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Bettý me téléphonait le soir.

J’étais en train de rentrer chez moi après avoir passé du temps sur un contrat de propriété pour un immeuble dans le quartier de Breidholt. Mon collègue d’université était président de la société des propriétaires et il m’avait confié cette mission parce qu’il savait que je n’avais pas grand-chose à faire. J’avais souvent réfléchi pour essayer de trouver quelque chose d’intéressant à faire. Me spécialiser au ministère des Affaires étrangères. Me trouver une place dans un bureau chez les autres. Ce qui me manquait, c’était l’énergie pour passer à l’acte et, en réalité, je profitais de ma solitude. D’une certaine façon, je n’aurais jamais pu imaginer de travailler chez les autres ou avec les autres. Je suis comme ça et je l’ai toujours été.

Le plus curieux, c’était que Bettý ne m’était pas sortie de l’esprit depuis notre séparation à l’hôtel Saga quelques heures auparavant.

Il y avait quelque chose en elle qui m’intriguait et je crois savoir maintenant ce que c’était. Elle avait une assurance et une prestance qu’à ce moment-là je ne m’expliquais pas. Pour elle, tout cela était une pièce qu’elle avait déjà jouée auparavant. Elle était très consciente de sa beauté et l’avait probablement toujours utilisée pour obtenir ce qu’elle voulait. Je connais peu de femmes aussi conscientes de la force que leur confèrent la beauté et le sex-appeal. Toute sa vie, elle avait mené les gens par le bout du nez et elle était tellement habile qu’on ne s’en apercevait que lorsqu’on se retrouvait dans ses bras.

– Il m’a grondée, dit-elle au téléphone, la voix enrouée comme après avoir fumé des cigarettes grecques.

– Qui ça ? Ton mari ?

– Parce que je n’ai pas parlé du salaire, dit-elle. Nous n’avons jamais parlé de ce que tu aurais comme salaire.

– Mais nous n’avons jamais dit non plus que je ferais quoi que ce soit pour vous.

– Il voulait que je te dise combien tu aurais. Est-ce que tu peux venir ce soir ? Il a très envie de te rencontrer pour t’engager.

Lorsque je regarde en arrière, alors je me dis que peut-être que c’était là. Si j’avais refusé, elle m’aurait fichu la paix et serait allée voir ailleurs. Peut-être qu’elle aurait refait une tentative le lendemain. Peut-être que non. Mais c’est là que j’ai fait ma première erreur.

Probablement que je m’ennuyais. Il n’y avait rien d’excitant dans ma vie et même si je ne recherchais pas absolument quelque chose d’excitant, je voulais du changement. Peut-être que ce travail serait un tremplin pour moi. Plusieurs grandes sociétés maritimes chercheraient à m’employer. Je pourrais travailler dans le domaine que je connais le mieux, dans ma spécialité. Plus de contrats de propriété à Breidholt.

Et ça signifiait aussi de l’argent. Peut-être que c’était de la curiosité. Peut-être que je voulais savoir combien ces gens-là pouvaient offrir et quelles étaient les limites de leur univers de milliardaires. À la vérité, je manquais d’argent, pour ne pas dire plus. Je n’étais peut-être pas précisément ce qu’on appelle pauvre, n’empêche que je n’avais pas un sou vaillant.

– Comment ça se passe ? Il faut que j’achète une entrée ou quoi… ?

– Nous sommes dans la suite la plus grande, fit-elle, et je vis qu’elle souriait. Viens.

Je portais une tenue élégante qui datait de la fin de mes études de droit à la maison. Cela faisait trois ans qu’elle n’avait pas quitté l’armoire. Je n’avais rien d’autre à me mettre. Lorsque je jetai un coup d’œil dans la glace, elle me sembla convenir. Je n’avais pas pris de poids pendant ces trois années. Au contraire. Comme je l’ai déjà dit, je n’avais pas mené grand train.

Je ne savais pas qu’il y avait une suite de luxe spéciale à l’hôtel Saga ni qu’elle était aussi magnifique. Bettý m’expliqua qu’on venait de la rénover. Probablement voyait-elle que j’en restais bouche bée comme un enfant. La femme de la réception a eu un drôle de sourire quand je lui ai dit que j’avais l’intention d’aller dans la suite pour voir Bettý et son époux. Elle n’avait pas plus de trente ans, elle était blonde et un peu potelée avec de gros seins et de jolies hanches. Elle m’indiqua l’ascenseur et me souhaita beaucoup de plaisir.

Beaucoup de plaisir.

J’ai d’abord cru qu’elle disait cela pour le bal. Maintenant, je crois savoir ce qu’elle voulait dire. Son sourire donnait à penser qu’elle y était déjà allée, dans cette suite.

Bettý me reçut à la porte. La suite se composait de trois pièces. Le séjour était démesuré et il y avait une épaisse moquette blanche partout, même dans les deux cabinets de toilette. Des toiles neuves de peintres islandais étaient accrochées aux murs. Elles représentaient des enfants nus aux ailes d’anges et aux visages étonnamment adultes. La table de la salle à manger était en chêne d’Argentine, je me souviens que Bettý me l’avait dit. Elle prenait plaisir à me parler de ces objets. Elle me tendit une coupe de champagne qu’elle venait de prendre sur un plateau d’argent. Il faisait sombre dans cette suite, les rideaux avaient été tirés devant toutes les fenêtres et la lumière était tamisée. Elle avait rendu cette suite aussi confortable que possible. Je sirotais ma coupe de champagne et il me sembla entendre la chaîne de sa cheville tinter.

– Il est en réunion, dit-elle, mais il arrive tout de suite. Je suis vraiment très contente que tu aies pu venir.

Elle souriait et son sourire… Je me rendis enfin compte de la raison pour laquelle j’étais là. La principale raison, c’était elle, Bettý. Dans mon for intérieur, j’avais envie de la revoir, de la voir sourire. Mon Dieu, qu’elle était jolie !

Mon Dieu, comme j’avais envie d’elle !

– Je n’avais rien de précis à faire, dis-je en regardant sa robe de soie extrêmement légère et élégante qui accentuait toutes les rondeurs de son corps. Pas plus de soutien-gorge que lorsque je l’avais vue un peu auparavant.

Je sirotai mon champagne et essayai de regarder autre chose. J’essayai de regarder les tableaux.

– Ne te fais pas de souci pour ta tenue, dit-elle. Les armateurs sont le plus souvent en tricot et en bottes, et au rez-de-chaussée ils sont vraisemblablement complètement soûls.

– Cette suite, ce n’est pas rien, dis-je. C’est là que passent les bénéfices des quotas ?

Mes paroles ne se voulaient pas aussi caustiques, mais d’un autre côté je n’avais rien à perdre. C’était peut-être tout simplement l’envie qui me faisait dire ça. Je ne sais pas. Toute cette richesse me stupéfiait. Ils dépensaient davantage pour un bref voyage à Reykjavík, davantage pour un petit bal qu’un salarié ordinaire ne gagne en six mois.

– Il te reste à voir mon mari, dit-elle en riant. Lorsqu’elle éclata de rire, je m’aperçus qu’elle mettait prudemment la main sur un sourcil, comme si elle avait mal. Je la regardai en souriant et je vis qu’elle avait un œil poché, bien qu’il fût soigneusement caché grâce à tout ce qu’il y a de plus cher en cosmétique. Elle ne l’avait pas lorsque je l’avais vue dans le courant de l’après-midi. Quelque chose s’était sans doute passé dans l’intervalle. Quelque chose entre elle et son mari, c’est ce que je m’imaginais. Je ne savais rien de ces gens et je n’avais sans doute pas très envie de les connaître. Sauf elle. C’est pourquoi je demandai tout de go :

– Tu as un œil poché ?

– Ça se voit ? rétorqua-t-elle, inquiète.

– Pourquoi as-tu un œil poché ? Tu n’en avais pas tout à l’heure.

– C’est une maladresse de ma part, fit-elle. J’étais dans les toilettes avec la porte ouverte quand le téléphone a sonné. Je me suis cognée à la porte en voulant répondre tout de suite. Je ne l’ai pas vue. Ça ne m’était jamais arrivé auparavant. Ça se voit ?

– Non, fis-je.

– Mais toi, tu l’as vu.

– Personne d’autre ne le verra, dis-je.

Elle hésita.

– Tu crois ?

– Ils sont tous là avec leurs bottes et ils sont complètement soûls, dis-je.

Au même instant, la porte de la suite s’ouvrit et son mari entra.

Je savais très bien qui il était : l’un des plus grands armateurs auxquels les médias avaient recours en cas d’informations nouvelles concernant la pêche en mer. Il était grand, grassouillet et très bronzé. Il avait des traits réguliers et ses cheveux commençaient à se clairsemer. Je pensais qu’il me saluerait en me voyant. Bettý, quand elle parlait, donnait l’impression qu’il jugeait important de m’engager, mais lui faisait comme si je n’étais pas là.

– Tout va bien ? demanda-t-il en embrassant Bettý sur son ecchymose. Elle me regarda avec un sourire mystérieux.

– Tu ne salues pas le conseiller juridique ? demanda-t-elle de sa voix grecque qu’elle venait soudain de reprendre.

– C’est toi ? dit-il sèchement en se tournant vers moi.

Nous nous serrâmes la main. Très brièvement. J’essayai de le regarder dans les yeux, mais il regardait déjà vers le bar.

– Tu veux quelque chose ? demanda-t-il à Bettý en se dirigeant vers celui-ci, en faisant comme si je n’existais pas. Je me disais que son comportement était étonnant, s’il tenait tant que ça à m’engager.

– Du gin, dit-elle. Et toi ? me demanda-t-elle.

– Je crois bien que je vais m’en aller, dis-je. Je ne peux pas rester.

– So busy ? dit l’armateur en versant un gin.

– Au revoir, fis-je à l’adresse de Bettý.

– Tu gagnes combien par an ? demanda-t-il.

Sur le point de quitter la suite, je me retournai lorsqu’il se mit à rire. Je m’arrêtai net et le regardai sans comprendre ce qu’il trouvait drôle.

– Ces juristes, dit-il.

– Qu’est-ce qu’ils ont ? dis-je.

– Ils se croient supérieurs aux autres.

Je regardai Bettý et je vis qu’elle était gênée.

– Tu es toujours aussi grossier ? fis-je.

Il se dirigea vers moi.

– Je ne savais pas que les juristes pouvaient être aussi susceptibles, dit-il.

– Tozzi… dit Bettý. C’est vraiment un besoin chez toi de te comporter comme ça ?

Je me souviens avoir pensé que c’est l’argent qui avait créé cet homme. J’aurais pu lui dire ce que je pensais de ces petits merdeux qui n’ont jamais eu envie de se cultiver parce qu’ils tiennent la culture pour une perte de temps et une idiotie. Qu’ils avaient des complexes parce qu’ils savaient que les gens qu’ils engagent sont bien meilleurs qu’eux. Je ne savais pas s’il était capable de lire une autre langue. Et il était sûr de lui, comme tous ceux qui n’ont pas besoin de se soucier de gagner leur vie. Il croyait qu’il avait le droit de faire tout ce qu’il voulait parce qu’il était riche. Son air assuré avait une odeur d’argent.

Elle l’appelait Tozzi.

Je ne sais pas pourquoi cela me vint à l’esprit. Peut-être à cause de sa façon à elle de le regarder. Il y avait quelque chose entre eux que je ne comprenais pas et que je ne comprends toujours pas. Quoi qu’il en soit, je ne pus m’empêcher de poser une question :

– Je peux utiliser les toilettes ? dis-je en regardant Bettý.

– Bien sûr, dit-elle, et je la sentis soulagée de voir la tension retomber. Je regardai en direction de Tozzi et ma bouche se tordit en un rictus.

Je regardai la glace des toilettes. Ils se disputaient violemment dans la pièce. À mon sujet. Elle avait laissé entendre qu’il était très désireux de m’engager comme juriste, mais son accueil n’était pas précisément aimable et je ne comprenais pas ce qui se tramait. Je jetai un coup d’œil autour de moi. Mes soupçons se révélèrent fondés. Il y avait un téléphone dans la salle de bain. C’était une suite de luxe et il y avait sûrement aussi un téléphone dans l’autre salle de bain.

Elle avait déclaré s’être cognée contre la porte lorsqu’elle avait voulu répondre au téléphone. Pourquoi n’avait-elle pas répondu avec le téléphone de la salle de bain ? Pourquoi mentait-elle au sujet de son œil poché ? Est-ce que c’était Tozzi qui lui avait fait ça ? Est-ce que Tozzi était assez riche pour se croire autorisé à battre sa femme ?

Je tirai la chaîne et fis couler l’eau du robinet dans le lavabo. J’attendis trente secondes et je sortis. Ils s’étaient disputés tout le temps que j’étais dans la salle de bain.

– L’affaire est dans le sac, dit Bettý en regardant Tozzi. La question est juste de savoir combien tu prends de l’heure.

Je réfléchis avant de sortir un chiffre absurde.

– D’accord, dit-il.

– Ça ne m’intéresse pas de travailler pour toi, dis-je en me dirigeant vers la porte.

J’entendis derrière moi qu’il éclatait de rire. J’ouvris la porte en me retournant et je la regardai.

Ses petits seins se dessinaient sous la robe. Elle se tenait sous un éclairage particulier et je m’aperçus qu’elle n’avait pas de petite culotte.

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