généalogie des familles bohèmes, hongroises et saxonnes, qu'elle savait

sur le bout de son doigt, depuis celle des rois jusqu'à celle du moindre

gentilhomme.


Quant au comte Albert, son extérieur avait quelque chose d'effrayant et

de solennel pour les autres, comme si chacun de ses gestes eût été un

présage, et chacune de ses paroles une sentence. Par une bizarrerie

inexplicable à quiconque n'était pas initié au secret de la maison, dès

qu'il ouvrait la bouche, ce qui n'arrivait pas toujours une fois par

vingt-quatre heures, tous les regards des parents et des serviteurs se

portaient sur lui; et alors on eût pu lire sur tous les visages une

anxiété profonde, une sollicitude douloureuse et tendre excepté

cependant sur celui de la jeune Amélie, qui n'accueillait pas toujours

ses paroles sans un mélange d'impatience ou de moquerie, et qui, seule,

osait y répondre avec une familiarité dédaigneuse ou enjouée, suivant sa

disposition du moment.


Cette jeune fille, blonde, un peu haute en couleur, vive et bien faite,

était une petite perle de beauté; et quand sa femme de chambre le lui

disait pour la consoler de son ennui: «Hélas! répondait la jeune fille,

je suis une perle enfermée dans ma triste famille comme dans une huître

dont cet affreux château des Géants est l'écaille.» C'est en dire assez

pour faire comprendre au lecteur quel pétulant oiseau renfermait cette

impitoyable cage.


Ce soir-là le silence solennel qui pesait sur la famille,

particulièrement au premier service (car les deux vieux seigneurs, la

chanoinesse et le chapelain avaient une solidité et une régularité

d'appétit qui ne se démentaient en aucune saison de l'année), fut

interrompue par le comte Albert.


«Quel temps affreux!» dit-il avec un profond soupir.


Chacun se regarda avec surprise; car si le temps était devenu sombre et

menaçant, depuis une heure qu'on se tenait dans l'intérieur du château

et que les épais volets de chêne étaient fermés, nul ne pouvait s'en

apercevoir. Un calme profond régnait au dehors comme au dedans, et rien

n'annonçait qu'une tempête dût éclater prochainement.


Cependant nul ne s'avisa de contredire Albert; et Amélie seule se

contenta de hausser les épaules, tandis que le jeu des fourchettes et le

cliquetis de la vaisselle, échangée lentement par les valets,

recommençait après un moment d'interruption et d'inquiétude.


«N'entendez-vous pas le vent qui se déchaîne dans les sapins du

Boehmer-Wald, et la voix du torrent qui monte jusqu'à vous?» reprit

Albert d'une voix plus haute, et avec un regard fixe dirigé vers son

père.


Le comte Christian ne répondit rien. Le baron, qui avait coutume de tout

concilier, répondit, sans quitter des yeux le morceau de venaison qu'il

taillait d'une main athlétique comme il eût fait d'un quartier de

granit:


«En effet, le vent était à la pluie au coucher du soleil, et nous

pourrions bien avoir mauvais temps pour la journée de demain.»


Albert sourit d'un air étrange, et tout redevint morne.


Mais cinq minutes s'étaient à peine écoulées qu'un coup de vent terrible

ébranla les vitraux des immenses croisées, rugit à plusieurs reprises en

battant comme d'un fouet les eaux du fossé, et se perdit dans les

hauteurs de la montagne avec un gémissement si aigu et si plaintif que

tous les visages en pâlirent, à l'exception de celui d'Albert, qui

sourit encore avec la même expression indéfinissable que la première

fois.


«Il y a en ce moment, dit-il, une âme que l'orage pousse vers nous. Vous

feriez bien, monsieur le chapelain, de prier pour ceux qui voyagent dans

nos âpres montagnes sous le coup de la tempête.


--Je prie à toute heure et du fond de mon âme, répondit le chapelain

tout tremblant, pour ceux qui cheminent dans les rudes sentiers de la

vie, sous la tempête des passions humaines.


--Ne lui répondez donc pas, monsieur le chapelain, dit Amélie sans faire

attention aux regards et aux signes qui l'avertissaient de tous côtés de

ne pas donner de suite à cet entretien; vous savez bien que mon cousin

se fait un plaisir de tourmenter les autres en leur parlant par énigmes.

Quant à moi, je ne tiens guère à savoir le mot des siennes.»


Le comte Albert ne parut pas faire plus attention aux dédains de sa

cousine qu'elle ne prétendait en accorder à ses discours bizarres. Il

mit un coude dans son assiette, qui était presque toujours vide et nette

devant lui, et regarda fixement la nappe damassée, dont il semblait

compter les fleurons et les rosaces, bien qu'il fût absorbé dans une

sorte de rêve extatique.





XXIII.



Une tempête furieuse éclata durant le souper; lequel durait toujours

deux heures, ni plus ni moins, même les jours d'abstinence, que l'on

observait religieusement, mais qui ne dégageaient point le comte du joug

de ses habitudes, aussi sacrées pour lui que les ordonnances de l'église

romaine. L'orage était trop fréquent dans ces montagnes, et les immenses

forêts qui couvraient encore leurs flancs à cette époque, donnaient au

bruit du vent et de la foudre des retentissements et des échos trop

connus des hôtes du château, pour qu'un accident de cette nature les

émût énormément. Cependant l'agitation extraordinaire que montrait le

comte Albert se communiqua involontairement à la famille; et le baron,

troublé dans les douceurs de sa réfection, en eût éprouvé quelque

humeur, s'il eût été possible à sa douceur bienveillante de se démentir

un seul instant. Il se contenta de soupirer profondément lorsqu'un

épouvantable éclat de la foudre, survenu à l'entremets, impressionna

l'écuyer tranchant au point de lui faire manquer la _noix_ du jambon de

sanglier qu'il entamait en cet instant.


«C'est une affaire faite! dit-il, en adressant un sourire compatissant

au pauvre écuyer consterné de sa mésaventure.


--Oui, mon oncle, vous avez raison! s'écria le comte Albert d'une voix

forte, et en se levant; c'est une affaire faite. Le _Hussite_ est

abattu; la foudre le consume. Le printemps ne reverdira plus son

feuillage.


--Que veux-tu dire, mon fils? demanda le vieux Christian avec tristesse;

parles-tu du grand chêne de Schreckenstein[1]?


[1 Schreckenstein (_pierre d'épouvante_); plusieurs endroits portent ce

nom dans ces contrées.]


--Oui, mon père, je parle du grand chêne aux branches duquel nous avons

fait pendre, l'autre semaine, plus de vingt moines augustins.


--Il prend les siècles pour des semaines, à présent! dit la chanoinesse

à voix basse en faisant un grand signe de croix. S'il est vrai, mon cher

enfant, ajouta-t-elle plus haut et en s'adressant à son neveu, que vous

ayez vu dans votre rêve une chose réellement arrivée, ou devant arriver

prochainement (comme en effet ce hasard singulier s'est rencontré

plusieurs fois dans votre imagination), ce ne sera pas une grande perte

pour nous que ce vilain chêne à moitié desséché, qui nous rappelle,

ainsi que le rocher qu'il ombrage, de si funestes souvenirs historiques.


--Quant à moi, reprit vivement Amélie, heureuse de trouver enfin une

occasion de dégourdir un peu sa petite langue, je remercierais l'orage

de nous avoir débarrassés du spectacle de cette affreuse potence dont

les branches ressemblent à des ossements, et dont le tronc couvert d'une

mousse rougeâtre paraît toujours suinter du sang. Je ne suis jamais

passée le soir sous son ombre sans frissonner au souffle du vent qui

râle dans son feuillage, comme des soupirs d'agonie, et je recommande

alors mon âme à Dieu tout en doublant le pas et en détournant la tête.


--Amélie, reprit le jeune comte, qui, pour la première fois peut-être,

depuis bien des jours, avait écouté avec attention les paroles de sa

cousine, vous avez bien fait de ne pas rester sous le _Hussite_, comme

je l'ai fait des heures et des nuits entières. Vous eussiez vu et

entendu là des choses qui vous eussent glacée d'effroi, et dont le

souvenir ne se fût jamais effacé de votre mémoire.


--Taisez-vous, s'écria la jeune baronne en tressaillant sur sa chaise

comme pour s'éloigner de la table où s'appuyait Albert, je ne comprends

pas l'insupportable amusement que vous vous donnez de me faire peur,

chaque fois qu'il vous plaît de desserrer les dents.


--Plût au ciel, ma chère Amélie, dit le vieux Christian avec douceur,

que ce fût en effet un amusement pour votre cousin de dire de pareilles

choses!


--Non, mon père, c'est très-sérieusement que je vous parle, reprit le

comte Albert. Le chêne de la _pierre d'épouvante_ est renversé, fendu en

quatre, et vous pouvez demain envoyer les bûcherons pour le dépecer; je

planterai un cyprès à la place, et je l'appellerai non plus le Hussite,

mais le Pénitent; et la pierre d'épouvante, il y a longtemps que vous

eussiez dû la nommer _pierre d'expiation_.


--Assez, assez, mon fils, dit le vieillard avec une angoisse extrême.

Éloignez de vous ces tristes images, et remettez-vous à Dieu du soin de

juger les actions des hommes.


--Les tristes images ont disparu, mon père; elles rentrent dans le néant

avec ces instruments de supplice que le souffle de l'orage et le feu du

ciel viennent de coucher dans la poussière. Je vois, à la place des

squelettes qui pendaient aux branches, des fleurs et des fruits que le

zéphyr balance aux rameaux d'une tige nouvelle. A la place de l'homme

noir qui chaque nuit rallumait le bûcher, je vois une âme toute blanche

et toute céleste qui plane sur ma tète et sur la vôtre. L'orage se

dissipe, ô mes chers parents! Le danger est passé, ceux qui voyagent

sont à l'abri; mon âme est en paix. Le temps de l'expiation touche à sa

fin. Je me sens renaître.


--Puisses-tu dire vrai, ô mon fils bien-aimé! répondit le vieux

Christian d'une voix émue et avec un accent de tendresse profonde;

puisses-tu être délivré des visions et des fantômes qui assiègent ton

repos! Dieu me ferait-il cette grâce, de rendre à mon cher Albert le

repos, l'espérance, et la lumière de la foi!»


Avant que le vieillard eût achevé ces affectueuses paroles, Albert

s'était doucement incliné sur la table, et paraissait tombé subitement

dans un paisible sommeil.


«Qu'est-ce que cela signifie encore? dit la jeune baronne à son père; le

voilà qui s'endort à table? c'est vraiment fort galant!


--Ce sommeil soudain et profond, dit le chapelain en regardant le jeune

homme avec intérêt, est une crise favorable et qui me fait présager,

pour quelque temps du moins, un heureux changement dans sa situation.


--Que personne ne lui parle, dit le comte Christian, et ne cherche à le

tirer de cet assoupissement.


--Seigneur miséricordieux! dit la chanoinesse avec effusion en joignant

les mains, faites que sa prédiction constante se réalise, et que le jour

où il entre dans sa trentième année soit celui de sa guérison

définitive!


--Amen, ajouta le chapelain avec componction. Élevons tous nos coeurs

vers le Dieu de miséricorde; et, en lui rendant grâces de la nourriture

que nous venons de prendre, supplions-le de nous accorder la délivrance

de ce noble enfant, objet de toutes nos sollicitudes.»


On se leva pour réciter _les grâces_, et chacun resta debout pendant

quelques minutes, occupé à prier intérieurement pour le dernier des

Rudolstadt. Le vieux Christian y mit tant de ferveur, que deux grosses

larmes coulèrent sur ses joues flétries.


Le vieillard venait de donner à ses fidèles serviteurs l'ordre

d'emporter son fils dans son appartement, lorsque le baron Frédérick,

ayant cherché naïvement dans sa cervelle par quel acte de dévouement il

pourrait contribuer au bien-être de son cher neveu, dit à son aîné d'un

air de satisfaction enfantine: «Il me vient une bonne idée, frère. Si

ton fils se réveille dans la solitude de son appartement, au milieu de

sa digestion, il peut lui venir encore quelques idées noires, par suite

de quelques mauvais rêves. Fais-le transporter dans le salon, et qu'on

l'asseye sur mon grand fauteuil. C'est le meilleur de la maison pour

dormir. Il y sera mieux que dans son lit; et quand il se réveillera, il

trouvera du moins un bon feu pour égayer ses regards, et des figures

amies pour réjouir son coeur.


--Vous avez raison, mon frère, répondit Christian: on peut en effet le

transporter au salon, et le coucher sur le grand sofa.


--Il est très-pernicieux de dormir étendu après souper, s'écria le

baron. Croyez-moi, frère, je sais cela par expérience. Il faut lui

donner mon fauteuil. Oui, je veux absolument qu'il ait mon fauteuil.»


Christian comprit que refuser l'offre de son frère serait lui faire un

véritable chagrin. On installa donc le jeune comte dans le fauteuil de

cuir du vieux chasseur, sans qu'il s'aperçût en aucune façon du

dérangement, tant son sommeil était voisin de l'état léthargique. Le

baron s'assit tout joyeux et tout fier sur un autre siège, se chauffant

les tibias devant un feu digne des temps antiques, et souriant d'un air

de triomphe chaque fois que le chapelain faisait la remarque que ce

sommeil du comte Albert devait avoir un heureux résultat. Le bonhomme se

promettait de sacrifier sa sieste aussi bien que son fauteuil, et de

s'associer au reste de sa famille pour veiller sur le jeune comte; mais,

au bout d'un quart d'heure, il s'habitua si bien à son nouveau siège,

qu'il se mit à ronfler sur un ton à couvrir les derniers grondements du

tonnerre, qui se perdaient par degrés dans l'éloignement.


Le bruit de la grosse cloche du château (celle qu'on ne sonnait que pour

les visites extraordinaires) se fit tout à coup entendre, et le vieux

Hanz, le doyen des serviteurs de la maison, entra peu après, tenant une

grande lettre qu'il présenta au comte Christian, sans dire une seule

parole. Puis il sortit pour attendre dans la salle voisine les ordres de

son maître; Christian ouvrit la lettre, et, ayant jeté les yeux sur la

signature, présenta ce papier à la jeune baronne en la priant de lui en

faire la lecture. Amélie, curieuse et empressée, s'approcha d'une

bougie, et lut tout haut ce qui suit:


«Illustre et bien-aimé seigneur comte,»


«Votre excellence me fait l'honneur de me demander un service. C'est

m'en rendre un plus grand encore que tous ceux que j'ai reçus d'elle, et

dont mon coeur chérit et conserve le souvenir. Malgré mon empressement à

exécuter ses ordres révérés, je n'espérais pas, cependant, trouver la

personne qu'elle me demande aussi promptement et aussi convenablement

que je désirais le faire. Mais des circonstances favorables venant à

coïncider d'une manière imprévue avec les désirs de votre seigneurie, je

m'empresse de lui envoyer une jeune personne qui remplit une partie des

conditions imposées. Elle ne les remplit cependant pas toutes. Aussi, je

ne l'envoie que provisoirement, et pour donner à votre illustre et

aimable nièce le loisir d'attendre sans trop d'impatience un résultat

plus complet de mes recherches et de mes démarches.»


«La personne qui aura l'honneur de vous remettre cette lettre est mon

élève, et ma fille adoptive en quelque sorte; elle sera, ainsi que le

désire l'aimable baronne Amélie, à la fois une demoiselle de compagnie

obligeante, et gracieuse, et une institutrice savante dans la musique.

Elle n'a point, du reste, l'instruction que vous réclamez d'une

gouvernante. Elle parle facilement plusieurs langues; mais elle ne les

sait peut-être pas assez correctement pour les enseigner. Elle possède à

fond la musique, et chante remarquablement bien. Vous serez satisfait de

son talent, de sa voix et de son maintien. Vous ne le serez pas moins de

la douceur et de la dignité de son caractère, et vos seigneuries

pourront l'admettre dans leur intimité sans crainte de lui voir jamais

commettre une inconvenance, ni donner la preuve d'un mauvais sentiment.

Elle désire être libre dans la mesure de ses devoirs envers votre noble

famille, et ne point recevoir d'honoraires. En un mot, ce n'est ni une

_duègne_ ni une _suivante_ que j'adresse à l'aimable baronne, mais une

_compagne_ et une _amie_, ainsi qu'elle m'a fait l'honneur de me le

demander dans le gracieux post-scriptum ajouté de sa belle main à la

lettre de votre excellence.»


«Le seigneur Corner, nommé à l'ambassade d'Autriche, attend l'ordre de

son départ. Mais il est à peu près certain que cet ordre n'arrivera pas

avant deux mois. La signora Corner, sa digne épouse et ma généreuse

élève, veut m'emmener, à Vienne, où, selon elle, ma carrière doit

prendre une face plus heureuse. Sans croire à un meilleur avenir, je

cède à ses offres bienveillantes, avide que je suis de quitter l'ingrate

Venise où je n'ai éprouvé que déceptions, affronts et revers de tous

genres. Il me tarde de revoir la noble Allemagne, où j'ai connu des

jours plus heureux et plus doux, et les amis vénérables que j'y ai

laissés. Votre seigneurie sait bien qu'elle occupe une des premières

places dans les souvenirs de ce vieux coeur froissé, mais non refroidi,

qu'elle a rempli d'une éternelle affection et d'une profonde gratitude.

C'est donc à vous, seigneur illustrissime, que je recommande et confie

ma fille adoptive, vous demandant pour elle hospitalité, protection et

bénédiction. Elle saura reconnaître vos bontés par son zèle à se rendre

utile et agréable à la jeune baronne. Dans trois mois au plus j'irai la

reprendre, et vous présenter à sa place une institutrice qui pourra

contracter avec votre illustre famille de plus longs engagements.»


«En attendant ce jour fortuné où je presserai dans mes mains la main du

meilleur des hommes, j'ose me dire, avec respect et fierté, le plus

humble des serviteurs et le plus dévoué des amis de votre excellence

_chiarissima, stimatissima, illustrissima_, etc.»



«NICOLAS PORPORA.

Maître de chapelle, compositeur et professeur de chant,

«Venise, le...., 17..»




Amélie sauta de joie en achevant cette lettre, tandis que le vieux comte

répétait à plusieurs reprises avec attendrissement: «Digne Porpora,

excellent ami, homme respectable!


--Certainement, certainement, dit la chanoinesse Wenceslawa, partagée

entre la crainte de voir les habitudes de la famille dérangées par

l'arrivée d'une étrangère, et le désir d'exercer noblement les devoirs

de l'hospitalité: il faudra la bien recevoir, la bien traiter ... Pourvu

qu'elle ne s'ennuie pas ici!...


--Mais, mon oncle, où donc est ma future amie, ma précieuse maîtresse?

s'écria la jeune baronne sans écouter les réflexions de sa tante. Sans

doute elle va arriver bientôt en personne?... Je l'attends avec une

impatience ...»


Le comte Christian sonna. «Hanz, dit-il au vieux serviteur, par qui

cette lettre vous a-t-elle été remise?


--Par une dame, monseigneur maître.


--Elle est déjà ici? s'écria Amélie. Où donc, où donc?


--Dans sa chaise de poste, à l'entrée du pont-levis.


--Et vous l'avez laissée se morfondre à la porte du château, au lieu de

l'introduire tout de suite au salon?


--Oui, madame la baronne, j'ai pris la lettre; j'ai défendu au postillon

de mettre le pied hors de l'étrier, ni de quitter ses rênes. J'ai fait

relever le pont derrière moi, et j'ai remis la lettre à monseigneur

maître.


--Mais c'est absurde, impardonnable, de faire attendre ainsi par le

mauvais temps les hôtes qui nous arrivent! Ne dirait-on pas que nous

sommes dans une forteresse, et que tous les gens qui en approchent sont

des ennemis! Courez donc, Hanz!»


Hanz resta, immobile comme une statue. Ses yeux seuls exprimaient le

regret de ne pouvoir obéir aux désirs de sa jeune maîtresse; mais un

boulet de canon passant sur sa tête n'eût pas dérangé d'une ligne

l'attitude impassible dans laquelle il attendait les ordres souverains

de son vieux maître.


«Le fidèle Hanz ne connaît que son devoir et sa consigne, ma chère

enfant, dit enfin le comte Christian avec une lenteur qui fit bouillir

le sang de la baronne. Maintenant, Hanz, allez faire ouvrir la grille et

baisser le pont. Que tout le monde aille avec des flambeaux recevoir la

voyageuse; qu'elle soit ici la bienvenue!»


Hanz ne montra pas la moindre surprise d'avoir à introduire d'emblée une

inconnue dans cette maison, où les parents les plus proches et les amis

les plus sûrs n'étaient jamais admis sans précautions et sans lenteurs.

La chanoinesse alla donner des ordres pour le souper de l'étrangère.

Amélie voulut courir au pont-levis; mais son oncle, tenant à honneur

d'aller lui-même à la rencontre de son hôtesse, lui offrit son bras; et

force fut à l'impétueuse petite baronne de se traîner majestueusement

jusqu'au péristyle, où déjà la chaise de poste venait de déposer sur les

premières marches l'errante et fugitive Consuelo.





XXIV.



Depuis trois mois que la baronne Amélie s'était mis en tête d'avoir une

compagne, pour l'instruire bien moins que pour dissiper l'ennui de son

isolement, elle avait fait cent fois dans son imagination le portrait de

sa future amie. Connaissant l'humeur chagrine du Porpora, elle avait

craint qu'il ne lui envoyât une gouvernante austère et pédante. Aussi

avait-elle écrit en cachette au professeur pour lui annoncer qu'elle

ferait un très mauvais accueil à toute gouvernante âgée de plus de

vingt-cinq ans, comme s'il n'eût pas suffi qu'elle exprimât son désir à

de vieux parents dont elle était l'idole et la souveraine.


En lisant la réponse du Porpora, elle fut si transportée, qu'elle

improvisa tout d'un trait dans sa tête une nouvelle image de la

musicienne, fille adoptive du professeur, jeune, et Vénitienne surtout,

c'est-à-dire, dans les idées d'Amélie, faite exprès pour elle, à sa

guise et à sa ressemblance.


Elle fut donc un peu déconcertée lorsqu'au lieu de l'espiègle enfant

couleur de rose qu'elle rêvait déjà, elle vit une jeune personne pâle,

mélancolique et très interdite. Car au chagrin profond dont son pauvre

coeur était accablé, et à la fatigue d'un long et rapide voyage, une

impression pénible et presque mortelle était venue se joindre dans l'âme

de Consuelo, au milieu de ces vastes forêts de sapins battues par

l'orage, au sein de cette nuit lugubre traversée de livides éclairs, et

surtout à l'aspect de ce sombre château, où les hurlements de la meute

du baron et la lueur des torches que portaient les serviteurs

répandaient quelque chose de vraiment sinistre. Quel contraste avec le

_firmamento lucido_ de Marcello, le silence harmonieux des nuits de

Venise, la liberté confiante de sa vie passée au sein de l'amour et de

la riante poésie! Lorsque la voiture eut franchi lentement le pont-levis

qui résonna sourdement sous les pieds des chevaux, et que la herse

retomba derrière elle avec un affreux grincement, il lui sembla qu'elle

entrait dans l'enfer du Dante, et saisie de terreur, elle recommanda son

âme à Dieu.


Sa figure était donc bouleversée lorsqu'elle se présenta devant ses

hôtes; et celle du comte Christian venant à la frapper tout d'un coup,

cette longue figure blême, flétrie par l'âge et le chagrin, et ce grand

corps maigre et raide sous son costume antique, elle crut voir le

spectre d'un châtelain du moyen âge; et, prenant tout ce qui l'entourait

pour une vision, elle recula en étouffant un cri d'effroi.


Le vieux comte, n'attribuant son hésitation et sa pâleur qu'à

l'engourdissement de la voiture et à la fatigue du voyage, lui offrit

son bras pour monter le perron, en essayant de lui adresser quelques

paroles d'intérêt et de politesse. Mais le digne homme, outre que la

nature lui avait donné un extérieur froid et réservé, était devenu,

depuis plusieurs années d'une retraite absolue, tellement étranger au

monde, que sa timidité avait redoublé, et que, sous un aspect grave et

sévère au premier abord, il cachait le trouble et la confusion d'un

enfant. L'obligation qu'il s'imposa de parler italien (langue qu'il

avait sue passablement, mais dont il n'avait plus l'habitude) ajoutant à

son embarras, il ne put que balbutier quelques paroles que Consuelo

entendit à peine, et qu'elle prit pour le langage inconnu et mystérieux

des ombres.


Amélie, qui s'était promis de se jeter à son cou pour l'apprivoiser tout

de suite, ne trouva rien à lui dire, ainsi qu'il arrive souvent par

contagion aux natures les plus entreprenantes, lorsque la timidité

d'autrui semble prête à reculer devant leurs prévenances.


Consuelo fut introduite dans la grande salle où l'on avait soupé. Le

comte, partagé entre le désir de lui faire honneur, et la crainte de lui

montrer son fils plongé dans un sommeil léthargique, s'arrêta irrésolu;

et Consuelo, toute tremblante, sentant ses genoux fléchir, se laissa

tomber sur le premier siège qui se trouva auprès d'elle.


«Mon oncle, dit Amélie qui comprenait l'embarras du vieux comte, je

crois que nous ferions bien de recevoir ici la signora. Il y fait plus

chaud que dans le grand salon, et elle doit être transie par ce vent

d'orage si froid dans nos montagnes. Je vois avec chagrin qu'elle tombe

de fatigue, et je suis sûre qu'elle a plus besoin d'un bon souper et

d'un bon sommeil que de toutes nos cérémonies. N'est-il pas vrai, ma

chère signora?» ajouta-t-elle en s'enhardissant jusqu'à presser

doucement de sa jolie main potelée le bras languissant de Consuelo.


Le son de cette voix fraîche qui prononçait l'italien avec une rudesse

allemande très-franche, rassura Consuelo. Elle leva ses yeux voilés par

la crainte sur le joli visage de la jeune baronne, et ce regard échangé

entre elles rompit la glace aussitôt. La voyageuse comprit tout de suite

que c'était là son élève, et que cette charmante tête n'était pas celle

d'un fantôme. Elle répondit à l'étreinte de sa main, confessa qu'elle

était tout étourdie du bruit de la voiture, et que l'orage l'avait

beaucoup effrayée. Elle se prêta à tous les soins qu'Amélie voulut lui

rendre, s'approcha du feu, se laissa débarrasser de son mantelet,

accepta l'offre du souper quoiqu'elle n'eût pas faim le moins du monde,

et, de plus en plus rassurée par l'amabilité croissante de sa jeune

hôtesse, elle retrouva enfin la faculté de voir, d'entendre et de

répondre.


Tandis que les domestiques servaient le souper, la conversation

s'engagea naturellement sur le Porpora. Consuelo fut heureuse d'entendre

le vieux comte parler de lui comme de son ami, de son égal, et presque

de son supérieur. Puis on en revint à parler du voyage de Consuelo, de

la route qu'elle avait tenue, et surtout de l'orage qui avait dû

l'épouvanter.


«Nous sommes habitués, à Venise, répondit Consuelo, à des tempêtes

encore plus soudaines, et beaucoup plus dangereuses; car dans nos

gondoles, en traversant la ville, et jusqu'au seuil de nos maisons, nous

risquons de faire naufrage. L'eau, qui sert de pavé à nos rues, grossit

et s'agite comme les flots de la mer, et pousse nos barques fragiles le

long des murailles avec tant de violence, qu'elles peuvent s'y briser

avant que nous ayons eu le temps d'aborder. Cependant, bien que j'aie vu

de près de semblables accidents et que je ne sois pas très peureuse,

j'ai été plus effrayée ce soir que je ne l'avais été de ma vie, par la

chute d'un grand arbre que la foudre a jeté du haut de la montagne en

travers de la route; les chevaux se sont cabrés tout droits, et le

postillon s'est écrié: _C'est l'arbre du malheur qui tombe; c'est le

Hussite!_ Ne pourriez-vous m'expliquer, _signora baronessa_, ce que cela

signifie?»


Ni le comte ni Amélie ne songèrent à répondre à cette question. Ils

venaient de tressaillir fortement en se regardant l'un l'autre.


«Mon fils ne s'était donc pas trompé! dit le vieillard; étrange,

étrange, en vérité!»


Et, ramené à sa sollicitude pour Albert, il sortit de la salle pour

aller le rejoindre, tandis qu'Amélie murmurait en joignant les mains:


«II y a ici de la magie, et le Diable demeure avec nous!»


Ces bizarres propos ramenèrent Consuelo au sentiment de terreur

superstitieuse qu'elle avait éprouvé en entrant dans la demeure des

Rudolstadt. La subite pâleur d'Amélie, le silence solennel de ces vieux

valets à culottes rouges, à figures cramoisies, toutes semblables,

toutes larges et carrées, avec ces yeux sans regards et sans vie que

donnent l'amour et l'éternité de la servitude; la profondeur de cette

salle, boisée de chêne noir, où la clarté d'un lustre chargé de bougies

ne suffisait pas à dissiper l'obscurité; les cris de l'effraie qui

recommençait sa chasse après l'orage autour du château; les grands

portraits de famille, les énormes têtes de cerf et de sanglier sculptées

en relief sur la boiserie, tout, jusqu'aux moindres circonstances,

réveillait en elle les sinistres émotions qui venaient à peine de se

dissiper. Les réflexions de la jeune baronne n'étaient pas de nature à

la rassurer beaucoup.


«Ma chère signora, disait-elle en s'apprêtant à la servir, il faut vous

préparer à voir ici des choses inouïes, inexplicables, fastidieuses le

plus souvent, effrayantes parfois; de véritables scènes de roman, que

personne ne voudrait croire si vous les racontiez, et que vous serez

engagée sur l'honneur à ensevelir dans un éternel silence.»


Comme la baronne parlait ainsi, la porte s'ouvrit lentement, et la

chanoinesse Wenceslawa, avec sa bosse, sa figure anguleuse et son

costume sévère, rehaussé du grand cordon de son ordre qu'elle ne

quittait jamais, entra de l'air le plus majestueusement affable qu'elle

eût eu depuis le jour mémorable où l'impératrice Marie-Thérèse, au

retour de son voyage en Hongrie, avait fait au château des Géants

l'insigne honneur d'y prendre, avec sa suite, un verre d'hypocras et une

heure de repos. Elle s'avança vers Consuelo, qui surprise et terrifiée,

la regardait d'un oeil hagard sans songer à se lever, lui fit deux

révérences, et, après un discours en allemand qu'elle semblait avoir

appris par coeur longtemps d'avance, tant il était compassé, s'approcha

d'elle pour l'embrasser au front. La pauvre enfant, plus froide qu'un

marbre, crut recevoir le baiser de la mort, et, prête à s'évanouir,

murmura un remerciement inintelligible.


Quand la chanoinesse eut passé dans le salon, car elle voyait bien que

sa présence intimidait la voyageuse plus qu'elle ne l'avait désiré,

Amélie partit d'un grand éclat de rire.


«Vous avez cru, je gage, dit-elle à sa compagne, voir le spectre de la

reine Libussa? Mais tranquillisez-vous. Cette bonne chanoinesse est ma

tante, la plus ennuyeuse et la meilleure des femmes.»


A peine remise de cette émotion, Consuelo entendit craquer derrière elle

de grosses bottes hongroises. Un pas lourd et mesuré ébranla le pavé, et

une figure massive, rouge et carrée au point que celles des gros

serviteurs parurent pâles et fines à côté d'elle, traversa la salle dans

un profond silence, et sortit par la grande porte que les valets lui

ouvrirent respectueusement. Nouveau tressaillement de Consuelo, nouveau

rire d'Amélie.


«Celui-ci, dit-elle, c'est le baron de Rudolstadt, le plus chasseur, le

plus dormeur, et le plus tendre des pères. Il vient d'achever sa sieste

au salon. A neuf heures sonnantes, il se lève de son fauteuil, sans pour

cela se réveiller: il traverse cette salle sans rien voir et sans rien

entendre, monte l'escalier, toujours endormi; se couche sans avoir

conscience de rien, et s'éveille avec le jour, aussi dispos, aussi

alerte, et aussi actif qu'un jeune homme, pour aller préparer ses

chiens, ses chevaux et ses faucons pour la chasse.»


A peine avait-elle fini cette explication, que le chapelain vint à

passer. Celui-là aussi était gros, mais court et blême comme un

lymphatique. La vie contemplative ne convient pas à ces épaisses natures

slaves, et l'embonpoint du saint homme était maladif. Il se contenta de

saluer profondément les deux dames, parla bas à un domestique, et

disparut par le même chemin que le baron avait pris. Aussitôt, le vieux

Hanz et un autre de ces automates que Consuelo ne pouvait distinguer les

uns des autres, tant ils appartenaient au même type robuste et grave, se

dirigèrent vers le salon. Consuelo, ne trouvant plus la force de faire

semblant de manger, se retourna pour les suivre des yeux. Mais avant

qu'ils eussent franchi la porte située derrière elle, une nouvelle

apparition plus saisissante que toutes les autres se présenta sur le

seuil: c'était un jeune homme d'une haute taille et d'une superbe

figure, mais d'une pâleur effrayante. Il était vêtu de noir de la tête

aux pieds, et une riche pelisse de velours garnie de martre était

retenue sur ses épaules par des brandebourgs et des agrafes d'or. Ses

longs cheveux, noirs comme l'ébène, tombaient en désordre sur ses joues

pâles, un peu voilées par une barbe soyeuse qui bouclait naturellement.

Il fit aux serviteurs qui s'étaient avancés à sa rencontre un geste

impératif, qui les força de reculer et les tint immobiles à distance,

comme si son regard les eût fascinés. Puis, se retournant vers le comte

Christian, qui venait derrière lui:


«Je vous assure, mon père, dit-il d'une voix harmonieuse et avec

l'accent le plus noble, que je n'ai jamais été aussi calme. Quelque

chose de grand s'est accompli dans ma destinée, et la paix du ciel est

descendue sur notre maison.


--Que Dieu t'entende, mon enfant!» répondit le vieillard en étendant la

main, comme pour le bénir.


Le jeune homme inclina profondément sa tête sous la main de son père;

puis, se redressant avec une expression douce et sereine, il s'avança

jusqu'au milieu de la salle, sourit faiblement en touchant du bout des

doigts la main que lui tendait Amélie, et regarda fixement Consuelo

pendant quelques secondes. Frappée d'un respect involontaire, Consuelo

le salua en baissant les yeux. Mais il ne lui rendit pas son salut, et

continua à la regarder.


«Cette jeune personne, lui dit la chanoinesse en allemand, c'est celle

que ...»


Mais il l'interrompit par un geste qui semblait dire: Ne me parlez pas,

ne dérangez pas le cours de mes pensées. Puis il se détourna sans donner

le moindre témoignage de surprise ou d'intérêt, et sortit lentement par

la grande porte.


«Il faut, ma chère demoiselle, dit la chanoinesse, que vous excusiez....


--Ma tante, je vous demande pardon de vous interrompre, dit Amélie; mais

vous parlez allemand à la signora qui ne l'entend point.


--Pardonnez-moi, bonne signora, répondit Consuelo en italien; j'ai parlé

beaucoup de langues dans mon enfance, car j'ai beaucoup voyagé; je me

souviens assez de l'allemand pour le comprendre parfaitement. Je n'ose

pas encore essayer de le prononcer; mais si vous voulez me donner

quelques leçons, j'espère m'y remettre dans peu de jours.


--Vraiment, c'est comme moi, repartit la chanoinesse en allemand. Je

comprends tout ce que dit mademoiselle, et cependant je ne saurais

parler sa langue. Puisqu'elle m'entend, je lui dirai que mon neveu vient

de faire, en ne la saluant pas, une impolitesse qu'elle voudra bien

pardonner lorsqu'elle saura que ce jeune homme a été ce soir fortement

indisposé ... et qu'après son évanouissement il était encore si faible,

que sans doute il ne l'a point vue ... N'est-il pas vrai, mon frère?

ajouta la bonne Wenceslawa, toute troublée des mensonges qu'elle venait

de faire, et cherchant son excuse dans les yeux du comte Christian.


--Ma chère soeur, répondit le vieillard, vous êtes généreuse d'excuser

mon fils. La signora voudra bien ne pas trop s'étonner de certaines

choses que nous lui apprendrons demain à coeur ouvert, avec la confiance

que doit nous inspirer la fille adoptive du Porpora, j'espère dire

bientôt l'amie de notre famille.»


C'était l'heure où chacun se retirait, et la maison était soumise à des

habitudes si régulières, que si les deux jeunes filles fussent restées

plus longtemps à table, les serviteurs, comme de véritables machines,

eussent emporté, je crois, leurs sièges et soufflé les bougies sans

tenir compte de leur présence. D'ailleurs il tardait à Consuelo de se

retirer; et Amélie la conduisit à la chambre élégante et confortable

qu'elle lui avait fait réserver tout à côté de la sienne propre.


«J'aurais bien envie de causer avec vous une heure ou deux, lui dit-elle

aussitôt que la chanoinesse, qui avait fait gravement les honneurs de

l'appartement, se fut retirée. Il me tarde de vous mettre au courant de

tout ce qui se passe ici, avant que vous ayez à supporter nos

bizarreries. Mais vous êtes si fatiguée que vous devez désirer avant

tout de vous reposer.


--Qu'à cela ne tienne, signora, répondit Consuelo. J'ai les membres

brisés, il est vrai; mais j'ai la tête si échauffée, que je suis bien

certaine de ne pas dormir de la nuit. Ainsi parlez-moi tant que vous

voudrez; mais à condition que ce sera en allemand, cela me servira de

leçon; car je vois que l'italien n'est pas familier au seigneur comte,

et encore moins à madame la chanoinesse.


--Faisons un accord, dit Amélie. Vous allez vous mettre au lit pour

reposer vos pauvres membres brisés. Pendant ce temps, j'irai passer une

robe de nuit et congédier ma femme de chambre. Je reviendrai après

m'asseoir à votre chevet, et nous parlerons allemand jusqu'à ce que le

sommeil nous vienne. Est-ce convenu?


--De tout mon coeur, répondit la nouvelle gouvernante.





XXV.



«Sachez donc, ma chère ... dit Amélie lorsqu'elle eut fait ses

arrangements pour la conversation projetée. Mais je m'aperçois que je ne

sais point votre nom, ajouta-t-elle en souriant. Il serait temps de

supprimer entre nous les titres et les cérémonies. Je veux que vous

m'appeliez désormais Amélie, comme je veux vous appeler ...


--J'ai un nom étranger, difficile à prononcer, répondit Consuelo.

L'excellent maître Porpora, en m'envoyant ici, m'a ordonné de prendre le

sien, comme c'est l'usage des protecteurs ou des maîtres envers leurs

élèves privilégiés; je partage donc désormais, avec le grand chanteur

Huber (dit le Porporino), l'honneur de me nommer la Porporina; mais par

abréviation vous m'appellerez, si vous voulez tout simplement _Nina_.


--Va pour Nina, entre nous, reprit Amélie. Maintenant écoutez-moi, car

j'ai une assez longue histoire à vous raconter, et si je ne remonte un

peu haut dans le passé, vous ne pourrez jamais comprendre ce qui se

passe aujourd'hui dans cette maison.


--Je suis toute attention et toute oreilles, dit la nouvelle Porporina.


--Vous n'êtes pas, ma chère Nina, sans connaître un peu l'histoire de la

Bohême? dit la jeune baronne.


--Hélas, répondit Consuelo, ainsi que mon maître a dû vous l'écrire, je

suis tout à fait dépourvue d'instruction; je connais tout au plus un peu

l'histoire de la musique; mais celle de la Bohême, je ne la connais pas

plus que celle d'aucun pays du monde.


--En ce cas, reprit Amélie, je vais vous en dire succinctement ce qu'il

vous importe d'en savoir pour l'intelligence de mon récit. Il y a trois

cents ans et plus, le peuple opprimé et effacé au milieu duquel vous

voici transplantée était un grand peuple, audacieux, indomptable,

héroïque. Il avait dès lors, à la vérité, des maîtres étrangers, une

religion qu'il ne comprenait pas bien et qu'on voulait lui imposer de

force. Des moines innombrables le pressuraient; un roi cruel et débauché

se jouait de sa dignité et froissait toutes ses sympathies. Mais une

fureur secrète, une haine profonde, fermentaient de plus en plus, et un

jour l'orage éclata: les maîtres étrangers furent chassés, la religion

fut réformée, les couvents pillés et rasés, l'ivrogne Wenceslas jeté en

prison et dépouillé de sa couronne. Le signal de la révolte avait été le

supplice de Jean Huss et de Jérôme de Prague, deux savants courageux de

Bohême qui voulaient examiner et éclaircir le mystère du catholicisme,

et qu'un concile appela, condamna et fit brûler, après leur avoir promis

la vie sauve et la liberté de la discussion. Cette trahison et cette

infamie furent si sensibles à l'honneur national, que la guerre

ensanglanta la Bohême et une grande partie de l'Allemagne, pendant de

longues années. Cette guerre d'extermination fut appelée la guerre des

Hussites. Des crimes odieux et innombrables y furent commis de part et

d'autre. Les moeurs du temps étaient farouches et impitoyables sur toute

la face de la terre. L'esprit de parti et le fanatisme religieux les

rendirent plus terribles encore, et la Bohême fut l'épouvante de

l'Europe. Je n'effraierai pas votre imagination, déjà émue, de l'aspect

de ce pays sauvage, par le récit des scènes effroyables qui s'y

passèrent. Ce ne sont, d'une part, que meurtres, incendies, pestes,

bûchers, destructions, églises profanées, moines et religieux mutilés,

pendus, jetés dans la poix bouillante; de l'autre, que villes détruites,

pays désolés, trahisons, mensonges, cruautés, hussites jetés par

milliers dans les mines, comblant des abîmes de leurs cadavres, et

jonchant la terre de leurs ossements et de ceux de leurs ennemis. Ces

affreux Hussites furent longtemps invincibles; aujourd'hui nous ne

prononçons leur nom qu'avec effroi: et cependant leur patriotisme, leur

constance intrépide et leurs exploits fabuleux laissent en nous un

secret sentiment d'admiration et d'orgueil que de jeunes esprits comme

le mien ont parfois de la peine à dissimuler.


--Et pourquoi dissimuler? demanda Consuelo naïvement.


--C'est que la Bohême est retombée, après bien des luttes, sous le joug

de l'esclavage; c'est qu'il n'y a plus de Bohême, ma pauvre Nina. Nos

maîtres savaient bien que la liberté religieuse de notre pays, c'était

sa liberté politique. Voilà pourquoi ils ont étouffé l'une et l'autre.


--Voyez, reprit Consuelo, combien je suis ignorante! Je n'avais jamais

entendu parler de ces choses, et je ne savais pas que les hommes eussent

été si malheureux et si méchants.


--Cent ans après Jean Huss, un nouveau savant, un nouveau sectaire, un

pauvre moine, appelé Martin Luther, vint réveiller l'esprit national, et

inspirer à la Bohême et à toutes les provinces indépendantes de

l'Allemagne la haine du joug étranger et la révolte contre les papes.

Les plus puissants rois demeurèrent catholiques, non pas tant par amour

de la religion que par amour du pouvoir absolu. L'Autriche s'unit à nous

pour nous accabler, et une nouvelle guerre, appelée la guerre de trente

ans, vint ébranler et détruire notre nationalité. Dès le commencement de

cette guerre, la Bohême fut la proie du plus fort; l'Autriche nous

traita en vaincus, nous ôta notre foi, notre liberté, notre langue, et

jusqu'à notre nom. Nos pères résistèrent courageusement, mais le joug

impérial s'est de plus en plus appesanti sur nous. Il y a cent vingt ans

que notre noblesse, ruinée et décimée par les exactions, les combats et

les supplices, a été forcée de s'expatrier ou de se dénationaliser, en

abjurant ses origines, en germanisant ses noms (faites attention à ceci)

et en renonçant à la liberté de ses croyances religieuses. On a brûlé

nos livres, on a détruit nos écoles, on nous a faits Autrichiens en un

mot. Nous ne sommes plus qu'une province de l'Empire, et vous entendez

parler allemand dans un pays slave; c'est vous en dire assez.


--Et maintenant, vous souffrez de cet esclavage et vous en rougissez? Je

le comprends, et je hais déjà l'Autriche de tout mon coeur.


--Oh! parlez plus bas! s'écria la jeune baronne. Nul ne peut parler

ainsi sans danger, sous le ciel noir de la Bohême; et dans ce château,

il n'y a qu'une seule personne qui ait l'audace et la folie de dire ce

que vous venez de dire, ma chère Nina! C'est mon cousin Albert.


--Voilà donc la cause du chagrin qu'on lit sur son visage? Je me suis

sentie saisie de respect en le regardant.


--Ah! ma belle lionne de Saint-Marc! dit Amélie, surprise de l'animation

généreuse qui tout à coup fit resplendir le pâle visage de sa compagne;

vous prenez les choses trop au sérieux. Je crains bien que dans peu de

jours mon pauvre cousin ne vous inspire plus de pitié que de respect.


--L'un pourrait bien ne pas empêcher l'autre, reprit Consuelo; mais

expliquez-vous, chère baronne.


--Écoutez bien, dit Amélie. Nous sommes une famille très-catholique,

très-fidèle à l'église et à l'empire. Nous portons un nom saxon, et nos

ancêtres de la branche saxonne furent toujours très-orthodoxes. Si ma

tante la chanoinesse entreprend un jour, pour votre malheur, de vous

raconter les services que nos aïeux les comtes et les barons allemands

ont rendus à la sainte cause, vous verrez qu'il n'y a pas, selon elle,

la plus petite tache d'hérésie sur notre écusson. Même au temps où la

Saxe était protestante, les Rudolstadt aimèrent mieux abandonner leurs

électeurs protestants que le giron de l'église romaine. Mais ma tante ne

s'avisera jamais de vanter ces choses-là en présence du comte Albert,

sans quoi vous entendriez dire à celui-ci les choses les plus

surprenantes que jamais oreilles humaines aient entendues.


--Vous piquez toujours ma curiosité sans la satisfaire. Je comprends

jusqu'ici que je ne dois pas avoir l'air, devant vos nobles parents, de

partager vos sympathies et celle du comte Albert pour la vieille Bohême.

Vous pouvez, chère baronne, vous en rapporter à ma prudence. D'ailleurs

je suis née en pays catholique, et le respect que j'ai pour ma religion,

autant que celui que je dois à votre famille, suffiraient pour m'imposer

silence en toute occasion.


--Ce sera prudent; car je vous avertis encore une fois que nous sommes

terriblement collets-montés à cet endroit-là. Quant à moi, en

particulier, chère Nina, je suis de meilleure composition. Je ne suis ni

protestante ni catholique. J'ai été élevée par des religieuses; leurs

sermons et leurs patenôtres m'ont ennuyée considérablement. Le même

ennui me poursuit jusqu'ici, et ma tante Wenceslawa résume en elle seule

le pédantisme et les superstitions de toute une communauté. Mais je suis

trop de mon siècle pour me jeter par réaction dans les controverses non

moins assommantes des luthériens: et quant aux hussites, c'est de

l'histoire si ancienne, que je n'en suis guère plus engouée que de la

gloire des Grecs ou des Romains. L'esprit français est mon idéal, et je

ne crois pas qu'il y ait d'autre raison, d'autre philosophie et d'autre

civilisation que celle que l'on pratique dans cet aimable et riant pays

de France, dont je lis quelquefois les écrits en cachette, et dont

j'aperçois le bonheur, la liberté et les plaisirs de loin, comme dans un

rêve à travers les fentes de ma prison.


--Vous me surprenez à chaque instant davantage, dit Consuelo avec

simplicité. D'où vient donc que tout à l'heure vous me sembliez pleine

d'héroïsme en rappelant les exploits de vos antiques Bohémiens? Je vous

ai crue Bohémienne et quelque peu hérétique.


--Je suis plus qu'hérétique, et plus que Bohémienne, répondit Amélie en

riant, je suis un peu incrédule, et tout à fait rebelle. Je hais toute

espèce de domination, qu'elle soit spirituelle ou temporelle, et je

proteste tout bas contre l'Autriche, qui de toutes les duègnes est la

plus guindée et la plus dévote.


--Et le comte Albert est-il incrédule de la même manière? A-t-il aussi

l'esprit français? Vous devez, en ce cas, vous entendre à merveille?


--Oh! nous ne nous entendons pas le moins du monde, et voici, enfin,

après tous mes préambules nécessaires, le moment de vous parler de lui:


«Le comte Christian, mon oncle, n'eut pas d'enfants de sa première

femme. Remarié à l'âge de quarante ans, il eut de la seconde cinq fils

qui moururent tous, ainsi que leur mère, de la même maladie née avec

eux, une douleur continuelle et une sorte de fièvre dans le cerveau.

Cette seconde femme était de pur sang bohème et avait, dit-on, une

grande beauté et beaucoup d'esprit. Je ne l'ai pas connue. Vous verrez

son portrait, en corset de pierreries et en manteau d'écarlate, dans le

grand salon. Albert lui ressemble prodigieusement. C'est le sixième et

le dernier de ses enfants, le seul qui ait atteint l'âge de trente ans;

et ce n'est pas sans peine: car, sans être malade en apparence, il a

passé par de rudes épreuves, et d'étranges symptômes de maladie du

cerveau donnent encore à craindre pour ses jours. Entre nous, je ne

crois pas qu'il dépasse de beaucoup ce terme fatal que sa mère n'a pu

franchir. Quoiqu'il fût né d'un père déjà avancé en âge, Albert est doué

pourtant d'une forte constitution; mais, comme il le dit lui-même, le

mal est dans son âme, et ce mal a été toujours en augmentant. Dès sa

première enfance, il eut l'esprit frappé d'idées bizarres et

superstitieuses. A l'âge de quatre ans, il prétendait voir souvent sa

mère auprès de son berceau, bien qu'elle fût morte et qu'il l'eût vu

ensevelir. La nuit il s'éveillait pour lui répondre; et ma tante

Wenceslawa en fut parfois si effrayée, qu'elle faisait toujours coucher

plusieurs femmes dans sa chambre auprès de l'enfant, tandis que le

chapelain usait je ne sais combien d'eau bénite pour exorciser le

fantôme, et disait des messes par douzaines pour l'obliger à se tenir

tranquille. Mais rien n'y fit; car l'enfant n'ayant plus parlé de ces

apparitions pendant bien longtemps, il avoua pourtant un jour en

confidence à sa nourrice qu'il voyait toujours _sa petite mère_, mais

qu'il ne voulait plus le raconter, parce que monsieur le chapelain

disait ensuite dans la chambre de méchantes paroles pour l'empêcher de

revenir.


«C'était un enfant sombre et taciturne. On s'efforçait de le distraire,

on l'accablait de jouets et de divertissements qui ne servirent pendant

longtemps qu'à l'attrister davantage. Enfin on prit le parti de ne pas

contrarier le goût qu'il montrait pour l'étude, et en effet, cette

passion satisfaite lui donna plus d'animation; mais cela ne fit que

changer sa mélancolie calme et languissante en une exaltation bizarre,

mêlée d'accès de chagrin dont les causes étaient impossibles à prévoir

et à détourner. Par exemple, lorsqu'il voyait des pauvres, il fondait en

larmes, et se dépouillait de toutes ses petites richesses, se reprochant

et s'affligeant toujours de ne pouvoir leur donner assez. S'il voyait

battre un enfant, ou rudoyer un paysan, il entrait dans de telles

indignations, qu'il tombait ou évanoui, ou en convulsion pour des heures

entières. Tout cela annonçait un bon naturel et un grand coeur; mais les

meilleures qualités poussées à l'excès deviennent des défauts ou des

ridicules. La raison ne se développait point dans le jeune Albert en

même temps que le sentiment et l'imagination. L'étude de l'histoire le

passionnait sans l'éclairer. Il était toujours, en apprenant les crimes

et les injustices des hommes, agité d'émotions par trop naïves, comme ce

roi barbare qui, en écoutant la lecture de la passion de Notre-Seigneur,

s'écriait en brandissant sa lance: «Ah! si j'avais été là avec mes

hommes d'armes, de telles choses ne seraient pas arrivées! j'aurais

haché ces méchants Juifs en mille pièces!»


«Albert ne pouvait pas accepter les hommes pour ce qu'ils ont été et

pour ce qu'ils sont encore. Il trouvait le ciel injuste de ne les avoir

pas créés tous bons et compatissants comme lui; et à force de tendresse

et de vertu, il ne s'apercevait pas qu'il devenait impie et misanthrope.

Il ne comprenait que ce qu'il éprouvait, et, à dix-huit ans, il était

aussi incapable de vivre avec les hommes et de jouer dans la société le

rôle que sa position exigeait, que s'il n'eût eu que six mois. Si

quelqu'un émettait devant lui une de ces pensées d'égoïsme dont notre

pauvre monde fourmille et sans lequel il n'existerait pas, sans se

soucier de la qualité de cette personne, ni des égards que sa famille

pouvait lui devoir, il lui montrait sur-le-champ un éloignement

invincible, et rien ne l'eût décidé à lui faire le moindre accueil. Il

faisait sa société des êtres les plus vulgaires et les plus disgraciés

de la fortune et même de la nature. Dans les jeux de son enfance, il ne

se plaisait qu'avec les enfants des pauvres, et surtout avec ceux dont

la stupidité ou les infirmités n'eussent inspiré à tout autre que

l'ennui et le dégoût. Il n'a pas perdu ce singulier penchant, et vous ne

serez pas longtemps ici sans en avoir la preuve.


«Comme, au milieu de ces bizarreries, il montrait beaucoup d'esprit, de

mémoire et d'aptitude pour les beaux-arts, son père et sa bonne tante

Wenceslawa, qui l'élevaient avec amour, n'avaient point sujet de rougir

de lui dans le monde. On attribuait ses ingénuités à un peu de

sauvagerie, contractée dans les habitudes de la campagne; et lorsqu'il

était disposé à les pousser trop loin, on avait soin de le cacher, sous

quelque prétexte, aux personnes qui auraient pu s'en offenser. Mais,

malgré ses admirables qualités et ses heureuses dispositions, le comte

et la chanoinesse voyaient avec effroi cette nature indépendante et

insensible à beaucoup d'égards, se refuser de plus en plus aux lois de

la bienséance et aux usages du monde.


--Mais jusqu'ici, interrompit Consuelo je ne vois rien qui prouve cette

déraison dont vous parlez.


--C'est que vous êtes vous-même, à ce que je pense, répondit Amélie, une

belle âme tout à fait candide.... Mais peut-être êtes-vous fatiguée de

m'entendre babiller, et voulez-vous essayer de vous endormir.


--Nullement, chère baronne, je vous supplie de continuer, répondit

Consuelo.»


Amélie reprit son récit en ces termes :





XXVI.



«Vous dites, chère Nina, que vous ne voyez jusqu'ici aucune extravagance

dans les faits et gestes de mon pauvre cousin. Je vais vous en donner de

meilleures preuves. Mon oncle et ma tante sont, à coup sûr, les

meilleurs chrétiens et les âmes les plus charitables qu'il y ait au

monde. Ils ont toujours répandu les aumônes autour d'eux à pleines

mains, et il est impossible de mettre moins de faste et d'orgueil dans

l'emploi des richesses que ne le font ces dignes parents. Eh bien, mon

cousin trouvait leur manière de vivre tout à fait contraire à l'esprit

évangélique. Il eût voulu qu'à l'exemple des premiers chrétiens, ils

vendissent leurs biens, et se fissent mendiants, après les avoir

distribués aux pauvres. S'il ne disait pas cela précisément, retenu par

le respect et l'amour qu'il leur portait, il faisait bien voir que telle

était sa pensée, en plaignant avec amertume le sort des misérables qui

ne font que souffrir et travailler, tandis que les riches vivent dans le

bien-être et l'oisiveté. Quand il avait donné tout l'argent qu'on lui

permettait de dépenser, ce n'était, selon lui, qu'une goutte d'eau dans

la mer; et il demandait d'autres sommes plus considérables, qu'on

n'osait trop lui refuser, et qui s'écoulaient comme de l'eau entre ses

mains. Il en a tant donné, que vous ne verrez pas un indigent dans le

pays qui nous environne; et je dois dire que nous ne nous en trouvons

pas mieux: car les exigences des petits et leurs besoins augmentent en

raison des concessions qu'on leur fait, et nos bons paysans, jadis si

humbles et si doux, lèvent beaucoup la tête, grâce aux prodigalités et

aux beaux discours de leur jeune maître. Si nous n'avions la force

impériale au-dessus de nous tous, pour nous protéger d'une part, tandis

qu'elle nous opprime de l'autre, je crois que nos terres et nos châteaux

eussent été pillés et dévastés vingt fois par les bandes de paysans des

districts voisins que la guerre a affamés, et que l'inépuisable pitié

d'Albert (célèbre à trente lieues à la ronde) nous a mis sur le dos,

surtout dans ces dernières affaires de la succession de l'empereur

Charles.»


«Lorsque le comte Christian voulait faire au jeune Albert quelques sages

remontrances, lui disant que donner tout dans un jour, c'était s'ôter le

moyen de donner le lendemain:


--Eh quoi, mon père bien-aimé, lui répondait-il, n'avons-nous pas, pour

nous abriter, un toit qui durera plus que nous, tandis que des milliers

d'infortunés n'ont que le ciel inclément et froid sur leurs têtes?

N'avons-nous pas chacun plus d'habits qu'il n'en faudrait pour vêtir une

de ces familles couvertes de haillons? Ne vois-je point sur notre table,

chaque jour, plus de viandes et de bons vins de Hongrie qu'il n'en

faudrait pour rassasier et réconforter ces mendiants épuisés de besoin

et de lassitude? Avons-nous le droit de refuser quelque chose tant que

nous avons au delà du nécessaire? Et le nécessaire même, nous est-il

permis d'en user quand les autres ne l'ont pas? La loi du Christ

a-t-elle changé?


«Que pouvaient répondre à de si belles paroles le comte, et la

chanoinesse, et le chapelain, qui avaient élevé ce jeune homme dans des

principes de religion si fervents et si austères? Aussi se

trouvaient-ils bien embarrassés en le voyant prendre ainsi les choses au

pied de la lettre, et ne vouloir accepter aucune de ces transactions

avec le siècle, sur lesquelles repose pourtant, ce me semble, tout

l'édifice des sociétés.


«C'était bien autre chose quand il s'agissait de politique. Albert

trouvait monstrueuses ces lois humaines qui autorisent les souverains à

faire tuer des millions d'hommes, et à ruiner des contrées immenses,

pour les caprices de leur orgueil et les intérêts de leur vanité. Son

intolérance sur ce point devenait dangereuse, et ses parents n'osaient

plus le mener à Vienne, ni à Prague, ni dans aucune grande ville, où son

fanatisme de vertu leur eût fait de mauvaises affaires. Ils n'étaient

pas plus rassurés à l'endroit de ses principes religieux; car il y

avait, dans sa piété exaltée, tout ce qu'il faut pour faire un hérétique

à pendre et à brûler. Il haïssait les papes, ces apôtres de Jésus-Christ

qui se liguent avec les rois contre le repos et la dignité des peuples.

Il blâmait le luxe des évêques et l'esprit mondain des abbés, et

l'ambition de tous les hommes d'église. Il faisait au pauvre chapelain

des sermons renouvelés de Luther et de Jean Huss; et cependant Albert

passait des heures entières prosterné sur le pavé des chapelles, plongé

dans des méditations et des extases dignes d'un saint. Il observait les

jeunes et les abstinences bien au delà des prescriptions de l'Église; on

dit même qu'il portait un cilice, et qu'il fallut toute l'autorité de

son père et toute la tendresse de sa tante pour le faire renoncer à ces

macérations qui ne contribuaient pas peu à exalter sa pauvre tête.


«Quand ces bons et sages parents virent qu'il était en chemin de

dissiper tout son patrimoine en peu d'années, et de se faire jeter en

prison comme rebelle à la Sainte-Église et au Saint-Empire, ils prirent

enfin, avec douleur, le parti de le faire voyager, espérant qu'à force

de voir les hommes et leurs lois fondamentales, à peu près les mêmes

dans tout le monde civilisé, il s'habituerait à vivre comme eux et avec

eux. Ils le confièrent donc à un gouverneur, fin jésuite, homme du monde

et homme d'esprit s'il en fut, qui comprit son rôle à demi-mot, et se

chargea, dans sa conscience, de prendre sur lui tout ce qu'on n'osait

pas lui demander. Pour parler clair, il s'agissait de corrompre et

d'émousser cette âme farouche, de la façonner au joug social, en lui

infusant goutte à goutte les poisons si doux et si nécessaires de

l'ambition, de la vanité, de l'indifférence religieuse, politique et

morale.--Ne froncez pas ainsi le sourcil en m'écoutant, chère Porporina.

Mon digne oncle est un homme simple et bon, qui dès sa jeunesse, a

accepté toutes ces choses, telles qu'on les lui a données, et qui a su,

dans tout le cours de sa vie, concilier, sans hypocrisie et sans examen,

la tolérance et la religion, les devoirs du chrétien et ceux du grand

seigneur. Dans un monde et dans un siècle où l'on trouve un homme comme

Albert sur des millions comme nous autres, celui qui marche avec le

siècle et le monde est sage, et celui qui veut remonter de deux mille

ans dans le passé est un fou qui scandalise ses pareils et ne convertit

personne.


«Albert a voyagé pendant huit ans. Il a vu l'Italie, la France,

l'Angleterre, la Prusse, la Pologne, la Russie, les Turcs même; il est

revenu par la Hongrie, l'Allemagne méridionale et la Bavière. Il s'est

conduit sagement durant ces longues excursions, ne dépensant point au

delà du revenu honorable que ses parents lui avaient assigné, leur

écrivant des lettres fort douces et très affectueuses, où il ne parlait

jamais que des choses qui avaient frappé ses yeux, sans faire aucune

réflexion approfondie sur quoi que ce fût, et sans donner à l'abbé, son

gouverneur, aucun sujet de plainte ou d'ingratitude.


«Revenu ici au commencement de l'année dernière, après les premiers

embrassements, il se retira, dit-on, dans la chambre qu'avait habitée sa

mère, y resta enfermé pendant plusieurs heures, et en sortit fort pâle,

pour s'en aller promener seul sur la montagne.


«Pendant ce temps, l'abbé parla en confidence à la chanoinesse

Wenceslawa et au chapelain, qui avaient exigé de lui une complète

sincérité sur l'état physique et moral du jeune comte. Le comte Albert,

leur dit-il, soit que l'effet du voyage l'ait subitement métamorphosé,

soit que, d'après ce que vos seigneuries m'avaient raconté de son

enfance, je me fusse fait une fausse idée de lui, le comte Albert,

dis-je, s'est montré à moi, dès le premier jour de notre association,

tel que vous le verrez aujourd'hui, doux, calme, longanime, patient, et

d'une exquise politesse. Cette excellente manière d'être ne s'est pas

démentie un seul instant, et je serais le plus injuste des hommes si je

formulais la moindre plainte contre lui. Rien de ce que je craignais de

ses folles dépenses, de ses brusqueries, de ses déclamations, de son

ascétisme exalté, n'est arrivé. Il ne m'a pas demandé une seule fois à

administrer par lui-même la petite fortune que vous m'aviez confiée, et

n'a jamais exprimé le moindre mécontentement. Il est vrai que j'ai

toujours prévenu ses désirs, et que, lorsque je voyais un pauvre

s'approcher de sa voiture, je me hâtais de le renvoyer satisfait avant

qu'il eût tendu la main. Cette façon d'agir a complètement réussi, et je

puis dire que le spectacle de la misère et des infirmités n'ayant

presque plus attristé les regards de sa seigneurie, elle ne m'a pas

semblé une seule fois se rappeler ses anciennes préoccupations sur ce

point. Jamais je ne l'ai entendu gronder personne, ni blâmer aucun

usage, ni porter un jugement défavorable sur aucune institution. Cette

dévotion ardente, dont vous redoutiez l'excès, a semblé faire place à

une régularité de conduite et de pratiques tout à fait convenables à un

homme du monde. Il a vu les plus brillantes cours de l'Europe, et les

plus nobles compagnies sans paraître ni enivré ni scandalisé d'aucune

chose. Partout on a remarqué sa belle figure, son noble maintien, sa

politesse sans emphase, et le bon goût qui présidait aux paroles qu'il a

su dire toujours à propos. Ses moeurs sont demeurées aussi pures que

celles d'une jeune fille parfaitement élevée, sans qu'il ait montré

aucune pruderie de mauvais ton. Il a vu les théâtres, les musées et les

monuments; il a parlé sobrement et judicieusement sur les arts. Enfin,

je ne conçois en aucune façon l'inquiétude qu'il avait donnée à vos

seigneuries, n'ayant jamais vu, pour ma part, d'homme plus raisonnable.

S'il y a quelque chose d'extraordinaire en lui, c'est précisément cette

mesure, cette prudence, ce sang-froid, cette absence d'entraînements et

de passions que je n'ai jamais rencontrés dans un jeune homme aussi

avantageusement pourvu par la nature, la naissance, et la fortune.


«Ceci n'était, au reste, que la confirmation des fréquentes lettres que

l'abbé avait écrites à la famille; mais on avait toujours craint quelque

exagération de sa part, et l'on n'était vraiment tranquille que de ce

moment où il affirmait la guérison morale de mon cousin, sans crainte

d'être démenti par la conduite qu'il tiendrait sous les yeux de ses

parents. On accabla l'abbé de présents et de caresses, et l'on attendit

avec impatience qu'Albert fût rentré de sa promenade. Elle dura

longtemps, et, lorsqu'il vint enfin se mettre à table à l'heure du

souper, on fut frappé de la pâleur et de la gravité de sa physionomie.

Dans le premier moment d'effusion, ses traits avaient exprimé une

satisfaction douce et profonde qu'on n'y retrouvait déjà plus. On s'en

étonna, et on en parla tout bas à l'abbé avec inquiétude. Il regarda

Albert, et se retournant avec surprise vers ceux qui l'interrogeaient

dans un coin de l'appartement:


«--Je ne trouve rien d'extraordinaire dans la figure de monsieur le

comte, répondit-il; il a l'expression digne et paisible quo je lui ai

vue depuis huit ans que j'ai l'honneur de l'accompagner.


«Le comte Christian se paya de cette réponse.


«--Nous l'avons quitté encore paré des roses de l'adolescence, dit-il à

sa soeur, et souvent, hélas! en proie à une sorte de fièvre intérieure

qui faisait éclater sa voix et briller ses regards; nous le retrouvons

bruni par le soleil des contrées méridionales, un peu creusé par la

fatigue peut-être, et de plus entouré de la gravité qui convient à un

homme fait. Ne trouvez-vous pas, ma chère soeur, qu'il est mieux ainsi?


«--Je lui trouve l'air bien triste sous cette gravité, répondit ma bonne

tante, et je n'ai jamais vu un homme de vingt-huit ans aussi flegmatique

et aussi peu discoureur. Il nous répond par monosyllabes.



«--Monsieur le comte a toujours été fort sobre de paroles, répondit

l'abbé.


«--Il n'était point ainsi autrefois, dit la chanoinesse. S'il avait des

semaines de silence et de méditation, il avait des jours d'expansion et

des heures d'éloquence.


«--Je ne l'ai jamais vu se départir, reprit l'abbé, de la réserve que

votre seigneurie remarque en ce moment.


«--L'aimiez-vous donc mieux alors qu'il parlait trop, et disait des

choses qui nous faisaient trembler? dit le comte Christian à sa soeur

alarmée; voilà bien les femmes!


«--Mais il existait, dit-elle, et maintenant il a l'air d'un habitant de

l'autre monde, qui ne prend aucune part aux affaires de celui-ci.


«--C'est le caractère constant de monsieur le comte, répondit l'abbé;

c'est un homme concentré, qui ne fait part à personne de ses

impressions, et qui, si je dois dire toute ma pensée, ne s'impressionne

de presque rien d'extérieur. C'est le fait des personnes froides,

sensées, réfléchies. Il est ainsi fait, et je crois qu'en cherchant à

l'exciter, on ne ferait que porter le trouble dans cette âme ennemie de

l'action et de toute initiative dangereuse.


--Oh! je fais serment que ce n'est pas là son vrai caractère! s'écria la

chanoinesse.


--Madame la chanoinesse reviendra des préventions qu'elle se forme

contre un si rare avantage.


--En effet, ma soeur, dit le comte, je trouve que monsieur l'abbé parle

fort sagement. N'a-t-il pas obtenu par ses soins et sa condescendance le

résultat que nous avons tant désiré? N'a-t-il pas détourné les malheurs

que nous redoutions? Albert s'annonçait comme un prodigue, un

enthousiaste, un téméraire. Il nous revient tel qu'il doit être pour

mériter l'estime, la confiance et la considération de ses semblables.


--Mais effacé comme un vieux livre, dit la chanoinesse, ou peut-être

raidi contre toutes choses, et dédaigneux de tout ce qui ne répond pas à

ses secrets instincts. Il ne semble point heureux de nous revoir, nous

qui l'attendions avec tant d'impatience!


--Monsieur le comte était impatient lui-même de revenir, reprit l'abbé;

je le voyais, bien qu'il ne le manifestât pas ouvertement. Il est si peu

démonstratif! La nature l'a fait recueilli.


--La nature l'a fait démonstratif, au contraire, répliqua-t-elle

vivement. Il était quelquefois violent, et quelquefois tendre à l'excès.

Il me fâchait souvent, mais il se jetait dans mes bras, et j'étais

désarmée.


«--Avec moi, dit l'abbé, il n'a jamais eu rien à réparer.


«--Croyez-moi, ma soeur, c'est beaucoup mieux ainsi, dit mon oncle....


«--Hélas! dit la chanoinesse, il aura donc toujours ce visage qui me

consterne et me serre le coeur?


--C'est un visage noble et fier qui sied à un homme de son rang,

répondit l'abbé.


«--C'est un visage de pierre! s'écria la chanoinesse. Il me semble que

je vois ma mère, non pas telle que je l'ai connue, sensible et

bienveillante, mais telle qu'elle est peinte, immobile et glacée dans

son cadre de bois de chêne.


«--Je répète à votre seigneurie, dit l'abbé, que c'est l'expression

habituelle du comte Albert depuis huit années.


«--Hélas! il y a donc huit mortelles années qu'il n'a souri à personne!

dit la bonne tante en laissant couler ses larmes; car depuis deux heures

que je le couve des yeux, je n'ai pas vu le moindre sourire animer sa

bouche close et décolorée! Ah! j'ai envie de me précipiter vers lui et

de le serrer bien fort sur mon coeur, en lui reprochant son

indifférence, en le grondant même comme autrefois, pour voir si, comme

autrefois, il ne se jettera pas à mon cou en sanglotant.


«--Gardez-vous de pareilles imprudences, ma chère soeur, dit le comte

Christian en la forçant de se détourner d'Albert qu'elle regardait

toujours avec des yeux humides. N'écoutez pas les faiblesses d'un coeur

maternel: nous avons bien assez éprouvé qu'une sensibilité excessive

était le fléau de la vie et de la raison de notre enfant. En le

distrayant, en éloignant de lui toute émotion vive, monsieur l'abbé,

conformément à nos recommandations et à celles des médecins, est parvenu

à calmer cette âme agitée; ne détruisez pas son ouvrage par les caprices

d'une tendresse puérile.»


«La chanoinesse se rendit à ces raisons, et tâcha de s'habituer à

l'extérieur glacé d'Albert; mais elle ne s'y habitua nullement, et elle

disait souvent à l'oreille de son frère: Vous direz ce que vous voudrez,

Christian, je crains qu'on ne nous l'ait abruti, en ne le traitant pas

comme un homme, mais comme un enfant malade.


«Le soir, au moment de se séparer, on s'embrassa; Albert reçut

respectueusement la bénédiction de son père, et lorsque la chanoinesse

le pressa sur son coeur, il s'aperçut qu'elle tremblait et que sa voix

était émue. Elle se mit à trembler aussi, et s'arracha brusquement de

ses bras, comme si une vive souffrance venait de s'éveiller en lui.


«--Vous le voyez, ma soeur, dit tout bas le comte, il n'est plus habitué

à ces émotions, et vous lui faites du mal.


«En même temps, peu rassuré, et fort ému lui-même, il suivait des yeux

son fils, pour voir si dans ses manières avec l'abbé, il surprendrait

une préférence exclusive pour ce personnage. Mais Albert salua son

gouverneur avec une politesse très-froide.


«--Mon fils, dit le comte, je crois avoir rempli vos intentions et

satisfait votre coeur, en priant monsieur l'abbé de ne pas vous quitter

comme il en manifestait déjà le projet, et en l'engageant à rester près

de nous le plus longtemps qu'il lui sera possible. Je ne voudrais pas

que le bonheur de nous retrouver en famille fût empoisonné pour vous par

un regret, et j'espère que votre respectable ami nous aidera à vous

donner cette joie sans mélange.»


«Albert ne répondit que par un profond salut, et en même temps un

sourire étrange effleura ses lèvres.


«--Hélas! dit la chanoinesse lorsqu'il se fut éloigné, c'est donc là son

sourire à présent.»





XXVII.



«Durant l'absence d'Albert, le comte et la chanoinesse avaient fait

beaucoup de projets pour l'avenir de leur cher enfant, et

particulièrement celui de le marier. Avec sa belle figure, son nom

illustre et sa fortune encore considérable, Albert pouvait prétendre aux

premiers partis. Mais dans le cas où un reste d'indolence et de

sauvagerie le rendrait inhabile à se produire et à se pousser dans le

monde, on lui tenait en réserve une jeune personne aussi bien née que

lui, puisqu'elle était sa cousine germaine et qu'elle portait son nom,

moins riche que lui, mais fille unique, et assez jolie comme on l'est à

seize ans, quand on est fraîche et parée de ce qu'on appelle en France

la beauté du diable. Cette jeune personne, c'était Amélie, baronne de

Rudolstadt, votre humble servante et votre nouvelle amie.


«Celle-là, se disait-on au coin du feu, n'a encore vu aucun homme.

Élevée au couvent, elle ne manquera pas d'envie d'en sortir pour se

marier. Elle ne peut guère aspirer à un meilleur parti; et quant aux

bizarreries que pourrait encore présenter le caractère de son cousin,

d'anciennes d'habitudes d'enfance, la parenté, quelques mois d'intimité

auprès de nous, effaceront certainement toute répugnance, et

l'engageront, ne fût-ce que par esprit de famille, à tolérer en silence

ce qu'une étrangère ne supporterait peut-être pas. On était sûr de

l'assentiment de mon père, qui n'a jamais eu d'autre volonté que celle

de son aîné et de sa soeur Wenceslawa, et qui, à vrai dire, n'a jamais

eu une volonté en propre.


«Lorsque après quinze jours d'examen attentif, on eut reconnu la

constante mélancolie et la réserve absolue qui semblaient être le

caractère décidé de mon cousin, mon oncle et ma tante se dirent que le

dernier rejeton de leur race n'était destiné à lui rendre aucun éclat

par sa conduite personnelle. Il ne montrait d'inclination pour aucun

rôle brillant dans le monde, ni pour les armes, ni pour la diplomatie,

ni pour les charges civiles. A tout ce qu'on lui proposait, il répondait

d'un air de résignation qu'il obéirait aux volontés de ses parents, mais

qu'il n'avait pour lui-même aucun besoin de luxe ou de gloire. Après

tout, ce naturel indolent n'était que la répétition exagérée de celui de

son père, cet homme calme dont la patience est voisine de l'apathie, et

chez qui la modestie est une sorte d'abnégation. Ce qui donne à mon

oncle une physionomie que son fils n'a pas, c'est un sentiment

énergique, quoique dépourvu d'emphase et d'orgueil, du devoir social.

Albert semblait désormais comprendre les devoirs de la famille; mais les

devoirs publics, tels que nous les concevons, ne paraissaient pas

l'occuper plus qu'aux jours de son enfance. Son père et le mien avaient

suivi la carrière des armes sous Montecuculli contre Turenne. Ils

avaient porté dans la guerre une sorte de sentiment religieux inspiré

par la majesté impériale. C'était le devoir de leur temps d'obéir et de

croire aveuglément à des maîtres. Ce temps-ci, plus éclairé, dépouille

les souverains de l'auréole, et la jeunesse se permet de ne pas croire à

la couronne plus qu'à la tiare. Lorsque mon oncle essayait de ranimer

dans son fils l'antique ardeur chevaleresque, il voyait bien que ses

discours n'avaient aucun sens pour ce raisonneur dédaigneux.


«Puisqu'il en est ainsi, se dirent mon oncle et ma tante, ne le

contrarions pas. Ne compromettons pas cette guérison assez triste qui

nous a rendu un homme éteint à la place d'un homme exaspéré. Laissons-le

vivre paisiblement à sa guise, et qu'il soit un philosophe studieux,

comme l'ont été plusieurs de ses ancêtres, ou un chasseur passionné

contre notre frère Frédérick, ou un seigneur juste et bienfaisant comme

nous nous efforçons de l'être. Qu'il mène dès à présent la vie

tranquille et inoffensive des vieillards: ce sera le premier des

Rudolstadt qui n'aura point eu de jeunesse. Mais comme il ne faut pas

qu'il soit le dernier de sa race, hâtons-nous de le marier, afin que les

héritiers de notre nom effacent cette lacune dans l'éclat de nos

destinées. Qui sait? peut-être le généreux sang de ses aïeux se

repose-t-il en lui par l'ordre de la Providence, afin de se ranimer plus

bouillant et plus fier dans les veines de ses descendants.


«Et il fut décidé qu'on parlerait mariage à mon cousin Albert.


«On lui en parla doucement d'abord; et comme on le trouvait aussi peu

disposé à ce parti qu'à tous les autres, on lui en parla sérieusement et

vivement. Il objecta sa timidité, sa gaucherie auprès des femmes. «II

est certain, disait ma tante, que, dans ma jeunesse, un prétendant aussi

sérieux qu'Albert m'eût fait plus de peur que d'envie, et que je n'eusse

pas échangé ma bosse contre sa conversation.»


«--II faut donc, lui dit mon oncle, revenir à notre pis-aller, et lui

faire épouser Amélie. Il l'a connue enfant, il la considère comme sa

soeur, il sera moins timide auprès d'elle; et comme elle est d'un

caractère enjoué et décidé, elle corrigera, par sa bonne humeur,

l'humeur noire dans laquelle il semble retomber de plus en plus.


«Albert ne repoussa pas ce projet, et sans se prononcer ouvertement,

consentit à me voir et à me connaître. Il fut convenu que je ne serais

avertie de rien, afin de me sauver la mortification d'un refus toujours

possible de sa part. On écrivit à mon père; et dès qu'on eut son

assentiment, on commença les démarches pour obtenir du pape les

dispenses nécessaires à cause de notre parenté. En même temps mon père

me retira du couvent, et un beau matin nous arrivâmes au château des

Géants, moi fort contente de respirer le grand air, et fort impatiente

de voir mon fiancé; mon bon père plein d'espérance, et s'imaginant

m'avoir bien caché un projet qu'à son insu il m'avait, chemin faisant,

révélé à chaque mot.


«La première chose qui me frappa chez Albert, ce fut sa belle figure et

son air digne. Je vous avouerai, ma chère Nina, que mon coeur battit

bien fort lorsqu'il me baisa la main, et que pendant quelques jours je

fus sous le charme de son regard et de ses moindres paroles. Ses

manières sérieuses ne me déplaisaient pas; il ne semblait pas contraint

le moins du monde auprès de moi. Il me tutoyait comme aux jours de notre

enfance, et lorsqu'il voulait se reprendre, dans la crainte de manquer

aux convenances, nos parents l'autorisaient et le priaient, en quelque

sorte, de conserver avec moi son ancienne familiarité. Ma gaieté le

faisait quelquefois sourire sans effort, et ma bonne tante, transportée

de joie, m'attribuait l'honneur de cette guérison qu'elle croyait devoir

être radicale. Enfin il me traitait avec la bienveillance et la douceur

qu'on a pour un enfant; et je m'en contentais, persuadée que bientôt il

ferait plus d'attention à ma petite mine éveillée et aux jolies

toilettes que je prodiguais pour lui plaire.


«Mais j'eus bientôt la mortification de voir qu'il se souciait fort peu

de l'une, et qu'il ne voyait pas seulement les autres. Un jour, ma bonne

tante voulut lui faire remarquer une charmante robe bleu lapis qui

dessinait ma taille à ravir. Il prétendit que la robe était d'un beau

rouge. L'abbé, son gouverneur, qui avait toujours des compliments fort

mielleux au bord des lèvres, et qui voulait lui donner une leçon de

galanterie, s'écria qu'il comprenait fort bien que le comte Albert ne

vît pas seulement la couleur de mon vêtement. C'était pour Albert

l'occasion de me dire quelque chose de flatteur sur les roses de mes

joues, ou sur l'or de ma chevelure. Il se contenta de répondre à l'abbé,

d'un ton fort sec, qu'il était aussi capable que lui de distinguer les

couleurs, et que ma robe était rouge comme du sang.


«Je ne sais pourquoi cette brutalité et cette bizarrerie d'expression me

donnèrent le frisson. Je regardai Albert, et lui trouvai un regard qui

me fit peur. De ce jour-là, je commençai à le craindre plus qu'à

l'aimer. Bientôt je ne l'aimai plus du tout, et aujourd'hui je ne le

crains ni ne l'aime. Je le plains, et c'est tout. Vous verrez pourquoi,

peu à peu, et vous me comprendrez.


«Le lendemain, nous devions aller faire quelques emplettes à Tauss; la

ville la plus voisine. Je me promettais un grand plaisir de cette

promenade; Albert devait m'accompagner à cheval. J'étais prête, et

j'attendais qu'il vînt me présenter la main. Les voitures attendaient

aussi dans la cour. Il n'avait pas encore paru. Son valet de chambre

disait avoir frappé à sa porte à l'heure accoutumée. On envoya de

nouveau savoir s'il se préparait. Albert avait la manie de s'habiller

toujours lui-même, et de ne jamais laisser aucun valet entrer dans sa

chambre avant qu'il en fût sorti. On frappa en vain; il ne répondit pas.

Son père, inquiet de ce silence, monta à sa chambre, et ne put ni ouvrir

la porte, qui était barricadée en dedans, ni obtenir un mot. On

commençait à s'effrayer, lorsque l'abbé dit d'un air fort tranquille que

le comte Albert était sujet à de longs accès de sommeil qui tenaient de

l'engourdissement, et que lorsqu'on voulait l'en tirer brusquement, il

était agité et comme souffrant pendant plusieurs jours.


«--Mais c'est une maladie, cela, dit la chanoinesse avec inquiétude.


«--Je ne le pense pas, répondit l'abbé. Je ne l'ai jamais entendu se

plaindre de rien. Les médecins que j'ai fait venir lorsqu'il dormait

ainsi, ne lui ont trouvé aucun symptôme de fièvre, et ont attribué cet

accablement à quelque excès de travail ou de réflexion. Ils ont

grandement conseillé de ne pas contrarier ce besoin de repos et d'oubli

de toutes choses.


«--Et cela est fréquent? demanda mon oncle.


«--J'ai observé ce phénomène cinq ou six fois seulement durant huit

années, répondit l'abbé; et, ne l'ayant jamais troublé par mes

empressements, je ne l'ai jamais vu avoir de suites fâcheuses.


«--Et cela dure-t-il longtemps? demandai-je à mon tour, fort

impatientée.


«--Plus ou moins, dit l'abbé, suivant la durée de l'insomnie qui précède

ou occasionne ces fatigues: mais nul ne peut le savoir, car monsieur le

comte ne se souvient jamais de cette cause, ou ne veut jamais la dire.

Il est extrêmement assidu au travail, et s'en cache avec une modestie

bien rare.


«--Il est donc bien savant? repris-je.



«--Il est extrêmement savant.


«--Et il ne le montre jamais?


«--Il en fait mystère, et ne s'en doute pas lui-même.


«--À quoi cela lui sert-il, en ce cas?


«--Le génie est comme la beauté, répondit ce jésuite courtisan en me

regardant d'un air doucereux: ce sont des grâces du ciel qui ne

suggèrent ni orgueil ni agitation à ceux qui les possèdent.»


«Je compris la leçon, et n'en eus que plus de dépit, comme vous pouvez

croire. On résolut d'attendre, pour sortir, le réveil de mon cousin;

mais lorsqu'au bout de deux heures, je vis qu'il ne bougeait, j'allai

quitter mon riche habit d'amazone, et je me mis à broder au métier, non

sans casser beaucoup de soies, et sans sauter beaucoup de points.

J'étais outrée de l'impertinence d'Albert, qui s'était oublié sur ses

livres la veille d'une promenade avec moi, et qui, maintenant,

s'abandonnait aux douceurs d'un paisible sommeil, pendant que je

l'attendais. L'heure s'avançait, et force fut de renoncer au projet de

la journée. Mon père, bien confiant aux paroles de l'abbé, prit son

fusil, et alla tuer un lièvre ou deux. Ma tante, moins rassurée, monta

les escaliers plus de vingt fois pour écouter à la porte de son neveu,

sans pouvoir entendre même le bruit de sa respiration. La pauvre femme

était désolée de mon mécontentement. Quant à mon oncle, il prit un livre

de dévotion pour se distraire de son inquiétude, et se mit à lire dans

un coin du salon avec une résignation qui me donnait envie de sauter par

les fenêtres. Enfin, vers le soir, ma tante, toute joyeuse, vint nous

dire qu'elle avait entendu Albert se lever et s'habiller. L'abbé nous

recommanda de ne paraître ni inquiets ni surpris, de ne pas adresser de

questions à monsieur le comte, et de tâcher de le distraire s'il

montrait quelque chagrin de sa mésaventure.


«--Mais si mon cousin n'est pas malade, il est donc maniaque?

m'écriai-je avec un peu d'emportement.


«Je vis la figure de mon oncle se décomposer à cette dure parole, et

j'en eus des remords sur-le-champ. Mais lorsque Albert entra sans faire

d'excuses à personne, et sans paraître se douter le moins du monde de

notre contrariété, je fus outrée, et lui fis un accueil très-sec. Il ne

s'en aperçut seulement pas. Il paraissait plongé dans ses réflexions.


Le soir, mon père pensa qu'un peu de musique l'égaierait. Je n'avais pas

encore chanté devant Albert. Ma harpe n'était arrivée que de la veille.

Ce n'est pas devant vous, savante Porporina, que je puis me piquer de

connaître la musique. Mais vous verrez que j'ai une jolie voix, et que

je ne manque pas de goût naturel. Je me fis prier; j'avais plus envie de

pleurer que de chanter; Albert ne dit pas un mot pour m'y encourager.

Enfin je cédai; mais je chantai fort mal, et Albert, comme si je lui

eusse écorché les oreilles, eut la grossièreté de sortir au bout de

quelques mesures. Il me fallut toute la force de mon orgueil pour ne pas

fondre en larmes, et pour achever mon air sans faire sauter les cordes

de ma harpe. Ma tante avait suivi son neveu, mon père s'était endormi,

mon oncle attendait près de la porte que sa soeur vînt lui dire quelque

chose de son fils. L'abbé resta seul à me faire des compliments qui

m'irritèrent encore plus que l'indifférence des autres.


«--Il paraît, lui dis-je, que mon cousin n'aime pas la musique.


«--Il l'aime beaucoup, au contraire, répondit-il; mais c'est selon ...


«--C'est selon la manière dont on chante? lui dis-je en l'interrompant.


«--C'est, reprit-il sans se déconcerter, selon la disposition de son

âme; quelquefois la musique lui fait du bien, et quelquefois du mal.

Vous l'aurez ému, j'en suis certain, au point qu'il aura craint de ne

pouvoir se contenir. Cette fuite est plus flatteuse pour vous que les

plus grands éloges.»


«Les adulations de ce jésuite avaient quelque chose de sournois et de

railleur qui me le faisait détester. Mais j'en fus bientôt délivrée,

comme vous allez l'apprendre tout à l'heure.»





XXVIII.



«Le lendemain, ma tante, qui ne parle guère lorsque son coeur n'est pas

vivement ému, eut la malheureuse idée de s'engager dans une conversation

avec l'abbé et le chapelain. Et comme, en dehors de ses affections de

famille, qui l'absorbent presque entièrement, il n'y a pour elle au

monde qu'une distraction possible, laquelle est son orgueil de famille,

elle ne manqua pas de s'y livrer en dissertant sur sa généalogie, et en

prouvant à ces deux prêtres que notre race était la plus pure, la plus

illustre, et la plus excellente de toutes les familles de l'Allemagne,

du côté des femmes particulièrement. L'abbé l'écoutait avec patience et

notre chapelain avec révérence, lorsque Albert, qui ne paraissait pas

l'écouter du tout, l'interrompit avec un peu de vivacité:


«--Il me semble, ma bonne tante, lui dit-il, que vous vous faites

quelques illusions sur la prééminence de notre famille. Il est vrai que

la noblesse et les titres de nos ancêtres remontent assez haut dans le

passé; mais une famille qui perd son nom, qui l'abjure en quelque sorte,

pour prendre celui d'une femme de race et de religion étrangère, renonce

au droit de se faire valoir comme antique en vertu et fidèle à la gloire

de son pays.


«Cette remarque contraria beaucoup la chanoinesse; mais, comme l'abbé

avait paru ouvrir l'oreille, elle crut devoir y répondre.


«--Je ne suis pas de votre avis, mon cher enfant, dit-elle. On a vu bien

souvent d'illustres maisons se rendre, à bon droit, plus illustres

encore, en joignant à leur nom celui d'une branche maternelle, afin de

ne pas priver leurs hoirs de l'honneur qui leur revenait d'être issus

d'une femme glorieusement apparentée.


«--Mais ce n'est pas ici le cas d'appliquer cette règle, reprit Albert

avec une ténacité à laquelle il n'était point sujet. Je conçois

l'alliance de deux noms illustres. Je trouve fort légitime qu'une femme

transmette à ses enfants son nom accolé à celui de son époux. Mais

l'effacement complet de ce dernier nom me paraît un outrage de la part

de celle qui l'exige, une lâcheté de la part de celui qui s'y soumet.


«--Vous rappelez des choses bien anciennes, Albert, dit la chanoinesse

avec un profond soupir, et vous appliquez la règle plus mal à propos que

moi. Monsieur l'abbé pourrait croire, en vous entendant, que quelque

mâle, dans notre ascendance, aurait été capable d'une lâcheté; et

puisque vous savez si bien des choses dont je vous croyais à peine

instruit, vous n'auriez pas dû faire une pareille réflexion à propos des

événements politiques ... déjà bien loin de nous, Dieu merci!


«--Si ma réflexion vous inquiète, je vais rapporter le fait, afin de

laver notre aïeul Withold, dernier comte des Rudolstadt, de toute

imputation injurieuse à sa mémoire. Cela paraît intéresser ma cousine,

ajouta-t-il en voyant que je l'écoutais avec de grands yeux, tout

étonnée que j'étais de le voir se lancer dans une discussion si

contraire à ses idées philosophiques et à ses habitudes de silence.

Sachez donc, Amélie, que notre arrière-grand-père Wratislaw n'avait pas

plus de quatre ans lorsque sa mère Ulrique de Rudolstadt crut devoir lui

infliger la flétrissure de quitter son véritable nom, le nom de ses

pères, qui était Podiebrad, pour lui donner ce nom saxon que vous et moi

portons aujourd'hui, vous sans en rougir, et moi sans m'en glorifier.


«--Il est au moins inutile, dit mon oncle Christian, qui paraissait fort

mal à l'aise, de rappeler des choses si éloignées du temps où nous

vivons.


«--II me semble, reprit Albert, que ma tante a remonté bien plus haut

dans le passé en nous racontant les hauts faits des Rudolstadt, et je ne

sais pas pourquoi l'un de nous, venant par hasard à se rappeler qu'il

est Bohême, et non pas Saxon d'origine, qu'il s'appelle Podiebrad, et

non pas Rudolstadt, ferait une chose de mauvais goût en parlant

d'événements qui n'ont guère plus de cent vingt ans de date.


«--Je savais bien, observa l'abbé qui avait écouté Albert avec un

certain intérêt, que votre illustre famille était alliée, dans le passé,

à la royauté nationale de George Podiebrad; mais j'ignorais qu'elle en

descendît par une ligne assez directe pour en porter le nom.


«--C'est que ma tante, qui sait dessiner des arbres généalogiques, a

jugé à propos d'abattre dans sa mémoire l'arbre antique et vénérable

dont la souche nous a produits. Mais un arbre généalogique sur lequel

notre histoire glorieuse et sombre a été tracée en caractères de sang,

est encore debout sur la montagne voisine.»


«Comme Albert s'animait beaucoup en parlant ainsi, et que le visage de

mon oncle paraissait s'assombrir, l'abbé essaya de détourner la

conversation, bien que sa curiosité fût fort excitée. Mais la mienne ne

me permit pas de rester en si beau chemin.


«--Que voulez-vous dire, Albert? m'écriai-je en me rapprochant de lui.


«--Je veux dire ce qu'une Podiebrad ne devrait pas ignorer, répondit-il.

C'est que le vieux chêne de la _pierre d'épouvante_, que vous voyez tous

les jours de votre fenêtre, Amélie, et sous lequel je vous engage à ne

jamais vous asseoir sans élever votre âme à Dieu, a porté, il y a trois

cents ans, des fruits un peu plus lourds que les glands desséchés qu'il

a peine à produire aujourd'hui.


«--C'est une histoire affreuse, dit le chapelain tout effaré, et

j'ignore qui a pu l'apprendre au comte Albert.


«--La tradition du pays, et peut-être quelque chose de plus certain

encore, répondit Albert. Car on a beau brûler les archives des familles

et les documents de l'histoire, monsieur le chapelain; on a beau élever

les enfants dans l'ignorance de la vie antérieure; on a beau imposer

silence aux simples par le sophisme, et aux faibles par la menace: ni la

crainte du despotisme, ni celle de l'enfer, ne peuvent étouffer les

mille voix du passé qui s'élèvent de toutes parts. Non, non, elles

parlent trop haut, ces voix terribles, pour que celle d'un prêtre leur

impose silence! Elles parlent à nos âmes dans le sommeil, par la bouche

des spectres qui se lèvent pour nous avertir; elles parlent à nos

oreilles, par tous les bruits de la nature; elles sortent même du tronc

des arbres, comme autrefois, celle des dieux dans les bois sacrés, pour

nous raconter les crimes, les malheurs, et les exploits de nos pères.


«--Et pourquoi, mon pauvre enfant, dit la chanoinesse, nourrir ton

esprit de ces pensées amères et de ces souvenirs funestes?


«--Ce sont vos généalogies, ma tante, c'est le voyage que vous venez de

faire dans les siècles passés, qui ont réveillé en moi le souvenir de

ces quinze moines pendus aux branches du chêne, de la propre main d'un

de mes aïeux, à moi ... oh! le plus grand, le plus terrible, le plus

persévérant, celui qu'on appelait le redoutable aveugle, l'invincible

Jean Ziska du Calice!»


«Le nom sublime et abhorré du chef des Taborites, sectaires qui

renchérirent durant la guerre des Hussites sur l'énergie, la bravoure,

et les cruautés des autres religionnaires, tomba comme la foudre sur

l'abbé et sur le chapelain. Le dernier fit un grand signe de croix; ma

tante recula sa chaise, qui touchait celle d'Albert.


«--Bonté divine! s'écria-t-elle; de quoi et de qui parle donc cet

enfant? Ne l'écoutez pas, monsieur l'abbé! Jamais, non, jamais, notre

famille n'a eu ni lien, ni rapport avec le réprouvé dont il vient de

prononcer le nom abominable.


«--Parlez pour vous, ma tante, reprit Albert avec énergie. Vous êtes une

Rudolstadt dans le fond de l'âme, bien que vous soyez dans le fait une

Podiebrad. Mais, quant à moi, j'ai dans les veines un sang coloré de

quelques gouttes de plus de sang bohème, purifié de quelques gouttes de

moins de sang étranger. Ma mère n'avait ni Saxons, ni Bavarois, ni

Prussiens, dans son arbre généalogique: elle était de pure race slave;

et comme vous paraissez ne pas vous soucier beaucoup d'une noblesse à

laquelle vous ne pouvez prétendre, moi, qui tiens à ma noblesse

personnelle, je vous apprendrai, si vous l'ignorez, je vous rappellerai,

si vous l'avez oublié, que Jean Ziska laissa une fille, laquelle épousa

un seigneur de Prachalitz, et que ma mère, étant une Prachalitz

elle-même, descendait en ligne directe de Jean Ziska par les femmes,

comme vous descendez des Rudolstadt, ma tante!


«--Ceci est un rêve, une erreur, Albert!...


«--Non, ma chère tante; j'en appelle à monsieur le chapelain, qui est un

homme véridique et craignant Dieu. Il a eu entre les mains les

parchemins qui le prouvaient.


«--Moi? s'écria le chapelain, pâle comme la mort.


«--Vous pouvez l'avouer sans rougir devant monsieur l'abbé, répondit

Albert avec une amère ironie, puisque vous avez fait votre devoir de

prêtre catholique et de sujet autrichien en les brûlant le lendemain de

la mort de ma mère!


«--Cette action, que me commandait ma conscience, n'a eu que Dieu pour

témoin! reprit l'abbé, plus pâle encore. Comte Albert, qui a pu vous

révéler ...?


«--Je vous l'ai dit, monsieur le chapelain, la voix qui parle plus haut

que celle du prêtre!


«--Quelle voix, Albert? demandai-je vivement intéressée.


«--La voix qui parle dans le sommeil, répondit Albert.


«--Mais ceci n'explique rien, mon fils, dit le comte Christian tout

pensif et tout triste.


«--La voix du sang, mon père! répondit Albert d'un ton qui nous fit tous

tressaillir.


«--Hélas! mon Dieu! dit mon oncle en joignant les mains, ce sont les

mêmes rêveries, les mêmes imaginations, qui tourmentaient sa pauvre

mère. Il faut que, dans sa maladie, elle ait parlé de tout cela devant

notre enfant, ajouta-t-il en se penchant vers ma tante, et que son

esprit en ait été frappé de bonne heure.


«--Impossible, mon frère, répondit la chanoinesse: Albert n'avait pas

trois ans lorsqu'il perdit sa mère.


«--Il faut plutôt, dit le chapelain à voix basse, qu'il soit resté dans

la maison quelques-uns de ces maudits écrits hérétiques, tout remplis de

mensonge et tissus d'impiétés, qu'elle avait conservés par esprit de

famille, et dont elle eut pourtant la vertu de me faire le sacrifice à

son heure suprême.


«--Non, il n'en est pas resté, répondit Albert, qui n'avait pas perdu

une seule parole du chapelain, bien que celui-ci eût parlé assez bas, et

qu'Albert, qui se promenait avec agitation, fût en ce moment à l'autre

bout du grand salon. Vous savez bien monsieur le chapelain, que vous

avez tout détruit, et que vous avez encore, au lendemain de _son_

dernier jour, cherché et fureté dans tous les coins de sa chambre.


«--Qui donc a ainsi aidé ou égaré votre mémoire, Albert? demanda le

comte Christian d'un ton sévère. Quel serviteur infidèle ou imprudent

s'est donc avisé de troubler votre jeune esprit par le récit, sans doute

exagéré, de ces événements domestiques?


«--Aucun, mon père; je vous le jure sur ma religion et sur ma

conscience.


«--L'ennemi du genre humain est intervenu dans tout ceci, dit le

chapelain consterné.


«--Il serait plus vraisemblable et plus chrétien de penser, observa

l'abbé, que le comte Albert est doué d'une mémoire extraordinaire, et

que des événements dont le spectacle ne frappe point ordinairement l'âge

tendre sont restés gravés dans son esprit. Ce que j'ai vu de sa rare

intelligence me fait aisément croire que sa raison a dû avoir un

développement fort précoce; et quant à sa faculté de garder le souvenir

des choses, j'ai reconnu qu'elle était prodigieuse en effet.


«--- Elle ne vous semble prodigieuse que parce que vous en êtes tout à

fait dépourvu, répondit Albert sèchement. Par exemple, vous ne vous

rappelez pas ce que vous avez fait en l'année 1619, après que Withold

Podiebrad le protestant, le vaillant, le fidèle (votre grand-père, ma

chère tante), le dernier qui porta notre nom, eut rougi de son sang la

pierre d'épouvante? Vous avez oublié votre conduite en cette

circonstance, je le parierais, monsieur l'abbé?


«--Je l'ai oubliée entièrement, je l'avoue, répondit l'abbé avec un

sourire railleur qui n'était pas de trop bon goût dans un moment où il

devenait évident pour nous tous qu'Albert divaguait complètement.


«--Eh bien! je vais vous la rappeler, reprit Albert sans se déconcerter.

Vous allâtes bien vite conseiller à ceux des soldats impériaux qui

avaient fait le coup de se sauver ou de se cacher, parce que les

ouvriers de Pilsen, qui avaient le courage de s'avouer protestants, et

qui adoraient Withold, venaient pour venger la mort de leur maître, et

s'apprêtaient à les mettre en pièces. Puis, vous vîntes trouver mon

aïeule Ulrique, la veuve tremblante et consternée de Withold, et vous

lui promîtes de faire sa paix avec l'empereur Ferdinand II, de lui

conserver ses biens, ses titres, sa liberté, et la tête de ses enfants,

si elle voulait suivre vos conseils et vous payer vos services à prix

d'or; elle y consentit: son amour maternel lui suggéra cet acte de

faiblesse. Elle ne respecta pas le martyre de son noble époux. Elle

était née catholique, et n'avait abjuré que par amour pour lui. Elle ne

sut point accepter la misère, la proscription, la persécution, pour

conserver à ses enfants une foi que Withold venait de signer de son

sang, et un nom qu'il venait de rendre plus illustre encore que tous

ceux de ses ancêtres _hussites, calixtins, taborites, orphelins, frères

de l'union, et luthériens_. (Tous ces noms, ma chère Porporina, sont

ceux des diverses sectes qui joignent l'hérésie de Jean Huss à celle de

Luther, et qu'avait probablement suivies la branche des Podiebrad dont

nous descendons.) Enfin, continua Albert, la Saxonne eut peur, et céda.

Vous prîtes possession du château, vous en éloignâtes les bandes

impériales, vous fîtes respecter nos terres. Vous fîtes un immense

auto-da-fé de nos titres et de nos archives. C'est pourquoi ma tante,

pour son bonheur, n'a pu rétablir l'arbre généalogique des Podiebrad, et

s'est rejetée sur la pâture moins indigeste des Rudolstadt. Pour prix de

vos services, vous fûtes riche, très-riche. Trois mois après, il fut

permis à Ulrique d'aller embrasser à Vienne les genoux de l'empereur,

qui lui permit gracieusement de dénationaliser ses enfants, de les faire

élever par vous dans la religion romaine, et de les enrôler ensuite sous

les drapeaux contre lesquels leur père et leurs aïeux avaient si

vaillamment combattu. Nous fûmes incorporés mes fils et moi, dans les

rangs de la tyrannie autrichienne ...


«--Tes fils et toi!... dit ma tante désespérée, voyant qu'il battait la

campagne.


«--Oui, mes fils Sigismond et Rodolphe, répondit très-sérieusement

Albert.


«--C'est le nom de mon père et de mon oncle, dit le comte Christian.

Albert, où est ton esprit? Reviens à toi, mon fils. Plus d'un siècle

nous sépare de ces événements douloureux accomplis par l'ordre de la

Providence.»


«Albert n'en voulut point démordre. Il se persuada et voulut nous

persuader qu'il était le même que Wratislaw, fils de Withold, et le

premier des Podiebrad qui eût porté le nom maternel de Rudolstadt. Il

nous raconta son enfance, le souvenir distinct qu'il avait gardé du

supplice du comte Withold, supplice dont il attribuait tout l'odieux au

jésuite Dithmar (lequel, selon lui, n'était autre que l'abbé, son

gouverneur), la haine profonde que, pendant son enfance, il avait

éprouvée pour ce Dithmar, pour l'Autriche, pour les impériaux et pour

les catholiques. Et puis, ses souvenirs parurent se confondre, et il

ajouta mille choses incompréhensibles sur la vie éternelle et

perpétuelle, sur la réapparition des hommes sur la terre, se fondant sur

cet article de la croyance hussitique, que Jean Huss devait revenir en

Bohême cent ans après sa mort, et compléter son oeuvre; prédiction qui

s'était accomplie, puisque, selon lui, Luther était Jean Huss

ressuscité. Enfin ses discours furent un mélange d'hérésie, de

superstition, de métaphysique obscure, de délire poétique; et tout cela

fut débité avec une telle apparence de conviction, avec des souvenirs si

détaillés, si précis, et si intéressants, de ce qu'il prétendait avoir

vu, non-seulement dans la personne de Wratislaw, mais encore dans celle

de Jean Ziska, et de je ne sais combien d'autres morts qu'il soutenait

avoir été ses propres apparitions dans la vie du passé, que nous

restâmes tous béants à l'écouter, sans qu'aucun de nous eût la force de

l'interrompre ou de le contredire. Mon oncle et ma tante, qui

souffraient horriblement de cette démence, impie selon eux, voulaient du

moins la connaître à fond; car c'était la première fois qu'elle se

manifestait ouvertement, et il fallait bien en savoir la source pour

tâcher ensuite de la combattre. L'abbé s'efforçait de tourner la chose

en plaisanterie, et de nous faire croire que le comte Albert était un

esprit fort plaisant et fort malicieux, qui prenait plaisir à nous

mystifier par son incroyable érudition.


«--II a tant lu, nous disait-il, qu'il pourrait nous raconter ainsi

l'histoire de tous les siècles, chapitre par chapitre, avec assez de

détails et de précision pour faire accroire à des esprits un peu portés

au merveilleux, qu'il a véritablement assisté aux scènes qu'il raconte.»


«La chanoinesse, qui, dans sa dévotion ardente, n'est pas très-éloignée

de la superstition, et qui commençait à croire son neveu sur parole,

prit très-mal les insinuations de l'abbé, et lui conseilla de garder ses

explications badines pour une occasion plus gaie; puis elle fit un grand

effort pour amener Albert à rétracter les erreurs dont il avait la tête

remplie.


«--Prenez garde, ma tante; s'écria Albert avec impatience, que je ne

vous dise qui vous êtes. Jusqu'ici je n'ai pas voulu le savoir; mais

quelque chose m'avertit en ce moment que la Saxonne Ulrique est auprès

de moi.


«--Eh quoi, mon pauvre enfant, répondit-elle, cette aïeule prudente et

dévouée qui sut conserver à ses enfants la vie, et à ses descendants

l'indépendance, les biens et les honneurs dont ils jouissent, vous

pensez qu'elle revit en moi? Eh bien, Albert, je vous aime tant, que

pour vous je ferais plus encore: je sacrifierais ma vie, si je pouvais,

à ce prix, calmer votre esprit égaré.»


«Albert la regarda quelques instants avec des yeux à la fois sévères et

attendris.


«--Non, non, dit-il enfin en s'approchant d'elle, et en s'agenouillant à

ses pieds, vous êtes un ange, et vous avez communié jadis dans la coupe

de bois des Hussites. Mais la Saxonne est ici, cependant, et sa voix a

frappé mon oreille aujourd'hui à plusieurs reprises.


«--Prenez que c'est moi, Albert, lui dis-je en m'efforçant de l'égayer,

et ne m'en veuillez pas trop de ne pas vous avoir livré aux bourreaux en

l'année 1619.


«--Vous, ma mère, dit-il en me regardant avec des yeux effrayants, ne

dites pas cela; car je ne puis vous pardonner. Dieu m'a fait renaître

dans le sein d! une femme plus forte; il m'a retrempé dans le sang de

Ziska, dans ma propre substance, qui s'était égarée je ne sais comment.

Amélie, ne me regardez pas, ne me parlez pas surtout! C'est votre voix,

Ulrique, qui me fait aujourd'hui tout le mal que je souffre.»


«En disant cela, Albert sortit précipitamment, et nous restâmes tous

consternés de la triste découverte qu'il venait enfin de nous faire

faire sur le dérangement de son esprit.


«Il était alors deux heures après midi; nous avions dîné paisiblement,

Albert n'avait bu que de l'eau. Rien ne pouvait nous donner l'espoir que

cette démence fût l'effet de l'ivresse. Le chapelain et ma tante se

levèrent aussitôt pour le suivre et pour le soigner, le jugeant fort

malade. Mais, chose inconcevable! Albert avait déjà disparu comme par

enchantement; on ne le trouva ni dans sa chambre, ni dans celle de sa

mère, où il avait coutume de s'enfermer souvent, ni dans aucun recoin du

château; on le chercha dans le jardin, dans la garenne, dans les bois

environnants, dans les montagnes. Personne ne l'avait vu de près ni de

loin. La trace de ses pas n'était restée nulle part. La journée et la

nuit s'écoulèrent ainsi. Personne ne se coucha dans la maison. Nos gens

furent sur pied jusqu'au jour pour le chercher avec des flambeaux.


«Toute la famille se mit en prières. La journée du lendemain se passa

dans les mêmes anxiétés, et la nuit suivante dans la même consternation.

Je ne puis vous dire quelle terreur j'éprouvai, moi qui n'avais jamais

souffert, jamais tremblé de ma vie pour des événements domestiques de

cette importance. Je crus très-sérieusement qu'Albert s'était donné la

mort ou s'était enfui pour jamais. J'en pris des convulsions et une

fièvre assez forte. Il y avait encore en moi un reste d'amour, au milieu

de l'effroi que m'inspirait un être si fatal et si bizarre. Mon père

conservait la force d'aller à la chasse, s'imaginant que, dans ses

courses lointaines, il retrouverait Albert au fond des bois. Ma pauvre

tante, dévorée de douleur, mais active et courageuse, me soignait, et

cherchait à rassurer tout le monde. Mon oncle priait jour et nuit. En

voyant sa foi et sa soumission stoïque aux volontés du ciel, je

regrettais de n'être pas dévote.


«L'abbé feignait un peu de chagrin, mais affectait de n'avoir aucune

inquiétude. Il est vrai, disait-il, qu'Albert n'avait jamais disparu

ainsi de sa présence; mais il était sujet à des besoins de solitude et

de recueillement.


Sa conclusion était que le seul remède à ces singularités était de ne

jamais les contrarier, et de ne pas paraître les remarquer beaucoup. Le

fait est que ce subalterne intrigant et profondément égoïste ne s'était

soucié que de gagner les larges appointements attachés à son rôle

surveillant, et qu'il les avait fait durer le plus longtemps possible en

trompant la famille sur le résultat de ses bons offices. Occupé de ses

affaires et de ses plaisirs, il avait abandonné Albert à ses penchants

extrêmes. Peut-être l'avait-il vu souvent malade et souvent exalté. Il

avait sans doute laissé un libre cours à ses fantaisies. Ce qu'il y a de

certain, c'est qu'il avait eu l'habileté de les cacher à tous ceux qui

eussent pu nous en rendre compte; car dans toutes les lettres que reçut

mon oncle au sujet dé son fils, il n'y eut jamais que des éloges de son

extérieur et des félicitations sur les avantages de sa personne. Albert

n'a laissé nulle part la réputation d'un malade ou d'un insensé. Quoi

qu'il en soit, sa vie intérieure durant ces huit ans d'absence est

restée pour nous un secret impénétrable. L'abbé, voyant, au bout de

trois jours, qu'il ne reparaissait pas, et craignant que ses propres

affaires ne fussent gâtées par cet incident, se mit en campagne,

soi-disant pour le chercher à Prague, où l'envie de chercher quelque

livre rare pouvait, selon lui, l'avoir poussé.»


«--II est, disait-il, comme les savants qui s'abîment dans leurs

recherches, et qui oublient le monde entier pour satisfaire leur

innocente passion.»


«Là-dessus l'abbé partit, et ne revint pas.»


«Au bout de sept jours d'angoisses mortelles, et comme nous commencions

à désespérer, ma tante, passant vers le soir devant la chambre d'Albert,

vit la porte ouverte, et Albert assis dans son fauteuil, caressant son

chien qui l'avait suivi dans son mystérieux voyage. Ses vêtements

n'étaient ni salis ni déchirés; seulement la dorure en était noircie,

comme s'il fût sorti d'un lieu humide, ou comme s'il eût passé les nuits

à la belle étoile. Sa chaussure n'annonçait pas qu'il eût beaucoup

marché; mais sa barbe et ses cheveux témoignaient d'un long oubli des

soins de sa personne. Depuis ce jour-là, il a constamment refusé de se

raser et de se poudrer comme les autres hommes; c'est pourquoi vous lui

avez trouvé l'aspect d'un revenant.»


«Ma tante s'élança vers lui en faisant un grand cri.»


«--Qu'avez-vous donc, ma chère tante? dit-il en lui baisant la main. On

dirait que vous ne m'avez pas vu depuis un siècle!»


«--Mais, malheureux enfant! s'écria-t-elle; il y a sept jours que tu

nous as quittés sans nous rien dire; sept mortels jours, sept affreuses

nuits, que nous te cherchons, que nous te pleurons, et que nous prions

pour toi!»


«--Sept jours? dit Albert en la regardant avec surprise. II faut que

vous ayez voulu dire sept heures, ma chère tante; car je suis sorti ce

matin pour me promener, et je rentre à temps pour souper avec vous.

Comment ai-je pu vous causer une pareille inquiétude par une si courte

absence?»


«--Sans doute, dit-elle, craignant d'aggraver son mal en le lui

révélant, la langue m'a tourné; j'ai voulu dire sept heures. Je me suis

inquiétée parce que tu n'as pas l'habitude de faire d'aussi longues

promenades, et puis j'avais fait cette nuit un mauvais rêve: j'étais

folle.»


«--Bonne tante, excellente amie! dit Albert en couvrant ses mains de

baisers, vous m'aimez comme un petit enfant. Mon père n'a pas partagé

votre inquiétude, j'espère?»


«--Nullement. Il t'attend pour souper. Tu dois avoir bien faim?


«--Fort peu. J'ai très-bien dîné.»


«--Où donc, et quand donc, Albert?»


«--Ici, ce matin, avec vous, ma bonne tante. Vous n'êtes pas encore

revenue à vous-même, je le vois. Oh! que je suis malheureux de vous

avoir causé une telle frayeur! Comment aurais-je pu le prévoir?»


«--Tu sais que je suis ainsi. Laisse-moi donc te demander où tu as

mangé, où tu as dormi depuis que tu nous as quittés!»


«--Depuis ce matin, comment aurais-je eu envie de dormir ou de manger?»


«--Tu ne te sens pas malade?


«--Pas le moins du monde.


«--Point fatigué? Tu as sans, doute beaucoup marché! gravi les

montagnes? cela est fort pénible. Où as-tu été?»


«Albert mit la main sur ses yeux comme pour se rappeler; mais il ne put

le dire.


--Je vous avoue, répondit-il, que je n'en sais plus rien. J'ai été fort

préoccupé. J'ai marché sans rien voir, comme je faisais dans mon

enfance, vous savez? je ne pouvais jamais vous répondre quand vous

m'interrogiez.


--Et durant tes voyages, faisais-tu plus d'attention à ce que tu voyais?


--Quelquefois, mais pas toujours. J'ai observé bien des choses; mais

j'en ai oublié beaucoup d'autres, Dieu merci!


--Et pourquoi _Dieu merci_?


--Parce qu'il y a des choses affreuses à voir sur la face de ce monde!

répondit-il en se levant avec un visage sombre, que jusque-là ma tante

ne lui avait pas trouvé.


«Elle vit qu'il ne fallait pas le faire causer davantage, et courut

annoncer à mon oncle que son fils était retrouvé. Personne ne le savait

encore dans la maison, personne ne l'avait vu rentrer. Son retour

n'avait pas laissé plus de traces que son départ.


«Mon pauvre oncle, qui avait eu tant de courage pour supporter le

malheur, n'en eut pas dans le premier moment pour la joie. Il perdit

connaissance; et lorsque Albert reparut devant lui, il avait la figure

plus altérée que celle de son fils. Albert, qui depuis ses longs voyages

semblait ne remarquer aucune émotion autour de lui, parut ce jour-là

tout renouvelé et tout différent de ce qu'on l'avait vu jusqu'alors. Il

fit mille caresses à son père, s'inquiéta de le voir si changé, et

voulut en savoir la cause. Mais quand on se hasarda à la lui faire

pressentir, il ne put jamais la comprendre, et toutes ses réponses

furent faites avec une bonne foi et une assurance qui semblaient bien

prouver l'ignorance complète où il était des sept jours de sa

disparition.»


--Ce que vous me racontez ressemble à un rêve, dit Consuelo, et me porte

à divaguer plutôt qu'à dormir, ma chère baronne. Comment est-il possible

qu'un homme vive pendant sept jours sans avoir conscience de rien?


--Ceci n'est rien auprès de ce que j'ai encore à vous raconter; et

jusqu'à ce que vous ayez vu par vous-même que, loin d'exagérer,

j'atténue pour abréger, vous aurez, je le conçois, de la peine à me

croire. Moi-même qui vous rapporte ce dont j'ai été témoin, je me

demande encore quelquefois si Albert est sorcier ou s'il se moque de

nous. Mais l'heure est avancée, et véritablement je crains d'abuser de

votre complaisance.


--C'est moi qui abuse de la vôtre, répondit Consuelo; vous devez être

fatiguée de parler. Remettons donc à demain soir, si vous le voulez

bien, la suite de cette incroyable histoire.


--A demain soit, dit la jeune baronne en l'embrassant.





XXIX.



L'histoire incroyable, en effet, qu'elle venait d'entendre tint Consuelo

assez longtemps éveillée. La nuit sombre, pluvieuse, et pleine de

gémissements, contribuait aussi à l'agiter de sentiments superstitieux

qu'elle ne connaissait pas encore. Il y a donc une fatalité

incompréhensible, se disait-elle, qui pèse sur certains êtres? Qu'avait

fait à Dieu cette jeune fille qui me parlait tout à l'heure, avec tant

d'abandon, de son naïf amour-propre blessé et de ses beaux rêves déçus?

Et qu'avais-je fait de mal moi-même pour que mon seul amour fût si

horriblement froissé et brisé dans mon coeur? Mais, hélas! quelle faute

a donc commise ce farouche Albert de Rudolstadt pour perdre ainsi la

conscience et la direction de sa propre vie? Quelle horreur la

Providence a-t-elle conçue pour Anzoleto de l'abandonner, ainsi qu'elle

l'a fait, aux mauvais penchants et aux perverses tentations?


Vaincue enfin par la fatigue, elle s'endormit, et se perdit dans une

suite de rêves sans rapport et sans issue. Deux ou trois fois elle

s'éveilla et se rendormit sans pouvoir se rendre compte du lieu où elle

était, se croyant toujours en voyage. Le Porpora, Anzoleto, le comte

Zustiniani et la Corilla passaient tour à tour devant ses yeux, lui

disant des choses étranges et douloureuses, lui reprochant je ne sais

quel crime dont elle portait la peine sans pouvoir se souvenir de

l'avoir commis. Mais toutes ces visions s'effaçaient devant celle du

comte Albert, qui repassait toujours devant elle avec sa barbe noire,

son oeil fixe, et son vêtement de deuil rehaussé d'or, par moments semé

de larmes comme un drap mortuaire.


Elle trouva, en s'éveillant tout à fait, Amélie déjà parée avec

élégance, fraîche et souriante à côté de son lit.


«Savez-vous, ma chère Porporina, lui dit la jeune baronne en lui donnant

un baiser au front, que vous avez en vous quelque chose d'étrange? Je

suis destinée à vivre avec des êtres extraordinaires; car certainement

vous en êtes un, vous aussi. Il y a un quart d'heure que je vous regarde

dormir, pour voir au grand jour si vous êtes plus belle que moi. Je vous

confesse que cela me donne quelque souci, et que, malgré l'abjuration

complète et empressée que j'ai faite de mon amour pour Albert, je serais

un peu piquée de le voir vous regarder avec intérêt. Que voulez-vous?

c'est le seul homme qui soit ici, et jusqu'ici j'y étais la seule femme.

Maintenant nous sommes deux, et nous aurons maille à partir si vous

m'effacez trop.


--Vous aimez à railler, répondit Consuelo; ce n'est pas généreux de

votre part. Mais voulez-vous bien laisser le chapitre des méchancetés,

et me dire ce que j'ai d'extraordinaire? C'est peut-être ma laideur qui

est tout à fait revenue. Il me semble qu'en effet cela doit être.


--Je vous dirai la vérité, Nina. Au premier coup d'oeil que j'ai jeté

sur vous ce matin, votre pâleur, vos grands yeux à demi clos et plutôt

fixes qu'endormis, votre bras maigre hors du lit, m'ont donné un moment

de triomphe. Et puis, en vous regardant toujours, j'ai été comme

effrayée de votre immobilité et de votre attitude vraiment royale. Votre

bras est celui d'une reine, je le soutiens, et votre calme a quelque

chose de dominateur et d'écrasant dont je ne peux pas me rendre compte.

Voilà que je me prends à vous trouver horriblement belle, et cependant

il y a de la douceur dans votre regard. Dites-moi donc quelle personne

vous êtes. Vous m'attirez et vous m'intimidez: je suis toute honteuse

des folies que je vous ai racontées de moi cette nuit. Vous ne m'avez

encore rien dit de vous; et cependant vous savez à peu près tous mes

défauts.


--Si j'ai l'air d'une reine, ce dont je ne me serais guère doutée,

répondit Consuelo avec un triste sourire, ce doit être l'air piteux

d'une reine détrônée. Quant à ma beauté, elle m'a toujours paru

très-contestable; et quant à l'opinion que j'ai de vous, chère baronne

Amélie, elle est toute en faveur de votre franchise et de votre bonté.


--Pour franche, je le suis; mais vous, Nina, l'êtes-vous? Oui, vous avez

un air de grandeur et de loyauté. Mais êtes-vous expansive? Je ne le

crois pas.


--Ce n'est pas à moi de l'être la première, convenez-en. C'est à vous,

protectrice et maîtresse, de ma destinée en ce moment, de me faire les

avances.


--Vous avez raison. Mais votre grand sens me fait peur. Si je vous

parais écervelée, vous ne me prêcherez pas trop, n'est-ce pas?


--Je n'en ai le droit en aucune façon. Je suis votre maîtresse de

musique, et rien de plus. D'ailleurs une pauvre fille du peuple, comme

moi, saura toujours se tenir à sa place.


--Vous, une fille du peuple, fière Porporina! Oh! vous mentez; cela est

impossible. Je vous croirais plutôt un enfant mystérieux de quelque

famille de princes. Que faisait votre mère?


--Elle chantait, comme moi.


--Et votre père?»


Consuelo resta interdite. Elle n'avait pas préparé toutes ses réponses

aux questions familièrement indiscrètes de la petite baronne. La vérité

est qu'elle n'avait jamais entendu parler de son père, et qu'elle

n'avait jamais songé à demander si elle en avait un.


«Allons! dit Amélie en éclatant de rire, c'est cela, j'en étais sûre;

votre père est quelque grand d'Espagne, où quelque doge de Venise.»


Ces façons de parler parurent légères et blessantes à Consuelo.


«Ainsi, dit-elle avec un peu de mécontentement, un honnête ouvrier, ou

un pauvre artiste, n'aurait pas eu le droit de transmettre à son enfant

quelque distinction naturelle? Il faut absolument que les enfants du

peuple soient grossiers et difformes!


--Ce dernier mot est une épigramme pour ma tante Wenceslawa, répliqua la

baronne riant plus fort. Allons, chère Nina, pardonnez-moi si je vous

fâche un peu, et laissez-moi bâtir dans ma cervelle un plus beau roman

sur vous. Mais faites vite votre toilette, mon enfant; car la cloche va

sonner, et ma tante ferait mourir de faim toute la famille plutôt que de

laisser servir le déjeuner sans vous. Je vais vous aider à ouvrir vos

caisses; donnez-moi les clefs. Je suis sûre que vous apportez de Venise

les plus jolies toilettes, et que vous allez me mettre au courant des

modes, moi qui vis dans ce pays de sauvages, et depuis si longtemps!»


Consuelo, se hâtant d'arranger ses cheveux, lui donna les clefs sans

l'entendre, et Amélie s'empressa d'ouvrir une caisse qu'elle s'imaginait

remplie de chiffons; mais, à sa grande surprise, elle n'y trouva qu'un

amas de vieille musique, de cahiers imprimés, effacés par un long usage,

et de manuscrits en apparence indéchiffrables.


«Ah! qu'est-ce que tout cela? s'écria-t-elle en essuyant ses jolis

doigts bien vite. Vous avez là, ma chère enfant, une singulière

garde-robe!


--Ce sont des trésors, traitez-les avec respect, ma chère baronne,

répondit Consuelo. Il y a des autographes des plus grands maîtres, et

j'aimerais mieux perdre ma voix que de ne pas les remettre au Porpora

qui me les a confiés.»


Amélie ouvrit une seconde caisse, et la trouva pleine de papier réglé,

de traités sur la musique, et d'autres livres sur la composition,

l'harmonie et le contre-point.


«Ah! je comprends, dit-elle en riant, ceci est votre écrin.


--Je n'en ai pas d'autre, répondit Consuelo, et j'espère que vous

voudrez bien vous en servir souvent.


--A la bonne heure, je vois que vous êtes une maîtresse sévère. Mais

peut-on vous demander sans vous offenser, ma chère Nina, où vous avez

mis vos robes?


--Là-bas dans ce petit carton, répondit Consuelo en allant le chercher,

et en montrant à la baronne une petite robe de soie noire qui y était

soigneusement et fraîchement pliée.


--Est-ce là tout? dit Amélie.


--C'est là tout, dit Consuelo, avec ma robe de voyage. Dans quelques

jours d'ici, je me ferai une seconde robe noire, toute pareille à

l'autre, pour changer.


--Ah! ma chère enfant, vous êtes donc en deuil?


--Peut-être, signora, répondit gravement Consuelo.


--En ce cas, pardonnez-moi. J'aurais dû comprendre à vos manières que

vous aviez quelque chagrin dans le coeur, et je vous aime autant ainsi.

Nous sympathiserons encore plus vite; car moi aussi j'ai bien des sujets

de tristesse, et je pourrais déjà porter le deuil de l'époux qu'on

m'avait destiné. Ah! ma chère Nina, ne vous effarouchez pas de ma

gaieté; c'est souvent un effort pour cacher des peines profondes.»


Elles s'embrassèrent, et descendirent au salon où on les attendait.


Consuelo vit, dès le premier coup d'oeil, que sa modeste robe noire, et

son fichu blanc fermé jusqu'au menton par une épingle de jais, donnaient

d'elle à la chanoinesse une opinion très-favorable. Le vieux Christian

fut un peu moins embarrassé et tout aussi affable envers elle que la

veille. Le baron Frédérick, qui, par courtoisie, s'était abstenu d'aller

à la chasse ce jour-là, ne sut pas trouver un mot à lui dire, quoiqu'il

eût préparé mille gracieusetés pour les soins qu'elle venait rendre à sa

fille. Mais il s'assit à table à côté d'elle, et s'empressa de la

servir, avec une importunité si naïve et si minutieuse, qu'il n'eut pas

le temps de satisfaire son propre appétit. Le chapelain lui demanda dans

quel ordre le patriarche faisait la procession à Venise, et l'interrogea

sur le luxe et les ornements des églises. Il vit à ses réponses qu'elle

les avait beaucoup fréquentées; et quand il sut qu'elle avait appris à

chanter au service divin, il eut pour elle une grande considération.


Quant au comte Albert, Consuelo avait à peine osé lever les yeux sur

lui, précisément parce qu'il était le seul qui lui inspirât un vif

sentiment de curiosité. Elle ne savait pas quel accueil il lui avait

fait. Seulement elle l'avait regardé dans une glace en traversant le

salon, et l'avait vu habillé avec une sorte de recherche, quoique

toujours en noir. C'était bien la tournure d'un grand seigneur; mais sa

barbe et ses cheveux dénoués, avec son teint sombre et jaunâtre, lui

donnaient la tête pensive et négligée d'un beau pêcheur de l'Adriatique,

sur les épaules d'un noble personnage.


Cependant la sonorité de sa voix, qui flattait les oreilles musicales de

Consuelo, enhardit peu à peu cette dernière à le regarder. Elle fut

surprise de lui trouver l'air et les manières d'un homme très-sensé. Il

parlait peu, mais judicieusement; et lorsqu'elle se leva de table, il

lui offrit la main, sans la regarder il est vrai (il ne lui avait pas

fait cet honneur depuis la veille), mais avec beaucoup d'aisance et de

politesse. Elle trembla de tous ses membres en mettant sa main dans

celle de ce héros fantastique des récits et des rêves de la nuit

précédente; elle s'attendait à la trouver froide comme celle d'un

cadavre. Mais elle était douce et tiède comme la main d'un homme

soigneux et bien portant. A vrai dire, Consuelo ne put guère constater

ce fait. Son émotion intérieure lui donnait une sorte de vertige; et le

regard d'Amélie, qui suivait tous ses mouvements, eût achevé de la

déconcerter, si elle ne se fût armée de toute la force dont elle sentait

avoir besoin pour conserver sa dignité vis-à-vis de cette malicieuse

jeune fille. Elle rendit au comte Albert le profond salut qu'il lui fit

en la conduisant auprès d'un siége; et pas un mot, pas un regard ne fut

échangé entre eux.


«Savez-vous, perfide Porporina, dit Amélie à sa compagne en s'asseyant

tout près d'elle pour chuchoter librement à son oreille, que vous faites

merveille sur mon cousin?


--Je ne m'en aperçois pas beaucoup jusqu'ici, répondit Consuelo.


--C'est que vous ne daignez pas vous apercevoir de ses manières avec

moi. Depuis un an, il ne m'a pas offert une seule fois la main pour

passer à table ou pour en sortir, et voilà qu'il s'exécute avec vous de

la meilleure grâce! Il est vrai qu'il est dans un de ses moments les

plus lucides. On dirait que vous lui avez apporté la raison et la santé.

Mais ne vous fiez point aux apparences, Nina. Ce sera avec vous comme

avec moi. Après trois jours de cordialité, il ne se souviendra pas

seulement de votre existence.


--Je vois, dit Consuelo, qu'il faut que je m'habitue à la plaisanterie.


--N'est-il pas vrai, ma petite tante, dit à voix basse Amélie en

s'adressant à la chanoinesse, qui était venue s'asseoir auprès d'elle et

de Consuelo, que mon cousin est tout à fait charmant pour la chère

Porporina?


--Ne vous moquez pas de lui, Amélie, répondit Wenceslawa avec douceur;

mademoiselle s'apercevra assez tôt de la cause de nos chagrins.


--Je ne me moque pas, bonne tante. Albert est tout à fait bien ce matin,

et je me réjouis de le voir comme je ne l'ai pas encore vu peut-être

depuis que je suis ici. S'il était rasé et poudré comme tout le monde,

on pourrait croire aujourd'hui qu'il n'a jamais été malade.


--Cet air de calme et de santé me frappe en effet bien agréablement, dit

la chanoinesse; mais je n'ose plus me flatter de voir durer un si

heureux état de choses.


--Comme il a l'air noble et bon! dit Consuelo, voulant gagner le coeur de

la chanoinesse par l'endroit le plus sensible.


--Vous trouvez? dit Amélie. la transperçant de son regard espiègle et

moqueur.


--Oui, je le trouve, répondit Consuelo avec fermeté, et je vous l'ai dit

hier soir, signora; jamais visage humain ne m'a inspiré plus de respect.


--Ah! chère fille, dit la chanoinesse en quittant tout à coup son air

guindé pour serrer avec émotion la main de Consuelo; les bons cœurs se

devinent! Je craignais que mon pauvre enfant ne vous fît peur; c'est une

si grande peine pour moi que de lire sur le visage des autres

l'éloignement qu'inspirent toujours de pareilles souffrances! Mais vous

avez de la sensibilité, je le vois, et vous avez compris tout de suite

qu'il y a dans ce corps malade et flétri une âme sublime, bien digne

d'un meilleur sort.


Consuelo fut touchée jusqu'aux larmes des paroles de l'excellente

chanoinesse, et elle lui baisa la main avec effusion. Elle sentait déjà

plus de confiance et de sympathie dans son coeur pour cette vieille

bossue que pour la brillante et frivole Amélie.


Elles furent interrompues par le baron Frédérick, lequel, comptant sur

son courage plus que sur ses moyens, s'approchait avec l'intention de

demander une grâce à la signora Porporina. Encore plus gauche auprès des

dames que ne l'était son frère aîné (cette gaucherie était, à ce qu'il

paraît, une maladie de famille, qu'on ne devait pas s'étonner beaucoup

de retrouver développée jusqu'à la sauvagerie chez Albert), il balbutia

un discours et beaucoup d'excuses qu'Amélie se chargea de comprendre et

de traduire à Consuelo.


«Mon père vous demande, lui dit-elle, si vous vous sentez le courage de

vous remettre à la musique, après un voyage aussi pénible, et si ce ne

serait pas abuser de votre bonté que de vous prier d'entendre ma voix et

de juger ma méthode.


--De tout mon coeur, répondit Consuelo en se levant avec vivacité et en

allant ouvrir le clavecin.


--Vous allez voir, lui dit tout bas Amélie en arrangeant son cahier sur

le pupitre, que ceci va mettre Albert en fuite malgré vos beaux yeux et

les miens.»


En effet, Amélie avait à peine préludé pendant quelques minutes,

qu'Albert se leva, et sortit sur la pointe du pied comme un homme qui se

flatte d'être inaperçu.


«C'est beaucoup, dit Amélie en causant toujours à voix basse, tandis

qu'elle jouait à contre-mesure, qu'il n'ait pas jeté les portes avec

fureur, comme cela lui arrive souvent quand je chante. Il est tout à

fait aimable, on peut même dire galant aujourd'hui.»


Le chapelain, s'imaginant masquer la sortie d'Albert, se rapprocha du

clavecin, et feignit d'écouter avec attention. Le reste de la famille

fit à distance un demi-cercle pour attendre respectueusement le jugement

que Consuelo porterait sur son élève.


Amélie choisit bravement un air de l'_Achille in Scyro_ de Pergolèse, et

le chanta avec assurance d'un bout à l'autre, avec une voix fraîche et

perçante, accompagnée d'un accent allemand si comique, que Consuelo,

n'ayant jamais rien entendu de pareil, se tint à quatre pour ne pas

sourire à chaque mot. Il ne lui fallut pas écouter quatre mesures pour

se convaincre que la jeune baronne n'avait aucune notion vraie, aucune

intelligence de la musique. Elle avait le timbre flexible, et pouvait

avoir reçu de bonnes leçons; mais son caractère était trop léger pour

lui permettre d'étudier quoi que ce fût en conscience. Par la même

raison, elle ne doutait pas de ses forces, et sabrait avec un sang-froid

germanique les traits les plus audacieux et les plus difficiles. Elle

les manquait tous sans se déconcerter, et croyait couvrir ses

maladresses en forçant l'intonation, et en frappant l'accompagnement

avec vigueur, rétablissant la mesure comme elle pouvait, en ajoutant des

temps aux mesures qui suivaient celles où elle en avait supprimé, et

changeant le caractère de la musique à tel point que Consuelo eût eu

peine à reconnaître ce qu'elle entendait, si le cahier n'eût été devant

ses yeux.


Cependant le comte Christian, qui s'y connaissait bien, mais qui

supposait à sa nièce la timidité qu'il aurait eue à sa place, disait de

temps en temps pour l'encourager: «Bien, Amélie, bien! belle musique, en

vérité, belle musique!»


La chanoinesse, qui n'y entendait pas grand'chose, cherchait avec

sollicitude dans les yeux de Consuelo à pressentir son opinion; et le

baron, qui n'aimait pas d'autre musique que celle des fanfares de

chasse, s'imaginant que sa fille chantait trop bien pour qu'il pût la

comprendre, attendait avec confiance l'expression du contentement de son

juge. Le chapelain seul était charmé de ces gargouillades, qu'il n'avait

jamais entendues avant l'arrivée d'Amélie au château, et balançait sa

grosse tête ave un sourire de béatitude.


Consuelo vit bien que dire la vérité crûment serait porter la

consternation dans la famille. Elle se réserva d'éclairer son élève en

particulier sur tout ce qu'elle avait à oublier avant d'apprendre

quelque chose, donna des éloges à sa voix, la questionna sur ses études,

approuva le choix des maîtres qu'on lui avait fait étudier, et se

dispensa ainsi de déclarer qu'elle les avait étudiés à contre-sens.


On se sépara fort satisfait d'une épreuve qui n'avait été cruelle que

pour Consuelo. Elle eut besoin d'aller s'enfermer dans sa chambre avec

la musique qu'elle venait d'entendre profaner, et de la lire des yeux,

en la chantant mentalement, pour effacer de son cerveau l'impression

désagréable qu'elle venait de recevoir.





XXX



Lorsqu'on se rassembla de nouveau vers le soir, Consuelo se sentant plus

à l'aise avec toutes ces personnes qu'elle commençait à connaître,

répondit avec moins de réserve et de brièveté aux questions que, de leur

côté, elles s'enhardirent à lui adresser sur son pays, sur son art, et

sur ses voyages. Elle évita soigneusement, ainsi qu'elle se l'était

prescrit, de parler d'elle-même, et raconta les choses au milieu

desquelles elle avait vécu sans jamais faire mention du rôle qu'elle y

avait joué. C'est en vain que la curieuse Amélie s'efforça de l'amener

dans la conversation à développer sa personnalité. Consuelo ne tomba pas

dans ses pièges, et ne trahit pas un seul instant l'incognito qu'elle

s'était promis de garder. Il serait difficile de dire précisément

pourquoi ce mystère avait pour elle un charme particulier. Plusieurs

raisons l'y portaient. D'abord elle avait promis, juré au Porpora, de se

tenir si cachée et si effacée de toutes manières qu'il fût impossible à

Anzoleto de retrouver sa trace au cas où il se mettrait à la poursuivre;

précaution bien inutile, puisqu'à cette époque Anzoleto, après quelques

velléités de ce genre, rapidement étouffées, n'était plus occupé que de

ses débuts et de son succès à Venise.


En second lieu, Consuelo, voulant se concilier l'affection et l'estime

de la famille qui donnait un asile momentané à son isolement et à sa

douleur, comprenait bien qu'on l'accepterait plus volontiers simple

musicienne, élève du Porpora et maîtresse de chant, que _prima donna_,

femme de théâtre et cantatrice célèbre. Elle savait qu'une telle

situation avouée lui imposerait un rôle difficile au milieu de ces gens

simples et pieux; et il est probable que, malgré les recommandations du

Porpora, l'arrivée de Consuelo, la débutante, la merveille de

San-Samuel, les eût passablement effarouchés. Mais ces deux puissants

motifs n'eussent-ils pas existé, Consuelo aurait encore éprouvé le

besoin de se taire et de ne laisser pressentir à personne l'éclat et les

misères de sa destinée. Tout se tenait dans sa vie, sa puissance et sa

faiblesse, sa gloire et son amour. Elle ne pouvait soulever le moindre

coin du voile sans montrer une des plaies de son âme; et ces plaies

étaient trop vives, trop profondes, pour qu'aucun secours humain pût les

soulager. Elle n'éprouvait d'allégement au contraire que dans l'espèce

de rempart qu'elle venait d'élever entre ses douloureux souvenirs et le

calme énergique de sa nouvelle existence. Ce changement de pays,

d'entourage, et de nom, la transportait tout à coup dans un milieu

inconnu où, en jouant un rôle différent, elle aspirait à devenir un

nouvel être.


Cette abjuration de toutes les vanités qui eussent consolé une autre

femme, fut le salut de cette âme courageuse. En renonçant à toute pitié

comme à toute gloire humaine, elle sentit une force céleste venir à son

secours. Il faut que je retrouve une partie de mon ancien bonheur, se

disait-elle; celui que j'ai goûté longtemps et qui consistait tout

entier à aimer les autres et à en être aimée. Le jour où j'ai cherché

leur admiration, ils m'ont retiré leur amour, et j'ai payé trop cher les

honneurs qu'ils ont mis à la place de leur bienveillance. Refaisons-nous

donc obscure et petite, afin de n'avoir ni envieux, ni ingrats, ni

ennemis sur la terre. La moindre marque de sympathie est douce, et le

plus grand témoignage d'admiration est mêlé d'amertume. S'il est des

coeurs orgueilleux et forts à qui la louange suffit, et que le triomphe

console, le mien n'est pas de ce nombre, je l'ai trop cruellement

éprouvé. Hélas! la gloire m'a ravi le cœur de mon amant; que l'humilité

me rende du moins quelques amis!


Ce n'était pas ainsi que l'entendait le Porpora. En éloignant Consuelo

de Venise, en la soustrayant aux dangers et aux déchirements de sa

passion, il n'avait songé qu'à lui procurer quelques jours de repos

avant de la rappeler sur la scène des ambitions, et de la lancer de

nouveau dans les orages de la vie d'artiste. Il ne connaissait pas bien

son élève. Il la croyait plus femme, c'est-à-dire, plus mobile qu'elle

ne l'était. En songeant à elle dans ce moment-là, il ne se la

représentait pas calme, affectueuse, et occupée des autres, comme elle

avait déjà la force de l'être. Il la croyait noyée dans les pleurs et

dévorée de regrets. Mais il pensait qu'une grande réaction devait

bientôt s'opérer en elle, et qu'il la retrouverait guérie de son amour,

ardente à reprendre l'exercice de sa force et les privilèges de son

génie.


Ce sentiment intérieur si pur et si religieux que Consuelo venait de

concevoir de son rôle dans la famille de Rudolstadt, répandit, dès ce

premier jour, une sainte sérénité sur ses paroles, sur ses actions, et

sur son visage. Qui l'eût vue naguère resplendissante d'amour et de joie

au soleil de Venise, n'eût pas compris aisément comment elle pouvait

être tout à coup tranquille et affectueuse au milieu d'inconnus, au fond

des sombres forêts, avec son amour flétri dans le passé et ruiné dans

l'avenir. C'est que la bonté trouve la force, là où l'orgueil ne

rencontrerait que le désespoir. Consuelo fut belle ce soir-là, d'une

beauté qui ne s'était pas encore manifestée en elle. Ce n'était plus ni

l'engourdissement d'une grande nature qui s'ignore elle-même et qui

attend son réveil, ni l'épanouissement d'une puissance qui prend l'essor

avec surprise et ravissement. Ce n'était donc plus ni la beauté voilée

et incompréhensible de la _scolare zingarella_, ni la beauté splendide

et saisissante de la cantatrice couronnée; c'était le charme pénétrant

et suave de la femme pure et recueillie qui se connaît elle-même et se

gouverne par la sainteté de sa propre impulsion.


Ses vieux hôtes, simples et affectueux, n'eurent pas besoin d'autre

lumière que celle de leur généreux instinct pour aspirer, si je puis

ainsi dire, le parfum mystérieux qu'exhalait dans leur atmosphère

intellectuelle l'âme angélique de Consuelo. Ils éprouvèrent, en la

regardant, un bien-être moral dont ils ne se rendirent pas bien compte,

mais dont la douceur les remplit comme d'une vie nouvelle. Albert

lui-même semblait jouir pour la première fois de ses facultés avec

plénitude et liberté. Il était prévenant et affectueux avec tout le

monde: il l'était avec Consuelo dans la mesure convenable, et il lui

parla à plusieurs reprises de manière à prouver qu'il n'abdiquait pas,

ainsi qu'on l'avait cru jusqu'alors, l'esprit élevé et le jugement

lumineux que la nature lui avait donnés. Le baron ne s'endormit pas, la

chanoinesse ne soupira pas une seule fois; et le comte Christian, qui

avait l'habitude de s'affaisser mélancoliquement le soir dans son

fauteuil sous le poids de la vieillesse et du chagrin, resta debout le

dos à la cheminée comme au centre de sa famille, et prenant part à

l'entretien aisé et presque enjoué qui dura sans tomber jusqu'à neuf

heures du soir.


«Dieu semble avoir exaucé enfin nos ardentes prières, dit le chapelain

au comte Christian et à la chanoinesse, restés les derniers au salon,

après le départ du baron et des jeunes gens. Le comte Albert est entré

aujourd'hui dans sa trentième année, et ce jour solennel, dont l'attente

avait toujours si vivement frappé son imagination et la nôtre, s'est

écoulé avec un calme et un bonheur inconcevables.


--Oui, rendons grâces à Dieu! dit le vieux comte. Je ne sais si c'est un

songe bienfaisant qu'il nous envoie pour nous soulager un instant; mais

je me suis persuadé durant toute cette journée, et ce soir

particulièrement, que mon fils était guéri pour toujours.


--Mon frère, dit la chanoinesse, je vous en demande pardon ainsi qu'à

vous, monsieur le chapelain, qui avez toujours cru Albert tourmenté par

l'ennemi du genre humain. Moi je l'ai toujours cru aux prises avec deux

puissances contraires qui se disputaient sa pauvre âme; car bien souvent

lorsqu'il semblait répéter les discours du mauvais ange, le ciel parlait

par sa bouche un instant après. Rappelez-vous maintenant tout ce qu'il

disait hier soir durant l'orage et ses dernières paroles en nous

quittant: «La paix du Seigneur est descendue sur cette «maison.» Albert

sentait s'accomplir en lui un miracle de la grâce, et j'ai foi à sa

guérison comme à la promesse divine.»


Le chapelain était trop timoré pour accepter d'emblée une proposition si

hardie. Il se tirait toujours d'embarras en disant: «Rapportons-nous-en

à la sagesse éternelle; Dieu lit dans les choses cachées; l'esprit doit

s'abîmer en Dieu;» et autres sentences plus consolantes que nouvelles.


Le comte Christian était partagé entre le désir d'accepter l'ascétisme

un peu tourné au merveilleux de sa bonne soeur, et le respect que lui

imposait l'orthodoxie méticuleuse et prudente de son confesseur. Il crut

détourner la conversation en parlant de la Porporina, et en louant le

maintien charmant de cette jeune personne. La chanoinesse, qui l'aimait

déjà, renchérit sur ces éloges, et le chapelain donna sa sanction à

l'entraînement de coeur qu'ils éprouvaient pour elle. Il ne leur vint

pas à l'esprit d'attribuer à la présence de Consuelo le miracle qui

venait de s'accomplir dans leur intérieur. Ils en recueillirent le

bienfait sans en reconnaître la source; c'est tout ce que Consuelo eût

demandé à Dieu, si elle eût été consultée.


Amélie avait fait des remarques un peu plus précises. Il devenait bien

évident pour elle que son cousin avait, dans l'occasion, assez d'empire

sur lui-même pour cacher le désordre de ses pensées aux personnes dont

il se méfiait, comme à celles qu'il considérait particulièrement. Devant

certains parents ou certains amis de sa famille qui lui inspiraient ou

de la sympathie ou de l'antipathie, il n'avait jamais trahi par aucun

fait extérieur l'excentricité de son caractère. Aussi, lorsque Consuelo

lui exprima sa surprise de ce qu'elle lui avait entendu raconter la

veille, Amélie, tourmentée d'un secret dépit, s'efforça de lui rendre

l'effroi que ses récits avaient déjà provoqué en elle pour le comte

Albert.


«Eh! ma pauvre amie, lui dit-elle, méfiez-vous de ce calme trompeur;

c'est le temps d'arrêt qui sépare toujours chez lui une crise récente

d'une crise prochaine. Vous l'avez vu aujourd'hui tel que je l'ai vu en

arrivant ici au commencement de l'année dernière. Hélas! si vous étiez

destinée par la volonté d'autrui à devenir la femme d'un pareil

visionnaire, si, pour vaincre votre tacite résistance, on avait

tacitement comploté de vous tenir captive indéfiniment dans cet affreux

château, avec un régime continu de surprises, de terreurs et

d'agitations, avec des pleurs, des exorcismes et des extravagances pour

tout spectacle, en attendant une guérison à laquelle on croit toujours

et qui n'arrivera jamais, vous seriez comme moi bien désenchantée des

belles manières d'Albert et des douces paroles de la famille.


--Il n'est pas croyable, dit Consuelo, qu'on veuille forcer votre

volonté au point de vous unir malgré vous à un homme que vous n'aimez

point. Vous me paraissez être l'idole de vos parents.


--On ne me forcera à rien: on sait bien que ce serait tenter

l'impossible. Mais on oubliera qu'Albert n'est pas le seul mari qui

puisse me convenir, et Dieu sait quand on renoncera à la folle espérance

de me voir reprendre pour lui l'affection que j'avais éprouvée d'abord.

Et puis mon pauvre père, qui a la passion de la chasse, et qui a ici de

quoi se satisfaire, se trouve fort bien dans ce maudit château, et fait

toujours valoir quelque prétexte pour retarder notre départ, vingt fois

projeté et jamais arrêté. Ah! si vous saviez, ma chère Nina, quelque

secret pour faire périr dans une nuit tout le gibier de la contrée, vous

me rendriez le plus grand service qu'âme humaine puisse me rendre.


--Je ne puis malheureusement que m'efforcer de vous distraire en vous

faisant faire de la musique, et en causant avec vous le soir, lorsque

vous n'aurez pas envie, de dormir. Je tâcherai d'être pour vous un

calmant et un somnifère.


--Vous me rappelez, dit Amélie, que j'ai le reste d'une histoire à vous

raconter. Je commence, afin de ne pas vous faire coucher trop tard:


«Quelques jours après la mystérieuse absence qu'il avait faite (toujours

persuadé que cette semaine de disparition n'avait duré que sept heures),

Albert commença seulement à remarquer que l'abbé n'était plus au

château, et il demanda où on l'avait envoyé.»


«--Sa présence auprès de vous n'étant plus nécessaire, lui répondit-on,

il est retourné à ses affaires. Ne vous en étiez-vous pas encore aperçu?


«--Je m'en apercevais, répondit Albert: _quelque chose manquait à ma

souffrance_; mais je ne me rendais pas compte de ce que ce pouvait être.


«--Vous souffrez donc beaucoup, Albert? lui demanda la chanoinesse.


«--Beaucoup, répondit-il du ton d'un homme à qui l'on demande s'il a

bien dormi.


«--Et l'abbé vous était donc bien désagréable? lui demanda le comte

Christian.


«--Beaucoup, répondit Albert du même ton.


«--Et pourquoi donc, mon fils, ne l'avez-vous pas dit plus tôt? Comment

avez-vous supporté pendant si longtemps la présence d'un homme qui vous

était antipathique, sans me faire part de votre déplaisir? Doutez-vous,

mon cher enfant, que je n'eusse fait cesser au plus vite votre

souffrance?


«--C'était un bien faible accessoire à ma douleur, répondit Albert avec

une effrayante tranquillité; et vos bontés, dont je ne doute pas, mon

père, n'eussent pu que la soulager légèrement en me donnant un autre

surveillant.


«--Dites un autre compagnon de voyage, mon fils. Vous vous servez d'une

expression injurieuse pour ma tendresse.


«--C'est votre tendresse qui causait votre sollicitude, ô mon père! Vous

ne pouviez pas savoir le mal que vous me faisiez en m'éloignant de vous

et de cette maison, où ma place était marquée par la Providence jusqu'à

une époque où ses desseins sur moi doivent s'accomplir. Vous avez cru

travailler à ma guérison et à mon repos; moi qui comprenais mieux que

vous ce qui convient à nous deux, je savais bien que je devais vous

seconder et vous obéir: J'ai connu mon devoir et je l'ai rempli.


«--Je sais votre vertu et votre affection pour nous, Albert; mais ne

sauriez-vous expliquer plus clairement votre pensée?


«--Cela est bien facile, répondit Albert, et le moment de le faire est

venu.


«Il parlait avec tant de calme, que nous crûmes toucher au moment

fortuné où l'âme d'Albert allait cesser d'être pour nous une énigme

douloureuse. Nous nous serrâmes autour de lui, l'encourageant par nos

regards et nos caresses à s'épancher entièrement pour la première fois

de sa vie. Il parut décidé à nous accorder enfin cette confiance, et il

parla ainsi.


«--Vous m'avez toujours pris, vous me prenez encore tous pour un malade

et pour un insensé. Si je n'avais pour vous tous une vénération et une

tendresse infinies, j'oserais peut-être approfondir l'abîme qui nous

sépare, et je vous montrerais que vous êtes dans un monde d'erreur et de

préjugés, tandis que le ciel m'a donné accès dans une sphère de lumière

et de vérité. Mais vous ne pourriez pas me comprendre sans renoncer à

tout ce qui fait votre calme, votre religion et votre sécurité. Lorsque,

emporté à mon insu par des accès d'enthousiasme, quelques paroles

imprudentes m'échappent, je m'aperçois bientôt après que je vous ai fait

un mal affreux en voulant déraciner vos chimères et secouer devant vos

yeux affaiblis la flamme éclatante que je porte dans mes mains. Tous les

détails, toutes les habitudes de votre vie, tous les fibres de votre

coeur, tous les ressorts de votre intelligence sont tellement liés,

enlacés et rivés au joug du mensonge, à la loi des ténèbres, qu'il

semble que je vous donne la mort en voulant vous donner la foi. Il y a

pourtant une voix qui me crie dans la veille et dans le sommeil, dans le

calme et dans l'orage, de vous éclairer et de vous convertir. Mais je

suis un homme trop aimant et trop faible pour l'entreprendre. Quand je

vois vos yeux pleins de larmes, vos poitrines gonflées, vos fronts

abattus, quand je sens que je porte en vous la tristesse et l'épouvante,

je m'enfuis, je me cache pour résister au cri de ma conscience et à

l'ordre de ma destinée. Voilà mon mal, voilà mon tourment, voilà ma

croix et mon supplice; me comprenez-vous maintenant?»


«Mon oncle, ma tante et le chapelain comprenaient jusqu'à un certain

point qu'Albert s'était fait une morale et une religion complètement

différentes des leurs; mais, timides comme des dévots, ils craignaient

d'aller trop avant, et n'osaient plus encourager sa franchise. Quant à

moi, qui ne savais encore que vaguement les particularités de son

enfance et de sa première jeunesse, je ne comprenais pas du tout.

D'ailleurs, à cette époque, j'étais à peu près au même point que vous,

Nina; je savais fort peu ce que c'était que ce Hussitisme et ce

Luthérianisme dont j'ai entendu si souvent parler depuis, et dont les

controverses débattues entre Albert et le chapelain m'ont accablée d'un

si lamentable ennui. J'attendais donc impatiemment une plus ample

explication; mais elle ne vint pas.


«--Je vois, dit Albert, frappé du silence qui se faisait autour de lui,

que vous ne voulez pas me comprendre, de peur de me comprendre trop.

Qu'il en soit donc comme vous le voulez. Votre aveuglement a porté

depuis longtemps l'arrêt dont je subis la rigueur. Éternellement

malheureux, éternellement seul, éternellement étranger parmi ceux que

j'aime, je n'ai de refuge et de soutien que dans la consolation qui m'a

été promise.


«--Quelle est donc cette consolation, mon fils? dit le comte Christian

mortellement affligé; ne peut-elle venir de nous, et ne pouvons-nous

jamais arriver à nous entendre?


«--Jamais, mon père. Aimons-nous, puisque cela seul nous est permis. Le

ciel m'est témoin que notre désaccord immense, irréparable, n'a jamais

altéré en moi l'amour que je vous porte.


--Et cela ne suffit-il pas? dit la chanoinesse en lui prenant une main,

tandis que son frère pressait l'autre main d'Albert dans les siennes; ne

peux-tu oublier tes idées étranges, tes bizarres croyances, pour vivre

d'affection au milieu de nous?


«Je vis d'affection, répondit Albert. C'est un bien qui se communique et

s'échange délicieusement ou amèrement, selon que la foi religieuse est

commune ou opposée. Nos coeurs communient ensemble, ô ma tante

Wenceslawa! mais nos intelligences se font la guerre, et c'est une

grande infortune pour nous tous! Je sais qu'elle ne cessera point avant

plusieurs siècles, voilà pourquoi j'attendrai dans celui-ci un bien qui

m'est promis, et qui me donnera la force d'espérer.


«--Quel est ce bien, Albert? ne peux-tu me le dire?


«--Non, je ne puis le dire, parce que je l'ignore; mais il viendra. Ma

mère n'a point passé une semaine sans me l'annoncer dans mon sommeil, et

toutes les voix de la forêt me l'ont répété chaque fois que je les ai

interrogées. Un ange voltige souvent, et me montre sa face pâle et

lumineuse au-dessus de la pierre d'épouvante; à cet endroit sinistre,

sous l'ombrage de ce chêne, où, lorsque les hommes mes contemporains

m'appelaient Ziska, je fus transporté de la colère du Seigneur, et

devins pour la première fois l'instrument de ses vengeances; au pied de

cette roche où, lorsque je m'appelais Wratislaw, je vis rouler d'un coup

de sabre la tête mutilée et défigurée de mon père Withold, redoutable

expiation qui m'apprit ce que c'est que la douleur et la pitié, jour de

rémunération fatale, où le sang luthérien lava le sang catholique, et

qui fit de moi un homme faible et tendre, au lieu d'un homme de

fanatisme et de destruction que j'avais été cent ans auparavant....


--Bonté divine, s'écria ma tante en se signant, voilà sa folie qui le

reprend!


--Ne le contrariez point, ma soeur, dit le comte Christian en faisant un

grand effort sur lui-même; laissez-le s'expliquer. Parle, mon fils,

qu'est-ce que l'ange t'a dit sur la pierre d'épouvante?


«--Il m'a dit que ma consolation était proche, répondit Albert avec un

visage rayonnant d'enthousiasme, et qu'elle descendrait dans mon coeur

lorsque j'aurais accompli ma vingt-neuvième année.


«Mon oncle laissa retomber sa tête sur son sein. Albert semblait faire

allusion à sa mort en désignant l'âge où sa mère était morte, et il

paraît qu'elle avait souvent prédit, durant sa maladie, que ni elle ni

ses fils n'atteindraient l'âge de trente ans. Il paraît que ma tante

Wanda était aussi un peu illuminée pour ne rien dire de plus; mais je

n'ai jamais pu rien savoir de précis à cet égard. C'est un souvenir trop

douloureux pour mon oncle, et personne n'ose le réveiller autour de lui.


«Le chapelain tenta d'éloigner la funeste pensée que cette prédiction

faisait naître, en amenant Albert à s'expliquer sur le compte de l'abbé.

C'était par là que la conversation avait commencé.»


Albert fit à son tour un effort pour lui répondre.


«--Je vous parle de choses divines et éternelles, reprit-il après un peu

d'hésitation, et vous me rappelez les courts instants qui s'envolent,

les soucis puérils et éphémères dont le souvenir s'efface déjà en moi.


«--Parle encore, mon fils, parle, reprit le comte Christian; il faut que

nous te connaissions aujourd'hui.


«--Vous ne m'avez point connu, mon père, répondit Albert, et vous ne me

connaîtrez point dans ce que vous appelez cette vie. Mais si vous voulez

savoir pourquoi j'ai voyagé, pourquoi j'ai supporté ce gardien infidèle

et insouciant que vous aviez attaché à mes pas comme un chien gourmand

et paresseux au bras d'un aveugle, je vous le dirai en peu de mots. Je

vous avais fait assez souffrir. Il fallait vous dérober le spectacle

d'un fils rebelle à vos leçons et sourd à vos remontrances. Je savais

bien que je ne guérirais pas de ce que vous appeliez mon délire; mais il

fallait vous laisser le repos et l'espérance: j'ai consenti à

m'éloigner. Vous aviez exigé de moi la promesse que je ne me séparerais

point, sans votre consentement, de ce guide que vous m'aviez donné, et

que je me laisserais conduire par lui à travers le monde. J'ai voulu

tenir ma promesse; j'ai voulu aussi qu'il pût entretenir votre espérance

et votre sécurité, en vous rendant compte de ma douceur et de ma

patience. J'ai été doux et patient. Je lui ai fermé mon coeur et mes

oreilles; il a eu l'esprit de ne pas songer seulement à se les faire

ouvrir. Il m'a promené, habillé et nourri comme un enfant. J'ai renoncé

à vivre comme je l'entendais; je me suis habitué à voir le malheur,

l'injustice et la démence régner sur la terre. J'ai vu les hommes et

leurs institutions; l'indignation a fait place dans mon coeur à la

pitié, en reconnaissant que l'infortune des opprimés était moindre que

celle des oppresseurs. Dans mon enfance, je n'aimais que les victimes:

je me suis pris de charité pour les bourreaux, pénitents déplorables qui

portent dans cette génération la peine des crimes qu'ils ont commis dans

des existences antérieures, et que Dieu condamne à être méchants,

supplice mille fois plus cruel que celui d'être leur proie innocente.

Voilà pourquoi je ne fais plus l'aumône que pour me soulager

personnellement du poids de la richesse, sans vous tourmenter de mes

prédications, connaissant aujourd'hui que le temps n'est pas venu d'être

heureux, puisque le temps d'être bon est loin encore, pour parler le

langage des hommes.


«--Et maintenant que tu es délivré de ce surveillant, comme tu

l'appelles, maintenant que tu peux vivre tranquille, sans avoir sous les

yeux le spectacle de misères que tu éteins une à une autour de toi, sans

que personne contrarie ton généreux entraînement, ne peux-tu faire un

effort sur toi-même pour chasser tes agitations intérieures?


«--Ne m'interrogez plus; mes chers parents, répondit Albert; je ne dirai

plus rien aujourd'hui.»


«Il tint parole, et au delà; car il ne desserra plus les dents de toute

une semaine.





XXXI.



«L'histoire d'Albert sera terminée en peu de mots, ma chère Porporina,

parce qu'à moins de vous répéter ce que vous avez déjà entendu, je n'ai

presque plus rien à vous apprendre. La conduite de mon cousin durant les

dix-huit mois que j'ai passés ici a été une continuelle répétition des

fantaisies que vous connaissez maintenant. Seulement son prétendu

souvenir de ce qu'il avait été et de ce qu'il avait vu dans les siècles

passés prit une apparence de réalité effrayante, lorsque Albert vint à

manifester une faculté particulière et vraiment inouïe dont vous avez

peut-être entendu parler, mais à laquelle je ne croyais pas, avant d'en

avoir eu les preuves qu'il en a données. Cette faculté s'appelle,

dit-on, en d'autres pays, la seconde vue; et ceux qui la possèdent sont

l'objet d'une grande vénération parmi les gens superstitieux. Quant à

moi, qui ne sais qu'en penser, et qui n'entreprendrai point de vous en

donner une explication raisonnable, j'y trouve un motif de plus pour ne

jamais être la femme d'un homme qui verrait toutes mes actions, fût-il à

cent lieues de moi, et qui lirait presque dans ma pensée. Une telle

femme doit être au moins une sainte, et le moyen de l'être avec un homme

qui semble voué au diable!»


--Vous avez le don de plaisanter sur toutes choses, dit Consuelo, et

j'admire l'enjouement avec lequel vous parlez de choses qui me font

dresser les cheveux sur la tête. En quoi consiste donc cette seconde

vue?


--Albert voit et entend ce qu'aucun autre ne peut voir ni entendre.

Lorsqu'une personne qu'il aime doit venir, bien que personne ne

l'attende, il l'annonce et va à sa rencontre une heure d'avance. De même

il se retire et va s'enfermer dans sa chambre, quand il sent venir de

loin quelqu'un qui lui déplaît.


«Un jour qu'il se promenait avec mon père dans un sentier de la

montagne, il s'arrêta tout à coup et fit un grand détour à travers les

rochers et les épines, pour ne point passer sur une certaine place qui

n'avait cependant rien de particulier. Ils revinrent sur leurs pas au

bout de quelques instants, et Albert fit le même manège. Mon père, qui

l'observait, feignit d'avoir perdu quelque chose, et voulut l'amener au

pied d'un sapin qui paraissait être l'objet de cette répugnance.

Non-seulement Albert évita d'en approcher, mais encore il affecta de ne

point marcher sur l'ombre que cet arbre projetait en travers du chemin;

et, tandis que mon père passait et repassait dessus, il montra un

malaise et une angoisse extraordinaires. Enfin, mon père s'étant arrêté

tout au pied de l'arbre, Albert fit un cri, et le rappela

précipitamment. Mais il refusa bien longtemps de s'expliquer sur cette

fantaisie, et ce ne fut que vaincu par les prières de toute la famille,

qu'il déclara que cet arbre était la marque d'une sépulture, et qu'un

grand crime avait été commis en ce lieu. Le chapelain pensa que si

Albert avait connaissance de quelque meurtre commis jadis en cet

endroit, il était de son devoir de s'en informer, afin de donner la

sépulture à des ossements abandonnés.


«--Prenez garde à ce que vous ferez, dit Albert avec l'air moqueur et

triste à la fois qu'il sait prendre souvent. L'homme, la femme et

l'enfant que vous trouverez là étaient hussites, et c'est l'ivrogne

Wenceslas qui les a fait égorger par ses soldats, une nuit qu'il se

cachait dans nos bois, et qu'il craignait d'être observé et trahi par

eux.


«On ne parla plus de cette circonstance à mon cousin. Mais mon oncle,

qui voulait savoir si c'était une inspiration ou un caprice de sa part,

fit faire des fouilles durant la nuit à l'endroit que désigna mon père.

On y trouva les squelettes d'un homme, d'une femme et d'un enfant.

L'homme était couvert d'un de ces énormes boucliers de bois que

portaient les hussites, et qui sont bien reconnaissables à cause du

calice qui est gravé dessus, avec cette devise autour en latin: _O Mort,

que ton souvenir est amer aux méchants! mais que tu laisses calme celui

dont toutes les actions sont justes et dirigées en vue du trépas!_»[1]


[1 _O mors, quam est amara memoria tua hominibus injustis, viro quieta

cujus omnes res flunt ordinate et ad hoc_. C'est une sentence empruntée

à la Bible (_Ecclésiastique_, ch. XLI;, v. 1 et 3). Mais, dans la Bible,

au lieu des méchants, il y a les riches; au lieu des justes, les

indigents.]


«On porta ces ossements dans un endroit plus retiré de la forêt, et

lorsque Albert repassa à plusieurs jours de là au pied du sapin, mon

père remarqua qu'il n'éprouvait aucune répugnance à marcher sur cette

place, qu'on avait cependant recouverte de pierres et de sable, et où

rien ne paraissait changé. Il ne se souvenait pas même de l'émotion

qu'il avait eue en cette occasion, et il eut de la peine à se la

rappeler lorsqu'on lui en parla.


«--II faut, dit-il à mon père, que vous vous trompiez, et que j'aie été

_averti-dans un autre endroit. Je suis certain qu'ici il n'y a rien;

car je ne sens ni froid, ni douleur, ni tremblement dans mon corps.»


«Ma tante était bien portée à attribuer cette puissance divinatoire à

une faveur spéciale de la Providence. Mais Albert est si sombre, si

tourmenté, et si malheureux, qu'on ne conçoit guère pourquoi la

Providence lui aurait fait un don si funeste. Si je croyais au diable,

je trouverais bien plus acceptable la supposition de notre chapelain,

qui lui met toutes les hallucinations d'Albert sur le dos. Mon oncle

Christian, qui est un homme plus sensé et plus ferme dans sa religion

que nous tous, trouve à beaucoup de ces choses-là des éclaircissements

fort vraisemblables. Il pense que malgré tous les soins qu'ont pris les

jésuites de brûler, pendant et après la guerre de trente ans, tous les

hérétiques de la Bohême, et en particulier ceux qui se trouvaient au

château des Géants, malgré l'exploration minutieuse que notre chapelain

a faite dans tous les coins après la mort de ma tante Wanda, il doit

être resté, dans quelque cachette ignorée de tout le monde, des

documents historiques du temps des hussites, et qu'Albert les a

retrouvés. Il pense que la lecture de ces dangereux papiers aura

vivement frappé son imagination malade, et qu'il attribue naïvement à

des souvenirs merveilleux d'une existence antérieure sur la terre

l'impression qu'il a reçue de plusieurs détails ignorés aujourd'hui,

mais consignés et rapportés avec exactitude dans ces manuscrits. Par là

s'expliquent naturellement tous les contes qu'il nous a faits, et ses

disparitions inexplicables durant des journées et des semaines entières;

car il est bon de vous dire que ce fait-là s'est renouvelé plusieurs

fois, et qu'il est impossible de supposer qu'il se soit accompli hors du

château. Toutes les fois qu'il a disparu ainsi, il est resté

introuvable, et nous sommes certains qu'aucun paysan ne lui a jamais

donné asile ni nourriture. Nous savons déjà qu'il a des accès de

léthargie qui le retiennent enfermé dans sa chambre des journées

entières. Quand on enfonce les portes, et qu'on s'agite autour de lui,

il tombe en convulsions: Aussi s'en garde-t-on bien désormais. On le

laisse en proie à son extase. Il se passe dans son esprit à ces

moments-là des choses extraordinaires; mais aucun bruit, aucune

agitation extérieure ne les trahissent: ses discours seuls nous les

apprennent plus tard. Lorsqu'il en sort, il paraît soulagé et rendu à la

raison; mais peu à peu l'agitation revient et va croissant jusqu'au

retour de l'accablement. Il semble qu'il pressente la durée de ces

crises; car, lorsqu'elles doivent être longues, il s'en va au loin, ou

se réfugie dans cette cachette présumée, qui doit être quelque grotte de

la montagne ou quelque cave du château, connue de lui seul. Jusqu'ici on

n'a pu le découvrir. Cela est d'autant plus difficile qu'on ne peut le

surveiller, et qu'on le rend dangereusement malade quand on veut le

suivre, l'observer, ou seulement l'interroger. Aussi a-t-on pris le

parti de le laisser absolument libre, puisque ces absences, si

effrayantes pour nous dans les commencements, nous nous sommes habitués

à les regarder comme des crises favorables dans sa maladie. Lorsqu'elles

arrivent, ma tante souffre et mon oncle prie; mais personne ne bouge; et

quant à moi, je vous avoue que je me suis beaucoup endurcie à cet

égard-là. Le chagrin a amené l'ennui et le dégoût. J'aimerais mieux

mourir que d'épouser ce maniaque. Je lui reconnais de grandes qualités;

mais quoiqu'il vous semble que je ne dusse tenir aucun compte de ses

travers, puisqu'ils sont le fait de son mal, je vous avoue que je m'en

irrite comme d'un fléau dans ma vie et dans celle de ma famille.


--Cela me semble un peu injuste, chère baronne, dit Consuelo. Que vous

répugniez à devenir la femme du comte Albert, je le conçois fort bien à

présent; mais que votre intérêt se retire de lui, je ne le conçois pas.


--C'est que je ne puis m'ôter de l'esprit qu'il y a quelque chose de

volontaire dans la folie de ce pauvre homme. Il est certain qu'il a

beaucoup de force dans le caractère, et que, dans mille occasions, il a

beaucoup d'empire sur lui-même. Il sait retarder à son gré l'invasion de

ses crises. Je l'ai vu les maîtriser avec puissance quand on semblait

disposé à ne pas les prendre au sérieux. Au contraire, quand il nous

voit disposés à la crédulité et à la peur, il a l'air de vouloir faire

de l'effet sur nous par ses extravagances, et il abuse de la faiblesse

qu'on a pour lui. Voilà pourquoi je lui en veux, et demande souvent à

son patron Belzébuth de venir le chercher une bonne fois pour nous en

débarrasser.


--Voilà des plaisanteries bien cruelles, dit Consuelo, à propos d'un

homme si malheureux, et dont la maladie mentale me semble plus poétique

et plus merveilleuse que repoussante.


--A votre aise, chère Porporina! reprit Amélie. Admirez tant que vous

voudrez ces sorcelleries, si vous pouvez y croire. Mais je fais devant

ces choses-là comme notre chapelain, qui recommande son âme à Dieu et

s'abstient de comprendre; je me réfugie dans le sein de la raison, et je

me dispense d'expliquer ce qui doit avoir une interprétation tout à fait

naturelle, ignorée de nous jusqu'à présent. La seule chose certaine dans

cette malheureuse destinée de mon cousin, c'est que sa raison, à lui, a

complètement plié bagage, que l'imagination a déplié dans sa cervelle

des ailes si larges que la boîte se brise. Et puisqu'il faut parler net,

et dire le mot que mon pauvre oncle Christian a été forcé d'articuler en

pleurant aux genoux de l'impératrice Marie-Thérèse, laquelle ne se paie

pas de demi-réponses et de demi-affirmations, en trois lettres, Albert

de Rudolstadt est fou; aliéné, si vous trouvez l'épithète plus décente.»


Consuelo ne répondit que par un profond soupir. Amélie lui semblait en

cet instant une personne haïssable et un coeur de fer. Elle s'efforça de

l'excuser à ses propres yeux, en se représentant tout ce qu'elle devait

avoir souffert depuis dix-huit mois d'une vie si triste et remplie

d'émotions si multipliées. Puis, en faisant un retour sur son propre

malheur: Ah! que ne puis-je mettre les fautes d'Anzoleto sur le compte

de la folie! pensa-t-elle. S'il fût tombé dans le délire au milieu des

enivrements et des déceptions de son début, je sens, moi, que je ne l'en

aurais pas moins aimé; et je ne demanderais qu'à le savoir infidèle et

ingrat par démence, pour l'adorer comme auparavant et pour voler à son

secours.


Quelques jours se passèrent sans qu'Albert donnât par ses manières ou

ses discours la moindre confirmation aux affirmations de sa cousine sur

le dérangement de son esprit. Mais, un beau jour, le chapelain l'ayant

contrarié sans le vouloir, il commença à dire des choses

très-incohérentes; et comme s'il s'en fût aperçu lui-même, il sortit

brusquement du salon et courut s'enfermer dans sa chambre. On pensait

qu'il y resterait longtemps; mais, une heure après, il rentra, pâle et

languissant, se traîna de chaise en chaise, tourna autour de Consuelo

sans paraître faire plus d'attention à elle que les autres jours, et

finit par se réfugier dans l'embrasure profonde d'une fenêtre, où il

appuya sa tête sur ses mains et resta complètement immobile.


C'était l'heure de la leçon de musique d'Amélie, et elle désirait la

prendre; afin, disait-elle tout bas à Consuelo, de chasser cette

sinistre figure qui lui ôtait toute sa gaieté et répandait dans l'air

une odeur sépulcrale.


«Je crois, lui répondit Consuelo, que nous ferions mieux de monter dans

votre chambre; votre épinette suffira bien pour accompagner. S'il est

vrai que le comte Albert n'aime pas la musique, pourquoi augmenter ses

souffrances, et par suite celle de ses parents?»


Amélie se rendit à la dernière considération, et elles montèrent

ensemble à leur appartement, dont elles laissèrent la porte ouverte

parce qu'elles y trouvèrent un peu de fumée. Amélie voulut faire à sa

tête, comme à l'ordinaire, en chantant des cavatines à grand effet; mais

Загрузка...