J’ai été condamnée pour le meurtre de Tómas Ottósson Zoëga. J’ai déjà fait deux ans et j’en ai encore sept à faire. Si je me conduis bien.
Comme ça, j’ai suffisamment le temps de revenir sur toute cette affaire. De revenir sur tout ce qui s’est passé.
On ne m’a jamais crue. Mes empreintes digitales étaient partout sur le marteau. Je m’en étais saisie, en proie au désespoir et à une rage folle, pour agresser le policier qui avait pénétré dans le débarras. Ça ne m’a évidemment pas aidée pendant l’audience. Tout ce que Bettý et Léo ont déclaré a dès le début été considéré comme crédible. Ils avaient l’avantage. Tous les deux savaient depuis le début ce qu’ils faisaient. J’ai été leur victime sans avoir eu la moindre chance de leur échapper. Moi et, évidemment, Tómas, aussi.
Mon avocat a fait ce qu’il a pu. Il a soulevé une question : quel besoin avais-je d’emporter l’arme du crime avec moi dans le Nord et de la conserver dans mon débarras ? N’était-il pas plus vraisemblable que quelqu’un l’ait introduite chez moi pour me faire accuser ? La question de l’arme du crime a été un point important pendant l’audience, mais on n’a pas écouté nos arguments. Le procureur a appelé à la barre la psychologue, qui a déclaré qu’il était probable que j’aie conservé l’arme parce qu’en fait je voulais dire la vérité. Je l’aurais fait plus tard parce que mon sentiment de culpabilité aurait excédé mes forces. Les policiers témoignèrent pour dire que, vraisemblablement, j’avais voulu détruire cette preuve, mais que je n’y serais pas parvenue. Je n’aurais pas osé la cacher sur place ou à proximité du lieu du crime, et c’est pourquoi je l’aurais emportée avec moi. Quand on était venu chez moi, c’est justement alors que j’aurais voulu m’en défaire.
Comme on peut facilement l’imaginer, l’audience a suscité un grand intérêt. La famille de Tómas Ottósson Zoëga était présente dans la salle d’audience, et ils me regardèrent tout le temps. Bettý resta invisible jusqu’à ce qu’elle se présente à la barre des témoins. Elle était en noir. Je la fixai silencieusement tandis qu’elle récitait son flot de mensonges. Elle ne m’adressa pas un regard.
Le viol a été un autre point sur lequel le procureur a lourdement insisté. Lors des interrogatoires, j’avais fini par reconnaître que Tómas m’avait violée. C’est Dóra qui me fit avouer. J’étais au bout du rouleau. Je voulais que la détention provisoire se termine et leur dire toute la vérité, qu’ils me croient ou non. Donc, je leur ai parlé de l’agression. Le procureur veilla à ce que le viol soit mis en avant comme mobile principal pour le meurtre de Tómas. Je l’avais perpétré avec préméditation, je l’avais préparé et exécuté avec soin, et j’avais dissimulé mon méfait et mes traces depuis le début. Le résultat des délibérations du tribunal fut que mon intention criminelle était avérée. Je fis appel du jugement auprès de la Cour suprême. Le résultat fut identique.
J’ai été condamnée à la prison. Seize ans. J’en ferai neuf si je me conduis bien.
Je sais que ce sont Bettý et Léo qui devraient être ici, et pas moi. C’est tellement injuste de croupir ici tout ce temps pour un crime qu’eux ont commis. Mais je sais aussi que je ne suis pas totalement innocente. Je sais que j’étais prête à tuer Tómas avec Bettý. J’étais de connivence avec elle. J’étais complice, je ne peux pas le nier. Mais d’abord et surtout, je suis quand même coupable de m’être laissé abuser.
Bettý s’en est tirée, mais peut-être existe-t-il quelque autorité supérieure qui me rendra justice. Qui sait ?
Plus tard, à la lecture du testament de Tómas, il est apparu que Bettý n’héritait de rien. Il l’avait rayée quelques jours seulement avant de mourir et elle n’eut pas un sou. Tómas l’avait fait spécifier. Ça n’a pas porté préjudice à Bettý au cours de l’audience. Ma défense a consisté à dire que Bettý avait tué Tómas pour l’argent, parce qu’elle savait qu’elle hériterait de sa fortune. Cette défense fut anéantie par le testament plus récent dont Bettý déclara avoir connu l’existence. Ils n’avaient pas de bonnes relations ces derniers temps. Ils étaient en train de se séparer.
C’était une veuve incroyablement convaincante, mais je vis tout de même qu’elle ne parvenait pas à cacher son dépit. Ce fut un délice pour moi, au milieu de tous mes malheurs, de la regarder en face dans la salle d’audience en sachant qu’elle partirait aussi démunie et privée de tout que lorsqu’elle avait fait la connaissance de Tómas.
C’était exact, ce qu’elle disait : ils n’avaient pas de bonnes relations, et elle savait que Tómas avait l’intention de la quitter et qu’il ne lui laisserait rien. Elle savait que, pour elle, c’était une course contre la montre. Elle avait trouvé le bouc émissaire et s’était bien préparée. Tout était prêt. Elle avait réussi tout ce qu’elle avait eu l’intention de faire, sauf la seule chose qui lui importait : quand ce fut le moment, elle est arrivée trop tard.
Tout récemment, j’ai appris qu’elle était revenue à Breidholt avec Léo.
Peut-être y a-t-il là un semblant de justice.
C’était l’heure de la visite, tout à l’heure. Un nouveau gardien que je ne connaissais pas m’accompagna à la salle des visites. Je savais qui m’attendait. Maman vient me voir de temps en temps. Ce sont les seules visites que je reçois. Elle a changé. Aussi étrange que cela puisse paraître, nos relations se sont consolidées après mon emprisonnement. Elles sont meilleures que lorsque nos chemins s’étaient séparés. Elle ne me parle plus d’homosexualité. Elle me demande comment je vais et m’apporte un petit quelque chose chaque fois qu’elle vient. Elle dit qu’elle me croit. Qu’elle croit tout ce que je dis. Elle dit que j’ai toujours été honnête et que je ne pourrais jamais avoir fait ce dont on m’a accusée. Elle dit qu’elle me connaît bien. Les choses sont simples dans la vie de maman. Elles sont soit toutes noires, soit toutes blanches. Je ne me rendais pas compte de son importance pour moi. Comme il est bon de savoir qu’elle est aussi à mes côtés dans les moments difficiles ! Il faut que je le lui dise un jour.
J’ai l’intention de bien me conduire. Je sais que c’est une longue période. Elle s’étire tout au long d’interminables journées où rien ne se passe. Les journées deviennent des semaines et les semaines des mois, et un jour, qui est encore très lointain, c’est une autre année qui sera passée.
Je pense beaucoup à elle. Ce sont le plus souvent des pensées qui me font très mal. Pas toujours, cependant. Je pense à notre liaison. Au temps que nous avons passé ensemble avant que tout ne soit détruit. Lorsque je me sentais bien avec elle. Elle me faisait aller bien. Mieux que jamais. C’est ce qu’elle m’avait donné, malgré tout.
Je suis couchée dans ma cellule. Le soir est tombé. Ils ont éteint les lumières et il règne un étrange silence dans toute la prison. J’ai appris à l’estimer à sa juste valeur. Le silence et l’obscurité sont désormais mes amis.
Comme toujours lorsque je suis couchée dans ma solitude et que je pense à ce qui s’est passé, mon esprit s’évade pour rejoindre Bettý. Je me recroqueville sous la couette. Parfois, les souvenirs m’assaillent avec tellement de violence que j’en pleure.
Comme elle me manque !
Comme ils me manquent, ses doux baisers sur mon corps.
Ô, Bettý…