28

Je ne me souviens plus comment je suis rentrée de chez Stella. Je ne me souviens plus de la circulation qu’il y avait. J’ai pris congé d’elle en pensant à autre chose. Elle m’a demandé si ça allait. Elle avait vu que quelque chose m’avait déconcertée et elle ne savait pas quoi. Pauvre Stella ! À la maison, je m’étendis sur le canapé, totalement épuisée et en plein désarroi. Je ne savais plus quoi penser. J’étais complètement désorientée. Le monde tournait sur lui-même devant mes yeux et je n’avais plus aucune prise sur lui.

Léo et Bettý.

Tout le temps. Léo et Bettý, et ensuite moi, qui devais encaisser le coup.

J’étais allongée comme paralysée sur le canapé et j’essayais de remettre toutes les choses en place. Quand avaient-ils commencé à organiser l’assassinat de Tómas ? Quand Bettý avait emménagé chez lui ? Quand leurs relations avaient commencé à se détériorer ? Et comment suis-je entrée en scène ? Pourquoi moi ?

Le téléphone se mit à sonner dans l’obscurité. Je me traînai jusqu’à lui et répondis. C’était le directeur de l’entreprise à Akureyri. Il avait besoin de réponses juridiques à propos de certaines affaires sur lesquelles je travaillais et il demandait quand j’allais lui remettre mes conclusions. Pour l’apaiser, je lui racontai un gros mensonge. Ensuite, je me mis à lui parler de Tómas et lui appris qu’ils avaient enfin retrouvé son corps. J’écoutai en pensant à autre chose et il me vint à l’esprit de l’interroger à propos de Léo. Je tournai autour du pot en faisant état de la longue amitié entre Tómas et Léo.

– Léo n’était pas particulièrement ami avec Tómas, s’empressa de dire le directeur. Il a débuté ici il y a environ quatre ans et il est rapidement devenu son bras droit. Il faisait la pluie et le beau temps dans l’entreprise. Il s’est introduit auprès de lui avec son baratin. Il est comme ça, Léo. Il a du bagout.

À entendre cet homme, il n’était pas non plus très favorable à Léo.

– Mais alors pourquoi a-t-il été engagé ? demandai-je.

– C’est Bettý qui l’a voulu.

– Bettý ?

– Elle a dit que c’était un parent à elle ou quelque chose comme ça.

– Un parent à elle ?

– Oui.

– Léo n’est pas un parent de Bettý, dis-je en serrant les dents. Il entendit que j’étais en colère et cela suscita sa curiosité.

– Pourquoi tu poses toutes ces questions sur Léo ? dit-il d’une voix qui trahissait son étonnement.

Je ne savais pas quoi dire et je raccrochai. J’arrachai le fil du téléphone et le jetai à terre.

Je luttais pour retenir mes larmes.

Il fallait que je voie Bettý. Il fallait que je lui parle. Il fallait que je l’entende de sa bouche. Il fallait qu’elle me le dise.

Je tressaillis lorsque mon portable se mit à sonner sur la table du séjour. C’était la mélodie de Tónaflód12 : The Hills are alive with the Sound of Music. Je parvins à la table et fixai des yeux ce téléphone avec cette musique insensée qui me résonnait aux oreilles. Ça ne s’arrêtait pas. Je le pris et répondis.

– C’est la police, dit une voix.

– Tu es en train de nous dire que tu as eu des relations sexuelles avec Bettý ?

À l’évidence, Lárus ne me croyait pas.

– Toi et Bettý ensemble ? dit Dóra.

Dóra toujours classe. Toujours polie. Elle ne se départait jamais de son calme, quoi qu’il arrive. Est-ce qu’elle était seule, comme moi ? Elle avait les mains sur la table qui nous séparait et je cherchai une alliance, mais je n’en vis aucune. J’eus le sentiment qu’elle était seule. Ça se voyait à son air. Elle souriait rarement. Et peut-être que personne ne souriait jamais dans cette pièce.

– Je crois que Bettý est insatiable, dis-je en regardant Lárus. Ça n’a pas d’importance pour elle que ce soient des gars ou des filles, des hommes ou des femmes. Bettý ne pense qu’à elle, pour elle tout est bon à prendre.

Ils étaient assis et attendaient que j’en dise davantage. Je regardai vers la grande glace. Il me semblait qu’elle était encore derrière. C’était seulement une impression. Peut-être qu’elle n’y était pas. Elle n’y avait sans doute jamais été. Je pensais parfois si fort à elle que je croyais sentir sa présence.

– Je n’ai pas tué Tómas, dis-je. Ce n’était pas moi. Je vous l’ai dit cent fois.

– Qui ça alors ? dit Dóra.

– C’était Bettý, dis-je. C’est Bettý qui a tué Tómas et l’a jeté au fond de la crevasse. Je vous l’ai dit des centaines de fois.

Lárus souriait. Il était donc possible de sourire dans cette pièce hideuse.

– Bettý dit tout autre chose, dit-il. Elle dit que c’était toi. Et elle a un alibi.

– Et ensuite il y a le petit marteau, dit Dóra.

Je vis que je lui faisais pitié.

– Oui, évidemment, dis-je. Le petit marteau. Je vous ai tout dit là-dessus.

– Seulement nous ne te croyons pas, dit Lárus. C’est aussi simple que ça.

– Et tu n’as guère d’espoir que ça change, dit Dóra.

Stella se rappelait bien le nom de la fille de Dalvík qui avait participé au concours de beauté à l’époque. Celle qui était dingue de Bettý. Elle pensait qu’elle habitait encore à Dalvík, mais il n’y avait personne qui avait ce prénom dans l’annuaire. Elle avait un prénom plutôt rare. Peut-être était-ce à cause de ça que Stella se le rappelait : Minerva.

Quelques personnes avec ce prénom figuraient dans l’annuaire de Reykjavík et je recommençai à téléphoner. La soirée était avancée. Je ne sais pas exactement ce que je recherchais ni pourquoi je voulais me faire souffrir en en entendant davantage sur Bettý, mais je pensais que j’avais l’obligation de réunir le plus de renseignements possible sur elle.

J’ai parlé à trois Minerva avant de tomber sur la bonne. Elle se souvenait de Bettý mais, à la différence de Sylvía et de Stella, elle me raccrocha tout de suite au nez. Je vérifiai son adresse et me mis en route.

Minerva habitait dans un grand pavillon de Fossvogur. Deux voitures neuves, une jeep et une bmw stationnaient devant un garage double. Une femme de l’âge de Bettý vint ouvrir. À l’évidence, elle ne s’attendait pas à avoir de la visite.

– C’est moi qui ai appelé tout à l’heure, dis-je. Au sujet de Bettý.

Sans un mot, elle s’apprêtait à me claquer la porte au nez, mais je m’interposai.

– Je n’en ai pas pour longtemps, dis-je.

– Va-t’en ! dit-elle.

– Il faut que tu m’aides.

– Qui est-ce ? entendis-je appeler à l’intérieur de la maison et je vis un petit garçon arriver dans l’entrée.

Minerva ouvrit la porte.

– Personne, dit-elle au garçon. Je t’en prie, me dit-elle.

J’hésitai.

– Dis à papa que j’ai besoin du vestibule un moment. C’est une dame qui collecte de l’argent pour un voyage scolaire.

Minerva était prompte à mentir. Le garçon disparut à l’intérieur, elle m’entraîna dans le hall et referma après nous.

– Qu’est-ce que tu me veux ? dit-elle à voix basse.

– Seulement quelques renseignements, dis-je. Sur Bettý. Tu l’as connue dans le Nord.

Je regardai autour de moi et, d’après une photo, il se pouvait que son mari soit dentiste.

– Pourquoi tu poses des questions sur Bettý ? dit-elle. Qui es-tu ?

– Son amie, dis-je en cherchant mentalement un mensonge plus vraisemblable.

Elle m’en dispensa :

– Je l’ai connue dans le Nord, dit-elle, comme si elle voulait en terminer au plus vite et se débarrasser de moi.

– Tu étais avec elle à un concours de beauté, n’est-ce pas ?

– Bettý n’était pas mon amie, dit-elle. Personne ne peut être son amie. On ne peut pas lui faire confiance.

– Est-ce qu’il y avait avec elle un garçon de Reykjavík qui s’appelait Léo ?

– Léo, pouffa-t-elle. Ce pauvre type.

– Qu’est-ce qu’il avait, ce Léo ?

– Elle faisait ses quatre volontés. Il lui avait mis le grappin dessus. Bettý m’a dit qu’elle lui serait toujours redevable de ce qu’il avait fait pour elle. Son beau-père avait essayé de la violer. Tu le savais ?

– Oui, quand elle habitait à Breidholt.

– Léo était son ami d’enfance. Il l’a protégée contre le vieux. Il lui a mis une raclée et il a failli le tuer, je crois. Son beau-père l’avait tripotée pendant un moment. Léo était le seul à qui elle faisait entièrement confiance.

– Tu n’as plus été en contact avec eux depuis, hein ?

– Non, dit Minerva. Je…

– Quoi ?

– Elle m’a roulée dans la farine, dit-elle.

– Comment ça ?

Elle me regarda.

– Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça, dit-elle soudain.

– Je crois que moi aussi elle m’a roulée dans la farine, dis-je.

Elle me regarda longuement et finalement hocha la tête, comme si elle comprenait très bien ce que je voulais dire.

– C’est une vicieuse, dit-elle. Tu devrais te méfier d’elle.

– C’est Léo qui a renversé Stella juste avant le concours ?

– Ils trouvaient ça rigolo.

– Rigolo ?

– De s’en sortir comme ça, dit Minerva.

La porte du bureau s’ouvrit et l’homme de la photo apparut sur le pas de la porte.

– Vous voulez du café ? demanda-t-il.

Minerva se leva.

– Non, chéri, elle s’en va.

Ensuite, elle me regarda et je vis qu’elle m’adjurait en silence de déguerpir. J’avais l’impression d’avoir apporté une saleté dans son foyer et qu’elle voulait s’en débarrasser au plus vite.

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