14

Le Grand Rassemblement dépassa tout ce que Thorby avait pu imaginé. Sur des kilomètres, plus de huit cents vaisseaux des Libres Commerçants s’ordonnaient en cercles concentriques autour d’une sphère… au centre de laquelle se trouvait Sisu à la grande fierté de Mère. Thorby ne pensait pas qu’il puisse en exister autant. Kraken, Deimos, James B. Quinn, Firefly, Bon Marché, Dom Pedro, Cee Squared, Omega, El Nido. (Thorby décida de prendre des nouvelles de Mata), Saint Christophe, Vega, Vega Prime, Banquier Galactique, Tsigane… Thorby se dit qu’il devait se procurer une carte des emplacements des vaisseaux… Saturne, Chiang, Country Store, Joseph Smith, Aloha…

Il y en avait trop. S’il visitait dix vaisseaux par jour, il pourrait en voir la plupart. Mais il y avait trop de choses à faire, et Thorby renonça à son entreprise.

A l’intérieur du cercle, il y avait un grand stade provisoire plus grand que le Nouvel Amphithéâtre à Jubbulpore. Là se tiendraient les élections, les funérailles, les mariages, les compétitions sportives, les jeux, les concerts. Thorby se rappela que « l’Esprit de Sisu » y serait représenté ; il se sentit paralysé de trac en y pensant.

Entre le stade et les vaisseaux, il y avait une allée où se dressaient des cabines, des manèges, des jeux, des expositions d’articles éducatifs ou divertissants, des stands, des salles de danse qui ne fermaient jamais, des gadgets électroniques, des diseurs de bonne aventure, des jeux où l’on gagnait de l’argent ou des prix, des bars en plein air, des débits de boissons alcoolisées qui proposaient tout, des jus provenant des mondes des Pléiades au liquide brun garanti pur Coca-cola terrien avec une licence pour la mise en bouteille sur Hekate.

Quand Thorby vit ce maelström, il eut l’impression d’être dans une Rue de la Joie plus grande, plus brillante et plus animée même, remplie d’une flopée de touristes. C’était l’occasion ou jamais pour un fraki de faire un profit relativement honnêtement en faisant passer les hommes d’affaires les plus rusés de la Galaxie pour des poires, car les Commerçants ne se méfiaient pas. On vous aurait vendu votre propre chapeau, si vous l’aviez laissé sur le comptoir.

Fritz emmena Thorby à terre pour qu’il n’ait pas d’ennuis, bien que l’expérience de Fritz fût assez limitée ; il n’avait encore vu qu’un seul Grand Rassemblement. L’Officier Chef leur fit la leçon avant de les autoriser à descendre à terre. Elle leur rappela que Sisu avait une bonne réputation en ce qui concernait la conduite des membres de la Famille, et leur donna cent crédits en les prévenant que cet argent devrait leur suffire pour tout le Rassemblement.

Fritz conseilla au garçon d’en convertir la plus grande partie.

— Quand nous serons fauchés, nous pourrons toujours faire du charme à Père pour de l’argent de poche. Mais ce n’est pas bien de prendre tout.

Thorby acquiesça. Il ne fut pas surpris quand il sentit la main légère d’un pickpocket. Il saisit un poignet pour voir le personnage en question.

Il récupéra d’abord son portefeuille. Puis il regarda le petit voleur. C’était un jeune fraki au visage sale qui lui rappela Ziggie de façon poignante, excepté que ce gamin avait ses deux mains.

— Tu feras mieux la prochaine fois, dit Thorby pour le consoler. Tu n’as pas encore le doigté.

Le gosse semblait sur le point de pleurer. Thorby voulut le lâcher, puis il dit :

— Fritz, as-tu ton portefeuille ?

Il vérifia en vain.

— Ça alors ! J’aurais…

— Rends-le, petit.

— Je ne l’ai pas pris ! Lâchez-moi !

— Crache-le… Où je te dévisse la tête.

Le gamin remit le portefeuille de Fritz, puis Thorby le relâcha.

— Pourquoi as-tu fait ça ? demanda son frère. Je faisais signe à un agent.

— C’est bien pour ça.

— Comment ? Ne dis pas de bêtises.

— J’ai essayé d’apprendre ce métier autrefois. Il n’est pas facile.

— Toi ? C’est une plaisanterie.

— Tu ne te souviens pas ? L’ex-fraki, le fils du mendiant ? Cette tentative maladroite pour équilibrer les richesses m’a donné le mal du pays. Du lieu d’où je viens, un pickpocket a un statut. Moi, je n’étais qu’un mendiant.

— Il ne faut pas que Mère entende cela.

— Pas de danger. Je reste ce que je suis, mais je n’oublierai jamais ce que j’ai été. Je n’ai jamais appris le métier de voleur, mais j’étais un bon mendiant. J’ai eu le meilleur maître qui soit : mon Pop, Baslim l’Infirme. Je n’ai pas honte de lui et toutes les Lois de Sisu ne réussiront pas à l’avilir à mes yeux.

— Je ne voulais pas que tu te sentes honteux, ajouta Fritz calmement.

Ils marchaient en s’amusant de la foule et de l’animation. Soudain Thorby s’écria :

— Si on essayait cette roue, je crois que j’ai compris le truc.

Fritz hocha la tête.

— Regarde les soi-disant prix.

— D’accord. J’étais intéressé par la façon dont elle était agencée.

— Thorby…

— Pourquoi cet air solennel ?

— Tu sais qui était en réalité Baslim l’Infirme ?

Thorby réfléchit.

— Il était mon Pop. S’il avait voulu que j’en sache davantage, il me l’aurait dit.

— Oui… C’est possible.

— Mais tu le sais, toi ?

— En partie.

— Oh, j’aimerais savoir une chose. Quelle était la dette qui a obligé Grand-mère à me faire adopter ?

— J’ai assez parlé.

— Tu en sais davantage.

— Oh, bon sang, tout le monde dans la Famille le sait ! Cela va sûrement ressortir au Rassemblement.

— Je ne veux pas te faire dire ce que tu ne veux pas, Fritz.

— Eh bien… Baslim n’a pas toujours été un mendiant.

— Je le savais depuis longtemps.

— Ce n’est pas à moi de te révéler ce qu’il était. Beaucoup d’entre nous ont gardé son secret pendant des années. Personne ne m’a autorisé à te parler. Mais il y a une chose qui n’est pas un secret dans la Famille… et tu en fais partie. Il y a très longtemps, Baslim a sauvé un vaisseau entier. La Famille ne l’a jamais oublié. C’était la Hanse… La Nouvelle Hanse est amarrée là-bas. Celle avec un bouclier peint dessus. Je ne peux pas t’en dire plus, parce qu’on a rendu le sujet tabou. La chose est tellement honteuse que nous n’en parlons jamais. Mais j’en ai dit suffisamment. Tu peux tout de même aller à la Nouvelle Hanse, et leur demander de jeter un coup d’œil dans leurs archives. En te faisant connaître, en leur expliquant ton lien de parenté avec Baslim, ils ne pourront pas refuser. Toutefois l’Officier Chef pourrait bien, après ta visite, avoir une crise de larmes dans sa cabine.

— Hum… Je ne veux pas savoir au point de risquer de faire pleurer une dame. Fritz, essayons ce manège.

Ils le firent après des vitesses bien au-dessus de la lumière et des accélérations jusqu’à cent gravités, Thorby trouva les montagnes russes trop effrayantes. Il faillit en être malade.


En dehors de l’amusement et des amitiés renouvelées, un Grand Rassemblement a des buts sérieux. En plus des funérailles, des messes d’anniversaire pour les vaisseaux perdus, des mariages, et des nombreux transferts de jeunes filles, il y a aussi les affaires qui concernent toutes les Familles, et la question clé de l’achat des vaisseaux.

Hekate a les meilleurs chantiers navals de la Galaxie. Les hommes et les femmes ont des enfants ; les vaisseaux aussi se multiplient. Sisu était plein de monde, riche en bénéfices en uranium et en thorium. Il était temps que la Famille se divise. Au moins, un tiers des familles avait le même besoin de négocier des biens contre de l’espace vital. Les courtiers frakis se frottaient les mains, en évaluant les commissions. Les vaisseaux stellaires ne se vendent pas comme des petits pains. Les courtiers et les représentants vivent souvent sur des rêves. Mais il se vendrait peut-être une centaine de vaisseaux en quelques semaines.

Quelques-uns seraient neufs, construits par Transports Galactiques, Ltd, filiale des Entreprises Galactiques, dont le marché s’étendait à toute la zone de la civilisation, ou par la Corporation des Ingénieurs de l’Espace, par Hekate Astronefs, par Propulsion, Inc, ou par Hascomb et Fils, tous des géants dans ce secteur. Mais il y avait de la place pour tout le monde. Le courtier qui ne parlait pas au nom d’un armateur, pouvait avoir une seconde-main exceptionnelle, ou une filière pour un bruit sur la possibilité que les propriétaires d’un vaisseau convenable étaient intéressés de vendre si le prix était raisonnable. Un homme pouvait faire fortune s’il gardait les yeux et les oreilles ouverts. C’était le moment d’intercepter le courrier et d’investir dans de longs messages à travers l’espace ; la fête se terminerait bientôt.

Une famille en mal de place se trouve devant deux solutions : soit acheter un autre vaisseau, se diviser et devenir deux familles, soit un vaisseau pouvait s’associer à un autre pour en acheter un troisième, et le remplir avec des parents des deux familles acheteuses. Le jumelage augmentait beaucoup le statut. Une famille en mesure de le faire prouvait que ses membres étaient des maîtres dans l’art du commerce, avec les reins assez solides pour faire démarrer leurs enfants dans la vie sans soutien. Mais en pratique, il ne se présentait qu’une solution : s’associer avec un autre vaisseau, partager la dépense, et même dans ce cas-là, il fallait souvent engager les trois vaisseaux contre une hypothèque sur le nouveau.

Sisu ne s’était pas divisé depuis trente ans. La Famille avait eu trois décades de prospérité. Elle devait être capable de jumeler. Mais dix ans plus tôt au dernier Grand Rassemblement, Grand-mère avait donné la garantie de Sisu associé avec des familles parentes pour l’hypothèque sur un vaisseau neuf. Ce dernier donna un banquet en l’honneur de Sisu, puis s’envola dans les ténèbres sans plus jamais revenir. L’espace est vaste. Il faudra se rappeler de son nom au Rassemblement.

En pratique, Sisu avait payé un tiers de quarante pour cent du prix du vaisseau perdu. Mais la saignée faisait ressentir ses effets. Les partenaires rembourseraient Sisu. Les dettes sont toujours payées. Mais elles avaient quitté le dernier Rassemblement déficitaires ; l’engagement de leur responsabilité les avait laissées complètement à sec. On n’accable pas un homme malade, on attend.

Grand-mère n’avait pas agi bêtement. Les familles concernées César Auguste et Dupont étaient apparentées à Sisu. Il faut prendre soin des siens. D’ailleurs c’était ainsi que marchaient les affaires. Un commerçant peu disposé à faire crédit se rendra vite compte qu’il n’en a aucun lui-même. Sisu pouvait tirer une lettre de change sur n’importe quel Libre Commerçant avec la certitude qu’elle serait honorée.

Mais cette opération avait laissé la Famille avec moins de liquide que d’habitude, juste au moment où elle devait se diviser.


Le capitaine Krausa descendit à terre le premier jour et alla au vaisseau amiral battant pavillon du Commodore, Norbert Wiener. Sa femme resta à bord, car elle était très active. Depuis sa succession au poste d’Officier Chef, elle dormait peu. Ce jour-là, elle travaillait à son bureau, et n’arrêtait que pour des tête-à-tête avec d’autres officiers chefs par un système d’échanges téléphoniques installé par les services de la ville pour le Rassemblement. Quand on lui apporta son déjeuner, elle fit signe de le poser. Elle n’y avait pas encore touché, lorsque son mari revint. Il s’assit d’un air las. Elle était en train de lire une règle à calcul et vérifiait la réponse sur une calculatrice avant de parler.

— Basé sur un vaisseau Hascomb F-deux, l’hypothèque dépasserait cinquante pour cent.

— Rhoda, tu sais que Sisu ne peut pas financer un vaisseau sans être soutenu.

— Ne te précipite pas. Gus et Dupont vont cosigner… Dans leur cas, c’est comme si c’était du liquide.

— Si leur crédit peut aller jusque-là.

— Et la Nouvelle Hanse s’associerait aussi vu les circonstances… et…

— Rhoda ! Tu étais trop jeune il y a deux Rassemblements, mais tu sais que les dettes reposent également sur tout le monde… Pas seulement sur la Hanse. Nous étions unanimes à ce sujet.

— J’étais assez vieille pour être ta femme, Fjalar. Tu ne vas pas m’apprendre les Lois. Mais la Nouvelle Hanse se précipiterait sur l’occasion… Au prix du secret jusqu’à la fin des temps. Toutefois les frais de transport seront trop élevés. As-tu vu le Lambda Galactique ?

— Ce n’est pas la peine. J’ai vu leurs instruments. Il n’est pas rapide.

— Vous, les hommes ! Tu ne vas pas dire que quatre-vingts gravités c’est lent.

— Tu le penserais si tu étais à ma place. Les Lambda ont été conçus pour des voyages lents à l’intérieur de l’Hégémonie. Ils ne peuvent pas faire plus que cela.

— Tu es trop conservateur, Fjalar.

— Et je continuerai à l’être tant qu’il sera question de la sécurité d’un vaisseau.

— Bien sûr. Il faudra que je trouve des solutions qui satisfassent tes préjugés. Toutefois, les Lambda ne sont qu’une possibilité. Il y a aussi celui-que-tu-sais. Il sera bon marché.

Il fronça le sourcil.

— C’est un vaisseau malchanceux.

— Il faudra l’assainir de fond en comble pour le débarrasser de toutes les mauvaises pensées qui l’ont habité. Mais réfléchis au prix.

— Il y avait plus que cela. Je n’ai jamais entendu parler auparavant d’un officier chef qui se suicide ou d’un capitaine qui devienne fou. Je suis étonné qu’ils soient arrivés jusqu’ici.

— Moi aussi. Mais le vaisseau est bien là et en vente de surcroît. Il suffit de le purifier.

— Je me le demande.

— Ne sois pas superstitieux. C’est une question de soigner le rituel, ça c’est mon problème. Pourtant tu peux oublier cette affaire. Je crois que nous allons partager avec une autre famille.

— Je pensais que tu avais décidé d’en acheter un seul.

— J’ai à peine étudié notre force. Il y a des choses plus importantes que d’armer un nouveau vaisseau à notre compte.

— Evidemment ! Il y a l’énergie, un bon système de défense, les fonds de roulement, les officiers compétents dans les postes clés. De toute façon nous n’avons pas assez d’hommes pour un double équipage. Rien que les aiguilleurs. Si…

— Arrête de t’inquiéter. Nous en trouverons. Voudrais-tu être Commodore Adjoint ?

La surprise le cloua sur sa chaise.

— Rhoda ! Tu te sens bien ?

— Oui.

— Il y a des douzaines de capitaines qui ont plus de chances que moi de percer. Je ne serai jamais Commodore. Et en plus, je ne le veux pas.

— Je vais accepter le titre de Suppléant de Réserve, puisque le Commodore Denbo a l’intention de démissionner, après l’élection du nouveau suppléant. Ça ne fait rien, tu seras Commodore au prochain Rassemblement.

— Ridicule !

— Pourquoi les hommes ont-ils si peu de sens pratique ? Tu ne penses qu’à ta salle de contrôle et aux affaires. Si je n’avais eu de cesse de te pousser en avant, tu ne serais jamais devenu capitaine délégué.

— As-tu déjà eu faim ?

— Je ne me plains pas. Ce fut un grand jour pour moi quand Sisu m’a adoptée. Mais, tu sais, nous avons eu des propositions de tous côtés, pas seulement de Gus et de Dupont. Quel que soit notre vaisseau partenaire, il nous aidera. J’ai l’intention de laisser l’affaire en suspens jusqu’à ce que l’élection soit passée. J’ai eu des offres alléchantes toute la matinée de vaisseaux puissants, bien introduits. De toute façon, il y a la Nouvelle Hanse.

— Et alors, qu’est-ce que cela signifie ?

— Si ceux de la Hanse proposent ton nom au bon moment, tu seras élu par acclamation.

— Rhoda !

— Tu n’auras rien à faire. Thorby non plus. Vous vous bornerez à apparaître en public et être naturels, des hommes charmants et apolitiques. Je prends l’affaire en main. A propos, il est trop tard pour sortir Loeen de la pièce, mais je vais briser leur relation rapidement. Mère n’avait pas vu la totalité de l’enjeu. Je veux que mes fils soient mariés, mais il est essentiel que Thorby ne se marie pas ni ne se fiance avant l’élection. Maintenant… as-tu été au vaisseau amiral ?

— Bien sûr.

— Dans quelle famille est-il né ? Cela pourrait être important.

Krausa poussa un long soupir.

— Thorby n’est pas né dans la Famille.

— Quoi ? Absurde ! Tu veux dire qu’on ne peut pas l’identifier avec certitude. Hum… Combien de vaisseaux sont portés manquants ?

— J’ai dit qu’il n’était pas de la Famille ! Il n’y a pas de vaisseau ou d’enfant manquants qui corresponde à son cas. Il devrait être beaucoup plus vieux, ou beaucoup plus jeune.

Elle secoua la tête.

— Je ne le crois pas.

— Tu ne le veux pas !

— Je ne te crois pas. Il est de la Famille. Cela se voit dans sa démarche, dans ses manières, dans son bon esprit, enfin dans tout. Hum… Je vérifierai les fiches moi-même.

— Vas-y, puisque tu ne me crois pas.

— Allons, Fjalar. Je n’ai pas dit…

— Oh, si, tu l’as fait. Si je te disais qu’il pleut à terre, et tu ne voulais pas qu’il pleuve, tu…

— Je t’en prie ! Tu sais très bien qu’il ne pleut jamais en cette saison sur Hekate. Je disais seulement…

Mille ciels étoilés !

— Tu n’as pas besoin de t’énerver. Ce n’est pas convenable pour un capitaine.

— Il n’est pas convenable non plus pour un capitaine de voir que l’on doute de sa parole sur son propre vaisseau !

— Pardon, Fjalar. – Elle ajouta calmement : – Cela ne peut pas faire de mal d’étendre les recherches ou de regarder dans les renseignements non classés. Tu connais les employés, et l’usage qu’ils font des données d’archives. Hum… Ce serait mieux si on découvrait l’identité des parents de Thorby avant l’élection. Je ne vais pas l’autoriser à se marier avant, mais je pourrais gagner un soutien considérable si un mariage était prévu tout de suite après…

— Rhoda.

— Qu’y a-t-il ? Le groupe Vega tout entier pourrait être influencé, si une présomption était établie sur la naissance de Thorby… Si une de leurs filles…

— Rhoda !

— Je suis en train de parler.

— C’est moi qui vais parler un moment, le Capitaine. Femme, il est de sang fraki. En outre, Baslim le savait… Et m’a ordonné à l’aider à trouver sa famille. J’avais espéré… oui, et cru… que les fiches révéleraient que Baslim s’était trompé. – Il fronça les sourcils et se mordit la lèvre. – Un croiseur de l’Hégémonie va accoster dans deux semaines. Cela devrait te donner le temps de vérifier par toi-même que je peux consulter un fichier aussi bien que n’importe quel employé.

— Que veux-tu dire ?

— Peut-on en douter ? Les dettes sont toujours payées… Et nous avons encore un versement à effectuer.

Elle le fixa avec effarement.

— Mon mari, as-tu perdu la tête ?

— Cela ne me fait pas plus plaisir qu’à toi. Non seulement c’est un garçon excellent, mais c’est le meilleur aiguilleur qu’on ait jamais eu.

— Les aiguilleurs ! rétorqua-t-elle avec amertume. Que veux-tu que cela me fasse ? Fjalar, si tu crois que je vais laisser un de mes fils être livré aux frakis… – Elle s’étrangla.

— Il est fraki.

— Il ne l’est pas. Il est Sisu, exactement comme moi. J’ai aussi été adoptée. Nous sommes tous les deux Sisu. Nous le serons toujours.

— Raconte ce que tu veux. J’espère qu’il restera toujours Sisu dans son cœur. Mais il faut payer la dernière partie de la dette.

— Nous l’avons payée entièrement il y a très longtemps !

— Ce n’est pas ce qui est écrit sur le registre.

— Ridicule ! Baslim voulait que le garçon retrouve sa famille. Une famille fraki, à condition que les frakis en aient. Nous lui avons donné une famille, la nôtre, notre clan, notre tribu. N’est-ce pas mieux payer la dette qu’une litière fraki dévorée par la vermine ? Ou as-tu une si pauvre opinion de Sisu ?

Elle le regarda avec colère. Krausa pensa amèrement qu’elle ne devait pas être tout à fait vraie, la croyance dans le fait que le sang de la Famille donnait une intelligence supérieure. Il ne perdait jamais patience en marchandant avec les frakis. Mais Mère et maintenant Rhoda arrivaient toujours à lui donner tort.

Mère, au moins, dure comme elle était, n’avait jamais demandé l’impossible. Mais Rhoda… enfin, Femme était nouvelle dans son métier. Il reprit en se retenant :

— Officier Chef, cet ordre m’a été donné personnellement, pas à Sisu. Je n’ai pas le choix.

— Vraiment ? Très bien, Capitaine. Nous en parlerons plus tard. Maintenant, avec tout le respect que je vous dois, j’ai du travail.


Thorby s’amusa beaucoup au Rassemblement, mais pas autant que prévu, parce qu’à plusieurs reprises Mère l’obligeait à l’aider à recevoir les officiers chefs des autres vaisseaux, qui amenaient souvent une fille ou une petite-fille. Le garçon devait s’occuper de la jeune fille pendant que les adultes parlaient. Il fit de son mieux et acquit même une certaine facilité pour les menus propos à moitié insultants des adolescents. Il apprit quelque chose qu’il appela danser qui aurait fait honneur à un homme avec deux pieds gauches et des genoux pliés en arrière. Il pouvait désormais passer son bras autour d’une fille sans défaillir.

Les visiteuses de Mère lui posaient des questions sur Pop. Il fit des efforts pour être poli mais il était irrité que tout le monde en sache sur Pop plus que lui, sauf ce qui était important.

Mais il semblait que cette obligation pouvait être partagée. Thorby réalisa qu’il était le fils cadet, mais que Fritz aussi était encore célibataire. Il lui demanda de prendre sa place en promettant qu’il lui rendrait la pareille à l’occasion.

Fritz lui rit au nez.

— Que peux-tu m’offrir à la place d’une sortie au Rassemblement ?

— Eh bien…

— Tu as compris. De toute façon, vieille branche, même si j’étais assez fou pour le proposer, Mère ne m’écouterait pas. Quand elle a dit toi, c’est toi et personne d’autre. – Il bâilla. – Mon vieux, je suis claqué ! La petite rouquine Saint Louis a voulu danser toute la nuit. Va-t’en et laisse-moi dormir avant le banquet.

— Peux-tu me prêter un veston de soirée ?

— Fais ta lessive tout seul. Et tais-toi.

Mais un matin, un mois après l’atterrissage, Thorby descendait à terre avec Père, sans que Mère puisse rien y faire. Elle n’était pas sur le vaisseau. C’était le jour du Souvenir. Les cérémonies ne commençaient pas avant midi, mais Mère était partie en avance pour quelque chose au sujet des élections le lendemain.

Mais Thorby roulait dans sa tête bien d’autres pensées. Les cérémonies s’achèveraient sur un rituel en l’honneur de Pop. Père lui avait dit qu’il lui expliquerait ce qu’il devrait faire, mais le garçon était inquiet et la représentation de l’Esprit de Sisu le soir même ne le tranquillisait en rien.

Il était devenu encore plus nerveux quand il avait découvert que Fritz avait un exemplaire de la pièce qu’il étudiait.

— Bien sûr, j’apprends ton rôle ! s’était écrié Fritz. Père pense que c’est une bonne idée au cas où tu t’évanouis. Je n’essaie pas de te voler ta gloire. C’est pour que tu sois décontracté, si c’est possible, quand tu auras des milliers d’yeux rivés sur toi en train de cajoler Loeen.

— Tu pourrais, toi ?

Fritz prit un air songeur.

— Je peux essayer. Loeen a l’air câline. Je devrais te casser la jambe tout de suite.

— A mains nues ?

— Ne me tente pas, Thorby, ce n’est qu’une précaution, comme d’avoir deux aiguilleurs. Mais rien de moins qu’une jambe cassée peut t’empêcher de faire ton numéro.

Thorby et son père quittèrent Sisu deux heures avant le début des cérémonies.

— Nous ferions aussi bien de nous détendre. Le Souvenir est un événement heureux, si tu le regardes comme il faut, mais les sièges sont si durs, et la journée sera longue.

— Euh, Père… que faudra-t-il que je fasse exactement quand viendra le tour de Pop… de Baslim ?

— Pas grand-chose. Tu seras assis devant pendant le sermon et tu donneras les réponses pour la Prière des Morts. Tu les connais, n’est-ce pas ?

— Je n’en suis pas sûr.

— Je les écrirai. Quant au reste… tu imiteras ce que je ferai pour ma Mère, ta Grand-Mère.

— Très bien, Père.

— Maintenant, il faut se décontracter.

A l’étonnement de Thorby, Krausa prit un passage roulant à l’extérieur de la fête, puis siffla une automobile, qui sembla au garçon plus rapide que ceux sur Jubbul et presque aussi frénétiques que les Losiens. Ils atteignirent la gare en l’espace de temps suffisant pour un échange de compliments entre leur chauffeur et un autre. Mais la course était si fascinante que Thorby ne prêta pas grande attention à la Cité d’Artémis.

Il fut de nouveau surpris quand son père acheta deux tickets.

— Où allons-nous ?

— Faire un tour à la campagne. – Le capitaine regarda sa montre. – Nous avons tout le temps.

Le monorail donnait une merveilleuse sensation de vitesse.

— A quelle vitesse allons-nous, Père ?

— Deux cents kilomètres à l’heure, je crois, cria Krausa.

— On dirait que c’est plus rapide.

— Suffisamment pour nous tuer. On ne peut pas aller plus vite.

Le trajet dura une demi-heure. Le paysage était défiguré par les aciéries et les usines pour les grands chantiers de construction, mais c’était tellement nouveau et différent. Thorby les contempla en se disant que la réserve du Sargon n’était qu’une entreprise mesquine à côté de tout ceci. La gare où ils descendirent était bordée par un mur haut et long. Thorby put voir les vaisseaux derrière l’enceinte.

— Où sommes-nous ?

— Sur un terrain militaire. Je dois voir un homme, et aujourd’hui j’ai juste le temps. – Ils marchèrent jusqu’à une grille. Krausa s’arrêta. – Thorby…

— Oui, Père ?

— Te souviens-tu du message de Baslim que tu m’as transmis ?

— Comment ?

— Peux-tu le répéter ?

— Euh ? Enfin, je ne sais pas. C’est si loin.

— Essaie. Commence : « Au capitaine Fjalar Krausa, maître du vaisseau stellaire Sisu de la part de Baslim l’Infirme. Bonjour, mon vieil ami !…»

— « Bonjour, mon vieil ami ! répéta Thorby. Bonjour à toute ta famille, à ton clan, et à tes frères…» Mais, je le comprends !

— Bien sûr, reprit Krausa gentiment. C’est le jour du Souvenir. Vas-y.

Thorby continua. Des larmes se mirent à couler le long de ses joues en entendant la voix de Pop monter du fond de sa gorge.

— « Mes plus humbles respects à ta vénérable mère. Je te parle à travers la bouche de mon fils adoptif qui ne parle pas le Suomique…» Oh, mais ce n’est plus vrai !

— Continue.

Quand le garçon arriva au passage :

— « Je suis déjà mort…» – Il éclata en sanglots. Krausa se moucha vigoureusement et lui dit de poursuivre. Thorby réussit à aller jusqu’au bout, malgré sa voix tremblante d’émotion. Krausa le laissa pleurer un moment, puis lui ordonna sévèrement d’essuyer ses larmes et de se reprendre.

— Mon fils… Tu as bien entendu ce que le message dit au milieu ? Tu l’as compris ?

— Oui… Je crois.

— Alors tu sais ce qu’il me reste à faire.

— Cela signifie… que je dois quitter Sisu ?

— Que dit Baslim ? Quand l’occasion se présentera… C’est la première… Et cela n’a pas été facile de t’amener jusqu’ici. Je suis presque sûr que c’est la dernière. Baslim ne m’a pas fait cadeau de toi, mon Fils. Tu n’es qu’un prêt. L’heure est venue de le rembourser. Tu le comprends, n’est-ce pas ?

— Euh… je pense.

— Alors il faut le faire. – Krausa prit dans la poche intérieure de sa veste une liasse de billets et les glissa au garçon. – Je t’en aurais donné plus, mais c’est tout ce que j’ai pu prendre sans attirer l’attention de ta Mère. Je pourrai peut-être t’en faire parvenir davantage avant de partir.

Thorby la tenait sans la regarder. Pourtant il n’avait jamais eu auparavant autant d’argent entre les mains.

— Père… Cela signifie que j’ai déjà quitté Sisu ?

L’homme se tourna en s’arrêtant.

— C’est mieux ainsi. Les adieux n’apportent aucun réconfort. Seul le souvenir réconforte. D’ailleurs il doit en être ainsi.

Le garçon déglutit.

— Oui, mon Capitaine.

— Allons-y.

Ils marchèrent rapidement vers la barrière gardée. Ils y arrivaient presque, lorsque Thorby s’arrêta.

— Père… je ne veux pas partir !

Krausa le dévisagea sans montrer d’expression.

— Tu n’y es pas obligé.

— Je croyais que tu me l’avais ordonné ?

— Non. C’est sur moi que repose l’injonction de te remettre à la Garde Hégémonique et de faire passer son message. Mais ma tâche s’arrête là, j’ai repayé la dette. Je ne t’ordonnerai pas de quitter la Famille. Le reste vient de Baslim… avec, j’en suis sûr, les meilleures intentions possibles à ton égard. Mais tes obligations vis-à-vis de Baslim ne regardent que toi et lui. Je ne peux décider de cela pour toi. Quelles qu’elles soient, elles ne sont pas associées à la dette de la Famille.

Krausa attendit tandis que Thorby restait muet, en s’efforçant de réfléchir. Qu’est-ce que Pop attendait de lui ? Que lui avait-il dit de faire ? « Puis-je compter sur toi ? Tu ne vas pas partir sottement de ton côté et tout oublier ? » Oui, mais comment faire Pop ? « Ne prends pas la peine de brûler une offrande pour moi au temple… Délivre le message, et encore une chose : fais tout ce que l’homme t’ordonnera. » Oui, Pop, mais il n’ordonne pas !

Le capitaine le pressa soudain.

— Nous n’avons plus beaucoup de temps. Je dois retourner. Mais, quoi que tu décides, c’est définitif. Si tu ne quittes pas Sisu aujourd’hui, tu n’auras pas une deuxième occasion. J’en suis certain.

« C’est la toute dernière chose que je te demande… Puis-je compter sur toi ? » insistait Pop dans sa tête.

Thorby soupira.

— Je crois qu’il faut que je parte, Père.

— Je le pense aussi. Maintenant, dépêchons-nous.

Mais on ne passait pas la barrière si rapidement, surtout parce que le capitaine, après avoir décliné son identité et celle de son fils en produisant les papiers du vaisseau, refusa de dévoiler la spécificité de son motif pour avoir une entrevue avec le commandant du Croiseur de la Garde, Hydra, autrement qu’en affirmant que c’était « officiel et urgent ».

Finalement un fraki élégant et armé les escorta jusqu’au treuil pour monter sur le vaisseau, où ils furent accueilli par un autre. On les dirigea ainsi jusqu’à un bureau avec « Secrétariat du Vaisseau – Entrez sans frapper » écrit dessus. Thorby conclut que Sisu était beaucoup plus petit qu’il ne se l’était imaginé. Il n’avait jamais vu autant de métal brillant de sa vie. Il regrettait déjà sa décision.

Le Secrétaire du Vaisseau était un jeune homme chétif et affable qui portait les galons de lieutenant. Il était aussi très ferme.

— Je suis désolé, capitaine, mais il faut me dire le motif de votre visite… si vous voulez voir le commandant.

Krausa resta muet, et ne bougea pas d’un iota.

Le jeune homme aimable rougit, pianota sur son bureau. Enfin il se leva.

— Veuillez m’excuser un instant.

Il revint et annonça d’une voix terne :

— Le commandant vous accorde cinq minutes.

Il les mena dans un bureau plus grand et sortit. Un homme plus âgé, assis derrière une table submergée de papiers, en chemise et donc sans insigne, se leva, la main tendue et dit :

— Capitaine Krausa ? Libre Commerçant… De Ziizouou, n’est-ce pas ? Je suis le colonel Brisby, commandant de ce vaisseau.

— Ravi d’être à bord, commandant.

— Enchanté de vous y recevoir. Comment vont les affaires ? – Il jeta un coup d’œil à Thorby. – Un de vos officiers ?

— Oui et non.

— Comment ?

— Colonel ? Puis-je vous demander dans quelle promotion avez-vous obtenu votre diplôme ?

— Quoi ? Euh, classe Huit. Pourquoi me le demandez-vous ?

— Je crois que vous êtes en mesure de répondre à cette question. Ce garçon est Thorby Baslim, le fils adoptif du colonel Richard Baslim, qui m’a chargé de vous le remettre.

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