CONSUELO


PAR


GEORGE SAND





TOME PREMIER



1861





NOTICE



Ce long roman de _Consuelo_, suivi de _la Comtesse de Rudolstadt_ et

accompagné, lors de sa publication dans la _Revue indépendante_, de deux

notices sur _Jean Ziska_ et _Procope le Grand_, forme un tout assez

important comme appréciation et résumé de moeurs historiques. Le roman

n'est pas bien conduit. Il va souvent un peu à l'aventure, a-t-on dit;

il manque de proportion. C'est l'opinion de mes amis, et je la crois

fondée. Ce défaut, qui ne consiste pas dans un _décousu_, mais dans une

_sinuosité_ exagérée d'événements, a été l'effet de mon infirmité

ordinaire: l'absence de plan. Je le corrige ordinairement beaucoup quand

l'ouvrage, terminé, est entier dans mes mains. Mais la grande

consommation de livres nouveaux qui s'est faite de 1835 à 1845

particulièrement, la concurrence des journaux et des revues, l'avidité

des lecteurs, complice de celle des éditeurs, ce furent là des causes de

production rapide et de publication pour ainsi dire forcée, Je

m'intéressais vivement au succès de la _Revue indépendante_, fondée par

mes amis Pierre Leroux et Louis Viardot, continuée par mes amis

Ferdinand François et Pernet. J'avais commencé _Consuelo_ avec le projet

de ne faire qu'une nouvelle. Ce commencement plut, et on m'engagea à le

développer, en me faisant pressentir tout ce que le dix-huitième siècle

offrait d'intérêt sous le rapport de l'art, de la philosophie et du

merveilleux, trois éléments produits par ce siècle d'une façon

très-hétérogène en apparence, et dont le lien était cependant curieux et

piquant à établir sans trop de fantaisie.


Dès lors, j'avançai dans mon sujet, au jour le jour, lisant beaucoup et

produisant aussitôt, pour chaque numéro de la _Revue_ (car on me priait

de ne pas m'interrompre), un fragment assez considérable.


Je sentais bien que cette manière de travailler n'était pas normale et

offrait de grands dangers; ce n'était pas la première fois que je m'y

étais laissé entraîner; mais, dans un ouvrage d'aussi longue haleine et

appuyé sur tant de réalités historiques, l'entreprise était téméraire.

La première condition d'un ouvrage d'art, c'est le temps et la liberté.

Je parle ici de la liberté qui consiste à revenir sur ses pas quand on

s'aperçoit qu'on a quitté son chemin pour se jeter dans une traverse; je

parle du temps qu'il faudrait se réserver pour abandonner les sentiers

hasardeux et retrouver la ligne droite. L'absence de ces deux sécurités,

crée à l'artiste une inquiétude fiévreuse, parfois favorable à

l'inspiration, parfois périlleuse pour la raison, qui, en somme, doit

enchaîner le caprice, quelque carrière qui lui soit donnée dans un

travail de ce genre.


Ma réflexion condamne donc beaucoup cette manière de produire. Qu'on

travaille aussi vite qu'on voudra et qu'on pourra: _le temps ne fait

rien à l'affaire_; mais entre la création spontanée et la publication,

il faudrait absolument le temps de relire l'ensemble et de l'expurger

des longueurs qui sont précisément l'effet ordinaire de la

précipitation. La fièvre est bonne, mais la conscience de l'artiste a

besoin de passer en revue, à tête reposée, avant de les raconter tout

haut, les songes qui ont charmé sa divagation libre et solitaire.


Je me suis donc presque toujours abstenue depuis d'agir avec cette

complaisance mal entendue pour les autres et pour soi, et mes amis se

sont aperçus d'une seconde manière, plus sobre et mieux digérée, dont je

m'étais fait la promesse à moi-même, en courant à travers champs après

la voyageuse _Consuelo_. Je sentais là un beau sujet, des types

puissants, une époque et des pays semés d'accidents historiques, dont le

côté intime était précieux à explorer; et j'avais regret de ne pouvoir

reprendre mon itinéraire et choisir mes étapes, à mesure que j'avançais

au hasard, toujours frappée et tentée par des horizons nouveaux.


Il y a dans _Consuelo_ et dans _La Comtesse de Rudolstadt_, des

matériaux pour trois ou quatre bons romans. Le défaut, c'est d'avoir

entassé trop de richesses brutes dans un seul. Ces richesses me venaient

à foison dans les lectures dont j'accompagnais mon travail. Il y avait

là plus d'une mine à explorer, et je ne pouvais résister au désir de

puiser un peu dans chacune, au risque de ne pas classer bien sagement

mes conquêtes.


Tel qu'il est, l'ouvrage a de l'intérêt et, contre ma coutume quand il

s'agit de mes ouvrages, j'en conseille la lecture. On y apprendra

beaucoup de choses qui ne sont pas nouvelles pour les gens instruits,

mais qui, par leur rapprochement, jettent une certaine lumière sur les

préoccupations et, par conséquent, sur l'esprit du siècle de

Marie-Thérèse et de Frédéric II, de Voltaire et de Cagliostro: siècle

étrange, qui commence par des chansons, se développe dans des

conspirations bizarres, et aboutit, par des idées profondes, à des

révolutions formidables!


Que l'on fasse bon marché de l'intrigue et de l'invraisemblance de

certaines situations; que l'on regarde autour de ces gens et de ces

aventures de ma fantaisie, on verra un monde où je n'ai rien inventé, un

monde qui existé et qui a été beaucoup plus fantastique que mes

personnages et leurs vicissitudes: de sorte que je pourrais dire que ce

qu'il y a de plus impossible dans mon livre, est précisément ce qui

s'est passé dans la réalité des choses.


GEORGE SAND.


Nohant, 15 septembre 1854.





CONSUELO





I.



«Oui, oui, Mesdemoiselles, hochez la tête tant qu'il vous plaira; la

plus sage et la meilleure d'entre vous, c'est ... Mais je ne veux pas le

dire; car c'est la seule de ma classe qui ait de la modestie, et je

craindrais, en la nommant, de lui faire perdre à l'instant même cette

rare vertu que je vous souhaite....


--_In nomine Patris, et Filii, et Spiritu Sancto_, chanta la Costanza

d'un air effronté.


--_Amen_, chantèrent en choeur toutes les autres petites filles.


--Vilain méchant! dit la Clorinda en faisant une jolie moue, et en

donnant un petit coup du manche de son éventail sur les doigts osseux et

ridés que le maître de chant laissait dormir allongés sur le clavier

muet de l'orgue.


--A d'autres! dit le vieux professeur, de l'air profondément désabusé

d'un homme qui, depuis quarante ans, affronte six heures par jour toutes

les agaceries et toutes les mutineries de plusieurs générations

d'enfants femelles. Il n'en est pas moins vrai, ajouta-t-il en mettant

ses lunettes dans leur étui et sa tabatière dans sa poche, sans lever

les yeux sur l'essaim railleur et courroucé, que cette sage, cette

docile, cette studieuse, cette attentive, cette bonne enfant, ce n'est

pas vous, signora Clorinda; ni vous, signora Costanza; ni vous non plus,

signora Zulietta; et la Rosina pas davantage, et Michela encore

moins....


--En ce cas, c'est moi ...--Non, c'est moi ...--Pas du tout, c'est

moi?--Moi!--Moi!» s'écrièrent de leurs voix flûtées ou perçantes une

cinquantaine de blondines ou de brunettes, en se précipitant comme une

volée de mouettes crieuses sur un pauvre coquillage laissé à sec sur la

grève par le retrait du flot.


Le coquillage, c'est-à-dire le maestro (et je soutiens qu'aucune

métaphore ne pouvait être mieux appropriée à ses mouvements anguleux, à

ses yeux nacrés, à ses pommettes tachetées de rouge, et surtout aux

mille petites boucles blanches, raides et pointues de la perruque

professorale); le maestro, dis-je, forcé par trois fois de retomber sur

la banquette après s'être levé pour partir, mais calme et impassible

comme un coquillage bercé et endurci dans les tempêtes, se fit longtemps

prier pour dire laquelle de ses élèves méritait les éloges dont il était

toujours si avare, et dont il venait de se montrer si prodigue. Enfin,

cédant comme à regret à des prières que provoquait sa malice, il prit le

bâton doctoral dont il avait coutume de marquer la mesure, et s'en

servit pour séparer et resserrer sur deux files son troupeau

indiscipliné. Puis avançant d'un air grave entre cette double haie de

têtes légères, il alla se poser dans le fond de la tribune de l'orgue,

en face d'une petite personne accroupie sur un gradin. Elle, les coudes

sur ses genoux, les doigts dans ses oreilles pour n'être pas distraite

par le bruit, étudiait sa leçon à demi-voix pour n'être incommode à

personne, tortillée et repliée sur elle-même comme un petit singe; lui,

solennel et triomphant, le jarret et le bras tendus, semblable au berger

Pâris adjugeant la pomme, non à la plus belle, mais à la plus sage.


«_Consuelo?_ l'Espagnole?» s'écrièrent tout d'une voix les jeunes

choristes, d'abord frappées de surprise. Puis un éclat de rire

universel, homérique, fit monter enfin le rouge de l'indignation et de

la colère au front majestueux du professeur.


La petite Consuelo, dont les oreilles bouchées n'avaient rien entendu de

tout ce dialogue, et dont les yeux distraits erraient au hasard sans

rien voir, tant elle était absorbée par son travail, demeura quelques

instants insensible à tout ce tapage. Puis enfin, s'apercevant de

l'attention dont elle était l'objet, elle laissa tomber ses mains de ses

oreilles sur ses genoux, et son cahier de ses genoux à terre; elle resta

ainsi pétrifiée d'étonnement, non confuse, mais un peu effrayée, et

finit par se lever pour regarder derrière elle si quelque objet bizarre

ou quelque personnage ridicule n'était point, au lieu d'elle, la cause

de cette bruyante gaîté.


«Consuelo, lui dit le maestro en la prenant par la main sans s'expliquer

davantage, viens là, ma bonne fille, chante-moi le _Salve Regina_ de

Pergolèse, que tu apprends depuis quinze jours, et que la Clorinda

étudie depuis un an.»


Consuelo, sans rien répondre, sans montrer ni crainte, ni orgueil, ni

embarras, suivit le maître de chant jusqu'à l'orgue, où il se rassit et,

d'un air de triomphe, donna le ton à la jeune élève. Alors Consuelo,

avec simplicité et avec aisance, éleva purement, sous les profondes

voûtes de la cathédrale, les accents de la plus belle voix qui les eût

jamais fait retentir. Elle chanta le _Salve Regina_ sans faire une seule

faute de mémoire, sans hasarder un son qui ne fût complètement juste,

plein, soutenu ou brisé à propos; et suivant avec une exactitude toute

passive les instructions que le savant maître lui avait données, rendant

avec ses facultés puissantes les intentions intelligentes et droites du

bonhomme, elle fit, avec l'inexpérience et l'insouciance d'un enfant, ce

que la science, l'habitude et l'enthousiasme n'eussent pas fait faire à

un chanteur consommé: elle chanta avec perfection. «C'est bien, ma

fille, lui dit le vieux maître toujours sobre de compliments. Tu as

étudié avec attention, et tu as chanté avec conscience. La prochaine

fois tu me répéteras la cantate de Scarlati que je t'ai enseignée.


--_Si, Signor professore_, répondit Consuelo. A présent je puis m'en

aller?


--Oui, mon enfant. Mesdemoiselles, la leçon est finie.»


Consuelo mit dans un petit panier ses cahiers, ses crayons, et son petit

éventail de papier noir, inséparable jouet de l'Espagnole aussi bien que

de la Vénitienne, et dont elle ne se servait presque jamais, bien

qu'elle l'eût toujours auprès d'elle. Puis elle disparut derrière les

tuyaux de l'orgue, descendit ave la légèreté d'une souris l'escalier

mystérieux qui ramène à l'église, s'agenouilla un instant en traversant

la nef du milieu, et, au moment de sortir, trouva auprès du bénitier un

beau jeune seigneur qui lui tendit le goupillon en souriant. Elle en

prit; et, tout en le regardant droit au visage avec l'aplomb d'une

petite fille qui ne se croit point et ne se sent point encore femme,

elle mêla son signe de croix et son remercîment d'une si plaisante

façon, que le jeune seigneur se prit à rire tout à fait. Consuelo se mit

à rire aussi; et tout à coup, comme si elle se fût rappelé qu'on

l'attendait, elle prit sa course, et franchit le seuil de l'église, les

degrés et le portique en un clin d'oeil.


Cependant le professeur remettait pour la seconde fois ses lunettes dans

la vaste poche de son gilet, et s'adressant aux écolières silencieuses:

«Honte à vous! mes belles demoiselles, leur disait-il. Cette petite

fille, la plus jeune d'entre vous, la plus nouvelle dans ma classe, est

seule capable de chanter proprement un solo; et dans les choeurs,

quelque sottise que vous fassiez autour d'elle, je la retrouve toujours

aussi ferme et aussi juste qu'une note de clavecin. C'est qu'elle a du

zèle, de la patience, et ce que vous n'avez pas et que vous n'aurez

jamais, toutes tant que vous êtes, _de la conscience!_


--Ah! voilà son grand mot lâché! s'écria la Costanza dès qu'il fut

sorti. Il ne l'avait dit que trente-neuf fois durant la leçon, et il

ferait une maladie s'il n'arrivait à la quarantième.


--Belle merveille que cette Consuelo fasse des progrès! dit la Zulietta.

Elle est si pauvre! elle ne songe qu'à se dépêcher d'apprendre quelque

chose pour aller gagner son pain.


--On m'a dit que sa mère était une Bohémienne, ajouta la Michelina, et

que la petite a chanté dans les rues et sur les chemins avant de venir

ici. On ne saurait nier qu'elle a une belle voix; mais elle n'a pas

l'ombre d'intelligence, cette pauvre enfant! Elle apprend par coeur,

elle suit servilement les indications du professeur, et puis ses bons

poumons font le reste.


--Qu'elle ait les meilleurs poumons et la plus grande intelligence

par-dessus le marché, dit la belle Clorinda, je ne voudrais pas lui

disputer ces avantages s'il me fallait échanger ma figure contre la

sienne.


--Vous n'y perdriez déjà pas tant! reprit Costanza, qui ne mettait pas

beaucoup d'entraînement à reconnaître la beauté de Clorinda.


--Elle n'est pas belle non plus, dit une autre. Elle est jaune comme un

cierge pascal, et ses grands yeux disent rien du tout; et puis toujours

si mal habillée. Décidément c'est une laideron.


--Pauvre fille! c'est bien malheureux pour elle, tout cela: point

d'argent, et point de beauté!»


C'est ainsi qu'elles terminèrent le panégyrique de Consuelo, et qu'elles

se consolèrent en la plaignant, de l'avoir admirée tandis qu'elle

chantait.





II.



Ceci se passait à Venise il y a environ une centaine d'années, dans

l'église des _Mendicanti_, où le célèbre maestro Porpora venait

d'essayer la répétition de ses grandes vêpres en musique, qu'il devait y

diriger le dimanche suivant, jour de l'Assomption. Les jeunes choristes

qu'il avait si vertement gourmandées étaient des enfants de ces

_scuole_, où elles étaient instruites aux frais de l'État, pour être par

lui dotées ensuite, _soit pour le mariage, soit pour le cloître_, dit

Jean-Jacques Rousseau, qui admira leurs voix magnifiques vers la même

époque, dans cette même église. Lecteur, tu ne te rappelles que trop ces

détails, et un épisode charmant raconté par lui à ce propos dans le

livre VIII des _Confessions_. Je n'aurai garde de transcrire ici ces

adorables pages, après lesquelles tu ne pourrais certainement pas te

résoudre à reprendre les miennes; et bien autant ferais-je à ta place,

ami lecteur. J'espère donc que tu n'as pas en ce moment les

_Confessions_ sous la main, et je poursuis mon conte.


Toutes ces jeunes personnes n'étaient pas également pauvres, et il est

bien certain que, malgré la grande intégrité de l'administration,

quelques-unes se glissaient là, pour lesquelles c'était plutôt une

spéculation qu'une nécessité de recevoir, aux frais de la République,

une éducation d'artiste et des moyens d'établissement. C'est pourquoi

quelques-unes se permettaient d'oublier les saintes lois de l'égalité;

grâce auxquelles on les avait laissées s'asseoir furtivement sur les

mêmes bancs que leurs pauvres soeurs. Toutes aussi ne remplissaient pas

les vues austères que la République avait sur leur sort futur. Il s'en

détachait bien quelqu'une de temps en temps, qui, ayant profité de

l'éducation gratuite, renonçait à la dot pour chercher ailleurs une plus

brillante fortune. L'administration, voyant que cela était inévitable,

avait quelquefois admis aux cours de musique les enfants des pauvres

artistes dont l'existence nomade ne permettait pas un bien long séjour à

Venise. De ce nombre était la petite Consuelo, née en Espagne, et

arrivée de là en Italie en passant par Saint-Pétersbourg,

Constantinople, Mexico, ou Arkangel, ou par toute autre route encore

plus directe à l'usage des seuls Bohémiens.


Bohémienne, elle ne l'était pourtant que de profession et par manière de

dire; car de race, elle n'était ni Gitana ni Indoue, non plus

qu'Israélite en aucune façon. Elle était de bon sang espagnol, sans

doute mauresque à l'origine, car elle était passablement brune, et toute

sa personne avait une tranquillité qui n'annonçait rien des races

vagabondes. Ce n'est point que de ces races-là je veuille médire. Si

j'avais inventé le personnage de Consuelo, je ne prétends point que je

ne l'eusse fait sortir d'Israël, ou de plus loin encore; mais elle était

formée de la côte d'Ismaël, tout le révélait, dans son organisation. Je

ne l'ai point vue, car je n'ai pas encore cent ans, mais on me l'a

affirmé, et je n'y puis contredire. Elle n'avait pas cette pétulance

fébrile interrompue par des accès de langueur apathique qui distingue

les _zingarelle_. Elle n'avait pas la curiosité insinuante et la

mendicité tenace d'une _ebbrea_ indigente. Elle était aussi calme que

l'eau des lagunes, et en même temps aussi active que les gondoles

légères qui en sillonnent incessamment la face.


Comme elle grandissait beaucoup, et que sa mère était fort misérable,

elle portait toujours ses robes trop courtes d'une année; ce qui donnait

à ses longues jambes de quatorze ans, habituées à se montrer en public,

une sorte de grâce sauvage et d'allure franche qui faisait plaisir et

pitié à voir. Si son pied était petit, on ne le pouvait dire, tant il

était mal chaussé. Eh revanche; sa taille, prise dans des _corps_

devenus trop étroits et craqués à toutes les coutures, était svelte et

flexible comme un palmier, mais sans forme, sans rondeur, sans aucune

séduction. La pauvre fille n'y songeait guère, habituée qu'elle était à

s'entendre traiter de _guenon_, de _cédrat_, et de _moricaude_, par les

blondes, blanches et replètes filles de l'Adriatique. Son visage tout

rond, blême et insignifiant, n'eût frappé personne, si ses cheveux

courts, épais et rejetés derrière ses oreilles, en même temps que son

air sérieux et indifférent à toutes les choses extérieures, ne lui

eussent donné une certaine singularité peu agréable. Les figures qui ne

plaisent pas perdent de plus en plus la faculté de plaire. L'être qui

les porte, indifférent aux autres, le devient à lui-même, et prend une

négligence de physionomie qui éloigne de plus en plus les regards. La

beauté s'observe, s'arrange, se soutient, se contemple, et se pose pour

ainsi dire sans cesse dans un miroir imaginaire placé devant elle. La

laideur s'oublie et se laisse aller. Cependant il en est de deux sortes:

l'une qui souffre et proteste sans cesse contre la réprobation générale

par une habitude de rage et d'envie: ceci est la vraie, la seule

laideur; l'autre, ingénue, insouciante, qui prend son parti, qui n'évite

et ne provoque aucun jugement, et qui gagne le coeur tout en choquant

les yeux: c'était la laideur de Consuelo. Les personnes généreuses qui

s'intéressaient à elle regrettaient d'abord qu'elle ne fût pas jolie; et

puis, se ravisant, elles disaient, en lui prenant la tête avec cette

familiarité qu'on n'a pas pour la beauté: «Eh bien, toi, tu as la mine

d'une bonne créature»; et Consuelo était fort contente, bien qu'elle

n'ignorât point que cela voulait dire: «Tu n'as rien de plus.»


Cependant le jeune et beau seigneur qui lui avait offert de l'eau bénite

resta auprès de la coupe lustrale, jusqu'à ce qu'il eût vu défiler l'une

après l'autre jusqu'à la dernière des _scolari_. Il les regarda toutes

avec attention, et lorsque la plus belle, la Clorinda, passa près de

lui, il lui donna l'eau bénite avec ses doigts, afin d'avoir le plaisir

de toucher les siens. La jeune fille rougit d'orgueil, et passa outre,

en lui jetant ce regard, mêlé de honte et d'audace, qui n'est

l'expression ni de la fierté ni de la pudeur.


Dès qu'elles furent rentrées dans l'intérieur du couvent, le galant

patricien revint sous la nef, et abordant le professeur qui descendait

plus lentement de la tribune: «Par le corps de Bacchus! vous allez me

dire, mon cher maître, s'écria-t-il, laquelle de vos élèves a chanté le

_Salve Regina_.


--Et pourquoi voulez-vous le savoir, comte Zustiniani? répondit le

professeur en sortant avec lui de l'église.


--Pour vous en faire mon compliment, reprit le patricien. Il y a

longtemps que je suis, non-seulement vos vêpres, mais jusqu'à vos

exercices; car vous savez combien je suis _dilettante_ de musique

sacrée. Eh bien, voici la première-fois que j'entends chanter du

Pergolèse d'une manière aussi parfaite; et quant à la voix, c'est

certainement la plus belle que j'aie rencontrée dans ma vie.


--Par le Christ! je le crois bien! répliqua le professeur en savourant

une large prise de tabac avec complaisance et dignité.


--Dites-moi donc le nom de la créature céleste qui m'a jeté dans de tels

ravissements. Malgré vos sévérités et vos plaintes continuelles, on peut

dire que vous avez fait de votre école une des meilleures dé toute

l'Italie; vos choeurs sont excellents, et vos solos fort estimables;

mais la musique que vous faites exécuter est si grande, si austère, que

bien rarement de jeunes filles peuvent en faire sentir toutes les

beautés....


--Elles ne les font point sentir, dit le professeur avec tristesse,

parce qu'elle ne les sentent point elles-mêmes! Pour des voix fraîches,

étendues, timbrées, nous n'en manquons pas, Dieu merci! mais pour des

organisations musicales, hélas! qu'elles sont rares et incomplètes!


--Du moins vous en possédez une admirablement douée: l'instrument est

magnifique, le sentiment parfait, le savoir remarquable. Nommez-la-moi

donc.


--N'est-ce pas, dit le professeur en éludant la question, qu'elle vous a

fait plaisir?


--Elle m'a pris au coeur, elle m'a arraché des larmes, et par des moyens

si simples, par des effets si peu cherchés, que je n'y comprenais rien

d'abord. Et puis, je me suis rappelé ce que vous m'avez dit tant de fois

en m'enseignant votre art divin, ô mon cher maître! et pour la première

fois, moi j'ai compris combien vous aviez raison.


--Et qu'est-ce que je vous disais? reprit encore le maestro d'un air de

triomphe.


--Vous me disiez, répondit le comte, que le grand, le vrai, le beau dans

les arts, c'était le simple.


--- Je vous disais bien aussi qu'il y avait le _brillant_, le _cherché_,

l'_habile_, et qu'il y avait souvent lieu d'applaudir et de remarquer

ces qualités-là?


--Sans doute; mais de ces qualités secondaires à la vraie manifestation

du génie, il y a un abîme, disiez-vous. Eh bien, cher maître! votre

cantatrice est seule d'un côté, et toutes les autres sont en deçà.


--C'est vrai, et c'est bien dit, observa le professeur se frottant les

mains.


--Son nom? reprit le comte.


--Quel nom? dit le malin professeur.


--Et, _per Dio santo!_ celui de la sirène ou plutôt de l'archange que je

viens d'entendre.


--Et qu'en voulez-vous faire de son nom, seigneur comte? répliqua le

Porpora d'un ton sévère.


--Monsieur le professeur, pourquoi voulez-vous m'en faire un secret?


--Je vous dirai pourquoi, si vous commencez par me dire à quelles fins

vous le demandez si instamment.


--N'est-ce pas un sentiment bien naturel et véritablement irrésistible,

que celui qui nous pousse à connaître, à nommer et à voir les objets de

notre admiration?


--Eh bien, ce n'est pas là votre seul motif; laissez-moi, cher comte,

vous donner ce démenti. Vous êtes grand amateur, et bon connaisseur en

musique, je le sais: mais vous êtes, par-dessus tout, propriétaire du

théâtre San-Samuel. Vous mettez votre gloire, encore plus que votre

intérêt, à attirer les plus beaux talents et les plus belles voix

d'Italie. Vous savez bien que nous donnons de bonnes leçons; que chez

nous seulement se font les fortes études et se forment les grandes

musiciennes. Vous nous avez déjà enlevé la Corilla; et comme elle vous

sera peut-être enlevée au premier jour par un engagement avec quelque

autre théâtre, vous venez rôder autour de notre école, pour voir si nous

ne vous avons pas formé quelque nouvelle Corilla que vous vous tenez

prêt à capturer ... Voilà la vérité, monsieur le comte: avouez que j'ai

dit la vérité.


--Et quand cela serait, cher maestro, répondit le comte en souriant, que

vous importe, et quel mal y trouvez-vous?


--J'en trouve un fort grand, seigneur comte; c'est que vous corrompez,

vous perdez ces pauvres créatures.


--Ah ça, comment l'entendez-vous, farouche professeur? Depuis quand vous

faites-vous le père gardien de ces vertus fragiles?


--Je l'entends comme il faut, monsieur le comte, et ne me soucie ni de

leur vertu, ni de leur fragilité; mais je me soucie de leur talent, que

vous dénaturez et que vous avilissez sur vos théâtres, en leur donnant à

chanter de la musique vulgaire et de mauvais goût. N'est-ce point une

désolation, une honte de voir, cette Corilla, qui commençait à

comprendre grandement l'art sérieux, descendre du sacré au profane, de

la prière au badinage, de l'autel au tréteau, du sublime au ridicule,

d'Allegri et de Palestrina à Albinoni et au barbier Apollini?


--Ainsi vous refusez, dans votre rigorisme, de me nommer cette fille,

sur laquelle je ne puis avoir des vues, puisque j'ignore si elle possède

d'ailleurs les qualités requises pour le théâtre?


--Je m'y refuse absolument.


--Et vous pensez que je ne le découvrirai pas?


--Hélas! vous le découvrirez, si telle est votre détermination: mais je

ferai tout mon possible pour vous empêcher de nous l'enlever.


--Eh bien; maître, vous êtes déjà à moitié vaincu; car je l'ai vue, je

l'ai devinée, je l'ai reconnue, votre divinité mystérieuse.


--Oui da? dit le maître d'un air méfiant et réservé; en êtes-vous bien

sûr?


--Mes yeux et mon coeur me l'ont révélée; et je vais vous faire son

portrait pour vous en convaincre. Elle est grande: c'est, je crois, la

plus grande de toutes vos élèves; elle est blanche comme la neige du

Frioul, et rose comme l'horizon au matin d'un beau jour; elle a des

cheveux dorés, des yeux d'azur, un aimable embonpoint; et porte au doigt

un petit rubis qui m'a brûlé en effleurant ma main comme l'étincelle

d'un feu magique.


--Bravo! s'écria le Porpora d'un air narquois. Je n'ai rien à vous

cacher, en ce cas; et le nom de cette beauté, c'est la Clorinda. Allez

donc lui faire vos offres séduisantes; donnez-lui de l'or, des diamants

et des chiffons. Vous l'engagerez facilement dans votre troupe, et elle

pourra peut-être vous remplacer la Corilla; car le public de vos

théâtres préfère aujourd'hui de belles épaules à de beaux sons, et des

yeux hardis à une intelligence élevée.


--Me serais-je donc trompé, mon cher maître? dit le comte un peu confus;

la Clorinda ne serait-elle qu'une beauté vulgaire?


--Et si ma sirène, ma divinité, mon archange, comme il vous plaît de

l'appeler, n'était rien moins que belle? reprit le maître avec malice.


--Si elle était difforme, je vous supplierais de ne jamais me la

montrer, car mon illusion serait trop cruellement détruite. Si elle

était seulement laide, je pourrais l'adorer encore; mais je ne

l'engagerais pas pour le théâtre, parce que le talent sans la beauté

n'est parfois qu'un malheur, une lutte, une supplice pour une femme. Que

regardez-vous, maestro, et pourquoi vous arrêtez-vous ainsi?


--Nous voici à l'embarcadère où se tiennent les gondoles, et je n'en

vois aucune. Mais vous, comte, que regardez-vous ainsi par là?


--Je regarde si ce jeune gars, que vous voyez assis sur les degrés de

l'embarcadère auprès d'une petite fille assez vilaine, n'est point mon

protégé Anzoleto, le plus intelligent et le plus joli de nos petits

plébéiens. Regardez-le, cher maestro, ceci vous intéresse comme moi. Cet

enfant a la plus belle voix de ténor qui soit dans Venise; il a un goût

passionné pour la musique et des dispositions incroyables. Il y a

longtemps que je veux vous parler de lui et vous prier de lui donner des

leçons. Celui-là, je le destine véritablement à soutenir le succès de

mon théâtre, et dans quelques années, j'espère être bien récompensé de

mes soins. Holà, Zoto! viens ici, mon enfant, que je te présente à

l'illustre maître Porpora.


Anzoleto tira ses jambes nues de l'eau, où elles pendaient avec

insouciance tandis qu'il s'occupait à percer d'une grosse aiguille ces

jolies coquillages qu'on appelle poétiquement à Venise _fiori di mare_.

Il avait pour tout vêtement une culotte fort râpée et une chemise assez

fine, mais fort déchirée, à travers laquelle on voyait ses épaules

blanches et modelées comme celles d'un petit Bacchus antique. Il avait

effectivement la beauté grecque d'un jeune faune, et sa physionomie

offrait le mélange singulier, mais bien fréquent dans ces créations de

la statuaire païenne, d'une mélancolie rêveuse et d'une ironique

insouciance. Ses cheveux crépus, bien que fins, d'un blond vif un peu

cuivré par le soleil, se roulaient en mille boucles épaisses et courtes

autour de son cou d'albâtre. Tous ses traits étaient d'une perfection

incomparable; mais il y avait, dans le regard pénétrant de ses yeux

noirs comme l'encre, quelque chose de trop hardi qui ne plut pas au

professeur. L'enfant se leva bien vite à la voix de Zustiniani, jeta

tous ses coquillages sur les genoux de la petite fille assise à côté de

lui, et tandis que celle-ci, sans se déranger, continuait à les enfiler

et a les entremêler de petites perles d'or, il s'approcha, et vint

baiser la main du comte, à la manière du pays.


--Voici en effet un beau garçon, dit le professeur en lui donnant une

petite tape sur la joue. Mais il me paraît occupé à des amusements bien

puérils pour son âge: car enfin il a bien dix-huit ans, n'est-ce pas?


--Dix-neuf bientôt, _sior profesor_, répondit Anzoleto dans le dialecte

vénitien; mais si je m'amuse avec des coquilles, c'est pour aider la

petite Consuelo qui fabrique des colliers.


--Consuelo, répondit le maître en se rapprochant de son élève avec le

comte et Anzoleto, je ne croyais pas que tu eusses le goût de la parure.


--Oh! ce n'est pas pour moi, monsieur le professeur, répondit Consuelo

en se levant à demi avec précaution pour ne pas faire tomber dans l'eau

les coquilles entassées dans son tablier; c'est pour le vendre, et pour

acheter du riz et du maïs.


--Elle est pauvre, et elle nourrit sa mère, dit le Porpora. Écoute,

Consuelo: quand vous êtes dans l'embarras, ta mère et toi, il faut venir

me trouver; mais je te défends de mendier, entends-tu bien?


--Oh! vous n'avez que faire de le lui défendre, _sior profesor_,

répondit vivement Anzoleto; elle ne le ferait pas; et puis, moi, je l'en

empêcherais.


--Mais toi, tu n'as rien? dit le comte.


--Rien que vos bontés, seigneur illustrissime; mais nous partageons, la

petite et moi.


--- Elle donc ta parente?


--Non, c'est une étrangère, c'est Consuelo.


--Consuelo? quel nom bizarre! dit le comte.


--Un beau nom, illustrissime, reprit Anzoleto; cela veut dire

consolation.


--A la bonne heure. Elle est ton amie, à ce qu'il me semble?


--Elle est ma fiancée, seigneur.


--Déjà? Voyez ces enfants qui songent déjà au mariage!


--Nous nous marierons le jour où vous signerez mon engagement au théâtre

de San-Samuel, illustrissime.



--En ce cas, vous attendrez encore longtemps, mes petits.


--Oh! nous attendrons, dit Consuelo avec le calme enjoué de

l'innocence.»


Le comte et le maestro s'égayèrent quelques moments de la candeur, et

des reparties de ce jeune couple; puis, ayant donné rendez-vous à

Anzoleto pour qu'il fît entendre sa voix au professeur le lendemain, ils

s'éloignèrent, le laissant à ses graves occupations.


«Comment trouvez-vous cette petite fille? dit le professeur à

Zustiniani.


--Je l'avais vue déjà, il n'y a qu'un instant, et je la trouve assez

laide pour justifier l'axiome qui dit: Aux yeux d'un homme de dix-huit

ans, toute femme semble belle.


--C'est bon, répondit le professeur; maintenant je puis donc vous dire

que votre divine cantatrice, votre sirène, votre mystérieuse beauté,

c'était Consuelo.


--Elle! ce sale enfant? cette noire et maigre sauterelle? impossible,

maestro!


--Elle-même, seigneur comte. Ne ferait-elle pas une _prima donna_ bien

séduisante?»


Le comte s'arrêta, se retourna, examina encore de loin Consuelo, et

joignant les mains avec un désespoir assez comique:


«Juste ciel! s'écria-t-il, peux-tu faire de semblables méprises, et

verser le feu du génie dans des têtes si mal ébauchées!


--Ainsi, vous renoncez à vos projets coupables? Dit le professeur.


--Bien certainement.


--Vous me le promettez? ajouta le Porpora.


--Oh! je vous le jure, répondit le comte.»





III.



Éclos sous le ciel de l'Italie, élevé par hasard comme un oiseau des

rivages, pauvre, orphelin abandonné, et cependant heureux dans le

présent et confiant dans l'avenir comme un enfant de l'amour qu'il était

sans doute, Anzoleto, ce beau garçon de dix-neuf ans, qui passait tous

ses jours auprès de la petite Consuelo, dans la plus complète liberté,

sur le pavé de Venise, n'en était pas, comme on peut le croire, à ses

premières amours. Initié aux voluptés faciles qui s'étaient offertes à

lui plus d'une fois, il eût été usé déjà et corrompu peut-être, s'il eût

vécu dans nos tristes climats, et si la nature l'eût doué d'une

organisation moins riche. Mais, développé de bonne heure et destiné à

une longue et puissante virilité, il avait encore le coeur pur et les

sens contenus par la volonté. Le hasard lui avait fait rencontrer la

petite Espagnole devant les Madoriettes, chantant des cantiques par

dévotion; et lui, pour le plaisir d'exercer sa voix, il avait chanté

avec elle aux étoiles durant des soirées entières. Et puis ils s'étaient

rencontrés sur les sables du Lido, ramassant des coquillages, lui pour

les manger, elle pour en faire des chapelets et des ornements. Et puis

encore ils s'étaient rencontrés à l'église, elle priant le bon Dieu de

tout son coeur, lui regardant les belles dames de tous ses yeux. Et dans

toutes ces rencontres, Consuelo lui avait semblé si bonne, si douce, si

obligeante, si gaie, qu'il s'était fait son ami et son compagnon

inséparable, sans trop savoir pourquoi ni comment. Anzoleto ne

connaissait encore de l'amour que le plaisir. Il éprouva de l'amitié

pour Consuelo; et comme il était d'un pays et d'un peuple où les

passions règnent plus que les attachements, il ne sut point donner à

cette amitié un autre nom que celui d'amour. Consuelo accepta cette

façon de parler; après qu'elle eut fait à Anzoleto l'objection suivante:

«Si tu te dis mon amoureux, c'est donc que tu veux te marier avec moi?»

et qu'il lui eut répondu: «Bien certainement, si tu le veux, nous nous

marierons ensemble.»


Ce fut dès lors une chose arrêtée. Peut-être qu'Anzoleto s'en fit un

jeu, tandis que Consuelo y crut de la meilleure foi du monde. Mais il

est certain que déjà ce jeune coeur éprouvait ces sentiments contraires

et ces émotions compliquées qui agitent et désunissent l'existence des

hommes blasés.


Abandonné à des instincts violents, avide de plaisirs, n'aimant que ce

qui servait à son bonheur, haïssant et fuyant tout ce qui s'opposait à

sa joie, artiste jusqu'aux os, c'est-à-dire cherchant et sentant la vie

avec une intensité effrayante, il trouva que ses maîtresses lui

imposaient les souffrances et les dangers de passions qu'il n'éprouvait

pas profondément. Cependant il les voyait de temps en temps; rappelé par

ses désirs, repoussé bientôt après par la satiété ou le dépit. Et quand

cet étrange enfant avait ainsi dépensé sans idéal et sans dignité

l'excès de sa vie, il sentait le besoin d'une société douce et d'une

expansion chaste et sereine. Il eût put dire déjà, comme Jean-Jacques:

«Tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins

la débauche qu'un certain agrément de vivre auprès d'elles!» Alors, sans

se rendre compte du charme qui l'attirait vers Consuelo, n'ayant guère

encore le sens du beau, et ne sachant si elle était laide ou jolie,

enfant lui-même au point de s'amuser avec elle de jeux au-dessous de son

âge, homme au point de respecter scrupuleusement ses quatorze ans, il

menait avec elle, en public, sur les marbres et sur les flots de Venise,

une vie aussi heureuse, aussi pure, aussi cachée, et presque aussi

poétique que celle de Paul et Virginie sous les pamplemousses du désert.

Quoiqu'ils eussent une liberté plus absolue et plus dangereuse, point de

famille, point de mères vigilantes et tendres pour les former à la

vertu, point de serviteur dévoué pour les chercher le soir et les

ramener au bercail; pas même un chien pour les avertir du danger, ils ne

firent aucun genre de chute. Ils coururent les lagunes en barque

découverte, à toute heure et par tous les temps, sans rames et sans

pilote; ils errèrent sur les paludes sans guide, sans montre, et sans

souci de la marée montante; ils chantèrent devant les chapelles dressées

sous la vigne au coin des rues, sans songer à l'heure avancée, et sans

avoir besoin d'autre lit jusqu'au matin que la dalle blanche encore

tiède des feux du jour. Ils s'arrêtèrent devant le théâtre de

Pulcinella, et suivirent avec une attention passionnée le drame

fantastique de la belle Corisande, reine des marionnettes, sans se

rappeler l'absence du déjeuner el le peu de probabilité du souper. Ils

se livrèrent aux amusements effrénés du carnaval, ayant pour tout

déguisement et pour toute parure, lui sa veste retournée à l'envers,

elle un gros noeud de vieux rubans sur l'oreille. Ils firent des repas

somptueux sur la rampe d'un pont, ou sur les marches d'un palais avec

des fruits de mer[1], des tiges de fenouil cru, ou des écorces de

cédrat. Enfin ils menèrent joyeuse et libre vie, sans plus de caresses

périlleuses ni de sentiments amoureux que n'en eussent échangé deux

honnêtes enfants du même âge et du même sexe. Les jours, les années

s'écoulèrent. Anzoleto eut d'autres maîtresses; Consuelo ne sut pas même

qu'on pût avoir d'autres amours que celui dont elle était l'objet. Elle

devint une jeune fille sans se croire obligée à plus de réserve avec son

fiancé; et lui la vit grandir et se transformer, sans éprouver

d'impatience et sans désirer de changement à cette intimité sans nuage,

sans scrupule, sans mystère, et sans remords.


[1 Diverses sortes de coquillages très-grossier et à fort bas prix dont

le peuple de Venise est friand.]


Il y avait quatre ans déjà que le professeur Porpora et le comte

Zustiniani s'étaient mutuellement présenté leurs _petits musiciens_, et

depuis ce temps le comte n'avait plus pensé à la jeune chanteuse de

musique sacrée; depuis ce temps, le professeur avait également oublié le

bel Anzoleto, vu qu'il ne l'avait trouvé, après un premier examen, doué

d'aucune des qualités qu'il exigeait dans un élève: d'abord une nature

d'intelligence sérieuse et patiente, ensuite une modestie poussée

jusqu'à l'annihilation de l'élève devant les maîtres, enfin une absence

complète d'études musicales antérieures à celles qu'il voulait donner

lui-même. «Ne me parlez jamais, disait-il, d'un écolier dont le cerveau

ne soit pas sous ma volonté comme une table rase, comme une cire vierge

où je puisse jeter la première empreinte. Je n'ai pas le temps de

consacrer une année à faire désapprendre avant de commencer à montrer.

Si vous voulez que j'écrive sur une ardoise, présentez-la-moi nette. Ce

n'est pas tout, donnez-la-moi de bonne qualité. Si elle est trop

épaisse, je ne pourrai l'entamer; si elle est trop mince, je la briserai

au premier trait.» En somme, bien qu'il reconnût les moyens

extraordinaires du jeune Anzoleto, il déclara au comte, avec quelque

humeur et avec une ironique humilité à la fin de la première leçon, que

sa méthode n'était pas le fait d'un élève déjà si avancé, et que le

premier maître venu _suffirait pour embarrasser et retarder les progrès

naturels et le développement invincible de cette magnifique

organisation_.


Le comte envoya son protégé chez le professeur Mellifiore, qui de

roulade en cadence, et de trilles en grupetti, le conduisit à l'entier

développement de ses qualités brillantes; si bien que lorsqu'il eut

vingt-trois ans accomplis, il fut jugé, par tous ceux qui l'entendirent

dans le salon du comte, capable de débuter à San-Samuel avec un grand

succès dans les premiers rôles.



Un soir, toute la noblesse dilettante, et tous les artistes un peu

renommés qui se trouvaient à Venise furent priés d'assister à une

épreuve finale et décisive. Pour la première fois de sa vie, Anzoleto

quitta sa souquenille plébéienne, endossa un habit noir, une veste de

satin, releva et poudra ses beaux cheveux, chaussa des souliers à

boucles, prit un maintien composé, et se glissa sur la pointe du pied

jusqu'à un clavecin, où, à la clarté de cent bougies, et sous les

regards de deux ou trois cents personnes, il suivit des yeux la

ritournelle, enflamma ses poumons, et se lança, avec son audace, son

ambition et son _ut_ de poitrine, dans cette carrière périlleuse où, non

pas un jury, non pas un juge, mais tout un public, tient d'une main la

palme et de l'autre le sifflet.


Si Anzoleto était ému intérieurement, il ne faut pas le demander;

cependant il y parut fort peu, et à peine ses yeux perçants, qui

interrogeaient à la dérobée ceux des femmes, eurent-ils deviné cette

approbation secrète qu'on refuse rarement à un aussi beau jeune homme, à

peine les amateurs, surpris d'une telle puissance de timbre et d'une

telle facilité de vocalisation, eurent-ils fait entendre autour d'eux

des murmures favorables, que la joie et l'espoir inondèrent tout son

être. Alors aussi, pour la première fois de sa vie, Anzoleto, jusque-là

vulgairement compris et vulgairement enseigné, sentit qu'il n'était

point un homme vulgaire, et transporté par le besoin et le sentiment du

triomphe, il chanta avec une énergie, une originalité et une verve

remarquables. Certes, son goût ne fut pas toujours pur, ni son exécution

sans reproche dans toutes les parties du morceau; mais il sut toujours

se relever par des traits d'audace, par des éclairs d'intelligence et

des élans d'enthousiasme. Il manqua des effets que le compositeur avait

ménagés; mais il en trouva d'autres auxquels personne n'avait songé, ni

l'auteur qui les avait tracés, ni le professeur qui les avait

interprétés, ni aucun des virtuoses qui les avaient rendus. Ces

hardiesses saisirent et enlevèrent tout le monde. Pour une innovation,

on lui pardonna dix maladresses; pour un sentiment individuel, dix

rébellions contre la méthode. Tant il est vrai qu'en fait d'art, le

moindre éclair de génie, le moindre essor vers de nouvelles conquêtes,

exerce sur les hommes plus de fascination que toutes les ressources et

toutes les lumières de la science dans les limites du connu.


Personne peut-être ne se rendit compte des causes et personne n'échappa

aux effets de cet enthousiasme. La Corilla venait d'ouvrir la séance par

un grand air bien chanté et vivement applaudi; cependant le succès

qu'obtint le jeune débutant effaça tellement le sien qu'elle en

ressentit un mouvement de rage. Mais au moment où Anzoleto, accablé de

louanges et de caresses, revint auprès du clavecin où elle était assise,

il lui dit en se penchant vers elle avec un mélange de soumission et

d'audace: «Et vous, reine du chant, reine de la beauté, n'avez-vous pas

un regard d'encouragement pour le pauvre malheureux qui vous craint et

qui vous adore?»


La prima-donna, surprise de tant de hardiesse, regarda de près ce beau

visage qu'elle avait à peine daigné apercevoir; car quelle femme vaine

et triomphante daignerait faire attention à un enfant obscur et pauvre?

Elle le remarqua enfin; elle fut frappée de sa beauté: son regard plein

de feu pénétra en elle, et, vaincue, fascinée à son tour, elle laissa

tomber sur lui une longue et profonde oeillade qui fut comme le scel

apposé sur son brevet de célébrité. Dans cette mémorable soirée,

Anzoleto avait dominé son public et désarmé son plus redoutable ennemi;

car la belle cantatrice n'était pas seulement reine sur les planches,

mais encore à l'administration et dans le cabinet du comte Zustiniani.





IV.



Au milieu des applaudissements unanimes, et même un peu insensés, que la

voix et la manière du débutant avaient provoqués, un seul auditeur,

assis sur le bord de sa chaise, les jambes serrées et les mains

immobiles sur ses genoux, à la manière des dieux égyptiens, restait muet

comme un sphinx et mystérieux comme un hiéroglyphe: c'était le savant

professeur et compositeur célèbre, Porpora. Tandis que son galant

collègue, le professeur Mellifiore, s'attribuant tout l'honneur du

succès d'Anzoleto, se pavanait auprès des femmes, et saluait tous les

hommes avec souplesse pour remercier jusqu'à leurs regards, le maître du

chant sacré se tenait là les yeux à terre, les sourcils froncés, la

bouche close, et comme perdu dans ses réflexions. Lorsque toute la

société, qui était priée ce soir-la à un grand bal chez la dogaresse, se

fut écoulée peu à peu, et que les dilettanti les plus chauds restèrent

seulement avec quelques dames et les principaux artistes autour du

clavecin, Zustiniani s'approcha du sévère maestro.


--C'est trop bouder contre les modernes, mon cher professeur, lui

dit-il, et votre silence ne m'en impose point. Vous voulez jusqu'au bout

fermer vos sens à cette musique profane et à cette manière nouvelle qui

nous charment. Votre coeur s'est ouvert malgré vous, et vos oreilles ont

reçu le venin de la séduction.


--Voyons, _sior profesor_, dit en dialecte la charmante Corilla,

reprenant avec son ancien maître les manières enfantines de la _scuola_,

il faut que vous m'accordiez une grâce....


--Loin de moi, malheureuse fille! s'écria le maître, riant à demi, et

résistant avec un reste d'humeur aux caresses de son inconstante élève.

Qu'y a-t-il désormais de commun entre nous? Je ne te connais plus. Porte

ailleurs tes beaux sourires et tes gazouillements perfides.


--Le voilà qui s'adoucit, dit la Corilla en prenant d'une main le bras

du débutant, sans cesser de chiffonner de l'autre l'ample cravate

blanche du professeur. Viens ici, Zoto[1], et plie le genou devant le

plus savant maître de chant de toute l'Italie. Humilie-toi, mon enfant,

et désarme sa rigueur. Un mot de lui, si tu peux l'obtenir, doit avoir

plus de prix pour toi que toutes les trompettes de la renommée.


[1 Contraction d'_Anzoleto_, qui est le diminutif d'_Angelo, Anzolo_ en

dialecte.]


--Vous avez été bien sévère pour moi, monsieur le professeur, dit

Anzoleto en s'inclinant devant lui avec une modestie un peu railleuse;

cependant mon unique pensée, depuis quatre ans, a été de vous faire

révoquer un arrêt bien cruel; et si je n'y suis pas parvenu ce soir,

j'ignore si j'aurai le courage de reparaître devant le public, chargé

comme me voilà de votre anathème.


--Enfant, dit le professeur en se levant avec une vivacité et en parlant

avec une conviction qui le rendirent noble et grand, de crochu et

maussade qu'il semblait à l'ordinaire, laisse aux femmes les mielleuses

et perfides paroles. Ne t'abaisse jamais au langage de la flatterie,

même devant ton supérieur, à plus forte raison devant celui dont tu

dédaignes intérieurement le suffrage. Il y a une heure tu étais là-bas

dans ce coin, pauvre, ignoré, craintif; tout ton avenir tenait à un

cheveu, à un son de ton gosier, à un instant de défaillance dans tes

moyens, à un caprice de ton auditoire. Un hasard, un effort, un instant,

t'ont fait riche, célèbre, insolent. La carrière est ouverte, tu n'as

plus qu'à y courir tant que tes forces t'y soutiendront. Écoute donc;

car pour la première fois, pour la dernière peut-être, tu vas entendre

la vérité. Tu es dans une mauvaise voie, tu chantes mal, et tu aimes la

mauvaise musique. Tu ne sais rien, tu n'as rien étudié à fond. Tu n'as

que de l'exercice et de la facilité. Tu te passionnes à froid; tu sais

roucouler, gazouiller comme ces demoiselles gentilles et coquettes

auxquelles on pardonne de minauder ce qu'elles ne savent pas chanter.

Mais tu ne sais point phraser, tu prononces mal, tu as un accent

vulgaire, un style faux et commun. Ne te décourage pas pourtant; tu as

tous les défauts, mais tu as de quoi les vaincre; car tu as les qualités

que ne peuvent donner ni l'enseignement ni le travail; tu as ce que ne

peuvent faire perdre ni les mauvais conseils ni les mauvais exemples, tu

as le feu sacré ... tu as le génie!... Hélas! un feu qui n'éclairera

rien de grand, un génie qui demeurera stérile ... car, je le vois dans

tes yeux, comme je l'ai senti dans ta poitrine, tu n'as pas le culte de

l'art, tu n'as pas de foi pour les grands maîtres, ni de respect pour

les grandes créations; tu aimes la gloire, rien que la gloire, et pour

toi seul ... Tu aurais pu ... tu pourrais ... Mais non, il est trop tard,

ta destinée sera la course d'un météore, comme celle de....»


Et le professeur enfonçant brusquement son chapeau sur sa tête, tourna

le dos, et s'en alla sans saluer personne, absorbé qu'il était dans le

développement intérieur de son énigmatique sentence.


Quoique tout le monde s'efforçât de rire des bizarreries du professeur,

elles laissèrent une impression pénible et comme un sentiment de doute

et de tristesse durant quelques instants. Anzoleto fut le premier qui

parut n'y plus songer, bien qu'elles lui eussent causé une émotion

profonde de joie, d'orgueil, de colère et d'émulation dont toute sa vie

devait être désormais la conséquence. Il parut uniquement occupé de

plaire à la Corilla; et il sut si bien le lui persuader, qu'elle s'éprit

de lui très sérieusement à cette première rencontre. Le comte Zustiniani

n'était pas fort jaloux d'elle, et peut-être avait-il ses raisons pour

ne pas la gêner beaucoup. De plus, il s'intéressait à la gloire et à

l'éclat de son théâtre plus qu'à toute chose au monde; non qu'il fût

_vilain_ à l'endroit des richesses, mais parce qu'il était vraiment;

fanatique de ce qu'on appelle les _beaux-arts_. C'est, selon moi, une

expression qui convient à un certain sentiment vulgaire; tout italien et

par conséquent passionné sans beaucoup de discernement. Le _culte de

l'art_, expression plus moderne, et dont tout le monde ne se servait pas

il y a cent ans, a un sens tout autre que le _goût des beaux-arts_. Le

comte était en effet _homme de goût_ comme on l'entendait alors,

amateur, et rien de plus. Mais la satisfaction de ce goût était la plus

grande affaire de sa vie. Il aimait à s'occuper du public et à l'occuper

de lui; à fréquenter les artistes, à régner sur la mode, à faire parler

de son théâtre, de son luxe, de son amabilité, de sa magnificence. Il

avait, en un mot, la passion dominante des grands seigneurs de province,

l'ostentation. Posséder et diriger un théâtre était le meilleur moyen de

contenter et de divertir toute la ville. Plus heureux encore s'il eût pu

faire asseoir toute la République à sa table! Quand des étrangers

demandaient au professeur Porpora ce que c'était que le comte

Zustiniani, il avait coutume de répondre: C'est un homme qui aime à

régaler, et qui sert de la musique sur son théâtre comme des faisans sur

sa table.


Vers une heure du matin on se sépara.


«Anzolo, dit la Corilla, qui se trouvait seule avec lui dans une

embrasure du balcon, où demeures-tu?»


A cette question inattendue, Anzoleto se sentit rougir et pâlir presque

simultanément; car comment avouer à cette merveilleuse et opulente

beauté qu'il n'avait quasi ni feu ni lieu? Encore cette réponse eût-elle

été plus facile à faire que l'aveu de la misérable tanière où il se

retirait les nuits qu'il ne passait pas par goût ou par nécessité à la

belle étoile.


«Eh bien, qu'est-ce que ma question a de si extraordinaire? dit la

Corilla en riant de son trouble.


--Je me demandais, moi, répondit Anzoleto avec beaucoup de présence

d'esprit, quel palais de rois ou de fées pourrait être digne de

l'orgueilleux mortel qui y porterait le souvenir d'un regard d'amour de

la Corilla!


--Et que prétend dire par là ce flatteur? reprit-elle en lui lançant le

plus brûlant regard qu'elle put tirer de son arsenal de diableries.


--Que je n'ai pas ce bonheur, répondit le jeune homme; mais que si je

l'avais, j'aurais l'orgueil de ne vouloir demeurer qu'entre le ciel et

la mer, comme les étoiles.


--Ou comme les _cuccali?_ s'écria la cantatrice en éclatant de rire. On

sait que les goëlands sont des oiseaux d'une simplicité proverbiale, et

que leur maladresse équivaut, dans le langage de Venise, à notre

locution, _étourdi comme un hanneton._


--Raillez-moi, méprisez-moi, répondit Anzoleto; je crois que j'aime

encore mieux cela que de ne pas vous occuper du tout.


--Allons, puisque tu ne veux me répondre que par métaphores,

reprit-elle, je vais t'emmener dans ma gondole, sauf à t'éloigner de ta

demeure, au lieu de t'en rapprocher. Si je te joue ce mauvais tour,

c'est ta faute.


--Etait-ce là le motif de votre curiosité, signora? En ce cas ma réponse

est bien courte et bien claire: Je demeure sur les marches de votre

palais.


--Va donc m'attendre sur les marches de celui où nous sommes, dit la

Corilla en baissant la voix; car Zustiniani pourrait bien blâmer

l'indulgence avec laquelle j'écoute tes fadaises.»


Dans le premier élan de sa vanité, Anzoleto s'esquiva, et courut

voltiger de l'embarcadère du palais à la proue de la gondole de Corilla,

comptant les secondes aux battements rapides de son coeur enivré. Mais

avant qu'elle parût sur les marches du palais, bien des réflexions

passèrent par la cervelle active et ambitieuse du débutant. La Corilla

est toute-puissante, se dit-il, mais si, à force de lui plaire, j'allais

déplaire au comte? ou bien si j'allais par mon trop facile triomphe, lui

faire perdre la puissance qu'elle tient de lui, en le dégoûtant tout à

fait d'une maîtresse si volage?


Dans ces perplexités, Anzoleto mesura de l'oeil l'escalier qu'il pouvait

remonter encore, et il songeait à effectuer son évasion, lorsque les

flambeaux brillèrent sous le portique, et la belle Corilla, enveloppée

de son mantelet d'hermine, parut sur les premiers degrés, au milieu d'un

groupe de cavaliers jaloux de soutenir son coude arrondi dans le creux

de leur main, et de l'aider ainsi à descendre, comme c'est la coutume à

Venise.


«Eh bien, dit le gondolier de la prima-donna à Anzoleto éperdu, que

faites-vous là? Entrez dans la gondole bien vite, si vous en avez la

permission; ou bien suivez la rive et courez, car le seigneur comte est

avec la signora.»


Anzoleto se jeta au fond de la gondole sans savoir ce qu'il faisait. Il

avait la tête perdue. Mais à peine y fut-il, qu'il s'imagina la stupeur

et l'indignation qu'éprouverait le comte s'il entrait dans la gondole

avec sa maîtresse, en trouvant là son insolent protégé. Son angoisse fut

d'autant plus cruelle qu'elle se prolongea plus de cinq minutes. La

signera s'était arrêtée au beau milieu de l'escalier. Elle causait,

riait très-haut avec son cortège, et, discutant sur un trait, elle le

répétait à pleine voix de plusieurs manières différentes. Sa voix claire

et vibrante allait se perdre sur les palais et sur les coupoles du

canal, comme le chant du coq réveillé avant l'aube se perd dans le

silence des campagnes.


Anzoleto, n'y pouvant plus tenir, résolut de s'élancer dans l'eau par

l'ouverture de la gondole qui ne faisait pas face à l'escalier. Déjà il

avait fait glisser la glace dans son panneau de velours noir, et déjà il

avait passé une jambe dehors, lorsque le second rameur de la prima-donna,

celui qui occupait à la poupe, se penchant vers lui sur le flanc de la

cabanette, lui dit à voix basse:


«Puisqu'on chante, cela veut dire que vous devez vous tenir coi, et

attendre sans crainte.»


Je ne connaissais pas les usages, pensa Anzoleto, et il attendit, mais

non sans un reste de frayeur douloureuse. La Corilla se donna le plaisir

d'amener le comte jusqu'à la proue de sa gondole, et de s'y tenir debout

en lui adressant les compliments de _felicissima notte_, jusqu'à ce

qu'elle eût quitté la rive: puis elle vint s'asseoir auprès de son

nouvel amant avec autant de naturel et de tranquillité que si elle n'eût

pas risqué la vie de celui-ci et sa propre fortune à ce jeu impertinent.


«Vous voyez bien la Corilla? disait pendant ce temps Zustiniani au comte

Barberigo; eh bien, je parierai ma tête qu'elle n'est pas seule dans sa

gondole.


--Et comment pouvez-vous avoir une pareille idée? reprit Barberigo.


--Parce qu'elle m'a fait mille instances pour que je la reconduisisse à

son palais.


--Et vous n'êtes pas plus jaloux que cela?


--Il y a longtemps que je suis guéri de cette faiblesse. Je donnerais

beaucoup pour que notre première cantatrice s'éprît sérieusement de

quelqu'un qui lui fit préférer le séjour de Venise aux rêves de voyage

dont elle me menace. Je puis très-bien me consoler de ses infidélités;

mais je ne pourrais remplacer ni sa voix, ni son talent, ni la fureur du

public qu'elle captive à San-Samuel.



--Je comprends; mais qui donc peut être ce soir l'amant heureux de cette

folle princesse?»


Le comte et son ami passèrent en revue tous ceux que la Corilla avait pu

remarquer et encourager dans la soirée. Anzoleto fut absolument le seul

dont ils ne s'avisèrent pas.





V.



Cependant un violent combat s'élevait dans l'âme de cet heureux amant

que l'onde et la nuit emportaient dans leurs ombres tranquilles, éperdu

et palpitant auprès de la plus célèbre beauté de Venise. D'une part,

Anzoleto sentait fermenter en lui l'ardeur d'un désir que la joie de

l'orgueil satisfait rendait plus puissant encore; mais d'un autre côté,

la crainte de déplaire bientôt, d'être raillé, éconduit et

traîtreusement accusé auprès du comte, venait refroidir ses transports.

Prudent et rusé comme un vrai Vénitien, il n'avait pas, depuis six ans,

aspiré au théâtre sans s'être bien renseigné sur le compte de la femme

fantasque et impérieuse qui en gouvernait toutes les intrigues. Il avait

tout lieu de penser que son règne auprès d'elle serait de courte durée;

et s'il ne s'était pas soustrait à ce dangereux honneur, c'est que, ne

le prévoyant pas si proche, il avait été subjugué et enlevé par

surprise. Il avait cru se faire tolérer par sa courtoisie, et voilà

qu'il était déjà aimé pour sa jeunesse, sa beauté et sa gloire

naissante! Maintenant, se dit Anzoleto avec cette rapidité d'aperçus et

de conclusions que possèdent quelques têtes merveilleusement organisées,

il ne me reste plus qu'à me faire craindre, si je ne veux toucher au

lendemain amer et ridicule de mon triomphe. Mais comment me faire

craindre, moi, pauvre diable, de la reine des enfers en personne? Son

parti fut bientôt pris. Il se jeta dans un système de méfiance, de

jalousies et d'amertumes dont la coquetterie passionnée étonna la

prima-donna. Toute leur causerie ardente et légère peut se résumer

ainsi:


ANZOLETO.


Je sais bien que vous ne m'aimez pas, que vous ne m'aimerez jamais, et

voilà pourquoi je suis triste et contraint auprès de vous.


CORILLA.


Et si je t'aimais?


ANZOLETO.


Je serais tout à fait désespéré, parce qu'il me faudrait tomber du ciel

dans un abîme, et vous perdre peut-être une heure après vous avoir

conquise au prix de tout mon bonheur futur.


CORILLA.


Et qui te fait croire à tant d'inconstance de ma part?


ANZELOTO


D'abord, mon peu de mérite. Ensuite, tout le mal qu'on dit de vous.


CORILLA.


Et qui donc médit ainsi de moi?


ANZOLETO.


Tous les hommes, parce que tous les hommes vous adorent.


CORILLA.


Ainsi, si j'avais la folie de prendre de l'affection pour toi et de te

le dire, tu me repousserais?


ANZOLETO.


Je ne sais si j'aurais la force de m'enfuir; mais si je l'avais, il est

certain que je ne voudrais vous revoir de ma vie.


--Eh bien, dit la Corilla, j'ai envie de faire cette épreuve par

curiosité.... Anzoleto, je crois que je t'aime.


--Et moi, je n'en crois rien, répondit-il. Si je reste, c'est parce que

je comprends bien que c'est un persiflage. À ce jeu-là, vous ne

m'intimiderez pas, et vous me piquerez encore moins.


--Tu veux faire assaut de finesse, je crois?


--Pourquoi non? Je ne suis pas bien redoutable, puisque je vous donne le

moyen de me vaincre.


--Lequel?


--C'est de me glacer d'épouvante, et de me mettre en fuite en me disant

sérieusement ce que vous venez de me dire par raillerie.


--Tu es un drôle de corps! et je vois bien qu'il faut faire attention à

tout avec toi. Tu es de ces hommes qui ne veulent pas respirer seulement

le parfum de la rose, mais la cueillir et la mettre sous verre. Je ne

t'aurais cru ni si hardi ni si volontaire à ton âge!


--Et vous me méprisez pour cela?


--Au contraire: tu m'en plais davantage. Bonsoir, Anzoleto, nous nous

reverrons.


Elle lui tendit sa belle main, qu'il baisa avec passion. Je ne m'en suis

pas mal tiré, se dit-il en fuyant sous les galeries qui bordaient le

canaletto.


Désespérant de se faire ouvrir à cette heure indue le bouge où il se

retirait de coutume, il songea à s'aller étendre sur le premier seuil

venu, pour y goûter ce repos angélique que connaissent seules l'enfance

et la pauvreté. Mais, pour la première fois de sa vie, il ne trouva pas

une dalle assez propre pour s'y coucher. Bien que le pavé de Venise soit

plus net et plus blanc que dans aucun autre lieu du monde, il s'en

fallait de beaucoup que ce lit légèrement poudreux convînt à un habit

noir complet de la plus fine étoffe, et de la coupe la plus élégante. Et

puis la convenance! Les mêmes bateliers qui, le matin, enjambaient

honnêtement les marches des escaliers sans heurter les haillons du jeune

plébéien, eussent insulté à son sommeil, et peut-être souillé à dessein

les livrées de son luxe parasite étalées sous leurs pieds.

Qu'eussent-ils pensé d'un dormeur en plein air, en bas de soie, en linge

fin, en manchettes et en rabat de dentelle? Anzoleto regretta en ce

moment sa bonne cape de laine brune et rouge, bien fanée, bien usée,

mais encore épaisse de deux doigts et à l'épreuve de la brume malsaine

qui s'élève au matin sur les eaux de Venise. On était aux derniers jours

de février; et bien qu'à cette époque de l'année le soleil soit déjà

brillant et chaud dans ce climat, les nuits y sont encore très-froides.

L'idée lui vint d'aller se blottir dans quelque gondole amarrée au

rivage: toutes étaient fermées à clé. Enfin il en trouva une dont la

porte céda devant lui; mais en y pénétrant il heurta les pieds du

barcarolle qui s'y était retiré pour dormir, et tomba sur lui.--Par le

corps du diable! lui cria une grosse voix rauque sortant du fond de cet

antre, qui êtes-vous, et que demandez-vous?


--C'est toi, Zanetto? répondit Anzoleto en reconnaissant la voix du

gondolier, assez bienveillant pour lui à l'ordinaire. Laisse-moi me

coucher à tes côtés, et faire un somme à couvert sous ta cabanette.


--Et qui es-tu? demanda Zanetto.


--Anzoleto; ne me reconnais-tu pas?


--Par Satan, non! Tu portes des habits qu'Anzoleto ne pourrait porter, à

moins qu'il ne les eût volés. Va-t'en, va-t'en! Fusses-tu le doge en

personne, je n'ouvrirai pas ma barque à un homme qui a un bel habit pour

se promener et pas un coin pour dormir.


Jusqu'ici, pensa Anzoleto, la protection et les faveurs du comte

Zustiniani m'ont exposé à plus de périls et de désagréments qu'elles ne

m'ont procuré d'avantages. Il est temps que ma fortune réponde à mes

succès, et il me tarde d'avoir quelques sequins dans mes poches pour

soutenir le personnage qu'on me fait jouer.


Plein d'humeur, il se promena au hasard dans les rues désertes, n'osant

s'arrêter de peur de faire rentrer la transpiration que la colère et la

fatigue lui avaient causées. Pourvu qu'à tout ceci je ne gagne pas un

enrouement! se disait-il. Demain monsieur le comte va vouloir faire

entendre son jeune prodige à quelque sot aristarque, qui, si j'ai dans

le gosier le moindre petit chat par suite d'une nuit sans repos, sans

sommeil et sans abri, prononcera que je n'ai pas de voix; et monsieur le

comte, qui sait bien le contraire, dira: Ah! si vous l'aviez entendu

hier!--Il n'est donc pas égal? dira l'autre. Peut-être n'est-il pas

d'une bonne santé?--Ou peut-être, dira un troisième, s'est-il fatigué

hier. Il est bien jeune en effet pour chanter plusieurs jours de suite.

Vous feriez bien d'attendre qu'il fût plus mûr et plus robuste pour le

lancer sur les planches.--Et le comte dira: Diable! s'il s'enroue pour

avoir chanté deux airs, ce n'est pas là mon affaire.--Alors, pour

s'assurer que j'ai de la force et de la santé, ils me feront faire des

exercices tous les jours, jusqu'à perdre haleine, et ils me casseront la

voix pour s'assurer que j'ai des poumons. Au diable la protection des

grands seigneurs! Ah! quand pourrai-je m'en affranchir, et, fort de ma

renommée, de la faveur du public, de la concurrence des théâtres, quand

pourrai-je chanter dans leurs salons par grâce, et traiter de puissance

à puissance avec eux?


En devisant ainsi avec lui-même, Anzoleto arriva dans une de ces petites

places qu'on appelle _corti_ à Venise, bien que ce ne soient pas des

cours, et que cet assemblage de maisons, s'ouvrant sur un espace commun,

corresponde plutôt à ce que nous appelons aujourd'hui à Paris _cité_.

Mais il s'en faut de beaucoup que la disposition de ces prétendues cours

soit régulière, élégante et soignée comme nos _squares_ modernes. Ce

sont plutôt de petites places obscures, quelquefois formant impasse,

d'autres fois servant de passage d'un quartier à l'autre; mais peu

fréquentées, habitées à l'entour par des gens de mince fortune et de

mince condition, le plus, souvent par des gens du peuple, des ouvriers

ou des blanchisseuses qui étendent leur linge sur des cordes tendues en

travers du chemin, inconvénient que le passant supporte avec beaucoup de

tolérance, car son droit de passage est parfois toléré aussi plutôt que

fondé. Malheur à l'artiste pauvre, réduit à ouvrir les fenêtres de son

cabinet sur ces recoins tranquilles, où la vie prolétaire, avec ses

habitudes rustiques, bruyantes et un peu malpropres, reparaît tout à

coup au sein de Venise, à deux pas des larges canaux et des somptueux

édifices. Malheur à lui, si le silence est nécessaire à ses méditations;

car de l'aube à la nuit un bruit d'enfants, de poules et de chiens,

jouant et criant ensemble dans cette enceinte resserrée, les

interminables babillages des femmes rassemblées sur le seuil des portes,

et les chansons des travailleurs dans leurs ateliers, ne lui laisseront

pas un instant de repos. Heureux encore quand l'_improvisatore_ ne vient

pas hurler ses sonnets et ses dithyrambes jusqu'à ce qu'il ait recueilli

un sou de chaque fenêtre, ou quand Brighella n'établit pas sa baraque au

milieu de la cour, patient à recommencer son dialogue avec l'_avocato,

il tedesco e il diavolo_, jusqu'à ce qu'il ait épuisé en vain sa faconde

gratis devant les enfants déguenillés, heureux spectateurs qui ne se

font scrupule d'écouter et de regarder sans avoir un liard dans leur

poche!


Mais, la nuit, quand tout est rentré dans le silence, et que la lune

paisible éclaire et blanchit les dalles, cet assemblage de maisons de

toutes les époques, accolées les unes aux autres sans symétrie et sans

prétention, coupées par de fortes ombres, pleines de mystères dans leurs

enfoncements, et de grâce instinctive dans leurs bizarreries, offre un

désordre infiniment pittoresque. Tout devient beau sous les regards de

la lune; le moindre effet d'architecture s'agrandit et prend du

caractère; le moindre balcon festonné de vigne se donne des airs de

roman espagnol, et vous remplit l'imagination de ces belles aventures

dites de _cape et d'épée_. Le ciel limpide où se baignent, au-dessus de

ce cadre sombre et anguleux, les pâles coupoles des édifices lointains,

verse sur les moindres détails du tableau une couleur vague et

harmonieuse qui porte à des rêveries sans fin.


C'est dans la _corte Minelli_, près l'église San-Fantin, qu'Anzoleto se

trouva au moment où les horloges se renvoyaient l'une à l'autre le coup

de deux heures après minuit. Un instinct secret avait conduit ses pas

vers la demeure d'une personne dont le nom et l'image ne s'étaient pas

présentés à lui depuis le coucher du soleil. A peine était-il rentré

dans cette cour, qu'il entendit une voix douce l'appeler bien bas par

les dernières syllabes de son nom; et, levant le tête, il vit une légère

silhouette se dessiner sur une des plus misérables terrasses de

l'enceinte. Un instant après, la porte de cette masure s'ouvrit, et

Consuelo en jupe d'indienne, et le corsage enveloppé d'une vieille mante

de soie noire qui avait servi jadis de parure à sa mère, vint lui tendre

une main, tandis qu'elle posait de l'autre un doigt sur ses lèvres pour

lui recommander le silence. Ils montèrent sur la pointe du pied et à

tâtons l'escalier de bois tournant et délabré qui conduisait jusque sur

le toit; et quand ils furent assis sur la terrasse, ils commencèrent un

de ces longs chuchotements entrecoupés de baisers, que chaque nuit on

entend murmurer sur les toits, comme des brises mystérieuses, ou comme

un babillage d'esprits aériens voltigeant par couples dans la brume

autour des cheminées bizarres qui coiffent de leurs nombreux turbans

rouges toutes les maisons de Venise.


«Comment, ma pauvre amie, dit Anzoleto, tu m'as attendu jusqu'à présent?


--Ne m'avais-tu pas dit que tu viendrais me rendre compte de ta soirée?

Eh bien, dis-moi donc si tu as bien chanté, si tu as fait plaisir, si on

t'a applaudi, si on t'a signifié ton engagement?


--Et toi, ma bonne Consuelo, dit Anzoleto, pénétré tout à coup de

remords en voyant la confiance et la douceur de cette pauvre fille,

dis-moi donc si tu t'es impatientée de ma longue absence, si tu n'es pas

bien fatiguée de m'attendre ainsi, si tu n'as pas eu bien froid sur

cette terrasse, si tu as songé à souper, si tu ne m'en veux pas de venir

si tard, si tu as été inquiète, si tu m'accusais?


--Rien de tout cela, répondit-elle en lui jetant ses bras au cou avec

candeur. Si je me suis impatientée, ce n'est pas contre toi; si je suis

fatiguée, si j'ai eu froid, je ne m'en ressens plus depuis que tu es là;

si j'ai soupé je ne m'en souviens pas; si je t'ai accusé ... de quoi

t'aurais-je accusé? si j'ai été inquiète ... pourquoi l'aurais-je été?

si je t'en veux? jamais.


--Tu es un ange, toi! dit Anzoleto en l'embrassant. Ah! ma consolation!

que les autres coeurs sont perfides et durs!


--Hélas! qu'est-il donc arrivé? quel mal a-t-on fait là-bas au _fils de

mon âme?_ dit Consuelo, mêlant au gentil dialecte vénitien les

métaphores hardies et passionnées de sa langue natale.


Anzoleto raconta tout ce qui lui était arrivé, même ses galanteries

auprès de la Corilla, et surtout les agaceries qu'il en avait reçues.

Seulement, il raconta les choses d'une certaine façon, disant tout ce

qui ne pouvait affliger Consuelo, puisque, de fait et d'intention, il

lui avait été fidèle, et c'était _presque_ toute la vérité. Mais il y a

centième partie de vérité que nulle enquête judiciaire n'a jamais

éclairée, que nul client n'a jamais confessée à son avocat, et que nul

arrêt n'a jamais atteinte qu'au hasard, parce que dans ce peu de faits

ou d'intentions qui reste mystérieux, est la cause tout entière, le

motif, le but, le mot enfin de ces grands procès toujours si mal plaidés

et toujours si mal jugés, quelles que soient la passion des orateurs et

la froideur des magistrats.


Pour en revenir à Anzoleto, il n'est pas besoin de dire quelles

peccadilles il passa sous silence, quelles émotions ardentes devant le

public il traduisit à sa manière, et quelles palpitations étouffées dans

la gondole il oublia de mentionner. Je crois même qu'il ne parla point

du tout de la gondole, et qu'il rapporta ses flatteries à la cantatrice

comme les adroites moqueries au moyen desquelles il avait échappé sans

l'irriter aux périlleuses avances dont elle l'avait accablé. Pourquoi,

ne voulant pas et ne pouvant pas dire le fond des choses, c'est-à-dire

la puissance des tentations qu'il avait surmontées par prudence et par

esprit de conduite, pourquoi, dites-vous, chère lectrice, ce jeune

fourbe allait-il risquer d'éveiller la jalousie de Consuelo? Vous me le

demandez, Madame? Dites-moi donc si vous n'avez pas pour habitude de

conter à l'amant, je veux dire à l'époux de votre choix, tous les

hommages dont vous avez été entourée par les autres, tous les aspirants

que vous avez éconduits, tous les rivaux que vous avez sacrifiés, non

seulement avant l'hymen, mais après, mais tous les jours de bal, mais

hier et ce matin encore! Voyons, Madame, si vous êtes belle, comme je me

complais à le croire, je gage ma tête que vous ne faites point autrement

qu'Anzoleto, non pour vous faire valoir, non pour faire souffrir un âme

jalouse, non pour enorgueillir un coeur trop orgueilleux déjà de vos

préférences; mais parce qu'il est doux d'avoir près de soi quelqu'un à

qui l'on puisse raconter ces choses-là, tout en ayant l'air d'accomplir

un devoir, et de se confesser en se vantant au confesseur. Seulement,

Madame, vous ne vous confessez que de _presque tout_. Il n'y a qu'un

tout petit rien, dont vous ne parlez jamais; c'est le regard, c'est le

sourire qui ont provoqué l'impertinente déclaration du présomptueux dont

vous vous plaignez. Ce sourire, ce regard, ce rien, c'est précisément la

gondole dont Anzoleto, heureux de repasser tout haut dans sa mémoire les

enivrements de la soirée, oublia de parler à Consuelo. Heureusement pour

la petite Espagnole, elle ne savait point encore ce que c'est que la

jalousie: ce noir et amer sentiment ne vient qu'aux âmes qui ont

beaucoup souffert, et jusque-là Consuelo était aussi heureuse de son

amour qu'elle était bonne. La seule circonstance qui fit en elle une

impression profonde, ce fut l'oracle flatteur et sévère prononcé par son

respectable maître, le professeur Porpora, sur la tête adorée

d'Anzoleto. Elle fit répéter à ce dernier les expressions dont le maître

s'était servi; et après qu'il les lui eut exactement rapportées, elle y

pensa longtemps et demeura silencieuse.


«Consuelina, lui dit Anzoleto sans trop s'apercevoir de sa rêverie, je

t'avoue que l'air est extrêmement frais. Ne crains-tu pas de t'enrhumer?

Songe, ma chérie, que notre avenir repose sur ta voix encore plus que

sur la mienne ...


--Je ne m'enrhume jamais, répondit-elle; mais toi, tu es si peu vêtu

avec tes beaux habits! Tiens, enveloppe-toi de ma mantille.


--Que veux-tu que je fasse de ce pauvre morceau de taffetas percé à

jour? J'aimerais bien mieux me mettre à couvert une demi-heure dans ta

chambre.


--Je le veux bien, dit Consuelo: mais alors il ne faudra pas parler; car

les voisins pourraient nous entendre, et ils nous blâmeraient. Ils ne

sont pas méchants; ils voient nos amours sans trop me tourmenter, parce

qu'ils savent bien que jamais tu n'entres chez moi la nuit. Tu ferais

mieux d'aller dormir chez toi.


--Impossible! on ne m'ouvrira qu'au jour, et j'ai encore trois heures à

grelotter. Tiens, mes dents claquent dans ma bouche.


--En ce cas, viens, dit Consuelo en se levant; je t'enfermerai dans ma

chambre, et je reviendrai sur la terrasse pour que, si quelqu'un nous

observe, il voie bien que je ne fais pas de scandale.»


--Elle le conduisit en effet dans sa chambre: c'était une assez grande

pièce délabrée, où les fleurs peintes à fresque sur les murs

reparaissaient ça et là sous une seconde peinture encore plus grossière

et déjà presque aussi dégradée. Un grand bois de lit carré avec une

paillasse d'algues marines, et une couverture d'indienne piquée fort

propre, mais rapetassée en mille endroits avec des morceaux de toutes

couleurs, une chaise de paille, une petite table, une guitare fort

ancienne, et un Christ de filigrane, uniques richesses que sa mère lui

avait laissées; une petite épinette, et un gros tas de vieille musique

rongée des vers, que le professeur Porpora avait la générosité de lui

prêter: tel était l'ameublement de la jeune artiste, fille d'une pauvre

Bohémienne, élève d'un grand maître et amoureuse d'un bel aventurier.


Comme il n'y avait qu'une chaise, et que la table était couverte de

musique, il n'y avait qu'un siège pour Anzoleto; c'était le lit, et il

s'en accommoda sans façon. A peine se fut-il assis sur le bord, que la

fatigue s'emparant de lui, il laissa tomber sa tête sur un gros coussin

de laine qui servait d'oreiller, en disant:


«Oh! ma chère petite femme, je donnerais en cet instant tout ce qui me

reste d'années à vivre pour une heure de bon sommeil, et tous les

trésors de l'univers pour un bout de cette couverture sur mes jambes. Je

n'ai jamais eu si froid que dans ces maudits habits, et le malaise de

cette insomnie me donne le frisson de la fièvre.»


Consuelo hésita un instant. Orpheline et seule au monde à dix-huit ans,

elle ne devait compte qu'à Dieu de ses actions. Croyant à la promesse

d'Anzoleto comme à la parole de l'Évangile, elle ne se croyait menacée

ni de son dégoût ni de son abandon en cédant à tous ses désirs. Mais un

sentiment de pudeur qu'Anzoleto n'avait jamais ni combattu ni altéré en

elle, lui fit trouver sa demande un peu grossière. Elle s'approcha de

lui, et lui toucha la main. Cette main était bien froide en effet, et

Anzoleto prenant celle de Consuelo la porta à son front, qui était

brûlant.


«Tu es malade! lui dit-elle, saisie d'une sollicitude qui fit taire

toutes les autres considérations. Eh bien, dors une heure sur ce lit.»


Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois.


«Bonne comme Dieu même!» murmura-t-il en s'étendant sur le matelas

d'algue marine.


Consuelo l'entoura de sa couverture; elle alla prendre dans un coin

quelques pauvres hardes qui lui restaient, et lui en couvrit les pieds.


«Anzoleto, lui dit-elle à voix basse tout en remplissant ce soin

maternel, ce lit où tu vas dormir, c'est celui où j'ai dormi avec ma

mère les dernières années de sa vie; c'est celui où je l'ai vue mourir,

où je l'ai enveloppée de son drap mortuaire, où j'ai veillé sur son

corps en priant et en pleurant, jusqu'à ce que la barque des morts soit

venue me l'ôter pour toujours. Eh bien, je vais te dire maintenant ce

qu'elle m'a fait promettre à sa dernière heure. Consuelo, m'a-t-elle dit,

jure-moi sur le Christ qu'Anzoleto ne prendra pas ma place dans ce lit

avant de s'être marié avec toi devant un prêtre.


--Et tu as juré?


--Et j'ai juré. Mais en te laissant dormir ici pour la première fois, ce

n'est pas la place de ma mère que je te donne, c'est la mienne.


--Et toi, pauvre fille, tu ne dormiras donc pas? reprit Anzoleto en se

relevant à demi par un violent effort. Ah! je suis un lâche, je m'en

vais dormir dans la rue.


--Non! dit Consuelo en le repoussant sur le coussin avec une douce

violence; tu es malade, et je ne le suis pas. Ma mère qui est morte en

bonne catholique, et qui est dans le ciel, nous voit à toute heure. Elle

sait que tu lui as tenu la promesse que tu lui avais faite de ne pas

m'abandonner. Elle sait aussi que notre amour est aussi honnête depuis

sa mort qu'il l'a été de son vivant. Elle voit qu'en ce moment je ne

fais et je ne pense rien de mal. Que son âme repose dans le Seigneur!»


Ici Consuelo fit un grand signe de croix. Anzoleto était déjà endormi.


«Je vais dire mon chapelet là-haut sur la terrasse pour que tu n'aies

pas la fièvre,» ajouta Consuelo en s'éloignant.


«Bonne comme Dieu!» répéta faiblement Anzoleto, et il ne s'aperçut

seulement pas que sa fiancée le laissait seul. Elle alla en effet dire

son chapelet sur le toit. Puis elle revint pour s'assurer qu'il n'était

pas plus malade, et le voyant dormir paisiblement, elle contempla

longtemps avec recueillement son beau visage pâle éclairé par la lune.


Et puis, ne voulant pas céder au sommeil elle-même, et se rappelant que

les émotions de la soirée lui avaient fait négliger son travail, elle

ralluma sa lampe, s'assit devant sa petite table, et nota un essai de

composition que maître Porpora lui avait demandé pour le jour suivant.





VI.



Le comte Zustiniani, malgré son détachement philosophique et de

nouvelles amours dont la Corilla feignait assez maladroitement d'être

jalouse, n'était pas cependant aussi insensible aux insolents caprices

de cette folle maîtresse qu'il s'efforçait de le paraître. Bon, faible

et frivole, Zustiniani n'était roué que par ton et par position sociale.

Il ne pouvait s'empêcher de souffrir, au fond de son coeur, de

l'ingratitude avec laquelle cette fille avait répondu à sa générosité;

et d'ailleurs, quoiqu'il fût à cette époque (à Venise aussi bien qu'à

Paris) de la dernière inconvenance de montrer de la jalousie, l'orgueil

italien se révoltait contre le rôle ridicule et misérable que la Corilla

lui faisait jouer.


Donc, ce même soir où Anzoleto avait brillé au palais Zustiniani, le

comte, après avoir agréablement plaisanté avec son ami Barberigo sur les

espiègleries de sa maîtresse, dès qu'il vit ses salons déserts et les

flambeaux éteints, prit son manteau et son épée, et, pour en avoir _le

coeur net_, courut au palais qu'habitait la Corilla.


Quand il se fut assuré qu'elle était bien seule, ne se trouvant pas

encore tranquille, il entama la conversation à voix basse avec le

barcarolle qui était en train de remiser la gondole de la prima-donna

sous la voûte destinée à cet usage. Moyennant quelques sequins, il le

fit parler, et se convainquit bientôt qu'il ne s'était pas trompé en

supposant que la Corilla avait pris un compagnon de route dans sa

gondole. Mais il lui fut impossible de savoir qui était ce compagnon; le

gondolier ne le savait pas. Bien qu'il eût vu cent fois Anzoleto aux

alentours du théâtre et du palais Zustiniani, il ne l'avait pas reconnu

dans l'ombre, sous l'habit noir et avec de la poudre.


Ce mystère impénétrable acheva de donner de l'humeur au comte. Il se fût

consolé en persiflant son rival, seule vengeance de bon goût, mais aussi

cruelle dans les temps de parade que le meurtre l'est aux époques de

passions sérieuses. Il ne dormit pas; et avant l'heure où Porpora

commençait son cours de musique au conservatoire des filles pauvres, il

s'achemina vers la _scuola di Mendicanti_, dans la salle où devaient se

rassembler les jeunes élèves.


La position du comte à l'égard du docte professeur avait beaucoup changé

depuis quelques années. Zustiniani n'était plus l'antagoniste musical de

Porpora, mais son associé, et son chef en quelque sorte; il avait fait

des dons considérables à l'établissement que dirigeait ce savant maître,

et par reconnaissance on lui en avait donné la direction suprême. Ces

deux amis vivaient donc désormais en aussi bonne intelligence que

pouvait le permettre l'intolérance du professeur à l'égard de la musique

à la mode; intolérance qui cependant était forcée de s'adoucir à la vue

des encouragements que le comte donnait de ses soins et de sa bourse à

l'enseignement et à la propagation de la musique sérieuse. En outre, il

avait fait représenter à San-Samuel un opéra que ce maître venait de

composer.


«Mon cher maître, lui dit Zustiniani en l'attirant à l'écart, il faut

que non seulement vous vous décidiez à vous laisser enlever pour le

théâtre une de vos élèves, mais il faut encore que vous m'indiquiez

celle qui vous paraîtra la plus propre à remplacer la Corilla. Cette

cantatrice est fatiguée, sa voix se perd, ses caprices nous ruinent, le

public est bientôt dégoûté d'elle. Vraiment nous devons songer à lui

trouver une _succeditrice_. (Pardon, cher lecteur, ceci se dit en

italien, et le comte ne faisait point un néologisme.)


--Je n'ai pas ce qu'il vous faut, répliqua sèchement Porpora.


--Eh quoi, maître, s'écria le comte, allez-vous retomber dans vos

humeurs noires? Est-ce tout de bon qu'après tant de sacrifices et de

dévouement de ma part pour encourager votre oeuvre musicale, vous vous

refusez à la moindre obligeance quand je réclame votre aide et vos

conseils pour la mienne?


--Je n'en ai plus de droit, comte, répondit le professeur; et ce que je

viens de vous dire est la vérité, dite par un ami, et avec le désir de

vous obliger. Je n'ai point dans mon école de chant une seule personne

capable de vous remplacer la Corilla. Je ne fais pas plus de cas d'elle

qu'il ne faut; mais en déclarant que le talent de cette fille n'a aucune

valeur solide à mes yeux, je suis forcé de reconnaître qu'elle possède

un savoir-faire, une habitude, une facilité et une communication établie

avec les sens du public qui ne s'acquièrent qu'avec des années de

pratique, et que n'auront pas de longtemps d'autres débutantes.


--Cela est vrai, dit le comte; mais enfin nous avons formé la Corilla,

nous l'avons vue commencer, nous l'avons fait accepter au public; sa

beauté a fait les trois quarts de son succès, et vous avez d'aussi

charmantes personnes dans votre école. Vous ne nierez pas cela, mon

maître! Voyons, confessez que la Clorinda est la plus belle créature de

l'univers!


--Mais affectée, mais minaudière, mais insupportable.... Il est vrai que

le public trouvera peut-être charmantes ces grimaces ridicules ... mais

elle chante faux, elle n'a ni âme, ni intelligence.... Il est vrai que

le public n'en a pas plus que d'oreilles ... mais elle n'a ni mémoire,

ni adresse, et elle ne se sauvera même pas du _fiasco_ par le

charlatanisme heureux qui réussit à tant de gens!»


En parlant ainsi, le professeur laissa tomber un regard involontaire sur

Anzoleto, qui, à la faveur de son titre de favori du comte, et sous

prétexte de venir lui parler, s'était glissé dans la classe, et se

tenait à peu de distance, l'oreille ouverte à la conversation.


«N'importe, dit le comte sans faire attention à la malice rancunière du

maître; je n'abandonne pas mon idée. Il y a longtemps que je n'ai

entendu la Clorinda. Faisons-la venir, et avec elle cinq ou six autres,

les plus jolies que l'on pourra trouver. Voyons, Anzoleto, ajouta-t-il

en riant, te voilà assez bien équipé pour prendre l'air grave d'un jeune

professeur. Entre dans le jardin, et adresse-toi aux plus remarquables

de ces jeunes beautés, pour leur dire que nous les attendons ici,

monsieur le professeur et moi.»


Anzoleto obéit; mais soit par malice, soit qu'il eût ses vues, il amena

les plus laides, et c'est pour le coup que Jean-Jacques aurait pu

s'écrier: «La Sofia était borgne, la Cattina était boiteuse.»


Ce quiproquo fut pris en bonne part, et, après qu'on en eut ri sous

cape, on renvoya ces demoiselles avertir celles de leurs compagnes que

désigna le professeur. Un groupe charmant vint bientôt, avec la belle

Clorinda au centre.


«La magnifique chevelure! dit le comte à l'oreille du professeur en

voyant passer près de lui les superbes tresses blondes de cette

dernière.


--Il y a beaucoup plus _dessus_ que _dedans_ cette tête, répondit le

rude censeur sans daigner baisser la voix.


Après une heure d'épreuve, le comte, n'y pouvant plus tenir, se retira

consterné en donnant des éloges pleins de grâces à ces demoiselles, et

en disant tout bas au professeur:--Il ne faut point songer à ces

perruches!


«Si votre seigneurie illustrissime daignait me permettre de dire un mot

sur ce qui la préoccupe ... articula doucement Anzoleto à l'oreille du

comte en descendant l'escalier.


--Parle, reprit le comte; connaîtrais-tu cette merveille que nous

cherchons?


--Oui, excellence.


--Et au fond de quelle mer iras-tu pêcher cette perle fine?


--Tout au fond de la classe où le malin professeur Porpora la tient

cachée les jours où vous passez votre bataillon féminin en revue.


--Quoi? est-il dans la scuola un diamant dont mes yeux n'aient jamais

aperçu l'éclat? Si maître Porpora m'a joué un pareil tour!...


--Illustrissime, le diamant dont je parle ne fait pas partie de la

scuola. C'est une pauvre fille qui vient seulement chanter dans les

choeurs quand on a besoin d'elle, et à qui le professeur donne des

leçons particulières par charité, et plus encore par amour de l'art.



--Il faut donc que cette pauvre fille ait des facultés extraordinaires;

car le professeur n'est pas facile à contenter, et il n'est pas prodigue

de son temps et de sa peine. L'ai-je entendue quelquefois sans la

connaître?


--Votre Seigneurie l'a entendue une fois, il y a bien longtemps, et

lorsqu'elle n'était encore qu'un enfant. Aujourd'hui c'est une grande

jeune fille, forte, studieuse, savante comme le professeur, et capable

de faire siffler la Corilla le jour où elle chantera une phrase de trois

mesures à côté d'elle sur le théâtre.


--Et ne chante-t-elle jamais en public? Le professeur ne lui a-t-il pas

fait dire quelques motets aux grandes vêpres?


--Autrefois, excellence, le professeur se faisait une joie de l'entendre

chanter à l'église; mais depuis que les _scolari_, par jalousie et par

vengeance, ont menacé de la faire chasser de la tribune si elle y

reparaissait à côté d'elles....


--C'est donc une fille de mauvaise vie?...


--O Dieu vivant! excellence, c'est une vierge aussi pure que la porte du

ciel! Mais elle est pauvre et de basse extraction ... comme moi,

excellence, que vous daignez cependant élever jusqu'à vous par vos

bontés; et ces méchantes harpies ont menacé le professeur de se plaindre

à vous de l'infraction qu'il commettait contre le règlement en

introduisant dans leur classe une élève qui n'en fait point partie.


--Où pourrai-je donc entendre cette merveille?


--Que votre seigneurie donne l'ordre au professeur de la faire chanter

devant elle; elle pourra juger de sa voix et de la grandeur de son

talent.


--Ton assurance me donne envie de te croire. Tu dis donc que je l'ai

déjà entendue, il y a longtemps ... J'ai beau chercher à me rappeler....


--Dans l'église des Mendicanti, un jour de répétition générale, le

_Salve Regina_ de Pergolèse....


--Oh! j'y suis, s'écria le comte; une voix, un accent, une intelligence

admirables!


--Et elle n'avait que quatorze ans, monseigneur, c'était un enfant.


--Oui, mais ... je crois me rappeler qu'elle n'était pas jolie.


--Pas jolie, excellence! dit Anzoleto tout interdit.


--Ne s'appelait-elle pas?... Oui, c'était une Espagnole, un nom

bizarre....


--Consuelo, monseigneur!


--C'est cela, tu voulais l'épouser alors, et vos amours nous ont fait

rire, le professeur et moi. Consuelo! c'est bien elle; la favorite du

professeur, une fille bien intelligente, mais bien laide!


--Bien laide! répéta Anzoleto stupéfait.


--Eh oui, mon enfant. Tu en es donc toujours épris?


--C'est mon amie, illustrissime.


--Amie veut dire chez nous également soeur et amante. Laquelle des deux?


--Soeur, mon maître.


--Eh bien, je puis, sans te faire de peine, te dire ce que j'en pense.

Ton idée n'a pas le sens commun. Pour remplacer la Corilla il faut un

ange de beauté, et ta Consuelo, je m'en souviens bien maintenant, est

plus que laide, elle est affreuse.»


Le comte fut abordé en cet instant par un de ses amis, qui l'emmena d'un

autre côté, et il laissa Anzoleto consterné se répéter en

soupirant:--Elle est affreuse!...





VII.



Il vous paraîtra peut-être étonnant, et il est pourtant très certain,

cher lecteur, que jamais Anzoleto n'avait eu d'opinion sur la beauté ou

la laideur de Consuelo. Consuelo était un être tellement isolé,

tellement ignoré dans Venise, que nul n'avait jamais songé à chercher

si, à travers ce voile d'oubli et d'obscurité, l'intelligence et la

bonté avaient fini par se montrer sous une forme agréable ou

insignifiante. Porpora, qui n'avait plus de sens que pour l'art, n'avait

vu en elle que l'artiste. Les voisins de la _Corte-Minelli_ voyaient

sans se scandaliser ses innocentes amours avec Anzoleto. A Venise on

n'est point féroce sur ce chapitre-là. Ils lui prédisaient bien parfois

qu'elle serait malheureuse avec ce garçon sans aveu et sans état, et ils

lui conseillaient de chercher plutôt à s'établir avec quelque honnête et

paisible ouvrier. Mais comme elle leur répondait qu'étant sans famille

et sans appui elle-même, Anzoleto lui convenait parfaitement; comme,

depuis six ans, il ne s'était pas écoulé un seul jour sans qu'on les vît

ensemble, ne cherchant point le mystère, et ne se querellant jamais, on

avait fini par s'habituer à leur union libre et indissoluble. Aucun

voisin ne s'était jamais avisé de faire la cour à l'_amica_ d'Anzoleto.

Était-ce seulement à cause des engagements qu'on lui supposait, ou bien

était-ce à cause de sa misère? ou bien encore n'était-ce pas que sa

personne n'avait exercé de séduction sur aucun d'eux? La dernière

hypothèse est fort vraisemblable.


Cependant chacun sait que, de douze à quatorze ans, les jeunes filles

sont généralement maigres, décontenancées, sans harmonie dans les

traits, dans les proportions, dans les mouvements. Vers quinze ans elles

se _refont_ (c'est en français vulgaire l'expression des matrones); et

celle qui paraissait affreuse naguère reparaît, après ce court travail

de transformation, sinon belle, du moins agréable. On a remarqué même

qu'il n'était pas avantageux à l'avenir d'une fillette d'être jolie de

trop bonne heure.


Consuelo ayant recueilli comme les autres le bénéfice de l'adolescence,

on avait cessé de dire qu'elle était laide; et le fait est qu'elle ne

l'était plus. Seulement, comme elle n'était ni dauphine, ni infante,

elle n'avait point eu de courtisans autour d'elle pour proclamer que la

royale progéniture embellissait à vue d'oeil; et comme elle n'avait pas

l'appui de tendres sollicitudes pour s'inquiéter de son avenir, personne

ne prenait la peine de dire à Anzoleto: «Ta fiancée ne te fera point

rougir devant le monde.»


Si bien qu'Anzoleto l'avait entendu traiter de laideron à l'âge où ce

reproche n'avait pour lui ni sens ni valeur; et depuis qu'on ne disait

plus ni mal ni bien de la figure de Consuelo, il avait oublié de s'en

préoccuper. Sa vanité avait pris un autre essor. Il rêvait le théâtre et

la célébrité, et n'avait pas le temps de songer à faire étalage de ses

conquêtes. Et puis la grosse part de curiosité qui entre dans les désirs

de la première jeunesse était assouvie chez lui. J'ai dit qu'à dix-huit

ans il n'avait plus rien à apprendre. A vingt-deux ans, il était quasi

blasé; et à vingt-deux ans comme à dix-huit, son attachement pour

Consuelo était aussi tranquille, en dépit de quelques chastes baisers

pris sans trouble et rendus sans honte, qu'il l'avait été jusque-là.


Pour qu'on ne s'étonne pas trop de ce calme et de cette vertu de la part

d'un jeune homme qui ne s'en piquait point ailleurs, il faut faire

observer que la grande liberté dans laquelle nos adolescents vivaient au

commencement de cette histoire s'était modifiée et peu à peu restreinte

avec le temps. Consuelo avait près de seize ans, et menait encore une

vie un peu vagabonde, sortant du Conservatoire toute seule pour aller

répéter sa leçon et manger son riz sur les degrés de la Piazzetta avec

Anzoleto, lorsque sa mère, épuisée de fatigue, cessa de chanter le soir

dans les cafés, une guitare à la main et une sébile devant elle. La

pauvre créature se retira dans un des plus misérables greniers de la

_Corte-Minelli_, pour s'y éteindre à petit feu sur un grabat. Alors la

bonne Consuelo, ne voulant plus la quitter, changea tout à fait de genre

de vie. Hormis les heures où le professeur daignait lui donner sa leçon,

elle travaillait soit à l'aiguille, soit au contre point, toujours

auprès du chevet de cette mère impérieuse et désespérée, qui l'avait

cruellement maltraitée dans son enfance, et qui maintenant lui donnait

l'affreux spectacle d'une agonie sans courage et sans vertu. La piété

filiale et le dévouement tranquille de Consuelo ne se démentirent pas un

seul instant. Joies de l'enfance, liberté, vie errante, amour même, tout

fut sacrifié sans amertume et sans hésitation. Anzoleto s'en plaignit

vivement, et, voyant ses reproches inutiles, résolut d'oublier et de se

distraire; mais ce lui fut impossible. Anzoleto n'était pas assidu au

travail comme Consuelo; il prenait vite et mal les mauvaises leçons que

son professeur, pour gagner le salaire promis par Zustiniani, lui

donnait tout aussi mal et aussi vite. Cela était fort heureux pour

Anzoleto, en qui les prodigalités de la nature réparaient aussi bien que

possible le temps perdu et les effets d'un mauvais enseignement; mais il

en résultait bien des heures d'oisiveté durant lesquelles la société

fidèle et enjouée de Consuelo lui manquait horriblement. Il tenta de

s'adonner aux passions de son âge et de sa classe; il fréquenta les

cabarets, et joua avec les polissons les petites gratifications que lui

octroyait de temps en temps le comte Zustiniani. Cette vie lui plut deux

ou trois semaines, au bout desquelles il trouva que son bien-être, sa

santé et sa voix s'altéraient sensiblement; que le _far-niente_ n'était

pas le désordre, et que le désordre n'était pas son élément. Préservé

des mauvaises passions par l'amour bien entendu de soi-même, il se

retira dans la solitude et s'efforça d'étudier; mais cette solitude lui

sembla effrayante de tristesse et de difficultés. Il s'aperçut alors que

Consuelo était aussi nécessaire à son talent qu'à son bonheur. Studieuse

et persévérante, vivant dans la musique comme l'oiseau dans l'air et le

poisson dans l'eau, aimant à vaincre les difficultés sans se rendre plus

de raison de l'importance de cette victoire qu'il n'appartient à un

enfant, mais poussée fatalement à combattre les obstacles et à pénétrer

les mystères de l'art, par cet invincible instinct qui fait que le germe

des plantes cherche à percer le sein de la terre et à se lancer vers le

jour, Consuelo avait une de ces rares et bienheureuses organisations

pour lesquelles le travail est une jouissance, un repos véritable, un

état normal nécessaire, et pour qui l'inaction serait une fatigue, un

dépérissement, un état maladif, si l'inaction était possible à de telles

natures.


Mais elles ne la connaissent pas; dans une oisiveté apparente, elles

travaillent encore; leur rêverie n'est point vague, c'est une

méditation. Quand on les voit agir, on croit qu'elles créent, tandis

qu'elles manifestent seulement une création récente.--Tu me diras, cher

lecteur, que tu n'as guère connu de ces organisations exceptionnelles.

Je te répondrai, lecteur bien-aimé, que je n'en ai connu qu'une seule,

et si, suis-je plus vieux que toi. Que ne puis-je te dire que j'ai

analysé sur mon pauvre cerveau le divin mystère de cette activité

intellectuelle! Mais, hélas! ami lecteur, ce n'est ni toi ni moi qui

étudierons sur nous-mêmes.


Consuelo travaillait toujours, en s'amusant toujours; elle s'obstinait

des heures entières à vaincre, soit par le chant libre et capricieux,

soit par la lecture musicale, des difficultés qui eussent rebuté

Anzoleto livré à lui-même; et sans dessein prémédité, sans aucune idée

d'émulation, elle le forçait à la suivre, à la seconder, à la comprendre

et à lui répondre, tantôt au milieu de ses éclats de rires enfantins,

tantôt emportée avec lui par cette _fantasia_ poétique et créatrice que

connaissent les organisations populaires en Espagne et en Italie. Depuis

plusieurs années qu'il s'était imprégné du génie de Consuelo, le buvant

à sa source sans le comprendre, et se l'appropriant sans s'en

apercevoir, Anzoleto, retenu d'ailleurs par sa paresse, était devenu en

musique un étrange composé de savoir et d'ignorance, d'inspiration et de

frivolité, de puissance et de gaucherie, d'audace et de faiblesse, qui

avait plongé, à la dernière audition, le Porpora dans un dédale de

méditations et de conjectures. Ce maître ne savait point le secret de

toutes ces richesses dérobées à Consuelo; car ayant une fois sévèrement

grondé la petite de son intimité avec ce grand vaurien, il ne les avait

jamais revus ensemble. Consuelo, qui tenait à conserver les bonnes

grâces de son professeur, avait eu soin de ne jamais se montrer devant

lui en compagnie d'Anzoleto, et du plus loin qu'elle l'apercevait dans

la rue, si Anzoleto était avec elle, leste comme un jeune chat, elle se

cachait derrière une colonne ou se blottissait dans une gondole.


Ces précautions continuèrent lorsque Consuelo, devenue garde-malade, et

Anzoleto ne pouvant plus supporter son absence, sentant la vie,

l'espoir, l'inspiration et jusqu'au souffle lui manquer, revint partager

sa vie sédentaire, et affronter avec elle tous les soirs les âcretés et

les emportements de la moribonde. Quelques mois avant d'en finir, cette

malheureuse femme perdit l'énergie de ses souffrances, et, vaincue par

la piété de sa fille, sentit son âme s'ouvrir à de plus douces émotions.

Elle s'habitua à recevoir les soins d'Anzoleto, qui, malgré son peu de

vocation pour ce rôle de dévouement, s'habitua de son côté à une sorte

de zèle enjoué et de douceur complaisante envers la faiblesse et la

souffrance. Anzoleto avait le caractère égal et les manières

bienveillantes. Sa persévérance auprès d'elle et de Consuelo gagna enfin

son coeur, et, à son heure dernière, elle leur fit jurer de ne se

quitter jamais. Anzoleto le promit, et même il éprouva en cet instant

solennel une sorte d'attendrissement sérieux qu'il ne connaissait pas

encore. La mourante lui rendit cet engagement plus facile en lui disant:

Qu'elle soit ton amie, ta soeur, ta maîtresse ou ta femme, puisqu'elle ne

connaît que toi et n'a jamais voulu écouter que toi, ne l'abandonne pas.

--Puis, croyant donner à sa fille un conseil bien habile et bien

salutaire, sans trop songer s'il était réalisable ou non, elle lui avait

fait jurer en particulier, ainsi qu'on l'a vu déjà, de ne jamais

s'abandonner à son amant avant la consécration religieuse du mariage.

Consuelo l'avait juré, sans prévoir les obstacles que le caractère

indépendant et irréligieux d'Anzoleto pourrait apporter à ce projet.


Devenue orpheline, Consuelo avait continué de travailler à l'aiguille

pour vivre dans le présent, et d'étudier la musique pour s'associer à

l'avenir d'Anzoleto. Depuis deux ans qu'elle vivait seule dans son

grenier, il avait continué à la voir tous les jours, sans éprouver pour

elle aucune passion, et sans pouvoir en éprouver pour d'autres femmes,

tant la douceur de son intimité et l'_agrément de vivre auprès d'elle_

lui semblaient préférables à tout.


Sans se rendre compte des hautes facultés de sa compagne, il avait

acquis désormais assez de goût et de discernement pour savoir qu'elle

avait plus de science et de moyens qu'aucune des cantatrices de

San-Samuel et que la Corilla elle-même. À son affection d'habitude

s'était donc joint l'espoir et presque la certitude d'une association

d'intérêts, qui rendrait leur existence profitable et brillante avec le

temps. Consuelo n'avait guère coutume de penser à l'avenir. La

prévoyance n'était point au nombre de ses occupations d'esprit. Elle eût

encore cultivé la musique sans autre but que celui d'obéir à sa

vocation; et la communauté d'intérêts que la pratique de cet art devait

établir entre elle et son ami, n'avait pas d'autre sens pour elle que

celui d'association de bonheur et d'affection. C'était donc sans l'en

avertir qu'il avait conçu tout à coup l'espoir de hâter la réalisation

de leurs rêves; et en même temps que Zustiniani s'était préoccupé du

remplacement de la Corilla, Anzoleto, devinant avec une rare sagacité la

situation d'esprit de son patron, avait improvisé la proposition qu'il

venait de lui faire.


Mais la laideur de Consuelo, cet obstacle inattendu étrange, invincible,

si le comte ne se trompait pas, était venu jeter l'effroi et la

consternation dans son âme. Aussi reprit-il le chemin de la

_Corte-Minelli_, en s'arrêtant à chaque pas pour se représenter sous un

nouveau jour l'image de son amie, et pour répéter avec un point

d'interrogation à chaque parole: Pas jolie? bien laide? affreuse?





VIII.



«Qu'as-tu donc à me regarder ainsi? lui dit Consuelo en le voyant entrer

chez elle et la contempler d'un air étrange sans lui dire un mot. On

dirait que tu ne m'as jamais vue.


--C'est la vérité, Consuelo, répondit-il. Je ne t'ai jamais vue.


--As-tu l'esprit égaré? reprit-elle. Je ne sais pas ce que tu veux dire.


--Mon Dieu! mon Dieu! je le crois bien, s'écria Anzoleto. J'ai une

grande tache noire dans le cerveau à travers laquelle je ne te vois pas.


--Miséricorde! tu es malade, mon ami?


--Non, chère fille, calme-toi, et tâchons de voir clair. Dis-moi,

Consuelita, est-ce que tu me trouves beau?


--Mais certainement, puisque je t'aime.


--Et si tu ne m'aimais pas, comment me trouverais-tu?


--Est-ce que je sais?


--Quand tu regardes d'autres hommes que moi, sais-tu s'ils sont beaux ou

laids?


--Oui; mais je te trouve plus beau que les plus beaux.


--Est-ce parce que je le suis, ou parce que tu m'aimes?


--Je crois bien que c'est l'un et l'autre. D'ailleurs tout le monde dit

que tu es beau, et tu le sais bien. Mais qu'est-ce que cela te fait?


--Je veux savoir si tu m'aimerais quand même je serais affreux.


--Je ne m'en apercevrais peut-être pas.


--Tu crois donc qu'on peut aimer une personne laide?


--Pourquoi pas, puisque tu m'aimes?


--Tu es donc laide, Consuelo? Vraiment, dis-moi, réponds-moi, tu es donc

laide?


--On me l'a toujours dit. Est-ce que tu ne le vois pas?


--Non, non, en vérité, je ne le vois pas!


--En ce cas, je me trouve assez belle, et je suis bien contente.


--Tiens, dans ce moment-ci, Consuelo, quand tu me regardes d'un air si

bon, si naturel, si aimant, il me semble que tu es plus belle que la

Corilla. Mais je voudrais savoir si c'est l'effet de mon illusion ou la

vérité. Je connais ta physionomie, je sais qu'elle est honnête et

qu'elle me plaît, et que quand je suis en colère elle me calme; que

quand je suis triste, elle m'égaie; que quand je suis abattu, elle me

ranime. Mais je ne connais pas ta figure. Ta figure, Consuelo, je ne

peux pas savoir si elle est laide.


--Mais qu'est-ce que cela te fait, encore une fois?


--Il faut que je le sache. Dis-moi si un homme beau pourrait aimer une

femme laide.


--Tu aimais bien ma pauvre mère, qui n'était plus qu'un spectre! Et moi,

je l'aimais tant!


--Et la trouvais-tu laide?


--Non. Et toi?


--Je n'y songeais pas. Mais aimer d'amour, Consuelo ... car enfin je

t'aime d'amour, n'est-ce pas? Je ne peux pas me passer de toi, je ne

peux pas te quitter. C'est de l'amour: que t'en semble?


--Est-ce que cela pourrait être autre chose?


--Cela pourrait être de l'amitié.


--Oui, cela pourrait être de l'amitié.»


Ici Consuelo surprise s'arrêta, et regarda attentivement Anzoleto; et

lui, tombant dans une rêverie mélancolique, se demanda positivement pour

la première fois, s'il avait de l'amour ou de l'amitié pour Consuelo; si

le calme de ses sens, si la chasteté qu'il observait facilement auprès

d'elle, étaient le résultat du respect ou de l'indifférence. Pour la

première fois, il regarda cette jeune fille avec les yeux d'un jeune

homme, interrogeant, avec un esprit d'analyse qui n'était pas sans

trouble, ce front, ces yeux, cette taille, et tous ces détails dont il

n'avait jamais saisi qu'une sorte d'ensemble idéal et comme voilé dans

sa pensée. Pour la première fois, Consuelo interdite se sentit troublée

par le regard de son ami; elle rougit, son coeur battit avec violence,

et ses yeux se détournèrent, ne pouvant supporter ceux d'Anzoleto.

Enfin, comme il gardait toujours le silence, et qu'elle n'osait plus le

rompre, une angoisse inexprimable s'empara d'elle, de grosses larmes

roulèrent sur ses joues; et cachant sa tête dans ses mains:


«Oh! je vois bien, dit-elle, tu viens me dire que tu ne veux plus de moi

pour ton amie.


--Non, non! je n'ai pas dit cela! je ne le dis pas! s'écria Anzoleto

effrayé de ces larmes qu'il faisait couler pour la première fois; et

vivement ramené à son sentiment fraternel, il entoura Consuelo de ses

bras. Mais, comme elle détournait son visage, au lieu de sa joue fraîche

et calme il baisa une épaule brûlante que cachait mal un fichu de grosse

dentelle noire.


Quand le premier éclair de la passion s'allume instantanément dans une

organisation forte, restée chaste comme l'enfance au milieu du

développement complet de la jeunesse, elle y porte un choc violent et

presque douloureux.


«Je ne sais ce que j'ai, dit Consuelo en s'arrachant des bras de son ami

avec une sorte de crainte qu'elle n'avait jamais éprouvée; mais je me

sens bien mal: il me semble que je vais mourir.


--Ne meurs pas, lui, dit Anzoleto en la suivant et en la soutenant dans

ses bras; tu es belle, Consuelo, je suis sûr que tu es belle.»


En effet, Consuelo était belle en cet instant; et quoique Anzoleto n'en

fût pas certain au point de vue de l'art, il ne pouvait s'empêcher de le

dire, parce que son coeur le sentait vivement.


«Mais enfin, lui dit Consuelo toute pâlie et tout abattue en un instant,

pourquoi donc tiens-tu aujourd'hui à me trouver belle?


--Ne voudrais-tu pas l'être, chère Consuelo?


--Oui, pour toi.


--Et pour les autres?


--Peu m'importe.


--Et si c'était une condition pour notre avenir?»


Ici Anzoleto, voyant l'inquiétude qu'il causait à son amie, lui rapporta

naïvement ce qui s'était passé entre le comte et lui; et quand il en

vint à répéter les expressions peu flatteuses dont Zustiniani s'était

servi en parlant d'elle, la bonne Consuelo qui peu à peu s'était

tranquillisée en croyant voir tout ce dont il s'agissait, partit d'un

grand éclat de rire en achevant d'essuyer ses yeux humides.


«Eh bien! lui dit Anzoleto tout surpris de cette absence totale de

vanité, tu n'es pas plus émue, pas plus inquiète que cela? Ah! je vois,

Consuelina, vous êtes une petite coquette; vous savez que vous n'êtes

pas laide.


--Écoute, lui répondit-elle en souriant, puisque tu prends de pareilles

folies au sérieux, il faut que je te tranquillise un peu. Je n'ai jamais

été coquette: n'étant pas belle, je ne veux pas être ridicule. Mais

quant à être laide, je ne le suis plus.


--Vraiment on te l'a dit? Qui t'a dit cela, Consuelo?


--D'abord ma mère, qui ne s'est jamais tourmentée de ma laideur. Je lui

ai entendu dire souvent que cela se passerait, qu'elle avait été encore

plus laide dans son enfance; et beaucoup de personnes qui l'avaient

connue m'ont dit qu'à vingt ans elle avait été la plus belle fille de

Burgos. Tu sais bien que quand par hasard quelqu'un la regardait dans

les cafés où elle chantait, on disait: Cette femme doit avoir été belle.

Vois-tu, mon pauvre ami, la beauté est comme cela quand on est pauvre;

c'est un instant: on n'est pas belle encore, et puis bientôt on ne l'est

plus. Je le serai peut-être, qui sait? si je peux ne pas me fatiguer

trop, avoir du sommeil, et ne pas trop souffrir de la faim.


--Consuelo, nous ne nous quitterons pas; bientôt je serai riche, et tu

ne manqueras de rien. Tu pourras donc être belle à ton aise.


--À la bonne heure. Que Dieu fasse le reste!


--Mais tout cela ne conclut à rien pour le présent, et il s'agit de

savoir si le comte te trouvera assez belle pour paraître au théâtre.


--Maudit comte! pourvu qu'il ne fasse pas trop le difficile!


--D'abord, tu n'es pas laide.


--Non, je ne suis pas laide. J'ai entendu, il n'y a pas longtemps, le

verrotier qui demeure ici en face, dire à sa femme: Sais-tu que la

Consuelo n'est pas vilaine? Elle a une belle taille, et quand elle rit,

elle vous met tout le coeur en joie; et quand elle chante, elle paraît

jolie.


--Et qu'est-ce que la femme du verrotier a répondu?


--Elle a répondu: Qu'est-ce que cela te fait, imbécile? Songe à ton

ouvrage; est-ce qu'un homme marié doit regarder les jeunes filles?


--Paraissait-elle fâchée?


--Bien fâchée.


--C'est bon signe. Elle sentait que son mari ne se trompait pas. Et puis

encore?


--Et puis encore, la comtesse Mocenigo, qui me donne de l'ouvrage, et

qui s'est toujours intéressée à moi, a dit la semaine dernière au

docteur Ancillo, qui était chez elle au moment où j'entrais: Regardez

donc, monsieur le docteur, comme cette _zitella_ a grandi, et comme elle

est devenue blanche et bien faite!


--Et qu'a répondu le docteur?


--Il a répondu: C'est vrai, Madame, par Bacchus! Je ne l'aurais pas

reconnue; elle est de la nature des flegmatiques, qui blanchissent en

prenant un peu d'embonpoint. Ce sera une belle fille, vous verrez cela.


--Et puis encore?


--Et puis encore la supérieure de Santa-Chiara, qui me fait faire des

broderies pour ses autels, et qui a dit à une de ses soeurs: Tenez,

voyez si ce que je vous disais n'est pas vrai? La Consuelo ressemble à

notre sainte Cécile. Toutes les fois que je fais ma prière devant cette

image, je ne peux m'empêcher de penser à cette petite; et alors je prie

pour elle, afin qu'elle ne tombe pas dans le péché, et qu'elle ne chante

jamais que pour l'église.


--Et qu'a répondu la soeur?


--La soeur a répondu: C'est vrai, ma mère; c'est tout à fait vrai. Et

moi j'ai été bien vite dans leur église, et j'ai regardé la sainte

Cécile qui est d'un grand maître, et qui est belle, bien belle!


--Et qui te ressemble?


--Un peu.


--Et tu ne m'as jamais dit cela?


--Je n'y ai pas pensé.


--Chère Consuelo, tu es donc belle?


--Je ne crois pas; mais je ne suis plus si laide qu'on le disait. Ce

qu'il y a de sûr, c'est qu'on ne me le dit plus. Il est vrai que c'est

peut-être parce qu'on s'imagine que cela me ferait de la peine à

présent.


--Voyons, Consuelina, regarde-moi bien. Tu as les plus beaux yeux du

monde, d'abord!


--Mais la bouche est grande, dit Consuelo en riant et en prenant un

petit morceau de miroir cassé qui lui servait de _psyché_, pour se

regarder.


--Elle n'est pas petite; mais quelles belles dents! reprit Anzoleto; ce

sont des perles fines, et tu les montres toutes quand tu ris.


--En ce cas tu me diras quelque chose qui me fasse rire, quand nous

serons devant le comte.


--Tu as des cheveux magnifiques, Consuelo.


--Pour cela oui! Veux-tu les voir?» Elle détacha ses épingles, et laissa

tomber jusqu'à terre un torrent de cheveux noirs, où le soleil brilla

comme dans une glace.


«Et tu as la poitrine large, la ceinture fine, les épaules ... ah! bien

belles, Consuelo! Pourquoi me les caches-tu? Je ne demande à voir que ce

qu'il faudra bien que tu montres au public.


--J'ai le pied assez petit, dit Consuelo pour détourner la

conversation;» et elle montra un véritable petit pied andaloux, beauté à

peu près inconnue à Venise.


«La main est charmante aussi, dit Anzoleto en baisant, pour la première

fois, la main que jusque là il avait serrée amicalement comme celle d'un

camarade. Laisse-moi voir tes bras.


--Tu les as vus cent fois, dit-elle en ôtant ses mitaines.


--Non, je ne les avais jamais vus, dit Anzoleto que cet examen innocent

et dangereux commençait à agiter singulièrement.»


Et il retomba dans le silence, couvant du regard cette jeune fille que

chaque coup d'oeil embellissait et transformait à ses yeux.


Peut-être n'était-ce pas tout à fait qu'il eût été aveugle jusqu'alors;

car peut-être était-ce la première fois que Consuelo dépouillait, sans

le savoir, cet air insouciant qu'une parfaite régularité de lignes peut

seule faire accepter. En cet instant, émue encore d'une vive atteinte

portée à son coeur, redevenue naïve et confiante, mais conservant un

imperceptible embarras qui n'était pas l'éveil de la coquetterie, mais

celui de la pudeur sentie et comprise, son teint avait une pâleur

transparente, et ses yeux un éclat pur et serein qui la faisaient

ressembler certainement à la sainte Cécile des nones de Santa-Chiara.


Anzoleto n'en pouvait plus détacher ses yeux. Le soleil s'était couché;

la nuit se faisait vite dans cette grande chambre éclairée d'une seule

petite fenêtre; et dans cette demi-teinte, qui embellissait encore

Consuelo, semblait nager autour d'elle un fluide d'insaisissables

voluptés. Anzoleto eut un instant la pensée de s'abandonner aux désirs

qui s'éveillaient en lui avec une impétuosité toute nouvelle, et à cet

entraînement se joignait par éclairs une froide réflexion. Il songeait à

expérimenter, par l'ardeur de ses transports, si la beauté de Consuelo

aurait autant de puissance sur lui que celle des autres femmes réputées

belles qu'il avait possédées. Mais il n'osa pas se livrer à ces

tentations indignes de celle qui les inspirait. Insensiblement son

émotion devint plus profonde, et la crainte d'en perdre les étranges

délices lui fit désirer de la prolonger.


Tout à coup, Consuelo, ne pouvant plus supporter son embarras se leva,

et faisant un effort sur elle-même pour revenir à leur enjouement, se

mit à marcher dans la chambre, en faisant de grands gestes de tragédie,

et en chantant d'une manière un peu outrée plusieurs phrases de drame

lyrique, comme si elle fût entrée en scène.


«Eh bien, c'est magnifique! s'écria Anzoleto ravi de surprise en la

voyant capable d'un charlatanisme qu'elle ne lui avait jamais montré.


--Ce n'est pas magnifique, dit Consuelo en se rasseyant; et j'espère que

c'est pour rire que tu dis cela?


--Ce serait magnifique à la scène. Je t'assure qu'il n'y aurait rien de

trop. Corilla en crèverait de jalousie; car c'est tout aussi frappant

que ce qu'elle fait dans les moments où on l'applaudit à tout rompre.


--Mon cher Anzoleto, répondit Consuelo, je ne voudrais pas que la

Corilla crevât de jalousie pour de semblables jongleries, et si le

public m'applaudissait parce que je sais la singer, je ne voudrais plus

reparaître devant lui.


--Tu feras donc mieux encore?


--Je l'espère, ou bien je ne m'en mêlerai pas.


--Eh bien, comment feras-tu?


--Je n'en sais rien encore.


--Essaie.


--Non; car tout cela, c'est un rêve, et avant que l'on ait décidé si je

suis laide ou non, il ne faut pas que nous fassions tant de beaux

projets. Peut-être que nous sommes fous dans ce moment, et que, comme

l'a dit M. le comte, la Consuelo est affreuse.»


Cette dernière hypothèse rendit à Anzoleto la force de s'en aller.





IX.



A cette époque de sa vie, à peu près inconnue des biographes, un des

meilleurs compositeurs de l'Italie et le plus grand professeur de chant

du dix-huitième siècle, l'élève de Scarlatti, le maître de Hasse, de

Farinelli, de Cafarelli, de la Mingotti, de Salimbini, de Hubert (dit le

_Porporino_), de la Gabrielli, de la Molteni, en un mot le père de la

plus célèbre école de chant de son temps, Nicolas Porpora, languissait

obscurément à Venise, dans un état voisin de la misère et du désespoir.

Il avait dirigé cependant naguère, dans cette même ville, le

Conservatoire de l'_Ospedaletto_, et cette période de sa vie avait été

brillante. Il y avait écrit et fait chanter ses meilleurs opéras, ses

plus belles cantates, et ses principaux ouvrages de musique d'église.

Appelé à Vienne en 1728, il y avait conquis, après quelque combat, la

faveur de l'empereur Charles VI. Favorisé aussi à la cour de Saxe[1],

Porpora avait été appelé ensuite à Londres, où il avait eu la gloire de

rivaliser pendant neuf ou dix ans avec Handel, le maître des maîtres,

dont l'étoile pâlissait à cette époque. Mais le génie de ce dernier

l'avait emporté enfin, et le Porpora, blessé dans son orgueil ainsi que

maltraité dans sa fortune, était revenu à Venise reprendre sans bruit et

non sans peine la direction d'un autre conservatoire. Il y écrivait

encore des opéras: mais c'est avec peine qu'il les faisait représenter;

et le dernier, bien que composé à Venise, fut joué à Londres où il n'eut

point de succès. Son génie avait reçu ces profondes atteintes dont la

fortune et la gloire eussent pu le relever; mais l'ingratitude de Hasse,

de Farinelli, et de Cafarelli, qui l'abandonnèrent de plus en plus,

acheva de briser son coeur, d'aigrir son caractère et d'empoisonner sa

vieillesse. On sait qu'il est mort misérable et désolé, dans sa

quatre-vingtième année, à Naples.


[1 Il donna des leçons de chant et de composition à la princesse

électorale de Saxe, qui fut depuis, en France, la _Grande Dauphine_,

mère de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X.]


A l'époque où le comte Zustiniani, prévoyant et désirant presque la

défection de Corilla, cherchait à remplacer cette cantatrice, le Porpora

était en proie à de violents accès d'humeur atrabilaire, et son dépit

n'était pas toujours mal fondé; car si l'on aimait et si l'on chantait à

Venise la musique de Jomelli, de Lotti, de Carissimi, de Gasparini, et

d'autres excellents maîtres, on y prisait sans discernement la musique

bouffe de Cocchi, del Buini, de Salvator Apollini, et d'autres

compositeurs plus ou moins indigènes, dont le style commun et facile

flattait le goût des esprits médiocres. Les opéras de Hasse ne pouvaient

plaire à son maître, justement irrité. Le respectable et malheureux

Porpora, fermant son coeur et ses oreilles à la musique des modernes,

cherchait donc à les écraser sous la gloire et l'autorité des anciens.

Il étendait sa réprobation trop sévère jusque sur les gracieuses

compositions de Galoppi, et jusque sur les originales fantaisies du

Chiozzetto, le compositeur populaire de Venise. Enfin il ne fallait plus

lui parler que du père Martini, de Durante, de Monteverde, de

Palestrina; j'ignore si Marcello et Leo trouvaient grâce devant lui. Ce

fut donc froidement et tristement qu'il reçut les premières ouvertures

du comte Zustiniani concernant son élève inconnue, la pauvre Consuelo,

dont il désirait pourtant le bonheur et la gloire; car il était trop

expérimenté dans le professorat pour ne pas savoir tout ce qu'elle

valait, tout ce qu'elle méritait. Mais à l'idée de voir profaner ce

talent si pur et si fortement nourri de la manne sacrée des vieux

maîtres, il baissa la tête d'un air consterné, et répondit au comte:


«Prenez-la donc, cette âme sans tache, cette intelligence sans

souillure; jetez-la aux chiens, et livrez-la aux bêtes, puisque telle

est la destinée du génie au temps où nous sommes.»


Cette douleur à la fois sérieuse et comique donna au comte une idée du

mérite de l'élève, par le prix qu'un maître si rigide y attachait.


«Eh quoi, mon cher maestro, s'écria-t-il, est-ce là en effet votre

opinion? La Consuelo est-elle un être aussi extraordinaire, aussi divin?


--Vous l'entendrez, dit le Porpora d'un air résigné; et il répéta: C'est

sa destinée!»


Cependant le comte vint à bout de relever les esprits abattus du maître,

en lui faisant espérer une réforme sérieuse dans le choix des opéras

qu'il mettrait au répertoire de son théâtre. Il lui promit l'exclusion

des mauvais ouvrages, aussitôt qu'il aurait expulsé la Corilla, sur le

caprice de laquelle il rejeta leur admission et leur succès. Il fit même

entendre adroitement qu'il serait très sobre de Hasse, et déclara que si

le Porpora voulait écrire un opéra pour Consuelo, le jour où l'élève

couvrirait son maître d'une double gloire en exprimant sa pensée dans le

style qui lui convenait, ce jour serait celui du triomphe lyrique de San

Samuel et le plus beau de la vie du comte.


Le Porpora, vaincu, commença donc à se radoucir, et à désirer

secrètement le début de son élève autant qu'il l'avait redouté jusque

là, craignant de donner avec elle une nouvelle vogue aux ouvrages de son

rival. Mais comme le comte lui exprimait ses inquiétudes sur la figure

de Consuelo, il refusa de la lui faire entendre en particulier et à

l'improviste.


«Je ne vous dirai point, répondait-il à ses questions et à ses

instances, que ce soit une beauté. Une fille aussi pauvrement vêtue, et

timide comme doit l'être, en présence d'un seigneur et d'un juge de

votre sorte, un enfant du peuple qui n'a jamais été l'objet de la

moindre attention, ne saurait se passer d'un peu de toilette et de

préparation. Et puis la Consuelo est de celles que l'expression du génie

rehausse extraordinairement. Il faut la voir et l'entendre en même

temps. Laissez-moi faire: si vous n'en êtes pas content, vous me la

laisserez, et je trouverai bien moyen d'en faire une bonne religieuse,

qui fera la gloire de l'école, en formant des élèves sous sa direction.»


Tel était en effet l'avenir que jusque là le Porpora avait rêvé pour

Consuelo.


Quand il revit son élève, il lui annonça qu'elle aurait à être entendue

et jugée par le comte. Mais comme elle lui eprima naïvement sa crainte

d'être trouvée laide, il lui fit croire qu'elle ne serait point vue, et

qu'elle chanterait derrière la tribune grillée de l'orgue, le comte

assistant à l'office dans l'église. Seulement il lui recommanda de

s'habiller décemment, parce qu'elle aurait à être présentée ensuite à ce

seigneur; et, bien qu'il fût pauvre aussi, le noble maître, il lui donna

quelque argent à cet effet. Consuelo, tout interdite, tout agitée,

occupée pour la première fois du soin de sa personne, prépara donc à la

hâte sa toilette et sa voix; elle essaya vite la dernière, et la

trouvant si fraîche, si forte, si souple, elle répéta plus d'une fois à

Anzoleto, qui l'écoutait avec émotion et ravissement: «Hélas! pourquoi

faut-il donc quelque chose de plus à une cantatrice que de savoir

chanter?»





X.



La veille du jour solennel, Anzoleto trouva la porte de Consuelo fermée

au verrou, et, après qu'il eut attendu presque un quart d'heure sur

l'escalier, il fut admis enfin à voir son amie revêtue de sa toilette de

fête, dont elle avait voulu faire l'épreuve devant lui. Elle avait une

jolie robe de toile de Perse à grandes fleurs, un fichu de dentelles, et

de la poudre. Elle était si changée ainsi, qu'Anzoleto resta quelques

instants incertain, ne sachant si elle avait gagné ou perdu à cette

transformation. L'irrésolution que Consuelo lut dans ses yeux fut pour

elle un coup de poignard.


«Ah! tiens, s'écria-t-elle, je vois bien que je ne te plais pas ainsi. A

qui donc semblerai-je supportable, si celui qui m'aime n'éprouve rien

d'agréable en me regardant?


--Attends donc un peu, répondit Anzoleto; d'abord je suis frappé de ta

belle taille dans ce long corsage, et de ton air distingué sous ces

dentelles. Tu portes à merveille les larges plis de ta jupe. Mais je

regrette tes cheveux noirs ... du moins je le crois.... Mais c'est la

tenue du peuple, et il faut que tu sois demain une signora.


--Et pourquoi faut-il que je sois une signora? Moi, je hais cette poudre

qui affadit, et qui vieillit les plus belles. J'ai l'air empruntée sous

ces falbalas; en un mot, je me déplais ainsi, et je vois que tu es de

mon avis. Tiens, j'ai été ce matin à la répétition, et j'ai vu la

Clorinda qui essayait aussi une robe neuve. Elle était si pimpante, si

brave, si belle (oh! celle-là est heureuse, et il ne faut pas la

regarder deux fois pour s'assurer de sa beauté), que je me sens effrayée

de paraître à côté d'elle devant le comte.


--Sois tranquille, le comte l'a vue; mais il l'a entendue aussi.


--Et elle a mal chanté?


--Comme elle chante toujours.


--Ah! mon ami, ces rivalités gâtent le coeur. Il y a quelque temps si la

Clorinda, qui est une bonne fille malgré sa vanité, eût fait _fiasco_

devant un juge, je l'aurais plainte du fond de l'âme, j'aurais partagé

sa peine et son humiliation. Et voilà qu'aujourd'hui je me surprends à

m'en réjouir! Lutter, envier, chercher à se détruire mutuellement; et

tout cela pour un homme qu'on n'aime pas, qu'on ne connaît pas! Je me

sens affreusement triste, mon cher amour, et il me semble que je suis

aussi effrayée de l'idée de réussir que de celle d'échouer. Il me semble

que notre bonheur prend fin, et que demain après l'épreuve, quelle

qu'elle soit, je rentrerai dans cette pauvre chambre, tout autre que je

n'y ai vécu jusqu'à présent.


Deux grosses larmes roulèrent sur les joues de Consuelo.


«Eh bien, tu vas pleurer, à présent? s'écria Anzoleto. Y songes-tu? tu

vas ternir tes yeux et gonfler tes paupières? Tes yeux, Consuelo! ne va

pas gâter tes yeux, qui sont ce que tu as de plus beau.


--Ou de moins laid! dit-elle en essuyant ses larmes. Allons, quand on se

donne au monde, on n'a même pas le droit de pleurer.»


Son ami s'efforça de la consoler, mais elle fut amèrement triste tout le

reste du jour; et le soir, lorsqu'elle se retrouva seule, elle ôta

soigneusement sa poudre, décrêpa et lissa ses beaux cheveux d'ébène,

essaya une petite robe de soie noire encore fraîche qu'elle mettait

ordinairement le dimanche, et reprit confiance en elle-même en se

retrouvant devant sa glace telle qu'elle se connaissait. Puis elle fit

sa prière avec ferveur, songea à sa mère, s'attendrit, et s'endormit en

pleurant. Lorsque Anzoleto vint la chercher le lendemain pour la

conduire à l'église, il la trouva à son épinette, habillée et peignée

comme tous les dimanches, et repassant son morceau d'épreuve.


«Eh quoi! s'écria-t-il, pas encore coiffée, pas encore parée! L'heure

approche. A quoi songes-tu, Consuelo?


--Mon ami, répondit-elle avec résolution, je suis parée, je suis

coiffée, je suis tranquille. Je veux rester ainsi. Ces belles robes ne

me vont pas. Mes cheveux noirs te plaisent mieux que la poudre. Ce

corsage ne gêne pas ma respiration. Ne me contredis pas: mon parti est

pris. J'ai demandé à Dieu de m'inspirer, et à ma mère de veiller sur ma

conduite. Dieu m'a inspiré d'être modeste et simple. Ma mère est venue

me voir en rêve, et elle m'a dit ce qu'elle me disait toujours:

Occupe-toi de bien chanter, la Providence fera le reste. Je l'ai vue qui

prenait ma belle robe, mes dentelles et mes rubans, et qui les rangeait

dans l'armoire; après quoi, elle a placé ma robe noire et ma mantille de

mousseline blanche sur la chaise à côté de mon lit. Aussitôt que j'ai

été éveillée, j'ai serré la toilette comme elle l'avait fait dans mon

rêve, et j'ai mis la robe noire et la mantille: me voilà prête. Je me

sens du courage depuis que j'ai renoncé à plaire par des moyens dont je

ne sais pas me servir. Tiens, écoute ma voix, tout est là, vois-tu.»


Elle fit un trait.


«Juste ciel! nous sommes perdus! s'écria Anzoleto; ta voix est voilée,

et tes yeux sont rouges. Tu as pleuré hier soir, Consuelo; voilà une

belle affaire! Je te dis que nous sommes perdus, que tu es folle avec

ton caprice de t'habiller de deuil un jour de fête; cela porte malheur

et cela t'enlaidit. Et vite, et vite! reprends ta belle robe, pendant

que j'irai t'acheter du rouge. Tu es pâle comme un spectre.»


Une discussion assez vive s'éleva entre eux à ce sujet. Anzoleto fut un

peu brutal. Le chagrin rentra dans l'âme de la pauvre fille; ses larmes

coulèrent encore. Anzoleto s'en irrita davantage, et, au milieu du

débat, l'heure sonna, l'heure fatale, le quart avant deux heures, juste

le temps de courir à l'église, et d'y arriver en s'essoufflant. Anzoleto

maudit le ciel par un jurement énergique. Consuelo, plus pâle et plus

tremblante que l'étoile du matin qui se mire au sein des lagunes, se

regarda une dernière fois dans sa petite glace brisée: puis se

retournant, elle se jeta impétueusement dans les bras d'Anzoleto.


«O mon ami, s'écria-t-elle, ne me gronde pas, ne me maudis pas.

Embrasse-moi bien fort, au contraire, pour ôter à mes joues cette pâleur

livide. Que ton baiser soit comme le feu de l'autel sur les lèvres

d'Isaïe, et que Dieu ne nous punisse pas d'avoir douté de son secours!»


Alors, elle jeta vivement sa mantille sur sa tête, prit ses cahiers, et,

entraînant son amant consterné, elle courut aux Mendiant, où déjà la

foule était rassemblée pour entendre la belle musique du Porpora.

Anzoleto, plus mort que vif, alla joindre le comte, qui lui avait donné

rendez-vous dans sa tribune; et Consuelo monta à celle de l'orgue, où

les choeurs étaient déjà en rang de bataille et le professeur devant son

pupitre. Consuelo ignorait que la tribune du comte était située de

manière à ce qu'il vît beaucoup moins dans l'église que dans la tribune

de l'orgue, que déjà il avait les yeux sur elle, et qu'il ne perdait pas

un de ses mouvements.


Mais il ne pouvait pas encore distinguer ses traits; car elle

s'agenouilla en arrivant, cacha sa tête dans ses mains, et se mit à

prier avec une dévotion ardente. Mon Dieu, disait-elle du fond de son

coeur, tu sais que je ne te demande point de m'élever au-dessus de mes

rivales pour les abaisser. Tu sais que je ne veux pas me donner au monde

et aux arts profanes pour abandonner ton amour et m'égarer dans les

sentiers du vice. Tu sais que l'orgueil n'enfle pas mon âme, et que

c'est pour vivre avec celui que ma mère m'a permis d'aimer, pour ne m'en

séparer jamais, pour assurer sa joie et son bonheur, que je te demande

de me soutenir et d'ennoblir mon accent et ma pensée quand je chanterai

tes louanges.


Lorsque les premiers accords de l'orchestre appelèrent Consuelo à sa

place, elle se releva lentement; sa mantille tomba sur ses épaules, et

son visage apparut enfin aux spectateurs inquiets et impatients de la

tribune voisine. Mais quelle miraculeuse transformation s'était opérée

dans cette jeune fille tout à l'heure si blême et si abattue, si effarée

par la fatigue et la crainte! Son large front semblait nager dans un

fluide céleste, une molle langueur baignait encore les plans doux et

nobles de sa figure sereine et généreuse. Son regard calme n'exprimait

aucune de ces petites passions qui cherchent et convoitent les succès

ordinaires. II y avait en elle quelque chose de grave, de mystérieux et

de profond, qui commandait le respect et l'attendrissement.


«Courage, ma fille, lui dit le professeur à voix basse; tu vas chanter

la musique d'un grand maître, et ce maître est là qui t'écoute.


--Qui, Marcello? dit Consuelo voyant le professeur déplier les psaumes

de Marcello sur le pupitre.


--Oui, Marcello, répondit le professeur. Chante comme à l'ordinaire,

rien de plus, rien de moins, et ce sera bien.»


En effet, Marcello, alors dans la dernière année de sa vie, était venu

revoir une dernière fois Venise, sa patrie, dont il faisait la gloire

comme compositeur, comme écrivain, et comme magistrat. Il avait été

plein de courtoisie pour le Porpora, qui l'avait prié d'entendre son

école, lui ménageant la surprise de faire chanter d'abord par Consuelo,

qui le possédait parfaitement, son magnifique psaume: _I cieli immensi

narrano_. Aucun morceau n'était mieux approprié à l'espèce d'exaltation

religieuse où se trouvait en ce moment l'âme de cette noble fille.

Aussitôt que les premières paroles de ce chant large et franc brillèrent

devant ses yeux, elle se sentit transportée dans un autre monde.

Oubliant le comte Zustiniani, les regards malveillants de ses rivales,

et jusqu'à Anzoleto, elle ne songea qu'à Dieu et à Marcello, qui se

plaçait dans sa pensée comme un interprète entre elle et ces cieux

splendides dont elle avait à célébrer la gloire. Quel plus beau thème,

en effet, et quelle plus grande idée!



I cieli immensi narrano

Del grande Iddio la gloria;

Il firmamento lucido

All'universo annunzia

Quanto sieno mirabili

Della sua destra le opere.



Un feu divin monta à ses joues, et la flamme sacrée jaillit de ses

grands yeux noirs, lorsqu'elle remplit la voûte de cette voix sans égale

et de cet accent victorieux, pur, vraiment grandiose, qui ne peut sortir

que d'une grande intelligence jointe à un grand coeur. Au bout de

quelques mesures d'audition, un torrent de larmes délicieuses s'échappa

des yeux de Marcello. Le comte, ne pouvant maîtriser son émotion,

s'écria:


«Par tout le sang du Christ, cette femme est belle! C'est sainte Cécile,

sainte Thérèse, sainte Consuelo! c'est la poésie, c'est la musique,

c'est la foi personnifiées!»


Quant à Anzoleto, qui s'était levé et qui ne se soutenait plus sur ses

jambes fléchissantes que grâce à ses mains crispées sur la grille de la

tribune, il retomba suffoqué sur son siège, prêt à s'évanouir et comme

ivre de joie et d'orgueil.


Il fallut tout le respect dû au lieu saint pour que les nombreux

dilettanti et la foule qui remplissait l'église n'éclatassent point en

applaudissements frénétiques, comme s'ils eussent été au théâtre. Le

comte n'eut pas la patience d'attendre la fin des offices pour passer à

l'orgue, et pour exprimer son enthousiasme au Porpora et à Consuelo. Il

fallut que, pendant la psalmodie des officiants, elle allât recevoir,

dans la tribune du comte, les éloges et les remerciements de Marcello.

Elle le trouva encore si ému qu'il pouvait à peine lui parler.


«Ma fille, lui dit-il d'une voix entrecoupée, reçois les actions de

grâce et les bénédictions d'un mourant. Tu viens de me faire oublier en

un instant des années de souffrance mortelle. Il me semble qu'un miracle

s'est opéré en moi, et que ce mal incessant, épouvantable, s'est dissipé

pour toujours au son de ta voix. Si les anges de là-haut chantent comme

toi, j'aspire à quitter la terre pour aller goûter une éternité des

délices que tu viens de me faire connaître. Sois donc bénie, enfant, et

que ton bonheur en ce monde réponde à tes mérites. J'ai entendu la

Faustina, la Romanina, la Cuzzoni, toutes les plus grandes cantatrices

de l'univers; elles ne te vont pas à la cheville. Il t'est réservé de

faire entendre au monde ce que le monde n'a jamais entendu, et de lui

faire sentir ce que nul homme n'a jamais senti.»


La Consuelo, anéantie et comme brisée sous cet éloge magnifique, courba

la tête, mit presque un genou en terre, et sans pouvoir dire un mot,

porta à ses lèvres la main livide de l'illustre moribond; mais en se

relevant, elle laissa tomber sur Anzoleto un regard qui semblait lui

dire: Ingrat, tu ne m'avais pas devinée!





XI.



Durant le reste de l'office, Consuelo déploya une énergie et des

ressources qui répondirent à toutes les objections qu'eût pu faire

encore le comte Zustiniani. Elle conduisit, soutint et anima les

choeurs, faisant tour à tour chaque partie et montrant ainsi l'étendue

prodigieuse et les qualités diverses de sa voix, plus la force

inépuisable de ses poumons, ou pour mieux dire la perfection de sa

science; car qui sait chanter ne se fatigue pas, et Consuelo chantait

avec aussi peu d'effort et de travail que les autres respirent. On

entendait le timbre clair et plein de sa voix par-dessus les cent voix

de ses compagnes, non qu'elle criât comme font les chanteurs sans âme et

sans souffle, mais parce que son timbre était d'une pureté irréprochable

et son accent d'une netteté parfaite. En outre elle sentait et elle

comprenait jusqu'à la moindre intention de la musique qu'elle exprimait.

Elle seule, en un mot, était une musicienne et un maître, au milieu de

ce troupeau d'intelligences vulgaires, de voix fraîches et de volontés

molles. Elle remplissait donc instinctivement et sans ostentation son

rôle de puissance; et tant que les chants durèrent, elle imposa

naturellement sa domination qu'on sentait nécessaire. Après qu'ils

eurent cessé, les choristes lui en firent intérieurement un grief et un

crime; et telle qui, en se sentant faiblir, l'avait interrogée et comme

implorée du regard, s'attribua tous les éloges qui furent donnés en

masse à l'école du Porpora. A ces éloges, le maître souriait sans rien

dire; mais il regardait Consuelo, et Anzoleto comprenait fort bien.


Après le salut et la bénédiction, les choristes prirent part à une

collation friande que leur fit servir le comte dans un des parloirs du

couvent. La grille séparait deux grandes tables en forme de demi-lune,

mises en regard l'une de l'autre; une ouverture, mesurée sur la

dimension d'un immense pâté, était ménagée au centre du grillage pour

faire passer les plats, que le comte présentait lui-même avec grâce aux

principales religieuses et aux élèves. Celles-ci, vêtues en béguines,

venaient par douzaines s'asseoir alternativement aux places vacantes

dans l'intérieur du cloître. La supérieure, assise tout près de la

grille, se trouvait ainsi à la droite du comte placé dans la salle

extérieure. Mais à la gauche de Zustiniani, une place restait vacante;

Marcello, Porpora, le curé de la paroisse, les principaux prêtres qui

avaient officié à la cérémonie, quelques patriciens dilettanti et

administrateurs laïques de la Scuola; enfin le bel Anzoleto, avec son

habit noir et l'épée au côté, remplissaient la table des séculiers. Les

jeunes chanteuses étaient fort animées ordinairement en pareille

occasion; le plaisir de la gourmandise, celui de converser avec des

hommes, l'envie de plaire ou d'être tout au moins remarquées, leur

donnaient beaucoup de babil et de vivacité. Mais ce jour-là le goûter

fut triste et contraint. C'est que le projet du comte avait transpiré

(quel secret peut tourner autour d'un couvent sans s'y infiltrer par

quelque fente?) et que chacune de ces jeunes filles s'était flattée en

secret d'être présentée par le Porpora pour succéder à la Corilla. Le

professeur avait eu même la malice d'encourager les illusions de

quelques-unes, soit pour les disposer à mieux chanter sa musique devant

Marcello, soit pour se venger, par leur dépit futur, de tout celui

qu'elles lui causaient aux leçons. Ce qu'il y a de certain, c'est que la

Clorinda, qui n'était qu'externe à ce conservatoire, avait fait grande

toilette pour ce jour-là, et s'attendait à prendre place à la droite du

comte; mais quand elle vit cette _guenille_ de Consuelo, avec sa petite

robe noire et son air tranquille, cette _laideron_ qu'elle affectait de

mépriser, réputée désormais la seule musicienne et la seule beauté de

l'école, s'asseoir entre le comte et Marcello, elle devint laide de

colère, laide comme Consuelo ne l'avait jamais été, comme le deviendrait

Vénus en personne, agitée par un sentiment bas et méchant. Anzoleto

l'examinait attentivement, et, triomphant de sa victoire, il s'assit

auprès d'elle, et l'accabla de fadeurs railleuses qu'elle n'eût pas

l'esprit de comprendre et qui la consolèrent bientôt. Elle s'imagina

qu'elle se vengeait de sa rivale en fixant l'attention de son fiancé, et

elle n'épargna rien pour l'enivrer de ses charmes. Mais elle était trop

bornée et l'amant de Consuelo avait trop de finesse pour que cette lutte

inégale ne la couvrît pas de ridicule.


Cependant le comte Zustiniani, en causant avec Consuelo, s'émerveillait

de lui trouver autant de tact, de bon sens et de charme dans la

conversation, qu'il lui avait trouvé de talent et de puissance à

l'église. Quoiqu'elle fût absolument dépourvue de coquetterie, elle

avait dans ses manières une franchise enjouée et une bonhomie confiante

qui inspirait je ne sais quelle sympathie soudaine, irrésistible. Quand

le goûter fut fini, il l'engagea à venir prendre le frais du soir, dans

sa gondole avec ses amis. Marcello en fut dispensé, à cause du mauvais

état de sa santé. Mais le Porpora, le comte Barberigo, et plusieurs

autres patriciens acceptèrent. Anzoleto fut admis. Consuelo, qui se

sentait un peu troublée d'être seule avec tant d'hommes, pria tout bas

le comte de vouloir bien inviter la Clorinda, et Zustiniani, qui ne

comprenait pas le badinage d'Anzoleto avec cette pauvre fille, ne fut

pas fâché de le voir occupé d'une autre que de sa fiancée. Ce noble

comte, grâce à la légèreté de son caractère, grâce à sa belle figure, à

son opulence, à son théâtre, et aussi aux moeurs faciles du pays et de

l'époque, ne manquait pas d'une bonne dose de fatuité. Animé, par le vin

dé Grèce et l'enthousiasme musical, impatient de se venger de _sa

perfide_ Corilla, il n'imagina rien de plus naturel que de faire la cour

à Consuelo; et, s'asseyant près d'elle dans la gondole, tandis qu'il

avait arrangé chacun de manière à ce que l'autre couple de jeunes gens se

trouvât à l'extrémité opposée, il commença à couver du regard sa nouvelle

proie d'une façon fort significative. La bonne Consuelo n'y comprit

pourtant rien du tout. Sa candeur et sa loyauté se seraient refusées à

supposer que le protecteur de son ami pût avoir de si méchants desseins;

mais sa modestie habituelle, que n'altérait en rien le triomphe éclatant

de la journée, ne lui permit pas même de croire de tels desseins

possibles. Elle s'obstina à respecter dans son coeur le seigneur illustre

qui l'adoptait avec Anzoleto, et à s'amuser ingénument d'une partie de

plaisir où elle n'entendait pas malice.


Tant de calme et de bonne foi surprirent le comte, au point qu'il resta

incertain si c'était l'abandon joyeux d'une âme sans résistance ou la

stupidité d'une innocence parfaite. A dix-huit ans, cependant, une fille

en sait bien long, en Italie, je veux dire _en savait_, il y a cent ans

surtout, avec un _ami_ comme Anzoleto. Toute vraisemblance était donc en

faveur des espérances du comte. Et cependant, chaque fois qu'il prenait

la main de sa protégée, ou qu'il avançait un bras pour entourer sa

taille, une crainte indéfinissable l'arrêtait aussitôt, et il éprouvait

un sentiment d'incertitude et presque de respect dont il ne pouvait se

rendre compte.


Barberigo trouvait aussi la Consuelo fort séduisante dans sa simplicité;

et il eût volontiers élevé des prétentions du même genre que celle du

comte, s'il n'eût cru fort délicat de sa part de ne pas contrarier les

projets de son ami. «A tout seigneur tout honneur, se disait-il en

voyant nager les yeux de Zustiniani dans une atmosphère d'enivrement

voluptueux. Mon tour viendra plus tard.» En attendant, comme le jeune

Barberigo n'était pas trop habitué à contempler les étoiles dans une

promenade avec des femmes, il se demanda de quel droit ce petit drôle

d'Anzoleto accaparait la blonde Clorinda, et, se rapprochant d'elle, il

essaya de faire comprendre au jeune ténor que son rôle serait plutôt de

prendre la rame que de courtiser la donzelle. Anzoleto n'était pas assez

bien élevé, malgré sa pénétration merveilleuse, pour comprendre au

premier mot. D'ailleurs il était d'un orgueil voisin de l'insolence avec

les patriciens. Il les détestait cordialement, et sa souplesse avec eux

n'était qu'une fourberie pleine de mépris intérieur. Barberigo, voyant

qu'il se faisait un plaisir de le contrarier, s'avisa d'une vengeance

cruelle.


«Parbleu, dit-il bien haut à la Clorinda, voyez donc le succès de votre

amie Consuelo! Où s'arrêtera-t-elle aujourd'hui? Non contente de faire

fureur dans toute la ville par la beauté de son chant, la voilà qui fait

tourner la tête à notre pauvre comte, par le feu de ses oeillades. Il en

deviendra fou, s'il ne l'est déjà, et voilà les affaires de madame

Corilla tout à fait gâtées.


--Oh! il n'y a rien à craindre! répliqua la Clorinda d'un air sournois.

Consuelo est éprise d'Anzoleto, que voici; elle est sa fiancée, ils

brûlent l'un pour l'autre depuis je ne sais combien d'années.


--Je ne sais combien d'années d'amour peuvent être oubliées en un clin

d'oeil, reprit Barberigo, surtout quand les yeux de Zustiniani se mêlent

de décocher le trait mortel. Ne le pensez-vous pas aussi, belle

Clorinda?»


Anzoleto ne supporta pas longtemps ce persiflage. Mille serpents se

glissaient déjà dans son coeur. Jusque là il n'avait eu ni soupçon ni

souci de rien de pareil: il s'était livré en aveugle à la joie de voir

triompher son amie; et c'était autant pour donner à son transport une

contenance, que pour goûter un raffinement de vanité, qu'il s'amusait

depuis deux heures à railler la victime de cette journée enivrante.

Après quelques quolibets échangés avec Barberigo, il feignit de prendre

intérêt à la discussion musicale que le Porpora soutenait sur le milieu

de la barque avec les autres promeneurs; et, s'éloignant peu à peu d'une

place qu'il n'avait plus envie de disputer, il se glissa dans l'ombre

jusqu'à la proue. Dès le premier essai qu'il fit pour rompre le

tête-à-tête du comte avec sa fiancée, il vit bien que Zustiniani goûtait

peu cette diversion; car il lui répondit avec froideur et même avec

sécheresse. Enfin, après plusieurs questions oiseuses mal accueillies,

il lui fut conseillé d'aller écouter les choses profondes et savantes

que le grand Porpora disait sur le contre-point.


«Le grand Porpora n'est pas mon maître, répondit Anzoleto d'un ton badin

qui dissimulait sa rage intérieure aussi bien que possible; il est celui

de Consuelo; et s'il plaisait à votre chère et bien-aimée seigneurie,

ajouta-t-il tout bas en se courbant auprès du comte d'un air insinuant

et caressant, que ma pauvre Consuelo ne prît pas d'autres leçons que

celles de son vieux professeur ...


--Cher et bien-aimé Zoto, répondit le comte d'un ton caressant, plein

d'une malice profonde, j'ai un mot à vous dire à l'oreille;» et, se

penchant vers lui, il ajouta: «Votre fiancée a dû recevoir de vous des

leçons de vertu qui la rendront invulnérable! Mais si j'avais quelque

prétention à lui en donner d'autres, j'aurais le droit de l'essayer au

moins pendant une soirée.»


Anzoleto se sentit froid de la tête aux pieds.


«Votre gracieuse seigneurie daignera-t-elle s'expliquer? dit-il d'une

voix étouffée.


--Ce sera bientôt fait, mon gracieux ami, répondit le comte d'une voix

claire: _gondole pour gondole_.»


Anzoleto fut terrifié en voyant que le comte avait découvert son

tête-à-tête avec la Corilla. Cette folle et audacieuse fille s'en était

vantée à Zustiniani dans une terrible querelle fort violente qu'ils

avaient eue ensemble. Le coupable essaya vainement de faire l'étonné.


«Allez donc écouter ce que dit le Porpora sur les principes de l'école

napolitaine, reprit le comte. Vous viendrez me le répéter, cela

m'intéresse beaucoup.


--Je m'en aperçois, excellence, répondit Anzoleto furieux et prêt à se

perdre.


--Eh bien! tu n'y vas pas? dit l'innocente Consuelo, étonnée de son

hésitation. J'y vais, moi, seigneur comte. Vous verrez que je suis votre

servante.» Et avant que le comte pût la retenir, elle avait franchi d'un

bond léger la banquette qui la séparait de son vieux maître, et s'était

assise sur ses talons à côté de lui.


Le comte, voyant que ses affaires n'étaient pas fort avancées auprès

d'elle, jugea nécessaire de dissimuler.


«Anzoleto, dit-il en souriant et en tirant l'oreille de son protégé un

peu fort, ici se bornera ma vengeance. Elle n'a pas été aussi loin à

beaucoup près que votre délit. Mais aussi je ne fais pas de comparaison

entre le plaisir d'entretenir honnêtement votre maîtresse un quart

d'heure en présence de dix personnes, et celui que vous avez goûté tête

à tête avec la mienne dans une gondole bien fermée.


--Seigneur comte, s'écria Anzoleto, violemment agité, je proteste sur

mon honneur....


--Où est-il, votre honneur? reprit le comte, est-il dans votre oreille

gauche?» Et en même temps il menaçait cette malheureuse oreille d'une

leçon pareille à celle que l'autre venait de recevoir.


«Accordez-vous donc assez peu de finesse à votre protégé, dit Anzoleto,

reprenant sa présence d'esprit, pour ne pas savoir qu'il n'aurait jamais

commis une pareille balourdise?


--Commise ou non, répondit sèchement le comte, c'est la chose du monde

la plus indifférente pour moi en ce moment.» Et il alla s'asseoir auprès

de Consuelo.





XII.



La dissertation musicale se prolongea jusque dans le salon du palais

Zustiniani, où l'on rentra vers minuit pour prendre le chocolat et les

sorbets. Du technique de l'art on était passé au style, aux idées, aux

formes anciennes et modernes, enfin à l'expression, et de là aux

artistes, et à leurs différentes manières de sentir et d'exprimer. Le

Porpora parlait avec admiration de son maître Scarlatti, le premier qui

eût imprimé un caractère pathétique aux compositions religieuses. Mais

il s'arrêtait là, et ne voulait pas que la musique sacrée empiétât sur

le domaine du profane en se permettant les ornements, les traits et les

roulades.


«Est-ce donc, lui dit Anzoleto, que votre seigneurie réprouve ces traits

et ces ornements difficiles qui ont cependant fait le succès et la

célébrité de son illustre élève Farinelli?


--Je ne les réprouve qu'à l'église, répondit le maestro. Je les approuve

au théâtre; mais je les veux à leur place, et surtout j'en proscris

l'abus. Je les veux d'un goût pur, sobres, ingénieux, élégants, et, dans

leurs modulations, appropriés non-seulement au sujet qu'on traite, mais

encore au personnage qu'on représente, à la passion qu'on exprime, et à

la situation où se trouve le personnage. Les nymphes et les bergères

peuvent roucouler comme les oiseaux, ou cadencer leurs accents comme le

murmure des fontaines; mais Médée ou Didon ne peuvent que sangloter ou

rugir comme la lionne blessée. La coquette peut charger d'ornements

capricieux et recherchés ses folles cavatines. La Corilla excelle en ce

genre: mais qu'elle veuille exprimer les émotions profondes, les grandes

passions, elle reste au-dessous de son rôle; et c'est en vain qu'elle

s'agite, c'est en vain qu'elle gonfle sa voix et son sein: un trait

déplacé, une roulade absurde, viennent changer en un instant en ridicule

parodie ce sublime qu'elle croyait atteindre. Vous avez tous entendu la

Faustina Pordoni, aujourd'hui madame Hasse. En de certains rôles

appropriés à ses qualités brillantes, elle n'avait, point de rivale.

Mais que la Cuzzoni vînt, avec son sentiment pur et profond, faire

parler la douleur, la prière, ou la tendresse, les larmes qu'elle vous

arrachait effaçaient en un instant de vos coeurs le souvenir de toutes

les merveilles que la Faustina avait prodiguées à vos sens. C'est qu'il

y a le talent de la matière, et le génie de l'âme. Il y a ce qui amuse,

et ce qui émeut; ce qui étonne et ce qui ravit. Je sais fort bien que

les tours de force sont en faveur; mais quant à moi, si je les ai

enseignés à mes élèves comme des accessoires utiles, je suis presque à

m'en repentir, lorsque je vois la plupart d'entre eux en abuser, et

sacrifier le nécessaire au superflu, l'attendrissement durable de

l'auditoire aux cris de surprise et aux trépignements d'un plaisir

fiévreux et passager.»


Personne ne combattait cette conclusion éternellement vraie dans tous

les arts, et qui sera toujours appliquée à leurs diverses manifestations

par les âmes élevées. Cependant le comte, qui était curieux de savoir

comment Consuelo chanterait la musique profane, feignit de contredire un

peu l'austérité des principes du Porpora; mais voyant que la modeste

fille, au lieu de réfuter ses hérésies, tournait toujours ses yeux vers

son vieux maître, comme pour lui demander de répondre victorieusement,

il prit le parti de s'attaquer directement à elle-même, et de lui

demander si elle entendait chanter sur la scène avec autant de sagesse

et de pureté qu'à l'église.


«Je ne crois pas, répondit-elle avec une humilité sincère, que j'y

trouve les même inspirations, et je crains d'y valoir beaucoup moins.


--Cette réponse modeste et spirituelle me rassure, dit le comte, je suis

certain que vous vous inspirerez assez de la présence d'un public

ardent, curieux, un peu gâté, je l'avoue, pour condescendre à étudier

ces difficultés brillantes dont chaque jour il se montre plus avide.


--Étudier! dit le Porpora avec un sourire plein de finesse.


--Étudier! s'écria Anzoleto avec un dédain superbe.


--Oui sans doute, étudier, reprit Consuelo avec sa douceur accoutumée.

Quoique je me sois exercée quelquefois à ce genre de travail, je ne

pense pas encore être capable de rivaliser avec les illustres chanteuses

qui ont paru sur notre scène....


--Tu mens! s'écria Anzoleto tout animé. Monseigneur, elle ment!

faites-lui chanter les airs les plus ornés et les plus difficiles du

répertoire, vous verrez ce qu'elle sait faire.


--Si je ne craignais pas qu'elle fût fatiguée ...» dit le comte, dont les

yeux pétillaient déjà d'impatience et de désir.


Consuelo tourna les siens naïvement vers le Porpora, comme pour prendre

ses ordres.


«Au fait, dit celui-ci, comme elle ne se fatigue pas pour si peu, et

comme nous sommes ici en petite et excellente compagnie, on pourrait

examiner son talent sur toutes les faces. Voyons, seigneur comte,

choisissez un air, et accompagnez-la vous-même au clavecin.


--L'émotion que sa voix et sa présence me causent, répondit Zustiniani,

me feraient faire de fausses notes. Pourquoi pas vous, mon maître?


--Je voudrais la regarder chanter, dit le Porpora; car entre nous soit

dit, je l'ai toujours entendue sans jamais songer à la voir. Il faut que

je sache comment elle se tient, ce qu'elle fait de sa bouche et de ses

yeux. Allons, lève-toi, ma fille; c'est pour moi aussi que l'épreuve va

être tentée.


--Ce sera donc moi qui l'accompagnerai, dit Anzoleto en s'asseyant au

clavecin.


--Vous allez m'intimider trop, mon maître, dit Consuelo à Porpora.


--La timidité n'appartient qu'à la sottise, répondit le maître.

Quiconque se sent pénétré d'un amour vrai pour son art ne peut rien

craindre. Si tu trembles, tu n'as que de la vanité; si tu perds tes

moyens, tu n'en as que de factices; et s'il en est ainsi, je suis là

pour dire tout le premier: La Consuelo n'est bonne à rien!»


Et sans s'inquiéter de l'effet désastreux que pouvaient produire des

encouragements aussi tendres, le professeur mit ses lunettes, arrangea

sa chaise bien en face de son élève, et commença à battre la mesure sur

la queue du clavecin pour donner le vrai mouvement à la ritournelle. On

avait choisi un air brillant, bizarre et difficile, tiré d'un opéra

bouffe de Galuppi, _la Diavolessa_, afin de prendre tout à coup le genre

le plus différent de celui où Consuelo avait triomphé le matin. La jeune

fille avait une si prodigieuse facilité qu'elle était arrivée, presque

sans études, à faire faire, en se jouant, tous les tours de force alors

connus, à sa voix souple et puissante. Le Porpora lui avait recommandé

de faire ces exercices, et, de temps en temps, les lui avait fait

répéter pour s'assurer qu'elle ne les négligeait pas. Mais il n'y avait

jamais donné assez de temps et d'attention pour savoir ce dont

l'étonnante élève était capable en ce genre. Pour se venger de la

rudesse qu'il venait de lui montrer, Consuelo eut l'espièglerie de

surcharger l'air extravagant de _la Diavolessa_ d'une multitude

d'ornements et de traits regardés jusque là comme impossibles, et

qu'elle improvisa aussi tranquillement que si elle les eût notés et

étudiés avec soin. Ces ornements furent si savants de modulations, d'un

caractère si énergique, si infernal, et mêlés, au milieu de leur plus

impétueuse gaîté, d'accents si lugubres, qu'un frisson de terreur vint

traverser l'enthousiasme de l'auditoire, et que le Porpora, se levant

tout à coup, s'écria avec force:


«C'est toi qui es le diable en personne!»


Consuelo finit son air par un crescendo de force qui enleva les cris

d'admiration, tandis qu'elle se rasseyait sur sa chaise en éclatant de

rire.


«Méchante fille! dit le Porpora, tu m'as joué un tour pendable. Tu t'es

moquée de moi. Tu m'as caché la moitié de tes études et de tes

ressources. Je n'avais plus rien à t'enseigner depuis longtemps, et tu

prenais mes leçons par hypocrisie, peut-être pour me ravir tous les

secrets de la composition et de l'enseignement, afin de me surpasser en

toutes choses, et de me faire passer ensuite pour un vieux pédant!


--Mon maître, répondit Consuelo, je n'ai pas fait autre chose qu'imiter

votre malice envers l'empereur Charles. Ne m'avez-vous pas raconté cette

aventure? comme quoi Sa Majesté Impériale n'aimait pas les trilles, et

vous avait fait défense d'en introduire un seul dans votre oratorio, et

comme quoi, ayant scrupuleusement respecté sa défense jusqu'à la fin de

l'oeuvre, vous lui aviez donné un divertissement de bon goût à la fugue

finale en la commençant par quatre trilles ascendantes, répétées ensuite

à l'infini, dans le _stretto_ par toutes les parties? Vous avez fait ce

soir le procès à l'abus des ornements, et puis vous m'avez ordonné d'en

faire. J'en ai fait trop, afin de vous prouver que moi aussi je puis

outrer un travers dont je veux bien me laisser accuser.


--Je te dis que tu es le diable, reprit le Porpora. Maintenant

chante-nous quelque chose d'humain, et chante-le comme tu l'entendras;

car je vois bien que je ne puis plus être ton maître.


--Vous serez toujours mon maître respecté et bien-aimé, s'écria-t-elle

en se jetant à son cou et en le serrant à l'étouffer; c'est à vous que

je dois mon pain et mon instruction depuis dix ans. O mon maître! on dit

que vous avez fait des ingrats: que Dieu me retire à l'instant même

l'amour et la voix, si je porte dans mon coeur le poison de l'orgueil et

de l'ingratitude!»


Le Porpora devint pâle, balbutia quelques mots, et déposa un baiser

paternel sur le front de son élève: mais il y laissa une larme; et

Consuelo, qui n'osa l'essuyer, sentit sécher lentement sur son front

cette larme froide et douloureuse de la vieillesse abandonnée et du

génie malheureux. Elle en ressentit une émotion profonde et comme une

terreur religieuse qui éclipsa toute sa gaîté et éteignit toute sa verve

pour le reste de la soirée. Une heure après, quand on eut épuisé autour

d'elle et pour elle toutes les formules de l'admiration, de la surprise

et du ravissement, sans pouvoir la distraire de sa mélancolie, on lui

demanda un spécimen de son talent dramatique. Elle chanta un grand air

de Jomelli dans l'opéra de _Didon abandonnée_; jamais elle n'avait mieux

senti le besoin d'exhaler sa tristesse; elle fut sublime de pathétique,

de simplicité, de grandeur, et belle de visage plus encore qu'elle ne

l'avait été à l'église. Son teint s'était animé d'un peu de fièvre, ses

yeux lançaient de sombres éclairs; ce n'était plus une sainte, c'était

mieux encore, c'était une femme dévorée d'amour. Le comte, son ami

Barberigo, Anzoleto, tous les auditeurs, et, je crois, le vieux Porpora

lui-même, faillirent en perdre l'esprit. La Clorinda suffoqua de

désespoir. Consuelo, à qui le comte déclara que, dès le lendemain, son

engagement serait dressé et signé, le pria de lui promettre une grâce

secondaire, et de lui engager sa parole à la manière des anciens

chevaliers, sans savoir de quoi il s'agissait. Il le fit, et l'on se

sépara, brisé de cette émotion délicieuse que procurent les grandes

choses, et qu'imposent les grandes intelligences.





XIII.



Pendant que Consuelo avait remporté tous ces triomphes, Anzoleto avait

vécu si complètement en elle, qu'il s'était oublié lui-même. Cependant

lorsque le comte, en les congédiant, signifia l'engagement de sa fiancée

sans lui dire un mot du sien, il remarqua la froideur avec laquelle il

avait été traité par lui, durant ces dernières heures; et la crainte

d'être perdu sans retour dans son esprit empoisonna toute sa joie. Il

lui vint dans la pensée de laisser Consuelo sur l'escalier, au bras du

Porpora, et de courir se jeter aux pieds de son protecteur; mais comme

en cet instant il le haïssait, il faut dire à sa louange qu'il résista à

la tentation de s'aller humilier devant lui. Comme il prenait congé du

Porpora, et se disposait à courir le long du canal avec Consuelo, le

gondolier du comte l'arrêta, et lui dit que, par les ordres de son

maître, la gondole attendait la signora Consuelo pour la reconduire. Une

sueur froide lui vint au front.


«La signora est habituée à cheminer sur ses jambes, répondit-il avec

violence. Elle est fort obligée au comte de ses gracieusetés.


--De quel droit refusez-vous pour elle?» dit le comte qui était sur ses

talons.»


Anzoleto se retourna, et le vit, non la tête nue comme un homme qui

reconduit son monde, mais le manteau sur l'épaule, son épée dans une

main et son chapeau dans l'autre, comme un homme qui va courir les

aventures nocturnes. Anzoleto ressentit un tel accès de fureur qu'il eut

la pensée de lui enfoncer entre les côtes ce couteau mince et affilé

qu'un Vénitien homme du peuple cache toujours dans quelque poche

invisible de son ajustement.


«J'espère, Madame, dit le comte à Consuelo d'un ton ferme, que vous ne

me ferez pas l'affront de refuser ma gondole pour vous reconduire, et le

chagrin de ne pas vous appuyer sur mon bras pour y entrer.»


Consuelo, toujours confiante, et ne devinant rien de ce qui se passait

autour d'elle, accepta, remercia, et abandonnant son joli coude arrondi

à la main du comte, elle sauta dans la gondole sans cérémonie. Alors un

dialogue muet, mais énergique, s'établit entre le comte et Anzoleto. Le

comte avait un pied sur la rive, un pied sur la barque, et de l'oeil

toisait Anzoleto, qui, debout sur la dernière marche du perron, le

toisait aussi, mais d'un air farouche, la main cachée dans sa poitrine,

et serrant le manche de son couteau. Un mouvement de plus vers la

barque, et le comte était perdu. Ce qu'il y eut de plus vénitien dans

cette scène rapide et silencieuse, c'est que les deux rivaux

s'observèrent sans hâter de part ni d'autre une catastrophe imminente.

Le comte n'avait d'autre intention que celle de torturer son rival par

une irrésolution apparente, et il le fit à loisir, quoiqu'il vît fort

bien et comprît encore mieux le geste d'Anzoleto, prêt à le poignarder.

De son côté, Anzoleto eut la force d'attendre sans se trahir

officiellement qu'il plût au comte d'achever sa plaisanterie féroce, ou

de renoncer à la vie. Ceci dura deux minutes qui lui semblèrent un

siècle, et que le comte supporta avec un mépris stoïque; après quoi il

fit une profonde révérence à Consuelo, et se tournant vers son protégé:


«Je vous permets, lui dit-il, de monter aussi dans ma gondole; à

l'avenir vous saurez comment se conduit un galant homme.»


Et il se recula pour faire passer Anzoleto dans sa barque. Puis il donna

aux gondoliers l'ordre de ramer vers la Corte-Minelli, et il resta

debout sur la rive, immobile comme une statue. Il semblait attendre de

pied ferme une nouvelle velléité de meurtre de la part de son rival

humilié.


«Comment donc le comte sait-il où tu demeures? fut le premier mot

qu'Anzoleto adressa à son amie dès qu'ils eurent perdu de vue le palais

Zustiniani.


--Parce que je le lui ai dit, repartit Consuelo.


--Et pourquoi le lui as-tu dit?


--Parce qu'il me l'a demandé.


--Tu ne devines donc pas du tout pourquoi il voulait le savoir?


--Apparemment pour me faire reconduire.


--Tu crois que c'est là tout? Tu crois qu'il ne viendra pas te voir?


--Venir me voir? Quelle folie! Dans une aussi misérable demeure? Ce

serait un excès de politesse de sa part que je ne désire pas du tout.


--Tu fais bien de ne pas le désirer, Consuelo; car un excès de honte

serait peut-être pour toi le résultat de cet excès d'honneur!


--De la honte? Et pourquoi de la honte à moi? Vraiment je ne comprends

rien à tes discours ce soir, cher Anzoleto, et je te trouve singulier de

me parler de choses que je n'entends point, au lieu de me dire la joie

que tu éprouves du succès inespéré et incroyable de notre journée.


--Inespéré, en effet, répondit Anzoleto avec amertume.


--Il me semblait qu'à vêpres, et ce soir pendant qu'on m'applaudissait,

tu étais plus enivré que moi! Tu me regardais avec des yeux si

passionnés, et je goûtais si bien mon bonheur en le voyant reflété sur

ton visage! Mais depuis quelques instants te voilà sombre et bizarre

comme tu l'es quelquefois quand nous manquons de pain ou quand notre

Загрузка...