9

Lorsque Sisu aborda Losian, Thorby avait un poste de combat digne d’un homme. On l’affecta d’abord, au poste central de secours comme assistant où il s’avéra qu’il n’avait rien à faire. Mais il reçut une promotion grâce à ses connaissances en mathématiques.

Il fréquentait alors l’école du vaisseau. Baslim lui avait donné une formation très étendue, mais ces professeurs ne semblèrent pas le remarquer. Car il avait insisté sur les langues, la science, les mathématiques, la galactographie et l’histoire, mais n’avait jamais abordé les sujets qui leur paraissaient nécessaires : le Finnois tel qu’ils le parlaient, l’histoire des Familles et de Sisu, les coutumes et pratiques commerciales, les lois d’import-export sur de nombreuses planètes, l’aquiculture, le budget, la sécurité et le contrôle du fonctionnement du vaisseau. Thorby absorba ces nouvelles matières avec la rapidité dont seul pouvait être capable quelqu’un entraîné par Baslim. Les Commerçants avaient besoin de mathématiques appliquées à la comptabilité, à l’astrogation, et à la nucléonique pour un vaisseau à énergie thermonucléaire. Le garçon assimila les deux premières techniques sans la moindre difficulté, quant à la troisième, le directeur de l’école fut stupéfié qu’un ex-fraki ait déjà étudié les géométries pluridimensionnelles.

Il signala au capitaine qu’ils avaient un génie mathématique à bord.

C’était faux. Mais Thorby fut affecté à l’ordinateur de direction du tir à tribord.

Les vaisseaux commerçants étaient le plus exposés durant la première et la dernière phase de chaque traversée de l’espace, quand l’engin était en dessous de la vitesse de la lumière. Il est possible théoriquement de repérer et d’intercepter un astronef qui dépasse la vitesse de la lumière, mais en pratique, cela s’avère aussi facile que de viser à l’arc sur une certaine goutte de pluie un soir d’orage à minuit. Par contre, il est tout à fait possible de traquer un transporteur alourdi par des marchandises se déplaçant en dessous de la vitesse de la lumière, si l’attaquant est lui-même plus rapide.

Sisu a une accélération de cent gravités standard, et les utilise toutes pour réduire le péril du temps. Mais un vaisseau qui se déplace à la vitesse d’un kilomètre par seconde chaque seconde, prendra trois jours standard et demi pour atteindre la vitesse de la lumière.

La moitié d’une semaine est bien longue à tenir nerveusement. Doubler l’accélération aurait réduit de moitié la durée de la phase dangereuse et rendu Sisu aussi agile qu’un engin pirate, mais cela impliquait qu’il possède une chambre thermonucléaire huit fois plus grande et dans un même rapport de grandeur, une protection contre les radiations, un équipement auxiliaire, et une capsule paramagnétique contenant la réaction thermonucléaire. Le volume de la masse ajoutée éliminerait la capacité en marchandise. Les Commerçants travaillent dur. Même s’il n’y avait plus de parasites prêts à les piller, ils ne pourraient pas se permettre de brûler leurs bénéfices dans le cheminement inexorable de la loi exponentielle de la physique pluridimensionnelle. Sisu allait aussi vite que possible dans la mesure de ses moyens, mais pas assez vite pour semer un vaisseau qui ne transportait pas de chargement.

Sisu était en outre difficile à manœuvrer. Il devait suivre avec précision une direction donnée dès qu’il entrait dans la nuit spatiale, sinon quand il en sortait, il serait trop loin de ses marchés. Une simple erreur pouvait provoquer de gros problèmes financiers. Pire encore, le pilote devait être prêt à couper le moteur entièrement, sans quoi il risquait la destruction du champ de gravité artificielle, et en conséquence la réduction en bouillie de la Famille tout entière, les corps humains étant trop mous pour résister à cent gravités.

C’est pour cette raison que les capitaines finissent toujours par avoir des ulcères à l’estomac. Ce n’est pas en marchandant les chargements, en calculant les remises et les commissions, en essayant de deviner quelles marchandises vont rapporter le meilleur profit. Ce ne sont pas les longues traversées dans l’obscurité de l’espace, car c’est à ce moment-là qu’ils peuvent se détendre et dorloter les enfants. Mais c’est le début et la fin de la course qui les tuent à petit feu, les longues heures douloureuses durant lesquelles ils sont susceptibles d’avoir à prendre une décision instantanée engageant les vies ou la liberté de toute leur famille.

Si les pirates voulaient détruire les vaisseaux marchands, Sisu et ses pareils n’auraient pas la moindre chance de s’en sortir. Mais un pirate veut du butin et des esclaves. Il ne gagne rien à anéantir un engin rempli.

Les commerçants ne sont freinés par aucun scrupule. Le dénouement idéal pour eux est la désintégration du vaisseau attaquant. Les détecteurs de cible atomique coûtent affreusement cher et leur usage pèse lourd dans la balance des profits et pertes ; mais il n’y a pas d’autre solution, si l’ordinateur dit que l’objectif peut être atteint. Un pirate au contraire n’utilisera ses armes destructives que pour se protéger. Sa tactique consiste à aveugler le commerçant, brûler ses instruments de façon à l’approcher de suffisamment près pour paralyser tout le monde à bord, ou, en cas d’échec, le tuer sans toutefois perdre le vaisseau et son chargement.

Le commerçant s’enfuit s’il peut, se bat s’il le doit. Dans cette dernière situation, il se bat à mort.

Lorsque Sisu se trouvait en dessous de la vitesse de la lumière, il écoutait avec sa perception artificielle les moindres perturbations dans l’espace, du souffle produit par les communications au grondement d’un vaisseau au moteur puissant. Les données affluaient dans le calculateur analogique astrogationnel ; les questions étaient les suivantes : Où se trouve le vaisseau ennemi ? Quelle est sa route ? Sa vitesse ? Son accélération ? Peut-il nous rattraper avant que nous n’atteignions la zone de sécurité ?

Si les réponses étaient inquiétantes, les données étaient envoyées à bâbord et à tribord vers les ordinateurs de direction du tir, et Sisu se préparait au combat. Des artilleurs armaient de bombes-A les détecteurs de cible, en touchant mentalement du bois et en marmonnant des incantations. L’Ingénieur Chef déverrouillait l’interrupteur-suicide qui pouvait convertir le bloc-moteur en bombe H de taille monstrueuse, et priait pour qu’en dernière extrémité il ait le courage d’emporter les siens dans l’ombre protectrice de la mort. Le capitaine actionnait le signal d’alarme appelant tout l’équipage des quarts vers le Q.G. Les cuisiniers éteignaient les feux, les ingénieurs auxiliaires fermaient la ventilation, les fermiers disaient adieu à leurs plantes et se hâtaient vers les postes de combat, les mères rassemblaient leurs enfants, s’attachaient et les tenaient serrés contre elles.

Puis l’attente commençait.

Mais pas pour Thorby, pas pour ceux qui étaient affectés aux ordinateurs de direction du tir. En nage dans leurs sièges, ils tenaient pendant les minutes ou les heures qui suivaient la vie de Sisu entre leurs mains. Les machines ingurgitaient au millième de seconde les données provenant du calculateur analogique et décidaient si les torpilles pouvaient atteindre la cible. Ensuite elles offraient quatre types de réponses : soit le tir est « possible » ou « impossible » dans la position prévue, soit il l’est ou ne l’est pas en modifiant la position de l’un des vaisseaux, de l’autre, ou des deux ensemble en coupant la pression. Des circuits automatiques pourraient traiter ces réponses toutes seules ; mais les machines ne pensent pas. La moitié de chaque ordinateur est conçu pour permettre à l’opérateur de demander quelle serait la situation dans les cinq minutes à suivre, si les variables changent… Et si on peut toujours atteindre la cible en cas de changements.

Toute variable est soumise à l’interprétation qu’en fait l’esprit humain. La réaction intuitive d’un manipulateur peut sauver son vaisseau ou le perdre. Un rayon neutralisant se déplace à la vitesse de la lumière. Les torpilles ne peuvent dépasser quelques centaines de kilomètres à la seconde ; pourtant on peut imaginer un pirate entrer dans la zone de radiation, envoyer le rayon paralysant ; de l’autre côté, le commerçant aura lancé son missile juste avant que le rayon ne le neutralise… ainsi il sera sauvé quand, un peu plus tard, le pirate explosera en projetant des flammes et un nuage de poussière atomique.

Mais si l’opérateur est trop pressé ou trop prudent à quelques secondes près, il peut perdre son vaisseau. Soit sa fusée manquera la cible, soit elle ne sera jamais lancée.

Quelqu’un d’âge mûr ne convient pas pour ce travail. Un parfait aiguilleur de tir est un jeune homme ou une jeune femme qui réfléchit et réagit rapidement, doté d’une certaine confiance en lui-même, d’une intuition immédiate des relations mathématiques, et dépourvu de crainte envers une mort qu’il ne peut encore imaginer.

Les commerçants sont toujours en quête de ces adolescents. Thorby semblait avoir la bosse des mathématiques et pouvait avoir les autres qualités pour un travail qui se présentait comme une partie d’échecs jouée sous l’effet d’une tension énorme, ou un jeu de paume très rapide. Son instructeur était Jeri Kingsolver, son neveu et son camarade de chambre. Jeri lui était inférieur dans la hiérarchie familiale, mais en fait plus âgé que lui. Il appelait Thorby « oncle » à l’extérieur de la salle de l’ordinateur ; mais lorsqu’ils y travaillaient, Thorby l’appelait « Aiguilleur du Tir en Chef à Tribord ».


Jeri entraîna Thorby durant les longues semaines de la traversée vers Losian. Thorby était censé apprendre l’aquiculture, et Jeri était le Premier Employé auprès du Subrécargue, mais il y avait beaucoup de fermiers à bord, et le bureau du Subrécargue n’était pas très affairé pendant le voyage. Le capitaine Krausa ordonna à Jeri d’entraîner le garçon sans relâche dans la salle de l’ordinateur.

Comme le vaisseau restait sur le qui-vive pendant la moitié d’une semaine jusqu’à ce qu’il atteigne la vitesse de la lumière, chaque unité combattante avait deux personnes par tour de garde. L’aiguilleur en second auprès de Jeri n’était autre que sa jeune sœur, Mata. L’ordinateur avait deux consoles, chacune pouvait donner des ordres à l’aide d’un sélecteur. Au Quartier Général, ils étaient assis l’un à côté de l’autre : Jeri au contrôle et Mata prête à le relayer.

Après avoir poussé la machine jusqu’à la limite de ses possibilités, Jeri mit Thorby devant un des pupitres, Mata devant l’autre et leur envoya des problèmes de la salle de contrôle. Chaque pupitre enregistra. On pouvait distinguer les décisions prises par chaque opérateur et les comparer avec celles prises dans le passé. Toutes les données provenaient des archives des batailles réelles déjà vécues ou de situations périlleuses.

Au bout de quelque temps, Thorby devint extrêmement irrité. Mata était bien meilleure que lui.

Il s’efforça de s’améliorer, mais ses résultats empirèrent. Pendant qu’il transpirait sang et eau, en essayant de deviner les mouvements d’un vaisseau d’esclaves qui avait apparu une fois sur l’écran de Sisu, il avait douloureusement conscience d’une jeune fille mince, brune et plutôt jolie, assise à côté de lui, dont les doigts rapides volaient légèrement sur les touches et les boutons en faisant des corrections infimes pour recentrer ou modifier un vecteur, le tout tout à fait sereine et détendue. Il était humiliant de découvrir ensuite que c’était son stimulateur et non lui qui avait sauvé le vaisseau.

Pire encore, il réalisait sans s’en rendre compte vraiment qu’elle était une fille, et cela le mettait mal à l’aise.

Après un des essais, Jeri appela du contrôle.

— Fin de l’exercice. Restez où vous êtes.

Il apparut peu après et examina leurs enregistrements en lisant les signes sur le papier sensible comme des caractères imprimés dans un livre. Il plissa les lèvres en regardant celui du garçon.

— Tu as tiré trois fois… Et pas un de tes satanés projectiles n’a approché l’ennemi à moins de cinquante mille kilomètres. Nous ne craignons pas la dépense, c’est juste le sang de Grand-mère. Mais le but c’est de le toucher, pas de le provoquer en duel. Tu dois attendre, jusqu’à ce qu’il se trouve dans ta ligne de mire.

— J’ai fait ce que j’ai pu !

— Ce n’est pas assez. Fais voir le tien, sœurette.

Ce surnom irrita Thorby encore plus. Le frère et la sœur s’aimaient beaucoup et ne prenaient pas la peine de respecter les formes. Alors il avait essayé de les appeler par leurs prénoms… pour réaliser qu’on le snobait. Il était « Stagiaire », et eux « Aiguilleur en Chef » et « Aiguilleur en Second ». Il ne pouvait rien y faire. A l’entraînement, il était subalterne. Pendant une semaine, il appela Jeri « Ortho-Neveu Adoptif » dans la vie courante, et celui-ci prit soin de ne s’adresser à Thorby que par son titre familial. Puis le garçon décida que c’était idiot et se remit à l’appeler par son prénom. Mais à l’exercice, il resta « Stagiaire » pour Jeri, et pour Mata aussi.

Jeri examina le résultat de sa sœur et hocha la tête.

— Très bien, sœurette ! Tu es à une seconde de l’effet optimum et à trois secondes de mieux du tir qui a touché le vaisseau. Je dois avouer que c’est un fameux coup… parce que c’est moi qui l’ai descendu… Le pirate quand on est parti d’Ingstel… Tu t’en souviens ?

— Bien sûr.

Elle jeta un coup d’œil à Thorby qui avait l’air écœuré.

— Ce n’est pas juste ! s’écria-t-il en défaisant sa ceinture de sécurité.

Jeri eut l’air surpris.

— Quoi donc, Stagiaire ?

— J’ai dit que ce n’était pas juste ! Tu envoies un problème, je l’aborde à froid et je me démène comme un forcené parce que je ne suis pas au point. Mais tout ce qu’elle a eu à faire, c’est jouer avec les touches pour trouver une réponse qu’elle connaissait déjà… Pour me ridiculiser !

Mata était stupéfaite. Thorby se dirigea vers la porte.

— Je n’ai pas demandé ce travail ! Je vais voir le Capitaine pour qu’il m’affecte ailleurs.

Stagiaire !

Il s’arrêta. Jeri continua calmement :

— Assieds-toi. Quand j’aurai fini, tu pourras aller voir le Capitaine, si tu y tiens vraiment.

Thorby se rassit.

— J’ai deux choses à dire, fit-il froidement. – Il se tourna vers sa sœur. – D’abord, Aiguilleur en Second, connaissais-tu le problème quand tu étais aux commandes ?

— Non, Aiguilleur en Chef.

— As-tu déjà travaillé dessus ?

— Je ne crois pas.

— Comment t’en es-tu souvenue ?

— Eh bien, parce que tu as dit que c’était le vaisseau pirate juste après Ingstel. Je ne l’oublierai jamais à cause du dîner qui a suivi. Tu étais assis à côté de Grand-mè… De l’Officier Chef.

Jeri se tourna vers le garçon.

— Tu vois, elle était à froid… comme moi quand j’ai dû le traquer pour de vrai. Elle a même fait mieux que moi. Je suis fier de l’avoir comme assistante. Pour ta gouverne, Monsieur le Stagiaire pas-très-malin, cet affrontement a eu lieu avant que l’Aiguilleur en Second devienne stagiaire. Elle ne l’a même jamais eu à l’entraînement. Elle est tout simplement meilleure que toi.

— D’accord, répondit Thorby maussade. Je ne serai probablement jamais assez bon. Je veux laisser tomber.

— Je n’ai pas fini de parler. Personne ne demande ce travail. Il est trop pénible. Personne ne le laisse tomber, c’est lui qui te laisse tomber, quand les analyses postérieures montrent que tu perds la main. C’est peut-être ce qui est en train de m’arriver. En tout cas, je te promets une chose : ou bien tu apprends le métier, ou alors j’irais moi-même chez le Capitaine lui dire que tu n’y arrives pas. Entre-temps… si je te reprends à me parler sur ce ton, je te traîne devant l’Officier Chef ! – Puis il cria : – Exercice supplémentaire. Postes de combat. Déverrouillez les instruments.

Il sortit de la pièce.

Quelques instants plus tard, ils entendirent sa voix.

— Salle de l’ordinateur, au rapport !

La sonnerie du dîner retentit. Mata commença gravement :

— Dépisteur à tribord armé. Les données arrivent. L’essai est commencé.

Ses doigts se mirent à caresser les touches. Thorby se pencha sur son pupitre. De toute façon, il n’avait pas faim. Pendant longtemps, il ne parla à Jeri que cérémonieusement. Il voyait Mata pendant les manœuvres, ou dans la salle à manger pendant les repas. Il la traitait avec une correction froide, et s’efforçait de fonctionner aussi bien qu’elle. Il aurait pu la voir d’autres fois. Les jeunes se rencontraient librement dans les lieux publics. Mais elle était tabou pour lui, car d’une part elle était sa nièce et d’autre part ils provenaient de la même moitié. Toutefois cela ne constituait pas un obstacle aux relations sociales.

Il ne pouvait éviter Jeri. Ils mangeaient à la même table, dormaient dans la même chambre. Thorby avait la possibilité d’élever une barrière formelle entre eux, il le fit.

Personne ne dit rien ; ces choses-là arrivaient. Même Fritz fit semblant de ne pas le remarquer.

Mais un après-midi, Thorby entra dans la grande salle pour voir un film dont l’histoire se déroulait dans un environnement sargonais. Il resta jusqu’au bout pour le démolir. Mais à la fin, il ne put éviter de voir Mata qui venait dans sa direction. Elle se planta devant lui et lui demanda humblement en l’appelant « oncle » s’il avait envie de jouer à la paume avant le dîner.

Il était sur le point de refuser quand il aperçut l’expression pathétique de son visage.

— D’accord, Mata, répondit-il. Merci bien. Cela me mettra en appétit.

Elle lui adressa un sourire rayonnant.

— Extra ! J’ai demandé à Ilsa de nous garder une table. Allons-y !

Thorby la battit à trois reprises et fit match nul une fois… C’était un résultat remarquable, étant donné qu’elle était une championne féminine et n’avait droit qu’à un point de handicap quand elle participait à un tournoi masculin. Mais il ne pensa pas à cela, et se contenta de s’amuser.

Il fit des progrès dans son travail, en partie à cause de son acharnement, en partie parce qu’il était bon en géométrie complexe, et aussi à cause de la discipline intellectuelle à laquelle il avait été soumis, lui, le fils du mendiant. Jeri ne fit plus jamais de comparaisons à haute voix entre les performances de Mata et celles du garçon, mais se borna à commenter les résultats de Thorby avec des « mieux », « ça vient » et finalement « tu progresses ». Le moral du stagiaire remonta. Il se détendit, passa plus de temps avec les autres, joua assez souvent à la paume avec Mata.

Vers la fin de la traversée de l’espace obscur, ils terminèrent un matin le dernier exercice. La voix de Jeri leur parvint :

— Repos ! J’arrive tout de suite.

Thorby se détendit après un effort agréable. Mais au bout d’un moment, il se mit à s’agiter nerveusement. Il avait le sentiment d’avoir travaillé en harmonie avec la machine.

— Aiguilleur en Second… penses-tu que cela l’ennuierait si je regardais mes résultats ?

— Je ne crois pas, répondit Mata. Je vais les sortir. J’en serai donc responsable.

— Je ne veux pas que tu aies des ennuis.

— Je n’en aurai pas, répliqua-t-elle sereinement.

Elle alla derrière le pupitre du garçon, retira la bande, souffla dessus pour l’empêcher de s’enrouler, et l’examina.

Puis elle sortit la sienne et compara les deux. Enfin elle se tourna vers Thorby gravement.

— Tu as très bien manœuvré, Thorby.

C’était la première fois qu’elle l’appelait par son prénom, mais il ne s’en rendit pas compte.

— Vraiment ? Tu en es sûre ?

— C’est un très bon coup… Thorby. Nous avons touché tous les deux. Mais toi, tu es optimum entre « possible » et « le point critique », alors que moi, je me suis trop hâtée. Tu vois ?

Il avait du mal à lire les résultats, et se fit un plaisir de la croire sur parole. Jeri entra, prit les deux enregistrements, regarda celui de Thorby, puis l’examina attentivement.

— J’ai pris en passant les analyses postérieures, fit-il.

— Et alors ? demanda Thorby vivement.

— Eh bien… je vérifierai après dîner, mais on dirait que tu as corrigé tes erreurs.

— Enfin, Bud, reprit Mata. Il a très bien réussi et tu le sais !

— Et après ? Veux-tu que notre élève aies la grosse tête ?

— Va au diable !

— Et toi de même, affreuse petite sœur. Allons manger.

Ils marchèrent côte à côte dans un couloir étroit sur la deuxième passerelle. Thorby poussa un profond soupir.

— Des ennuis ? lui demanda son neveu.

— Pas du tout !

Le garçon passa son bras autour de leurs épaules.

— Jeri, Mata et toi, vous allez faire de moi un tireur d’élite.

Thorby appelait son instructeur par son prénom pour la première fois depuis le jour de leur altercation. Celui-ci accepta volontiers la démarche amicale de son oncle.

— Ne te monte pas la tête, ami. Mais je crois que tu tiens le bon bout. – Il ajouta : – Je vois notre Grande-Tante Tora qui nous jette son fameux œil noir. D’après moi, sœurette peut avancer sans être soutenue. Je suis sûr qu’elle pense la même chose.

— Qu’elle aille au diable aussi ! s’écria Mata brutalement. Thorby vient de réussir un coup parfait.

Sisu sortit de la nuit et sa vitesse chuta au-dessous de celle de la lumière. Le soleil de Losian brillait à moins de cinquante milliards de kilomètres de là. Dans quelques jours, ils atteindraient le prochain marché. Sur le Sisu, tout le monde était par tour de garde à son poste de combat.

Mata prit son quart toute seule. Jeri ordonna au stagiaire de prendre son tour avec lui. La première garde était toujours détendue. Même si le pirate avait, à travers le transmetteur spatial, des informations exactes sur l’heure de départ et d’arrivée du vaisseau, il lui était cependant impossible de prévoir pour un voyage s’étendant sur autant d’années-lumière le moment et l’endroit précis où le Sisu surgirait dans l’espace rationnel.

Jeri s’installa sur son siège quelques minutes après Thorby, qui avait bouclé sa ceinture de sécurité avec le pressentiment que cette fois-ci il ne s’agissait plus d’un exercice théorique. Jeri lui grimaça un sourire.

— Décontracte-toi, sinon tu auras bientôt mal au dos et tu ne pourras pas tenir.

Le garçon lui sourit faiblement.

— Je vais essayer.

— Voilà qui est mieux. Nous allons jouer à un jeu.

Son instructeur sortit de sa poche un engin qui ressemblait à une boîte et l’ouvrit avec un claquement.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est un « rabat-joie ». Voici sa place. – Il tripota la touche derrière l’écran. – Qui de nous contrôle les commandes au cas où il faudrait envoyer une bombe tout de suite ?

— Comment puis-je le savoir ? Enlève-le, ça m’énerve.

— C’est justement le principe du jeu. Je peux avoir le contrôle et toi, tu te bornes à faire semblant d’agir. Ou c’est peut-être toi qui as le doigt sur la gâchette, et je suis simplement endormi sur mon siège. Je tripoterai la touche de temps en temps, mais tu ne sauras jamais dans quelle position elle est. Cependant quand il y aura de l’action, et il y en aura, je le sens, tu ne pourras être persuadé que c’est le bon vieux Jeri, avec sa jauge au bout des doigts, qui tient la situation en main. C’est peut-être toi qui devras nous sauver tous. Toi.

Thorby se sentit retourné à l’idée des hommes en attente et des bombes dans la chambre des missiles juste en dessous. Tous attendaient de lui qu’il résolve avec exactitude le problème inextricable de la vie et de la mort, avec un espace faussé, des vecteurs mobiles, et une géométrie complexe.

— Tu plaisantes, reprit-il à mi-voix. Tu ne vas pas me laisser les commandes. Le Capitaine t’écorcherait vif.

— C’est là où tu te trompes. Il arrive toujours le moment où un stagiaire fait son premier coup pour de vrai. Après, il est un aiguilleur… Ou un ange. Toutefois on ne te laisse pas te faire du souci à l’instant fatidique. Oh, non ! On te garde dans un état d’inquiétude constante. Maintenant voici les règles du jeu. Chaque fois que je dis : « Maintenant ! », tu dois deviner qui tient les commandes. Si tu réponds juste, je te dois un dessert ; si tu te trompes, c’est toi qui m’en dois un. « Maintenant ! »

Thorby réfléchit rapidement.

— Moi, je suppose.

— Erreur. – Jeri souleva l’appareil. – Tu me dois un dessert. Nous avons de la tarte ce soir. J’en ai l’eau à la bouche. Mais tu dois répondre plus vite, tu es censé prendre des décisions au quart de seconde. Maintenant !

— Toi, toujours !

— Correct. Nous sommes à égalité. Maintenant !

— Toi !

— Non. Tu comprends ? C’est moi qui vais manger ta part. Je devrais laisser tomber pendant que je gagne. Ça va être bon ce soir ! Maintenant !

Quand Mata vint prendre la relève, Thorby avait perdu les desserts des quatre jours suivants.

— Nous reprendrons à ce résultat, sauf que je vais recueillir mon gain d’aujourd’hui. Mais j’ai oublié de te dire quel était le grand prix.

— Quel est-il ?

— Quand nous serons dans la situation réelle, nous parierons trois desserts. Après c’est fini, tu devineras et tout sera dit. On parie toujours plus sur les vrais coups.

Mata renifla.

— Es-tu en train d’essayer de le rendre nerveux, Bud ?

— Es-tu nerveux, Thorby ?

— Pas du tout !

— Arrête de t’inquiéter pour lui, sœurette. Tu tiens bien les commandes dans tes petites mains sales ?

— Relève assurée.

— Viens, Thorby, allons manger. La tarte, ah !

Trois jours plus tard, ils étaient à égalité, mais uniquement parce que Thorby avait perdu la plupart de ses desserts. Sisu allait désormais beaucoup plus lentement, presque à la vitesse planétaire. Le soleil de Losian filtrait sur les grands écrans. Thorby conclut avec un regret très modéré qu’il n’aurait pas à faire ses preuves cette fois-ci.

Soudain la sirène d’alarme le fit se redresser sur son siège. Jeri était en train de parler, il tourna la tête brutalement, regarda l’affichage électronique. Ses mains se déplaçaient sur les touches.

— Réveille-toi, cria-t-il. C’est pour de vrai.

Thorby sortit de l’état de choc et se pencha sur son pupitre. Le globe analogique leur déversait des données ; la situation balistique s’était amorcée. Mon Dieu, comme il était proche ! Et comblait l’écart à toute allure ! Comment avait-il pu arriver aussi près sans être repéré ? Puis il cessa de réfléchir et se mit à chercher les réponses… Non, pas encore… mais bientôt… Est-ce que le bandit pouvait tourner un peu à cette pression et réduire son approche ?… Essayer un lancement dans un angle de six gravités présumées… Un missile pourrait-il l’atteindre ?… L’atteindrait-il s’il ne…

Il sentit à peine Mata lui effleurer l’épaule. Mais il entendit Jeri s’exclamer :

— Ne te mêle pas de ça, sœurette ! Nous sommes là, nous sommes dessus !

Une lumière s’alluma sur le tableau de Thorby. Une sonnerie stridente retentit.

— Vaisseau ami, vaisseau ami ! Patrouille planétaire de Losian identifiée. Retournez aux postes de garde.

Thorby poussa un long soupir et se sentit déchargé d’un grand poids.

Continue ! hurla Jeri.

Comment ?

Achève la manœuvre ! Ce n’est pas un vaisseau de Losian. C’est un pirate ! Les Losians ne peuvent pas se déplacer ainsi ! Tu le tiens, mon gars, tu le tiens ! Descends-le !

Le garçon entendit le cri de frayeur poussé par la fille, mais il était de nouveau sur son problème. Fallait-il changer quelque chose ? Etait-il encore à sa portée dans le rayon d’une manœuvre encore possible ? Maintenant ! Il arma son tableau et laissa l’ordinateur donner l’ordre de lancement.

Il perçut vaguement la voix de Jeri qui semblait parler très doucement :

— Missile envoyé. Je crois que tu l’as eu… Mais tu étais pressé. Tu devrais en lancer un autre avant d’être touché par leur rayon.

Thorby obéit automatiquement. Il n’avait pas le temps de réfléchir à une autre solution. Il ordonna à la machine d’envoyer un autre projectile dans le même angle de tir que le premier. Il vit alors que d’après son pupitre la cible n’était plus sous contrôle et conclut avec un étrange sentiment de vide intérieur que son premier missile l’avait détruit.

— C’est tout ! déclara Jeri. Maintenant !

— Quoi ?

— Qui l’a eu ? Toi ou moi ? Trois desserts.

Je l’ai eu, répondit le garçon avec assurance.

Il décida en lui-même qu’il ne serait jamais vraiment un commerçant. Pour Jeri, cette cible ne représentait que des frakis. Ou trois desserts.

— Erreur. Cela me fait trois d’avance. J’ai eu peur et j’ai gardé les commandes. Evidemment les bombes étaient désarmées et les dispositifs de propulsion verrouillé dès que le Capitaine a donné le mot… Mais je n’ai pas eu le courage de risquer un accident avec un vaisseau ami.

— Un vaisseau ami !

— Bien sûr. Mais pour toi, Aiguilleur en Second Adjoint, c’était ton premier vrai coup… Comme je l’avais décidé.

Thorby commença à avoir le vertige. Mata reprit :

— Bud, tu n’es pas chic, tu ne devrais pas prendre ses desserts, tu as triché.

— C’est vrai, j’ai triché. Mais il est un aiguilleur qui a fait ses preuves. Et je ne vais pas me gêner pour recueillir mon prix. C’est de la glace ce soir !

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