15

— Quoi ?

— Connaissez-vous ce nom ?

— Bien sûr. – Il dévisagea le garçon. – Je ne vois aucune ressemblance.

— Il a été adopté par le colonel sur Jubbul.

Le colonel Brisby alla fermer la porte. Puis il dit à Krausa :

— Le colonel Baslim est mort. Ou manquant, ou présumé mort depuis deux ans.

— Je le sais. Le garçon est resté avec moi. Je peux vous donner des détails sur sa mort, s’ils ne sont pas encore connus.

— Vous étiez un de ces courriers ?

— Oui.

— Vous pouvez le prouver ?

— X trois zéro sept neuf code FT.

— Ce sera vérifié. Mais pour l’instant considérons que ça l’est déjà. Comment identifiez-vous… Thorby Baslim ?

Thorby ne suivit pas la conversation. Ses oreilles bourdonnaient, comme si l’ordinateur avait été alimenté avec trop d’énergie, la pièce grossissait puis rapetissait. Il comprit que cet officier connaissait Pop, ce qui était bien… Mais d’où sortait cette histoire qu’il était colonel ? Pop était Baslim l’Infirme, un mendiant patenté par la grâce du… Par la grâce…

Le colonel Brisby lui intima l’ordre de s’asseoir ; il obéit avec joie. Puis l’homme actionna le ventilateur et se tourna vers Krausa.

— D’accord, j’accepte. Je ne sais quel règlement m’autorise à le faire… Nous devons assistance à tous les membres de la Division « X », ici ce n’est pas le cas. Toutefois je ne peux pas laisser tomber le colonel Baslim.

— « Citoyen en détresse », suggéra Krausa.

— Je ne vois pas comment on peut désigner ainsi une personne sur une planète de l’Hégémonie, qui visiblement n’est pas en détresse, sauf peut-être qu’il est un peu pâlot. Mais je trouverai une solution.

— Merci, commandant. – Krausa regarda sa montre. – Je suis désolé, je dois m’en aller.

— Un instant, vous me le laissez comme ça tout simplement ?

— Je crains de ne pouvoir faire autrement.

Brisby haussa les épaules.

— Comme vous voulez, mais restez déjeuner. Je veux en savoir davantage sur le colonel Baslim.

— Je regrette, mais je ne peux pas. Vous me trouverez au Rassemblement si vous en avez besoin.

— Je le ferai. Prenez au moins un café.

Il voulut appuyer sur un bouton.

— Commandant, reprit Krausa, d’un air malheureux et consultant de nouveau sa montre. Je dois partir tout de suite. Aujourd’hui est notre jour du Souvenir… Les funérailles de ma Mère commencent dans cinquante minutes.

— Comment ? Pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ? Mon Dieu, vous n’allez jamais y arriver.

— Je le crains… Mais je devais venir ici.

— Je vais arranger les choses. – Le colonel ouvrit la porte. – Eddie ! Une auto aérienne pour le capitaine. Et vite. Prenez-le sur la plate-forme supérieure et lâchez-le où il vous indiquera.

— Oui, mon commandant.

Brisby se retourna, haussa les sourcils et entra dans le bureau attenant. Krausa se tenait devant Thorby, et articulait avec peine :

— Viens ici, mon Fils.

— Oui, Père.

— Je dois partir maintenant. Tu pourras peut-être t’arranger pour venir au Rassemblement… un de ces jours.

— J’essaierai, Père !

— Sinon… Eh bien, le sang reste dans l’acier, l’acier reste dans le sang. Tu es toujours Sisu.

— « L’acier reste dans le sang. »

— Bonnes affaires, mon Fils. Sois sage.

— Bonnes… affaires ! Oh, Père !

— Non ! Il ne faut pas. Ecoute, je dirai les répons à ta place cet après-midi. Tu ne dois pas apparaître.

— Oui.

— Ta Mère t’aimera toujours… Et moi aussi.

Brisby frappa à la porte ouverte.

— Votre voiture vous attend, capitaine.

— J’arrive, commandant.

Krausa embrassa Thorby sur les deux joues et se détourna brutalement. Le garçon ne vit plus que son large dos.

Le colonel Brisby se rassit et regarda Thorby.

— Je ne sais pas vraiment quoi faire avec toi. Mais on va s’arranger. – Il effleura une touche. – Que quelqu’un me trouve le capitaine d’armes qui s’occupe de la répartition des couchettes, Eddie. – Il se tourna vers Thorby. – Nous y arriverons, si tu ne fais pas d’histoires. Vous vivez dans le luxe, vous les commerçants, d’après ce que je sais.

— Commandant ?

— Quoi ?

— Baslim était colonel ? Du même corps que vous ?

— Eh bien… oui ?

Thorby avait eu quelques minutes pour réfléchir. Des souvenirs anciens envahissaient avec insistance sa mémoire. Il dit en hésitant :

— Je crois que j’ai un message pour vous.

— Du colonel Baslim.

— Oui. Je suis censé être sous hypnose ; mais je peux le commencer. – Il récita prudemment quelques numéros de code. – Est-ce pour vous ?

Brisby se précipita vers la porte pour la refermer. Puis il reprit carrément :

— Ne prononce jamais ces codes à haute voix, à moins d’être sûr que personne n’écoute alentour et que la pièce est purgée de tout microphone.

— Je suis désolé.

— Ce n’est rien. Mais tout ce que peut contenir ce code est top secret. J’espère que ça l’est toujours après deux ans. – Il toucha de nouveau l’interphone. – Eddie, annulez le capitaine d’armes. Trouvez l’officier psychologue. S’il n’est pas sur le vaisseau, qu’on le cherche partout. – Il dévisagea encore le garçon. – Je ne sais toujours pas ce que je vais faire de toi. Je devrais t’enfermer dans un coffre.


Le long message fut extrait de Thorby en la seule présence du colonel Brisby, de son commandant en second, le vice-colonel « Stinky » Stancke, et le psychologue du vaisseau, le capitaine Isadore Krishnamurti. La séance n’en finissait pas. Le docteur Kris n’utilisait pas souvent l’hypnothérapie. Le garçon était tellement tendu qu’il résistait, et le vice dut se battre avec le magnétophone pour le faire marcher. Enfin, le psychologue se redressa et s’essuya le visage.

— C’est tout, je crois, fit-il avec lassitude. Mais qu’est-ce que cela signifie ?

— Oubliez de l’avoir entendu, conseilla Brisby. Cela vaudra mieux pour votre petite santé.

— O.K., merci patron.

— Pappy, reprit Stancke. Reprenons depuis le début. J’ai enfin réussi à faire fonctionner cette création insensée de scientifique. L’accent du gamin a pu le dénaturer.

— Absurde ! Il parle le plus pur Terrien.

— D’accord, alors ce sont mes oreilles. J’ai été soumis à de mauvaises influences. Je suis depuis trop longtemps à bord.

— Si, répondit Brisby calmement, cela porte préjudice à ta fonction de commandant, j’en examinerai la source. Est-ce vrai que vous, les gens de Riff, vous écrivez toutes les choses que vous voulez comprises ?

— Seulement avec Araleshi… mon commandant. Rien de personnel que vous avez demandé. Bon, alors que faisons-nous ? Je suis arrivé à éliminer le bruit à l’intérieur.

— Docteur ?

— Hum… le sujet est fatigué. Est-ce votre seule occasion de l’interroger ?

— Comment ? Non, il va rester avec nous un bon moment. D’accord, réveillez-le.

Un peu plus tard, Thorby fut remis entre les mains du sous-officier pour lui trouver une couchette. Après avoir absorbé plusieurs litres de café, un plateau de sandwiches et sauté un repas, le colonel et son officier en second avaient enregistré en clair les milliers de mots du vieux Baslim, le dernier rapport du mendiant. Stancke se renversa sur son siège et siffla.

— Détends-toi, Pappy. Le matériel est resté valable, la moitié d’une vie d’un siècle, sur une conjecture.

— Oui, répondit Brisby tranquillement. Et cela le restera encore longtemps.

— Ce ne sont pas des blagues. Ce que je ne saisis pas, c’est ce gosse parcourant la Galaxie avec ces renseignements à « brûler avant de lire » dans la tête. Est-ce que je descends l’empoisonner ?

— Et tu auras tous ces papiers à remplir ?

— Eh bien, mais Kris peut l’effacer de son cerveau sans avoir recours à un trans-orbital.

— A mon avis, si quelqu’un lève le petit doigt sur le gamin, le colonel Baslim va sortir de sa tombe pour l’étrangler. Le connaissais-tu, Stinky ?

— Bien sûr, je l’ai eu pour le cours sur les armes psychologiques pendant ma dernière année à l’Académie. Juste avant qu’il n’entre dans la division « X ». L’esprit le plus brillant que j’aie jamais rencontré, sauf le vôtre, bien sûr, Pappy, patron.

— Ne te force pas. Il était sûrement un très bon professeur, il serait le meilleur dans n’importe quoi. Mais tu aurais dû le connaître avant qu’il ait des fonctions restreintes. J’ai eu le privilège de servir sous ses ordres. Maintenant que je commande à mon tour, je demande : « Que ferait Baslim ? » Il était le meilleur commandant qu’un vaisseau puisse avoir. C’était pendant son deuxième service comme colonel. Il avait eu le grade de haut maréchal, mais il a accepté une réduction pour être de nouveau au combat, pour ne plus rester assis derrière un bureau.

Stancke secoua la tête.

— Je n’attends que cela, moi, un gentil bureau bien peinard où je rédigerai des communications que personne ne lira.

— Tu n’es pas Baslim. Il n’aimait que ce qui était dur.

— Je ne suis pas un héros. Je suis davantage le sel de la terre. Pappy, étais-tu avec lui au moment du sauvetage de la Hanse ?

— Crois-tu que je négligerais de porter le ruban ? Non, dieu merci, j’avais été muté. C’était un corps à corps. Une boucherie.

— Tu aurais peut-être eu le bon sens de ne pas te porter volontaire.

— Stinky, même toi tu y serais allé de ton plein gré, si Baslim avait demandé des volontaires, gros et paresseux comme tu es.

— Je ne suis pas paresseux, je suis efficace. Mais explique-moi ce qu’un commandant faisait à la réception d’un débarquement ?

— Le Vieux suivait le règlement quand ça l’arrangeait. Il voulait une bonne bagarre avec les esclavagistes, les mettre en pièces de ses propres mains. Il les détestait avec une rage glacée. Alors il est revenu couvert de gloire. Que veux-tu que l’Etat-Major fasse ? Attendre qu’il sorte de l’hôpital pour le faire passer en cour martiale ? Stinky, même les gradés supérieurs peuvent raisonner intelligemment quand ils sont pris en faute. Alors ils l’ont cité pour le plus haut mérite dans des circonstances exceptionnelles, et lui ont donné des fonctions limitées. Mais depuis, chaque fois que surgissent des circonstances exceptionnelles, tout commandant sait désormais qu’il ne peut plus parcourir le règlement à la recherche d’un alibi. C’est à lui de suivre l’exemple.

— Pas moi, reprit fermement Stancke.

— Mais si. Quand tu seras commandant avec une sale affaire sur les bras, tu feras comme tout le monde, tu bomberas le torse et sur ton visage joufflu les traits du héros se dessineront nettement. Que veux-tu y faire ? C’est ça, le réflexe conditionné de Baslim.

Ils allèrent se coucher vers l’aube. Brisby voulait dormir tard, mais une longue habitude le ramena derrière son bureau avec seulement quelques minutes de retard. Il ne fut pas surpris de trouver son second déjà au travail.

Son lieutenant-commissaire l’attendait. L’officier tenait un imprimé. Le commandant le reconnut. La nuit dernière, après avoir passé des heures à découper le rapport de Baslim en phrases, puis le recoder avant de l’envoyer par des voies différentes, il réalisa qu’il lui restait encore une tâche avant de se coucher. Il devait mettre en route des recherches pour identifier le fils adoptif du colonel Baslim. Brisby était persuadé qu’on ne pourrait pas retrouver trace dans les archives démographiques de l’Hégémonie d’un gamin ramassé sur Jubbul, mais si le Vieux demandait qu’on aille lui décrocher la lune, il n’acceptait aucune excuse. Le colonel Brisby gardait à l’égard de Baslim, vivant ou mort, le comportement d’un officier subordonné vis-à-vis d’un supérieur. Il avait donc rédigé un bordereau et laissa une note pour que l’officier de service prenne les empreintes digitales de Thorby et les fasse coder dès qu’il se réveillerait. Après cela, il put enfin dormir.

Brisby regarda le message.

— Ce n’est pas encore parti ? demanda-t-il.

— Le labo est en train de coder les empreintes en ce moment même, mon commandant. Mais votre bureau me l’a envoyé pour la dénomination, étant donné que c’est pour un service hors du vaisseau.

— Eh bien, assignez-en une. Dois-je me préoccuper de toutes les affaires de routine ?

Le commissaire conclut que le patron n’avait pas assez dormi une fois de plus.

— Mauvaises nouvelles, mon commandant.

— Bon, allez-y, crachez le morceau.

— Je ne sais pas sous quelle rubrique le mettre ; je doute qu’il y ait un budget prévu, même si on trouvait une vraisemblable.

— Peu importe la rubrique. Trouvez-en une et envoyez ce message. Utilisez donc le terme général. Quelque chose quelque chose.

— « Dépenses Administratives Imprévues. » Ça ne marchera pas. Une recherche sur un civil ne peut pas faire partie des dépenses d’un vaisseau. Oh, vous pouvez mettre le numéro de la rubrique, et vous aurez une réponse. Mais…

— C’est bien ce que je désire, une réponse.

— Oui, mon commandant. Mais il arrivera finalement à la Comptabilité Générale. La machine va se mettre en marche et une carte va sortir avec une bande rouge. Puis mon salaire sera saisi jusqu’à ce que j’aie payé les frais de la recherche. C’est pour cette raison qu’ils font étudier aux zèbres comme nous le droit en plus de la comptabilité.

— Vous me fendez le cœur. D’accord, comptable. Si vous n’avez pas les tripes pour le signer, dites le numéro de la rubrique ; je l’écrirai en signant avec mon nom et mon grade. Ça va ?

— Oui, mais…

— J’ai eu une longue nuit.

— Oui, mon commandant. Mais la loi m’oblige à vous avertir que vous n’êtes pas obligé de le faire.

— Bien sûr, acquiesça Brisby ironiquement.

— Avez-vous la moindre idée de ce que peut coûter une recherche d’identité ?

— Pas trop cher, j’imagine. Je ne comprends pas pourquoi vous en faites une telle montagne. Je veux qu’un employé se secoue les puces et examine le fichier. Je doute qu’ils nous facturent. C’est une courtoisie de routine.

— J’aimerais le croire. Mais vous avez demandé une enquête illimitée. Comme vous n’avez mentionné aucune planète, cela va d’abord atterrir à Tycho City où sont archivés les vivants et les morts. Ou bien désirez-vous limiter aux vivants ?

Brisby réfléchit. Si le colonel Baslim avait cru que le jeune garçon venait de la zone de civilisation, il y avait des chances pour que sa famille pense qu’il était mort.

— Non.

— Dommage. Le fichier des morts est le triple de celui des vivants. Ils vont donc fouiller à Tycho. Cela prendra du temps, même avec les machines. Ils ont environ vingt milliards d’entrées. Supposez que vous obtenez un résultat nul. Une enquête codée passe aux sections démographiques de toutes les planètes ; de toute façon les Archives Générales ne sont jamais à jour, et certaines planètes n’envoient jamais leurs résultats pour être classées. Mais le coût augmente spécialement, si vous utilisez les messages spatiaux. Le codage exact d’une empreinte digitale tient dans un livre bien épais. Evidemment si vous prenez une planète à la fois et en utilisant le courrier…

— Non.

— Très bien… Mais pourquoi ne pas mettre une limite ? Mille crédits, par exemple, ou la somme maximum que vous pouvez vous permettre si… je veux dire, « quand »… ils feront une saisie sur votre salaire.

— Mille crédits ? C’est ridicule !

— Si je me trompe, la limitation ne changera rien. Si j’ai raison, ce ne serait qu’un début. Après vous y passerez tout entier.

— Eh, vous n’êtes pas là pour me dire ce que je ne peux pas faire, gronda Brisby.

— Oui, mon commandant.

— Vous êtes là pour me dire comment je peux réaliser ce que j’ai l’intention de faire, quoi qu’il arrive. Alors allez vous plonger dans vos bouquins pour trouver un moyen légal et gratuit.

— Oui, mon commandant.

Brisby ne se mit pas au travail tout de suite. Il était furieux. Un jour, le service serait tellement paralysé par la paperasse qu’ils n’arriveraient plus à faire décoller un seul vaisseau. Il y avait gros à parier que le Vieux était rentré dans la Division Exotique avec un soulagement évident. Les agents de l’« X » n’avaient aucun problème administratif. S’ils avaient des frais, ils dépensaient autant qu’ils le voulaient, dix crédits ou dix millions. Voilà comment il fallait opérer : choisir ses hommes et leur faire confiance. Pas de rapports réguliers, pas d’imprimés, rien du tout. Il suffisait de faire le travail correctement.

Sur quoi, il prit le rapport trimestriel énergétique et technologique du vaisseau. Puis il le posa, pour rédiger une missive complémentaire au rapport de Baslim, informant le Département Exotique que le messager non classé qui l’avait délivré était sous la responsabilité du signataire, et toujours d’après le signataire, on pourrait obtenir des détails supplémentaires si le signataire était autorisé à discuter le rapport avec le messager à discrétion.

Il décida de ne pas l’envoyer au service du code et du chiffre, ouvrit son coffre et se prépara à le coder lui-même. Il venait juste de terminer quand le commissaire frappa à la porte. Brisby leva la tête.

— Alors vous avez trouvé le paragraphe requis.

— Peut-être, mon commandant. J’ai parlé à l’officier en second.

— Et alors ?

— Il paraît que nous avons une personne à bord.

— Ne me dites pas qu’il faut un numéro de rubrique pour cela aussi !

— Non, pas du tout. Je peux très bien absorber moi-même sa ration de nourriture. Vous pouvez le garder à bord pour toujours sans que je le remarque. Cela devient difficile seulement quand les faits sont marqués dans les livres. Mais combien de temps avez-vous l’intention de le garder ? Plus d’un jour ou deux j’imagine, sinon vous n’auriez pas commencé l’enquête sur son identité.

Le colonel fronça les sourcils.

— Un bon moment. D’abord il faut découvrir qui il est, d’où il vient. Puis, si nous allons dans cette direction, j’ai l’intention de lui offrir un passage sans le déclarer. Si nous n’y allons pas, eh bien, je le transférerai sur un vaisseau qui y va. C’est trop compliqué à expliquer,… Mais c’est nécessaire.

— D’accord, alors pourquoi ne pas l’enrôler ?

— Comment ?

— Cela clarifierait la situation.

Brisby réfléchit.

— Je vois. Je pourrais l’emmener légalement… Et arranger un transfert. Cela vous donnerait un numéro de rubrique. Mais… Supposons que sa famille se trouve sur Shiva III, et son engagement n’est pas terminé. Je ne peux pas lui dire de déserter. En outre, je ne sais pas s’il est d’accord.

— Demandez-le-lui. Quel âge a-t-il ?

— Cela m’étonnerait qu’il le sache. Il a été abandonné.

— Tant mieux. Vous le recrutez. Quand vous apprendrez où il doit aller, vous trouvez une erreur dans son âge… Et vous la corrigez. Il s’avère en fait qu’il atteint sa majorité juste au moment d’être licencié sur sa planète.

Le colonel cligna des yeux.

— Dites donc, est-ce que tous les comptables sont malhonnêtes ?

— Non, seulement ceux qui sont compétents. Cela vous déplaît, mon commandant ?

— Au contraire. Bon, d’accord. Je vais voir si cela peut s’organiser ainsi. Nous n’allons pas envoyer la demande d’enquête tout de suite.

Le commissaire prit un air angélique.

— Nous ne l’enverrons jamais.

— Comment cela ?

— Ce ne sera pas nécessaire. Nous l’enrôlerons pour remplir un poste vacant dans l’effectif. Nous enverrons ses coordonnées au Bureau du Personnel. Ils feront un contrôle de routine sur son nom, sa planète d’origine : Hekate, je suppose, puisque c’est là que nous l’avons pris. D’ici là, nous serons loin d’Hekate. Ils ne le trouveront pas là-bas. Alors ils transmettront au Bureau de la Sécurité, qui nous enverra un urgent pour ne pas autoriser le sujet en question à avoir accès à des secteurs stratégiques. Mais c’est tout ce qui peut arriver. Il est possible que ce pauvre citoyen innocent n’ait jamais été enregistré. Mais ils ne prennent pas de risques, alors ils commencent l’enquête que vous voulez ; d’abord à Tycho, puis partout ailleurs, il sera prioritaire à cause du Bureau de la Sécurité. Ensuite soit ils l’identifient, et c’est une affaire de routine, à moins qu’il ne soit recherché pour meurtre. Soit ils ne l’identifient pas et doivent se décider s’ils l’enregistrent, ou s’ils lui donnent vingt-quatre heures pour disparaître de la Galaxie. A dix contre un, ils oublient toute l’histoire, sauf s’ils préviennent quelqu’un à bord de le surveiller et de rapporter tout comportement suspect. Mais le plus réjouissant, c’est que les frais de toute cette opération vont être couverts par la Sécurité.

— Commissaire, croyez-vous que la Sécurité ait placé des agents à bords de ce vaisseau dont je ne sois pas au courant ?

— Qu’en pensez-vous, commandant ?

— Hum… Je ne sais pas… Mais si j’étais le Chef de la Sécurité je l’aurais fait ! Bon sang, si j’emmène un civil d’ici au Limbe, ils le sauront, quoi que j’écrive dans le rapport.

— C’est assez probable.

— Allez-vous-en ! Je vais voir si le garçon va accepter. – Il appuya sur un bouton. – Eddie !

Au lieu d’appeler Thorby, Brisby ordonna au médecin de l’examiner. Il était inutile de presser le garçon de s’enrôler s’il n’était pas apte au service. Le major Stein et le capitaine Krishnamurti firent leur rapport à Brisby avant le déjeuner.

— Alors ?

— Aucune objection pour le physique, commandant. Mais je vais laisser l’officier psychologue s’exprimer lui-même.

— Très bien. A propos, quel âge a-t-il ?

— Il ne sait pas.

— Je m’en doute, fit le colonel avec impatience. Mais quel âge lui donnez-vous ?

Le docteur Stein haussa les épaules.

— Quel est son tableau génétique ? Son environnement ? Les mutations dues à l’âge ? Vient-il d’une planète à haute ou basse gravité ? Quel est son index métabolique planétaire ? Il pourrait n’avoir que dix années standard, ou trente. Je peux lui donner un âge fictif basé sur l’hypothèse qu’il n’a subi aucune mutation significative, et provient d’un environnement équivalent à la Terre. Cette hypothèse restera gratuite tant qu’on ne fabriquera pas des bébés avec une plaque donnant tous les renseignements sur eux. En gros, le garçon ne doit pas avoir moins de quatorze années standard et pas plus de vingt-deux.

— Pourrait-on lui attribuer dix-huit ans ?

— C’est bien ce que j’ai dit.

— Très bien, marquez-lui l’âge juste en dessous du minimum pour l’enrôler.

— Il a un tatouage, précisa Krishnamurti. Cela pourrait donner un indice. Une marque d’esclave.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ? – Brisby pensa que sa missive à la Division « X » était amplement justifiée. – Datée ?

— Seulement l’affranchissement. C’est une date sargonaise qui colle très bien avec son histoire. La marque est celle d’un intendant, mais ne porte pas de date.

— Dommage. Bon, eh bien, maintenant qu’il a passé les tests médicaux, je vais le faire venir.

— Colonel.

— Comment ? Oui, Kris ?

— Je déconseille l’enrôlement.

— Quoi ? Il est aussi sain que vous et moi.

— Sans doute. Mais je ne miserais pas sur lui.

— Pourquoi ?

— Je l’ai interrogé ce matin sous hypnose. Colonel, avez-vous déjà eu un chien ?

— Non. Il n’y en a pas beaucoup sur ma planète.

— Ces animaux sont très utiles pour les expériences en laboratoire. Ils manifestent de nombreuses caractéristiques humaines. Prenez un chiot, maltraitez-le, brutalisez-le, frappez-le, il deviendra une bête sauvage. Par contre, prenez-en un autre de la même portée, caressez-le, cajolez-le, faites-le dormir avec vous, en le dressant toutefois. Il sera un animal heureux et bien élevé. Prenez-en encore un troisième, caressez-le les jours pairs et frappez-le les jours impairs. Il sera tellement troublé qu’il ne pourra prendre aucune des deux attitudes. Bientôt, il ne mangera plus, ne dormira plus, ne pourra plus contrôler ses fonctions vitales. Il se contente de se blottir dans un coin en tremblant.

— Hum… Vous, les psychologues, vous pratiquez souvent ce genre d’expériences ?

— Je ne l’ai jamais fait. Mais c’est dans les manuels… Et ce garçon correspond à ce cas précis. Il a subi des épreuves traumatisantes dans les années de sa formation, la dernière ayant eu lieu seulement hier. Il est troublé et déprimé. Comme le chien, il est prêt à grogner et à mordre à tout moment. Il ne devrait pas être exposé à de nouvelles pressions, mais devrait être dirigé sur un endroit où il pourrait suivre une psychothérapie.

— Rien que ça !

Le psychologue haussa les épaules. Puis le colonel ajouta :

— Excusez-moi, docteur. Mais je connais un peu l’histoire de ce cas, avec tout le respect que je dois à votre formation. Ce garçon a été entre de bonnes mains pendant ces dernières années. – Brisby raconta les adieux dont il avait été témoin malgré lui, la veille. – Et avant cela, il a vécu avec le colonel Richard Baslim. Avez-vous entendu parler de lui ?

— Je connais sa réputation.

— S’il y a un fait sur lequel je miserais mon vaisseau, c’est sur l’assurance que le colonel ne gâcherait jamais un être humain. Bon, d’accord, le gamin a passé de sales quarts d’heure, mais il a aussi été pris en main par l’homme le plus équilibré, le plus courageux et le plus humain qui ait porté notre uniforme. Vous pariez sur vos chiens, moi je soutiens le colonel Baslim. Maintenant… Est-ce que vous me déconseillez formellement de l’enrôler ?

Le psychologue hésita.

— Eh bien ? reprit Brisby.

— Ne vous inquiétez pas, Kris, coupa le major Stein. Je vous couvre.

— Je veux une réponse nette, ensuite je prendrai une décision.

— Supposons, commença Krishnamurti lentement, que je consigne mon opinion, mais en déclarant par ailleurs qu’il n’y a aucune raison sérieuse pour refuser l’enrôlement.

— Pourquoi ?

— Vous désirez clairement recruter ce garçon. Mais s’il a des ennuis, eh bien, mon rapport peut lui éviter une sentence en le faisant réformer pour raisons médicales. Il a eu suffisamment de coups durs.

Le colonel Brisby lui donna une grande tape dans le dos.

— Merci, Kris ! Ce sera tout, messieurs.


Thorby passa une mauvaise nuit. Le capitaine d’armes le logea dans le cantonnement des sous-officiers où il fut bien traité. Il réalisa avec embarras l’attitude polie des hommes autour de lui, qui ne tenaient aucun compte de l’uniforme luxueux de Sisu qu’il portait. Jusqu’à ce moment-là, il avait été fier de la splendide apparence de cette tenue. Il apprenait ainsi que chaque habillement dépendait de son environnement propre. Cette nuit-là, il prit conscience des ronflements autour de lui… Des étrangers… frakis. Il souhaita ardemment se trouver de nouveau dans la Famille, où on le connaissait, le comprenait, le reconnaissait.

Il se tourna dans un lit plus dur que d’habitude, et se demanda qui dormirait dans le sien.

Il se surprit à s’interroger sur le trou qu’il considérait toujours comme « chez lui », si quelqu’un l’avait occupé. Avait-on réparé la porte ? Le tiendraient-ils net et propre comme le désirait Pop ? Que feraient-ils avec la jambe de Pop ?

Dans son sommeil, il rêva de Pop et de Sisu à la fois. Enfin, une fois Grand-mère raccourcie et un vaisseau pirate fonçant droit sur lui, Pop murmura : « Plus de cauchemars, Thorby. Plus jamais, fiston. Rien que des beaux rêves. »

Il dormit alors paisiblement le reste de la nuit, et se réveilla dans cet endroit sinistre au milieu de frakis braillants. Le petit déjeuner était substantiel, mais ne pouvait être comparé à la qualité de ceux de Tante Athéna. Toutefois il n’avait pas faim.

Après le repas, il compatissait silencieusement sur son propre sort, lorsqu’on lui ordonna de se déshabiller ; il fut soumis aux indignités occasionnées par le comportement irrévérencieux des médecins à l’égard de la chair humaine. C’était sa première expérience, il détesta leur façon de le tâter et de le manipuler.

Quand le commandant le fit appeler, Thorby ne fut même pas réconforté en voyant l’homme qui connaissait Pop. C’était la pièce où il avait dû dire « bonnes affaires » à Père. Les pensées qui le hantaient n’étaient guère réjouissantes.

Il écouta nonchalamment ce que Brisby expliquait. Il se réveilla un peu quand il comprit qu’on lui offrait un statut, pas grand-chose, pensa-t-il, mais un statut quand même. Il n’avait jamais pensé que le statut des frakis puisse compter aux yeux des frakis eux-mêmes.

— Tu n’es pas obligé de le faire, conclut Brisby, mais cela simplifierait les choses, en particulier pour ce que le colonel Baslim voulait que je fasse : retrouver ta famille. C’est bien ce que tu désires aussi, n’est-ce pas ?

Thorby était sur le point de dire qu’il savait qui était sa Famille. Mais il comprenait ce que le commandant voulait dire : ses vrais parents, ceux dont il n’avait jamais vraiment été capable d’imaginer l’existence. Etait-il possible qu’il ait des proches avec des liens de sang quelque part ?

— Je pense, répondit-il lentement. Je ne sais pas.

— Hum…

Brisby se demanda ce que l’on pouvait ressentir lorsqu’on n’avait pas de cadre pour sa propre image.

— Le colonel Baslim souhaitait vivement que je retrouve ta famille. Je peux le faire plus facilement, si tu es officiellement un des nôtres. Alors ? C’est soldat de troisième classe… Trente crédits par mois, nourri, logé et la gloire en plus. Juste un peu.

Le garçon le regarda.

— C’est la même Fam… service que celui de mon Pop… du colonel Baslim ? Il en fait partie aussi ?

— Oui, supérieur à toi. Mais c’est le même service. Je crois que tu as commencé à dire « famille ». Nous aimons penser que nous sommes une grande famille. Le colonel Baslim en était un des membres les plus distingués.

— Alors je veux être adopté.

— Enrôlé.

— Quel que soit le mot.

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