CHAPITRE X

Peu après 8 heures du matin, LaGuerta vint me rejoindre alors que j’étais assis sur le coffre de ma voiture. Elle appuya son derrière bien moulé sur la carrosserie et se laissa glisser jusqu’à ce que nos cuisses se touchent. J’attendis qu’elle parle, mais elle n’avait pas l’air de trouver les mots appropriés pour l’occasion. Moi non plus, d’ailleurs. Je restai donc là quelques minutes à observer le pont, tout en sentant la chaleur de sa jambe contre la mienne et en me demandant où mon copain timide avait pu disparaître avec son camion. Je fus arraché de ma rêverie tranquille par une pression sur ma cuisse.

Je baissai les yeux vers mon pantalon. LaGuerta me pétrissait la cuisse comme elle l’aurait fait avec de la pâte à pain. Je levai les yeux vers elle. Elle soutint mon regard.

« Ils ont trouvé le corps, dit-elle. Vous savez… Celui qui va avec la tête. »

Je me levai d’un bond.

« Où ça ? »

Le regard qu’elle me lança était celui qu’un flic adresse à un homme qui trouve des têtes décapitées dans la rue. Mais elle finit par me répondre.

« Au palais des Sports de Sunrise.

— Là où jouent les Panthers ? » demandai-je. Et une petite décharge glaciale me parcourut. « Sur la glace ? »

LaGuerta fit oui de la tête, les yeux toujours rivés aux miens.

« L’équipe de hockey ? dit-elle. C’est eux les Panthers ?

— Je crois bien que c’est leur nom », répondis-je.

Elle pinça les lèvres.

« Ils l’ont trouvé dans le filet du goal.

— Dans quel camp ? »

Elle cligna des yeux.

« C’est important ? »

Je secouai la tête.

« Juste une blague, inspecteur.

— Parce que je ne sais pas les différencier. Il faudrait que je fasse venir quelqu’un qui s’y connaît en hockey, dit-elle, son regard m’abandonnant enfin pour aller balayer la foule, à la recherche hypothétique de quelqu’un qui serait muni d’un palet. Je suis contente que vous puissiez en plaisanter, ajouta-t-elle. Qu’est-ce qu’une… » elle fronça les sourcils, faisant un effort de mémoire « … une samboli ?

— Une quoi ? »

Elle haussa les épaules.

« Une espèce de machine. C’est pour la glace.

— Une Zamboni ?

— Si vous le dites… Le gars qui l’utilise, il l’a sortie ce matin pour préparer la glace avant l’entraînement. Il y a quelques joueurs qui aiment arriver tôt, et ils aiment la glace bien fraîche, donc ce gars, le… » elle hésita légèrement « … l’opérateur de la zamboli, il commence tôt les jours d’entraînement. Et le voilà qui sort ce truc sur la patinoire. Et il aperçoit des paquets empilés. Au fond dans le filet du goal. Alors il s’approche pour y jeter un œil. » Elle haussa encore les épaules. « Doakes est sur place. Il dit que personne n’arrive à calmer suffisamment le type pour lui en faire dire un peu plus.

— Je m’y connais un peu en hockey », lançai-je.

Elle m’adressa à nouveau un regard quelque peu appuyé.

« Encore une chose que vous m’aviez cachée, Dexter. Vous jouez au hockey ?

— Non, je n’y ai jamais joué, dis-je avec modestie. J’ai assisté à quelques matchs. »

Elle ne répondit rien et il fallut que je me morde la lèvre afin de ne pas parler à tort et à travers. En réalité, Rita avait un abonnement pour tous les matchs des Panthers de Floride, et je m’étais aperçu à mon plus grand étonnement que j’aimais beaucoup le hockey. Ce n’était pas seulement le côté homicide de cette joyeuse boucherie organisée. Je trouvais cela très reposant d’être assis dans cet immense hall frais, et je n’aurais vu aucun inconvénient à m’y rendre aussi pour des tournois de golf. Mais, à vrai dire, j’aurais inventé n’importe quoi pour que LaGuerta me laisse l’accompagner à la patinoire. Je voulais à tout prix y aller. J’aurais tout donné pour voir ce corps empilé sur la glace, pour défaire l’emballage soigné et admirer la chair propre et sèche. Je voulais tellement y aller que j’avais l’impression d’être comme ces chiens figés à l’arrêt dans les vignettes de BD ; je voulais tellement y être que je me sentais possessif à l’égard du corps, me sentais presque des droits sur lui.

« D’accord », finit par dire LaGuerta, alors que j’étais sur le point d’exploser. Elle ébaucha un petit sourire étrange qui relevait à la fois du cadre professionnel et de… quoi donc ? D’une sphère très différente, humaine, malheureusement, ce qui me la rendait incompréhensible. « Ce sera l’occasion de parler un peu.

— Avec grand plaisir », répondis-je, exsudant le charme par tous mes pores.

LaGuerta n’eut aucune réaction. Peut-être n’avait-elle pas entendu ; ça ne changeait rien, d’ailleurs. Elle était absolument hermétique à toute forme de sarcasme en ce qui concernait son image de soi. On pouvait lui lancer à la figure la flatterie la plus horrible, elle l’accueillait comme la chose la plus naturelle au monde. Je ne prenais pas particulièrement plaisir à la flatter. Il n’y a pas de piquant sans un peu de difficulté. Mais rien d’autre ne me vint à l’esprit. De quoi voulait-elle donc qu’on parle ? Elle m’avait déjà très longuement cuisiné dès son arrivée sur les lieux.

Nous étions restés debout près de ma pauvre voiture cabossée tandis que le soleil se levait. Elle s’était tournée vers la voie surélevée et m’avait demandé sept fois si j’avais vu le conducteur du camion, chaque fois avec une inflexion légèrement différente, et en fronçant les sourcils entre chaque question. Elle m’avait demandé seulement cinq fois si j’étais bien certain qu’il s’agissait d’un camion frigorifique, mais je suis sûr qu’elle faisait preuve par là d’une grande subtilité : elle aurait voulu poser cette question maintes et maintes fois encore, mais elle se retenait pour ne pas trop montrer son jeu. Elle avait même eu un moment d’absence et m’avait posé la question en espagnol. Je lui avais dit que j’étais seguro, et elle m’avait regardé puis avait touché mon bras, mais n’avait plus réitéré sa question.

Par trois fois elle avait levé les yeux vers le pont mobile, avait secoué la tête puis lâché « ¡ Puta ! » entre ses dents. De toute évidence, c’était une allusion à l’agent Puta, ma chère sœur Deborah. L’existence avérée d’un camion frigorifique, conformément à la prédiction de Deborah, allait requérir un certain nombre de manœuvres savantes, et je voyais bien à la façon qu’avait LaGuerta de se mordiller les lèvres qu’elle se penchait déjà sur la question. J’étais à peu près certain qu’elle saurait trouver le moyen de rabaisser ma sœur – elle excellait à ce jeu-là –, mais en attendant j’osais espérer que la cote de Deborah aurait légèrement remonté. Pas auprès de LaGuerta, bien sûr, mais on pouvait penser que d’autres auraient là l’occasion de reconnaître son excellente initiative dans le travail de l’enquête.

Aussi curieux que cela puisse paraître, LaGuerta ne m’avait pas demandé ce que je faisais à errer ainsi au volant de ma voiture en pleine nuit. Certes, je ne suis pas inspecteur, mais cette question m’avait paru aller de soi. Peut-être est-ce pure méchanceté de ma part, mais il me semble que cette omission était typique du personnage. En tout cas, voilà : elle n’avait pas demandé.

Et pourtant, apparemment, on avait encore plein de choses à se dire. Je la suivis donc jusqu’à sa voiture, une grosse Chevrolet bleu clair vieille de deux ans qu’elle conduisait pendant le service. En dehors du travail, elle avait aussi une petite BMW dont personne n’était censé connaître l’existence.

« Montez », dit-elle.

Je pris place sur le joli siège bleu du passager.

LaGuerta conduisait vite, se faufilant entre les voitures, et à peine quelques minutes plus tard nous étions déjà de l’autre côté du pont, dans Miami, nous avions traversé Biscayne Boulevard et nous nous trouvions à moins d’un kilomètre de l’I-95. Elle s’engagea sur l’autoroute et prit la direction du nord, progressant dans la circulation à une allure qui, même selon les critères de Miami, me sembla un peu excessive. Mais très vite elle obliqua vers la sortie qui rejoignait Sunrise. Elle me regarda du coin de l’œil, par trois fois, avant de se décider à parler.

« Vous avez une jolie chemise », dit-elle.

Je jetai un coup d’œil à la chemise en question. Je l’avais enfilée à la hâte avant de quitter mon appartement et la voyais à présent pour la première fois : une chemisette en polyester qui avait pour motifs des dragons rouge vif. Je l’avais portée toute la journée au travail, la veille, et elle n’était plus très fraîche, mais, cela dit, elle avait encore l’air à peu près propre. Plutôt jolie comme chemise, c’est vrai, mais enfin…

LaGuerta faisait-elle juste la conversation pour que je me laisse aller à des confidences compromettantes ? Soupçonnait-elle que j’en savais plus que je ne laissais paraître et cherchait-elle à me faire baisser la garde ?

« Vous êtes toujours si élégant, Dexter… » poursuivit-elle.

Elle tourna la tête vers moi et m’adressa un grand sourire niais, sans s’apercevoir que la voiture fonçait droit sur un camion-citerne. Elle se retourna à temps et fit glisser le volant d’un doigt ; nous contournâmes en douceur le camion et poursuivîmes vers l’ouest jusqu’à l’I-75.

Je réfléchis au contenu de ma garde-robe. Effectivement, j’étais toujours élégant. Je mettais un point d’honneur à être le monstre le mieux habillé de tout le comté de Dade. Oui, c’est vrai, il a découpé en morceaux ce gentil Mr Duarte, mais qu’est-ce qu’il était bien habillé ! Une tenue appropriée à chaque circonstance. Au fait, que fallait-il porter pour assister à une décapitation de bon matin ? Une chemisette colorée un peu cracra et un pantalon, bien sûr ! J’étais dans le vent. Mis à part, donc, le choix hâtif du jour, j’étais toujours méticuleux. C’était une des leçons de Harry : être soigné, bien s’habiller, rester discret.

Mais pourquoi un inspecteur de la police criminelle obsédée de politique y prêterait-elle une quelconque attention ? Ce n’était pas comme si…

À moins que… J’y vis clair soudain. Une légère expression dans le drôle de sourire qu’elle esquissait me donna la réponse. C’était ridicule, mais quelle autre explication pouvait-il y avoir ? LaGuerta ne cherchait pas à me faire baisser la garde et à me poser des questions plus insistantes sur ce que j’avais vu. Mes compétences en hockey ne lui faisaient absolument ni chaud ni froid.

LaGuerta cherchait à être aimable.

Je lui plaisais.

J’en étais encore à essayer de me remettre du choc horrible qu’avait été mon offensive grotesque et baveuse sur la pauvre Rita, et voilà que maintenant… je plaisais à LaGuerta ! ? Des terroristes avaient-ils largué des substances douteuses dans les réservoirs d’eau de Miami ? M’étais-je mis à sécréter un type de phéromone spécial ? La population féminine de Miami s’était-elle soudain aperçue que les hommes étaient des incapables et se tournait-elle alors vers moi par défaut ? Qu’est-ce qui pouvait bien se passer, très sérieusement ?

Bien sûr, je me trompais peut-être. Je me raccrochai à cette idée comme un barracuda à la queue d’un poisson. Après tout, quel narcissisme démesuré que de s’imaginer qu’une femme aussi raffinée, aussi sophistiquée et ambitieuse que LaGuerta puisse éprouver le moindre intérêt pour moi ! N’était-il pas bien plus probable que… ?

Quoi donc ? C’était très fâcheux, mais il fallait reconnaître que ce n’était pas une idée si saugrenue. Nous travaillions dans le même domaine et, par conséquent, comme il se disait traditionnellement parmi les flics, il y avait plus de chances qu’on se comprenne et se pardonne l’un l’autre. Notre relation pourrait résister aux horaires impossibles et au style de vie stressant de LaGuerta. En toute modestie, je suis plutôt présentable : je prends soin de moi, comme on dit. Et depuis des années maintenant je lui faisais mon numéro de charme. C’était de la lèche à visée purement politique, mais elle n’était pas obligée de le savoir. J’avais développé un vrai talent, l’un de mes seuls sujets de vanité. J’avais fait une étude très poussée et m’étais longuement entraîné, et lorsque je mettais la théorie en pratique personne ne pouvait s’apercevoir que je simulais. J’étais vraiment très doué pour disséminer des petites graines de charme. Peut-être était-il naturel que les graines finissent un jour par germer.

Mais germer de cette façon-là ? Et après ? Allait-elle suggérer un dîner tranquille un de ces soirs ? Ou quelques heures de bonheur visqueux au motel El Cacique ?

Fort heureusement, nous atteignîmes le palais des Sports juste avant que la panique ne s’empare totalement de moi. LaGuerta fit le tour du bâtiment à la recherche de la bonne entrée. Ce n’était pas difficile à trouver. Plusieurs voitures de police étaient dispersées sur le parking devant une série de portes à deux battants. Sa grosse voiture alla prudemment se ranger au milieu des autres véhicules. Je bondis dehors avant qu’elle puisse poser sa main sur mon genou. Elle sortit et me regarda quelques instants. Sa bouche fit une grimace.

« Je vais jeter un œil », lançai-je.

C’est à peine si je me retins de courir jusqu’à l’intérieur. Je fuyais LaGuerta, certes… mais je brûlais d’impatience aussi de me trouver sur les lieux, de voir ce que mon espiègle ami m’avait réservé, d’être près de son travail, de respirer l’odeur du prodige, d’apprendre.

À l’intérieur s’élevait le brouhaha savamment orchestré habituel à toute scène de crime ; et pourtant il me sembla déceler une certaine électricité dans l’air, un sentiment d’excitation et de tension légèrement étouffé qu’on ne rencontre pas sur n’importe quelle scène, l’impression d’avoir affaire à un crime résolument différent et d’être sur le point d’assister à des choses nouvelles et superbes, là, au premier rang. Mais peut-être n’était-ce que moi. Plusieurs personnes s’étaient attroupées autour du filet le plus proche. La plupart d’entre elles portaient l’uniforme de Broward ; elles se tenaient bras croisés et observaient tandis que le commissaire Matthews débattait d’un point de la juridiction avec un autre homme au costume strict. Comme je m’approchais, je vis Angel-aucun-rapport dans une position inhabituelle, debout, dominant un homme au front dégarni qui avait un genou à terre et inspectait un tas de paquets soigneusement emballés.

Je m’arrêtai au niveau de la balustrade et regardai à travers la vitre. C’était là, à trois mètres de moi seulement. Ça avait l’air si parfait sur la pureté froide de la glace récemment polie par la Zamboni… N’importe quel joaillier vous dira que le choix de la monture est absolument essentiel, et là… c’était époustouflant. Tout simplement parfait. Je fus légèrement pris de vertige et me demandai si la balustrade allait supporter mon poids, comme si j’avais pu passer directement à travers le bois dur, telle une nappe de brume.

Même à cette distance je pouvais en juger. Il avait pris le temps, il avait tout fait comme il fallait, malgré ce qui avait dû s’apparenter à un coup de chance sur la voie surélevée, seulement quelques minutes plus tôt. À moins qu’il n’ait su d’une façon ou d’une autre que je ne lui voulais aucun mal.

Mais, puisque j’abordais ce point, était-ce si sûr que je ne lui voulais aucun mal ? Avais-je réellement l’intention de le traquer jusqu’à sa tanière puis de tomber à l’arrêt, tout frémissant, dans le seul but de faire avancer la carrière de Deborah ? Naturellement, j’en étais convaincu, mais aurais-je la force de jouer ce rôle jusqu’au bout si les événements continuaient à prendre une tournure aussi intéressante ? Nous nous trouvions dans cette patinoire, où j’avais passé de nombreuses heures agréables à méditer ; n’était-ce pas une preuve supplémentaire que cet artiste – pardon, je veux dire tueur, bien sûr – empruntait un chemin parallèle au mien ? Et voyez le travail merveilleux qu’il avait effectué en ce lieu.

Et la tête : voilà la clé. C’était un élément trop important dans ce qu’il réalisait pour qu’il la jette ainsi négligemment derrière lui. L’avait-il lancée pour m’effrayer, pour me pousser dans un paroxysme de terreur, d’horreur et d’effroi ? Ou savait-il à sa façon que je réagissais comme lui ? Ressentait-il, lui aussi, ce lien entre nous et cherchait-il juste à s’amuser un peu ? Me taquinait-il ? Il devait avoir une raison vraiment sérieuse pour m’offrir un tel trophée. J’éprouvais des sensations tellement fortes – à en être pris de vertige… Comment aurait-il pu, lui, ne rien éprouver ?

LaGuerta se glissa à mes côtés.

« Vous êtes bien pressé, dit-elle, sur un léger ton de reproche. Vous avez peur qu’elle s’échappe ? »

D’un geste de la tête, elle montra les morceaux de corps.

Je savais que quelque part dans mon cerveau devait exister une réponse intelligente, une phrase qui la ferait sourire, la charmerait un peu plus, excuserait mon empressement gênant à me tirer de ses griffes. Mais, debout, là, contre la balustrade, absorbé par le spectacle du corps sur la glace, dans le filet du goal – en présence de la grandeur, pourrait-on dire –, pas le moindre trait d’esprit ne me vint. Je réussis toutefois à ne pas hurler et lui dire de la fermer, mais il s’en fallut de peu.

« Je voulais voir », dis-je avec sincérité. Puis je me repris et j’ajoutai : « C’est dans le camp des Panthers. »

Elle me donna une légère tape sur le bras, l’air taquin.

« Vous êtes affreux ! » dit-elle.

Heureusement, le brigadier Doakes choisit ce moment-là pour approcher et l’inspecteur n’eut pas le temps de finir par un petit rire enjôleur, ce qui m’aurait véritablement jeté hors de mes gonds. Comme toujours, Doakes avait l’air de chercher par quel moyen il allait bien pouvoir me défoncer les côtes et m’éventrer, et il m’adressa un regard de bienvenue si chaleureux et pénétrant que je tentai promptement de m’éclipser pour le laisser en compagnie de LaGuerta. Il continua à me fixer, avec une expression qui sous-entendait que j’étais forcément coupable de quelque chose et qu’il se ferait un plaisir d’examiner mes entrailles pour élucider la question. Je suis sûr qu’il aurait été bien plus heureux dans un service où la police était autorisée, de temps à autre, à briser un tibia ou deux. Je m’éloignai avec prudence et fis lentement le tour de la patinoire à la recherche de l’accès le plus proche. Je venais de le trouver quand un poing m’atteignit par-derrière, assez fort, dans les côtes.

Je me redressai pour faire face à mon assaillant avec une douleur non feinte et un sourire forcé.

« Bonjour, ma sœur adorée, dis-je. Ça fait du bien de voir un visage ami.

— Salaud ! siffla-t-elle.

— T’as sans doute raison, mais pourquoi maintenant en particulier ?

— Espèce de fils de pute ! T’avais une piste et tu ne m’as pas appelée !

— Une piste ? dis-je en bégayant presque. Qu’est-ce qui te fait croire…

— Arrête tes conneries, Dexter, coupa Deborah d’un ton hargneux. T’étais pas en train de chercher des prostituées, à 4 heures du matin. Tu savais où il était, enfoiré ! »

Tout à coup je saisis. J’avais été tellement absorbé par mes propres problèmes, à commencer par le rêve – et le fait que manifestement il s’agissait d’autre chose qu’un rêve –, pour finir par ma rencontre cauchemardesque avec LaGuerta, que je n’avais pas eu une seule pensée pour Deborah. Je ne lui avais fait part de rien. Bien sûr, qu’elle était en colère.

« Pas une piste, Deb, répliquai-je, essayant de l’apaiser un peu. Rien d’aussi sérieux. Juste… une impression. Une pensée, c’est tout. Ce n’était vraiment rien. »

Elle me donna un autre coup.

« Sauf que ce n’était pas rien, dit-elle d’une voix rageuse. Tu L’as trouvé.

— Oui, enfin, je n’en suis pas si sûr. Je crois que c’est lui qui m’a trouvé.

— Arrête avec tes petits traits d’esprit », dit-elle. J’écartai les mains pour lui signifier à quel point ce serait difficile. « Tu m’avais promis, bon sang ! »

Je ne me rappelais pas avoir fait la moindre promesse qui aurait impliqué de l’appeler en pleine nuit pour lui raconter mes rêves, mais ce n’était sans doute pas la réponse la plus appropriée à lui faire.

« Désolé, Deb, dis-je plutôt. Je ne me doutais vraiment pas que ça donnerait quelque chose. C’était juste… une intuition, c’est tout. » Je n’allais certainement pas tenter d’expliquer l’aspect parapsychologique de l’affaire, même à Deb. Peut-être surtout à elle, d’ailleurs. Mais une autre pensée me traversa l’esprit. Je baissai la voix. « Tu pourrais peut-être m’aider, au fait. Qu’est-ce que je suis censé leur dire si, par hasard, ils décident de me demander ce que je faisais à errer dans ce quartier-là à 4 heures du matin ?

— LaGuerta t’a déjà interrogé ?

— Très longuement », dis-je en réprimant un frisson.

Deb eut une moue de dégoût.

« Et elle ne t’a pas demandé… »

Ce n’était même pas une question.

« Je suis sûr que l’inspecteur a bien d’autres préoccupations », dis-je. Je ne précisai pas qu’apparemment je figurais en bonne place sur la liste. « Mais tôt ou tard quelqu’un va poser la question. » Je jetai un coup d’œil vers l’endroit d’où LaGuerta dirigeait les Opérations. « Certainement le brigadier Doakes », ajoutai-je avec une crainte réelle.

Elle hocha la tête.

« C’est un bon flic. Dommage qu’il soit si agressif.

— Bon flic, faut voir, mais agressif, pas de doute, dis-je. Je ne sais pas pourquoi mais il ne m’aime pas. Il posera n’importe quelle question, juste pour m’indisposer.

— Eh bien, tu lui dis la vérité, lâcha Deborah, l’air impénétrable. Mais avant tu me la dis à moi. »

Et elle m’enfonça à nouveau son poing dans les côtes.

« S’il te plaît, Deb. Tu sais bien que j’ai tout de suite des bleus.

— Non, je ne savais pas, répondit-elle. Mais je ne vais pas tarder à le découvrir.

— Ça ne se reproduira plus, promis-je. C’était juste une de ces inspirations qu’on peut avoir à 3 heures du matin, Deborah. Qu’est-ce que tu aurais dit si je t’avais appelée et si ça s’était avéré n’être rien du tout ?

— Mais ce n’est pas le cas. Ça s’est avéré être sérieux, répéta-t-elle en me cognant à nouveau.

— Je ne m’en doutais vraiment pas. Et je me serais senti ridicule de t’avoir traînée là.

— Imagine comment je me serais sentie s’il t’avait tué », dit-elle.

Je fus pris par surprise. J’étais absolument incapable d’imaginer quels sentiments elle aurait pu avoir. Du regret ? De la déception ? De la colère ? Ce genre de réaction me dépasse complètement, j’en ai bien peur. Je me contentai donc de répéter :

« Je suis désolé, Deb. » Puis, comme je ressemble un peu à la joyeuse Pollyanna qui voit toujours le bon côté des choses, j’ajoutai : « Mais au moins le camion frigorifique était là. »

Elle plissa les yeux.

« Le camion était où ?

— Oh, Deb ! Ils ne t’ont pas dit ? »

Elle me cogna encore plus fort.

« Bon sang, Dexter ! siffla-t-elle. Quoi, le camion ?

— Il était là, Deb, dis-je, un peu gêné par sa réaction aussi démonstrative et par le fait, bien sûr, qu’une jolie femme était en train de me rouer de coups en public. Il était au volant d’un camion frigo. Quand il m’a lancé la tête. »

Elle agrippa mon bras et me regarda fixement.

« Tu te fous de moi, finit-elle par dire.

— Pas du tout.

— Merde ! » lâcha-t-elle.

Et son regard alla se perdre dans le vague, sans doute pour contempler sa promotion qui devait flotter quelque part près de ma tête. Elle aurait sûrement poursuivi, mais juste à ce moment-là Angel-aucun-rapport éleva la voix par-dessus le vacarme qui remplissait le hall.

« Inspecteur ? » lança-t-il en se tournant vers LaGuerta.

Le son qu’il émit fut étrange, comme instinctif – le cri à demi étranglé d’un homme qui ne se fait jamais remarquer en public –, et le silence se fit immédiatement dans la salle. Son ton trahissait à la fois le choc et le triomphe : J’ai trouvé quelque chose, mais oh mon Dieu ! Tous les regards se portèrent sur Angel. Il fit un mouvement de la tête vers l’homme dégarni qui était accroupi par terre et, lentement, prudemment, retirait quelque chose du paquet du dessus.

L’homme réussit à extraire l’objet, s’en saisit du bout des doigts puis le laissa tomber sur la glace, où il rebondit plusieurs fois. Il se baissa pour le ramasser mais dérapa et se mit à patiner derrière l’objet aux reflets brillants jusqu’à ce qu’ils aillent tous les deux buter contre les planches. La main tremblante, Angel se pencha pour l’attraper puis le brandit en l’air pour le montrer à tout le monde. Le calme qui envahit soudain le bâtiment fut stupéfiant, grandiose, magnifique, telle l’explosion des applaudissements lors de la présentation d’œuvres de génie.

C’était un miroir : le rétroviseur du camion.

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