24
Clic-clac, clic-clac, clic-clac…
Je suis couchée dans le noir et je me perds dans le décompte des bruits de pas qui s’éloignent. Il y a tellement de choses qui se bousculent dans ma tête. Les pensées vont et viennent sans que j’aie prise sur elles. Elles m’assaillent de toutes parts, d’autant plus importunes que je voudrais les refouler et n’avoir jamais eu à m’y confronter. J’essaie de purifier mon esprit de toutes ces idées qui m’ont tourmentée ces derniers temps et de penser à autre chose, mais c’est difficile. Elles font toujours irruption lorsque j’essaie de rester assise auprès de papa et que le soleil qui pénètre par la fenêtre éclaire les fleurs que je lui ai apportées. Il est là couché, immobile et harassé, et il me regarde.
Je regarde ses mains qui étaient si vigoureuses et si jolies. Je me souviendrai toujours de sa manière de se laver les mains, longuement et soigneusement, comme un chirurgien.
Il ne peut plus parler. Sa respiration est courte. Je sais qu’il n’est pas content de partir, et c’est bien ça le pire. Je le vois dans ses yeux. À la manière qu’il a de me regarder et de me dire en silence qu’il n’est pas juste de mourir.
Ce n’était pas juste non plus que Tozzi meure. Je le sais. Personne ne voudrait mourir comme Tozzi est mort. De manière grotesque. Sans se douter de rien. Subitement. Assassiné. Le genre d’homme qu’il était n’a aucune importance. Personne ne devrait mourir comme Tozzi. J’ai eu le temps d’y réfléchir. J’ai eu le temps de me repentir et je me repens sincèrement. Je me repens sincèrement de ce que j’ai fait. Je sais que cela n’a pas beaucoup de poids de dire cela après coup, mais je pense vraiment ce que je dis. Je me repens sincèrement. Malgré tout ce qu’il m’a fait. Maintenant, je sais que ce n’était qu’une partie de cet imbroglio criminel.
J’ai détruit les souvenirs que je possédais encore des derniers jours de la vie de papa. Chaque fois que je pense à lui, l’image de Tozzi vient s’interposer. Papa a eu le temps de faire ses adieux et de mettre ses affaires en ordre, et il a attendu pendant de longues nuits pleines de souffrance que la mort vienne le chercher. Il a réglé ses comptes avec la vie et même s’il n’était pas content d’avoir le dessous et de mourir, il savait qui était son ennemi. Tozzi, lui, ne savait rien. Bettý et moi, c’est nous qui avons été la mort pour lui et nous l’avons expédié dans les ténèbres tandis qu’il gémissait. Est-ce que ça aurait changé quelque chose si l’issue avait été différente ? Est-ce que je me serais repentie autant ? Suis-je parvenue à me connaître moi-même ? Me suis-je jamais connue ?
Je vois les choses se produire comme dans un cauchemar de neige blanche.
J’essaie de refouler tout ça, mais je ne peux pas. Je ne peux pas. Qu’ai-je fait ? Comment est-ce que ça a pu en arriver là ?
Il gisait là, désemparé, au fond de la crevasse, levait les yeux et les gardait fixés sur nous. Lorsque nous l’avons traîné jusqu’au bord de la crevasse, il était sans connaissance. Bettý l’avait mis à l’arrière de sa motoneige et amené jusqu’à la crevasse. Je suivais derrière sur l’autre motoneige. Le chemin n’était pas long pour arriver à la zone des crevasses. Bettý connaissait bien le terrain. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être qu’elle l’avait souvent parcouru avec Tozzi auparavant, sans doute en été. Ce que je sais, c’est qu’elle était très bien préparée.
Lorsque nous l’avons poussé de la motoneige puis dans la crevasse, nous croyions qu’il était mort. Il est tombé, sa tête a heurté le rocher, on a entendu un bruit sourd horrible et il s’est retrouvé sur le dos. Un étrange silence s’en est suivi, mais tout à coup nous l’avons entendu gémir. Nous nous sommes regardées. Nous nous sommes penchées davantage au bord et nous l’avons vu nous regarder. Je ne peux oublier la douleur qui se lisait sur son visage, qui reflétait l’incompréhension, la terreur. C’était la même expression de souffrance que mon père avait eue lorsqu’il était sur son lit de mort. Il donnait l’impression d’essayer de nous appeler. Ensuite, il avait fermé les yeux.
– Nous pouvons peut-être le sauver, dis-je à Bettý.
– Déconne pas, dit-elle. Il est mort.
– Je ne savais pas que tu voulais faire ça. Qu’est-ce que tu avais planifié ?
– Tu croyais qu’on venait faire quoi là ? dit-elle sur un ton cassant. Jouer à la belote ? N’essaie pas de dégager ta responsabilité ! Nous sommes ensemble dans cette affaire. Dans cette affaire, nous sommes ensemble, répéta-t-elle. Plus tôt tu t’en rendras compte et mieux ça vaudra. Tu comprends ?
Elle fixa les yeux sur moi.
– Voilà l’homme qui t’a violée, dit-elle. L’homme qui m’a battue pendant toutes ces années. L’homme qui était entre nous deux. Nous sommes débarrassées de lui. Nous sommes libres.
– D’accord, dis-je. D’accord, Bettý.
J’essaie de ne pas trop penser à cette scène au bord de la crevasse où elle m’embrassa sur la bouche en me prenant dans ses bras et où elle me dit que c’était ça que nous voulions toutes les deux et dont nous désirions ardemment la réalisation. Je ne sais pas combien de temps nous sommes restées debout près de la crevasse, au-dessus du cadavre de Tozzi. En vérité, j’avais perdu la notion du temps jusqu’à ce que nous arrivions à la ferme et que nous racontions un mensonge, que Tozzi s’était perdu en route. C’est Bettý qui dirigeait totalement notre équipée. Elle semblait savoir exactement ce qu’elle avait à faire et avoir tout organisé jusque dans les moindres détails. Qui plus est, le temps lui était à vrai dire favorable en cette saison.
Lorsque je regarde en arrière, je me rappelle que Bettý s’était agenouillée à côté de Tómas après le premier coup et qu’elle le frappa ensuite à la tête de toutes ses forces à deux reprises. Elle voulait être sûre de son coup. En arrivant à la maison, elle brûla sa combinaison de ski ensanglantée dans la cheminée et dispersa les cendres dans la tempête.
À quoi bon se repentir ? Ça ne me sert à rien. Je me repens et je prie Dieu de me pardonner, mais ça ne me fait pas aller mieux. J’ai fait venir un pasteur chez moi. Je le lui avais demandé. J’ai parlé avec lui de la mort et de papa. Il m’a dit de prier. Je prie. Je souffre autant. Je ne trouve pas la paix de l’âme. Peut-être que ça changera, si je dis la vérité. Si je dis comment tout cela s’est organisé. Si je dis ça à Dóra. Si j’avoue tout. Peut-être que je me sentirai mieux.
Mais qu’est-ce que je dois avouer ?
Qu’est-ce que j’ai à avouer ? Est-ce que je dois avouer que j’aime Bettý, parce que c’est mon seul crime dans tout ça ?
Je voudrais savoir ce que je dois avouer. Je crois que ça m’aiderait beaucoup de le savoir.
Je sais qu’elle m’a évitée pendant les semaines qui se sont écoulées avant de découvrir Tómas. Durant toute cette période, je n’ai joint Bettý qu’une seule fois au téléphone. Je l’ai interrogée à propos de Léo.
– Où es-tu, Bettý ?
Ça a été la première chose que j’ai dite. J’appelais sur l’un de ses numéros de portable. Avant, je l’avais souvent fait sans résultat, mais pour une raison que j’ignore, tout à coup, elle répondit.
– Nous ne devrions pas parler ensemble, dit-elle. Elle avait fumé. Ça s’entendait au téléphone. Et elle avait bu également.
– Pourquoi pas ? dis-je. Pourquoi est-ce que tu m’évites ?
– Il faut vraiment que tu poses la question ? dit-elle. Je te contacterai quand je pourrai. Quand ça ira bien. Tu comprends ? Il faut que tu saches ce que tu as fait. Il faut que tu saches que tu dois être prudente.
– Qu’est-ce que tu faisais à l’hôtel avec Léo ? demandai-je.
– Avec Léo ? À l’hôtel ?
– Qu’est-ce qui se passe avec Léo ? demandai-je. Qu’est-ce qu’il vient faire tout à coup dans cette histoire ?
– De quel hôtel est-ce que tu parles ?
– Ne me raconte pas d’histoires, Bettý, dis-je en baissant la voix. Je sais que vous étiez ensemble à l’hôtel Saga.
– Au Saga ? dit-elle, pensive. On n’était pas ensemble à l’hôtel Saga. Léo est seulement venu me voir dans la journée. J’étais en réunion à Reykjavík pour Tozzi et l’entreprise. Tu vas pas me faire de la paranoïa. Pour l’amour du ciel, arrête ces bêtises.
– Il venait seulement te chercher ?
– Évidemment ! Arrête ça !
Nous nous tûmes.
– Est-ce que tu leur as parlé de Léo ? demanda-t-elle. Tu as parlé de Léo à la police ?
– Oui, dis-je. Je leur ai dit qu’il devait venir avec moi vous voir, toi et Tozzi. Tu le leur as dit toi aussi.
– Et alors ?
– Je crois qu’ils m’ont crue. On ne pourrait pas se voir ? Seulement une fois.
Je la suppliai. Je ne désirais rien autant que de la voir et d’être auprès d’elle.
– C’est exclu, mon amour, dit-elle tendrement. Quand tout ça sera fini, alors… Il faut que tu sois forte. Sois forte comme moi et alors tout ira bien.
Je me calmai. Pourtant, il y avait quelque chose qui me contrariait. Une chose qu’elle avait dite et que je ne comprenais pas.
– Ma chérie, il faut que je parte, dit-elle.
– Qu’est-ce que tu entends par “il faut que je sache ce que j’ai fait” ? dis-je. Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Quoi ?
– Tu as dit qu’il fallait que je sache ce que j’avais fait. Qu’est-ce que tu entends par là ? Pourquoi est-ce que tu as dit ça ? Comme si c’était moi qui avais fait ça !
– Quand est-ce que j’ai dit ça ?
– Tout à l’heure ! Tu as dit : “Il faut que tu saches ce que tu as fait.” Qu’est-ce que tu entends par là ?
– Calme-toi, Sara, je ne sais vraiment pas de quoi tu parles. Et nous ne pouvons pas continuer à parler comme ça au téléphone. Nous ne pouvons pas.
– C’est comme si j’étais toute seule dans cette histoire, c’est ça que tu veux dire ? Que c’est moi seule qui ai fait ça ? C’est ça que tu veux dire ?
Elle raccrocha. Je lui criai : Bettý ! Bettý ! Bettý ! Mais elle n’était plus là.
C’est tout de suite après ça que je suis allée glaner des renseignements. Je comprenais Bettý quand elle disait que nous ne pouvions pas nous contacter pour le moment, que c’était trop risqué, mais j’étais inquiète après avoir appris qu’elle était allée à l’hôtel Saga avec Léo. Le lieu de nos rendez-vous. Bettý disait qu’il était juste venu la chercher et je m’en étais contentée. C’était bien possible, mais deux jours plus tard ça ne collait plus.
Car alors je suis tombée par le plus grand des hasards sur l’ancien drh de Tozzi. Je ne l’avais pas revu depuis que j’avais fait sa connaissance à je ne sais plus quelle occasion. Je me suis tout de suite dit qu’il m’avait peut-être déjà vue une fois lors d’une réunion chez Tozzi.
C’était à la Maison des pays nordiques. Je me promenais et, avant de m’en apercevoir, j’étais arrivée à l’université et au bâtiment du droit où j’avais fait mes études il y a des lustres de ça, je crois bien. Je suis descendue jusqu’à Vatnsmýri, je me suis assise à la cafétéria de la Maison des pays nordiques et, avant que j’aie réalisé, le drh est venu vers moi. Il avait la cinquantaine et était assez corpulent, il s’appelait Óskar. Je lui ai serré la main.
Il n’était plus dans l’entreprise ; il avait arrêté à peu près au moment où j’avais commencé à travailler pour Tómas, me dit-il, mais il se souvenait de moi, à l’occasion d’un cocktail, il me semble. Il était maître de conférences à l’université, au département d’études commerciales, si je me souviens bien.
– Ça a dû être affreux ce qui s’est passé dans les montagnes, dit-il, sachant pertinemment que j’avais fait partie de l’expédition au cours de laquelle Tómas était mort. Je ne lui ai pas demandé comment il était au courant. Aux informations, ils n’avaient parlé que des “invités” qui étaient chez Tozzi et aucun nom n’avait été cité. Le qu’en-dira-t-on s’entend à combler les lacunes, et de façon étonnamment juste dans la plupart des cas.
– Tu sais que j’étais avec lui ? dis-je.
– On entend dire tellement de choses, dit-il. Bettý, sa femme et toi, si j’ai bien compris. C’est ta grande amie, n’est-ce pas ?
– Je préférerais ne pas en parler, dis-je en ajoutant que j’attendais quelqu’un. J’ai regardé l’heure, je crois, pour indiquer que je voulais qu’on me laisse tranquille. J’essayais de savoir si j’avais remarqué quelque chose dans le ton de sa voix quand il avait affirmé que Bettý était ma grande amie. Je ne sais pas si j’ai rougi. Je regardai par la fenêtre de la cafétéria le petit étang situé près de la maison.
– Oui, évidemment, dit-il, mais il ne faisait toujours pas mine de partir. C’est horrible de partir comme ça. Et qu’on ne vous retrouve pas.
– Ils le retrouveront, dis-je.
J’étais au bord des larmes. Le temps était calme dehors, il faisait froid et la surface de l’étang était lisse comme un miroir.
– Bon, dit-il en semblant enfin se rendre compte que je voulais être tranquille. Je ne voulais pas te déranger. J’ai été content de te voir. Tu penses faire toujours partie de l’entreprise à l’avenir ?
– Je crois bien que non, répondis-je.
– Bettý le voudrait sûrement. Elle s’est assez battue pour qu’on t’engage.
Je hochai la tête, heureuse qu’il veuille enfin s’en aller. Il tourna les talons et quitta la cafétéria. Je le suivis du regard et le vis s’arrêter devant des objets d’art dans le hall d’entrée. Il y avait une exposition en provenance du Groenland sur les ustensiles des pêcheurs de phoques.
Je me mis à sourire toute seule : les gens croient toujours tout savoir alors qu’en fait ils ne se doutent de rien. Ce n’était pas Bettý qui s’était battue pour que je sois engagée. C’était Tómas Ottósson Zoëga lui-même qui voulait m’avoir à cause de mes connaissances juridiques et de ma spécialisation dans les affaires européennes, et il avait envoyé Bettý m’en parler. Le qu’en-dira-t-on avait défiguré la réalité.
Le qu’en-dira-t-on…
Je jetai un coup d’œil dans le hall et me levai pour rejoindre l’ex-drh. Il était plongé dans la contemplation d’anciens ustensiles en fer exposés dans une vitrine et il fut étonné de me voir tout à coup à côté de lui.
– C’était Tómas, dis-je, qui voulait m’avoir pour l’entreprise. Pas Bettý. Tu t’es mépris. Je voulais seulement… Il y a tellement de choses qu’on a dites et mal comprises. Je voulais seulement faire une mise au point.
– Évidemment, dit-il. C’est peut-être moi qui ai mauvaise mémoire, mais ça n’a pas d’importance.
– Pour moi ça en a, dis-je en restant là, embarrassée, à côté de lui, ne sachant si je devais en dire davantage ou bien m’éclipser.
– C’est juste…
Il hésita.
– Quoi ?
– C’est juste ce que Tómas m’a dit alors, quand il m’a appris que tu étais embauchée.
– Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
– Je ne veux pas te blesser, dit-il. Il avait tort, d’ailleurs. Je sais que tu es parvenue à de très bons résultats dans la coopération avec les Allemands.
– Je ne sais pas de quoi tu veux parler, dis-je. Qu’est-ce que Tómas a dit ?
Il s’avança vers une autre vitrine, regarda ce qu’il y avait dedans et considéra différents modèles d’anciens couteaux à vider le poisson groenlandais.
– Il a dit qu’il ne savait pas quoi faire de toi et doutait que tu obtiennes jamais des résultats.
– Comment ?
– Il doutait que tu obtiennes des résultats.
– Il a dit ça ?
– Comme je l’ai dit, il avait tort. Je lui ai dit qu’on ne pouvait pas savoir ce qu’il adviendrait s’il te prenait. Et, franchement, il n’était pas enchanté à l’idée de t’engager. Il avait du mal à y voir un intérêt.
– Mais… pourquoi est-ce qu’il m’a engagée ?
Je posais cette question sans réfléchir, totalement déconcertée par les paroles de l’ancien drh, mais j’y avais déjà répondu avant même qu’il ne dise quoi que ce soit.
– À ce que j’en sais, on lui a forcé la main, dit l’homme.
Je fixai les yeux sur les anciens couteaux à vider le poisson et, d’un seul coup, une foule de pensées me traversèrent l’esprit pour s’arrêter sur Bettý pénétrant dans la salle de cinéma la première fois que je l’ai vue.
– Si j’ai bien compris, sa femme lui a dit que tu serais une bonne collaboratrice parce que tu étais spécialiste de l’espace économique européen. Et…
Il hésita.
– Et quoi ? fis-je, les yeux fixés sur les couteaux.
– Et il a cédé.