CHAPITRE VII

Ce corps est disposé exactement comme j’aime. Les bras et les jambes sont ligotés et la bouche est bloquée par du ruban adhésif pour empêcher tout bruit et toute régurgitation dans mon espace de travail. Et ma main tient le couteau avec une telle assurance que je suis certain de faire du bon boulot, très satisfaisant…

… Sauf que ce n’est pas un couteau, c’est une sorte de…

… Sauf que ce n’est pas ma main. Bien que ma main bouge avec cette main, ce n’est pas la mienne qui tient la lame. Et la pièce est toute petite, elle est vraiment très étroite, ce qui est logique, parce que c’est… quoi donc ?

Et me voilà à présent en train de flotter au-dessus de cette aire de travail étroite et parfaite et de ce corps terriblement tentant, et pour la première fois je sens le froid souffler autour de moi et même, curieusement, à travers moi. Et si je pouvais sentir mes dents, je suis certain qu’elles claqueraient. Et ma main en harmonie parfaite avec cette autre main se lève et s’arque pour effectuer une incision parfaite…


Et bien sûr je me réveille dans mon appartement. Debout près de la porte d’entrée et complètement nu. Allez savoir pourquoi. Je pouvais m’expliquer le somnambulisme, mais le strip-tease ? Franchement ! Je retourne à tâtons jusqu’à mon lit gigogne. Les couvertures sont roulées en boule sur le sol. L’air conditionné a fait chuter la température à quinze degrés. Cela m’avait paru une bonne idée sur le moment la veille au soir, comme je me sentais un peu déconnecté après ce qui s’était passé avec Rita. C’était si grotesque qu’on avait du mal à le croire. Dexter, le brigand de l’amour, le voleur de baisers ! De retour chez moi, j’avais donc pris une longue douche chaude puis baissé à fond le thermostat avant de grimper dans mon lit. Je ne saurais vous expliquer pourquoi, mais dans mes moments les plus noirs je trouve le froid purifiant. Pas tant rafraîchissant que nécessaire.

Et il faisait indéniablement froid. Beaucoup trop froid même pour prendre le café et commencer la journée, parmi les derniers lambeaux de mon rêve.

En temps normal, je ne me souviens pas de mes rêves, et, si je m’en souviens, je n’y attache aucune importance. C’était donc ridicule que celui-ci me trotte encore dans la tête.

… en train de flotter au-dessus de cette aire de travail étroite et parfaite… Et ma main en harmonie parfaite avec cette autre main se lève et s’arque pour effectuer une incision parfaite…

J’ai lu des livres sur le sujet. Peut-être parce que je n’en serai jamais un, je m’intéresse beaucoup aux humains. Je connais donc tout le symbolisme : flotter est un peu comme voler, et représente le sexe. Quant au couteau…

Ja, Herr Doktor. Der couteau ist eine mère, ja ?

Allons, secoue-toi, Dexter.

Ce n’est qu’un rêve stupide et sans signification.

Le téléphone sonna et je sursautai violemment.

« Ça te dit d’aller prendre le petit déjeuner au Wolfie’s ? demanda Deborah. Je t’invite.

— On est samedi matin, répondis-je. Ça va être impossible de trouver une table.

— Je pars tout de suite et j’en réserve une, dit-elle. On se retrouve là-bas. »

Le traiteur Wolfie’s à Miami Beach est une institution pour les habitants de la ville. Et comme les Morgan étaient originaires de Miami, nous avions fréquenté ce lieu toute notre vie chaque fois qu’une occasion spéciale se présentait. Je me demandais quelle pouvait bien être l’occasion que Deborah avait jugée spéciale ce jour-là, mais je savais qu’elle m’éclairerait en temps voulu. Je pris donc une douche, enfilai ma tenue décontractée du samedi et m’installai au volant. La circulation était fluide sur le pont MacArthur Causeway rénové, et en un rien de temps je me retrouvai au milieu de la foule grouillante du Wolfie’s, en train de me frayer poliment un chemin.

Comme promis, Deborah avait réussi à s’approprier une petite table. Elle faisait un brin de causette avec une serveuse très âgée que je reconnus moi aussi.

« Rose, ma douce », dis-je en me penchant pour embrasser sa joue fripée. Elle tourna vers moi son éternelle mine renfrognée. « Ma belle Rose irlandaise.

— Dexter, dit-elle d’une voix rauque, avec son fort accent d’Europe centrale. Laisse tomber les bises, on dirait un faigelah.

— Faigelah… Ça veut dire « fiancé » en irlandais ? lui demandai-je tout en me glissant dans mon fauteuil.

— Feh », siffla-t-elle.

Puis elle s’éloigna d’un pas traînant vers les cuisines en secouant la tête.

« Je crois qu’elle m’aime bien, confiai-je à Deborah.

— Il en faut bien une, rétorqua-t-elle. Et ton rendez-vous galant, hier soir ?

— Très bien. Tu devrais essayer un jour.

— Feh, dit-elle.

— Tu ne peux pas passer toutes tes nuits à moitié nue sur Tamiami Trail, Deb. Il faut que tu vives un peu.

— J’ai besoin d’être mutée, lança-t-elle d’un ton rageur. À la Crim. On verra après pour le reste.

— Je comprends, dis-je. C’est sûr que ça ferait mieux pour les enfants de dire que leur maman travaille à la Crim.

— Merde, Dexter ! S’il te plaît.

— Quoi ? C’est une pensée très naturelle, Deborah. Des neveux et des nièces. D’autres petits Morgan. Pourquoi pas ? »

Elle exhala tout l’air de ses poumons – sa petite technique de self-control.

« Je croyais que maman était morte, dit-elle.

— Je capte ses pensées, répondis-je. Par l’intermédiaire du feuilleté aux cerises…

— Eh bien, change de chaîne. Que sais-tu sur la cristallisation des cellules ? »

Je battis des paupières.

« Waouh ! m’exclamai-je. Tu viens de battre tous les records dans le tournoi mondial du Changement de Sujet.

— Je suis sérieuse, dit-elle.

— Alors là tu me mets K-O, Deb. Quelle cristallisation des cellules ?

— Par le froid. Des cellules qui se sont cristallisées à cause du froid. »

Un trait de lumière illumina mon esprit.

« Mais bien sûr ! m’écriai-je. Magnifique ! » Et tout au fond de moi des clochettes se mirent à tinter. Froid… Un froid propre et pur, et le couteau frais grésille presque en s’enfonçant dans la chair tiède. Un froid propre, antiseptique, le sang ralenti et impuissant, absolument essentiel et totalement nécessaire, ce froid. « Pourquoi n’y ai-je pas… ? » commençai-je à dire.

Je me tus dès que je vis l’expression de Deborah.

« Quoi ? me pressa-t-elle. Pourquoi ‘‘bien sûr’’ ? »

Je secouai la tête.

« Dis-moi d’abord ce que tu veux savoir. »

Elle me fixa d’un regard dur pendant de longues secondes puis vida à nouveau l’air de ses poumons.

« Je crois que tu es au courant, finit-elle par dire. Il y a eu un autre meurtre.

— Je sais. Je suis passé à côté hier soir.

— Tu ne t’es pas contenté de passer, apparemment. » Je haussai les épaules. Tout se sait à Metro-Dade. « Alors, ça voulait dire quoi ce ‘‘bien sûr’’ ?

— Rien, répondis-je, légèrement agacé à présent. La chair du cadavre avait l’air un peu différente cette fois. Si elle a été exposée au froid… dis-je en ouvrant les mains. Voilà, c’est tout. Froid comment ?

— Comme de la viande réfrigérée, dit-elle. Mais pourquoi ferait-il ça ? »

Parce que c’est magnifique, pensai-je.

« Ça ralentit l’écoulement du sang », expliquai-je.

Elle m’observa attentivement.

« Et c’est important ? »

Je pris une longue inspiration, peut-être légèrement saccadée. Non seulement je ne saurais jamais l’expliquer, mais elle serait obligée de me coffrer si j’essayais.

« C’est vital », dis-je.

Sans trop savoir pourquoi, j’éprouvais une grande gêne.

« Pourquoi vital ?

— Ça, euh… Je ne sais pas. Je crois qu’il a une relation spéciale avec le sang, Deb. Juste une impression qui me vient de… Je ne sais pas. J’ai aucune preuve, tu sais. »

Elle me fixait à nouveau de son drôle de regard. Je me creusai la tête pour trouver quelque chose à dire, mais rien ne vint. Dexter le tchatcheur, le beau parleur, se retrouvait la langue engourdie, sans rien à dire.

« Merde ! dit-elle enfin. C’est tout ? Le froid ralentit le sang, et c’est vital ? Allons, Dexter ! Qu’est-ce que ça a de si bien ?

— Le mot ‘‘bien’’ n’entre pas dans mon vocabulaire tant que je n’ai pas bu de café, dis-je, faisant un effort désespéré pour me reprendre.

— Merde ! » répéta-t-elle.

Rose nous apporta notre café. Deborah en avala une petite gorgée.

« Hier soir, j’ai été conviée à la réunion des 72 heures », dit-elle.

Je battis des mains.

« Bravo ! T’y voilà. Tu n’as plus besoin de moi. »

Metro-Dade a pour règle de réunir toute l’équipe de la Criminelle environ soixante-douze heures après un meurtre. Le responsable de l’enquête et son équipe font le point avec le médecin légiste et, parfois, un représentant du ministère public. Cela permet d’informer tout le monde. Si Deborah avait été conviée, c’était qu’elle participait à l’enquête.

Elle fronça les sourcils.

« Je ne sais pas y faire en politique, Dexter. Je sens bien que LaGuerta essaie de m’exclure de l’affaire mais je ne peux pas y changer grand-chose.

— Elle cherche toujours son témoin mystérieux ? » Deborah fit oui de la tête. « Vraiment ? Même après la nouvelle victime d’hier soir ?

— Elle dit que ça ne fait que confirmer. Parce que, cette fois, le tueur a eu le temps de tout découper.

— Mais chaque morceau de corps était différent », protestai-je. Elle haussa les épaules. « Et tu as suggéré quelque chose ? »

Deb détourna le regard.

« Je lui ai dit que selon moi c’était une perte de temps de chercher un témoin, car à l’évidence le tueur n’avait pas été interrompu mais était simplement insatisfait.

— Aïe ! fis-je. C’est vrai que toi et la politique ça fait deux…

— Mais merde ! » cria-t-elle. Deux vieilles dames assises à la table voisine la fusillèrent du regard. Elle ne s’aperçut de rien. « Ce que tu disais se tient tout à fait. C’est l’évidence même. Et elle m’ignore totalement. Pire, même.

— Qu’est-ce qui peut être pire que d’être ignoré ? » demandai-je.

Elle rougit.

« J’ai surpris deux agents en train de ricaner à mon sujet. Il y a une nouvelle blague qui circule et c’est moi qui en fais les frais. » Elle se mordit la lèvre et détourna les yeux. « Einstein, dit-elle.

— Désolé, je ne saisis pas.

— Si j’avais la cervelle aussi grosse que mes nichons, je serais Einstein », dit-elle amèrement. Je me raclai la gorge pour ne pas rire. « C’est elle qui a lancé ça, poursuivit Deb. Ce genre de sobriquet à la con te colle à la peau, et après y a pas moyen d’obtenir une promotion parce que les gens s’imaginent que personne ne va te respecter avec un tel surnom. Merde quoi, Dex ! répéta-t-elle. Elle est en train de foutre en l’air ma carrière. »

J’éprouvai un petit élan de chaleur protectrice à son égard.

« C’est une imbécile.

— Et je dois le lui dire, Dex ? Ce serait une bonne manœuvre politique, ça ? »

Notre commande arriva. Rose jeta brutalement les assiettes devant nous comme si elle avait été condamnée par un juge corrompu à servir des assassins spécialisés dans les bébés. Je lui adressai un immense sourire et elle s’éloigna de son pas traînant en bougonnant.

Je pris une bouchée, puis me concentrai sur le problème de Deborah. Il fallait que je le voie ainsi, comme le problème de Deborah. Non pas « ces meurtres fascinants ». Ou bien « cette méthode incroyablement attrayante », ou encore « le truc que j’aimerais tant faire aussi un jour ». Il fallait absolument que je reste en dehors. Mais je me sentais tellement titillé. Même le rêve de la nuit précédente, avec son air froid… Une pure coïncidence, mais troublante malgré tout.

Car ce tueur avait touché le cœur de ma propre stratégie de tueur. Dans sa manière de travailler, bien entendu, pas dans le choix de ses victimes. Il fallait le faire cesser, c’était certain, aucun doute là-dessus. Les pauvres prostituées.

Et pourtant… ce besoin de froid… Ce serait passionnant à explorer un jour. Trouver un petit endroit sombre et étroit…

Étroit ? D’où me venait cette idée ?

Mon rêve, naturellement. Mais cela ne signifiait-il pas que mon inconscient voulait que j’y pense ? Et, sans que je puisse me l’expliquer, cette idée d’étroitesse semblait appropriée. Froid et étroit…

« Un camion frigorifique », dis-je.

J’ouvris les yeux. Deborah, la bouche pleine d’œuf, mit un bout de temps à répondre.

« Quoi ?

— Oh, c’est juste une hypothèse. Rien de sûr. Mais ça pourrait être logique, non ?

— Qu’est-ce qui pourrait être logique ? » demanda-t-elle.

Je baissai les yeux et fronçai les sourcils, essayant de me représenter comment tout pouvait s’imbriquer.

« Il recherche un environnement froid. Afin de stopper l’écoulement du sang et parce que c’est… euh… plus propre.

— Si tu le dis.

— Parfaitement. Et il faut que ce soit un espace exigu…

— Pourquoi ? D’où ça te vient, ce foutu espace exigu ? »

Je choisis d’éluder cette question.

« Donc un camion frigo remplirait toutes ces conditions ; en plus c’est mobile, ce qui facilite grandement les choses pour se débarrasser des ordures après. »

Deborah mordit dans un bagel et réfléchit un moment tout en mastiquant.

« Donc, dit-elle enfin avant d’avaler, le tueur pourrait avoir accès à l’un de ces camions ? Ou même en posséder un ?

— Mmm. Peut-être. Sauf que le corps d’hier soir est le seul qui présentait des signes de froid. »

Deborah approuva de la tête.

« Il viendrait donc de s’acheter un camion ?

— Il y a peu de chances. Tout ça est encore expérimental. Il a probablement essayé le froid sur une impulsion. »

Elle hocha la tête.

« Et ce serait trop beau bien sûr qu’il en utilise un pour son boulot ou un truc du style ? »

Je la gratifiai de mon beau sourire de requin.

« Ah, Deb ! Comme tu as l’esprit vif ce matin. Non, j’ai bien peur que notre ami soit bien trop malin pour risquer de se compromettre ainsi. »

Deborah but une petite gorgée de son café, reposa la tasse et se laissa aller dans son fauteuil.

« Donc on cherche un camion volé, finit-elle par dire.

— J’en ai bien peur, répondis-je. Combien peut-il y en avoir eu ces dernières quarante-huit heures ?

— À Miami ? grogna-t-elle. Il suffit qu’une personne en vole un, le bruit se répand que c’est un vol très rentable, et du jour au lendemain n’importe quel rappeur de mes deux, marielito, junkie ou petit fortiche des lycées doit en voler un, juste pour être dans le coup.

— Il n’y a plus qu’à espérer que le bruit ne s’est pas encore répandu », dis-je.

Deborah avala le dernier morceau de son bagel.

« Je vérifierai », dit-elle.

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