Pendant les premiers millions de kilomètres, Thorby eut l’horrible conviction d’avoir fait une erreur.
Il s’évanouit dans les vapeurs des feuilles de verga et se réveilla dans une minuscule cabine à un lit. Le réveil fut pénible. Bien que le Sisu maintienne une gravité normale dans le champ interne de pesanteur pendant tout le décollage ; le corps du jeune garçon avait reconnu la différence entre la pesanteur sur Jubbul et la différence plus subtile encore entre un champ artificiel et les conditions naturelles. Il décida inconsciemment qu’il était dans la soute d’un vaisseau d’esclaves ce qui le précipita dans un cauchemar, le premier depuis des années.
Son cerveau embrumé et fatigué mit un long moment à sortir de l’épouvante.
Enfin il se réveilla, prit conscience de son environnement, et conclut qu’il devait être en sécurité à bord du Sisu. Il se sentit soulagé et excité à la fois à l’idée de voyager vraiment. Son chagrin à l’égard de Baslim fut écarté par le mystère de la nouveauté. Il regarda autour de lui.
Le compartiment était un cube de trente centimètres plus haut et plus large que la taille du garçon. Il était allongé sur une étagère qui occupait la moitié de la pièce, et sur un matelas délicieusement confortable dont le tissu était moelleux et doux. Il s’étira et bâilla, surpris de constater le luxe dont s’entouraient les commerçants. Puis il balança ses jambes par-dessus la couchette et se retrouva debout.
Celle-ci bascula sans bruit et se replia dans la cloison. Thorby ne réussit pas à la sortir à nouveau. Finalement il y renonça. Il n’avait pas envie d’un lit à présent, mais plutôt d’inspecter les lieux.
A son réveil, le plafond était faiblement éclairé. Dès que le garçon se leva, il brilla plus fort et resta ainsi. Mais la lumière ne lui indiqua pas où se trouvait la porte. Il y avait trois panneaux verticaux en métal sur trois côtés, absolument identiques ; mais aucun ne présentait de fente digitale, de gond ou autre signe de reconnaissance.
Il envisagea la possibilité d’avoir été enfermé, cela ne le troubla guère. Après avoir vécu dans une cave et travaillé sur la Place, il ne souffrait ni de claustrophobie ni d’agoraphobie. Il voulait simplement trouver la porte et s’énervait de ne pas la reconnaître. Si on l’avait enfermé, il pensa que le capitaine Krausa ne le laisserait pas ainsi indéfiniment. Mais il n’arrivait pas à la trouver.
Il découvrit toutefois sur le sol une paire de shorts et un maillot. A son réveil, il était nu. Il avait toujours dormi dans cette tenue. Il ramassa les vêtements, les effleura timidement et s’émerveilla devant leur magnificence. Il reconnut le costume que portaient la plupart des astronautes, et il fut un instant grisé à l’idée de porter de tels objets de luxe. Mais son esprit écarta bientôt une telle impudence.
Puis il se rappela la répugnance du capitaine Krausa à le voir monter à bord dans ses habits ordinaires. En outre, il avait même voulu l’emmener dans un magasin de la Rue de la Joie, fournisseur des astronautes. Il l’avait bien dit.
Thorby en conclut que ces vêtements devaient être pour lui. Pour lui ! Son pantalon n’était plus là et le capitaine ne désirait sûrement pas qu’il apparaisse dévêtu. Le garçon n’avait pas de sentiment de pudeur. Ce genre de tabou n’était pas très strict à Jubbul et s’appliquait davantage aux classes supérieures. Pourtant tout le monde était habillé.
Stupéfait de son audace, Thorby les enfila. Il mit le short à l’envers, réalisa son erreur, et le remit à l’endroit. Il se trompa de la même manière pour le maillot, mais ne s’en rendit pas compte et le laissa tel quel. Puis il souhaita de toutes ses forces pouvoir se voir lui-même.
Les deux parties du costume étaient de coupe simple, d’une teinte vert clair unie, taillées dans un tissu solide et bon marché. C’étaient les vêtements de travail qui provenaient du magasin du vaisseau. Ils étaient largement portés par les deux sexes sur de nombreuses planètes durant des siècles. Cependant Salomon paré dans toute sa gloire ne resplendissait pas autant que Thorby ! Il lissa la toile contre sa peau, et, désirant que quelqu’un le voie dans ses beaux atours, il se remit à chercher la porte avec une ardeur renouvelée.
Il la trouva. Tandis que ses mains couraient sur l’une des cloisons, il sentit un courant d’air, se tourna et réalisa qu’un des panneaux avait disparu. La porte menait dans un couloir.
Un jeune homme, habillé comme lui (Thorby était ravi de constater qu’il s’était vêtu convenablement pour l’occasion), descendait vers lui le corridor incurvé. Thorby fit un pas à l’extérieur et le salua en Sargonais commercial.
Les yeux de l’homme clignèrent dans sa direction, puis il le dépassa comme s’il n’existait pas. Le garçon battit des paupières, intrigué et un peu vexé. Puis il l’appela en Interlingua pour le faire revenir.
Pas de réponse. L’homme disparut avant qu’il ait pu essayer d’autres langues.
Thorby haussa les épaules et n’y pensa plus. Un mendiant ne gagne rien à être susceptible. Il décida d’explorer son environnement.
Vingt minutes plus tard, il avait découvert beaucoup de choses. D’abord le Sisu était bien plus vaste qu’il ne l’avait imaginé. Il n’avait jamais vu auparavant un vaisseau d’aussi près, sauf de la position plus que douteuse dans la soute des esclaves. De loin, assis dans le port de Jubbul, les vaisseaux lui avaient paru grands mais pas aussi énormes que celui-ci. Ensuite, il était étonné d’y voir tant de monde. Il savait que sur les transporteurs du Sargon qui opéraient dans les Neuf Mondes, les équipages étaient composés de six ou sept personnes. Mais ici en quelques minutes seulement, il en avait rencontré bien plus, de tous les âges et de tous les sexes.
Enfin il réalisa avec tristesse qu’on le snobait. Les gens ne le regardaient pas, ni ne lui répondaient quand il leur adressait la parole. S’il ne les avait évités, ils lui seraient rentrés dedans. C’est avec une fillette, qui répondit à ses avances en le dévisageant de ses yeux graves, qu’il put établir le contact le plus encourageant. Mais elle fut bientôt emportée par une femme qui ne jeta pas même un regard au garçon.
Thorby reconnut cette attitude. C’était la manière dont les nobles traitaient ceux de sa caste. Un noble ne pouvait le voir, car il n’existait pas. D’ailleurs, même s’il faisait l’aumône, c’était généralement à travers un esclave. Thorby n’en avait pas été blessé sur Jubbul ; c’était naturel, cela avait toujours été ainsi. Il ne s’y était senti ni isolé ni déprimé. Il avait trouvé beaucoup de chaleur chez ses compagnons d’infortune. En outre, il n’était pas conscient d’être malheureux.
Mais s’il avait su à l’avance que tous les membres du vaisseau le traiteraient comme les nobles, il ne serait pas parti avec le Sisu, malgré les flics. Mais il ne l’avait pas prévu. Une fois le message de Baslim transmis, le capitaine Krausa l’avait traité d’un ton bourru et paternel.
Thorby imaginait que l’attitude de l’équipage refléterait celle de son maître.
Il erra dans les corridors en acier, avec la sensation d’être un fantôme parmi les vivants, puis enfin, il décida tristement de regagner sa cabine. Il découvrit alors qu’il s’était perdu. Il retraça mentalement le chemin. Il n’avait pas été entraîné par Baslim pour rien. Cependant il ne réussit à retrouver qu’un tunnel pareil à tous les autres. Alors il se remit en route, mal à l’aise et conscient que, peu importe sa cabine, il faudrait trouver au plus vite les toilettes, même au prix d’agripper quelqu’un et de le secouer comme un prunier.
Il entra dans un endroit où il fut accueilli par des cris d’indignation bien féminins. Il battit rapidement en retraite et entendit la porte claquer derrière lui.
Quelque temps plus tard, il fut rattrapé par un homme pressé qui s’adressa à lui en Interlingua.
— Que diable fabriques-tu à errer et à pénétrer partout ?
Thorby se sentit soulagé. L’endroit le plus sinistre du monde, où on est plus seul que nulle part ailleurs, c’est Coventry. Une réprimande vaut toujours mieux que d’être totalement ignoré.
— Je suis perdu, dit-il humblement.
— Pourquoi n’es-tu pas resté où tu étais ?
— Je ne savais pas qu’il le fallait… Je m’excuse, noble seigneur. Il n’y avait pas de toilettes.
— Mais si, juste en face de ta cabine.
— Je l’ignorais, noble seigneur.
— Humm… C’est vrai. Je ne suis pas « noble seigneur », mais le Premier Assistant Chef. Tâche de t’en rappeler. Allez, viens.
Il prit Thorby par le bras, le pressa à travers le labyrinthe, et s’arrêta dans le tunnel qui avait trompé Thorby. Sa main courut le long du métal. Le panneau glissa.
— Voici ta cabine.
Il se tourna, fit la même chose de l’autre côté.
— Voilà les toilettes des célibataires à tribord.
L’homme lui indiqua dédaigneusement comment se servir des commodités quand il vit Thorby déconcerté par ces nouveaux objets. Puis il le ramena à sa chambre.
— Maintenant, reste là. On t’apportera tes repas.
— Premier Assistant Chef, monsieur ?
— Eh bien ?
— Je voudrais parler au capitaine Krausa.
L’homme eut l’air stupéfait.
— Crois-tu que le commandant n’ait rien d’autre à faire qu’à te parler ?
— Mais…
L’autre était déjà parti. Thorby s’adressait à un panneau en métal.
Finalement la nourriture fit son apparition, servie par un adolescent qui se comporta comme s’il posait le plateau dans une pièce vide. Plus tard, on lui en apporta un deuxième et le premier disparut. Thorby s’arrangea pour se faire remarquer, en s’accrochant au premier plateau. Il parla au garçon en Interlingua, et discerna une lueur de compréhension, mais il reçut pour toute réponse un seul mot : « Fraki ! » Il ne le comprit pas… Mais il prit conscience du mépris avec lequel on l’avait prononcé. Un fraki est un petit animal informe, un insecte coprophage semi-saurien originaire d’Alpha Centaura Prime III, un des premiers mondes habités par les hommes. Il est laid, pratiquement dépourvu de cerveau, et a des habitudes dégoûtantes. Seul un homme affamé et sans autre ressource mange sa chair. Sa peau est désagréable au toucher et dégage une odeur déplaisante.
Mais « fraki » signifie plus encore : macaque, rampant, qui habite dans la fange, qui ne va jamais dans l’espace, qui n’appartient pas à notre tribu, qui n’est pas humain, un goy, un « pas-de-chez-nous », un sauvage, bref tout ce qu’il y a de plus méprisable. Dans les vieilles cultures, terriennes, on avait utilisé pratiquement tous les noms d’animaux comme injures : porc, chien, truie, vache, requin, pou, fouine, ver. La liste est interminable. Mais aucun mot n’est plus injurieux que « fraki ».
Heureusement Thorby prit seulement conscience du fait que le jeune homme manifestait son indifférence… Ce qu’il savait déjà.
Finalement il eut sommeil. Il avait compris comment actionner l’ouverture et la fermeture des portes, mais il avait beau passer la main, gratter, cogner sur les panneaux, il n’arrivait pas à trouver la combinaison pour sortir le lit. Il passa donc la nuit par terre. Son petit déjeuner apparut le lendemain matin, mais il était incapable de discerner qui le lui avait apporté ; il ne réussit pas même à être de nouveau insulté. Il rencontra d’autres garçons et jeunes hommes dans les toilettes ; cependant quoique toujours ignoré, il apprit en les observant qu’il pouvait y laver ses affaires. Un gadget recevait le vêtement, le gardait quelques minutes, et le crachait sec et empesé. Il en fut tellement content qu’il fit nettoyer ses nouveaux atours trois fois ce jour-là. De toute façon, il n’avait rien d’autre à faire. Il dormit encore par terre la nuit suivante.
Accroupi dans sa cabine, avec le sentiment douloureux que Pop lui manquait terriblement, il désira n’avoir jamais quitté Jubbul. Soudain on gratta à sa porte.
— Puis-je entrer ? demanda une voix dans un Sargonais hésitant et mal accentué.
— Entrez ! répondit le garçon vivement.
Il sauta sur ses pieds pour ouvrir la porte, et se trouva en face d’une femme d’âge mûr au visage sympathique.
— Bienvenue, continua-t-il en Sargonais et il s’effaça pour la laisser passer.
— Je vous remercie de votre aimable…
Elle trébuchait sur les mots et ajouta rapidement :
— Parlez-vous l’Interlingua ?
— Certainement, madame.
— Dieu merci. J’ai perdu tout mon Sargonais, marmonna-t-elle en Anglais Systématique, puis elle ajouta en Interlingua : Alors, utilisons-le, si cela ne vous ennuie pas.
— Comme vous voudrez, commença-t-il dans cette langue, et reprit un Anglais Systématique. A moins que vous ne préfériez utiliser une autre langue.
Elle eut l’air ébahie.
— Combien en parlez-vous ?
Thorby réfléchit.
— Sept, madame. Mais je peux en décrypter quelques autres, sans pouvoir me vanter de les parler.
Elle eut l’air encore plus surprise et dit lentement :
— J’ai peut-être fait une erreur. Mais, corrigez-moi si j’ai tort et pardonnez mon ignorance, on m’a dit que vous étiez le fils d’un mendiant à Jubbulpore.
— Je suis le fils de Baslim l’Infirme, déclara-t-il fièrement, un mendiant patenté par la grâce du Sargon. Mon père était un homme instruit. Sa sagesse était célèbre d’un côté de la Place à l’autre.
— Je veux bien le croire. Euh… Est-ce que tous les mendiants sont linguistes sur Jubbul ?
— Comment, madame ? La plupart d’entre eux ne parlent que l’argot des rues. Mais mon père ne me permettait pas de le parler… En dehors des activités professionnelles, bien sûr.
— Bien sûr. – Elle cligna des yeux. – J’aurais bien aimé connaître votre père.
— Merci, madame. Voulez-vous vous asseoir ? Je suis confus de n’avoir à vous offrir que le plancher… Mais ce que j’ai vous appartient.
— Merci.
Elle s’installa sur le sol avec plus d’effort que Thorby, qui avait passé des milliers d’heures dans la position du lotus à demander l’aumône.
Il se demanda s’il fallait fermer la porte, ou si cette dame l’avait laissée ouverte exprès. Il pensait à elle en Sargonais comme à une « dame », malgré son abord amical qui lui donnait un statut indéfini, et s’embourbait dans le marais des coutumes inconnues, face à une situation sociale tout à fait nouvelle pour lui. Le bon sens lui indiqua la solution.
— Préférez-vous que la porte reste ouverte ou fermée ? demanda-t-il.
— Comment ? Cela ne fait rien. Oh, il vaut peut-être mieux la laisser ouverte. Nous sommes dans les quartiers des célibataires à tribord. Moi, je vis dans le gynécée à bâbord, avec les femmes non mariées. Mais j’ai droit à certains privilèges et à certaines immunités comme pour un animal familier… Un petit chien, par exemple. Je suis une « fraki » tolérée.
Elle avait dit les dernières paroles avec un sourire ironique.
Thorby avait manqué la plupart des mots clés.
— Un chien ? C’est comme un loup ?
Elle le regarda d’un œil perçant.
— Vous avez appris cette langue sur Jubbul ?
— Je n’ai jamais quitté Jubbul, madame, sauf quand j’étais très jeune. Je m’excuse si je ne la parle pas correctement. Préférez-vous continuer en Interlingua ?
— Oh, non. Vous vous exprimez merveilleusement en Anglais Systématique… Vous avez un bien meilleur accent que moi. Je n’ai jamais pu débarrasser les voyelles de mon intonation d’origine. Mais il ne tient qu’à moi de me faire comprendre. Je me présente. Je ne fais pas partie des commerçants. Je suis anthropologue. Ils m’ont juste autorisée à voyager avec eux. Je m’appelle Margaret Mader, docteur Margaret Mader.
Thorby inclina la tête en joignant les mains.
— Je suis honoré. Mon nom est Thorby, fils de Baslim.
— Tout le plaisir est pour moi, Thorby. Appelle-moi Margaret. Mon titre ne compte pas ici de toute façon, car ce n’est pas un titre du vaisseau. Sais-tu ce qu’est un anthropologue ?
— Non, je suis désolé, madame… Margaret.
— C’est plus simple que cela ne paraît. Un anthropologue est un scientifique qui étudie comment les gens vivent ensemble.
Thorby eut l’air sceptique.
— C’est une science ?
— Parfois je me le demande. En fait, Thorby, c’est une étude compliquée car les modèles que les hommes construisent pour vivre en commun semblent illimités. Il n’y a que six choses que tous les hommes ont en commun entre eux, et pas avec les animaux. Trois d’entre elles font partie de leur morphologie physiologique, de la manière dont notre corps fonctionne, et les trois autres sont apprises. Toutes les autres actions, croyances humaines, coutumes et pratiques économiques varient énormément. Les anthropologues étudient ces variables. Tu comprends le mot « variable » ?
— Euh ? fit le garçon, pas très sûr de lui. C’est x dans une équation ?
— Juste ! acquiesça-t-elle, ravie. Nous étudions les x dans les équations humaines. C’est ce que je fais. J’analyse le mode de vie des Libres Commerçants. Ils ont résolu sans doute la solution la plus originale au difficile problème de la survie humaine dans n’importe quelle société de l’histoire. Ils sont uniques. – Elle remua nerveusement. – Thorby, est-ce que cela te dérange si je m’assieds sur une chaise ? Je ne suis plus aussi souple qu’avant.
Il rougit.
— Madame… Je n’en ai pas. Je suis…
— Il y en a une juste derrière toi. Et une autre derrière moi.
Elle se leva, toucha le mur. Un panneau glissa sur le côté. Un siège capitonné se déplia.
En voyant son expression, elle ajouta :
— Ils ne t’ont pas montré ?
Elle répéta son geste sur l’autre mur, et un autre siège apparut.
Thorby s’assit avec précaution, puis laissa tout son poids reposer sur les coussins qui s’adaptèrent à la forme de son corps. Il étala un large sourire.
— Ça alors !
— Sais-tu comment ouvrir ta table de travail ?
— La table ?
— Mon Dieu, ils ne t’ont donc rien montré ?
— Eh bien… J’avais un lit ici. Mais je l’ai perdu.
Le docteur Mader marmonna quelque chose puis déclara :
— J’aurais dû m’en douter. J’admire ces Commerçants. Je peux même dire que je les aime. Mais ils peuvent être très collet monté, égocentriques, contrariants, hypocrites et peu coopératifs. Mais je ne devrais pas critiquer nos hôtes. Là.
Elle tendit les deux mains et toucha deux boutons sur le mur. Le lit fantôme bascula vers eux. Mais avec les deux chaises déployées, il ne restait de la place que pour une personne debout.
— Il vaudrait mieux le fermer. Tu as vu comment j’ai fait ?
— Je vais essayer.
Elle lui montra les autres installations incorporées dans ce qui avait semblé une cellule vide : deux chaises, un lit, des armoires à vêtements. Thorby apprit qu’il possédait deux autres costumes de travail, deux paires de chaussures souples pour le vaisseau et quelques autres articles de moindre importance dont certains lui parurent étranges : une étagère à livres, un casier à bobines (vide, en dehors des Lois du Sisu), une fontaine pour boire, une lampe de chevet, un interphone, une horloge, une glace, un baromètre ménager et d’autres gadgets qui ne lui servaient à rien, car il n’en ressentait pas le besoin.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il enfin.
— Cela ? Probablement le microphone qui est relié à la cabine de l’Officier Chef. Ou bien c’est un faux et le vrai est caché quelque part. Mais ne t’inquiète pas, pratiquement personne sur ce vaisseau ne connaît l’Anglais Systématique. Ils ne font pas partie de la petite minorité qui le parle. Ils ont un « langage secret », seulement il n’est pas secret. C’est tout simplement du Finnois. Chaque vaisseau Commerçant a sa propre langue, un des idiomes terriens. Leur culture a un langage « secret » commun, qui n’est en fait que du Latin d’église dégénéré. En fait ils ne l’utilisent même pas. Les « vaisseaux Libres » communiquent en Interlingua.
Thorby n’écoutait qu’à moitié. Il avait été tout à fait ragaillardi par sa compagnie. Mais maintenant il songeait avec amertume à la façon dont on l’avait traité.
— Margaret… Pourquoi ne parlent-ils pas aux gens ?
— Comment ?
— Tu es la première personne qui m’adresse la parole !
— Oh. – Elle eut l’air affligée. – J’aurais dû y penser. On t’a ignoré.
— Enfin… On me nourrit.
— Mais ils ne te disent rien. Oh, mon pauvre petit Thorby, ils ne te parlent pas parce que tu n’es pas de la « famille ». Moi non plus d’ailleurs.
— Ils ne te parlent pas non plus ?
— Ils le font maintenant. Mais il a fallu des ordres de l’Officier Chef et beaucoup de patience de ma part. – Elle fronça les sourcils. – Chaque culture excessivement centrée sur son clan, et je n’en connais pas de plus repliée sur elle-même que celle-ci, a un mot clé dans son langage… Le mot est « famille », quelle que soit leur manière de l’exprimer. Il signifie eux. « Moi et ma femme, mon fils John et sa femme, nous quatre et personne d’autre. » Ils excluent de leur groupe tous les autres et nient même qu’ils soient des êtres Lumains. As-tu déjà entendu le mot « fraki » ?
— Oui, je ne comprends pas ce qu’il signifie.
— Un fraki est juste un petit animal inoffensif, mais assez répugnant. Quand ils le prononcent, ils veulent dire « étranger ».
— Euh, alors je pense que je suis un étranger.
— Oui, mais cela signifie aussi que tu ne seras jamais autre chose, que toi et moi, nous sommes d’une race pas tout à fait humaine en dehors de la loi, de leur loi.
Thorby sembla chagriné.
— Alors il va falloir que je reste dans cette pièce, sans jamais, jamais parler à personne ?
— Mon Dieu ! Je ne sais pas. Je te parlerai…
— Merci !
— Je vais tâcher d’apprendre quelque chose. Ils ne sont pas cruels, mais seulement obstinés et provinciaux. Ils n’imaginent pas un instant que tu puisses avoir des sentiments. Je parlerai au capitaine. J’ai rendez-vous avec lui dès que le vaisseau deviendra irrationnel. – Elle regarda l’anneau autour de sa cheville. – Ciel, as-tu vu l’heure ? Je suis venue ici pour parler de Jubbul et nous n’avons pas dit un seul mot sur ce sujet. Puis-je revenir et en discuter avec toi ?
— C’est mon désir le plus cher.
— Bien. Jubbul est une culture bien analysée, mais je crois qu’aucun étudiant n’a jamais eu l’occasion de l’examiner de ta place. J’étais d’autant plus ravie d’apprendre que tu étais un mendigot professionnel.
— Pardon ?
— Un mendiant. Les enquêteurs qui ont été autorisés à y habiter, ont toujours été invités par les classes supérieures. Cela les oblige à voir… disons, la façon dont vivent les esclaves, par exemple, de l’extérieur, pas de l’intérieur. Tu comprends ?
— Je comprends. – Il ajouta : – Si tu veux des renseignements sur les esclaves, je peux en parler. Je l’ai été.
— Tu l’as été ?
— Je suis un affranchi. Euh, j’aurais dû le dire tout de suite.
Il se sentit mal à l’aise, craignant que sa nouvelle amie ne le méprise à cause de son statut social.
— Tu n’avais aucune raison de le faire. Mais je suis encore plus contente que tu l’aies mentionné. Thorby, tu es une découverte extraordinaire ! Ecoute, il faut que je me dépêche, je suis irrémédiablement en retard. Mais puis-je revenir bientôt ?
— Euh ? Bien sûr, Margaret. – Puis il déclara avec franchise : – Je n’ai en fait pas grand-chose à faire d’autre.
Thorby dormit dans son merveilleux lit cette nuit-là. Personne ne vint le voir le lendemain matin, mais il ne s’ennuya guère, car il avait maintenant beaucoup de jouets à sa disposition. Il les ouvrit tous et les fit se ranger, ravi de constater à quel point chaque objet se repliait sur lui-même pour occuper un minimum d’espace. Il conclut que ce devait être de la magie. Baslim lui avait dit que la sorcellerie et la magie n’étaient que des balivernes, mais la leçon n’avait pas été bien assimilée. Pop savait tout, mais comment échapper à la réalité ? Jubbul était rempli de sorcières. Si elles ne pratiquaient pas la magie, que faisaient-elles alors ?
Il venait juste de déplier son lit pour la sixième fois, quand il fut saisi, à en perdre ses chaussures qu’il venait juste d’essayer, par un vacarme effroyable. C’était la sirène d’alarme du vaisseau, qui appelait tous les hommes de l’équipage au Q.G. Ce n’était en fait qu’un exercice, mais Thorby ne le savait pas. Quand il fut revenu de sa frayeur, il ouvrit la porte et regarda dehors. Les gens couraient comme des fous.
Peu après, les couloirs étaient vides. Il retourna dans sa cabine, attendit en essayant de comprendre. Finalement son oreille exercée discerna l’absence du souffle du système de ventilation. Mais il ne pouvait rien y faire. Il aurait dû se rendre dans le compartiment au fin fond du vaisseau avec les enfants et les autres non-combattants pour y répondre à l’appel, mais il ignorait également ce détail.
Alors il attendit.
La sirène retentit de nouveau, concurremment avec un klaxon. Les gens se remirent à courir dans les corridors. La manœuvre fut répétée, jusqu’à ce que l’équipage soit passé à travers le Quartier Général, la Coque en Travers, la Panne de Pression, le Danger de l’Air, le Danger de la Radiation, etc. Enfin tous les exercices pratiqués sur un vaisseau paré au moindre incident. Une fois, la lumière s’éteignit et pendant quelques instants angoissants, Thorby éprouva la sensation pénible de la chute libre au moment où on coupa le champ artificiel du vaisseau.
Après un long moment de cette comédie inexplicable, il entendit les accords réconfortants du rappel et le système de ventilation remis en route. Personne ne prit la peine de le chercher. La vieille femme qui pointait les non-combattants n’avaient pas remarqué l’absence du fraki, bien qu’elle ait compté aussi les animaux domestiques à bord.
Immédiatement après, on traîna Thorby devant l’Officier Chef.
Un homme ouvrit la porte, le prit par l’épaule et le poussa dehors. Le garçon ne supporta pas ce traitement longtemps et se révolta. Il en avait plus qu’assez d’être malmené.
Il avait appris à se battre pour survivre à Jubbulpore, mais il manquait de technique. Malheureusement cet homme avait été formé à la même école de sang-froid mais en plus scientifique. Thorby reçut une taloche, puis se trouva acculé contre la paroi, son poignet droit tordu, en péril d’être cassé.
— Ne fais pas le malin !
— Arrêtez de me brutaliser !
— Je te dis d’arrêter de faire le malin. Tu dois aller voir l’Officier Chef. Ne me contrarie pas ou cela ira mal pour toi.
— Je veux voir le capitaine Krausa.
L’homme relâcha sa pression et ajouta :
— Tu le verras. Mais l’Officier Chef a ordonné que tu te présentes devant elle… Et elle ne doit pas attendre. Iras-tu tranquillement ou dois-je t’y amener en morceaux ?
Thorby y alla sans discuter. La pression sur l’articulation du poignet combinée avec celle sur le nerf situé entre les os de la paume oblige toujours à se conduire raisonnablement. Quelques passerelles plus loin, on le poussa à travers une porte ouverte.
— Officier Chef, voici le fraki.
— Merci, Troisième Quartier Maître. Vous pouvez vous retirer.
Thorby ne comprit que le mot « fraki ». Il se reprit et vit qu’il se trouvait dans une chambre beaucoup plus grande que la sienne. L’élément le plus important de la pièce était un lit imposant, à l’intérieur duquel une petite silhouette dominait l’ensemble. C’est seulement après l’avoir regardée qu’il remarqua la présence silencieuse du capitaine d’un côté du lit et de celle d’une femme environ du même âge que lui de l’autre.
La personne allongée était décrépite mais rayonnait d’autorité. Elle était richement vêtue. Le foulard qu’elle portait sur ses cheveux représentait plus d’argent que Thorby avait jamais eu l’occasion de voir en une seule fois. Il distingua seulement ses yeux féroces, profondément enfoncés. Elle le dévisagea.
— Alors ! Premier Fils, j’ai beaucoup de mal à le croire, dit-elle en Suomique.
— Ma Mère, le message ne peut être truqué.
Elle renifla.
Le capitaine Krausa continua avec un entêtement soumis.
— Ecoutez-le donc Ma Mère. – Il se tourna vers le garçon et lui dit en Interlingua : – Répète le message de ton père.
Thorby obéit sans comprendre, mais soulagé d’avoir près de lui l’ami de Pop. La vieille femme l’écouta d’un bout à l’autre, puis s’adressa à l’homme :
— Qu’est-ce que ça signifie ? Ce fraki parle notre langue !
— Non, Ma Mère, il ne comprend pas un mot de ce qu’il dit. Il est la voix de Baslim.
Elle toisa à nouveau Thorby, déversa un torrent de paroles en Suomique. Il regarda Krausa d’un air interrogateur. Puis elle ordonna :
— Qu’il le répète encore une fois.
Le capitaine transmis l’ordre. Le garçon, troublé mais docile, s’exécuta. A la fin, elle resta silencieuse pendant que les autres attendaient. Son visage grimaça de colère et d’exaspération, puis elle s’écria :
— Les dettes doivent être payées !
— C’est bien ce que j’ai pensé, Ma Mère.
— Mais pourquoi est-ce à nous qu’incombe cette tâche ? lança-t-elle, furieuse.
L’homme ne dit rien. Elle continua fébrilement :
— Le message est authentique. Au début je le croyais faux. Si j’avais su ce que tu avais l’intention de faire, je te l’aurais interdit. Mais, Premier Fils, malgré ta stupidité, tu as eu raison. Les dettes doivent être payées.
Comme il se taisait toujours, elle ajouta avec colère :
— Alors ? Dis quelque chose ! Quelle solution proposes-tu ?
— J’y ai pensé, Ma Mère, commença-t-il lentement. Baslim demande que nous nous occupions du garçon pendant un laps de temps limité… Jusqu’à ce qu’on puisse le remettre à un vaisseau militaire de l’Hégémonie. C’est-à-dire pendant un ou deux ans. Cela posera tout de même des problèmes. Toutefois nous avons un précédent, cette femme fraki. La Famille l’a acceptée, en grognant un peu, mais ils s’y sont accoutumés maintenant. Elle les amuse même. Si Ma Mère intervenait de la même façon en faveur du gamin…
— Ridicule !
— Mais, Ma Mère, nous sommes obligés. Les dettes doivent…
— Silence !
Il se tut. Elle prit la parole tranquillement :
— As-tu compris la formulation du fardeau qu’il a placé sur tes épaules ? « Je te demande de l’encourager et de le réprimander comme tu le ferais pour un de tes fils. » Que représentait Baslim pour ce garçon ?
— Eh bien, il en parle comme de son fils adoptif. J’ai pensé…
— Tu n’as rien pensé du tout. Si tu prends la place de Baslim, que deviens-tu ? Il n’y a qu’une façon d’interpréter ces paroles.
Krausa eut l’air ennuyé. Elle poursuivit :
— Sisu paie ses dettes en entier. Pas de demi-mesures, pas de compromis… Il faut aller jusqu’au bout. Le fraki doit être adopté… par toi.
Le visage du capitaine devint blanc comme un linge. L’autre femme, qui se déplaçait silencieusement en se trouvant des petites tâches à accomplir, fit tomber un plateau.
— Mais, Ma Mère, et la Famille, que… ? demanda-t-il.
— Je suis la Famille ! – Elle se tourna soudain vers l’autre femme. – Femme du Premier Fils, convoque chez moi toutes mes filles aînées.
— Oui, Mère de mon Epoux.
Elle fit une révérence et s’en alla.
L’Officier Chef regarda d’un air sombre les frais généraux du vaisseau puis sourit.
— Ce n’est pas si mal, après tout, Premier Fils. Que se passera-t-il au prochain Rassemblement des Familles ?
— Eh bien, nous serons remerciés.
— Les remerciements ne permettent pas d’acheter de la marchandise. – Elle passa sa langue sur ses lèvres minces.
— Les Familles seront en dette à l’égard de Sisu… Il y aura des modifications de statut pour les vaisseaux. Nous n’en souffrirons pas.
Krausa esquissa un sourire.
— Tu as toujours été la plus rusée, Ma Mère.
— Heureusement pour Sisu. Emmène le fraki et prépare-le. Nous allons faire les choses rapidement.