CHAPITRE IX

Je me réveillai en sueur, sans trop savoir où j’étais et absolument certain qu’un autre meurtre était sur le point de se produire. Quelque part à proximité, IL était à la recherche de sa prochaine victime, se glissant à travers la ville tel un requin autour des récifs. J’en étais si sûr que je distinguais presque le doux bruit du ruban adhésif qu’on déroule. Il était là quelque part, occupé à assouvir son Passager Noir, et celui-ci dialoguait avec le mien. Et dans mon sommeil je l’avais serré de près, comme un rémora fantôme qui l’aurait escorté dans sa lente ronde.

Je me redressai sur mon petit lit bien à moi et repoussai les couvertures entortillées. Le réveil sur la table de nuit indiquait 3:14. Cela faisait quatre heures que j’étais couché et j’avais l’impression d’avoir passé tout ce temps à crapahuter dans la jungle, un piano accroché sur le dos. J’étais en nage, je me sentais raide et bête, incapable de former la moindre pensée au-delà de la certitude qu’en ce moment même cela se produisait quelque part – sans moi.

Le sommeil m’avait abandonné pour la nuit, pas de doute. J’allumai la lampe. Mes mains étaient moites et tremblaient légèrement. Je les essuyai sur le drap mais ce fut sans effet. Les draps étaient tout aussi mouillés. Je me rendis d’un pas trébuchant à la salle de bains. Je tins mes mains sous l’eau un moment. Le robinet laissait couler un filet tiède, à température ambiante, et un court instant je me lavai les mains dans du sang, l’eau devint rouge ; l’espace d’une seconde, dans la pénombre de la salle de bains, le lavabo fut rouge sang.

Je fermai les yeux.

Le monde bascula.

J’avais voulu effacer cette illusion d’optique causée par mon cerveau embrumé : fermer les yeux, les rouvrir, la vision aurait disparu et ce serait à nouveau de l’eau propre toute simple qui coulerait dans la vasque. Au lieu de quoi, c’était comme si en fermant mes yeux j’en avais ouvert une deuxième paire sur un autre monde.

J’étais de nouveau dans mon rêve, en train de flotter comme une lame de couteau au-dessus des lumières de Biscayne Boulevard, en train de voler, froid et bien affilé, et prêt à fondre sur ma proie et…

Je rouvris les yeux. L’eau n’était que de l’eau.

Mais qu’étais-je, moi ?

Je secouai la tête violemment. Du calme, mon vieux. Pas de Dexter qui perd la boule, OK ? Je pris une profonde inspiration et jetai un coup d’œil à mon reflet. Dans le miroir j’avais la tête de toujours. Une expression soigneusement maîtrisée. Des yeux bleus calmes et moqueurs, une imitation parfaite de la vie humaine. Mis à part le fait que mes cheveux rebiquaient comme ceux de Stan Laurel, je ne voyais aucun signe de ce qui avait court-circuité mon cerveau endormi et m’avait tiré du sommeil.

Je refermai prudemment les yeux.

L’obscurité.

L’obscurité toute simple. Pas de sang, pas de survol, pas de lumières de la ville. Juste ce bon vieux Dexter debout, les yeux fermés devant son miroir.

Je les rouvris. Salut, l’ami, ravi de te retrouver. Mais où étais-tu fourré ?

C’était une très bonne question. J’ai vécu l’essentiel de ma vie sans être jamais troublé par des rêves, et encore moins des hallucinations. Aucune vision de l’Apocalypse pour moi, merci ; aucun symbole jungien dérangeant qui remonterait de mon subconscient ; aucune image mystérieuse récurrente qui ponctuerait l’histoire de mon inconscient. Rien ne vient jamais ébranler la nuit de Dexter. Quand je dors, tout en moi dort.

Alors, qu’est-ce qui venait de se passer ? Pourquoi ces images m’étaient-elles apparues ?

Je m’aspergeai le visage et m’aplatis les cheveux. Je n’en fus pas plus avancé, mais cela me fit me sentir un peu mieux. Les choses pouvaient-elles aller vraiment mal si mes cheveux restaient disciplinés ?

À vrai dire, je n’en savais rien. Elles pouvaient aller très mal. J’étais peut-être en train de disjoncter complètement. Peut-être glissais-je peu à peu dans la démence depuis longtemps, et ce nouveau tueur n’avait fait que précipiter la chute finale dans l’insanité la plus totale. Comment pouvais-je espérer mesurer la relative santé mentale de quelqu’un comme moi ?

Les images m’avaient paru si réelles. Mais elles ne pouvaient l’être : je n’avais pas bougé de mon lit. Et pourtant j’avais presque cru sentir le relent de la mer, des pots d’échappement et du mauvais parfum qui flottait sur Biscayne Boulevard – on ne peut plus réels. Mais n’était-ce pas là un des signes de la folie, que de ne pas pouvoir distinguer les fantasmes de la réalité ? Je n’avais pas de réponse et aucun moyen d’en trouver. Il était exclu d’aller voir un psy, bien sûr : je terroriserais le pauvre bonhomme et il mettrait sûrement un point d’honneur à me faire enfermer quelque part. Certes, je ne contestais nullement la sagesse d’une telle décision. Mais si j’étais en train de lâcher prise par rapport à l’équilibre que je m’étais construit, ça ne regardait que moi, et la première difficulté était que je n’avais aucun moyen de m’en assurer.

Quoique, à bien y réfléchir, il en existait peut-être un.

Dix minutes plus tard, je longeais Bayfront Park au volant de ma voiture. Je conduisais lentement car, de fait, je ne savais pas exactement ce que je cherchais. Cette partie de la ville dormait – pour autant qu’elle dorme jamais. Quelques personnes isolées tourbillonnaient certes encore sur la scène de Miami : des touristes qui avaient bu trop de café cubain et ne pouvaient dormir ; des gens de l’Iowa à la recherche d’une station-service ; des étrangers qui cherchaient South Beach. Sans oublier les prédateurs : les voyous, les voleurs, les junkies, les vampires, les goules et les monstres en tout genre comme moi. Mais dans ce quartier, à cette heure, leur nombre était restreint. Miami était déserte, aussi déserte qu’elle peut l’être ; une ville rendue solitaire par le fantôme de la foule qui la peuplait le jour. Une ville qui, débarrassée de son masque de soleil et de ses T-shirts voyants, se réduisait à un simple terrain de chasse.

Moi aussi, donc, je chassais. Les autres présences de la nuit me suivaient des yeux puis se détournaient tandis que je passais sans ralentir. Je poursuivis vers le nord, franchis le vieux pont mobile, traversai le centre de Miami, toujours sans savoir ce que je cherchais et sans le voir… et pourtant, de façon très troublante, absolument certain que je le trouverais, que j’allais dans la bonne direction, que quelque chose m’attendait quelque part.

Juste après l’hôtel Omni, la vie nocturne s’amplifia. Plus d’activité, plus de choses à voir. Des cris joyeux sur les trottoirs, une musique métallique qui se déversait par les vitres des voitures. Les filles de la nuit étaient sorties, par bandes entières, et se tenaient aux coins des rues ; elles pouffaient de rire entre elles ou fixaient d’un regard vide les voitures qui passaient. Et les occupants des voitures ralentissaient pour les fixer à leur tour, lorgnant les accoutrements et la chair dénudée. À environ deux cents mètres devant moi, une Corniche neuve s’arrêta et une nuée de filles sortit immédiatement de l’ombre, quitta le trottoir et s’attroupa autour du véhicule. La circulation fut brutalement interrompue ; les klaxons retentirent. La plupart des conducteurs restèrent à l’arrêt, pas si mécontents du spectacle, mais un camion impatient déboîta de la file de voitures et prit la voie de gauche.

Un camion frigorifique.

Rien d’important, me dis-je. Une livraison nocturne de yaourts ; des saucisses de porc pour le petit déjeuner, fraîcheur garantie. Une cargaison de mérous à destination du Nord ou de l’aéroport. À Miami, les camions frigo circulent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, même à cette heure-ci, même en pleine nuit. Voilà ce que c’était, rien de plus.

J’appuyai malgré tout sur l’accélérateur. Je me faufilai entre les voitures. Je n’étais plus qu’à trois voitures de la Corniche et de son conducteur. La circulation fut de nouveau au point mort. Je jetai un coup d’œil au camion. Il filait le long de Biscayne Boulevard, approchant d’une série de feux. J’allais le perdre si je restais trop en arrière. Et soudain je voulus à tout prix le rattraper.

J’attendis qu’il y ait une trouée entre les voitures pour m’engager rapidement sur la voie de gauche. Je dépassai la Corniche puis pris de la vitesse, me rapprochant du camion. J’essayais de ne pas rouler trop vite pour ne pas me faire repérer, tout en réduisant peu à peu l’espace qui nous séparait. Il fut à trois feux devant moi, puis à deux.

Puis son feu passa au rouge et, avant que je puisse me réjouir et tenter de le rattraper, le mien aussi. Je m’arrêtai. Je m’aperçus avec stupeur que j’étais en train de me mordre la lèvre. J’étais tendu. Moi, Dexter, le bloc de glace, voilà que je ressentais une anxiété et un désespoir humains, un réel désarroi émotionnel. Je voulais rattraper ce camion et en avoir le cœur net, oui, je mourais d’envie de m’approcher, d’ouvrir la porte de la cabine et de regarder à l’intérieur…

Et ensuite ? L’arrêter sans l’aide de personne ? Le prendre par la main et l’amener à cette chère LaGuerta ? Regardez ce que j’ai trouvé ! Je peux le garder ? Il était tout aussi probable que ce soit lui qui me garde. Il était réglé à fond sur le mode Chasseur, et je ne faisais que le suivre docilement comme un petit frère importun. Et pourquoi avais-je décidé de le suivre ? Était-ce simplement pour me prouver que c’était vraiment LUI, qu’il était bien ici en train de rôder et donc que je n’étais pas fou ? Mais, si je n’étais pas fou, comment avais-je pu savoir ? Que se passait-il dans mon cerveau ? Il valait peut-être mieux être cinglé, en fin de compte.

Un vieil homme passa devant ma voiture en traînant péniblement les pieds et entreprit de traverser la rue avec une incroyable lenteur. Je l’observai un moment, fasciné, me demandant ce que pouvait bien être la vie lorsqu’on se déplaçait aussi lentement, puis je reportai mon attention sur le camion frigo au loin.

Son feu était passé au vert. Le mien non.

Il accéléra aussitôt pour poursuivre sa route vers le nord, déjà à la limite de la vitesse autorisée, et je vis ses feux arrière s’amenuiser de plus en plus tandis que j’attendais d’avoir la voie libre.

Ce qui tardait à se produire. Et donc, les mâchoires crispées – calme-toi, Dexter –, je grillai le feu, évitant de peu le vieil homme. Il ne leva pas les yeux, pas plus qu’il ne rompit le pas.

La vitesse était limitée à 50 sur cette section de Biscayne Boulevard. À Miami, cela signifie que si l’on roule à moins de 75 on a toutes les chances de se faire éjecter de la route. J’accélérai jusqu’à 100, me frayant un chemin au milieu de la circulation fluide, prêt à tout pour réduire enfin la distance. Les lumières du camion disparurent comme il prenait un virage – mais peut-être avait-il tourné. Je poussai une pointe à 115 et, le moteur vrombissant, dépassai l’intersection de la voie surélevée de la 79e Rue, suivis la courbe qui longeait l’hypermarché Publix et poursuivis ma route sur la ligne droite, cherchant désespérément le camion des yeux.

Quand tout à coup je le vis. Là, devant moi…

… qui arrivait dans la direction opposée.

Le salaud avait fait demi-tour. M’avait-il senti dans son sillage ? L’odeur de mon pot d’échappement était-elle arrivée jusqu’à lui ? Peu importe ; c’était bien lui, le même camion, pas de doute possible, et dès que je l’eus croisé il tourna et emprunta la voie surélevée.

Je déboulai dans le parking d’un centre commercial et ralentis brusquement, faisant crisser les pneus, puis braquai et repris Biscayne Boulevard en sens inverse, vers le sud cette fois. Moins d’une centaine de mètres après, j’empruntai à mon tour la voie surélevée. Loin, très loin devant, presque au niveau du premier pont, j’aperçus les petites lumières rouges du camion, qui clignotaient, semblant me narguer. Mon pied enfonça la pédale de l’accélérateur et la voiture fila de plus belle.

Il amorçait la traversée du pont à présent, accélérait sur la pente, maintenant la distance entre nous. Ce qui signifiait qu’il devait savoir, devait s’être aperçu que quelqu’un le suivait. Je forçai encore un peu le moteur ; je me rapprochais, petit à petit, insensiblement.

Puis il disparut, dépassa le sommet et se retrouva sur l’autre versant du pont, poursuivant sa course bien trop rapide en direction de North Bay Village. C’était une zone où la police patrouillait très souvent. S’il roulait trop vite il serait repéré et on l’arrêterait. Et là…

Je franchissais le pont maintenant, arrivais au sommet et, de l’autre côté…

Rien.

La route était déserte.

Je ralentis, regardai dans toutes les directions depuis le point de vue qu’offrait le haut du pont. Une voiture roulait vers moi… pas le camion, juste une Mercury Marquis qui avait une aile défoncée. J’entamai la descente de l’autre côté du pont.

En bas, North Bay Village se scindait en deux zones résidentielles. Derrière une station-service à gauche, une rangée d’immeubles formait un large cercle. À droite se dressaient des maisons : petites mais luxueuses. Rien ne bougeait à gauche comme à droite. On n’apercevait aucune lumière, aucun signe ; pas le moindre mouvement, pas une trace de vie.

Lentement, je parcourus le village. Vide. Il avait disparu. Sur une île qui ne comportait qu’une route principale, il avait réussi à me semer. Mais comment ?

Je me rangeai sur le bas-côté et fermai les yeux. Je ne sais pas pourquoi ; peut-être espérais-je voir quelque chose à nouveau. Mais je ne vis rien. Juste l’obscurité, et des petites lumières vives qui dansaient sur l’envers de mes paupières. J’étais fatigué. Je me sentais bête. Oui, moi : Dexter le déluré, qui se prenait pour le grand Devin et utilisait ses formidables pouvoirs de médium pour traquer le mauvais génie. Et le poursuivait à bord de son engin de combat ultra-puissant. Quand, selon toute vraisemblance, il ne s’agissait que d’un petit livreur défoncé qui s’adonnait à des jeux de macho avec le seul automobiliste présent sur la route cette nuit-là. Une spécialité de Miami dont tous les conducteurs faisaient l’expérience absolument chaque jour de la semaine. Essaie un peu de m’attraper… Et à la fin le majeur levé, le fusil brandi, ha ha ha, et on retourne au boulot.

Un simple camion frigo, rien de plus, qui devait à présent rouler plein pot vers Miami Beach, l’autoradio réglé à fond sur la station de heavy métal. Pas mon tueur. Et aucun lien mystérieux ne m’avait tiré de mon lit pour me faire traverser la ville en plein milieu de la nuit. C’était vraiment trop stupide. Bien trop stupide pour la tête froide, le cœur dur de Dexter.

J’appuyai un moment mon front contre le volant. Comme c’était merveilleux d’avoir enfin une authentique expérience humaine ! Maintenant je savais ce que c’était que de se sentir complètement idiot. J’entendis la sonnerie du pont mobile retentir non loin de là pour avertir qu’il n’allait pas tarder à se lever. Ding ding ding. La sonnette d’alarme de mon esprit abruti. Je bâillai. Allez, c’est l’heure de rentrer, l’heure de retourner au lit.

Derrière moi, un moteur vrombit. Je tournai la tête.

Il surgit de derrière la station-service en bas du pont, en exécutant un demi-tour sur lui-même. Il se déporta brusquement vers moi au moment de me doubler tout en continuant à accélérer et, dans le flou du mouvement, je vis au niveau de la vitre du conducteur les contours d’un objet qu’il lançait dans ma direction, avec violence. Je me baissai vivement. Quelque chose vint s’abattre sur la carrosserie de ma voiture, qui, à en juger par le bruit, devait l’avoir sérieusement endommagée. J’attendis quelques instants, pour être sûr. Puis je relevai la tête et jetai un coup d’œil. Le camion fonçait toujours. Il emboutit la barrière en bois et passa à travers sans décélérer, se propulsa sur le pont alors qu’il commençait son ascension et parvint aisément de l’autre côté, tandis que le gardien du pont se penchait par la fenêtre de sa cahute en vociférant. Puis le camion disparut sur l’autre versant du pont, avant de se retrouver là-bas dans Miami, de l’autre côté de l’espace qui augmentait au fur et à mesure que le pont s’élevait. Disparu, sans espoir cette fois, disparu comme s’il n’avait jamais existé. Et je ne saurais jamais si c’était mon tueur ou encore un de ces innombrables crétins de Miami.

Je sortis de la voiture afin de vérifier l’état de la carrosserie. Bien cabossée, en effet. Je jetai un coup d’œil circulaire pour voir ce qu’il avait lancé.

Ça avait roulé jusqu’au milieu de la route, trois ou quatre mètres plus loin. Même à cette distance il n’y avait pas moyen de se méprendre, mais, comme pour lever toute ambiguïté, les phares d’une voiture qui arrivait en sens inverse vinrent éclairer la chaussée. L’auto fit une embardée et alla s’encastrer dans une haie ; par-dessus le bruit du klaxon ininterrompu, j’entendais les hurlements du conducteur. Je m’approchai pour en avoir vraiment le cœur net.

Oui, pas de doute. C’était bien ça.

La tête d’une femme.

Je me penchai. C’était très proprement coupé, du joli travail. Il n’y avait quasiment pas de sang sur le pourtour de la plaie.

« Dieu merci », dis-je.

Et je m’aperçus que je souriais. Et pourquoi pas ?

Plutôt une bonne nouvelle, non ? Je n’étais pas cinglé, en fin de compte.

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