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Le pire, c’est le silence.

La solitude et le silence et tout ce temps qui n’en finit pas lorsqu’il ne se passe rien. Je n’ai aucune idée du temps qui s’est écoulé depuis que je suis en détention provisoire. J’ai demandé à mon avocat qui est venu il y a deux jours, ou plutôt je pense que c’était il y a deux jours, et alors il m’a dit que nous en étions à la deuxième semaine. Comme si nous étions ensemble en détention provisoire. J’aurais préféré me défendre moi-même sans lui, mais je ne sais quasiment rien des affaires criminelles.

Sauf celle-là.

Le temps, pendant tout ce profond silence, je le passe à écouter les bruits. Écouter si quelqu’un passe dans le couloir. Écouter les bruits de pas des gardiens. Leurs pas sont différents. Le gros a une démarche plus lourde que les autres et on l’entend parfois souffler bruyamment quand il arrive devant la porte. Il ne dit jamais rien. Il ouvre, me tend le plateau-repas et referme. Je ne sais même pas comment il s’appelle.

Je sais qu’il y en a un qui s’appelle Finnur. Il est presque causant quand il m’accompagne aux interrogatoires. Il y a aussi Gudlaug. Je n’avais jamais pensé qu’il existait des femmes gardiens. Qui penserait aux gardiens de prison ? Elle m’a parlé de ses deux enfants. Elle m’a dit aussi qu’interdiction était faite aux gardiens de prison de parler avec moi ou avec quiconque est en détention provisoire. Gudlaug ne s’y est pas beaucoup tenue. Lorsqu’elle arrive devant la porte, on entend claquer ses sabots : clic-clac, clic-clac. Je compte les clic-clac. Depuis le moment où on les entend jusqu’à ce qu’ils disparaissent, il y a soixante-huit pas.

Gudlaug m’a parlé d’un homme qui était en détention provisoire chez eux sans aucune raison. Ils l’ont gardé sept semaines. Lorsqu’il a été libéré, il savait écarter les mains pour mesurer une distance d’un mètre exactement. Au millimètre près. Il pouvait se taire pendant exactement soixante secondes. À la fraction de seconde près.

J’ai toujours cru que la détention provisoire se faisait à Reykjavík, mais c’est en fait à Litla-Hraun2. Quoi de plus désolant ?

Je pense aux miens. À l’opinion que maman a de moi. À tous les soucis que je lui ai donnés. Et pas seulement à cause de cette affaire. Mais pour tout. Et à la réaction de mon frère. Nos relations ne sont pas bonnes. Est-il revenu de Grande-Bretagne ? Mon avocat m’a dit qu’il avait l’intention de revenir en avion, mais il serait déjà venu s’il en avait eu l’intention. Qu’est-ce que papa aurait dit ? Je pense aussi à ce que disent les médias, bien que ça n’ait pas grande importance. Ça fait longtemps qu’ils n’ont pas eu quelque chose comme ça. Ça fait longtemps qu’ils n’ont pas eu une affaire comme celle-là à se mettre sous la dent. Ils disent que cette affaire est unique en son genre. Que c’est un coup monté. Qu’on a rarement vu une chose pareille en Islande.

Je ne sais pas. Comme je l’ai déjà dit, je ne sais rien des affaires criminelles.

Et je passe mon temps à tout repasser dans ma mémoire.

À penser à Bettý.

Je venais de terminer ma dernière intervention ce jour-là lorsqu’elle m’invita à prendre un café. Je regardai l’heure pour faire semblant d’avoir quelque chose de plus intéressant à faire, mais elle paraissait savoir que rien ne m’attendait au bureau. J’avais l’intention de trouver une excuse quelconque, mais aucune ne me vint à l’esprit à ce moment-là et je hochai la tête. Elle avait dû s’apercevoir de mon hésitation parce qu’elle se mit à sourire. Elle ne lâchait pas prise pour autant. Elle insistait, tout en restant un modèle de politesse. Elle se tenait devant moi, souriante, en attendant que je dise : d’accord.

– D’accord, dis-je. Peut-être un tout petit café alors.

Elle était habituée à ce que les gens lui disent “D’accord”.

Nous passâmes à l’hôtel Saga. Les gens la connaissaient. Elle me dit que tous les armateurs importants des autres régions du pays y passaient la nuit. Le service y était le meilleur. Elle ne me racontait pas d’histoire. Les serveurs s’inclinaient et faisaient des courbettes tout le temps. Le jour touchait à sa fin et elle nous commanda du café, une bonne liqueur et une toute petite tranche de gâteau au chocolat. Ils apportèrent tout cela sans qu’on y prête attention.

– À mettre sur la chambre ? demanda le maître d’hôtel. Il se frottait les mains et je vis que c’était tout à fait involontaire.

– Oui, merci, fit-elle.

– Nous avons aussi une maison qu’on vient de rénover ici, à Reykjavík, me dit-elle. Elle est dans le quartier de Thingholt. Mon mari l’a achetée il y a deux ans, mais nous ne l’avons jamais utilisée. Il pensait la faire démolir pour en construire une neuve sur le terrain, mais il a étudié les idées de l’architecte d’intérieur et…

Elle haussa les épaules, comme pour montrer que cela n’avait aucune importance que la maison de Thingholt reste debout ou soit démolie.

– Hmm… marmonnai-je avec un délicieux goût de gâteau au chocolat dans la bouche.

Je me mis à réfléchir à mon petit appartement. Mes collègues juristes avaient tout de suite emménagé dans des pavillons. Ils possédaient des voitures spacieuses et coûteuses, allaient en Autriche faire du ski, faisaient des voyages dans ce pays du soleil qu’est l’Italie et allaient faire leurs achats à Londres. Peut-être que moi aussi j’avais envie de faire comme eux, de faire fortune. Peut-être que c’est pour ça que je suis ici. Je n’ai jamais su me débrouiller avec l’argent. Les crédits que j’ai eus sur le dos pour mes études étaient énormes. Mon petit appartement était entièrement à crédit. La voiture que je conduisais ne démarrait même pas quand je voulais.

Il fallait que tout ça change.

– Nous sommes beaucoup à Reykjavík, dit Bettý. Elle ouvrit son étui et en retira une cigarette sans filtre. Elle m’a dit plus tard que ses cigarettes étaient grecques, importées spécialement pour elle. Les fabricants refusaient de mettre un avertissement sur les paquets bien que leur nocivité soit plusieurs fois supérieure à celle des américaines. Elle l’alluma avec un briquet en or. Son rouge à lèvres se déposa sur la cigarette qu’elle avait à la bouche.

– Où habitez-vous autrement ? demandai-je.

– À Akureyri3. Mon mari possède une société maritime. Il est de l’est du pays. Moi, je suis de Reykjavík. Nous habitons ensemble depuis sept ans.

– Et c’est lui qui cherche un conseiller juridique ?

– Oui. Il est en réunion à la líú4. Je l’attends d’une minute à l’autre.

– Et pendant ce temps-là, tu vas à une conférence sur le management de la pêche en mer et l’ue.

Elle éclata de rire.

– Il savait que tu serais à cette conférence et c’est lui qui m’a demandé de te parler. De temps en temps, je suis utile à l’entreprise. Le plus souvent quand il a besoin d’amuser d’autres armateurs et copropriétaires dans toutes ces sociétés par actions ou bien des étrangers avec qui il traite. Des Allemands, pour la plupart.

– Et il t’a demandé de me contacter ?

– Est-ce que tu peux le rencontrer aujourd’hui ? Nous partons dans le Nord demain, et il y a un bal à la líú ce soir. Ici, à l’hôtel. Si ça t’intéresse, je peux… Mais tu n’as peut-être pas le temps… Ou bien tu n’en as pas envie…

– Pourquoi est-ce qu’il a besoin d’un conseiller juridique ?

– À cause des étrangers. Il a besoin de savoir où il met les pieds, avec l’Union européenne. Tu sais tout sur ce truc-là. Et lui, il ne comprend pas les contrats. Ils sont rédigés dans une langue juridique à laquelle personne ne pige rien sauf les initiés. Toi, tu sais comment ça marche. Lui, c’est tout juste s’il comprend l’anglais.

Elle éteignit sa cigarette.

– Il paie bien, dit-elle. La cigarette devait être vraiment forte, car sa voix, qui était déjà enrouée, grave et sexy, en devint plus rauque… Il ne faut pas que tu te fasses de souci pour ça, continua-t-elle. Excuse-moi, est-ce que tu fumes ? J’aurais dû t’en offrir une.

– Non, merci, je ne fume pas.

– Encore du café ?

– C’est pas possible, dis-je. Il faut que j’y aille.

– Est-ce que je te verrai ce soir ?

Toujours cette insistance polie. J’avais envie de lui dire de laisser tomber et de partir car quelque chose chez elle me tapait sur les nerfs. J’avais l’impression de ne rien avoir à faire avec elle, de ne rien avoir à faire avec son mari, ni avec sa grande, son énorme société maritime dans le Nord, de ne rien avoir à faire avec leur richesse, leur maison à Thingholt qu’il leur était égal de faire raser. De ne rien avoir à faire avec ce monde dans lequel les serveurs s’inclinaient et faisaient des courbettes en apportant des plateaux pleins de gâteaux.

– Je sais que mon mari a très envie de te rencontrer, dit-elle.

Encore son insistance.

– C’est que… dis-je en essayant de trouver les mots justes. Tout cela est très tentant, mais je ne sais pas où je vais. Je ne sais pas qui tu es, je ne t’ai jamais vue avant. Je sais qui est ton mari et je connais un peu son entreprise, comme tout le monde en Islande probablement. S’il veut m’engager pour un travail ou une mission, il peut me contacter au bureau tout comme les autres. Merci pour le café.

Je me levai, elle m’imita et me serra la main.

– Alors, tu n’as pas l’intention de venir au bal ce soir ? dit-elle. Elle me regarda de ses yeux bruns, ignorant ma tentative de lui montrer que je n’avais en rien besoin de leur couple ou de leur argent.

– Je ne connais personne.

– Tu me connais, moi, dit-elle, et ses yeux souriaient comme si nous avions déjà un petit secret en commun.

Lors des interrogatoires, j’ai clamé mille fois mon innocence. Mon avocat me l’avait conseillé dès le début.

Je ne sais pas ce qu’il pense de mon affaire. J’ai mis ma vie et mon honneur entre ses mains et il faut que je lui fasse confiance. Je sais qu’il a plaidé lors de quelques grands procès. Il est venu une fois chez nous au cours de droit pénal et il a parlé un peu de ses procès. Il a défendu des trafiquants de drogue, des cambrioleurs, des criminels et des assassins. La police le connaît très bien. Il est un peu le vieil ami des gardiens. Il a la soixantaine, il est svelte, chauve, la moustache tombante, ce qui lui donne un air inutilement triste.

– Qu’est-ce que disent les gens ? lui ai-je demandé un jour. Qu’est-ce que les gens pensent ?

– Ne te fais pas de souci pour ça, dit-il en ouvrant un grand porte-documents.

– Où est-ce que ça en est pour mon recours ?

– La Cour suprême l’a rejeté. Tu vas rester ici aussi longtemps que le veut la police.

– Je ne coopère probablement pas assez, dis-je.

– Tu n’as même pas voulu me parler, dit-il en se lissant la moustache.

C’était vrai. J’avais du mal à parler de ce qui s’était passé. Du mal à le reconnaître. Il disait qu’il était patient. Que c’était ma vie qui était en jeu. Et il disait aussi que je n’améliorais pas ma situation. Qu’il fallait que je sois davantage volontaire pour coopérer aussi bien avec lui qu’avec la police. Je sais très bien ce qu’il voulait dire. La détention provisoire vous amène à réfléchir et à replacer les choses dans leur contexte.

– Quoi qu’il en soit, dit-il, voilà quelques livres pour toi, pour que tu aies quelque chose à lire.

Il me tendit un roman, une biographie d’un homme politique et le récit d’un homme innocent resté des semaines et des mois en détention provisoire.

– J’ai pensé que ça pourrait t’aider un peu, dit-il.

– J’en ai encore pour longtemps ici, hein ? dis-je.

Il haussa les épaules.

– Les perspectives ne sont pas bonnes, dit-il. Si seulement tu voulais dire exactement ce qui s’est passé.

– Qu’est-ce que les gens disent ? ai-je redemandé.

– Ne te fais pas de souci pour ça, dit-il. J’ai d’autres chats à fouetter que de m’occuper du qu’en-dira-t-on.

Les policiers qui mènent l’enquête sont au moins quatre. J’ai tout lieu de penser qu’ils sont assistés de toute une armée de collaborateurs. Ce sont ces quatre-là qui m’interrogent, deux par deux. C’est comme au cinéma. On croit toujours que la vie n’est pas comme au cinéma, mais en fait c’est pareil. Dans la salle d’interrogatoire, il y a une grande glace et je sais que parfois il y a des gens de l’autre côté, même si je ne les vois pas. Sûrement des huiles. Ils ne sont pas toujours en train de nous regarder. À voir les enquêteurs, je sais quand il y a des gens qui observent. Si c’est le cas, ils sont plus coincés et se tiennent sur leurs gardes. Ils soignent leur langage. C’est ça qui leur importe. Ils se font aussi beaucoup plus de souci que moi. Lorsque leurs supérieurs ne sont pas de l’autre côté, ils sont plus détendus. Ce sont tous des inspecteurs de la Criminelle et ils m’interrogent toujours à deux comme si c’était leur tour de garde.

Il y a une femme dans le groupe. Je ne sais pas du tout comment la juger. Elle garde une certaine distance. Les autres peuvent blaguer, même si l’affaire est sérieuse. Mais elle, elle ne sourit jamais. Peut-être qu’elle est comme ça. Peut-être qu’elle a peur de moi. Elle me regarde d’un air sévère et lit ses questions sur sa feuille, ce qui fait un peu théâtral. L’interrogatoire lui-même est un peu une pièce de théâtre. La scène est délimitée, les acteurs peu nombreux, l’intrigue est dramatique et, comme toujours, le plus mauvais acteur a un gage.

Lorsque j’ai posé une question à propos de la glace, ils ont dit qu’elle avait été récemment installée, tout comme l’appareil enregistreur. Il y avait eu un jugement contre la police qui depuis lors enregistrait tous les interrogatoires.

– Qui sont les gens derrière la glace ? demandai-je.

– Il n’y a personne, me fut-il répondu.

– Alors pourquoi est-ce que vous avez cette grande glace-là ?

– C’est nous qui posons les questions, dirent-ils.

– Et vous ne trouvez pas ça drôle ? Une grande glace comme ça dans cette petite pièce ?

– Ça ne nous regarde pas.

Un jour, ils ont essayé ce truc qu’on voit dans tous les films policiers. Ça n’a pas marché et ils m’ont fait revenir. Il n’y avait évidemment personne derrière la glace parce qu’ils ne soignaient pas spécialement leur langage et étaient détendus, jusqu’à ce que l’un d’eux commence à s’exciter comme s’il voulait me provoquer tandis qu’un autre faisait semblant de le calmer.

Lorsqu’ils virent que je souriais, ce fut comme si la baudruche s’était dégonflée et ils arrêtèrent.

C’est l’unique fois où j’ai ri ici.

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