23

Thorby regarda d’un air morne la grosse pile de documents, chacun portant l’étiquette « urgent ». Il en prit un, se mit à le lire et le posa.

— Dolores, branchez-moi sur mon écran et rentrez chez vous.

— Je peux rester.

— J’ai dit : « Rentrez chez vous. » Comment allez-vous trouver un mari avec des cernes sous les yeux ?

— Oui, monsieur. – Elle changea les liaisons. – Bonne nuit, monsieur.

— Bonne nuit.

Une brave fille, loyale. Du moins, il l’espérait. Il n’avait pas osé faire place nette partout. L’administration devait avoir de la continuité. Il composa un numéro.

Une voix sans visage annonça :

— Brouillage Sept.

— Prométhée enchaîné, répondit Thorby. Et neuf font seize.

— Brouillage levé.

— Protégé.

Le visage du Haut Maréchal « Smith » apparut.

— Salut, Thor.

— Jake, je dois encore remettre la conférence de ce mois-ci. Je n’aime pas le faire, mais tu devrais voir mon bureau.

— Personne ne te demande de consacrer tout ton temps aux affaires de la division.

— Bon sang, mais c’est exactement ce que j’avais prévu de faire : passer un bon coup de balai ici, mettre des gens honnêtes à la place, et m’engager dans la division ! Mais ce n’est pas si simple.

— Thor, un officier consciencieux ne peut pas se faire remplacer tant que, sur son tableau de bord, toutes les lumières ne sont pas vertes. Nous savons tous deux qu’il y avait beaucoup de voyants rouges sur le tien.

— Eh bien… c’est vrai. Je ne peux pas faire la conférence, mais tu as bien cinq minutes ?

— Vas-y.

— Je crois que j’ai trouvé quelqu’un pour chasser les porcs-épics. Tu te souviens ?

— Personne ne mange les porcs-épics.

— Juste ! J’ai même dû voir une image de cet animal pour comprendre ce que c’était. En termes de négoce, pour tuer un commerce il faut l’empêcher d’être rentable. Pour éliminer les marchands d’esclaves, il faut rendre leurs raids infructueux. Si on donne aux victimes les piquants du porc-épic, on y arrivera.

— Si nous avions les piquants, acquiesça le directeur de la Division « X » sèchement. Tu as des idées pour une arme ?

— Moi ? Pour qui me prends-tu ? Un génie ? Mais je crois que j’en ai trouvé un. Il s’appelle Joël de la Croix. Il est censé être l’élément le plus doué jamais sorti de M.I.T. J’ai discuté avec lui de ce que je faisais à mon poste d’aiguilleur sur Sisu. Cela lui a donné des idées brillantes qui n’ont pas encore été poussées jusqu’au bout. Puis il a dit : « C’est absurde qu’un vaisseau soit mis hors de combat par un ridicule rayon paralysant, alors qu’il a suffisamment d’énergie dans son moteur pour en faire une petite étoile. »

— Une très petite étoile. Mais je suis d’accord.

— Bon. Je l’ai détaché dans nos Laboratoires Havermeyer à Toronto. Dès que tes officiers l’auront accepté, je vais lui donner tout l’argent possible et carte blanche. Je lui dirai tout ce que je sais sur la tactique des pirates, par bandes, je pense. Car je n’aurai pas tellement le temps de travailler avec lui. Je suis pris entre mille feux ici.

— Il aura besoin d’une équipe. Ce n’est pas un projet pour de l’artisanat familial.

— Je sais. Je t’enverrai les noms dès que je les obtiendrai. Le Projet Porc-Epic aura tout l’argent et les hommes dont il pourra disposer, mais, Jake, combien de ces gadgets puis-je vendre à la Garde ?

— Comment ?

— Je suis censé diriger une société. Si je la mène à la faillite, le tribunal va me destituer. Je suis prêt à laisser le Projet Porc-Epic dépenser les mégabocs par milliers, mais je dois en rendre compte devant les directeurs et les actionnaires. Si nous réussissons à tirer quelque chose de cette idée, je pourrai vendre quelques centaines d’unités aux Libres Commerçants. Je peux en vendre à nos propres entreprises, mais j’ai besoin d’un grand potentiel pour justifier la dépense. Combien la Garde peut-elle en prendre ?

— Thor, tu t’inquiètes sans raison. Même si tu ne sors pas une nouvelle arme superpuissante, et si cela ne marche pas, la recherche paie toujours. Tes actionnaires ne perdront pas.

— Je m’inquiète avec raison ! J’occupe ce poste grâce à une poignée de votes. Une assemblée générale extraordinaire des actionnaires peut me révoquer demain. Bien sûr, la recherche finit toujours par payer, mais pas nécessairement rapidement. Tu peux être sûr que chaque crédit que je dépense est comptabilisé par des gens qui seraient ravis de me voir à la porte. Il me faut donc une justification raisonnable.

— Et un contrat de recherches ?

— Avec un vice-colonel sur le dos de mon ingénieur pour lui dire ce qu’il doit faire ? Je veux lui donner carte blanche.

— Hum… Bon. Admettons que j’obtienne une déclaration d’intentions. Nous mettrons le chiffre le plus haut possible. Il faut que je voie le Maréchal en Chef. Il est sur Luna en ce moment, et je ne pourrai pas trouver le temps d’y aller cette semaine. Tu devras attendre quelques jours.

— Je n’attendrai sûrement pas. Je vais agir comme si c’était déjà fait. Jake, je vais mettre la machine en route et quitter ce travail de fou. Si tu ne veux pas de moi dans la division, je pourrai toujours être artilleur.

— Fais un saut ce soir, je t’enrôle et je t’envoie en mission commandée au poste que tu occupes actuellement.

Thorby eut l’air décontenancé.

— Jake ! Tu me ferais ce coup-là !

— Si tu étais assez bête pour te placer sous mes ordres, Rudbek.

— Mais…

Il était inutile de discuter, il y avait trop de travail à terminer.

— Rien d’autre ? ajouta « Smith ».

— Je ne crois pas.

— Je vais effectuer une première enquête demain sur de la Croix. Au revoir.

Thorby éteignit l’écran, plus déprimé que jamais. Ce n’était pas la menace mi-facétieuse du maréchal, ni même sa conscience troublée à l’idée de dépenser des sommes énormes d’argent appartenant à autrui avec dans la balance une chance assez mince de succès. Mais simplement, il se sentait submergé par une tâche plus complexe qu’il n’aurait pu l’imaginer.

Il prit de nouveau le premier document de la pile, le posa, poussa une touche qui le relia directement à la propriété de Rudbek. Leda se présenta devant l’écran.

— Je vais être en retard de nouveau. Je suis désolé.

— Je vais retarder le dîner. Ils s’amusent bien. J’ai ordonné à la cuisine des petits fours substantiels.

Thorby secoua la tête.

— Prends la tête de la table. Je vais manger ici, peut-être dormir.

Elle soupira.

— Si tu restes la nuit, cher idiot, tu dois te coucher à minuit et ne pas te lever plus tôt que six heures. C’est promis ?

— D’accord, si c’est possible.

— Tu as intérêt à le rendre possible, sinon tu auras affaire à moi. Au revoir.

Il ne reprit pas le document cette fois-ci, mais s’absorba dans ses pensées. Une bonne fille, Leda… Elle avait même essayé d’aider dans les affaires, mais il était vite devenu évident que ce n’était pas son fort. Toutefois elle était la seule lueur dans l’obscurité ; elle finissait toujours par le réconforter. Un soldat de la Garde pouvait se marier, mais ce ne serait pas juste pour elle ; de plus il n’avait aucune raison de penser qu’elle en avait envie. C’était déjà suffisamment incorrect de sa part de se retirer d’un grand dîner à la dernière minute. Autre chose, il devrait essayer d’être plus gentil avec elle.

Tout avait semblé si évident : prendre la direction, nettoyer le secteur en face de la Sargonie, et prendre quelqu’un d’autre pour administrer à sa place. Mais plus il fouillait dans les affaires, plus le travail s’accumulait. Les impôts… La situation fiscale était très embrouillée, comme toujours. Le programme de développement prôné par le groupe Vega… Il ne pouvait rien juger sans aller voir sur place. Etait-ce possible de prendre une décision même vu de là-bas ? Où trouver le temps ?

Quelle ironie, un homme qui possédait des milliers de vaisseaux stellaires n’arrivait jamais à voyager dans l’un d’entre eux. Peut-être dans un an ou deux…

Non, la question de ces damnés testaments ne sera même pas réglée d’ici là. Cela faisait déjà deux ans que les tribunaux les épluchaient. Pourquoi ne pouvait-on traiter la mort décemment, simplement, comme le faisaient les Familles ?

Entre-temps, il n’était pas libre de continuer le travail de Pop.

C’est vrai, il avait fait quelque chose. En autorisant la Division « X » à examiner les archives de Rudbek, il avait rempli les vides du tableau sur l’écran galactique. Jake lui avait dit qu’ils avaient nettoyé un repaire de pirates grâce au matériel provenant directement de ce que savait le bureau central, tout en ignorant qu’il le savait.

Ou bien quelqu’un était-il au courant ? Quelquefois, il pensait que Weemsby et Bruder avaient eu connaissance de tout cela, d’autres fois, il ne le croyait pas… Les fiches ne révélaient que du commerce légitime… Mais parfois avec les mauvaises personnes. Comment savoir qu’elles étaient de mauvaises personnes ?

Il ouvrit un tiroir, sortit un dossier dépourvu d’étiquette « urgent » dessus, tout simplement parce qu’il ne le quittait jamais. C’était, selon lui, la chose la plus importante dans Rudbek, peut-être dans toute la Galaxie, en tout cas beaucoup plus que le Projet Porc-Epic, parce que cette opération était sûre de mutiler, ou au moins de freiner le trafic d’esclaves. Porc-Epic était une possibilité à long terme. Mais il n’avait pas beaucoup avancé, il avait eu trop de choses à faire.

Toujours trop. Grand-mère disait qu’il ne fallait jamais acheter trop d’œufs pour son panier. Où avait-elle été cherché cela ? La Famille n’achetait jamais d’œufs. Il avait à la fois trop de paniers et trop d’œufs pour les remplir. Et chaque jour, un nouveau panier.

Evidemment, quand surgissait un problème vraiment difficile, il pouvait toujours se demander : « Que ferait Pop ? » Le colonel Brisby avait bien exprimé cela : « Je me pose simplement la question : « Que ferait le colonel Baslim ? » Cela aidait bien sûr, surtout quand il se rappelait ce que le juge lui avait recommandé, en lui remettant les actions de ses parents : « Un homme ne possède rien tout seul, plus son bien est grand, moins il le possède. Vous n’êtes pas libre d’en disposer arbitrairement, ni futilement. Votre intérêt ne doit pas prévaloir sur celui des actionnaires, des employés, ou du public. »

Thorby avait discuté avec Pop de cet avertissement avant de se lancer dans le Projet Porc-Epic.

Le juge avait raison. Sa première impulsion avait été de fermer toutes les activités de Rudbek dans cette zone contaminée, et mutiler ainsi le trafic. Mais ce n’était pas possible. On ne pouvait pas porter préjudice à des milliers, à des millions d’honnêtes gens pour coincer une poignée de criminels. Il fallait procéder avec plus de subtilité.

C’était ce qu’il s’efforçait de faire maintenant. Il commença à étudier le dossier sans inscription.

Garsch passa la tête à travers la porte.

— Encore au bureau ? Où est l’urgence, fiston ?

— Jim, où puis-je trouver dix hommes honnêtes ?

— Comment ? Diogène se contentait d’en chercher un seul. Ce qui n’était déjà pas une mince affaire.

— Tu sais ce que je veux dire : dix hommes honnêtes capables d’occuper le poste de directeur planétaire pour Rudbek. – Thorby ajouta en son for intérieur. – Et admissibles pour la Division « X ».

— Je vais t’en dire un.

— Tu vois une autre solution ? Chacun va remplacer un directeur dans le secteur visé. Nous réintégrerons les autres chez nous, car nous ne pouvons pas les renvoyer, nous ne savons pas. Mais les hommes à qui nous pouvons faire confiance seront informés sur le fonctionnement du trafic des esclaves et sur ce qu’il doit rechercher.

Garsch haussa les épaules.

— Nous ne pouvons pas faire plus. Mais n’imagine pas que tu vas y arriver d’un coup. Nous n’arriverons jamais à trouver autant de personnes qualifiées en une fois. Maintenant, écoute, fiston, tu ne vas rien résoudre ce soir, même si tu passes toute la nuit à contempler ces noms. Quand tu seras aussi âgé que moi, tu sauras que tu ne peux pas tout faire en même temps, à moins de te tuer d’abord. De toute façon, on finit par mourir et quelqu’un d’autre doit continuer le travail. Tu me rappelles celui qui avait décidé de compter les étoiles. Il avait beau compter, de nouvelles étoiles surgissaient constamment. Alors il est allé à la pêche. Tu devrais le faire de temps en temps.

— Jim, pourquoi as-tu accepté de venir ici ? Tu ne quittes pas le travail avec les autres.

— Parce que je suis un vieil idiot. Il fallait bien que quelqu’un te donne un coup de main. J’étais peut-être content de taper sur un trafic aussi répugnant que celui des esclaves. C’est ma façon de le combattre, je suis trop vieux et trop gros pour le faire autrement.

Thorby secoua la tête.

— C’est bien ce qu’il me semblait. Je connais une autre manière, mais, bon sang, je suis tellement occupé ici avec ce que je dois faire, que je n’ai pas le temps de faire ce que je devrais faire… Et jamais pour ce que je veux faire !

— Ça, fiston, c’est universel. Le seul moyen d’empêcher cette formule de te tuer, c’est de faire parfois ce que tu veux. En d’autres termes, tout de suite. Tu as encore tout demain… Maintenant tu vas venir avec moi manger un sandwich et regarder des jolies filles.

— Je vais faire monter le dîner.

— Certainement pas. Même un vaisseau a besoin de retourner au chantier pour son entretien. Allez, viens.

Thorby regarda la pile de documents.

— D’accord.


Le vieil homme mâchonnait son sandwich, buvait sa bière en regardant les jolies filles, avec un sourire de plaisir innocent. Elles étaient vraiment belles. Rudbek City attirait les talents les mieux payés dans le milieu du spectacle.

Mais Thorby ne les voyait pas. Il réfléchissait.

On ne peut pas se dérober aux responsabilités. Un capitaine ne peut le faire, ni un officier chef. Mais il ne voyait pas comment il arriverait à rentrer dans la division de Pop, s’il continuait ainsi. Mais Jim avait raison. Ici aussi on pouvait combattre ce sale trafic.

Même si cette manière ne lui plaisait pas ? Oui, le colonel Brisby avait dit une fois à propos de Pop : « Cela signifie se consacrer entièrement à l’idéal de liberté, accepter de renoncer à la sienne… Etre mendiant… Ou esclave… Ou mourir, au nom de la liberté. »

Oui, Pop, mais je ne sais pas faire ce travail. Je le ferais… Je m’efforce de le faire. Mais je tâtonne. Je n’ai aucun talent pour cela.

Ridicule ! répondit Pop. Tu peux apprendre n’importe quoi, si tu t’appliques vraiment. Tu vas l’apprendre même si je dois te l’enfoncer à coups de poing dans ta tête de linotte !

Quelque part derrière Pop, Grand-mère, d’un air sévère, acquiesçait en hochant la tête. Thorby lui fit un signe.

— Oui, Grand-mère. D’accord, Pop. Je vais essayer.

Tu feras plus qu’essayer !

— J’y arriverai, Pop.

Mange ton dîner.

Thorby chercha docilement sa cuillère, puis s’aperçut qu’il avait un sandwich à la place d’un bol de ragoût. Garsch s’adressa à lui.

— Qu’est-ce que tu marmonnes ?

— Rien. Je viens de prendre une décision.

— Arrête de réfléchir cinq minutes et regarde autour de toi. Il y a un temps et un lieu pour tout.

— Tu as raison, Jim.

— Bonne nuit, fiston, murmura le vieux mendiant. Fais de beaux rêves… Et bonne chance !


Fin
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