En théorie, la réunion des 72 heures laisse assez de temps à toute l’équipe pour progresser dans l’enquête, mais a lieu suffisamment tôt pour que les différentes pistes soient encore fraîches. C’est ainsi que dès le lundi matin, dans une salle de conférence du deuxième étage, l’imbattable équipe de la Criminelle de Metro-Dade, dirigée par l’invincible inspecteur LaGuerta, fut de nouveau convoquée pour une réunion des 72 heures. Je me joignis à eux. Je récoltai quelques regards inquisiteurs et une ou deux remarques bon enfant lancées sur un ton jovial par des policiers qui me connaissaient. « Hé, l’expert du sang ! Où est ta serpillière ? » L’élite de la police, rien que ça ; et ma Deborah rallierait bientôt leurs rangs. J’éprouvai une grande fierté et une certaine humilité à me trouver dans la même pièce qu’eux.
Malheureusement, ces sentiments n’étaient pas partagés par tout le monde.
« Qu’est-ce que vous foutez là ? » grommela le brigadier Doakes.
C’était un très gros Noir qui affichait en permanence un air offensé et hostile. Il se dégageait de sa personne une férocité froide qui aurait certainement été des plus utiles à quelqu’un ayant le même hobby que moi. Dommage que nous ne puissions être amis. Mais, bizarrement, il détestait tous les techniciens et, encore plus bizarre, depuis toujours il en avait particulièrement après Dexter. Il détenait aussi le record de Metro-Dade en haltérophilie. Il méritait donc mon sourire circonspect.
« Je ne fais que passer, brigadier, lui dis-je.
— Vous avez rien à faire là, répondit-il. Foutez-moi le camp.
— Il peut rester, brigadier », intervint LaGuerta.
Doakes lui jeta un regard mauvais.
« Il a rien à foutre ici.
— Je ne veux froisser personne, dis-je en me dirigeant doucement vers la porte, sans grande conviction.
— Cela ne pose aucun problème », dit LaGuerta, qui m’adressa même un sourire. Elle se tourna vers Doakes. « Il peut rester, répéta-t-elle.
— Il me fout les glandes », maugréa-t-il.
Pour la première fois il me fut donné d’apprécier la perspicacité de cet homme. Bien sûr que je lui foutais les glandes. La seule chose qui m’étonnât, finalement, c’était de voir que dans cette salle remplie de flics il était le seul sur qui ma présence produisait cet effet.
« Allez, on commence », dit LaGuerta, faisant légèrement claquer un fouet imaginaire, réaffirmant par là que c’était elle le chef.
Doakes s’avachit sur son siège, non sans me fusiller une dernière fois du regard.
La première partie de la réunion fut une affaire de routine : des rapports, des manigances politiques, toutes ces petites choses qui font de nous des êtres humains. Enfin, pour ceux d’entre nous qui sont humains. LaGuerta donna des instructions aux policiers chargés de la communication sur ce qu’ils avaient le droit de divulguer à la presse. Parmi les éléments qu’ils pouvaient communiquer se trouvait une nouvelle photo sur papier glacé de l’inspecteur qu’elle avait fait faire pour l’occasion. C’était un cliché à la fois sobre et glamoureux, voyant mais raffiné. On pouvait presque la voir en officier de paix sur cette photo. Si seulement Deborah pouvait avoir ce don pour les relations publiques.
Une heure s’était écoulée et l’on n’avait toujours pas abordé le cœur du sujet. Enfin, LaGuerta demanda où en étaient les recherches concernant le témoin mystérieux. Personne n’avait rien à signaler. J’affectai un air surpris.
LaGuerta, les sourcils froncés, adressa au groupe un regard désapprobateur.
« Allons ! dit-elle. Il faut que vous me trouviez quelque chose. »
Mais personne ne réagit et le silence se fit, toutes les personnes présentes se mettant à étudier leurs ongles, le sol, ou la cloison insonorisante du plafond.
Deborah s’éclaircit la voix.
« Je, euh… dit-elle avant de s’éclaircir la voix à nouveau. J’avais, euh… une idée. Une autre idée. Je me disais qu’on pourrait essayer une direction légèrement différente. »
On aurait dit qu’elle récitait son texte – ce qu’elle faisait, d’ailleurs. Mes prudentes leçons ne pouvaient l’amener à paraître naturelle au moment de parler, mais au moins s’en était-elle tenue à ma formule soigneusement choisie et politiquement correcte.
LaGuerta leva un sourcil au dessin parfait.
« Une idée ? Vraiment ? » Elle eut une moue pour montrer à quel point elle était surprise et ravie. « S’il vous plaît, ayez l’amabilité de nous en faire part, agent Ein… je veux dire Morgan. »
Doakes ricana. Quel homme charmant.
Deborah rougit, mais se lança.
« La, euh… cristallisation des cellules. Sur la dernière victime. Je voudrais vérifier si des camions frigorifiques ont été volés au cours de la semaine passée. »
Silence. Un silence insondable. Le silence des bœufs. Ils ne pigeaient pas, les abrutis, et Deborah ne les aidait pas vraiment. Elle laissa le silence s’amplifier, un silence que LaGuerta meubla par un joli froncement de sourcils et un regard interrogateur qui balaya la salle pour voir si quelqu’un saisissait, avant de se tourner poliment vers Deborah.
« Des camions… frigorifiques ? » demanda-t-elle.
Deborah avait l’air extrêmement troublée, la pauvre. Ce n’était pas là quelqu’un qui aimait s’exprimer en public.
« Tout à fait », répondit-elle.
LaGuerta laissa ces mots résonner, paraissant les savourer. « Mmm mmm », dit-elle.
Le visage de Deborah s’assombrit ; pas un bon signe du tout. Je me raclai la gorge, et comme cela ne semblait pas suffire je toussai, suffisamment fort pour la sommer de garder son calme. Elle me regarda. LaGuerta aussi.
« Excusez-moi, dis-je. Je crois que j’ai attrapé froid. »
Peut-il exister meilleur frère que moi ?
« Le, euh… froid, lâcha Deborah, se jetant sur cette bouée de sauvetage. Un véhicule frigorifique pourrait probablement endommager les tissus de cette façon. Et c’est mobile, donc le tueur serait plus difficile à attraper. Et il pourrait aussi se débarrasser du corps beaucoup plus facilement. Donc, euh… S’il y en a eu un de volé… Je veux dire, un camion. Frigorifique. Ça pourrait être une piste. »
Ma foi, c’était l’essentiel ; et elle avait réussi à le dire. Quelques sourcils perplexes se froncèrent çà et là dans la salle. On pouvait presque entendre grincer les mécanismes des cerveaux.
Mais LaGuerta se contenta de hocher la tête.
« C’est une idée très… intéressante, agent Morgan », dit-elle. Elle accentua très légèrement au passage le mot « agent », afin de nous rappeler que, certes, on vivait dans une démocratie où chacun pouvait s’exprimer librement, mais tout de même… « Mais je continue à croire que la meilleure solution est de trouver notre témoin. On sait qu’il est quelque part dans la nature. » Elle sourit, avec une expression timide toute politique. « Il ou elle, ajouta-t-elle, pour nous prouver qu’elle savait se montrer vive. Un témoin a vu quelque chose. Les preuves sont formelles. Concentrons-nous là-dessus et laissons les gars de Broward perdre leur temps avec des chinoiseries, d’accord ? » Elle marqua un temps d’arrêt, tandis qu’un petit gloussement parcourait la salle. « Mais, agent Morgan, je vous serais reconnaissante de continuer à questionner les prostituées. On vous connaît là-bas. »
Mon Dieu, quel talent ! Elle avait dissuadé quiconque d’accorder la moindre réflexion à l’hypothèse de Deb, l’avait remise à sa place et, par la même occasion, avait ressoudé l’équipe grâce à sa blague concernant notre vieille rivalité avec le comté de Broward. Tout ça en quelques mots. J’eus presque envie d’applaudir.
Sauf que bien sûr j’étais dans le camp de la pauvre Deborah, et qu’elle venait de se faire démolir. Sa bouche s’ouvrit quelques secondes, puis se referma, et je vis les muscles de sa mâchoire se nouer comme elle repassait prudemment en mode Flic Neutre. Une belle performance aussi, à sa façon, mais, il faut l’avouer, dans une catégorie bien en dessous de celle de LaGuerta.
La réunion se poursuivit sans incidents. Il n’y avait pas vraiment grand-chose à ajouter. Aussi, très peu de temps après la rebuffade magistrale de LaGuerta, le groupe se dispersa et nous nous retrouvâmes dans le couloir.
« La garce, siffla Deborah entre ses dents. Non mais, quelle garce !
— Très juste », approuvai-je. Elle me lança un regard noir.
« Merci infiniment. Tu m’as été d’un grand secours. » Je levai les sourcils.
« On avait convenu que je devais rester en dehors. Pour que tout le mérite te revienne.
— Tu parles de mérite ! Elle m’a fait passer pour une imbécile, dit-elle d’une voix rageuse.
— Sauf votre respect, ma sœur, vous ne vous en êtes pas si mal tirée. »
Deborah me regarda, puis détourna les yeux et agita furieusement ses mains.
« Qu’est-ce que j’étais supposée dire ? Je ne fais même pas partie de l’équipe. Je suis juste là parce que le commissaire leur a demandé de me laisser participer.
— Et il n’a pas précisé qu’ils devaient t’écouter, dis-je.
— Ce qu’ils ne font pas. Et ne feront jamais, renchérit Deborah amèrement. Au lieu de m’ouvrir la porte de la Criminelle, cette affaire va faire capoter ma carrière. Je vais finir contractuelle, Dexter.
— Il y a moyen de s’en sortir, Deb », dis-je.
Mais le regard qu’elle dirigea vers moi ne contenait plus qu’un semblant d’espoir.
« Comment ? » demanda-t-elle.
Je lui souris de mon sourire le plus réconfortant, le plus encourageant, dans le genre je-ne-suis-pas-vraiment-un-requin.
« Trouve le camion », dis-je.
Il se passa trois jours avant que ma chère sœur adoptive me redonne de ses nouvelles – une période relativement longue pour elle. Elle apparut dans mon bureau le jeudi, juste après la pause de midi, l’air maussade.
« Je l’ai trouvé, dit-elle sans que je sache ce dont elle parlait.
— Trouvé quoi, Deb ? demandai-je. La fontaine de la contrariété ?
— Le camion, répondit-elle. Le camion frigorifique.
— Mais c’est une excellente nouvelle, dis-je. Tu en fais une tête ! On dirait que tu cherches qui tu pourrais bien frapper.
— C’est le cas, rétorqua-t-elle en jetant sur mon bureau une liasse de pages agrafées. Juge par toi-même. »
Je les pris et jetai un œil à la première page.
« Ah ! fis-je. Combien en tout ?
— Vingt-trois. En un mois, on a signalé vingt-trois camions frigo volés. Les gars de la Circulation disent que la plupart finissent au fond d’un canal, carbonisés par leurs propriétaires qui veulent récupérer l’argent de l’assurance. Personne ne se fatigue jamais à les retrouver. Ça va être exactement la même chose pour ceux-là.
— Bienvenue à Miami », conclus-je.
Deborah soupira et me reprit la liste des mains avant de se laisser tomber sur le siège en face de moi, comme si elle n’avait plus d’os pour la soutenir.
« Je ne vois vraiment pas comment je pourrais vérifier tout ça. Ça me prendrait des mois. Merde, Dexter ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »
Je secouai la tête.
« Désolé, Deb. Mais maintenant on n’a plus qu’à attendre.
— C’est tout ? Attendre bêtement ?
— C’est tout », dis-je.
Et ce fut tout. Pendant plus de deux semaines, c’est ce qu’on fit. On attendit.
Et puis…