11

Mata échangée ? Partie pour toujours ? La petite Mattie avec ses yeux graves et son rire joyeux ? Thorby eut un élan de tristesse, et réalisa avec étonnement qu’il en était réellement affecté.

— Je ne te crois pas !

— Ne sois pas stupide.

— Quand ? Où est-elle partie ? Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

— Elle doit être sur El Nido, selon toute apparence. C’est le seul vaisseau de la Famille dans le port. Elle est partie il y a une heure environ. Je ne te l’ai pas dit parce que je ne savais pas que cela se préparait… Avant d’être convoqué chez Grand-mère pour lui dire au revoir. – Jeri fronça les sourcils. – Cela devait arriver un jour… Mais je pensais que Grand-mère la garderait aussi longtemps qu’elle resterait un bon traqueur.

— Mais alors, pourquoi, Jeri ? Pourquoi ?

Jeri se leva et ajouta d’un ton glacial :

— Ortho-Oncle Adoptif, j’ai assez parlé…

Thorby le repoussa sur son siège.

— Tu ne vas pas t’en tirer comme cela. Je ne suis ton « oncle » que par ce qu’ils ont déclaré que je l’étais. Mais je reste toujours l’ex-fraki à qui tu as appris à se servir de l’ordinateur, nous le savons tous les deux. Parlons d’homme à homme. Crache le morceau, enfin !

— Ça ne va pas te plaire.

— Ça ne me plaît pas maintenant ! Mattie partie… Ecoute Jeri, il n’y a personne ici pour nous entendre. Dis-moi de quoi il s’agit. Je n’en ferai pas une affaire de famille, je te le promets sur l’acier de Sisu. Personne ne saura jamais rien de ce que tu me diras.

— Grand-mère pourrait être en train d’écouter.

— Si c’est le cas, je t’ai ordonné de parler, et tu seras sous ma responsabilité. Mais elle n’écoutera pas, c’est l’heure de sa sieste. Alors, tu peux y aller.

— D’accord. – Son neveu lui jeta un regard amer. – Tu l’auras voulu. Tu es sûr que tu n’as pas la moindre idée de la raison pour laquelle Grand-mère a renvoyé ma sœur de ce vaisseau ?

— Euh ? Non, aucune… Sinon je ne te le demanderais pas.

Jeri émit un grognement d’impatience.

— Thorby, je savais déjà que tu étais simple d’esprit, mais j’ignorais qu’en plus tu étais sourd, aveugle et muet.

— Epargne-moi les compliments flatteurs et dis-moi de quoi il s’agit.

— C’est toi, la raison du départ de Mata. Toi.

Jeri le regarda avec dégoût.

Moi ?

— Qui d’autre ? Qui joue toujours avec elle au jeu de paume ? Qui l’accompagne voir des films ? Quel nouveau parent s’affiche tout le temps avec une fille de sa propre moitié ? Je vais t’aider. Son nom commence par un T.

Thorby devint blanc comme un linge.

— Jeri, je n’y avais jamais pensé.

— Tu es bien le seul sur ce bateau. – Il haussa les épaules. – Je ne m’en prends pas à toi. C’était de sa faute. Elle te courait après, pauvre imbécile ! Mais je n’arrive pas à comprendre comment tu ne t’es douté de rien. J’ai pourtant essayé de te faire comprendre.

Thorby était aussi profane en cette matière qu’un oiseau en balistique.

— Je ne peux pas le croire.

— Peu importe… Tout le monde l’avait remarqué. Toutefois vous auriez pu vous en tirer, si votre relation était restée ouverte, innocente. De toute façon, je vous surveillais de trop près pour qu’il puisse se passer quoi que ce soit. Mais sœurette a perdu la tête.

— Comment cela ?

— Elle a fait quelque chose qui a décidé Grand-mère à se défaire d’un aiguilleur de première classe. Elle est allée la voir et lui a demandé d’être adoptée par l’autre moitié de la Famille. Dans sa cervelle d’oiseau, elle avait pensé que, puisque tu avais été adopté, cela n’avait pas d’importance qu’elle soit ta nièce. Il suffisait de déplacer les choses et elle pourrait t’épouser. – Jeri grogna. – Si tu avais été adopté par l’autre branche, elle aurait pu y arriver. Mais il fallait vraiment qu’elle soit complètement malade pour croire un instant que Grand-mère (Grand-mère !) accepterait quelque chose d’aussi scandaleux.

— Mais… Enfin, en réalité nous ne sommes pas parents. Je n’avais pas l’intention de l’épouser…

— Oh, dégage ! Tu me fatigues.


Thorby erra en broyant du noir. Il n’avait pas envie de retourner affronter Jeri. Il se sentit perdu, isolé, troublé. La Famille semblait si étrange, ses comportements si difficiles à comprendre, comme ceux des Losiens.

Mata lui manquait, comme jamais auparavant. Elle avait été quelque chose d’agréable en plus de la routine quotidienne : des trois repas par jour et de toutes les commodités dont il avait pris l’habitude sur Sisu. Maintenant elle lui manquait.

Eh bien, si c’était ce qu’elle désirait, pourquoi ne l’avaient-ils pas laissée faire ? Il n’y avait pas pensé, bien sûr… Mais puisqu’il fallait à tout prix se marier, Mata ne serait pas plus mal qu’une autre. Il l’aimait bien.

Enfin, il se rappela de la seule personne à qui il pouvait confier ses soucis : le docteur Mader.

Il gratta à sa porte et entendit une voix pressée lui dire d’entrer. Elle était agenouillée, toutes ses affaires éparpillées alentour, avec de la poussière sur le nez et les cheveux en bataille.

— Oh, Thorby, je suis contente que tu sois venu. On m’a dit que tu étais descendu à terre, et j’avais peur de te manquer.

Elle parlait en Anglais Systématique.

— Tu voulais me voir ?

— Pour te dire au revoir. Je retourne chez moi.

— Oh.

Thorby ressentit le même pincement au cœur que précédemment, quand Jeri lui avait annoncé le départ de Mata. Une vague de tristesse l’envahit soudain, il repensa à Pop. Mais il se reprit et dit :

— Je suis désolé. Tu vas me manquer.

— Toi aussi, tu vas me manquer. Tu es la seule personne sur ce grand vaisseau avec laquelle je me sens à l’aise… Ce qui est curieux, étant donné la différence de nos origines. Je regretterai nos conversations.

— Moi de même, acquiesça Thorby d’un air malheureux. Quand pars-tu ?

El Nido s’envole demain. Mais je dois monter à bord ce soir. Je n’ose pas manquer le décollage, sinon je ne pourrais peut-être pas rentrer chez moi avant des années.

El Nido passe par ta planète ?

Un projet fantastique commença à se dessiner dans son esprit.

— Oh, non ! Il ne va que jusqu’à Taf Beta VI. Mais un vaisseau courrier de l’Hégémonie assure un service là-bas, alors je pourrai rentrer. L’occasion est trop belle pour la rater.

Le projet s’effondra dans l’esprit de Thorby. De toute façon, il était absurde. Si lui il avait peut-être envie de tenter sa chance sur une planète étrange, Mata n’était pas fraki.

Le docteur Mader continua :

— L’Officier Chef a tout arrangé. – Elle sourit ironiquement. – Elle est contente de se débarrasser de moi. Je ne croyais pas qu’elle y arriverait, étant donné la difficulté à me faire accepter sur Sisu. Mais je crois qu’elle avait un argument de poids pour conclure le marché. De toute façon je peux y aller… A la condition expresse que je reste dans le gynécée. Cela m’est égal. Je vais passer le temps à étudier mes documents.

Le mot « gynécée » rappela à Thorby le fait que Margaret aurait l’occasion de voir Mata. Il se mit à lui expliquer avec embarras la raison de sa visite. Le docteur Mader l’écouta gravement, toujours occupée à faire ses paquets.

— Je sais, Thorby. J’ai peut-être entendu cette triste histoire bien avant toi.

— Margaret, n’as-tu jamais rien entendu de plus bête ?

— Oui, fit-elle en hésitant. Beaucoup d’autres choses… plus bêtes encore.

— Mais il n’y avait rien de mal à cela ! Si c’était ce que Mata voulait, pourquoi Grand-mère ne lui a-t-elle pas permis ?… Au lieu de la renvoyer parmi des étrangers. Je… Enfin, j’aurais bien fini par m’y habituer.

La femme fraki sourit.

— Voilà les propos amoureux les plus étranges que j’aie jamais entendus.

— Pourrais-tu lui faire parvenir un message de ma part ?

— Si tu veux lui déclarer un amour éternel ou quelque chose de semblable, ne le fais pas. Ta Grand-mère a agi au mieux dans l’intérêt de son arrière-petite-fille ; elle l’a fait rapidement avec gentillesse et intelligence, et cela contre l’intérêt immédiat de Sisu, vu les qualités de combattante de Mata. Mais ta Grand-mère s’est montrée à la hauteur du poste qu’elle occupe. Je l’admire enfin. Entre nous, je n’ai jamais pu sentir cette vieille peau. – Elle se mit soudain à sourire. – Dans cinquante ans, Mata prendra le même genre de décision. Le clan de Sisu est sauf.

— Je veux être pendu si je comprends quelque chose à tout cela !

— Parce que tu es presque aussi fraki que moi… Et tu n’as pas ma formation. La plupart des choses ne sont vraies ou fausses que selon leur contexte, peu de choses sont bonnes ou mauvaises en elles-mêmes. Cette règle de l’exogamie qui régit la vie de la Famille, tu penses que c’est juste une manière de prévenir les mutations ; c’est en réalité ce que l’on vous apprend à l’école du vaisseau.

— Bien sûr, c’est pour cette raison que je ne vois pas…

— Un instant. Alors tu ne comprends pas pourquoi ta Grand-mère s’y oppose ? Mais il est essentiel que les Familles se marient entre vaisseaux, pas seulement à cause des gènes, c’est une question secondaire, mais parce qu’un vaisseau est trop petit pour être une culture stable. Les idées et les comportements doivent être brassés aussi, sinon Sisu et toute sa civilisation sont condamnés à disparaître. Ainsi la tradition est protégée par le tabou le plus fort possible. La « moindre » infraction au tabou équivaut à une brèche de même envergure dans le vaisseau, qui serait désastreuse si des mesures rigoureuses ne sont pas prises. As-tu compris cela maintenant ?

— Eh bien… Non, je ne crois pas.

— Je ne pense pas que ta Grand-mère le comprenne davantage. Elle sait seulement ce qui est bon pour sa famille et agit carrément avec courage. Veux-tu toujours envoyer un message ?

— Oh, peux-tu dire à Mata que je suis désolé de n’avoir pu lui dire au revoir ?

— Hum, oui. J’attendrai un peu.

— D’accord.

— Et toi, tu te sens mieux ?

— Euh, je crois… Si tu dis que c’est mieux ainsi pour Mata. – Enfin il déclara ce qu’il avait sur le cœur : – Mais, Margaret, je ne comprends pas ce qui se passe en moi ! Je croyais avoir saisi le fond des choses. Maintenant toutes mes convictions sont ébranlées. Je me sens comme un fraki. Je n’apprendrai jamais à être un Commerçant.

La femme prit une expression affligée.

— Tu étais libre avant. C’est une habitude difficile à perdre.

— Comment ?

— Tu as subi de violentes dislocations, Thorby. Ton premier père adoptif, Baslim le Sage, t’a acheté comme esclave, a fait de toi son fils et un homme libre comme lui. Ton deuxième père adoptif, avec les meilleures intentions du monde, t’a adopté comme son fils et a fait de toi un esclave.

— Mais, Margaret ! protesta le garçon. Comment peux-tu dire une chose pareille ?

— Si tu n’es pas un esclave, qu’es-tu alors ?

— Eh bien, je suis un Libre Commerçant. Enfin c’est ce que Père voulait, si j’arrive à me débarrasser de mes habitudes de fraki. Mais je ne suis pas un esclave. La Famille est libre. Nous sommes tous libres.

— Tous oui… Mais pas chacun de vous.

— Que veux-tu dire ?

— La Famille est libre. C’est leur principale fierté. N’importe lequel d’entre eux te dira que c’est la liberté qui fait la différence entre eux et les frakis. La Famille est libre de parcourir les étoiles sans être jamais enracinée nulle part. Si libre que chaque vaisseau est un Etat souverain, qui ne demande rien à personne, va où il veut, ne se bat contre personne, n’implore la protection de personne, ne coopère que si cela l’arrange. Oh, la Famille est libre. Cette vieille Galaxie n’a jamais contemplé autant de liberté. Une civilisation de moins de cent mille personnes réparties sur un quart de milliard d’années-lumière au carré et absolument libres d’aller n’importe où n’importe quand. Il n’y en a encore jamais eu et il n’y en aura sans doute jamais plus. Libre comme le ciel… Plus libre que les étoiles qui ont une trajectoire à suivre. Ah, oui, la Famille est libre. – Elle fit une pause. – Mais à quel prix ?

Thorby cligna des yeux d’étonnement.

— Je vais te le dire. Pas au prix de la pauvreté. La Famille jouit du niveau de vie le plus élevé de toute l’histoire. Les profits de votre commerce sont fantastiques. Ni au prix de la santé physique ou mentale. Je n’ai jamais vu de communauté où l’on rencontre si peu de maladies. Vous n’avez pas payé non plus en sacrifiant votre bonheur ou votre amour-propre. Vous êtes heureux, satisfaits de vous-mêmes. Votre orgueil démesuré dépasse les bornes ; vous avez évidemment de quoi être fiers. Mais ce que vous avez payé pour votre incomparable liberté… c’est la liberté elle-même. Non, je ne fais pas un jeu de mots. La Famille est libre… A condition que chacun d’entre vous perde sa liberté individuelle. L’Officier Chef et le Capitaine ne font pas exception. Ils sont peut-être encore les moins libres de tous.

Ces paroles semblaient à Thorby outrageantes.

— Comment peut-on être libre et ne pas l’être à la fois ? protesta-t-il.

— Demande à Mata. Tu vis dans une prison d’acier avec le droit d’en sortir peut-être quelques heures seulement, parfois pas avant plusieurs mois. Vos règles sont plus strictes que dans n’importe quelle prison. Ces lois sont censées vous rendre tous heureux, et ça marche, mais cet aspect est accessoire. Ce sont des ordres auxquels il faut obéir. Tu dors où on te l’ordonne, tu manges quand on te l’ordonne et ce qui t’est présenté. Peu importe que ce soit bon ou agréable. Le fait est que tu n’as pas le choix. On te dit ce que tu dois faire dans quatre-vingt-dix pour cent des cas. Tu es tellement lié par des règles que pratiquement tout ce que tu dis appartient à un rituel préétabli. Tu pourrais à la limite passer toute une journée sans prononcer une parole qui ne soit inscrite dans les Lois de Sisu. C’est vrai ou non ?

— Oui, mais…

— Il n’y a pas de « mais ». Quels sont les gens aussi dépourvus de liberté ? Les esclaves ? Trouves-tu un mot plus adéquat ?

— Mais nous ne pouvons pas être vendus !

— L’esclavage a souvent existé sous une forme telle que les esclaves n’étaient ni achetés ni vendus, mais simplement hérités. Comme sur Sisu. Etre un esclave ne signifie pas forcément avoir un maître, sans espoir d’en changer. Vous autres, esclaves, qui vous appelez la Famille, vous ne pouvez même pas espérer l’affranchissement.

— Alors tu penses que c’est cela qui ne me convient pas, fit-il en se renfrognant.

— Je crois que ton collier d’esclave t’irrite d’une façon qui ne gêne pas tes compagnons, car ils sont nés avec les leurs, alors que toi, tu as été libre avant. – Elle regarda ses affaires. – Il faut que j’emmène tout ceci sur El Nido. Veux-tu m’aider ?

— Avec plaisir.

— N’espère pas rencontrer Mata.

— Je n’y pensais pas. – Il mentait. – Je veux t’aider. Je suis désolé de te voir partir.

— Franchement, je ne suis pas mécontente de m’en aller… Mais je suis triste de te dire au revoir. – Elle hésita. – Je voudrais t’aider. Une anthropologue ne devrait jamais s’en mêler. Mais je m’en vais et tu ne fais pas vraiment partie de la culture que j’étudiais. Veux-tu l’avis d’une vieille femme ?

— Mais, tu n’es pas vieille !

— Encore un discours galant. Je suis grand-mère. L’Officier Chef serait stupéfaite de m’entendre réclamer ce titre. Je pensais que tu arriverais à t’adapter à cette prison. Maintenant je n’en suis plus sûre. On oublie difficilement la saveur de la liberté une fois qu’on y a goûtée. Si tu décides que tu ne peux plus supporter cette situation, attends que le vaisseau atterrisse sur une planète démocratique, libre et peuplée d’humains. A ce moment-là, descends à terre et cours ! Mais fais-le avant que Grand-mère décide de te faire épouser une jeune fille, parce qu’après cela, tu es perdu !

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