CHAPITRE XXI

« Tu as bien conscience que c’est juste une vérification ? dis-je. Il y a de fortes chances qu’on ne trouve rien du tout.

— Oui, oui, je sais, répondit Deb.

— Et on n’est couverts par aucune juridiction. On est dans le comté de Broward. Et les gars de Broward ne nous aiment pas, donc…

— Bon sang, Dexter ! dit-elle d’un ton brusque. Qu’est-ce que t’as à jacasser comme ça ? On dirait une collégienne surexcitée ! »

Elle avait peut-être raison, mais c’était peu aimable de sa part de le faire remarquer. Elle-même, du reste, était un véritable paquet de nerfs. Alors que nous quittions Sawgrass Expressway et pénétrions dans le parking du palais des Sports, elle serra un peu plus les dents. Je pouvais presque entendre sa mâchoire grincer. « Dirty Harriet », me dis-je en moi-même, mais Deb apparemment m’entendit.

« Ta gueule ! » lâcha-t-elle.

Mes yeux abandonnèrent le profil de granit de Deborah pour aller se poser sur le palais des Sports. L’espace d’un instant, avec la lumière du petit matin qui l’éclairait sous un certain angle, on aurait dit que le bâtiment était entouré d’une escadre de soucoupes volantes. Il s’agissait, bien entendu, des lampadaires qui se dressaient tout autour, tels de gigantesques champignons vénéneux en acier. On avait dû dire à l’architecte que le concept était très original. Et certainement aussi « jeune et dynamique ». Je suis sûr que ce devait être le cas sous l’éclairage approprié ; mais il restait toujours à trouver l’éclairage en question…

Nous fîmes une première fois le tour de la patinoire, guettant un signe de vie. Lors de notre deuxième passage, une Toyota toute déglinguée vint s’arrêter devant l’une des portes d’entrée. La portière du passager était maintenue fermée par un bout de corde passé par la vitre ouverte et entortillé autour de son montant La portière du conducteur s’ouvrit tandis que je garais la voiture, et Deborah sauta dehors avant même que l’on soit à l’arrêt.

« S’il vous plaît, monsieur ? » dit-elle à l’homme qui sortait de la Toyota.

C’était un type plutôt courtaud, la cinquantaine, vêtu d’un pantalon verdâtre et d’une veste en nylon bleue. Dès qu’il aperçut l’uniforme de Deb il parut se crisper.

« Quoi ? fit-il. J’ai rien fait !

— Vous travaillez ici, monsieur ?

— Ben oui ! Qu’est-ce que vous croyez que je ferais là à 8 heures du mat, sinon ?

— Quel est votre nom ?

— Steban Rodriguez. J’ai mes papiers. »

Il farfouilla à la recherche de son portefeuille. Deborah fit un signe de la main.

« Ce n’est pas nécessaire, dit-elle. Que faites-vous là à cette heure-ci ? »

Il haussa les épaules et replaça son portefeuille dans sa poche.

« Je suis censé être là plus tôt les autres jours, mais l’équipe est en déplacement : Vancouver, Ottawa et Los Angeles. Alors je suis là un peu plus tard.

— Ya-t-il quelqu’un d’autre en ce moment, Steban ?

— Non, y a que moi. Ils sont encore tous à roupiller.

— Et la nuit ? Y a-t-il un gardien ? » Il fit un geste circulaire du bras.

« Le vigile fait le tour du parking la nuit, mais il est pas là tout le temps. En général, c’est moi qu’arrive le premier.

— Vous voulez dire, le premier qui entre ?

— Ouais, c’est ça. C’est pas ce que j’ai dit ? »

Je descendis de voiture et me penchai par-dessus le toit.

« C’est vous qui passez la Zamboni le matin ? » lui demandai-je.

Deb me lança un coup d’œil furieux. Steban me regarda avec insistance, les yeux fixés sur ma pimpante chemisette hawaïenne et mon pantalon de gabardine.

« Vous êtes quel genre de flic, exactement, hein ?

— Je suis juste un expert, répondis-je. Je travaille au labo.

— Ahhhhh, je vois, dit-il en hochant la tête comme si tout s’expliquait..

— C’est vous qui passez la Zamboni, Steban ? répétai-je.

— Ouais, enfin, c’est-à-dire, ils me laissent pas la passer pendant les matchs. Ça, c’est pour les types en costard. Ils préfèrent mettre des petits jeunes, vous savez ? Célèbres, si possible. Qui font le tour perchés sur leur machine en saluant tout le monde. Ce style de conneries. Mais c’est moi qui la passe le matin avant l’entraînement Quand l’équipe est en ville. Je la passe juste le matin, très tôt. Mais là, ils sont à l’extérieur, alors je viens plus tard.

— Nous voudrions inspecter rapidement les lieux », dit Deb, visiblement exaspérée par mon intrusion dans la conversation.

Steban lui fit face de nouveau, une petite lueur de malice au fond de l’œil.

« Pas de problème, dit-il. Vous avez un mandat ? »

Deborah rougit. Cela créa un joli contraste avec le bleu de son uniforme, mais ce n’était peut-être pas la réaction la plus adéquate pour renforcer son autorité. Et comme je la connaissais bien je savais qu’elle en serait consciente et que, agacée, elle s’emporterait. Étant donné que nous n’avions pas de mandat et que, de fait, nous n’avions aucune raison un tant soit peu officielle de nous trouver là, il ne me semblait pas que s’emporter fût la meilleure tactique.

« Steban… repris-je avant que Deb puisse prononcer des paroles fâcheuses.

— Ouais ?

— Ça fait combien de temps que vous travaillez ici ? »

Il haussa les épaules.

« Depuis que ça a ouvert. Et avant j’ai travaillé deux ans à l’ancienne patinoire.

— Alors vous étiez là la semaine dernière quand on a découvert le cadavre sur la glace ? »

Steban détourna les yeux. Sous sa peau hâlée, son visage verdit. Il déglutit avec effort.

« Je veux jamais revoir un tel truc, je vous jure. Jamais. »

Je hochai la tête, affectant une réelle compassion.

« Je vous comprends parfaitement, dis-je. C’est pour cela que nous sommes là, Steban. »

Il fronça les sourcils.

« Comment ça ? »

Je lançai un coup d’œil à Deb pour m’assurer qu’elle ne dégainait pas son arme. Elle me foudroya du regard tout en tapant du pied, les lèvres pincées en signe de désapprobation, mais elle ne dit rien.

« Steban, repris-je en m’approchant un peu plus de lui et en prenant un ton aussi confidentiel et viril que possible, nous pensons qu’il y a de fortes chances pour que, derrière cette porte, vous trouviez le même genre de surprise que l’autre jour.

— Merde ! cria-t-il. Je veux rien avoir affaire là-dedans.

— C’est tout à fait normal.

Me cago en diez de cette saloperie.

— Exactement, approuvai-je. Alors pourquoi ne pas nous laisser jeter un coup d’œil d’abord ? Juste pour être sûrs ? »

Il me dévisagea un instant, puis regarda Deborah, qui avait toujours un air renfrogné : une expression qui la mettait très en valeur, en particulier avec son bel uniforme.

« Je pourrais avoir des ennuis, dit-il. Me faire virer. »

Je lui souris, l’incarnation de la bienveillance.

« Vous pourriez aussi ouvrir la porte et trouver un autre tas de bras et de jambes découpés en morceaux. Encore plus nombreux, cette fois.

— Merde ! dit-il à nouveau. Je vais m’attirer des ennuis, me faire virer… Pourquoi je ferais ça, hein ?

— Par civisme, peut-être…

— Allez, quoi ! Déconnez pas. Qu’est-ce que ça peut vous foutre que je me fasse virer ? »

Il n’alla pas jusqu’à tendre la main, ce qui me parut fort élégant, mais il était clair qu’il escomptait un petit cadeau pour le dédommager de l’éventuelle perte de son travail. Tout à fait naturel, étant donné qu’on se trouvait à Miami. Mais je n’avais qu’un billet de cinq dollars, et j’en avais vraiment besoin pour m’acheter un beignet et un café. Je me contentai donc de hocher la tête d’un air compréhensif et viril.

« Vous avez raison, dis-je. Nous espérions vous éviter de voir tous ces morceaux de corps – est-ce que j’ai précisé qu’il y en aurait plutôt beaucoup, cette fois ? -, mais nous ne voulons surtout pas que vous courriez le risque de perdre votre emploi. Excusez-nous pour le dérangement, Steban. Bonne journée ! » J’adressai un sourire à Deborah. « En route, agent Morgan. On ferait mieux de retourner sur la scène du crime pour chercher les doigts, maintenant. »

Deborah avait toujours sa mine renfrognée, mais elle eut tout de même la présence d’esprit de jouer le jeu. Elle ouvrit sa portière tandis que je saluais joyeusement Steban avant de remonter à bord.

« Attendez ! » cria Steban. Je levai les yeux vers lui, manifestant un simple intérêt poli. « Je vous jure que je veux pas retomber sur cette saloperie », dit-il.

Il me regarda un moment, espérant peut-être que je fléchirais et lui tendrais une liasse de billets, mais, comme je l’ai dit, le beignet était devenu une idée fixe et je ne cédai pas. Steban se passa la langue sur les lèvres, puis se retourna brusquement et enfonça la clé dans la serrure de la porte à double battant.

« Allez-y. Je vous attends ici.

— Vous êtes bien sûr ?… hasardai-je.

— Allez, quoi ! Qu’est-ce que vous voulez de plus ? Allez-y ! »

Je me levai et regardai Deborah.

« Il dit qu’il est sûr », commentai-je.

Elle secoua juste la tête, avec une drôle d’expression qui trahissait à la fois son exaspération de petite sœur et son humour de flic cynique.

Elle contourna la voiture et pénétra la première dans le bâtiment ; je la suivis.

À l’intérieur, le hall était sombre et frais, ce qui n’aurait pas dû me surprendre : il s’agissait bien d’une patinoire au petit matin. Steban savait forcément où se trouvait l’interrupteur, mais il n’avait pas proposé de nous l’indiquer. Deb détacha sa grosse lampe électrique de sa ceinture et promena le faisceau lumineux sur l’étendue glacée. Je retins ma respiration tandis que le rai de lumière allait éclairer l’un des filets, puis l’autre. Elle balaya la glace à nouveau, lentement, interrompant son geste une fois ou deux, puis se tourna vers moi.

« Rien, dit-elle. Que dalle.

— Tu m’as l’air déçue… »

Elle émit un grommellement agacé puis se dirigea vers la sortie. Je restai au milieu de la patinoire, sentant la fraîcheur de la glace irradier dans toute l’atmosphère, pris par mes pensées joyeuses. Enfin, pas exactement mes pensées, pour être honnête.

Car Deb s’était à peine éloignée que me parvenait de derrière mon épaule le son faible d’une voix : un petit rire sec et calme, ce frôlement de plume familier à la limite de l’audible. Et, alors que cette chère Deb regagnait l’extérieur, je restai là immobile sur la glace, fermai les yeux et écoutai ce que mon très vieil Ami avait à me dire. Ce n’était pas grand-chose : une sorte de sous-murmure, presque une absence de voix, mais j’écoutai. Je l’entendis glousser et marmonner des paroles terribles et douces dans le creux d’une oreille, tandis que mon autre oreille m’informait que Deborah avait prié Steban d’entrer et d’allumer les lumières. Ce qu’il fit un instant plus tard, alors que le léger souffle de cette non-voix s’élevait dans un brusque crescendo, alliant une belle humeur joviale à une horreur bon enfant.

Qu’y a-t-il ? demandai-je poliment. La seule réponse que j’obtins fut le redoublement du rire avide. Je ne savais absolument pas comment l’interpréter. Mais je ne fus pas extrêmement surpris lorsque le hurlement retentit.

Steban était nul, question hurlements. Son cri consistait en une espèce de bruit rauque, étranglé, qui donnait plutôt l’impression qu’il était malade comme un chien. Ce type n’avait vraiment aucun sens musical.

J’ouvris les yeux. Il m’était impossible de me concentrer dans ces conditions, et de toute façon il n’y avait plus rien à écouter. Les murmures s’étaient arrêtés au moment où les cris avaient commencé. Après tout, les cris parlaient d’eux-mêmes, non ? J’ouvris donc les yeux juste à temps pour voir Steban jaillir du petit placard situé à l’autre bout du hall et atterrir sur la patinoire. Il parcourut la surface glacée à grand bruit, glissant et dérapant, tout en gémissant en espagnol, avant d’aller buter tête la première contre les planches. Il se redressa tant bien que mal et se précipita vers la sortie, avec des grognements d’horreur. Une petite tache de sang maculait la glace à l’endroit où il était tombé.

Deborah franchit la porte en courant, son pistolet à la main ; Steban la bouscula puis gagna la lumière du jour en trébuchant.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Deborah, l’arme toujours brandie.

J’inclinai la tête comme je percevais le dernier écho du gloussement final, et là, avec le grognement d’horreur qui résonnait encore dans mes oreilles, je compris.

« Je crois que Steban a trouvé quelque chose », dis-je.

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