16

Lorsqu’elle fut partie et que je me retrouvai sur le lit de ma cellule à regarder le plafond dans l’obscurité, mon esprit chercha à revenir à cette soirée qui était restée gravée dans ma mémoire et qui s’imposait de plus en plus à ma conscience. La soirée où j’avais rendu visite à Tómas alors que Bettý n’était pas à la maison. Après cela, son sort à lui me fut complètement égal.

Auparavant, Tómas et moi n’avions pas eu de réunion de travail dans leur grande maison du Nord, à Akureyri. En règle générale, nous nous rencontrions à son bureau, que ce soit dans le Sud, à Reykjavík, ou dans le Nord, à Akureyri, ou bien l’après-midi dans des restaurants si l’affaire était moins importante. Il ne m’avait jamais proposé de venir chez lui. Seule Bettý l’avait fait.

Tómas Ottósson n’était pas au courant pour Bettý et moi. Peut-être qu’il s’en était parfois fallu de peu qu’il ne nous découvre, mais ça n’était pas arrivé parce que nous avions malgré tout procédé avec toute la prudence dont nous étions capables. Mais le jour de son invitation, j’étais sur mes gardes, particulièrement quand il a commencé de but en blanc à parler de sa femme. C’était me prendre un peu au dépourvu. En fait, nous n’avions jamais parlé de quoi que ce soit de privé dans nos réunions, mais uniquement de ce qui requérait une solution juridique.

Je crois qu’il était content de moi. Je crois qu’il ne regrettait pas tous les salaires qu’il m’avait versés et qui m’avaient déjà permis d’acheter un appartement plus grand à Reykjavík et une bien meilleure voiture. Et moi, je lui témoignais ma reconnaissance en couchant avec sa femme. Est-ce que j’en avais des remords ? À la vérité, oui. Est-ce qu’à cause de ça j’arrêterais ? Jamais de la vie. Pourquoi ? Parce qu’il s’agissait de bien davantage que de sexe. Parce que Bettý et moi nous ne faisions qu’un. Je sais que Bettý m’aimait. Je le sais. Elle m’aimait. Il n’y a rien de moche à ça. Ce n’était pas un crime. C’était de l’amour. J’avais envie de lui dire. Je l’avais dit à Bettý. Elle s’était contentée de me regarder avec un air de commisération et avait secoué la tête. Je savais qu’il n’y avait pas moyen d’en parler avec son mari.

J’étais donc sur la défensive, comme toujours lorsque je voyais Tómas Ottósson. Je m’attendais toujours à ce qu’il me pose cette question : est-ce que tu couches avec Bettý ? À toutes nos réunions. Je me disais que quelqu’un devait avoir vu que nous nous embrassions. Que notre secret n’en était plus un. Je réfléchissais à ce que je devrais répondre. À ce que je pourrais répondre. Il ne me vint rien d’autre à l’esprit que de répondre oui, tout simplement. Comme je l’ai déjà dit : parfois, j’avais envie de le lui dire. De lever le voile sur notre liaison, à Bettý et à moi, et de me défaire de tous ces mensonges, ces cachotteries et ces faux-fuyants.

Lorsque j’arrivai, Tómas avait bu. Peut-être qu’il n’était pas encore soûl, mais en tout cas il l’a été très vite. Il m’a offert un verre et j’ai pris du Drambuie avec des glaçons. Il ne m’avait pas dit à quel sujet il voulait me voir. J’avais reçu un message de Bettý qui me disait d’aller le voir. J’étais à Akureyri et j’avais l’intention de revenir à Reykjavík le lendemain matin. Je croyais que c’était pour le travail, mais je m’aperçus rapidement qu’il s’agissait de tout autre chose.

Il n’était pas comme d’habitude. En général, il faisait comme si je n’existais pas, sauf quand il avait besoin de moi comme conseiller juridique. Il ne m’avait jamais demandé comment j’allais, quel genre de musique j’écoutais, où je me situais en politique, quelles étaient mes opinions sur ceci ou cela. Tous nos rapports avaient exclusivement trait au travail. C’est pourquoi il me prit au dépourvu quand tout à coup il me demanda comment ça allait.

– Bien, dis-je. Je vais bien.

– Est-ce que je te paie assez pour ce que tu fais ? dit-il.

– J’en ai l’impression, dis-je, mais évidemment c’est à toi d’en juger.

Est-ce qu’il parlait du travail ou de Bettý ? Je ne savais pas. Je n’étais pas tranquille d’être là avec lui, sans personne d’autre. Il me posait des questions dont je n’arrivais pas à me rendre compte si elles étaient sincères et loyales ou s’il y avait anguille sous roche. Se pouvait-il qu’il soit au courant de notre liaison ?

– Oui, dit-il, c’est ce que je fais.

– C’est ce que tu fais ? dis-je comme s’il venait de répondre à mes pensées.

– Oui, j’en juge par moi-même et il me semble que tu travailles convenablement, dit-il. Pour dire les choses telles qu’elles sont.

Cela me soulagea. Il ne parlait pas de Bettý et moi. Mais il y avait autre chose. Comme je l’ai déjà dit : Tozzi ne m’avait jamais fait de compliments auparavant. Il s’était comporté de façon très étrange en me prenant à son service et nos rapports avaient toujours été strictement professionnels. Je ne savais vraiment pas où il voulait en venir. Il vida son verre d’un trait.

– Tu sais où est Bettý ce soir ? demanda-t-il.

Je réfléchis.

– Elle n’est pas à Reykjavík ?

Il sourit.

– Quand nous nous sommes mis ensemble, Bettý était comme une adolescente à problèmes. Je n’avais jamais connu de femme comme elle. Il n’y a aucune limite pour elle quand elle veut quelque chose. Elle n’a aucune formation et elle travaillait chez nous, au standard, quand je l’ai rencontrée. Tu sais où elle est ce soir ?

Tozzi était plus ivre que je ne croyais. Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire.

– Non, je ne sais pas où elle est, dis-je en sirotant ma liqueur.

– Elle est au Perlan avec le Président, le Premier ministre, d’autres ministres du gouvernement, des hauts fonctionnaires, divers responsables politiques et économiques, le Premier ministre du Danemark et sa suite. C’est une soirée de gala. Je n’avais pas envie d’y aller.

Il me regarda en souriant.

– Tu ne trouves pas ça super ? Tu ne trouves pas ça super d’habiter dans un pays où tout ce qui compte, c’est l’argent ?

Je ne savais pas quoi dire. Tozzi vida son verre et le remplit à moitié de whisky.

– Bettý adore cette vie, dit-il en reposant la bouteille. Parce qu’elle n’est rien et qu’elle le sait. Malgré ça, elle est assise en ce moment à la même table que notre Premier ministre. Il devrait savoir comment elle est. Ce qu’elle pense de ces gens. Tous ces snobs qui se retrouvent dans ces restaurants comme des pingouins en habits de soirée et robes longues, et qui se croient plus importants que les autres.

J’avais envie de lui dire qu’il avait tort de prétendre que Bettý n’était rien. Que lui-même n’était pas grand-chose il y a quelques années. Mais je me tus. Je ne lui rappelai pas non plus les blessures qu’il lui avait parfois infligées. Peut-être que je n’aurais pas dû me taire. Peut-être que tout ça aurait pris une autre tournure.

– Qu’est-ce que tu sais de Bettý ? demanda-t-il soudain.

Je me mis tout de suite sur la défensive. Il ne m’avait jamais parlé sur ce ton avant et je ne savais pas ce qu’il voulait. J’aurais préféré prendre congé de lui et me sauver. Il était de plus en plus ivre. Mais je n’ai jamais su m’y prendre avec les gens éméchés.

– Moi ? Pas grand-chose. Je…

– Nous n’aurons pas d’enfant, dit Tómas.

Le ton de sa voix était triste. Je ne savais pas s’il voulait dire qu’ils avaient décidé de ne pas avoir d’enfant, s’ils avaient pris ensemble la décision de rester sans enfants, ou bien s’ils n’arrivaient pas à en avoir.

Après qu’il eut dit ça, il y eut un long silence jusqu’à ce que je me racle la gorge. J’avais l’intention de dire quelque chose de réconfortant.

– C’est assez courant et, bien sûr, il y a des moyens qui…

Il m’interrompit.

– Je suis arrivé à un âge, dit-il, où mon plus grand désir est d’avoir des enfants. D’avoir quelqu’un pour me succéder. Peu importe que ce soit un garçon ou une fille. Je veux que…

Il eut un rictus.

– D’ailleurs, l’entreprise n’a aucune importance. Je m’en suis rendu compte trop tard. Ce sont les enfants, l’important. C’est important d’avoir des enfants. Je m’en rends compte à présent.

Je me taisais. Je ne savais pas ce que je pouvais dire. Je ne savais pas quoi faire. Pourquoi m’avait-il fait venir ? Pour se soûler, me faire ce sermon et me dire comment il en était arrivé avec l’âge à penser que l’argent n’est pas tout dans la vie ? Lui, un homme qui bat sa femme.

Il fixa le plafond, vida encore un verre et me regarda dans les yeux.

– Je crois que Bettý me trompe, dit-il.

Intérieurement, je me mis à pousser un hurlement. Le moment de s’expliquer était arrivé. Maintenant, je savais ce que signifiait cette réunion nocturne. Tozzi avait découvert la vérité. Il savait, pour Bettý et moi. Nous n’avions pas fait assez attention. Je ne savais pas comment réagir. Il ne pouvait y avoir qu’une raison pour qu’il me dise ça. Nous n’étions pas amis. Il ne m’avait jamais rien dit auparavant sur ses affaires privées. Il voulait certainement me dire qu’il savait tout. Je m’efforçai de rester impassible. Je restai immobile en attendant que le ciel me tombe sur la tête.

Cela ne se produisit pas. Du moins, pas de la manière que j’attendais.

– C’est sûrement ça, dit-il. Je n’ai aucune preuve, mais j’en ai le sentiment depuis longtemps.

– Tu lui en as parlé ? demandai-je d’une voix hésitante.

– Non, dit Tómas. Je… Bettý et moi, c’est fini.

– C’est fini ?

Je ne savais pas ce que cela signifiait et je n’eus pas le temps d’y réfléchir.

Tómas s’approcha de moi.

– Je peux faire quelque chose pour toi ? demandai-je prudemment.

– Oui, dit-il. Tu peux faire une petite chose pour moi.

– Quoi ?

Il me toisa. Je vis sur son visage un air que je n’avais jamais vu auparavant, mais je savais très bien ce que ça signifiait. Je l’avais vu chez d’autres hommes.

– J’ai envie de coucher avec toi, dit-il. Quoi qu’il m’en coûte. J’ai envie de coucher avec toi.

Je fixai les yeux sur lui, en proie à une stupéfaction sans bornes.

– Je comprends que… dit-il en s’approchant de moi et en posant son verre. Il y a longtemps que j’en ai envie. Je ne sais pas comment te dire ça autrement que directement. Je crois que tu le veux aussi.

Je reculai.

– J’ai envie de coucher avec toi, répéta-t-il. Et je sais que tu le veux.

Je me mis à rire. Je ne sais pas pourquoi. Il était tellement pitoyable. Mais là, je me fourrais le doigt dans l’œil.

Il devint furieux, se mit à me frapper et se rua sur moi. Tozzi me viola ce soir-là, dans leur grande maison à Bettý et à lui, dans le Nord.

C’était…

Je…

Je ne peux pas parler de ça…

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