16

Les frakis n’étaient pas mauvais quand on apprenait à les connaître.

Ils avaient leur langage secret, bien qu’ils fussent persuadés de parler l’Interlingua. Thorby ajouta quelques douzaines de verbes et quelques centaines de noms à son vocabulaire en les entendant prononcer. Après cela il se heurta à une langue conventionnelle. Il apprit que l’on respectait son ancienne vie de commerçant, mais la Famille était considérée comme étrange. Il ne discuta pas, les frakis ne pouvaient pas comprendre.

C.G.H. Hydra finit par quitter Hekate, en route pour le Limbe. Juste avant le décollage, un mandat arriva accompagné d’un imprimé du Subrécargue qui indiquait que la lettre de change représentait un quatre-vingts tiers de l’estimation de Sisu entre Jubbulpore et Hekate. C’était comme si, pensa-t-il, il était une fille qu’on échangeait. Le montant élevé de la somme le mit mal à l’aise, en outre il ne trouvait aucune écriture qui comptait ses intérêts sur une action du capital de Sisu. Il trouvait qu’elle aurait dû s’y trouver pour que la comptabilité soit bien nette. Ce n’était pas comme s’il était né sur le vaisseau. Contrairement aux aumônes, le fait de vivre au sein de la Famille avait fait prendre conscience à l’ancien petit mendiant de la valeur de l’argent : les comptes doivent s’équilibrer et les dettes doivent être payées.

Il se demanda ce que Pop penserait de tout cet argent. Il se sentit plus léger en apprenant qu’il pouvait le déposer auprès du commissaire comptable.

La lettre de change s’accompagnait d’un mot chaleureux, lui souhaitant de faire de bonnes affaires où qu’il aille, et signé : « Baisers, Mère ». Cela le réconforta et le déprima en même temps.

Un paquet de tout ce qu’il possédait suivit avec une lettre de Fritz : « Cher Frère, Personne ne m’a soufflé mot des mystérieux événements récents, mais l’atmosphère était tendue autour de notre vieux vaisseau pendant quelques jours. Si ce n’était pas tout à fait impensable, je dirais qu’il y a eu une divergence d’opinions en haut lieu. Moi, je n’ai pas d’opinion, sauf que ton bavardage futile et tes expressions ahuries me manquent. Amuse-toi bien et n’oublie pas de compter ta monnaie. Fritz. P.S. La pièce a été une réussite artistique… Et Loeen est très câline. »

Thorby rangea ses affaires. Il s’efforçait d’être un soldat de la Garde, et ces effets l’embarrassaient. Il découvrit que la Garde n’était pas une corporation fermée comme la Famille. Il ne fallait aucune magie pour en faire partie, il suffisait d’avoir les qualités requises ; personne ne prêtait attention à l’origine d’une recrue, ou à son passé. Le Hydra engageait son équipage sur de nombreuses planètes. Il y avait des machines au Bureau du Personnel pour s’occuper de ces questions. Les camarades de Thorby étaient grands, petits, effilés, râblés, poilus, imberbes, altérés, superficiellement inaltérés. Thorby cadrait pratiquement avec la norme et son origine de Libre Commerçant était une excentricité acceptable. Cette particularité en faisait un soi-disant astronaute, même s’il était une recrue.

Le seul obstacle, c’est qu’il était un bleu : Soldat de la Garde de 3/c. Il le resterait tant qu’il n’aurait pas fait ses preuves, d’autant plus qu’il n’avait pas fait ses classes.

Mais il n’était pas plus handicapé que n’importe quelle recrue dans un uniforme militaire avec un fier esprit de corps[2]. On lui assigna une cabine, un mess, une unité de travail, et un sous-officier borné pour lui donner des ordres. Son travail consistait à nettoyer les compartiments. Son poste de combat à faire le courrier de l’officier balisticien au cas ou les téléphones seraient en panne. Cela signifiait en fait qu’on pouvait lui demander d’aller chercher un café.

En dehors de cela, on le laissait tranquille. Il était libre de se joindre à une discussion à condition de ne pas couper les plus anciens que lui. On l’invitait à jouer aux cartes quand il manquait un joueur. Il n’était pas exclu des potins et enfin il avait le privilège de prêter des pulls et des chaussettes aux anciens quand ils en avaient besoin. Thorby savait ce que représentait le fait d’être subalterne, il l’avait déjà été, ce n’était pas difficile.

Le Hydra se préparait pour une patrouille de contrôle. Tous les propos au mess étaient centrés sur la perspective des « chasses ». Le vaisseau était rapide, trois cents gravités. Il cherchait un engagement avec les hors-la-loi, là où les marchands tels que Sisu l’évitaient dans la mesure du possible. Malgré un effectif important et des armes lourdes, le Hydra était surtout constitué d’un générateur et de réservoirs de carburant.

A la tête de table de Thorby, il y avait son sous-officier, artilleur, 2/c Peebie, surnommé « Décibel ». Un jour, Thorby mangeait sans écouter ce qui se passait autour de lui, en se demandant s’il allait visiter la bibliothèque ou assister à un spectacle stéréo, lorsqu’il entendit son surnom :

— C’est vrai, Commerçant ?

Thorby en était fier, mais pas dans la bouche de Peebie, qui avait un humour très personnel. Il appelait le garçon par son surnom, s’enquérait avec sollicitude si les affaires marchaient bien, et mimait le geste de compter de l’argent. Jusque-là, Thorby avait ignoré ce manège.

— Qu’est-ce qui est vrai ?

— Pourquoi tu ne te laves pas les oreilles de temps en temps ? Ou alors, c’est que tu n’es capable d’entendre que le froissement des billets et le cliquetis des pièces ? Je leur ai dit ce que j’ai dit à l’officier balisticien : le seul moyen d’en descendre un maximum, c’est de poursuivre les pirates, et non d’imiter les commerçants, trop craintifs pour se battre, et trop gros pour courir.

Thorby eut un frémissement.

— Qui t’a dit que les marchands avaient peur de se battre ?

— Fais pas le malin ! Qui a jamais entendu parler d’un bandit grillé par un commerçant ?

Peebie aurait pu être sincère. On ne faisait aucune publicité aux vaisseaux détruits par la Famille, mais Thorby n’en était que plus en colère.

— Moi.

Peebie prit cette affirmation pour une vantardise.

— Ah, vraiment ? Ecoutez ça un peu, les gars. Notre colporteur est un héros. Il a grillé un bandit tout seul, comme un grand ! Raconte-nous donc. As-tu mis le feu à ses cheveux ? Ou versé du potassium dans sa bière ?

— J’ai utilisé, déclara le garçon, un missile à une section Mark XIX, fabriqué par Bethléhem-Antares et armé avec une ogive nucléaire de 20 mégatonnes de plutonium. J’ai tiré en calculant le rapprochement du champ de rayonnement et prévoyant la courbe de collision.

Il y eut un silence. Finalement Peebie le brisa d’un ton glacial :

— Où est-ce que tu as lu ça ?

— C’était inscrit sur la bande après l’affrontement. J’étais aiguilleur en chef à tribord. L’ordinateur à bâbord ne marchait pas. Je suis donc sûr que c’est moi qui l’ai détruit.

— Maintenant il est un officier balisticien ! Colporteur, ne colporte pas tes histoires ici.

Thorby haussa les épaules.

— Je l’étais pourtant. Plutôt un officier chargé du contrôle des armes, d’ailleurs. Je n’ai jamais appris grand-chose sur le matériel lui-même.

— Et modeste avec ça ! Ça ne coûte rien de parler, commerçant.

— Tu dois le savoir toi, Décibel.

Peebie fut arrêté en entendant son surnom. Thorby n’évalua pas les conséquences d’une telle familiarité. Une autre voix doucereuse les interrompit :

— C’est ça, Peebie. Ça ne coûte rien de parler. Maintenant, raconte-nous donc les cartons que tu as fait, toi. Vas-y.

Celui qui venait de parler n’était pas classé, mais il était employé dans le bureau du commandant en second et n’avait donc rien à craindre de Peebie.

Celui-ci devint écarlate.

— Trêve de boniments, grommela-t-il. Baslim, je veux te voir à zéro huit cents au contrôle de combat. On va voir ce que tu sais sur le dépistage et le tir.

Thorby n’avait pas envie d’être testé, car il ne connaissait rien au matériel du Hydra. Mais c’était un ordre. Il affronta donc le sourire ironique de Peebie à l’heure dite.

Son sourire disparut rapidement. Les instruments de ce vaisseau ne ressemblaient en rien à ceux de Sisu, mais le principe était le même. En outre, le sergent artilleur (cybernéticien) ne parut pas trouver anormal qu’un ex-commerçant sache tirer. Il était toujours à la recherche de talent : des gens, capables de manier des ordinateurs pour des problèmes de balistique à des vitesses en dessous de la lumière, étaient aussi rares parmi les soldats de la Garde que dans la Famille.

Il questionna Thorby sur l’appareil qu’il avait utilisé, puis hocha la tête.

— Je n’en ai vu que des diagrammes sur un appareil tandem Dusseldorf. Mais cette approche est dépassée. Enfin, si vous avez pu mettre dans le mille avec cette ferraille, on pourra se servir de vous. – Il se tourna vers Peebie, – Merci, Décibel, je rapporterai à l’officier balisticien. Restez dans les parages, Baslim.

Peebie eut l’air étonné.

— Il a du travail, sergent.

Le sergent Luter haussa les épaules.

— Dis à ton sous-officier chef que j’ai besoin de Baslim ici.

Thorby avait été choqué d’entendre le magnifique ordinateur de Sisu traité de « ferraille ». Mais il comprit rapidement ce que Luter voulait dire. Le cerveau énorme qui se battait pour Hydra était un génie parmi les ordinateurs. Il n’aurait jamais pu le contrôler tout seul, mais il servait bientôt comme artilleur 3/c (cybernéticien) et se trouvait relativement à l’abri des traits d’esprit de Peebie. Il commençait à se sentir dans la peau d’un soldat de la Garde, subalterne mais accepté par ses camarades de bord.

Hydra naviguait au-dessus de la vitesse de la lumière vers le monde du Limbe, Ultima Thule, où il ferait le plein et se mettrait en chasse pour les hors-la-loi. Aucune réponse ne parvint au vaisseau au sujet de l’identité de Thorby. Il était content de son statut dans l’ancien uniforme de Pop, et pensait que Pop serait fier de lui. Sisu lui manquait, mais un vaisseau sans femmes simplifiait la vie. D’ailleurs Hydra n’avait pas un règlement aussi restrictif que Sisu.

Cependant le colonel Brisby ne laissa pas Thorby oublier les motifs de son engagement. Les officiers supérieurs sont très éloignés des recrues en termes d’échelons ; un homme non classé n’aperçoit souvent son commandant qu’aux revues. Mais Brisby appela plusieurs fois le jeune homme dans son bureau.

Il reçut l’autorisation de la Division Exotique de discuter le rapport du colonel Baslim avec le courrier de celui-ci, mais en tenant compte de la situation critique du sujet.

Il commença par prévenir Thorby de la nécessité de se taire. Brisby lui signifia que s’il bavardait, il recevrait la punition la plus sévère que la cour martiale pouvait infliger.

— Mais ce n’est pas le principal. Nous devons être sûrs qu’il n’en sera jamais question. Sinon nous ne pouvons en discuter.

Thorby hésita.

— Comment puis-je savoir que je vais me taire, si je ne sais pas de quoi il s’agit ?

Brisby eut l’air ennuyé.

— Je peux t’en donner l’ordre.

— Bien sûr, mon commandant. Mais même ainsi, serez-vous certain que je ne vais pas risquer de passer en cour martiale ?

— Mais c’est ridicule ! Je veux parler du travail du colonel Baslim. Mais tu as intérêt à garder ton clapet bien fermé, sinon je te mets en pièces de mes propres mains. C’est clair ? Ce n’est pas un jeune morveux qui va me chicaner quand il s’agit du travail du Vieux !

Le garçon parut soulagé.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout de suite, commandant ? Je ne parlerai jamais de quoi que ce soit qui concerne Pop. C’est la première chose qu’il m’a apprise.

— Oh, reprit Brisby avec un sourire. J’aurais dû m’en douter. Ça va.

— Je suppose, ajouta-t-il pensivement, que je peux vous parler en toute liberté.

Le colonel était stupéfait.

— Je n’avais pas réalisé que cela marchait dans les deux sens. Je peux te montrer la missive qui m’autorise à discuter son rapport avec toi. Serais-tu convaincu après cela ?

Brisby se vit en train de montrer un message « ultra-secret » au sous-officier le plus subalterne en service sous ses ordres, pour convaincre ledit subalterne que son commandant avait autorité pour discuter avec lui. A ce moment-là, cela semblait raisonnable, ce fut seulement plus tard que le colonel s’interrogea.

Thorby lut le contenu traduit du message et hocha la tête.

— Tout ce que vous voudrez, commandant. Je suis sûr que Pop serait d’accord.

— Sais-tu ce qu’il faisait ?

— Eh bien… oui et non. J’en voyais un peu. Je sais ce qu’il voulait que je remarque et que je me souvienne. Je portais des messages pour lui, c’était toujours très secret. Mais je ne connaissais pas les raisons. – Thorby fronça les sourcils. – Ils ont dit qu’il était un espion.

— Agent secret sonne mieux.

Le garçon haussa les épaules.

— S’il espionnait, il appellerait cela ainsi. Pop ne mâchait pas ses mots.

— Non, c’est vrai. Il disait les choses carrément.

Brisby se rappela s’être senti transpercé à travers son uniforme par un savon appuyé.

— Je vais t’expliquer… Connais-tu l’histoire de la Terre ?

— Euh, pas tellement.

— C’est l’histoire de la race en miniature. Longtemps avant les voyages dans l’espace, nous n’avions pas encore rempli la Terre. Il y avait encore des frontières là-bas entre les différentes contrées. Chaque fois que l’on en découvrait une nouvelle, il se produisait toujours trois phénomènes : des commerçants partaient tenter l’aventure, des bandits pressuraient les honnêtes gens, et le trafic d’esclaves se mettait en route. C’est ce qui arrive aujourd’hui, quand nous traversons l’espace au lieu des océans et des prairies. Les commerçants frontaliers sont des aventuriers qui prennent de gros risques dans l’espoir de gros bénéfices. Les hors-la-loi, qu’ils soient des brigands dans les montagnes ou des pirates sur la mer, ou encore des bandits de l’espace, n’émergent que dans les zones où la police ne surveille pas. Ces deux manifestations sont temporaires. Mais l’esclavage n’a rien à voir avec cela, c’est la plus perverse de toutes les habitudes humaines et la plus difficile à briser. Il surgit dans chaque nouvelle terre et il est très difficile de le déraciner. Lorsqu’une culture assimile l’esclavage, il s’implante dans le système économique, dans les lois, dans les habitudes et les comportements humains. Si on l’abolit il va se mettre en sourdine, va se tapir, prêt à surgir de nouveau dans l’esprit des gens qui considèrent avoir le droit « naturel » de posséder d’autres personnes. Tu ne peux pas les raisonner. Tu peux les tuer, mais pas leur faire changer d’avis.

Brisby soupira.

— Baslim, la Garde n’est que le gendarme et le facteur. Nous n’avons pas eu de grande guerre depuis deux siècles. Il nous incombe la tâche impossible de maintenir l’ordre sur la frontière : une circonférence de trois mille années-lumière. Personne ne peut comprendre l’étendue de cette surface. L’intelligence ne peut la concevoir.

« Les êtres humains ne peuvent pas non plus la garder. Elle s’agrandit chaque année. Les gardes-frontières des planètes finissent par boucher les trous. Mais nous, plus on s’efforce de couvrir du terrain, plus il y en a. Alors, pour la plupart d’entre nous, c’est un travail, honnête, dont on ne peut voir le bout.

« Mais pour le colonel Baslim, c’était une passion. Il haïssait en particulier le trafic d’esclaves. La pensée seule le rendait malade, j’en suis témoin. Il a perdu une jambe et un œil, mais je pense que tu es au courant, en sauvant une famille entière des pirates esclavagistes.

« La plupart des officiers seraient satisfaits d’un tel exploit, et rentreraient chez eux prendre leur retraite. Mais pas pour le vieux maniaque ! Il enseigna quelques années, puis il rentra dans le seul corps susceptible de le prendre dans l’état où il était, et présenta un plan.

« Les Neuf Mondes constituent l’épine dorsale de l’esclavage. La Sargonie est colonisée depuis très longtemps. Elle n’a jamais accepté l’Hégémonie après leur sédition. Les Neuf Mondes n’adhèrent pas aux droits de l’homme et ne veulent pas en entendre parler. Nous ne pouvons donc aller chez eux, et ils ne peuvent venir chez nous.

« Le colonel Baslim décida que le trafic pouvait être rendu infructueux si on savait comment il fonctionnait dans la Sargonie. Il pensa que les esclavagistes devaient se procurer des vaisseaux, des bases, des marchés. Ce n’était pas seulement un vice, mais un commerce. Alors il entreprit de s’y rendre pour l’étudier.

« C’était absurde : un homme contre un empire de neuf planètes… Mais la Division Exotique ne s’occupe que de questions absurdes. Ils ne l’auraient probablement pas pris, s’il n’avait eu un plan précis pour leur envoyer des rapports. Un agent ne peut voyager librement, ni envoyer son courrier par la poste. De toute façon, il n’y en a pas entre les Neuf Mondes et nous. Il ne pouvait pas non plus monter un transmetteur spatial, ce serait aussi discret que les cuivres dans l’orchestre.

« Mais Baslim avait une idée. Les seules personnes qui passent par les Neuf Mondes, sont les Libres-Commerçants. Mais ils évitent la politique comme la peste, tu le sais mieux que moi. Ils font de gros efforts pour s’adapter aux coutumes locales. Toutefois le colonel avait ses entrées chez eux.

« Les gens qu’il a secourus étaient des Libres-Commerçants, tu dois être au courant. Il a dit aux « X » qu’il pourrait faire parvenir ses rapports à travers eux. Alors ils l’ont laissé tenter l’aventure. Je suis sûr que personne ne savait qu’il allait passer pour un mendiant. Je me demande même s’il l’avait prévu. Il a toujours été génial dans l’improvisation. Il y est allé, et a observé pendant des années en faisant transmettre ses comptes rendus.

« Voilà pour le décor. Maintenant je veux t’extirper tous les détails possibles. Tu peux nous parler de ses méthodes. Le rapport que j’ai envoyé n’en parlait pas. Un autre agent pourrait les utiliser.

— Je vous dirai tout ce que je sais. Mais ce n’est pas grand-chose, reprit Thorby tranquillement.

— Tu en sais beaucoup plus long que tu ne l’imagines. Te laisserais-tu hypnotiser à nouveau de façon à pouvoir faire resurgir tous les souvenirs ?

— Je ferai tout ce qui peut servir le travail de Pop.

— Autre chose… – Brisby traversa la cabine, prit une feuille de papier sur laquelle était esquissée la silhouette d’un vaisseau. – Reconnais-tu ce vaisseau ?

Le garçon écarquilla les yeux.

— Un croiseur sargonais.

Le colonel lui en mit un autre sous le nez.

— Et celui-ci ?

— Euh, il ressemble à un vaisseau d’esclaves qui atterrissait deux fois par an à Jubbulpore.

— Ni l’un, ni l’autre, s’écria Brisby sauvagement. Ce sont deux modèles qui sortent de mes fichiers, des échantillons de vaisseaux construits par notre plus grand armateur. Si tu les as vus à Jubbulpore, soit ce sont des copies, soit ils ont été achetés chez nous !

— Mais ils en construisent là-bas, fit Thorby.

— Je le sais, mais le colonel Baslim a donné les numéros d’immatriculation des vaisseaux. Je ne sais pas comment il les a obtenus, peut-être es-tu capable de me le dire. Il affirme que les marchands d’esclaves reçoivent de l’aide de chez nous !

Il fit une grimace de dégoût.


Thorby allait régulièrement rendre compte à la Cabine, parfois à Brisby lui-même, parfois pour être interrogé sous hypnose par le docteur Krishnamurti. Le colonel ne manquait jamais de mentionner l’enquête sur l’identité de Thorby et le pressait de ne pas se décourager, car de telles recherches prenaient un certain temps. A force de l’entendre répéter, le garçon aussi commença à y croire, non plus comme à un rêve impossible, mais comme à quelque chose de tangible qui allait bientôt se réaliser. Il se mit à penser à sa famille, en se demandant qui il était. Ce serait bien d’être comme les autres.

Brisby s’efforçait de se rassurer. On lui avait notifié de ne pas laisser le jeune homme avoir accès à des secteurs stratégiques du vaisseau le jour même où ils avaient quitté Hekate, quand il espérait qu’on l’identifierait tout de suite. Il garda cette information pour lui en se basant sur la conviction que le colonel Baslim ne se trompait jamais et que l’affaire serait éclaircie.

Lorsque Thorby fut muté au Contrôle de Combat, Brisby était inquiet en voyant l’ordre passer sur son bureau. C’était une zone de « sécurité » que l’on ne faisait pas visiter. Puis il conclut qu’un homme sans formation spéciale ne pouvait pas y apprendre grand-chose qui puisse réellement affecter la sécurité, et qu’il utilisait déjà le gamin dans un secteur beaucoup plus brûlant. Il apprenait des choses importantes : le vieil homme avait utilisé la couverture d’un mendiant unijambiste pour cacher un double jeu… Mais en plus, il avait vraiment été mendiant. Avec le gamin, ils n’avaient vécu que sur les aumônes. Brisby admira une telle perfection d’artiste. Ce devrait être un exemple pour les autres agents.

Mais le Vieux avait toujours brillé.

Le commandant laissa donc Thorby au contrôle de combat. Il omit seulement de rendre cette promotion permanente de façon à ce que le changement de classe ne soit pas envoyé au Bureau du Personnel. Il avait hâte donc de recevoir le résultat de l’enquête sur l’identité de Thorby.

Son officier en second était avec lui, quand il arriva enfin. Il était codé, mais Brisby reconnut le matricule du garçon. Il l’avait marqué tant de fois sur les rapports pour la Division « X ».

— Regarde, Stinky ! Nous allons savoir qui est notre enfant trouvé. Prends la machine, le coffre est ouvert.

Dix minutes plus tard, le message était transcrit : « RESULTAT NEGATIF ENQUETE IDENTITE BASLIM THORBY SOLDAT TROISIEME CLASSE TRANSFERT A TOUTE STATION RECEPTRICE RETRANSFERER HEKATE POUR INVESTIGATION – CHEF BUREAU PERSONNEL. »

— Stinky, on est dans le pétrin ?

— Voilà comment la roue tourne, reprit Stancke en haussant les épaules.

— J’ai l’impression d’avoir laissé tomber le Vieux. Il était sûr que le gamin était citoyen de l’Hégémonie.

— Je soupçonne qu’il y a des millions de citoyens qui aurait le plus grand mal à prouver qui ils sont. Le colonel Baslim a peut-être raison, mais on ne peut pas le démontrer.

— Je regrette terriblement d’avoir à le transférer. Je me sens responsable de lui.

— Ce n’est pas de ta faute.

— Tu n’as jamais servi sous les ordres du colonel. Il n’était pas exigeant… Tout ce qu’il demandait c’était la perfection à cent pour cent. Je ne crois pas l’avoir satisfait.

— Arrête de t’en prendre à toi-même. Tu dois accepter le résultat.

— Il vaut mieux en finir tout de suite. Eddie ! Je veux voir l’artilleur Baslim sur-le-champ.

Thorby remarqua que le commandant avait l’air maussade, mais il était souvent ainsi.

— Artilleur Troisième Classe Baslim au rapport, mon commandant.

— Thorby…

— Oui ?

Le garçon était stupéfait. Le colonel utilisait parfois son prénom parce qu’il y répondait quand il était sous hypnose. Mais ce n’était pas le cas présent.

— Le rapport sur ton identité est parvenu.

— C’est vrai ?

Thorby quitta son attitude militaire, en éprouvant un élan de joie. Il allait savoir qui il était !

— Ils ne peuvent pas t’identifier. – Brisby attendit, puis ajouta brutalement : – Tu as compris ?

Le garçon déglutit.

— Oui, mon commandant. Ils ne savent pas qui je suis. Je ne suis… personne.

— Ridicule ! Tu es toujours toi-même.

— Oui, mon commandant. C’est tout ? Je peux disposer ?

— Un instant. Je dois te retransférer sur Hekate. – Il ajouta rapidement en voyant l’expression de Thorby : – Ne t’inquiète pas, ils te laisseront probablement servir ton engagement, si tu le désires. De toute façon, ils ne vont rien te faire, tu n’as rien fait de mal.

— Oui, mon commandant, répéta le garçon d’une voix terne.

Rien et personne… Il avait devant lui l’image aveuglante d’un vieux, vieux cauchemar… Debout sur une estrade, il entendait un crieur faire sa description pendant que des yeux de glace le fixaient. Mais il se reprit et fut tranquille le reste de la journée. Ce ne fut que dans l’obscurité du compartiment qu’il mordit son oreiller en murmurant :

— Pop… Oh, Pop !


L’uniforme de la Garde recouvrait les jambes de Thorby, mais dans les douches, on pouvait voir le tatouage sur sa cuisse gauche. Quand quelqu’un faisait la remarque, Thorby expliquait sans embarras ce qu’il signifiait. Les réactions variaient en allant de la curiosité, à l’incrédulité, à l’étonnement complet à l’idée qu’un homme ait pu vivre la capture, la vente, la servitude, pour redevenir miraculeusement libre ensuite. La plupart des civils ne réalisaient pas que l’esclavage existait toujours. Mais les soldats de la Garde savaient, eux.

Personne n’était désagréable avec lui à ce sujet.

Mais le jour suivant le résultat négatif, Thorby rencontra « Décibel » Peebie dans les douches. Thorby ne lui dit rien. Ils ne s’adressaient pas beaucoup la parole depuis que Thorby n’était plus sous les ordres de Peebie, malgré le fait qu’ils mangeaient à la même table pendant les repas. Ce fut Peebie qui parla.

— Salut, commerçant !

— Salut, fit Thorby en commençant à se laver.

— Qu’est-ce que tu as sur la jambe ? De la crasse ?

— Où ?

— Sur la cuisse. Reste tranquille. Laisse-nous voir.

— Garde tes mains à leur place !

— Ne sois pas si susceptible. Tourne-toi vers la lumière. Qu’est-ce que c’est ?

— La marque d’un esclave, expliqua le garçon brutalement.

— C’est pas vrai ? Tu es esclave alors ?

— Je l’ai été.

— On t’a mis des chaînes, et tu devais embrasser les pieds de ton maître.

— Ne dis pas de bêtises !

— Qui parle ? Tu sais quoi, petit commerçant ? Je connais ce signe, et je crois que tu l’as tatoué toi-même. Pour te vanter. Comme cette histoire du vaisseau que tu as brûlé.

Thorby arrêta sa douche et sortit.

Au dîner, il se servait de purée de pommes de terre, quand il entendit Peebie crier quelque chose. Ses oreilles se fermèrent automatiquement au bruit incessant produit par « Décibel ». Mais celui-ci répéta :

— Hé, l’esclave ! Passe-moi les pommes de terre ! Tu sais qui je veux dire ! Lave-toi les oreilles !

Le garçon lui passa les pommes de terre, le saladier avec, dans une trajectoire parfaite. Le saladier rempli de purée s’adapta exactement au visage de Décibel.

Thorby fut accusé d’avoir « Attaqué un Officier Supérieur, le Vaisseau étant dans l’Espace et Prêt au Combat ». Peebie comparut en tant que témoin plaignant.

Brisby se tenait derrière le bureau du mât de justice, en proie à une forte irritation. Il écouta le récit du sous-officier.

— Je lui ai demandé de me passer les pommes de terre… Il me les a envoyées en pleine figure.

— C’est tout ?

— Eh bien, je n’ai peut-être pas dit : s’il te plaît. Mais ce n’est pas une raison…

— Gardez vos conclusions pour vous. La bagarre a-t-elle continué ?

— Non, mon commandant. On nous a séparés.

— Très bien, Baslim, qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

— Rien, mon commandant.

— Est-ce bien ce qui s’est passé ?

— Oui, mon commandant.

Brisby cessa de penser. Sa mâchoire était contractée. Il était en colère ; un sentiment qu’il ne se permettait pas d’exprimer au mât. Il se sentait abandonné. Tout de même, il devait y avoir autre chose.

Au lieu de rendre la sentence, il dit :

— Mettez-vous sur le côté. Colonel Stancke…

— Oui, mon commandant ?

— Y avait-il d’autres témoins ? Je veux les entendre.

— Ils attendent dehors.

— Très bien.

Thorby fut reconnu coupable et condamné à trois jours au pain et à l’eau, à l’isolement, sentence suspendue, trente jours de probation ; grade suspendu.

Décibel Peebie fut reconnu coupable (les membres du tribunal n’insistèrent pas quand Brisby énonça toutes les charges que l’on pouvait trouver contre lui) d’« Incitation à la violence, spécification : usage de termes péjoratifs à l’encontre d’un autre soldat de la Garde en se référant à sa race, sa religion, son lieu de naissance, ou sa situation avant son enrôlement, le vaisseau étant…» et condamné à trois jours au pain et à l’eau, à l’isolement, sentence suspendue, réduction d’un grade, quatre-vingt-dix jours de probation en référence au pain et à l’eau, à l’isolement, seulement.

Le colonel et le vice-colonel rentrèrent dans le bureau de Brisby, qui avait l’air maussade. Il détestait par-dessus tout rendre la justice.

— Dommage que tu aies dû épingler le petit Baslim, dit Stancke. Je crois qu’il était justifié.

— Bien sûr, il avait raison. Mais l’« Incitation à la violence » n’est pas une excuse à la violence. Rien ne l’est.

— Tu devais le faire. Mais je n’aime pas ce Peebie. Je vais étudier soigneusement ces notes d’efficacité.

— Fais-le. Mais, bon sang, Stinky, j’ai l’impression d’avoir commencé la bagarre, moi-même.

Comment ?

— Avant-hier, j’ai dû annoncer à Baslim que nous n’avions pas pu l’identifier. Il est sorti dans un état de choc. J’aurais dû écouter l’officier psychologue. Ce garçon a gardé des stigmates qui le rendent irresponsable de ses actes. Je veux dire qu’il n’a pas le bon stimulus. Je suis content qu’il s’agissait seulement de purée de pommes de terre et non d’un couteau.

— Allons, chef ! La purée ne peut être considérée comme une arme mortelle.

— Tu n’étais pas là quand il a reçu la mauvaise nouvelle. Il est malheureux de ne pas savoir qui il est.

Le visage poupin de Stancke prit un air pensif.

— Patron ? Quel âge avait le gamin quand il a été capturé ?

— Hein ? Kris pense qu’il devait avoir quatre ans.

— Commandant, dans la forêt vierge où tu es né, à quel âge a-t-on pris tes empreintes digitales, déterminé ton groupe sanguin, photographié tes rétines et le reste ?

— Eh bien, quand j’ai commencé l’école.

— Moi aussi. Je parie qu’ils attendent aussi longtemps dans la plupart des endroits.

Brisby cligna des yeux.

— C’est pour cette raison qu’ils n’ont rien trouvé sur lui.

— Peut-être. Mais sur Riff, ils prennent l’identité d’un bébé avant même qu’il sorte de la salle d’accouchement.

— Chez moi, c’est pareil. Mais…

— Evidemment. C’est une pratique répandue. Mais comment ?

Le colonel pâlit et donna un coup de poing sur son bureau.

Les empreintes des pieds ! Nous ne les avons pas envoyées. – Il appuya brutalement sur l’interphone. – Eddie ! Faites venir Baslim sur-le-champ !

Thorby enlevait tristement le galon qu’on lui avait permis de porter pendant si peu de temps. Il était effrayé par l’ordre péremptoire, cela ne présageait rien de bon.

Mais il se dépêcha. Brisby lui lança un regard furibond.

— Baslim, enlevez vos chaussures !

— Mon commandant ?

Enlevez vos chaussures !

La réponse à la missive qui fournissait les empreintes de Thorby au Bureau du Personnel, remettant en cause l’échec des recherches sur son identité, arriva quarante-huit heures plus tard, au moment où Hydra faisait son approche finale sur Ultima Thule. Le colonel le décoda quand le vaisseau eut accosté.

« SOLDAT THORBY BASLIM IDENTIFIE PERSONNE DISPARUE THOR BRADLEY RUDBEK TERRE PAS HEKATE TRANSFERER RUDBEK LE PLUS VITE POSSIBLE PAR VAISSEAU COURRIER SUR TERRE PARENT PROCHE PRENDRA EN CHARGE ARRIVEE REPETE LE PLUS VITE POSSIBLE – CHEF DU BUREAU DU PERSONNEL »

Brisby exultait.

— Le colonel Baslim ne se trompe jamais. Vivant ou mort, il ne se trompe jamais !

— Chef…

— Comment ?

— Lis-le encore une fois. Remarque qui il est.

Brisby relut le message, puis ajouta d’une voix enrouée :

— Pourquoi ces choses arrivent-elles toujours à Hydra ?

Il alla vers la porte et l’ouvrit.

— Eddie !

Thorby resta sur la merveilleuse planète Ultima Thule seulement deux heures et vingt-sept minutes. Ce qu’il vit de ce fameux paysage se borna au champ entre le Hydra et le vaisseau-courrier Ariel. Trois semaines plus tard, il était sur la Terre. Il en avait le vertige.

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