Les blessures extérieures de Thorby se cicatrisèrent rapidement, celles en lui plus lentement. Le mendiant acheta un matelas et le plaça dans l’autre coin. Mais Baslim se réveillait souvent pour découvrir un petit corps chaud roulé en boule contre son épine dorsale. Il savait ainsi que l’enfant avait eu encore un cauchemar. Baslim avait un sommeil très léger et détestait partager sa couche, mais il ne força jamais Thorby à retourner dans son lit.
Quelquefois le garçon criait sa détresse sans se réveiller. Une nuit, le vieil homme fut tiré de son sommeil en sursaut en l’entendant gémir.
— Maman, maman !
Sans allumer, il se faufila rapidement vers la paillasse et se pencha vers l’enfant.
— Là, là. C’est fini.
— Papa ?
— Dors, fiston. Tu vas réveiller maman. Je vais rester près de toi, ajouta-t-il. Tu n’as rien à craindre. Maintenant tais-toi. Nous ne voulons pas réveiller maman, n’est-ce pas ?
— D’accord, Papa.
Le vieil homme attendit, en respirant à peine, jusqu’à ce que son corps engourdi frissonne de froid et son moignon lui fasse mal. Une fois assuré que le garçon s’était rendormi, il se traîna vers son lit.
Cet incident le poussa à essayer l’hypnose. Baslim apprit cet art longtemps auparavant, quand il avait deux yeux, deux jambes et aucune raison de mendier. Cependant il ne l’aimait pas, pas même comme thérapie. Il avait une conception presque religieuse du respect à l’égard de l’individu : hypnotiser ne faisait pas partie de ses principes fondamentaux.
Mais dans le cas présent il y avait urgence.
Il était persuadé que Thorby avait été enlevé à ses parents si petit qu’il n’avait d’eux aucun souvenir conscient. Son expérience de la vie se bornait à une série embrouillée de maîtres, certains mauvais, d’autres exécrables, qui s’étaient tous efforcés de briser la volonté de l’enfant. Il se rappelait nettement de certains d’entre eux et les décrivait dans un argot violent et imagé. Il n’était jamais sûr du temps ou du lieu. Sa notion des lieux se limitait à quelque domaine, à une antichambre ou aux communs d’un intendant. Jamais il ne mentionnait une planète ou un soleil en particulier (ses notions d’astronomie étaient fausses en grande partie et il ignorait tout de la galactographie). Quant aux temps, il ne connaissait qu’« avant », « après », « court » et « long ». Chaque planète avait son propre jour, sa propre année et son propre système de datation, mais pour les besoins de la science, elles s’étaient mises d’accord sur la seconde standard définie par la dégradation radioactive, sur l’année standard du lieu de naissance de l’humanité, et sur une date de référence, le premier saut à partir de la planète Sol III jusqu’à son satellite, et il était impossible à un enfant illettré de dater quoi que ce soit selon ses procédés. La Terre n’était qu’un mythe dans l’esprit de Thorby et un « jour », l’espace de temps entre deux sommeils.
Baslim ne pouvait deviner l’âge du gamin. Le garçon paraissait de type terrien inaltéré au seuil de l’adolescence, mais toute conjecture serait basée immanquablement sur des hypothèses non démontrées. Les Vandoriens et les Italo-Glyphes ressemblent au type originel, mais les Vandoriens prennent trois fois plus de temps à devenir adultes. Baslim se rappela de l’histoire étrange de la fille de l’agent consulaire dont le deuxième mari était l’arrière-petit-fils de son premier époux, et qui finalement survécut aux deux hommes. Les mutations ne sont pas forcément visibles en apparence.
On pouvait concevoir qu’il était plus « âgé » que Baslim en secondes standard. L’espace est immense et l’humanité s’adapte de diverses façons dans différentes conditions. Mais quelle importance ! C’était un gosse et il avait besoin d’aide.
Thorby n’avait pas peur de l’hypnose. Le mot ne signifiait rien pour lui, et Baslim n’entreprit pas de le lui expliquer. Un soir après dîner, le vieil homme lui dit simplement :
— Thorby, je veux que tu fasses quelque chose.
— Bien sûr, Pop. Quoi ?
— Allonge-toi sur ton lit. Je vais t’endormir et nous allons parler.
— Euh ? Tu veux dire le contraire, n’est-ce pas ?
— Non, ce n’est pas le même sommeil, cette fois-ci. Tu pourras parler.
L’enfant était sceptique mais accepta de bonne grâce. Le mendiant alluma une bougie, éteignit les plaques éclairantes. Puis à l’aide de la flamme qui servait à concentrer l’attention, il se mit à pratiquer les vieilles méthodes de suggestion monotone, et de relaxation qui conduisait à la somnolence… au sommeil.
— Thorby, tu es endormi mais tu peux m’entendre. Tu peux répondre.
— Oui, Pop.
— Tu vas rester endormi jusqu’à ce que je te dise de te réveiller. Mais tu seras capable de répondre à n’importe laquelle de mes questions.
— Oui, Pop.
— Tu te souviens du vaisseau qui t’a amené ici. Quel était son nom ?
— La Veuve Joyeuse. Mais nous, on l’appelait autrement.
— Tu te rappelles quand tu y es entré. Maintenant tu es à l’intérieur, tu peux le voir. Tu t’en souviens très bien. Maintenant, retourne où tu étais avant de monter à bord.
L’enfant se raidit sans se réveiller.
— Je ne veux pas !
— Je serai près de toi. Tu n’as rien à craindre. Maintenant comment s’appelle cet endroit ? Retournes-y. Regarde-le.
Une heure et demie plus tard, Baslim se tenait toujours accroupi à côté du garçon endormi. Son visage ridé ruisselait de sueur et il se sentait profondément bouleversé. Pour explorer son passé, il avait dû forcer l’enfant à revivre des scènes qui le répugnaient même lui, pourtant vieux et endurci. A plusieurs reprises, Thorby avait combattu ces retours en arrière, le vieil homme ne pouvait le lui reprocher. Il avait l’impression qu’il était désormais à même de compter les cicatrices sur le dos du gosse et attribuer chacune à un scélérat.
Toutefois il avait atteint son but en réussissant à remonter plus loin que ne pouvait le faire sa mémoire consciente, dans sa toute première enfance pour arriver enfin au moment déchirant où le bébé avait été arraché à ses parents.
Il le laissa dans un coma profond tandis qu’il rassemblait ses pensées éparses. Les derniers instants s’étaient révélés si pénibles qu’il doutait de l’opportunité de ses efforts pour extraire les racines du mal.
Maintenant, voyons… Ce qu’il a trouvé.
Le garçon était né libre. Mais de cela il n’avait jamais douté.
Sa langue maternelle était l’Anglais Systématique qu’il parlait avec un accent difficile à replacer, car dénaturé par le langage enfantin, ce qui le situait à l’intérieur de l’Hégémonie Terrienne. Il était possible (et même probable) qu’il soit né sur la Terre. C’était une surprise. Il avait pensé que la langue maternelle de l’enfant était l’Interlingua, car il le parlait mieux que les trois autres qu’il connaissait.
Quoi d’autre ? Ses parents étaient sûrement morts selon les souvenirs confus et terrifiés qu’il avait extirpés du crâne du garçon. Mais il n’avait pas pu obtenir leur nom de famille ou aucun moyen de les identifier. Ils étaient juste « Papa » et « Maman ». Baslim renonça au projet de contacter sa famille.
Il lui restait à faire en sorte que l’expérience pénible imposée à l’enfant vaille la peine.
— Thorby ?
L’enfant grogna et s’agita.
— Oui, Pop ?
— Tu dors toujours. Tu ne t’éveilleras que lorsque je te le dirai.
— Je m’éveillerai lorsque tu me le diras.
— Quand je te le dirai, tu t’éveilleras tout de suite. Tu te sentiras bien et tu n’auras aucun souvenir de notre conversation.
— Oui, Pop.
— Tu oublieras. Mais tu te sentiras bien. Environ une demi-heure plus tard tu auras de nouveau envie de dormir. Je te dirai de te coucher et de t’endormir sur-le-champ. Tu dormiras toute la nuit d’un sommeil tranquille peuplé de rêves agréables. Tu n’auras plus de cauchemars. Dis-le.
— Je n’aurai plus de cauchemars.
— Tu n’auras plus jamais de cauchemars. Plus jamais.
— Plus jamais.
— Maman, et Papa ne veulent pas que tu aies des cauchemars. Ils sont heureux et veulent que tu sois heureux aussi. Quand tu les verras en rêve, ce seront des rêves agréables.
— Des rêves agréables.
— Tout va bien maintenant. Tu vas te réveiller. Tu te réveilles et tu ne peux pas te rappeler ce dont nous avons parlé. Réveille-toi, Thorby.
Le garçon se dressa sur son séant, se frotta les yeux, bâilla et grimaça un sourire.
— Je me suis endormi, non. Je t’ai laissé tomber, Pop.
Ça n’a pas marché, n’est-ce pas ?
— Tout va bien, Thorby.
Il fallut plus d’une séance pour éloigner ces fantômes, mais les cauchemars s’estompèrent peu à peu pour s’arrêter enfin. Baslim ne maîtrisait pas suffisamment cette technique pour le débarrasser de ses mauvais souvenirs, ils étaient toujours là. Il se contenta de les empêcher par des suggestions de rendre Thorby malheureux. De toute façon, aurait-il pu le faire, il s’en serait bien gardé. Il croyait obstinément que les expériences d’un homme lui appartenaient et que même les pires ne devaient pas lui être enlevées sans son consentement.
Les journées de Thorby étaient très occupées à mesure que ses nuits devenaient calmes. Au début de leur association, Baslim gardait toujours l’enfant avec lui. Après le petit déjeuner, ils clopinaient jusqu’à la Place de la Liberté. Le vieil homme se vautrait sur le trottoir, et le petit, debout ou accroupi à côté de lui, tenait la sébile avec un air affamé. Ils choisissaient toujours un endroit de façon à déranger les passants, mais pas suffisamment pour que la police fasse autre chose que grogner. Thorby comprit que grâce aux arrangements pécuniaires de Baslim, les agents réguliers et sous-payés de la Place n’iraient jamais plus loin.
Il apprit rapidement ce vieux métier : les hommes accompagnés de femmes se montraient généreux, mais il fallait s’adresser aux dames. Il était généralement inutile de demander l’aumône à une femme seule (sauf si elle n’était pas voilée). Un homme seul pouvait aussi bien donner de l’argent qu’un coup de pied. Les astronautes à peine débarqués donnaient largement. Baslim lui avait appris à laisser un peu d’argent dans la sébile, mais ni de la menue monnaie ni des gros billets.
Au début, Thorby convenait parfaitement à son nouvel état : petit, famélique, couvert de plaies. Son apparence seule suffisait. Malheureusement il eut rapidement meilleure mine. Le vieil homme y remédia avec du maquillage, en dessinant des ombres sous ses yeux, en creusant ses joues. Il colla sur son tibia, à la place des blessures maintenant disparues, un horrible ulcère en plastique qui, en y ajoutant de l’eau sucrée, attirait les mouches. Les gens se détournaient même pour lancer des pièces dans le bol.
Le fait qu’il soit mieux nourri était difficile à cacher, cependant il grandit rapidement pendant un an ou deux en restant maigre, malgré deux solides repas par jour et un lit pour dormir.
Thorby ingurgita une éducation de ruisseau de première classe. Jubbulpore, capitale de Jubbul et des Neuf Mondes, résidence principale du Grand Sargon, se glorifiait de posséder plus de trois mille mendiants patentés, deux fois plus de marchands ambulants, plus de débits de boisson que de temples, et plus de temples que dans n’importe quelle autre cité des Neuf Mondes, en outre un nombre incalculable de voleurs à la tire, de tatoueurs, de trafiquants de drogue, de prostituées, de cambrioleurs, de changeurs au noir, de pickpockets, de diseurs de bonne aventure, de malfaiteurs, d’assassins, de maîtres chanteurs de petite et grande envergure. Ses habitants se vantaient qu’à moins d’un li du pylône au bout de la base de lancement de l’Avenue des Neuf, tout dans l’univers exploré pouvait s’obtenir avec de l’argent, d’un vaisseau spatial à dix grains de poussière stellaire, de la ruine d’une réputation à la robe sénatoriale avec le sénateur dedans.
Techniquement Thorby ne faisait pas partie des bas-fonds, puisqu’on lui reconnaissait un statut légal (esclave), et une profession patentée (mendiant). Toutefois il y vivait, avec la vision que pouvait avoir un ver de terre, car il était au niveau le plus bas de l’échelle sociale.
Comme esclave il avait appris à mentir et à voler aussi naturellement que les autres enfants apprennent les bonnes manières, mais sans doute plus rapidement. Mais il découvrit que ces talents ordinaires étaient élevés au stade de grand art dans les milieux louches de la cité. En grandissant, il s’initia à la langue et aux rues, Baslim commença à l’envoyer dehors tout seul pour faire des courses, acheter la nourriture, et quelquefois même mendier pendant que le vieil homme restait à la maison. En conséquence il s’encanailla. Mais peut-on tomber plus bas que le niveau zéro ?
Il retourna un jour la sébile vide. Baslim ne fit aucun commentaire, mais le garçon lui donna des explications.
— Regarde, Pop. Je me suis bien débrouillé !
Il tira de son vêtement une écharpe luxueuse et la lui montra fièrement.
Baslim ne sourit, ni ne la toucha.
— Où as-tu pris ça ?
— Je l’ai hérité !
— Visiblement. Mais de qui ?
— Une dame. Une gentille dame. Et bien jolie.
— Laisse-moi voir la marque de la maison… Sans doute Lady Fascia. Oui, elle est jolie, je crois. Mais pourquoi n’es-tu pas en prison ?
— Pourquoi donc, Pop ? C’était facile ! Ziggie m’a appris tous les trucs. Il les connaît tous. Il est bon, tu sais. Tu devrais le voir travailler.
Baslim se demanda comment inculquer des principes de morale à un chaton égaré. Il n’envisageait pas d’en parler en termes éthiques abstraits. Rien dans le passé du garçon et dans son environnement présent ne permettait de discuter sur ce terrain-là.
— Thorby, pourquoi veux-tu changer de métier ? Dans le nôtre, on paie à la police son pot-de-vin, les droits à la corporation, une offrande au temple le jour saint, et les problèmes s’arrêtent là. Avons-nous eu faim ?
— Non, Pop. Mais regarde-le ! Ce fichu a dû coûter près d’un stellaire !
— Au moins deux stellaires, d’après moi. Mais un receleur ne t’en donnera pas plus de deux minimes, s’il est en veine de générosité. Tu aurais dû ramener davantage dans ta sébile.
— Eh bien… Je vais faire des progrès. C’est plus amusant que de mendier. Tu devrais voir comment Ziggie s’y prend.
— Je l’ai vu travailler. Il est habile.
— Il est le meilleur !
— Je pense tout de même qu’il s’en tirerait mieux avec deux mains.
— Sans doute, mais on n’utilise qu’une main. Il m’apprend à me servir des deux indifféremment.
— C’est une bonne idée. Tu pourrais en avoir besoin un jour, quand il t’en manquera une, comme à Ziggie. Sais-tu comment il a perdu la sienne ?
— Euh ?
— Tu connais le châtiment ? Si on t’attrape ?
Thorby ne répondit pas. Baslim continua.
— Une main pour la première faute. C’est le prix que Ziggie a payé pour apprendre son métier. Oh, c’est sûr qu’il est bon, sinon il ne serait pas dans les parages en train d’exercer sa profession. Sais-tu ce qu’implique la récidive ? Pas seulement la deuxième main, n’est-ce pas ?
La gorge de Thorby se serra.
— Je ne suis pas sûr.
— Je crois que tu en as entendu parler, mais tu ne veux pas t’en souvenir. – Baslim passa son pouce en travers de sa gorge. – C’est ce qui arrivera à Ziggie la prochaine fois, il sera raccourci. La justice de sa Sérénité considère que quelqu’un qui n’a pas tiré la leçon la première fois n’apprendra pas la deuxième, alors on le liquide.
— Mais, Pop. Je ne serai pas pris ! Je ferai très attention… Comme aujourd’hui. Je te le promets !
Baslim soupira. Le gamin refusait de croire que cela pouvait lui arriver.
— Thorby, va chercher ton acte de vente.
— Pour quoi faire ?
— Va le chercher.
Le garçon ramena le papier, Baslim l’examina : « un enfant de sexe mâle, enregistré sous le nombre (cuisse gauche) 8XK40367 ». Prix : neuf minimes et débarrassez le plancher ! Il regarda Thorby et s’aperçut avec étonnement qu’il était plus grand d’une tête que le jour de la vente.
— Apporte-moi mon stylet. Je vais te libérer. J’ai toujours voulu le faire, mais cela ne pressait pas. Mais nous allons le faire tout de suite, et demain nous irons aux Archives Royales pour t’enregistrer.
Le visage de l’enfant se décomposa.
— Pour quoi faire, Pop ?
— Tu n’as pas envie d’être libre ?
— Euh… Enfin… J’aime bien t’appartenir.
— Merci, petit. Mais je dois le faire.
— Tu veux dire que tu me mets à la porte ?
— Non, tu peux rester. Mais seulement comme un affranchi. Tu sais, fiston, un maître est responsable de la conduite de son serviteur. Si j’étais noble, j’aurais une amende. Mais comme ce n’est pas le cas… Enfin, si je perdais une main, encore une jambe et un œil, je pense que je ne pourrai pas m’en sortir. Alors si tu as l’intention d’apprendre le métier de Ziggie, je dois te libérer. Je ne peux pas prendre les risques à ta place. J’ai déjà trop perdu. Si on m’enlève encore quelque chose, je serai plus heureux mort.
Il avait exposé la situation brutalement, sans mentionner que la loi n’était jamais appliquée avec autant de sévérité. En pratique, l’esclave était confisqué, vendu, et le prix de la vente servait à indemniser la victime, si le maître n’avait pas de biens. Si celui-ci était un homme du commun, il était à même de recevoir le fouet, dans le cas où le juge le croirait non seulement responsable légalement, mais complice du délit. Cependant Baslim avait cité la loi. Puisque le maître pouvait exercer haute et basse justice sur son esclave, il était donc personnellement responsable des actes de celui-ci, pouvant l’entraîner jusqu’à la peine de mort.
Thorby se mit à pleurer, ce qui arrivait pour la première fois depuis le début de leur vie en commun.
— Ne me laisse pas tomber, Pop. Je t’en prie, ne le fais pas ! Je dois t’appartenir.
— Je suis désolé, fiston. Je t’ai dit que tu peux rester.
— Je t’en prie, Pop. Je ne chaparderai plus jamais !
Baslim le prit par l’épaule.
— Regarde-moi, Thorby. Je vais te proposer un marché.
— Tout ce que tu veux. A condition que…
— Ecoute d’abord ce que j’ai à te dire. Je ne vais pas encore signer tes papiers. Mais je veux que tu me promettes deux choses.
— D’accord ! Quoi ?
— Ne te précipite pas. La première, c’est que tu me donnes ta parole de ne plus jamais rien voler. Ni aux belles dames dans des chaises à porteurs, ni aux pauvres comme nous. Dans le premier cas c’est dangereux, et dans le deuxième… Eh bien, c’est indigne, mais je ne suis pas sûr que tu comprennes la signification de ce mot. Ensuite, tu ne devras plus jamais me mentir sur aucun sujet… sur rien.
Thorby articula lentement.
— Je te le promets.
— Je ne parle pas simplement de l’argent que tu m’as détourné. Je veux dire rien. A propos, un matelas n’est pas un bon endroit pour cacher de l’argent. Regarde-moi, tu sais que j’ai des relations dans toute la ville.
Le garçon hocha la tête. Il avait délivré des messages pour le vieil homme dans des endroits bizarres et à des gens curieux. Baslim reprit.
— Si tu voles, je le saurai… un jour ou l’autre. Si tu me racontes des mensonges, je t’attraperai… en fin de compte. Si tu mens aux autres, c’est ton affaire, mais je te préviens : quand un homme se fait une réputation de menteur, il n’a plus qu’à devenir muet, parce que les gens ne prêtent pas attention au vent. Ça ne fait rien. Le jour où j’apprends que tu as volé quoi que ce soit… ou que je te surprends en train de me mentir… je signe tes papiers et tu seras libéré.
— Oui, Pop.
— Ce n’est pas fini. Je te chasserai d’ici avec ce que tu avais quand je t’ai acheté : un pantalon et une série de bleus. Entre toi et moi, tout sera terminé. Si j’ai l’occasion de te revoir, je cracherai sur ton ombre.
— Oui, Pop. Je ne le ferai jamais, Pop !
— Je l’espère. Va te coucher.
Baslim gisait sur son lit, éveillé et inquiet. Il se demandait s’il n’avait pas été trop dur. Mais, bon sang, c’était dans un monde sans pitié qu’il lui fallait apprendre au gamin à vivre.
Il entendit un bruit qui ressemblait à un grignotement. Il se figea et écouta attentivement. Le garçon se leva doucement et alla vers la table, là il perçut le tintement des pièces de monnaie posées sur le bois, enfin l’enfant retourna à sa paillasse.
Quand Thorby se mit à ronfler, le vieil homme put enfin s’endormir à son tour.