne les aura pas mobilisées pour entrer dans mon jeu, mais seulement pour m'arnaquer les dix mille dollars. Cela dit, va-t-on jusqu'au meurtre pour s'approprier une somme aussi (relativement) modeste? Puisque la gosse m'avait engourdi l'auber, il leur suffisait de mettre la clé sous le paillasson pendant quelques jours pour me baiser complet, sans recourir aux grands moyens. Donc, s'il a recours à ces grands moyens, c'est parce que l'histoire a pris un prolongement. Il se pourrait que les amis du chourineur sachent des choses sur les donzelles que je cherche et qu'ils les aient prévenues, passant ainsi délibérément à l'ennemi. Y a des précédents!

Je marche sur des braises, les gars! Peut-être perds-je mon temps à guetter les agissements des amis de Conrad?

Et peut-être pas.

Grognassu, ma doublure (je lui ai fourgué ce sobriquet à défaut de son véritable nom resté dans sa poche intérieure), est déjà à pied d'œuvre sur le perron. La tache rouge de l'œillet ressemble à du sang. J'espère qu'il ne va pas me foirer dans les pognes au dernier moment, l'artiste! Il avait l'air si peu chaud pour me louer ses services…

Ces germanophones, t'as beau jacter leur dialecte, tu peux pas les piger vraiment quand t'es latin pur fruit comme ton éminent camarade. Cette langue à la con, où le verbe se fout en fin de phrase (si bien que tu peux jamais couper la parole de ton interlocuteur puisque t'ignores ce qu'il est en train de te dire tant qu'il n'a pas terminé de jacter), je m'y ferai jamais. Faut être mou du cigare pour «faire avec». Et puis ces mots qu'en finissent pas, longs comme des accordéons étirés au max, franchement, je les trouve pas maniables. Ils t'encombrent la bouche, se collent à tes chaules tel du chewing-gum après des dentiers, te deviennent patates brûlantes. Je préfère l'anglais, à la rigueur. Voire le russe; mais le chleuh, zob!

Il regarde sa montre, Grognassu. Faut dire qu'il est déjà et cinq. Il s'impatiente. Pourvu qu'il ne déserte pas son poste, le sale con!

Non! Voici une ambulance, justement. O ironie, il s'agit d'une bagnole française: une CX blanche, avec un gyrophare, des vitres dépolies à l'arrière et une croix bleue peinte sur les portes. Y a la raison sociale écrite, mais j'ai pas le temps de ligoter. Le véhicule stoppe au niveau de Grognassu. L'homme à l'œillet hésite, puis va à l'arrière de la tire. Il ouvre lui-même l'une des deux portes. Nouvelle hésitance et puis grimpe. L'auto redémarre. Le chauffeur n'a pas déclenché sa sirène, ce qui fait mon blaud, car elle roule moyenne allure, de ce fait. Si elle bombait plein tut dans la circulation et que je la floche au même rythme son conducteur me retapisserait dans les deux minutes qui suivraient.

Elle pique sur Mariahilfer Straße, c'est-à-dire en direction de l'ouest, et assez rapidement, nous prenons congé de Vienne.

Il fait clair et pimpant. L'Autriche, ce matin, a été nettoyée au Mir lessive (la seule lessive dont tu puisse boire l'eau après lavage!). Je m'imaginerais asse roulant sur cette route bordée de cerisiers, au côté d'une gonzesse aimée. Depuis que j'ai largué Marika, ma jolie Danoise, après notre cruelle mésaventure magistralement contée dans Ça baigne dans le béton, ouvrage d'une haute tenue morale, avec peu de faute d'orthographe (deux ou trois par page, à peine!), je me sens en manque. Je la raffolais, cette sublime blonde! On a vécu de l'étonnant au Groenland, elle et moi. M' semblait que ça allait durer toujours, les deux, (enfin au moins six mois, quoi, car l'éternité est relative pou les mortels que nous sommes) et puis non, t'as vu? Il suffi qu'un vilain diable me l'envoûte pour que je décroche. Je peux pas rester piqué dans la volaille mécolle, après un turbin de ce genre. Je sais bien qui c'était pas sa faute, la chérie, mais on s'attache si foi aux sales impressions qu'il ne nous est pas possible d leur passer outre. Surtout Bibi, qui marche tellement aux sensations! Une gerce qu'a ses ours au mauvais moment, et je la répudie aussi sec, pour toujours. Not que la réciproque existe, afin de rétablir l'équilibre. M'est arrivé également d'avoir été largué pour de broutilles: une mauvaise bandaison consécutive à de flatulences d'origine alimentaire, par exemple, o encore pour de la maussaderie trop accentuée. Une vie entière passée chez les casseurs de couilles, ça érode l'homme. A force de frayer avec des supérieurs trop cons, des subalternes trop veules, à force de libeller davantage de chèques que t'en endosses, à force de limer sans appétit ou de voter sans conviction, ton moral se fuse.

Mais, bon, Marika, elle grince encore dans mon souvenir. Pas à cause de nos parties de jambons. La chair, je te le dis fréquemment, c'est ce qui s'oublie le plus vite. On reste plus motivé par les «moments».

Des minutes rutilantes qui t'ont apporté un peu de chaleur et de lumière, un peu de musique… Des minutes au cours desquelles une main mystérieuse a écarté un peu le rideau noir, te permettant ainsi de mater dans le jardin des délices. Mais on se referme, y a qu'à attendre. Les larmes te mouillent d'abord les yeux, ensuite elles te les brûlent (quand elles sont séchées). Pleurer, c'est l'hygiène de l'œil. Le chagrin aboutit parfois chez les psychiatres, jamais chez les ophtalmos.

Il y a des pays dont les gens de culture restreinte mettent en doute l'existence. Ainsi de l'Autriche. Certaines personnes pensent qu'il s'agit d'une marque de lessive. Il en est tant! Ils croient qu'on va leur proposer de reprendre leur boite d'Ariel suractivé contre un paquet d'Autriche ammoniaquée double effet. Aux States surtout, le phénomène est courant. Faut dire que là-bas, l'inculture est une institution. Ils te font une vie avec deux cents mots et quelques paquets de pop-corn, vu qu'aux Zétats-Zunis t'as rien besoin de savoir: y a des appareils distributeurs qui pensent pour toi. Une poignée de nickels dans ta fouille et tu fais la route peinard.

Mais je m'écarte, une fois de mieux. Alors, fissa, je te reviens à l'Autriche, aux faubourgs de Vienne, la campagne immédiate assez pimpante, dois-je dire. Mais c'est vrai qu'à y regarder attentivement, tout cela existe plus ou moins. Moi, le calcul d'Adolphe, dans un sens, je le comprends. Il s'est dit qu'un pays qui sert à rien, tant qu'à faire, autant le rattacher à un autre pour en faire un plus grand. Qu'en outre c'était le sien; sentimentalement, ça joue. Qu'on le veuille ou pas, comme me disait Jean-Marie, l'autre jour, avec des larmes à l'œil «Y avait de l'artiste chez cet homme!

L'ambulance file en souplesse, drivée impeccablement. Je floche à quelques encablures. Nous y sommes bientôt en pleine cambrousse. Soudain un tracte débouche d'une voie transversale. Je fous un coup klaxon désespéré, non sans évoquer Les Choses de vie, quand Piccoli se fraise la gueule contre une bétaillère pilotée par le merveilleux Bobby Lapointe. Mon crochet nécessite le coup de volant du siècle. Je dis, l'espace d'une étincelle, que si une véhicule quelconque se pointe en sens contraire, va y avoir l'hamburger de connard en «action» à la bouche anthropophagique du coin. Mais mon ange gardien ne somnole pas, rien ne se présente en face de moi et passe. De justesse extrême, mais ça passe!

Un bruit de freins apocalyptique retentit. Mon rétif hâtivement consulté, me montre une Mercedes verte en train d'embugner l'arrière du tracteur. Le freinage n'a pas été suffisant pour éviter la collision; toutefois il limité les dégâts car, autant que j'en puisse juger de mon petit rectangle de glace, la Mercedes s'en tire avec une aile écrasée, et le tracteur avec une roue fanée. C'est alors que je constate un fait troublant. La voiture verte ne s'arrête pas pour souscrire aux formalités inhérentes à ce genre d'avatars. Après une rapide manœuvre, la voilà qui poursuit sa route, avec museau de guingois. Dès lors, l'Antonio bien-aimé dit «Oh! oh! bizarre, bizarre!» Rien de plus. Je livre sa pensée intégrale sans y changer un mot, simplement j'avais, par inadvertance, tapé un point virgule au lieu d'une virgule entre les deux bizarres, qui n'avait aucune raison d'être. Chicorner sa tire endommageant le véhicule adverse et tailler la route comme un malpropre, sans même remettre sa carte visite au télescopé, voilà qui ne se fait pas, même d'un pays à l'existence douteuse (le seul que les Russes n'aient pas gardé, je te prie de considérer. Après Yali ils ont dit «Non, non, l'Autriche, on n'en a rien à secouer, s'il vous reste une petite place dans le bloc occidental, mettez-l'y, cadeau!»). Alors, l'éminent Sana, il pige en grand que si cette voiture endommagée poursuit sa route au mépris des règles élémentaires de courtoisie, si elle chie aussi délibérément sur la pauvre compagnie d'assurances qui la couvre, c'est que ses passagers (ils sont deux) sont mobilisés par une action urgente. J'en conclus qu'ils me filochent. Je pige pas pourquoi, mais ça me paraît tellement évident qu'un gamin de quatre-vingt-quinze ans en licebroquerait dans ses pampers…

Alors je me trouve dans l'incommode situation qui est de suivre en étant suivi! Un cas, non? L'ambulance continue son tracé. Elle emprunte une route secondaire à une bifurcation et ralentit pour s'accommoder des ornières ravinant le chemin. C'est là que je risque d'être relouché par ses occupants. J'attends au carrefour qu'elle ait pris du champ dans la plaine jusqu'à disparaître derrière un vallonnement… A quelques centaines de mètres derrière moi, la Mercedes tuméfiée attend également… Là, je t'avoue que ça devient angoissant. Si j'écrivais de la musique de film, j'écrirais un truc drôlement suintant, espère! Ça donnerait de la contrebasse à cordes et du saxo. Des effets en chambre d'échos, en veux-tu, en voilà!

Je repars mollo. Le chemin un peu cahotant traverse une étendue champêtre. Une fois le mamelon franchi, j'aperçois un village au loin, avec son église à bulbe et des grosses maisons à colombages. L'ambulance s'y dirige, mais stoppe à un kilomètre environ de la localité. L'endroit compose une sorte de carrefour, créé par mon chemin et une autre route plus importante qui doit rejoindre la nationale que je viens de quitter. A l'intersection des deux voies il y a une construction caractéristique: deux pompes à essence, des tubes de pneus, un grand atelier éclairé par une verrière et, derrière, dans une espèce de vaste terrain vague, une accumulation de voitures d'occasion.

L'ambulance klaxonne. Quelqu'un, en combinaison kaki, fait coulisser la grande porte de fer qui ferme l'atelier et le blanc véhicule pénètre à l'intérieur. La porte est refermée. Une infinie tranquillité règne sur ce lieu. Jouxtant le garage, une maisonnette pimpante aux tuiles rouges. Devant la façade se trouve un ban de jardin peint en rouge bordeaux sur lequel est assise une jeune femme. Un landau de bébé est arrêté contre le banc. La femme berce l'occupant du landau en pesant régulièrement sur son bord. La jeune mère est en manteau, because la froidure. Elle écoute la musique diffusée par un transistor posé à son côté. Image sereine. J'enregistre tout cela tandis que je continue d'avancer au ralenti, me demandant ce qu'il convient de faire. Si je m'arrête, l'alerte sera donnée illico et ma feinte à Jules n'aura servi de rien. Alors?

Je passe devant le garage et emprunte la route de droite. J'avise, à quelques centaines de mètres, une espèce de bâtisse recouverte de tôle ondulée. Elle est ouverte sur tout un côté, découvrant un vaste local où sont entreposées des bottes de paille. Au culot, j'pénètre avec mon carrosse et remise celui-ci à côté d'un engin agricole pareil à un monstrueux insecte et qui devrait être une moissonneuse.

Au boulot, mon Tonio! Si tu veux en savoir plus sur les Autrichiens qui bougent, tu dois te remuer le prose!

Pour commencer, je cherche la Mercedes verte, mais elle a disparu. Peut-être ai-je niqué son conducteur en virant brusquement à droite et en planquant ma tirer Le champ qui s'étend devant le grand hangar succède l'espace où sont entreposées les guindes d'occase. Je me rends compte qu'il m'est aisé de gagner l'atelier du garage par-derrière, sans être vu, pour peu que je prenne quelques précautions. D'où je suis, je perçois les échos du transistor de la jeune mère. Il mouline de valses viennoises, comme de bien entendu. Ça parai suave et reposant, Strauss; mais ça peut vachement souligner la tension, dans certains cas. D'ailleurs, le réalisateur d'Odyssée 2001 ne s'y est pas trompé qui choisit Le Beau Danube Bleu pour accompagner son périple dans les galaxies. Ça fout le vertige, la zizique à trois temps! Le tourbillon, tu comprends? Grisant au début, il peut devenir fatal s'il perdure.

C'est au son de cette musique romantico-neurasthéniante que je traverse le parking. Nonobstant la gravité de l'instant, mon intérêt pour l'automobile est si vif que je ne puis me défendre d'admirer au passage certains vieux modèles de chignoles disparus de nos routes depuis des décennies. Alors, les pare-chocs étaient de vrais pare-chocs, la carrosserie en vraie tôle, et le châssis plus costaud que celui d'un char d'assaut. Maintenant, la voiture n'est plus qu'une illuse. Un objet d'exposition. Un truc bien peint, avec des lignes «actuelles» et des gadgets à la con qui t'engueulent si tu fermes mal une porte et te donnent l'âge du capitaine dont t'as strictement rien à branler en pilotant. Ils sont tombés d'accord depuis lulure, tous, de fabriquer des tires dont la durée limite est de cinq piges. Passé ce délai, faut les jeter. Société de consommation oblige. Société de consumation, oui! Faut-il qu'on soit tous cons et fumiers pour être tombés si bas! Happés par l'hydre infernale! Boulottés, déféqués! Les robots c'est nous, les gars. Reste plus qu'un peu de bibite et des coins d'âme, de-ci, de-là. Sinon, finito! Skip, la lessive, va au-delà de la propreté: jusqu'à l'hygiène (qu'avant Skip on étaient de fiers dégueulasses cradoches de partout!); l'homme, lui, va au-delà de Dieu désormais, jusqu'à la matière. Avant, tout ce qu'on pouvait lui trouver à redire, c'était l'étron qu'il pondait chaque matin. A présent, il EST la merde! Et il produit des cartes perforées. Il baise par Minitel, cette géniale infamie! Grosse queue cherche petite chatte! Que dis-je, même pas. On fait l'amour sur écran. Suffit de se bonir des insanités! Putain, ce que j'ai honte! Honte pour ma dignité, honte pour mon zob! A quoi ç'aura servi que le bon Dieu Ducros II se décarcasse? C'est Einstein qui a dit «que Dieu ne bégayait pas»? En ce cas, il serait temps qu'Il monte à la tribune, sinon Il risque de ne pas repasser aux prochaines érections.

Dès lors que je crachouille cette petite philosophie secours, me voici parvenu derrière le garage comprends-tu-t-il? Sans problo. La valse s'endiable. Le Karajan de service va baguette plus vite qu'un Rotary. Les cuivres y vont à fond la grosse caisse. Mais n'a mesure au fur que je me suis approché, j'ai cru, par delà les flots mélodieux, percevoir des cris. Accroupi contre la cloison du garage (seconde porte coulissante livrant accès au parking d'exposition), je m'applique très doucettement à pousser celle-ci de deux centimètres afin de mater l'intérieur. Ce que j'asperge me hérisse les poils occultes.

Oh! la scène!

Ils sont quatre, plus ma doublure. Deux portent blouses blanches, le troisième est le garagiste combinaison caca d'oie et le quatrième un homme frêle, sanglé dans un manteau de cuir noir et coiffé cru feutre également noir, à large bord. Il a passé des gants de cuir et chaussé son nez de lunettes à verres teintés (chausser son nez est une expression très zuzitée dans le roman d'action auquel j'ai l'honneur d'appartenir, ce qui m'oblige par esprit de confraternité à utiliser des mots ou tournures de phrases qui me font pisser dans mon froc quand je les relis).

La scène dantesque est comme ça: les hommes ont attaché ma doublure sur l'établi de l'atelier après l'avoir dépouillée de son pantalon et de son slip. Les «infirmiers» lui tiennent les miches écartées tandis que le garagiste a introduit le bec de son gonfleur de pneus dans le fion du malheureux. De temps à autre, il lâche une giclée d'air comprimé dans les intestins du pauvre type et c'est cela qui le fait crier. L'homme au manteau de cuir lui pose des questions. Il a une voix fluette d'eunuque. Quand j'arrive, il demande:

— En ce cas, qui es-tu?

Mutisme du pauvre mec. L'homme noir adresse ut hochement de menton au garagiste, lequel file une giclette d'air dans les entrailles de la victime.

— J'appartiens à la police! fait l'autre. Inspecteur Baumgartmich, du commissariat central.

— Comment se fait-il que tu te fasses passer pour le Français?

— Nous avons été prévenus par le concierge de l'hôtel Metternich qu'un étrange client cherchait une doublure pour pouvoir filer ceux qui lui avaient donné rendez-vous.

L'homme en noir se tourne vers les infirmiers:

— Avez-vous été suivis?

— Je ne pense pas, répond le plus corpulent.

L'homme en noir ôte son chapeau pour s'en éventer. Stupeur! Il s'agit d'une fille. Assez belle, me semble-t-il, aux cheveux sombres coupés court.

Surprise, hein? En tout cas, un que je n'emporte pas dans mon cœur et auquel je réserve un sein de ma Cheyenne et autres lieux communs, c'est ce concierge de saloperie de sa putain de mère! Comment qu'il m'a viandé, l'homme aux clés d'or! Laisse que je retourne à Vienne et je les lui ferai bouffer!

La fille demande, sans s'émouvoir:

— Et il vous a suivi, ce damné Français?

— Je ne sais pas.

Sur injonction de la garce, le garagiste procède à une injection de gaz.

— Ton avis? reprend la môme.

— Je pense que oui! fait le pauvre inspecteur Baumgartmich. Il se trouvait au volant de sa voiture devant le Buggarten.

La fille dit à ses comparses:

— Vous devriez jeter un coup d'œil dans les environs.

— Inutile, déclare le garagiste, s'il y avait eu alerte, Frida nous aurait prévenus: elle fait le guet, dehors.

Juste comme il achève, voilà la Frida, précisément, qui surgit en courant.

— Il y a deux hommes qui arrivent! dit-elle.

Précipitamment, l'un des infirmiers s'empare d'une couverture qui se trouvait dans l'ambulance et en recouvre leur victime après l'avoir estourbie d'un taquet à la tempe. Pour un membre du personnel hospitalier, il use de curieux anesthésiques.

Le garagiste a relevé presto le capot de la CX et feu d'examiner le moteur. Quant à la fille, elle se dissimule derrière une pile de pneus.

J'aperçois, depuis mon poste d'observation, deux malabars en imperméable vert et chapeau taupé. Je te parie tes couilles contre un Mars que ce sont les occupants de la Mercedes verte. Ils commencent par mater à travers les vitres de la porte coulissante, puis font coulisser celle-ci puisque c'est sa vocation profonde. A leur démarche, lorsqu'ils investissent l'atelier, je pige qui ils sont. Les voilà qui se pointent jusqu'à l'ambulance. Le garagiste essuie ses doigts maculés à un chiftir dont un coin est passé dans sa ceinture.

— Messieurs, vous désirez? il leur demande en autrichien.

Les gars mettent un bout d'instant à se décider. Ils commencent par regarder à l'intérieur de l'ambulance. Ne voyant personne, ils s'approchent du trio.

— Police, fait l'un d'eux. Où est l'homme qui trouvait dans cette ambulance?

— Quel homme? fait l'un des faux infirmiers.

— Nous l'avons vu monter devant le musée et nous vous avons suivis depuis. Alors?

C'est un mec massif comme une horloge avec, dans sa grosse tronche blondasse, un mécanisme aussi précis.

A cet instant, y a le «gonflé» qui émet une plaint Le deuxième poulardin se précipite vers l'établi. Mal lui en prend car un coup de feu claque, en provenance la pile de boudins. Il déguste plein dossard, fait une cabriole, essaie de porter sa main droite à ses reins, mais s'écroule, mort, avant d'avoir achevé son geste. Son collègue a à peine le temps de réaliser qu'il déguste un coup de démonte-pneu à l'endroit où devrait siéger ses pensées s'il en avait. Poum! A dame!

La fille en cuir s'avance.

— Décidément, ça se complique, fait-elle.

Le garagiste est hagard.

— C'était pas convenu! gueule-t-il. On n'avait rien prévu de semblable; je ne marche plus, moi! Je ne marche plus!

— Ce sont les surprises de l'existence, lui fait calmement la gonzesse. Calmez-vous, sinon, en effet, vous ne marcherez plus jamais. Mais rassurez-vous, Johan, nous allons vous débarrasser de «ça».

Elle enjoint à ses deux sbires blousés de blanc de charger les corps à l'intérieur de l'ambulance.

— Et celui-ci? gémit le garagiste en montrant ma pseudo-doublure sous la couvrante.

La fille de cuir sourit.

— Il ne faut jamais séparer des confrères, dit-elle.

Elle s'approche du malheureux, le dégage de la carouble. Il a repris conscience et roule des yeux effarés. La môme le considère d'un air amusé. Faut dire qu'il est tragiquement cocasse, le poulet viennois, ainsi dépantalonné, avec le bec du gonfleur enquillé dans les meules. La frangine empoigne la manette d'admission de l'air comprimé. La presse. L'appareil se met à balancer un typhon dans le cul du pauvre mec. Il pousse des cris franchement abominables que les valses de Strauss ont de la peine à couvrir. Il demande grâce! Il supplie! Il prie! Sans broncher, sa tortionnaire continue de presser sur la commande. Il gonfle à vue d'œil, l'inspecteur Baumgartmich. Embonpointe comme une baudruche. Bientôt, il deviendra aéronef. Ses hurlements dépassent le crédible. Il a franchi tout le cadran des décibels et rejoint le couac avant-coureur du silence, ce paroxysme intégral du son. Elle continue de lui injecter l'air comprimé. Et moi, tu te rends compte si j'enrogne! Assister à cette torture, à cet assassinat monstrueux et ne pas intervenir! L'Antonio! L'homme qui remplace Astra! Seulement quoi, Eloi? Je suis seul, avec comme toute arme, un couteau à cran d'arrêt facultatif. Eux sont quatre et possèdent des pétoires de précision. Qu'à peine je me montrerais, mon ya en main, je serais plus rempli de balles que la cassette d'Harpagon de louis d'or!

Mon courage serait inutile et mon sacrifice objet.

D'ailleurs, vlouf! Il finit dans une espèce d'pet, Baumgrattemiches. L'air comprimé, libéré, ses entrailles, a tout déchiré, tout fait sauter. Il agonise. Ayant franchi le seuil du tolérable, il a perdu conscience. L'un des infirmiers, plus pitoyable sans doute que la femme, appuie le canon de son feu contre la poitrine de l'inspecteur, à l'emplacement du cœur et le praline à bout portant, histoire d'en terminer.

Le sang gicle du cratère soudain creusé. Le garagiste fulmine comme quoi «on» lui salope son atelier. Il va s'en payer une suée pour effacer toutes ces traces débectantes, merde! Et il revient sur le fait que c'était pas prévu. Ça ne devait pas se passer comme ça. On lui avait juste demandé de prêter une ambulance et ses locaux pour une conversation délicate! Drôle de conversation! Ils vont en faire quoi, des trois cadavres. Et des flics, dites! Des flics, nom de Dieu! ils savent ce que ça vaut, la peau de flic, les trois? Plus cher que celle du vison ou de l'hermine! Si l'enquête remonte jusqu'ici, il chiera des boules de feu! A la fin, ses récriminations exaspèrent la gonzesse. Elle lui plante le canon de son arme dans le baquet.

— Fermez votre putain de gueule! Sinon, vous ferez partie du voyage!

D'où je suis embusqué, je ne vois pas le visage de cette houri, mais à celui du garage, je pige qu'il guérirait le hoquet d'un crocodile.

— Maintenant écoutez-moi, Johan, fait-elle, tout en lui asticotant le nombril du canon de sa rapière écoutez-moi bien: si vous ne jouez pas notre partition (nous sommes au pays de la musique, ça se sent!) il vous arrivera d'immenses malheurs. Vous avez envie que votre bébé grandisse, non?

— Oui, oui, balbutie le vilain, terrorisé. Soyez sans crainte. Je disais ça…

— Pour plaisanter?

— Oui, pour plaisanter.

— Eh bien! ne plaisantez plus! Là-dessus, tous les trois, vous allez battre les environs pour vous assurer que ce damné Français ne s'y trouve pas. Notez bien que je rêve de lui mettre la main dessus! Je compte sur vous!

Les trois hommes sortent par la porte de devant. M'est avis, Sana, que tu devrais planquer tes noix, mon grand. Je mate autour de moi. J'aperçois les voitures parquées soigneusement, briquées à mort, pimpantes. Me dissimuler dans l'une d'elles? Hum, s'ils décident de les visiter, je serai pris comme un rat. Ils me videraient un chargeur dans la viandasse sans que j'aie pu manifester ma réprobation. Alors?

Vite! L'idée! Cher ange gardien, ne joue pas au con! J'entends déjà les pas des gaziers qui se rapprochent. Bon! Tout m'arrive au bulbe avec une précision d'ordinateur. Je dois réaliser cette action en moins de dix secondes. Primo: ouvrir davantage la porte. Heureusement, le rail en est bien huilé et je l'écarte de trente centimètres sans faire de bruit. Deuxio, j'ouvre le couteau du gars Conrad. Cela fait, je l'empoigne par la lame. Je me rappelle t'avoir dit que, pour accomplir une délicate mission de cornecul, j'avais suivi des cours de lancement de ya. Ceux-ci m'avaient été dispensés par un vieux malfrat surdoué en la matière. La môme Tout-cuir me tourne le dos. Elle est occupée à fourbir son pistolet, car c'est une vraie pro qui nettoie son rasoir électrique après usage. Je me dresse par l'ouverture de la lourde et vise son épaule. J'aime pas faire du mal aux dames, mais quand tu viens d'assister à des assassinats de ce style, Emile, tu te sens démuni de toute pitié.

Vzziiiif, fait la saccagne en filant au but.

Hhhan! fait la nière en la recevant sous l'omoplate.

Je pénètre dans l'atelier, referme la lourde et bondis sur la gonzesse. Moi, pas de flafla: directo un crochet au menton. Un vrai, pas le modèle fillette, le modèle champion du monde poids lourds! Ça craque et elle est foudroyée. Première partie du coup de main réussie.

Quelle aventure, madoué!

Je t'ai raconté l'histoire de la chèvre en chaleur q n'arrivait pas à joindre les deux boucs? Non? Tu sais pourquoi je te l'ai pas narrée? Je la connais pas!

Bon, que faire à présent? Pas le temps de perplexer Tonio, mon grand. Tu es ciblé, faut poursuivre. Je te parie un leader contre un dealer que tu vas prendre ta décision avant les grandes vacances.

Oui, c'est ça pas d'autre soluce. Je ferme les portes arrière de l'ambulance, coltine la gonzesse sur le siège passager, achève d'ouvrir en grand la lourde donnant sur la route et vais me mettre au volant.

La fille en cuir pend, dans la chignole. Elle ne tient que par la ceinture de sécurité que je viens de lui boucler. Je démarre doucement et m'avance jusqu'au seuil de l'atelier. Coups de périscope rapides. Sur la droite, j'aperçois l'un des infirmiers. Les deux autres mecs restent invisibles. La jeune mère continue de bercer son lardon au milieu de ce carnage. Alors j'opte pour la gauche qui est l'itinéraire que j'ai pris en venant et je décarre sans problo. Dans le rétro, je vois la petite maman qui se dresse de son banc pour mieux me regarder filer. J'accélère progressivement; parvenu au sommet du mamelon évoqué naguère, je mets la sauce et bombe comme un fou en direction de la nationale.

Ouf! Je suis arraché, mais à quel prix! J'ai une conscience de papier chiotte usagé c'est à cause de ma feinte que trois hommes sont morts! Note qu'il n'y en aurait eu qu'un seul si cet enviandé de concierge n'était pas allé me balancer aux archers. Enfin, inutile d'épiloguer.

C'est beau de foncer, mais pour aller où? L'hôtel, il n'y faut plus songer. Chez les poulets, avec la gonzesse blessée et leur chargement de collègues défunts? Ils risqueraient de trouver mon rôle étrangement bizarre, non? Et pendant ce temps, Toinet, Félix, la mère Foule-moi sont entre les griffes de ces tigresses! Je commence à glaglater férocement pour eux car nous avons affaire à des paroissiennes qui n'ont pas froid aux carreaux.

Parvenu à la nationale de départ, je décide de gagner Vienne. Ce que j'y maquillerai quand je l'aurai atteinte fera l'objet d'inspirations ultérieures. Pour l'instant, ce qui importe c'est de me garer de ces pieds-nickelés et d'avoir la gonzesse à disposition. T'ai-je indiqué qu'avant de filer j'ai empoché son feu? Non? Ben, je.

Et ça me réconforte mieux que de la menthe forte. Quand tu fais la guerre, t'aimes avoir des armes, sinon t'es trop humble et tu manques de conviction.

Je n'ai pas parcouru quatre bornes que j'avise dans mon vade retro viseur Satana, une Porsche lancée à toute vibure. Et moi, tu connais mes prémonitions? «Ça, mon Tonio, me dis-je, c'est sûrement les complices de la môme qui rabattent. Justement, y avait une Porsche bleu métallisé toute pareille à celle dans le parking d'exposition.»

J'enclenche la sirène de mon ambulance et me voilà, pied au parquet de la tire, à fendre la bise de la forêt viennoise. Seulement, une Porsche, hein? T'as beau champignonner à mort, prendre les pires risques et pisser contre les feux rouges, hein?

Elle gagne, la garce! Lorsqu'elle s'est considérablement rapprochée, je peux distinguer en effet les deux infirmiers derrière le pare-brise. Ils n'ont même pas pris le temps d'ôter leurs blouses blanches!

La chignole sport me rejoint et entreprend de me doubler. Je me dis qu'il va y avoir distribution de valdas. Et puis non: les lascars me passent, puis se rabattent devant ma pomme. Celui qui occupe la place du passager a longuement maté l'avant de l'ambulance. Il a repéré sa patronne et c'est la raison pour laquelle il n'a pas défouraillé. A l'allure où je roule, un boudin éclaté pourrait avoir des conséquences fatales pour la dame.

O.K., mais alors, quelle tactique comptent-ils adopter? J'accélère, me disant que s'ils n'en font pas autant, je vais leur filer un grand coup dans les miches. Ils s'empressent de forcer l'allure. La circulation est assez fournie. Dommage, sinon moi je les aurais volontiers pralinés pour les expédier dans le fossé; mais ça risquerait de provoquer un monstre accident et il y a eu assez d'innocents rectifiés comme cela.

La belle campagne déferle de part et d'autre. Un soleil timide d'avant-printemps avive un peu les couleurs de la nature… Et bibi, je roule en touillant des pensées si cacateuses que même avec moi tu leur rendrais pas l'éclat du neuf.

On va où, commako? Et ça donnera quoi quand je stopperai?

La môme Pur-Cuir est toujours inanimée. Détail cruel: elle a encore le couteau de Conrad dans la viande. Heureusement qu'elle se tient penchée vers le tableau de bord, sinon la lame pénétrerait plus profondément. Pour lui retirer ce cure-dents de sous son omoplate, faut avoir ses aises, s'y prendre mollo. Et il serait bon qu'un médecin s'en chargeât.

Je mate au loin. Bientôt la ville. Agis, Sana! Agis, déconne pas! Et brusquement, voilà que mes deux gaillards d'avant se mettent à foncer comme des lévriers. Qu'est-ce qui leur prend? Ils décramponnent? Changent de tactique?

Je ne tarde pas à piger. Ces deux salopards, tu sais quoi? Non, mais écoute ça: ils rejoignent deux motards de la police qui roulent devant nous, au loin. Le grand jeu! Gonflé, non? Et j'ai la raie du dos qui sert de cheneaux à ma sudation spontanée. Résume ma posture, Arthur: je pilote une ambulance qui ne m'appartient pas, à l'intérieur de laquelle se trouvent trois policiers assassinés. J'ai pour passagère une femme inconsciente avec un poignard fiché entre ses côtelettes. Mes empreintes figurent sur le manche et la lame du dit et le pistolet ayant tué l'un des poulets se trouve dans ma poche. On a déjà vu des erreurs judiciaires reposer sur des éléments moins solides, non? A ton avis, Louis?


Plus un poil de sec, l'Antonio bien-aimé! Pour se tirer du merdier qui se prépare, va falloir beaucoup prier, et pas du Notre Père bâclé, surtout! Promettre d'aller à Lourdes! Et puis de visiter les vieillards infortunés dans les hospices pendant dix ans au moins! Promettre également de ne plus baiser que son épouse légitime (comme j'en ai pas, va falloir que je m'en achète une, ou bien que je fasse abstinence!).

Moi, dans ces cas extrêmes, je branche le pilotage automatique et m'en remets au guidage radar. A vous les commandes, Seigneur gentil. Vous m'avez arrangé les bidons jusqu'à présent, continuez! Tu crois qu'Il se fait prier? Pourtant, Il a l'habitude de l'être, non? Carrément, Il traverse la route au nez des capots survenants. Y a du bruit de freins, ça espère! Je faille dérouiller un camion citerne dans les badigoinces. A l'heure qu'on me met sous presse, le conducteur, un certain Ernst Haben, de Salzbourg, est encore en train de flouzer dans ses hardes, tellement qu'il a eu les chocottes. Père de quatre enfants, dis, ça craint! Une vieille mère paralysée à charge, une deuxième mère dans une maison de retraite et une troisième dans l'enfance! Tu mords un peu la tragédie?

Je viens de me faufiler dans un chemin qui sinue entre des maisons de banlieue. Constructions modestes mais confortables. Y a nobody dans la rue, biscotte les occupants sont à la jaffe choucrouteuse.

Le Seigneur, toujours mansuéteur, oblique à présent dans une grande cour bitumée, au pied d'un petit immeuble locatif de deux étages. On a tracé des rectangles à la peinture blanche sur l'asphalte et chacun de ceux-ci comporte les lettres et les numéros d'une plaque minéralogique de voiture. Je stoppe l'ambulance derrière le mur et vais aux quelques autos stationnées. L'une d'elles est toute chaude encore et ses clés de contact pendent au tableau de bord. En vitesse, je récupère la môme inanimée et la transbahute de l'ambulance dans la BMW brune. N'après quoi, le Seigneur m'incite à prendre place au volant et à rebrousser rue. Lorsque je rallie la grand-route je ne vois plus rien d'inquiétant. Chose à peine croyable, ma manœuvre désespérée et téméraire n'a pas été vue de mes tourmenteurs, occupés qu'ils étaient d'alerter les perdreaux. Il y a dû avoir ces trois secondes d'inattention au cours desquelles ils m'ont perdu des yeux pour aborder les matuches. Le temps qu'ils se retournent j'avais disparu. Comme quoi, si tu ne crois pas en la providence c'est que t'es rien d'autre qu'un potiron pourri sur pied. Soucieux de ne pas réitérer mon exploit sur traversée de bande blanche continue, au lieu de poursuivre sur Vienne, je vire à droite et repars en sens contraire. Tu sais, dans mon foutu métier, faut pas craindre les fausses manœuvres. Je roule peinardos quelques kilomètres quand un motard me dépasse comme s'il courait le Bol d'Or et qu'il ait juré à sa bonne femme de le gagner. Bien entendu, il m'accorde aucune attention, vu que c'est une ambulance blanche qu'il cherche, le nœud.

Je vais mon petit bougre de chemin. La fille reprend enfin ses esprits. Quelques gémissements avant-coureurs me donnent à penser que je vais pouvoir envisager bientôt une instructive conversation avec elle. Le chemin sur la droite part en direction de la forêt d'un vert presque noir. On va toujours renifler un peu de chlorophylle, ça nous fera du bien.

Une lumière végétale règne entre les fûts. Je par cours un ou deux kilbus pour m'enfoncer au cœur de grands bois. C'est plein d'allées cavalières, mignonnes clairières proposant des bancs. Il y a même, au centre de l'une d'elles, un abri de rondins couvert de chaume avec des tables et des sièges de ciment. remise la voiture de l'autre côté de ce kiosque charmant' et me renverse sur le dossier de la banquette.

Je suis exténué, j'ai faim, mes mains tremblent. Franchement, on aurait dû aller à Abano rejoindre Félicie.

Загрузка...