21

J’ai vu le sang jaillir de sa tête dans toutes les directions. J’ai hurlé après Bettý et j’ai vu Tómas tomber à genoux et s’affaisser dans la neige. J’ai eu un haut-le-cœur et j’ai vomi. Je regardai du coin de l’œil, j’ai vu Bettý baisser le marteau et Tómas étendu immobile dans la neige.

Je l’avais évité après qu’il m’avait agressée à Akureyri. Bettý savait qu’après ça je ne voudrais plus travailler avec lui. Je ne voulais plus le voir après l’horreur qui s’était abattue sur moi. Je ne voulais plus lui parler. Je ne voulais plus avoir affaire à cet individu. J’aurais vraiment voulu le traîner devant les tribunaux, mais Bettý m’en avait dissuadée. Elle avait dit que ce ne serait pas raisonnable, vu ce qu’elle avait en tête. Elle venait de prendre sa décision. Elle était venue avec des idées bien arrêtées et avait dit qu’il fallait que je fasse comme si de rien n’était si elles venaient à se réaliser.

Je sais qu’elle avait dit à Tómas que nous devrions nous réconcilier. Elle me dit à ce moment-là que maintenant ça serait l’occasion. Ils étaient partis la veille. Lorsque je suis arrivée, ils allaient en promenade de motoneige. Ils étaient prêts à partir. Tómas et moi, nous ne nous saluâmes pas. Il était dehors en train de faire vrombir sa motoneige. Il n’avait ni casque ni lunettes de protection. Bettý me dit de me dépêcher de mettre ma combinaison de ski et de m’asseoir derrière elle. Tómas avait filé avant nous.

Bettý avait dit que “Maintenant, ça serait l’occasion”. J’essaie de ne pas trop y penser. Je trouve qu’il y a quelque chose de bizarre là-dedans. Peut-être comme dans un polar. Parfois, je crois que je suis allée là-bas pour arrêter Bettý. Parfois, pour voir jusqu’où elle était prête à aller. Parfois, je trouve que je suis allée jusque là-bas pour être éventuellement témoin d’un meurtre.

Je n’ose plus m’endormir. Tómas me poursuit jusque pendant mon sommeil. À chaque fois que je me couche, il est là, dans la crevasse, et lève les yeux vers moi d’un air accusateur. Je n’arrive pas à me débarrasser de lui. Je redoute de m’endormir et de le rencontrer à nouveau et de revoir la scène : le sang, le marteau, Tómas.

Et Bettý avec une horrible tête d’assassin et des taches de sang sur le visage.

Je ne vais pas éluder ma responsabilité. Ce serait indigne et je ne le ferai pas. J’ai fait ce qu’elle m’a dit de faire et je l’ai aidée à cacher les traces. Je l’ai suivie aveuglément. J’aurais fait n’importe quoi pour elle. Je l’ai déjà dit. Elle avait sur moi un ascendant diabolique que j’ai du mal à m’expliquer, mais qui a fait que je me suis laissée aveugler. J’avais le sentiment que nous pourrions nous en tirer comme ça. J’avais le sentiment que nous pourrions faire croire à un accident et qu’ensuite nous serions libres. Bettý avait son argent. Moi, j’avais Bettý.

Avant de nous mettre en route pour suivre Tómas sur sa motoneige, Bettý m’a demandé si quelqu’un m’avait vue quitter la ville.

– Non, dis-je. Je suis partie de bonne heure. Il faisait nuit noire.

– Tu t’es arrêtée en route quelque part ?

– Non, je suis venue ici par le chemin le plus direct. Personne ne m’a vue.

– Tu as rencontré quelqu’un hier soir ?

– Non.

– Tu as appelé quelqu’un ou quelqu’un t’a appelée ?

– Non, dis-je.

Elle hocha la tête.

– Viens, dit-elle. On s’en va.

Ils n’ont pas trouvé le corps. Malgré toute cette technique, les machines, les chiens et les patrouilleurs chevronnés. Le temps se gâtait. Il n’était pas possible d’utiliser les hélicoptères. Les patrouilleurs furent obligés de rester dans leurs baraquements pendant deux jours et lorsque le temps s’améliora, le paysage était complètement transformé. Bettý et moi n’étions plus d’une grande aide et Bettý commençait à jouer la veuve éplorée. Elle reçut toute la sympathie qu’on doit à une femme dans cette situation. Les gens parlaient à voix basse en sa présence, lui apportaient du chocolat chaud et lui manifestaient une compassion particulière, l’un ou l’autre l’étreignait. Lorsqu’il fut clair qu’à ce stade les recherches ne donneraient aucun résultat, nous avons été redescendues des hauts plateaux en hélicoptère jusqu’à Akureyri. De l’aéroport, on nous reconduisit en voiture chez nous. Bettý s’en alla dans leur grande maison à elle et à Tómas. Lorsque j’arrivai dans le pavillon mitoyen, je m’affalai exténuée sur le lit.

C’était le soir et il faisait noir dans la maison. Partout nuit noire.

Je ne sais pas si je me suis endormie ou si je sommeillais, mais tout à coup j’ai entendu le téléphone sur la table de nuit. C’était Bettý. J’ai entendu qu’elle fumait. Sa voix était rauque.

– Ça va ? demanda-t-elle.

– Non, dis-je. Ça ne va pas. Non. Ils vont finir par découvrir ce qui s’est passé. Ils vont finir par tout découvrir sur nous. Ils vont nous mettre en prison. Non, ça ne va pas, Bettý ! Non !

– Je sais, dit-elle sur un ton apaisant.

– Je ne savais pas que tu allais faire ça et de cette façon-là, dis-je. On n’en avait pas parlé. À quoi tu pensais ? Pourquoi est-ce que tu ne m’as rien dit ?

– C’était l’occasion, dit Bettý. Je crois que tout va bien se passer. Ils ne le trouveront pas tout de suite.

– Mon Dieu, Bettý ! Qu’est-ce que nous avons fait ? dis-je en gémissant. Qu’est-ce que nous avons fait ?

– Rien, Sara, dit Bettý. Souviens-toi de ça. Toujours. Nous n’avons rien fait. C’est le plus important maintenant, de s’en tenir à cette version : Tómas est parti en motoneige et n’est pas revenu. Souviens-toi de ça. C’est très simple. Tómas est parti en motoneige et n’est pas revenu.

– Oh, Bettý…

– Je sais, ma chérie.

J’entendis qu’elle inhalait la fumée de sa cigarette grecque. Je désirais être auprès d’elle. Me serrer contre elle. Être avec elle. Sentir combien elle était forte.

– Tu peux venir ? demandai-je.

Il y eut un silence.

– Bettý ?

– Non, dit-elle. Il nous faut être prudentes. Nous ne devons pas donner matière à commérages, surtout en ce moment. Plus tard, ma chérie, plus tard nous serons ensemble.

– Bettý…

Je sanglotais au téléphone.

– Tout ira bien, Sara. Nous devons rester unies et nous en tenir à cette version. Alors, tout ira bien. C’est compris ?

Je pleurais au téléphone.

– C’est compris ? reprit-elle sur un ton rude.

– Oui, fis-je. Nous devons rester unies. Je le sais.

– Tout ira bien, dit-elle. Fais-moi confiance. Tu le feras ? Tu me fais confiance ?

– Oui, dis-je. C’est… Je te fais confiance…

– Il ne faut pas de contact entre nous pendant les semaines qui viennent.

– Non.

– Tu travaillais pour Tómas et tu étais une amie de la famille.

– Oui.

– J’étais sa bonne et fidèle épouse.

– Oui.

– Il va y avoir du remue-ménage quand on le trouvera…

– Oui, dis-je. Il va y avoir du remue-ménage.

– Léo et toi alliez nous rejoindre, mais Léo a eu un empêchement.

– Oui, répondis-je.

– C’est pourquoi tu es venue seule, dit Bettý.

– Oui.

Ensuite, je me suis rendu compte. Léo ? Elle avait dit Léo ? Qu’est-ce qu’il avait, Léo ?

– Mais je n’avais pas l’intention de venir avec Léo, dis-je. Qu’est-ce que tu veux dire ? Pourquoi est-ce que tu parles de Léo ?

– Ils vont peut-être trouver ça suspect que nous ayons eu l’intention de nous retrouver toutes les deux seules avec Tómas. Tu comprends ? Certains pourraient y voir des saloperies… nous deux et lui… On ne veut pas de ça. J’ai parlé à Léo et…

– Tu as parlé à Léo ? Nous devions aller en ville !

– … Il est prêt à le faire. Il est prêt à dire qu’il avait l’intention d’aller avec toi, mais qu’ensuite il n’a pas pu venir. C’est mieux comme ça.

– Pourquoi Léo ? Il sait quelque chose ? Tu lui as dit… Tu lui as dit quelque chose ?

– Il ne sait rien, dit Bettý. Il fait ça pour Tozzi. Je le lui ai demandé. Il ne dira rien à personne. Il ne veut pas que le nom de Tómas soit traîné dans la boue. Il y a toutes sortes de commérages qui circulent et Léo a la ferme intention d’y mettre un terme.

– Mais il n’a pas voulu savoir pourquoi il devait mentir ? Il n’a pas trouvé ça suspect ? T’es pas cinglée de mêler quelqu’un d’autre à notre histoire ? T’es pas cinglée d’avoir parlé à Léo ? Maintenant, il va se douter de quelque chose et…

– Il n’a jamais posé de questions, dit Bettý. Il ne se doutera de rien. Il a tout de suite compris ce que je voulais dire et il était plus que prêt à empêcher que le nom de Tozzi soit traîné dans la boue.

– Léo ?

– C’est mieux comme ça.

– Pourquoi est-ce que tu ne m’en as pas parlé d’abord ?

– Je n’avais pas le temps.

– Mais…

– Fais-moi confiance.

Je n’avais pas le choix. Je lui ai fait confiance. Je lui avais toujours fait confiance.

Ensuite, elle me donna une version que nous n’avions pas encore répétée ensemble : celle qui dit que Léo voulait m’accompagner chez Tómas, mais qu’il n’avait pas pu venir.

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