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Baslim avait depuis longtemps appris à Thorby à lire et à écrire le Sargonais et l’Interlingua, en l’encourageant avec des taloches et d’autres stimuli, car l’intérêt du garçon vis-à-vis des matières intellectuelles était à peu près nul. Mais l’incident concernant Ziggie et la prise de conscience que le petit grandissait lui rappela que le temps ne restait pas figé, en tout cas pas avec les enfants.

Thorby ne fut jamais capable de dire exactement à quel moment il comprit que Pop n’était pas précisément (ou pas uniquement) un mendiant. Il recevait désormais une formation extrêmement rigoureuse, accélérée à l’aide de moyens étonnants, un enregistrement, un projecteur, un répétiteur, pendant le sommeil. Tout cela aurait dû le mettre sur la voie, mais à ce moment-là rien de ce que Pop pouvait faire ou dire ne le surprenait. Pop savait tout et pouvait résoudre n’importe quoi. Thorby connaissait suffisamment bien les autres mendiants pour remarquer des différences, mais elles ne le troublaient pas. Pop était Pop, comme le soleil et la pluie.

Ils ne mentionnaient jamais à l’extérieur de chez eux ce qui se passait à l’intérieur, ni même où était situé leur domicile. Ils n’y invitaient jamais personne. Thorby se fit des amis, Baslim en avait des douzaines, voire des centaines, et semblait connaître de vue la ville entière.

Mais le garçon était le seul à avoir accès à sa cachette. Il était conscient que Pop avait des activités parallèles à la mendicité. Une nuit, ils allèrent se coucher comme d’habitude. Thorby se réveilla vers l’aube, entendit du bruit et appela d’une voix ensommeillée :

— Pop ?

— Oui, c’est moi. Dors.

Au lieu d’obéir, il se leva et alluma les plaques éclairantes. Il savait que Baslim avait du mal à se déplacer sans sa jambe dans le noir. Si Pop voulait un verre d’eau ou autre chose, il irait le lui chercher.

— Ça va, Pop ? demanda-t-il en se détournant de l’interrupteur.

Il eut un hoquet de surprise. Devant lui, se tenait un étranger, un monsieur !

— Tout va bien, fit l’inconnu avec la voix du vieil homme. Ne t’inquiète pas, fiston.

— Pop ?

— Oui. Je suis désolé de t’avoir déconcerté. J’aurai dû me changer avant de rentrer. Les événements m’ont bousculé.

Il se mit à enlever ses beaux vêtements. Après avoir ôté son élégante coiffure, il ressemblait davantage à Pop…

Sauf pour un détail.

— Pop… Ton œil.

— Oh, celui-là. Il sort aussi aisément qu’il rentre. Je suis mieux avec deux yeux, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas. – Thorby le regardait d’un air soucieux. – Je ne crois pas que cela me plaise beaucoup.

— Vraiment ? Eh bien, tu ne me verras pas le porter souvent. Puisque tu es réveillé, tu vas m’aider.

Mais le garçon ne put faire grand-chose, tout ce que Pop faisait était nouveau pour lui. D’abord, Baslim sortit des bocaux et des plateaux d’un buffet en découvrant tout au fond une porte supplémentaire. Il retira son œil artificiel avec un soin infini, puis le dévissa en deux parties et à l’aide d’une petite pince, il en sortit un cylindre minuscule.

Thorby observa l’opération qui suivit sans comprendre, excepté que Pop travaillait très minutieusement et sans perdre de temps. Enfin il déclara :

— C’est fait. Voyons maintenant si j’ai pris des photos.

Il introduisit la bobine dans un micro-appareil de projection, et la visionna. Il eut un sourire malicieux et ajouta :

— Dépêche-toi de te préparer. Tu vas sortir. Saute le petit déjeuner, mais emporte un morceau de pain.

— Euh ?

— Allons, vite. Il n’y a pas de temps à perdre.

Le garçon mit son maquillage, son vêtement, noircit son visage. Baslim l’attendait une photographie et un petit cylindre plat de la taille d’une pièce d’un quart de minime à la main. Il lui montra la photo.

— Regarde et mémorise-le.

— Pourquoi ?

Baslim la lui retira.

— Reconnaîtrais-tu cet homme ?

— Euh… Laisse-moi le voir encore une fois.

— Tu dois être capable de le reconnaître. Regarde-le bien cette fois-ci.

Thorby obéit et reprit :

— Ça va, je le reconnaîtrai.

— Il sera dans un des bars près du port. Essaie d’abord chez Mother Shaum, puis le Supernova et la Vierge Voilée. Si tu ne l’y trouves pas, travaille des deux côtés de la Rue de la Joie, jusqu’à ce que tu tombes dessus. Il faut que tu mettes la main dessus avant la troisième heure.

— Je le trouverai, Pop.

— Quand tu l’apercevras, tu mettras ceci dans ton bol au milieu de quelques pièces. Puis tu réciteras la fable habituelle sans omettre de dire que tu es le fils de Baslim l’Infirme.

— J’ai compris.

— Vas-y.

Thorby ne perdit pas de temps sur le trajet vers le port. C’était le lendemain matin de la Fête de la Neuvième Lune et il y avait encore de l’animation. Il ne prit pas la peine de faire semblant de mendier en route, mais prit le chemin le plus court à travers les arrière-cours, les grilles, et les ruelles étroites, en évitant simplement la patrouille de nuit à moitié endormie. Mais, bien qu’il soit arrivé dans les parages très rapidement, il eut toutes les peines du monde à trouver son homme. Il n’était dans aucun des cabarets indiqués par Baslim, et n’apparut pas dans la Rue de la Joie. L’échéance approchait, Thorby commençait à s’inquiéter sérieusement, lorsqu’il vit l’homme sortir d’un endroit où il l’avait déjà cherché.

Le garçon se précipita de l’autre côté de la rue et arriva à sa hauteur derrière lui. L’homme était avec un autre : mauvais présage. Mais il commença sa litanie.

— Une aumône, mes doux seigneurs, une aumône. Ayez pitié !

L’autre homme lui lança une pièce. Thorby la saisit entre les dents.

— Soyez béni, seigneur.

Il se tourna vers l’autre.

— Une aumône, doux sire. Une obole au malheureux. Je suis le fils de Baslim l’Infirme et…

Le premier homme voulut lui donner un coup de pied.

— Dégage.

Thorby l’évita en sautant sur le côté.

— … Fils de Baslim l’Infirme. Pauvre vieux Baslim, il a besoin de nourriture et de médicaments. Je suis tout seul…

Celui de la photo chercha sa bourse.

— Ne le fais pas, lui conseilla son compagnon. Ils sont tous menteurs et je l’ai payé pour qu’il nous laisse tranquilles.

— Cela me portera chance pendant le lancement, répliqua-t-il. Voyons… – Il farfouilla dans son porte-monnaie, jeta un coup d’œil dans la sébile et y plaça quelque chose.

— Merci, mes seigneurs. Je vous souhaite de nombreux fils.

Le garçon s’éloigna avant de regarder. Le cylindre n’y était plus.

Il travailla assez bien en remontant la Rue de la Joie, et fit un tour sur la Place avant de rentrer. A sa surprise, Pop se trouvait à son poste favori près de l’estrade des enchères en face du port. Thorby se glissa près de lui.

— C’est fait.

Le vieil homme émit un grognement.

— Pourquoi ne rentres-tu pas, Pop ? Tu dois être fatigué. J’ai déjà ramassé pas mal.

— Tais-toi. Une aumône, belle dame ! Une aumône pour un pauvre infirme.

A la troisième heure, un astronef décolla avec un long sifflement qui l’emporta loin dans la subsonique. Le vieux mendiant se détendit.

— Quel vaisseau était-ce ? demanda le gamin. Ce n’est pas la ligne régulière syndonienne.

La Tsigane des Libres Commerçants en route pour le Limbe… Ton ami était à l’intérieur. Maintenant rentre à la maison et prends ton petit déjeuner. Non, va acheter quelque chose qui te fasse plaisir.


Baslim ne se donnait plus la peine de cacher ses activités extra-professionnelles à Thorby, mais ne lui expliquait pas les tenants et les aboutissants. Parfois l’un d’eux seulement mendiait, et dans ce cas c’était sur la Place de la Liberté. Le vieil homme semblait particulièrement intéressé par les arrivées et les départs des engins spatiaux, tout spécialement les mouvements des vaisseaux d’esclaves et la vente aux enchères qui suivait généralement l’atterrissage de l’un d’entre eux.

Thorby lui fut plus utile après avoir progressé dans son instruction. Le vieil homme semblait penser que tout le monde avait une mémoire parfaite, et il était assez têtu pour imposer son opinion malgré les grognements du garçon.

— Mais, Pop, comment veux-tu que je m’en souvienne ? Tu ne m’as pas laissé le temps de le regarder !

— J’ai projeté cette page au moins trois secondes. Pourquoi ne l’as-tu pas lue ?

— Euh ? C’était trop rapide.

— Je l’ai bien lue. Tu peux le faire aussi. As-tu vu les jongleurs sur la Place, le vieux Mikki qui la tête en bas lance neuf poignards en l’air tout en faisant tourner quatre anneaux autour de ses pieds ?

— Bien sûr.

— Tu peux le faire ?

— Non.

— Peux-tu apprendre à le faire ?

— Euh… Je ne sais pas.

— N’importe qui peut apprendre à jongler… En s’exerçant beaucoup et avec pas mal de coups. – Il ramassa une cuillère, un stylet, un couteau, et les maintint en l’air comme un simple jet d’eau. Soudain il en manqua un et arrêta. – Je pratiquais un peu autrefois, pour m’amuser. Mais ici, nous jonglons avec l’esprit… Et tout le monde peut l’apprendre aussi.

— Montre-moi comment tu as fait avant.

— Une autre fois, si tu es sage. Mais maintenant, tu vas apprendre à te servir de tes yeux. Thorby, cette gymnastique de l’esprit a été développée il y a très longtemps par un homme avisé, le docteur Renshaw, sur la planète Terre. Tu as entendu parler de la Terre ?

— Mais… Bien sûr.

— Hum… Ce qui veut dire que tu n’y crois pas ?

— Euh, je ne sais pas… Mais avec toutes ces histoires sur l’eau glacée qui tombe du ciel, les cannibales de trois mètres de haut, les tours plus hautes que le Praesidium, et les hommes plus petits que des poupées qui vivent dans des arbres. Enfin, Pop, je ne suis pas un idiot.

Baslim poussa un soupir en se demandant combien de milliers de fois il avait déjà soupiré depuis qu’il s’était mis un fils sur le dos.

— Les histoires sont embrouillées. Un jour, quand tu auras appris à lire, je te laisserai visionner des livres auxquels tu pourras faire confiance.

— Mais je peux déjà lire.

— Tu crois que tu peux. Thorby, il y a un endroit qui s’appelle Terre, un lieu vraiment étrange et merveilleux, une planète étonnante. Malgré la proportion habituelle d’imbéciles et de scélérats, beaucoup d’hommes sages y ont vécu et y sont morts ; un peu de leur intelligence nous est parvenue. Samuel Renshaw était l’un d’eux. Il a prouvé que la plupart des gens vivaient leur existence à moitié éveillés. En outre, il a montré comment un homme peut se réveiller, vivre en voyant avec ses yeux, en entendant avec ses oreilles, en goûtant avec sa langue, en pensant avec son esprit, et se rappeler de tout ce qu’il a vu, entendu, goûté, et pensé. – Le vieil homme sortit son moignon. – Ceci ne fait pas de moi un infirme. Je vois mieux avec mon œil unique que toi avec deux. Je deviens sourd… Mais pas aussi sourd que toi, car je me souviens de ce que j’entends. Lequel de nous deux est l’infirme ? Mais, fiston, tu ne vas pas rester infirme ? Je vais t’appliquer la méthode Renshaw, même si je dois l’enfoncer à coups de poing dans ta tête de linotte !

A mesure qu’il apprenait à utiliser son esprit, Thorby réalisait que cela lui plaisait. Il était gagné par un appétit insatiable pour la page imprimée ; Baslim devait toutes les nuits lui intimer l’ordre d’éteindre la visionneuse et d’aller au lit. Thorby ne voyait pas l’utilité de ce que le vieil homme l’obligeait à assimiler, par exemple, des langues qu’il n’avait jamais entendues parler. Grâce à son nouveau talent, elles ne lui semblèrent pas difficiles. Il les trouva même dignes d’intérêt quand il constata que Baslim avait des bobines et des bandes qui pouvaient être lues ou écoutées seulement dans ces langues « inutiles ». Il adorait l’histoire et la galactographie. Son univers personnel, élargi des années-lumière dans l’espace physique, avait été en réalité aussi étroite que l’enclos des esclaves chez un intendant. Thorby toucha des horizons immenses avec la joie d’un bébé qui découvre son poing.

Cependant il ne voyait pas d’autre but aux mathématiques que l’usage barbare de compter de l’argent. Mais il apprit bientôt qu’elles n’en avaient pas besoin. C’était un jeu, comme les échecs, mais en plus amusant.

Le vieil homme se demandait quelquefois à quoi tout cela servait ? Il savait désormais que le garçon était plus intelligent qu’il ne l’avait supposé. Mais était-ce juste envers lui ? N’était-il pas en train de lui apprendre à être insatisfait de son sort ? Quelles étaient les chances de l’esclave d’un mendiant sur Jubbul ? Zéro à la puissance zéro restait toujours égal à zéro.

— Thorby.

— Ouais, Pop. Attends une minute. Je suis au milieu d’un chapitre.

— Tu le finiras plus tard. Je veux te parler.

— Oui, mon seigneur. Oui, maître. Tout de suite, chef.

— Sois poli, s’il te plaît.

— Pardon, Pop. Qu’y a-t-il ?

— Fiston, que vas-tu faire quand je serai mort ?

Le garçon eut l’air impressionné.

— Tu te sens mal ?

— Non. Autant que je puisse en juger, je durerai des années. D’un autre côté, je peux ne pas me réveiller demain. A mon âge, on ne sait jamais. Si cela se produit, que feras-tu ? Occuper mon emplacement sur la Place.

Thorby ne répondit rien. Baslim continua :

— Tu ne peux pas le faire et nous le savons bien tous deux. Tu es déjà trop grand, tu n’es plus convaincant. Les gens ne donnent plus autant que quand tu étais petit.

— Je n’avais pas l’intention d’être une charge pour toi, reprit-il lentement.

— Me suis-je plaint ?

— Non. – Thorby hésita. – J’y ai pensé… un peu. Tu pourrais me louer à une entreprise.

Le vieil homme fit un geste d’impatience.

— Ce n’est pas une réponse ! Non, fiston, je vais te renvoyer.

— Pop ! Tu avais promis de ne pas le faire.

— Je n’ai rien promis.

— Mais je ne veux pas être libéré. Si tu me libères, eh bien, je ne m’en irai pas !

— Ce n’est pas exactement ce que je veux dire.

Thorby resta silencieux un long moment.

— Tu vas me vendre, n’est-ce pas ?

— Pas exactement. Enfin… oui et non.

Le visage du garçon prit une expression vide. Enfin il dit calmement :

— C’est l’un ou l’autre, je comprends… J’imagine que je ne devrais pas me plaindre. C’est ton droit et tu as été le meilleur… maître… que j’ai jamais eu.

— Je ne suis pas ton maître !

— C’est pourtant ce que disent les papiers. Témoin le numéro sur ma jambe.

— Ne parle pas ainsi ! Ne parle jamais ainsi !

— Un esclave ne doit tenir que ce langage, sinon il ferait mieux de ne pas ouvrir la bouche.

— Alors garde-la fermée, pour l’amour de Dieu ! Ecoute, fiston, laisse-moi t’expliquer. Tu n’as rien à faire ici, tu le sais aussi bien que moi. Si je meurs avant de t’avoir libéré, tu reviens au Sargon.

— Ils devront m’attraper !

— Ils y arriveront. Mais l’affranchissement ne résout rien. Quelles sont les corporations ouvertes aux affranchis ? La mendicité, bien sûr, mais tu serais obligé de te crever les deux yeux pour gagner de l’argent ! La plupart des affranchis travaillent pour leur ancien maître, car les hommes nés libres ne leur laissent que les rognures. Ils sont irrités par un esclave libéré. Ils ne veulent pas travailler avec lui.

— Ne t’inquiète pas, Pop. Je me débrouillerai.

— Je m’inquiète. Alors écoute-moi. Je vais m’arranger pour te vendre à un homme que je connais, qui t’emmènera loin d’ici. Ce ne sera pas un vaisseau d’esclaves, juste un vaisseau ordinaire. Mais au lieu d’aller au lieu indiqué sur le connaissement, tu…

— Non !

— Tais-toi. Tu seras lâché sur une planète où l’esclavage est contre la loi. Je ne peux pas te dire laquelle, parce que je ne suis pas sûr de l’itinéraire du vaisseau, ni même encore du nom du vaisseau. Je n’ai pas encore mis au point les détails. Mais je suis convaincu que tu te feras une place dans n’importe quelle société libre.

Baslim s’arrêta pour ruminer une pensée qui l’assaillait souvent. Devait-il envoyer le gosse sur sa propre planète d’origine ? Non, ce serait non seulement trop difficile à organiser, mais ce n’était pas le bon endroit pour un nouveau venu… Il fallait l’envoyer à n’importe quelle frontière du monde où un homme n’a besoin que d’être intelligent et travailleur. Il y en avait plusieurs sur la route commerciale avec les Neuf Mondes. Il souhaita avec lassitude trouver un moyen de connaître le lieu d’origine du garçon. Il aurait probablement de la famille, des parents qui seraient à même de l’aider sur place. Bon sang, il devrait y avoir méthode d’identification valable dans toute la galaxie !

Baslim continua :

— Je ne peux pas faire plus. Il faudra que tu te comportes en esclave entre la vente et ton départ. Mais quelques semaines ne sont rien à côté de l’occasion…

— Non !

— Ne fais pas l’idiot.

— Peut-être je le suis. Mais je ne ferai pas ce que tu dis. Je reste.

— C’est ainsi ? Fiston… je n’aime pas te le rappeler, mais tu ne peux pas m’en empêcher.

— Euh ?

— Comme tu l’as fait remarqué, le papier m’en donne le droit.

— Oh !

— Va te coucher, fiston.

Baslim ne put s’endormir. Environ deux heures après avoir éteint la lumière, il entendit Thorby se lever très doucement. Il pouvait suivre ses moindres mouvements en interprétant les sons assourdis. Le garçon s’habilla (il n’avait qu’à draper le bout de tissu), passa dans la pièce voisine, fouilla dans la huche à pain, but à longs traits et s’en alla. Il ne prit pas sa sébile et ne s’approcha même pas de l’étagère où elle était rangée.

Après son départ, Baslim se tourna et chercha le sommeil en vain ; il avait trop mal. Il ne lui était pas venu à l’esprit de dire les mots qui auraient retenu Thorby. Il avait trop d’amour-propre pour ne pas respecter la décision d’autrui.


Thorby resta absent quatre jours. Il revint la nuit, Baslim l’entendit mais ne dit toujours rien. Cependant il dormit pour la première fois depuis le départ de Thorby d’un sommeil calme et serein. Il se réveilla le lendemain matin à la même heure que d’ordinaire.

— Bonjour, fiston.

— Euh, bonjour, Pop.

— Prépare le petit déjeuner. J’ai quelque chose à faire.

Une fois assis devant leurs bols de bouillie tiède, Baslim mangea avec son habituelle indifférence méticuleuse, mais Thorby chipota la sienne du bout des lèvres. Finalement il lâcha ce qu’il avait sur le cœur.

— Pop, quand vas-tu me vendre ?

— Je ne le ferai pas.

— Comment ?

— J’ai fait enregistrer ton affranchissement aux Archives le jour où tu es parti. Tu es un homme libre, Thorby.

Thorby eut l’air stupéfié, puis il baissa les yeux sur son assiette, se mit à construire des monticules de bouillie qui s’écroulaient sitôt formés.

— Je regrette que tu l’aies fait.

— S’ils t’avaient ramassé, je ne voulais pas que tu reçoives la marque de « l’esclave en fuite ».

— Oh ! – Le garçon devint songeur. – C’est le fouet et la flétrissure, n’est-ce pas ? Merci, Pop. Je crois que j’ai agi bêtement.

— Sans doute. Mais ce n’est pas le châtiment que j’ai voulu t’éviter. On se remet rapidement de la fustigation et de la marque au fer rouge. Je pensais à une récidive. Il vaut mieux être raccourci qu’arrêté après la flétrissure.

Thorby ne toucha plus à sa bouillie.

— Pop, qu’est-ce que ça fait exactement une lobotomie ?

— Hum… On peut dire que ça rend les mines de thorium supportables. Mais ne rentrons pas dans les détails à l’heure des repas. Au fait, si tu as fini, prends ta sébile et ne traînons pas. Il y a une vente ce matin.

— Ça veut dire que je peux rester ?

— Tu es ici chez toi.

Baslim ne suggéra plus que Thorby s’en aille. L’affranchissement ne changea rien à la routine quotidienne ou à leurs rapports. Le garçon alla aux Archives Royales, paya le droit et le don d’usage, puis on tatoua une ligne sur son numéro de série, et le sceau du Sargon à côté avec le livre et le numéro de la page où était mentionné son enregistrement. Ainsi il fut déclaré sujet libre du Sargon, habilité à payer des impôts, à faire son service militaire, et à mourir de faim en toute liberté. L’employé chargé d’exécuter le tatouage examina le numéro de Thorby et dit :

— Ce n’est pas un cadeau qu’on t’a fait là, mon gars. Ton père a fait faillite ? Ou tes vieux t’ont vendu pour se débarrasser de toi ?

— Cela ne vous regarde pas !

— Fais attention, petit, ou tu vas t’apercevoir que cette aiguille peut faire encore plus mal. Maintenant réponds gentiment. Je vois bien que c’est la marque d’un intendant et non d’un particulier. Elle est tellement pâle et étalée que tu devais avoir cinq ou six ans. Où et quand était-ce ?

— Je ne sais pas. C’est la vérité.

— Vraiment ? C’est ce que je dis à ma femme quand elle me pose des questions indiscrètes. Arrête de gigoter. J’ai presque fini. Voilà… Félicitations et bienvenue parmi les hommes libres. Je suis libre depuis un bon nombre d’années et je pense que tu trouveras cela plus détendu, mais pas toujours plus facile.

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