J’ai toujours très bien su gérer les situations embarrassantes, mais je dois avouer que cette fois-ci je séchai. Je ne savais absolument pas quoi dire, et pendant un moment je restai là à fixer LaGuerta ; elle soutint mon regard, sans ciller, découvrant légèrement ses crocs, comme un félin qui se demande s’il préfère jouer avec vous ou vous manger tout de suite. Je sentais que si j’ouvrais la bouche je ne ferais que bégayer, et elle, apparemment, ne souhaitait rien d’autre que me regarder. Nous restâmes donc figés ainsi pendant un long moment. C’est elle qui brisa enfin la glace.
« Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? demanda-t-elle en indiquant de la tête la clôture, située à une centaine de mètres du parking.
— Ça alors ! Inspecteur ! m’exclamai-je, dans l’espoir, sans doute, qu’elle oublie ses propres paroles. Qu’est-ce que vous faites là ?
— Je vous ai suivi. Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?
— Là-dedans ? » répétai-je.
Oui, je sais, c’est une réplique très bête, mais, honnêtement, j’avais épuisé mon stock de réponses intelligentes, et on ne peut pas s’attendre à ce que je brille en de telles circonstances.
Elle pencha la tête d’un côté et sortit sa langue, la passa sur sa lèvre inférieure : lentement à gauche, puis à droite, encore à gauche, puis elle la fit disparaître.
« Vous devez penser que je suis idiote », dit-elle. Certes, cette pensée m’avait bien traversé l’esprit une fois ou deux, mais ce n’était peut-être pas très diplomate de le lui avouer. « Mais vous avez sûrement oublié que je suis inspecteur, à Miami qui plus est. Comment croyez-vous que je suis arrivée jusque-là ?
— Grâce à vos charmes ? » hasardai-je, lui adressant un sourire radieux.
Il est toujours de bon ton de flatter une femme.
Elle me montra sa superbe denture, encore plus étincelante sous l’éclairage agressif du parking.
« C’est ça », dit-elle. Elle figea ses lèvres en une sorte de sourire étrange qui creusait ses joues et la vieillissait. « Je gobais ces conneries lorsque j’étais persuadée que je vous plaisais.
— Mais vous me plaisez, inspecteur ! » répondis-je, avec un peu trop d’empressement peut-être.
Elle n’eut pas l’air de m’entendre.
« Et puis un jour vous me poussez par terre comme si j’étais une grosse truie, et là je me dis que je dois avoir un problème. J’ai mauvaise haleine ou quoi ? Et tout à coup je pige. Ce n’est pas moi. C’est vous. Vous qui avez un problème. »
Elle avait raison, naturellement, mais c’était tout de même blessant de se l’entendre dire.
« Je ne… Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
Elle secoua la tête.
« Le brigadier Doakes meurt d’envie de vous buter et il ne sait même pas pourquoi. J’aurais dû l’écouter… Vous êtes louche. Et vous êtes mêlé à cette affaire de prostituées, d’une façon ou d’une autre.
— Mêlé… Comment ça ? »
Cette fois, il y eut une expression de jubilation féroce dans le sourire qu’elle m’adressa, et une pointe d’accent alla jusqu’à se glisser dans sa voix.
« Gardez vos simagrées pour votre avocat. Et pour le juge, plus tard. Parce que maintenant je vous tiens. »
Elle me regarda durement pendant un long moment ; ses yeux sombres brillaient de haine. Elle avait l’air aussi inhumaine que moi, et à cette pensée ma nuque fut parcourue d’un léger frisson. L’avais-je sous-estimée à ce point ? Était-elle vraiment aussi forte ?
« Et donc vous m’avez suivi ?
— Exactement, répondit-elle en me montrant de nouveau ses dents. Pourquoi vous intéressez-vous à cette clôture ? Qu’y a-t-il derrière ? »
Je suis sûr qu’en temps normal j’y aurais pensé beaucoup plus tôt, mais à ce stade je n’étais plus vraiment moi-même. Ce fut donc seulement à cet instant que ça me traversa l’esprit. Et ce fut comme une petite lumière douloureuse qui s’allumait dans ma tête.
« Où avez-vous commencé à me filer ? Devant chez moi ? À quelle heure ?
— Pourquoi essayez-vous à tout prix de changer de sujet ? Il y a quelque chose là-dedans, hein ?
— Inspecteur, s’il vous plaît… Ça pourrait être très important. Où et quand avez-vous commencé à me suivre ? »
Elle m’observa pendant quelques secondes, et je me rendis compte que j’avais réellement mal évalué ses capacités. L’instinct politique n’était pas le seul mérite de cette femme. Elle m’avait bien l’air d’avoir des talents cachés. Je doutais toujours qu’ils aient trait à l’intelligence, mais elle avait indéniablement beaucoup de patience, et dans son métier c’était parfois plus important que la jugeote. Elle était disposée à attendre, à me regarder et à répéter sans cesse sa question jusqu’à ce qu’elle obtienne une réponse. Elle reposerait la même question plusieurs fois, en continuant à attendre et à m’observer, pour voir ce que je ferais. D’ordinaire, je savais me montrer plus malin qu’elle, mais je ne pouvais certainement pas rivaliser de patience avec elle, pas ce soir-là en tout cas. Je pris donc mon air le plus humble et réitérai ma demande.
« S’il vous plaît, inspecteur… »
Elle ressortit sa langue, puis finit par la rentrer.
« OK, dit-elle. Comme votre sœur était partie depuis plusieurs heures sans dire où elle allait, j’ai commencé à penser qu’elle était en train de manigancer quelque chose. Et étant donné qu’elle ne peut rien faire toute seule, où était-elle forcément allée ? » Elle haussa un sourcil en me regardant, puis poursuivit d’un ton triomphant. « Chez vous, bien entendu ! Pour parler avec vous ! » Elle releva brusquement la tête, fière de son raisonnement déductif. « Alors je me mets à réfléchir à votre cas. La façon dont vous apparaissez toujours et étudiez les scènes de crime, même quand vous n’êtes pas appelé. Cette façon que vous avez de deviner l’identité des tueurs en série, hormis celui-ci. Et puis comment vous m’avez trompée et fait passer pour une imbécile avec cette putain de liste, comment vous m’avez poussée par terre… » Son visage prit un air plus dur, et plus vieux, l’espace de quelques instants. Puis elle sourit et poursuivit. « J’ai parlé tout haut, dans mon bureau, et voilà que Doakes me dit : ‘‘Je vous ai mise en garde contre lui, mais vous n’écoutez pas.’’ Et là je commence à voir votre belle gueule partout alors que je ne devrais pas. » Elle haussa les épaules. « Alors je me suis pointée devant chez vous.
— Quand ? A quelle heure ? Vous vous rappelez ?
— Non, dit-elle. Mais j’ai dû poireauter une vingtaine de minutes, et puis vous êtes sorti, vous avez joué avec votre poupée Barbie comme un pédé, puis vous avez rappliqué par ici.
— Vingt minutes… »
Elle n’était donc pas arrivée à temps pour apercevoir la personne, ou la créature, qui avait enlevé Deborah. Et elle devait dire la vérité ; elle m’avait sans doute seulement suivi pour voir… Pour voir quoi ?
« Mais pourquoi m’avoir suivi ?
— Vous êtes mêlé à cette affaire. Je ne sais pas si c’est vous le tueur. Peut-être pas. Mais je vais le découvrir. Je vais découvrir des trucs sur vous. Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, dans ces conteneurs ? Vous allez me le dire ou on va rester plantés là toute la nuit ? »
À sa manière, elle avait mis le doigt sur le problème : on ne pouvait pas rester plantés là toute la nuit. On ne pouvait pas, d’ailleurs, j’en avais la certitude, rester ici beaucoup plus longtemps sans que des choses terribles arrivent à Deborah. Si ce n’était pas trop tard déjà. Nous devions y aller, et tout de suite, pour essayer de le trouver et de l’arrêter. Mais comment allais-je m’y prendre, à présent, avec LaGuerta sur le dos ? J’avais l’impression d’être une comète cherchant à se débarrasser de sa queue.
Je pris une profonde inspiration. Rita m’avait amené un jour à un atelier New Age sur la Recherche de la Santé Éternelle qui incitait à prendre régulièrement de grandes inspirations purifiantes. C’est ce que je fis. Je ne m’en sentis pas plus pur pour autant, mais au moins mon cerveau sembla un bref instant entrer en action, et je me rendis compte que j’allais devoir faire quelque chose d’entièrement nouveau pour moi : dire la vérité. LaGuerta me fixait de plus belle, attendant que je lui réponde.
« Je crois que le tueur est là-dedans, lui expliquai-je. Et je crois qu’il tient l’agent Morgan. »
Elle me regarda un moment sans bouger.
« OK, finit-elle par dire. Alors vous êtes venu vous poster près de la grille pour voir ? Vous aimez tellement votre sœur que vous voulez regarder ce qui lui arrive ?
— Je voulais passer de l’autre côté. Je cherchais un moyen d’entrer dans l’enceinte.
— Et comme ça vous avez oublié que vous travailliez pour la police ? »
Eh oui, évidemment… Elle avait touché le point sensible, et sans l’aide de personne, en plus. Je n’avais aucune réponse valable à lui donner. Cette sale attitude qui consiste à dire la vérité génère toujours des situations des plus inconfortables.
« Je… Je voulais juste être sûr de moi avant de faire un scandale. »
Elle acquiesça.
« Mmm mmm… Tout à fait louable, dit-elle. Mais laissez-moi vous dire ce que j’en pense. De deux choses l’une : soit vous avez quelque chose à vous reprocher, soit vous savez des trucs que vous ne devriez pas savoir. Vous cherchez donc à les cacher, ou alors à les vérifier par vous-même.
— Par moi-même ? Mais enfin pourquoi je ferais ça ? »
Elle secoua la tête, montrant qu’elle n’était pas dupe.
« Pour que tout le mérite vous revienne. À vous et à votre crétine de sœur. Vous croyez que je ne me suis rendu compte de rien ? Je vous ai dit que je n’étais pas idiote.
— Je ne veux pas faire le fayot, inspecteur, dis-je, essayant de la prendre par les sentiments, quoique persuadé désormais qu’elle en avait encore moins que moi, mais je crois qu’il est là-dedans, dans l’un des conteneurs. »
Elle passa sa langue sur ses lèvres.
« Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? »
J’hésitai, mais elle continuait à me fixer sans ciller de son regard de reptile. Malgré la gêne que j’éprouvais, il me fallait encore lui révéler un fragment de vérité. Je fis un signe en direction de la camionnette des frères Allonzo garée derrière la grille.
« C’est sa camionnette, dis-je.
— Ah », fit-elle.
Et elle cligna enfin des yeux. Son attention se détourna de moi un instant et alla se perdre quelque part au fond d’elle-même. Qu’est-ce qui l’absorbait donc ? Ses cheveux ? Son maquillage ? Sa carrière ? Impossible à dire. Toujours est-il qu’un bon inspecteur aurait vu là l’occasion de me poser un certain nombre de questions embarrassantes : comment je savais que c’était son véhicule ? Comment je l’avais trouvé ici ? Comment je pouvais être si sûr qu’il n’avait pas simplement abandonné la camionnette là pour se rendre ailleurs ? Mais, au fond, LaGuerta n’était pas un bon inspecteur. Une fois de plus elle hocha la tête et passa sa langue sur ses lèvres, puis elle me demanda :
« Comment on va faire pour le trouver dans tout ce bordel ? »
Décidément, je l’avais vraiment sous-estimée. Elle était passée du « vous » au « nous » sans aucune transition apparente.
« Vous ne voulez pas appeler du renfort ? lui demandai-je. Cet homme est très dangereux. »
J’avoue que je cherchais seulement à l’asticoter. Mais elle me prit très au sérieux.
« Si je n’attrape pas ce type toute seule, dans deux semaines je suis contractuelle, dit-elle. J’ai mon arme. Personne ne peut m’échapper. J’appellerai du renfort quand je l’aurai. » Elle me dévisagea sans ciller. « Et s’il n’est pas là-dedans, c’est vous que j’embarque. »
Il me parut plus prudent de ne pas relever.
« Vous pouvez nous faire entrer ? »
Elle rit.
« Évidemment. J’ai mon badge, j’entre où je veux. Et après ? »
Là était la difficulté. Si elle acceptait ma proposition, j’étais un homme libre, pour ainsi dire.
« Après on se sépare et on cherche jusqu’à ce qu’on le trouve. »
Elle continuait à me fixer. Je vis de nouveau sur son visage l’expression qu’elle avait eue lorsqu’elle était descendue de voiture : le regard d’un prédateur qui observe sa proie et se demande quand et où il va pouvoir l’attaquer, et combien de griffes il va devoir utiliser. Le plus terrible, c’était que je commençais à éprouver de la sympathie pour cette femme.
« D’accord », dit-elle au bout d’un moment. Elle indiqua de la tête sa voiture. « Montez. »
Je montai. Nous nous retrouvâmes sur la route, puis près de la barrière. Même à cette heure-ci il y avait une certaine affluence. La majorité des véhicules semblait appartenir à des touristes de l’Ohio qui cherchaient leur bateau de croisière ; quelques-uns finissaient devant la barrière, d’où ils étaient renvoyés dans l’autre sens par les gardiens. L’inspecteur LaGuerta les doubla tous en faisant vrombir sa grosse Chevrolet et alla prendre place à l’avant de la file. Les pauvres conducteurs du Midwest ne faisaient pas le poids face à une Cubaine de Miami qui disposait d’une bonne assurance maladie et conduisait une voiture dont elle se fichait complètement. Un concert de klaxons et quelques cris étouffés retentirent alors que nous atteignions la barrière.
Le gardien, un Noir fin et musclé, sortit de la cahute.
« Madame, vous ne pouvez pas… »
Elle brandit son badge.
« Police. Ouvrez la barrière. »
Son ton était si dur et si autoritaire que je faillis bondir hors de la voiture et courir ouvrir la barrière moi-même.
Mais le gardien se figea, aspira l’air par sa bouche, et jeta un coup d’œil nerveux vers la cahute derrière lui.
« Qu’est-ce que vous cherch… ?
— Ouvre cette putain de barrière, ducon ! » lâcha-t-elle en agitant son badge.
Il fut obligé d’avancer.
« Voyons voir le badge », dit-il.
LaGuerta le lui tendit mollement, le forçant à se rapprocher encore d’un pas pour le voir. Il l’étudia, les sourcils froncés, mais n’y trouva rien à redire.
« Mmm mmm, fit-il. Vous pouvez me dire ce que vous cherchez là-dedans ?
— Je peux te dire que si tu n’ouvres pas la barrière d’ici deux secondes je te fous dans le coffre de ma voiture pour aller te jeter dans une cellule pleine de motards pédérastes, et je t’assure que je m’empresserai d’oublier où je t’ai mis. »
Le gardien se redressa.
« Je cherchais juste à me rendre utile, dit-il avant de lancer par-dessus son épaule : Tavio, ouvre la barrière ! »
La barrière se leva et LaGuerta fit rugir le moteur.
« Ce salopard trafique quelque chose et ne veut pas que j’y fourre mon nez », dit-elle. Je décelai une nuance d’amusement dans sa voix, en plus d’une excitation croissante. « Mais j’en ai rien à cirer de la contrebande, ce soir. » Elle me lança un regard. « Où est-ce qu’on va ?
— Je ne sais pas, répondis-je. On a peut-être intérêt à commencer là où il a laissé la camionnette. »
Elle hocha la tête et accéléra le long de l’allée qui bordait les rangées de conteneurs.
« S’il a un corps à transporter, il s’est sûrement garé assez près de l’endroit. »
Comme nous approchions de la clôture, elle ralentit, manœuvra la voiture tout doucement jusqu’à ce qu’elle se retrouve à une quinzaine de mètres de la camionnette, puis s’arrêta.
« Allons jeter un coup d’œil à la clôture », dit-elle en passant au point mort.
Et elle se glissa dehors alors que la voiture finissait de s’immobiliser.
Je la suivis.
« Nom de Dieu ! » cria-t-elle.
Elle avait marché dans quelque chose qui lui déplaisait fortement et pliait la jambe pour regarder sous la semelle de sa chaussure.
Je la dépassai et sentis mon pouls cogner de plus en plus fort comme je m’approchais de la camionnette. J’en fis le tour et essayai toutes les portières. Elles étaient fermées. Il y avait bien deux petites vitres à l’arrière, mais celles-ci avaient été peintes de l’intérieur. Je montai sur le pare-chocs et tentai malgré tout d’apercevoir quelque chose. La peinture ne laissait rien passer. Ce côté-ci n’offrait rien de plus à inspecter, néanmoins je m’accroupis et examinai le sol. Je devinai plus que je n’entendis LaGuerta se faufiler derrière moi.
« Qu’est-ce que vous avez trouvé ? » demanda-t-elle.
Je me redressai.
« Rien, répondis-je. Les vitres arrière sont peintes de l’intérieur.
— Vous voyez quelque chose par l’avant ? »
Je contournai le véhicule. L’avant n’offrait pas plus d’indices. Contre le pare-brise, l’un de ces pare-soleil si répandus en Floride avait été déplié sur le tableau de bord, protégeant entièrement la cabine des regards. Je grimpai sur le pare-chocs avant et, de là, sur le capot, puis me déplaçai à plat ventre de la droite vers la gauche, mais, là encore, le pare-soleil ne laissait rien filtrer.
« Rien, constatai-je avant de redescendre.
— OK », dit LaGuerta. Elle me regarda, les yeux mi-clos, le bout de sa langue pointant entre ses lèvres. « Quel côté vous choisissez ? »
Celui-ci, murmura quelqu’un tout au fond de mon cerveau. Par ici. Je jetai un coup d’œil vers la droite, la direction que m’indiquait mon gloussement mental, puis regardai de nouveau LaGuerta, qui me scrutait de son grand regard fixe de tigre affamé.
« Je pars à gauche puis je décris un cercle, expliquai-je. On se retrouve au milieu.
— D’accord, dit-elle avec un sourire carnassier. Mais c’est moi qui pars à gauche. »
Je m’efforçai de prendre un air surpris et contrarié, et mon expression fut sans doute assez convaincante car elle m’observa puis hocha la tête.
« OK », répéta-t-elle avant de disparaître dans la première rangée des conteneurs de marchandise.
Et je me retrouvai seul avec mon timide Ami intérieur. Bon, et maintenant ? Maintenant que j’avais rusé pour que LaGuerta me laisse le côté droit, qu’est-ce que j’en faisais ? Après tout, je n’avais aucune raison de penser qu’il était vraiment mieux que celui de gauche, ou même, du reste, que je n’avais pas plus intérêt à rester posté près de la clôture en m’entraînant à jongler avec des noix de coco… Je n’avais que mon concert de sifflements intérieurs pour me guider, et était-ce vraiment suffisant ? Quand vous êtes un monument de raison pure comme je l’ai toujours été, vous cherchez spontanément des signes logiques qui pourraient orienter votre ligne de conduite. Et, tout aussi spontanément, vous refusez de prêter attention à l’irrationnelle cacophonie des voix stridentes qui s’élève du sous-sol de votre cerveau et manque de vous faire chanceler en pleine allée – si forte et si insistante soit-elle à présent dans les miroitements du clair de lune.
Quant à savoir où je devais aller maintenant… Je regardai autour de moi, contemplant les longues files irrégulières de conteneurs. Du côté où LaGuerta s’était élancée du haut de ses talons aiguilles, j’apercevais plusieurs rangées de remorques de camion aux couleurs vives. Et devant moi, occupant toute la moitié droite, se trouvaient les conteneurs des paquebots.
Brusquement, je me sentis très incertain. Je n’aimais pas cette sensation. Je fermai les yeux. Dans l’instant même le murmure se mua en nuage sonore et je me surpris en train de me diriger vers un amoncellement de conteneurs situés en contrebas, au bord de l’eau. Je n’avais pas consciemment formulé l’idée que ces conteneurs-là étaient différents des autres, ou mieux, ou que cette direction-là était plus appropriée, plus prometteuse. Simplement mes pieds s’étaient mis à avancer, et je les suivis. C’était comme s’ils traçaient un chemin que seuls les orteils pouvaient voir, ou comme si un motif irrésistible surgissait du murmure suraigu de mon chœur intérieur : mes pieds le traduisaient et m’entraînaient à leur suite.
Et tandis qu’ils avançaient le bruit enflait en moi, un grondement hilare et assourdi qui me faisait courir plus vite que mes pieds, me tirait brutalement en avant le long de l’allée tortueuse avec d’invisibles et puissantes secousses. Mais dans le même temps une autre voix, discrète et raisonnable celle-là, me poussait en arrière, me disait que pour rien au monde je ne voulais me trouver là, me suppliait en gémissant de m’enfuir, de rentrer chez moi, de quitter cet endroit, et cette voix m’était tout aussi incompréhensible que les autres. J’étais simultanément tiré en avant et poussé en arrière avec une telle force que je n’arrivais plus à commander mes jambes, et je finis par trébucher et tomber face contre terre sur le sol dur et caillouteux. Je m’agenouillai, la bouche sèche, le cœur affolé, et restai là à tripoter un accroc sur ma belle chemisette en dacron. Je glissai mon doigt dans le trou et me chatouillai. Bonsoir, Dexter ! Où est-ce que tu vas comme ça ? Bonsoir, monsieur Doigt. Je ne sais pas, mais je suis presque arrivé. J’entends mes amis qui m’appellent.
Je me relevai, flageolant, et écoutai. J’entendais très distinctement à présent, même avec les yeux ouverts, et c’était si puissant que je n’arrivais plus à marcher. Je restai immobile un instant, prenant appui contre l’un des conteneurs. Une expérience des plus troublantes, encore une fois. Quelque chose d’indéfinissable avait vu le jour en ce lieu, quelque chose qui se terrait désormais au plus profond de l’être qu’était Dexter et, pour la première fois de ma vie, du moins celle dont je me souvenais, j’avais peur. Je ne voulais pas rester dans cet endroit chargé de menaces. Et pourtant il fallait que je retrouve Deborah. J’étais déchiré par ce conflit intérieur. J’avais l’impression d’être une vivante illustration des théories de Sigmund Freud, et je n’avais qu’une envie : rentrer chez moi et me coucher.
Mais la lune grondait dans le ciel, l’eau mugissait à l’entrée du port de Miami, et la légère brise nocturne hurlait autour de moi, pareille à une horde de vampires, forçant mes pieds à avancer. Et le chant enflait en moi tel un gigantesque chœur mécanique ; il m’encourageait, me rappelait comment bouger mes pieds, me poussait, malgré mes genoux paralysés, le long des files de conteneurs. Mon cœur geignait et battait à se rompre, ma respiration saccadée était bien trop bruyante, et pour la première fois de ma vie, me semblait-il, je me sentais faible, abruti et stupide : comme un être humain, comme un tout petit être humain sans défense.
D’un pas chancelant, j’avançai machinalement sur ce chemin qui ne m’était plus si étranger, jusqu’à ce que je ne puisse faire un pas de plus ; et, de nouveau, je m’appuyai sur un conteneur, équipé, celui-ci, d’un compresseur de climatisation qui grondait à l’arrière et se mêlait au hurlement de la nuit. Ce vacarme me martelait tant la tête que je n’y voyais presque plus rien. Et tandis que je m’appuyais contre la paroi la porte s’ouvrit toute grande.
L’intérieur du conteneur était éclairé par deux lampes-tempête à piles. Contre le mur du fond, une table d’opération avait été improvisée sur des cartons d’emballage.
Et, solidement arrimée sur la table, se trouvait ma chère sœur Deborah.