mieux mourir de faim enfermé dans sa chambre que d'aller chercher l'aumône
d'un dîner chez son meilleur ami. Il croirait dégrader la musique s'il
laissait soupçonner que le Porpora a besoin d'autre chose que de son génie,
de son clavecin et de sa plume. Aussi l'ambassadeur et sa maîtresse, qui
le chérissent et le vénèrent, ne se doutent-ils en aucune façon du dénûment
où il se trouve. S'ils lui voient habiter une chambre étroite et délabrée,
ils pensent que c'est parce qu'il aime l'obscurité et le désordre. Lui-même
ne leur dit-il pas qu'il ne saurait composer ailleurs? Moi je sais le
contraire; je l'ai vu grimper sur les toits, à Venise, pour s'inspirer
des bruits de la mer et de la vue du ciel. Si on le reçoit avec ses habits
malpropres, sa perruque râpée et ses souliers percés, on croit faire
acte d'obligeance. «Il aime la saleté, se dit-on; c'est le travers des
vieillards et des artistes. Ses guenilles lui sont agréables. Il ne saurait
marcher dans des chaussures neuves.» Lui-même l'affirme; mais moi, je l'ai
vu dans mon enfance, propre, recherché, toujours parfumé, rasé, et secouant
avec coquetterie les dentelles de sa manchette sur l'orgue ou le clavecin;
c'est que, dans ce temps-là, il pouvait être ainsi sans devoir rien à
personne. Jamais le Porpora ne se résignerait à vivre oisif et ignoré au
fond de la Bohême, à la charge de ses amis. Il n'y resterait pas trois mois
sans maudire et injurier tout le monde, croyant que l'on conspire sa perte
et que ses ennemis l'ont fait enfermer pour l'empêcher de publier et de
faire représenter ses ouvrages. Il partirait un beau matin en secouant
la poussière de ses pieds, et il reviendrait chercher sa mansarde, son
clavecin rongé des rats, sa fatale bouteille et les chers manuscrits.
--Et vous ne voyez pas la possibilité d'amener à Vienne, ou à Venise, ou à
Dresde, ou à Prague, dans quelque ville musicale enfin, votre comte Albert?
Riche, vous pourriez vous établir partout, vous y entourer de musiciens,
cultiver l'art d'une certaine façon, et laisser le champ libre à l'ambition
du Porpora, sans cesser de veiller sur lui?
--Après ce que je t'ai raconté du caractère et de la santé d'Albert,
comment peux-tu me faire une pareille question? Lui, qui ne peut supporter
la figure d'un indifférent, comment affronterait-il cette foule de méchants
et de sots qu'on appelle le monde? Et quelle ironie, quel éloignement,
quel mépris, le monde ne prodiguerait-il pas à cet homme saintement
fanatique, qui ne comprend rien à ses lois, à ses moeurs et à ses
habitudes! Tout cela est aussi hasardeux à tenter sur Albert que ce que
j'essaie maintenant en cherchant à me faire oublier de lui.
--Soyez certaine cependant que tous les maux lui paraîtraient plus légers
que votre absence. S'il vous aime véritablement, il supportera tout; et
s'il ne vous aime pas assez pour tout supporter et tout accepter, il vous
oubliera.
--Aussi j'attends et ne décide rien. Donne-moi du courage, Beppo, et reste
près de moi, afin que j'aie du moins un coeur où je puisse répandre ma
peine, et à qui je puisse demander de chercher avec moi l'espérance.
--O ma soeur! sois tranquille; s'écriait Joseph; si je suis assez heureux
pour te donner cette légère consolation, je supporterai tranquillement les
bourrasques du Porpora; je me laisserai même battre par lui, si cela peut
le distraire du besoin de te tourmenter et de t'affliger.
En devisant ainsi avec Joseph, Consuelo travaillait sans cesse, tantôt à
préparer avec lui les repas communs, tantôt à raccommoder les nippes du
Porpora. Elle introduisit, un à un, dans l'appartement, les meubles qui
étaient nécessaires à son maître. Un bon fauteuil bien large et bien bourré
de crin, remplaça la chaise de paille où il reposait ses membres affaissés
par l'âge; et quand il y eut goûté les douceurs d'une sieste, il s'étonna,
et demanda, en fronçant le sourcil, d'où lui venait ce bon siège.
«C'est la maîtresse de la maison qui l'a fait monter ici, répondit
Consuelo; ce vieux meuble l'embarrassait, et j'ai consenti à le placer
dans un coin, jusqu'à ce qu'elle le redemandât.»
Les matelas du Porpora furent changés; et il ne fit, sur la bonté de
son lit, d'autre remarque que de dire qu'il avait retrouvé le sommeil
depuis quelques nuits. Consuelo lui répondit qu'il devait attribuer cette
amélioration au café et à l'abstinence d'eau-de-vie. Un matin, le Porpora,
ayant endossé une excellente robe de chambre, demanda d'un air soucieux à
Joseph où il l'avait retrouvée. Joseph, qui avait le mot, répondit qu'en
rangeant une vieille malle, il l'avait trouvée au fond.
«Je croyais ne l'avoir pas apportée ici, reprit le Porpora. C'est pourtant
bien celle que j'avais à Venise; c'est la même couleur du moins.
--Et quelle autre pourrait-ce être? répondit Consuelo qui avait eu soin
d'assortir la couleur à celle de la défunte robe de chambre de Venise.
--Eh bien, je la croyais plus usée que cela! dit le maestro en regardant
ses coudes.
--Je le crois bien! reprit-elle; j'y ai remis des manches neuves.
--Et avec quoi?
--Avec un morceau de la doublure.
--Ah! les femmes sont étonnantes pour tirer parti de tout!»
Quand l'habit neuf fut introduit, et que le Porpora l'eut porté deux jours,
quoiqu'il fût de la même couleur que le vieux, il s'étonna de le trouver
si frais; et les boutons surtout, qui étaient fort beaux, lui donnèrent
à penser.
«Cet habit-là n'est pas à moi, dit-il d'un ton grondeur.
--J'ai ordonné à Beppo de le porter chez un dégraisseur, répondit Consuelo,
tu l'avais taché hier soir. On l'a repassé, et voilà pourquoi tu le trouves
plus frais.
--Je te dis qu'il n'est pas à moi, s'écria le maestro hors de lui. On me
l'a changé chez le dégraisseur. Ton Beppo est un imbécile.
--On ne l'a pas changé; j'y avais fait une marque.
--Et ces boutons-là? Penses-tu me faire avaler ces boutons-là?
--C'est moi qui ai changé la garniture et qui l'ai cousue moi-même.
L'ancienne était gâtée entièrement.
--Cela te fait plaisir à dire! elle était encore fort présentable. Voilà
une belle sottise! suis-je un Céladon pour m'attifer ainsi, et payer une
garniture de douze sequins au moins?
--Elle ne coûte pas douze florins, repartit Consuelo. je l'ai achetée de
hasard.
--C'est encore trop! murmura le maestro.»
Toutes les pièces de son habillement lui furent glissées de même, à l'aide
d'adroits mensonges qui faisaient rire Joseph et Consuelo comme deux
enfants. Quelques objets passèrent inaperçus, grâce à la préoccupation
du Porpora: les dentelles et le linge entrèrent discrètement par petites
portions dans son armoire, et lorsqu'il semblait les regarder sur lui avec
quelque attention, Consuelo s'attribuait l'honneur de les avoir reprisés
avec soin. Pour donner plus de vraisemblance au fait, elle raccommodait
sous ses yeux quelques-unes des anciennes hardes et les entremêlait avec
les autres.
«Ah ça, lui dit un jour le Porpora en lui arrachant des mains un jabot
qu'elle recousait, voilà assez de futilités! Une artiste ne doit pas être
une femme de ménage, et je ne veux pas te voir ainsi tout le jour courbée
en deux, une aiguille à la main. Serre-moi tout cela, ou je le jette au
feu! Je ne veux pas non plus te voir autour des fourneaux faisant la
cuisine, et avalant la vapeur du charbon. Veux-tu perdre la voix? veux-tu
te faire laveuse de vaisselle? veux-tu me faire damner?
--Ne vous damnez pas, répondit Consuelo; vos effets sont en bon état
maintenant, et ma voix est revenue.
--A la bonne heure! répondit le maestro; en ce cas, tu chantes demain chez
la comtesse Hoditz, margrave douairière de Bareith.»
LXXXVII.
La margrave douairière de Bareith, veuve du margrave George-Guillaume, née
princesse de Saxe-Weissenfeld, et en dernier lieu comtesse Hoditz, «avait
été belle comme un ange, à ce qu'on disait. Mais elle était si changée,
qu'il fallait étudier son visage pour trouver les débris de ses charmes.
Elle était grande et paraissait avoir eu la taille belle; elle avait tué
plusieurs de ses enfants, en se faisant avorter, pour conserver cette belle
taille; son visage était fort long, ainsi que son nez, qui la défigurait
beaucoup, ayant été gelé, ce qui lui donnait une couleur de betterave fort
désagréable; ses yeux, accoutumés à donner la loi, étaient grands, bien
fendus et bruns; mais si abattus, que leur vivacité en était beaucoup
diminuée; à défaut de sourcils naturels, elle en portait de postiches,
fort épais, et noirs comme de l'encre; sa bouche, quoique grande, était
bien façonnée et remplie d'agréments; ses dents, blanches comme de
l'ivoire, étaient bien rangées; son teint, quoique uni, était jaunâtre,
plombé et flasque; elle avait un bon air, mais un peu affecté. C'était la
Laïs de son siècle. Elle ne plut jamais que par sa figure; car, pour de
l'esprit, elle n'en avait pas l'ombre.»
Si vous trouvez ce portrait tracé d'une main un peu cruelle et cynique, ne
vous en prenez point à moi, cher lecteur. Il est mot pour mot de la propre
main d'une princesse célèbre par ses malheurs, ses vertus domestiques, son
orgueil et sa méchanceté, la princesse Wilhelmine de Prusse, soeur du grand
Frédéric, mariée au prince héréditaire du margraviat de Bareith, neveu de
notre comtesse Hoditz. Elle fut bien la plus mauvaise langue que le sang
royal ait jamais produite. Mais ses portraits sont, en général, tracés de
main de maître, et il est difficile, en les lisant, de ne pas les croire
exacts.
Lorsque Consuelo, coiffée par Keller, et parée, grâce à ses soins et à son
zèle, avec une élégante simplicité, fut introduite par le Porpora dans le
salon de la margrave, elle se plaça avec lui derrière le clavecin qu'on
avait rangé en biais dans un angle, afin de ne point embarrasser la
compagnie. Il n'y avait encore personne d'arrivé, tant le Porpora était
ponctuel, et les valets achevaient d'allumer les bougies. Le maestro se mit
à essayer le clavecin, et à peine en eut-il tiré quelques sons qu'une dame
fort belle entra et vint à lui avec une grâce affable. Comme le Porpora
la saluait avec le plus grand respect, et l'appelait Princesse, Consuelo
la prit pour la margrave; et, selon l'usage, lui baisa la main. Cette main
froide et décolorée pressa celle de la jeune fille avec une cordialité
qu'on rencontre rarement chez les grands, et qui gagna tout de suite
l'affection de Consuelo. La princesse paraissait âgée d'environ trente ans,
sa taille était élégante sans être correcte; on pouvait même y remarquer
certaines déviations qui semblaient le résultat de grandes souffrances
physiques. Son visage était admirable, mais d'une pâleur effrayante, et
l'expression d'une profonde douleur l'avait prématurément flétri et ravagé.
La toilette était exquise, mais simple, et décente jusqu'à la sévérité.
Un air de bonté, de tristesse et de modestie craintive était répandu dans
toute cette belle personne, et le son de sa voix avait quelque chose
d'humble et d'attendrissant dont Consuelo se sentit pénétrée. Avant que
cette dernière eût le temps de comprendre que ce n'était point là la
margrave, la véritable margrave parut. Elle avait alors plus de la
cinquantaine, et si le portrait qu'on a lu en tête de ce chapitre, et
qui avait été fait dix ans auparavant, était alors un peu chargé, il ne
l'était certainement plus au moment où Consuelo la vit. Il fallait même
de l'obligeance pour s'apercevoir que la comtesse Hoditz avait été une
des beautés de l'Allemagne, quoiqu'elle fût peinte et parée avec une
recherche de coquetterie fort savante. L'embonpoint de l'âge mûr avait
envahi des formes sur lesquelles la margrave persistait à se faire
d'étranges illusions; car ses épaules et sa poitrine nues affrontaient
les regards avec un orgueil que la statuaire antique peut seule afficher.
Elle était coiffée de fleurs, de diamants et de plumes comme une jeune
femme, et sa robe ruisselait de pierreries.
«Maman, dit la princesse qui avait causé l'erreur de Consuelo, voici la
jeune personne que maître Porpora nous avait annoncée, et qui va nous
procurer le plaisir d'entendre la belle musique de son nouvel opéra.
--Ce n'est pas une raison, répondit la margrave en toisant Consuelo de
la tête aux pieds, pour que vous la teniez ainsi par la main. Allez vous
asseoir vers le clavecin, Mademoiselle, je suis fort aise de vous voir,
vous chanterez quand la société sera rassemblée. Maître Porpora, je vous
salue. Je vous demande pardon si je ne m'occupe pas de vous. Je m'aperçois
qu'il manque quelque chose à ma toilette. Ma fille, parlez un peu avec
maître Porpora. C'est un homme de talent, que j'estime.»
Ayant ainsi parlé d'une voix plus rauque que celle d'un soldat, la grosse
margrave tourna pesamment sur ses talons, et rentra dans ses appartements.
A peine eut-elle disparu, que la princesse, sa fille, se rapprocha de
Consuelo, et lui reprit la main avec une bienveillance délicate et
touchante, comme pour lui dire qu'elle protestait contre l'impertinence
de sa mère; puis elle entama la conversation avec elle et le Porpora,
et leur montra un intérêt plein de grâce et de simplicité. Consuelo fut
encore plus sensible à ces bons procédés, lorsque, plusieurs personnes
ayant été introduites, elle remarqua dans les manières habituelles de la
princesse une froideur, une réserve à la fois timide et fière, dont elle
s'était évidemment départie exceptionnellement pour le maestro et pour
elle.
Quand le salon fut à peu près rempli, le comte Hoditz, qui avait dîné
dehors, entra en grande toilette, et, comme s'il eût été un étranger dans
sa maison, alla baiser respectueusement la main et s'informa de la santé
de sa noble épouse. La margrave avait la prétention d'être d'une complexion
fort délicate; elle était à demi couchée sur sa causeuse, respirant à
tout instant un flacon contre les vapeurs, recevant les hommages d'un air
qu'elle croyait languissant, et qui n'était que dédaigneux; enfin, elle
était d'un ridicule si achevé, que Consuelo, d'abord irritée et indignée
de son insolence, finit par s'en amuser intérieurement, et se promit d'en
rire de bon coeur en faisant son portrait à l'ami Beppo.
La princesse s'était rapprochée du clavecin, et ne manquait pas une
occasion d'adresser, soit une parole, soit un sourire, à Consuelo, quand
sa mère ne s'occupait point d'elle. Cette situation permit à Consuelo de
surprendre une petite scène d'intérieur qui lui donna la clef du ménage.
Le comte Hoditz s'approcha de sa belle-fille, prit sa main, la porta à
Ses lèvres, et l'y tint pendant quelques secondes avec un regard fort
expressif. La princesse retira sa main, et lui adressa quelques mots de
froide déférence. Le comte ne les écouta pas, et, continuant de la couver
du regard:
«Eh quoi! mon bel ange, toujours triste, toujours austère, toujours
cuirassée jusqu'au menton! On dirait que vous voulez vous faire religieuse.
--Il est bien possible que je finisse par là, répondit la princesse à
demi-voix. Le monde ne m'a pas traitée de manière à m'inspirer beaucoup
d'attachement pour ses plaisirs.
--Le monde vous adorerait et serait à vos pieds, si vous n'affectiez, par
votre sévérité, de le tenir à distance; et quant au cloître, pourriez-vous
en supporter l'horreur à votre âge, et belle comme vous êtes?
--Dans un âge plus riant, et belle comme je ne le suis plus, répondit-elle,
j'ai supporté l'horreur d'une captivité plus rigoureuse: l'avez-vous
oublié? Mais ne me parlez pas davantage, monsieur le comte; maman vous
regarde.»
Aussitôt le comte, comme poussé par un ressort, quitta sa belle-fille, et
s'approcha de Consuelo, qu'il salua fort gravement; puis, lui ayant adressé
quelques paroles d'amateur, à propos de la musique en général, il ouvrit le
cahier que Porpora avait posé sur le clavecin; et, feignant d'y chercher
quelque chose qu'il voulait se faire expliquer par elle, il se pencha sur
le pupitre, et lui parla ainsi à voix basse:
«J'ai vu, hier matin le déserteur; et sa femme m'a remis un billet. Je
demande à la belle Consuelo d'oublier une certaine rencontre; et, en retour
de son silence, j'oublierai, un certain Joseph, que je viens d'apercevoir
dans mes antichambres.
--Ce certain Joseph, répondit Consuelo, que la découverte de la jalousie
et de la contrainte conjugale venait de rendre fort tranquille sur les
suites de l'aventure de Passaw, est un artiste de talent qui ne restera pas
longtemps dans les antichambres. Il est mon frère, mon camarade et mon ami.
Je n'ai point à rougir de mes sentiments pour lui, je n'ai rien à cacher à
cet égard, et je n'ai rien à implorer de la générosité de Votre Seigneurie,
qu'un peu d'indulgence pour ma voix, et un peu de protection pour les
futurs débuts de Joseph dans la carrière musicale.
--Mon intérêt est assuré audit Joseph comme mon admiration l'est déjà à
votre belle voix; mais je me flatte que certaine plaisanterie de ma part
n'a jamais été prise au sérieux.
--Je n'ai jamais eu cette fatuité, monsieur le comte, et d'ailleurs je sais
qu'une femme n'a jamais lieu de se vanter lorsqu'elle a été prise pour le
sujet d'une plaisanterie de ce genre.
--C'est assez, Signora, dit le comte que la douairière ne perdait pas de
vue, et qui avait hâte de changer d'interlocutrice pour ne pas lui donner
d'ombrage: la célèbre Consuelo doit savoir pardonner quelque chose à
l'enjouement du voyage, et elle peut compter à l'avenir sur le respect et
le dévouement du comte Hoditz.»
Il replaça le cahier sur le clavecin, et alla recevoir obséquieusement un
personnage qu'on venait d'annoncer avec pompe. C'était un petit homme qu'on
eût pris pour une femme travestie, tant il était rose, frisé, pomponné,
délicat, gentil, parfumé; c'était de lui que Marie-Thérèse disait qu'elle
voudrait pouvoir le faire monter en bague; c'était de lui aussi qu'elle
disait avoir fait un diplomate, n'en pouvant rien faire de mieux. C'était
le plénipotentiaire de l'Autriche, le premier ministre, le favori, on
disait même l'amant de l'impératrice; ce n'était rien moins enfin que le
célèbre Kaunitz, cet homme d'État qui tenait dans sa blanche main ornée de
bagues de mille couleurs toutes les savantes ficelles de la diplomatie
européenne.
Il parut écouter d'un air grave des personnes soi-disant graves qui
passaient pour l'entretenir de choses graves. Mais tout à coup il
s'interrompit pour demander au comte Hoditz:
«Qu'est-ce que je vois là au clavecin? Est-ce la petite dont on m'a parlé,
la protégée du Porpora? Pauvre diable de Porpora! Je voudrais faire quelque
chose pour lui; mais il est si exigeant et si fantasque, que tous les
artistes le craignent ou le haïssent. Quand on leur parle de lui, c'est
comme si on leur montrait la tête de Méduse. Il dit à l'un qu'il chante
faux, à l'autre que sa musique ne vaut rien, à un troisième qu'il doit son
succès à l'intrigue. Et il veut avec ce langage de Huron qu'on l'écoute et
qu'on lui rende justice? Que diable! nous ne vivons pas dans les bois. La
franchise n'est plus de mode, et on ne mène pas les hommes par la vérité.
Elle n'est pas mal, cette petite; j'aime assez cette figure-là. C'est tout
jeune, n'est-ce pas? On dit qu'elle a eu du succès à Venise. Il faut que
Porpora me l'amène demain.
--Il veut, dit la princesse, que vous la fassiez entendre à l'impératrice,
et j'espère que vous ne lui refuserez pas cette grâce. Je vous la demande
pour mon compte.
--Il n'y a rien de si facile que de la faire entendre à Sa Majesté, et il
suffit que Votre Altesse le désire pour que je m'empresse d'y contribuer.
Mais il y a quelqu'un de plus puissant au théâtre que l'impératrice. C'est
madame Tesi; et lors même que Sa Majesté prendrait cette fille sous sa
protection, je doute que l'engagement fût signé sans l'approbation suprême
de la Tesi.
--On dit que c'est vous qui gâtez horriblement ces dames, monsieur le
comte, et que sans votre indulgence elles n'auraient pas tant de pouvoir.
--Que voulez-vous, princesse! chacun est maître dans sa maison; Sa Majesté
comprend fort bien que si elle intervenait par décret impérial dans les
affaires de l'Opéra, l'Opéra irait tout de travers. Or, Sa Majesté veut
que l'Opéra aille bien et qu'on s'y amuse. Le moyen, si la prima donna a
un rhume le jour où elle doit débuter, ou si le ténor, au lieu de se jeter
au beau milieu d'une scène de raccommodement dans les bras de la basse,
lui applique un grand coup de poing sur l'oreille? Nous avons bien assez
à faire d'apaiser les caprices de M. Caffariello. Nous sommes heureux
depuis que madame Tesi et madame Holzbaüer font bon ménage ensemble. Si on
nous jette sur les planches une pomme de discorde, voilà nos cartes plus
embrouillées que jamais.
--Mais une troisième femme est nécessaire absolument, dit l'ambassadeur de
Venise, qui protégeait chaudement le Porpora et son élève; et en voici une
Admirable qui se présente...
--Si elle est admirable, tant pis pour elle. Elle donnera de la jalousie
à madame Tesi, qui est admirable et qui veut l'être seule; elle mettra en
fureur madame Holzbaüer, qui veut être admirable aussi...
--Et qui ne l'est pas, repartit l'ambassadeur.
--Elle est fort bien née; c'est une personne de bonne maison, répliqua
finement M. de Kaunitz.
--Elle ne chantera pas deux rôles à la fois. Il faut bien qu'elle laisse
le mezzo-soprano faire sa partie dans les opéras.
--Nous avons une Corilla qui se présente, et qui est bien la plus belle
créature de la terre.
--Votre Excellence l'a déjà vue?
--Dès le premier jour de son arrivée. Mais je ne l'ai pas entendue. Elle
était malade.
--Vous allez entendre celle-ci, et vous n'hésiterez pas à lui donner la
préférence.
--C'est possible. Je vous avoue même que sa figure, moins belle que celle
de l'autre, me paraît plus agréable. Elle a l'air doux et décent: mais ma
préférence ne lui servira de rien, la pauvre enfant! Il faut qu'elle plaise
à madame Tesi, sans déplaire à madame Holzbaüer; et jusqu'ici, malgré la
tendre amitié qui unit ces deux dames, tout ce qui a été approuvé par l'une
a toujours eu le sort d'être vivement repoussé par l'autre.
--Voici une rude crise, et une affaire bien grave, dit la princesse avec un
peu de malice, en voyant l'importance que ces deux hommes d'État donnaient
aux débats de coulisse. Voici notre pauvre petite protégée en balance avec
madame Corilla, et c'est M. Caffariello, je le parie, qui mettra son épée
dans un des plateaux.»
Lorsque Consuelo eut chanté, il n'y eut qu'une voix pour déclarer que
depuis madame Basse on n'avait rien entendu de pareil; et M. de Kaunitz,
s'approchant d'elle, lui dit d'un air solennel:
«Mademoiselle, vous chantez mieux que madame Tesi; mais que ceci vous soit
dit ici par nous tous en confidence; car si un pareil jugement passe la
porte, vous êtes perdue, et vous ne débuterez pas cette année à Vienne.
Ayez donc de la prudence, beaucoup de prudence, ajouta-t-il en baissant la
voix et en s'asseyant auprès d'elle. Vous avez à lutter contre de grands
obstacles, et vous ne triompherez qu'à force d'habileté.»
Là-dessus, entrant dans les mille détours de l'intrigue théâtrale, et la
mettant minutieusement au courant de toutes les petites passions de la
troupe, le grand Kaunitz lui fit un traité complet de science diplomatique
à l'usage des coulisses.
Consuelo l'écouta avec ses grands yeux tout ouverts d'étonnement, et quand
il eut fini, comme il avait dit vingt fois dans son discours: «mon dernier
opéra, l'opéra que j'ai fait donner le mois passé,» elle s'imagina qu'elle
s'était trompée en l'entendant annoncer, et que ce personnage si versé
dans les arcanes de la carrière dramatique ne pouvait être qu'un directeur
d'Opéra ou un maestro à la mode. Elle se mit donc à son aise avec lui, et
lui parla comme elle eût fait à un homme de sa profession. Ce sans-gêne la
rendit plus naïve et plus enjouée que le respect dû au nom tout-puissant du
premier ministre ne le lui eût permis; M. de Kaunitz la trouva charmante.
Il ne s'occupa guère que d'elle pendant une heure. La margrave fut
fort scandalisée d'une pareille infraction aux convenances. Elle haïssait
la liberté des grandes cours, habituée qu'elle était aux formalités
solennelles des petites. Mais il n'y avait plus moyen de faire la margrave:
elle ne l'était plus. Elle était tolérée et assez bien traitée par
l'impératrice, parce qu'elle avait abjuré la foi luthérienne pour se faire
catholique. Grâce à cet acte d'hypocrisie, on pouvait se faire pardonner
toutes les mésalliances, tous les crimes même, à la cour d'Autriche; et
Marie-Thérèse suivait en cela l'exemple que son père et sa mère lui avaient
donné, d'accueillir quiconque voulait échapper aux rebuts et aux dédains de
l'Allemagne protestante, en se réfugiant dans le giron de l'église romaine.
Mais, toute princesse et toute catholique qu'elle était, la margrave
n'était rien à Vienne, et M. de Kaunitz était tout.
Aussitôt que Consuelo eut chanté son troisième morceau, le Porpora, qui
savait les usages, lui fit un signe, roula les cahiers, et sortit avec
elle par une petite porte de côté sans déranger par sa retraite les nobles
personnes qui avaient bien voulu ouvrir l'oreille à ses accents divins.
«Tout va bien, lui dit-il en se frottant les mains lorsqu'ils furent dans
la rue, escortés par Joseph qui leur portait le flambeau. Le Kaunitz est
un vieux fou qui s'y connaît, et qui te poussera loin.
--Et qui est le Kaunitz? je ne l'ai pas vu, dit Consuelo.
--Tu ne l'as pas vu, tête ahurie! Il t'a parlé pendant plus d'une heure.
--Mais ce n'est pas ce petit monsieur en gilet rose et argent, qui m'a fait
tant de commérages que je croyais entendre une vieille ouvreuse de loges?
--C'est lui-même. Qu'y a-t-il là d'étonnant?
--Moi, je trouve cela fort étonnant, répondit Consuelo, et ce n'était point
là l'idée que je me faisais d'un homme d'État.
--C'est que tu ne vois pas comment marchent les États. Si tu le voyais,
tu trouverais fort surprenant que les hommes d'État fussent autre chose
que de vieilles commères. Allons, silence là-dessus, et faisons notre
métier à travers cette mascarade du monde.
--Hélas! mon maître, dit la jeune fille, devenue pensive en traversant la
vaste esplanade du rempart pour se diriger vers le faubourg où était située
leur modeste demeure: je me demande justement ce que devient notre métier,
au milieu de ces masques si froids ou si menteurs.
--Eh! que veux-tu qu'il devienne? reprit le Porpora avec son ton brusque
et saccadé: il n'a point à devenir ceci ou cela. Heureux ou malheureux,
triomphant ou dédaigné, il reste ce qu'il est: le plus beau, le plus noble
métier de la terre!
--Oh oui! dit Consuelo en ralentissant le pas toujours rapide de son
maître et en s'attachant à son bras, je comprends que la grandeur et la
dignité de notre art ne peuvent pas être rabaissées ou relevées au gré du
caprice frivole ou du mauvais goût qui gouvernent le monde; mais pourquoi
laissons-nous ravaler nos personnes? Pourquoi allons-nous les exposer aux
dédains, ou aux encouragements parfois plus humiliants encore des profanes?
Si l'art est sacré, ne le sommes-nous pas aussi, nous ses prêtres et ses
lévites? Que ne vivons-nous au fond de nos mansardes, heureux de comprendre
et de sentir la musique, et qu'allons-nous faire dans ces salons où l'on
nous écoute en chuchotant, où l'on nous applaudit en pensant à autre chose,
et où l'on rougirait de nous regarder une minute comme des êtres humains,
après que nous avons fini de parader comme des histrions?
--Eh! eh! gronda le Porpora en s'arrêtant, et en frappant sa canne sur le
pavé, quelles sottes vanités et quelles fausses idées nous trottent donc
par la cervelle aujourd'hui? Que sommes-nous, et qu'avons-nous besoin
d'être autre chose que des histrions? Ils nous appellent ainsi par mépris!
Eh! qu'importe si nous sommes histrions par goût, par vocation et par
l'élection du ciel, comme ils sont grands seigneurs par hasard, par
contrainte ou par le suffrage des sots? Oui-da! histrions! ne l'est pas
qui veut! Qu'ils essaient donc de l'être, et nous verrons comme ils s'y
prendront, ces mirmidons qui se croient si beaux! Que la margrave
douairière de Bareith endosse le manteau tragique, qu'elle mette sa
grosse vilaine jambe dans le cothurne, et qu'elle fasse trois pas sur les
planches; nous verrons une étrange princesse! Et que crois-tu qu'elle fit
dans sa petite cour d'Erlangen, au temps où elle croyait régner? Elle
essayait de se draper en reine, et elle suait sang et eau pour jouer un
rôle au-dessus de ses forces. Elle était née pour faire une vivandière,
et, par une étrange méprise, la destinée en avait fait une altesse. Aussi
a-t-elle mérité mille sifflets lorsqu'elle faisait l'altesse à contre-sens.
Et toi, sotte enfant, Dieu t'a faite reine; il t'a mis au front un diadème
de beauté, d'intelligence et de force. Que l'on te mène au milieu d'une
nation libre, intelligente et sensible (je suppose qu'il en existe de
telles!), et te voilà reine, parce que tu n'as qu'à te montrer et à
chanter pour prouver que tu es reine de droit divin. Eh bien, il n'en est
point ainsi! Le monde va autrement. Il est comme il est; qu'y veux-tu
faire? Le hasard, le caprice, l'erreur et la folie le gouvernent. Qu'y
pouvons-nous changer? Il a des maîtres contrefaits, malpropres, sots et
ignares pour la plupart. Nous y voilà, il faut se tuer ou s'accommoder
de son train. Alors, ne pouvant être monarques, nous sommes artistes, et
nous régnons encore. Nous chantons la langue du ciel, qui est interdite aux
vulgaires mortels; nous nous habillons en rois et en grands hommes, nous
montons sur un théâtre, nous nous asseyons sur un trône postiche, nous
jouons une farce, nous sommes des histrions! Par le corps de Dieu! le
monde voit cela, et n'y comprend goutte! Il ne voit pas que c'est nous qui
sommes les vraies puissances de la terre, et que notre règne est le seul
véritable, tandis que leur règne à eux, leur puissance, leur activité, leur
majesté, sont une parodie dont les anges rient là-haut, et que les peuples
haïssent et maudissent tout bas. Et les plus grands princes de la terre
viennent nous regarder, prendre des leçons à notre école; et, nous admirant
en eux-mêmes, comme les modèles de la vraie grandeur, ils tâchent de nous
ressembler quand ils posent devant leurs sujets. Va! le monde est renversé;
ils le sentent bien, eux qui le dominent, et s'ils ne s'en rendent pas
tout à fait compte, s'ils ne l'avouent pas, il est aisé de voir, au dédain
qu'ils affichent pour nos personnes et notre métier, qu'ils éprouvent une
jalousie d'instinct pour notre supériorité réelle. Oh! quand je suis au
théâtre, je vois clair, moi! L'esprit de la musique me dessille les yeux,
et je vois derrière la rampe une véritable cour, de véritables héros, des
inspirations de bon aloi; tandis que ce sont de véritables histrions et
de misérables cabotins qui se pavanent dans les loges sur des fauteuils
de velours. Le monde est une comédie, voilà ce qu'il y a de certain, et
voilà pourquoi je te disais tout à l'heure: Traversons gravement, ma noble
fille, cette méchante mascarade qui s'appelle le monde.
«Peste soit de l'imbécile! s'écria le maestro en repoussant Joseph, qui,
avide d'entendre ses paroles exaltées, s'était rapproché insensiblement
jusqu'à le coudoyer; il me marche sur les pieds, il me couvre de résine
avec son flambeau! Ne dirait-on pas qu'il comprend ce qui nous occupe,
et qu'il veut nous honorer de son approbation?
--Passe à ma droite, Beppo, dit la jeune fille en lui faisant un signe
d'intelligence. Tu impatientes le maître avec tes maladresses. Puis
s'adressant au Porpora:
«Tout ce que vous dites là est l'effet d'un noble délire, mon ami,
reprit-elle; mais cela ne répond point à ma pensée, et les enivrements
de l'orgueil n'adoucissent pas la plus petite blessure du coeur. Peu
m'importe d'être née reine et de ne pas régner.» Plus je vois les grands,
plus leur sort m'inspire de compassion....
--Eh bien, n'est-ce pas là ce que je te disais?
--Oui, mais ce n'est pas là ce que je vous demandais. Ils sont avides de
paraître et de dominer. Là est leur folie et leur misère. Mais nous, si
nous sommes plus grands, et meilleurs, et plus sages qu'eux, pourquoi
luttons-nous d'orgueil à orgueil, de royauté à royauté avec eux? Si nous
possédons des avantages plus solides, si nous jouissons de trésors plus
désirables et plus précieux, que signifie cette petite lutte que nous leur
livrons, et qui, mettant notre valeur et nos forces à la merci de leurs
caprices, nous ravale jusqu'à leur niveau?
--La dignité, la sainteté de l'art l'exigent, s'écria le maestro. Ils ont
fait de la scène du monde une bataille et de notre vie un martyre. Il faut
que nous nous battions, que nous versions notre sang par tous les pores,
pour leur prouver, tout en mourant à la peine, tout en succombant sous
leurs sifflets et leurs mépris, que nous sommes des dieux, des rois
légitimes tout au moins, et qu'ils sont de vils mortels, des usurpateurs
effrontés et lâches!
--O mon maître! comme vous les haïssez! dit Consuelo en frissonnant de
surprise et d'effroi: et pourtant vous vous courbez devant eux, vous les
flattez, vous les ménagez, et vous sortez par la petite porte du salon
après leur avoir servi respectueusement deux ou trois plats de votre génie!
--Oui, oui, répondit-le maestro en se frottant les mains avec un rire amer;
je me moque d'eux, je salue leurs diamants et leurs cordons, je les écrase
avec trois accords de ma façon, et je leur tourne le dos, bien content de
m'en aller, bien pressé de me délivrer de leurs sottes figures.
--Ainsi, reprit Consuelo, l'apostolat de l'art est un combat?
--Oui, c'est un combat: honneur au brave!
--C'est une raillerie contre les sots?
--Oui, c'est une raillerie: honneur à l'homme d'esprit qui sait la faire
sanglante!
--C'est une colère concentrée, une rage de tous les instants?
--Oui, c'est une colère et une rage: honneur à l'homme énergique qui ne
s'en lasse pas et qui ne pardonne jamais!
--Et ce n'est rien de plus?
--Ce n'est rien de plus en cette vie. La gloire du couronnement ne vient
guère qu'après la mort pour le véritable génie.
--Ce n'est rien de plus en cette vie? Maître, tu en es bien sûr?
--Je te l'ai dit!
--En ce cas, c'est bien peu de chose, dit Consuelo en soupirant et en
levant les yeux vers les étoiles brillantes dans le ciel pur et profond.
--C'est peu de chose? Tu oses dire, misérable coeur, que c'est peu de
chose? s'écria le Porpora en s'arrêtant de nouveau et en secouant avec
force le bras de son élève, tandis que Joseph, épouvanté, laissait tomber
sa torche.
--Oui, je dis que c'est peu de chose, répondit Consuelo avec calme et
fermeté; je vous l'ai dit à Venise dans une circonstance de ma vie qui
fut bien cruelle et décisive. Je n'ai pas changé d'avis. Mon coeur n'est
pas fait pour la lutte, et il ne saurait porter le poids de la haine
et de la colère; il n'y a pas un coin dans mon âme où la rancune et la
vengeance puissent trouver à se loger. Passez, méchantes passions!
brûlantes fièvres, passez loin de moi! Si c'est à la seule condition de
vous livrer mon sein que je dois posséder la gloire et le génie, adieu
pour jamais, génie et gloire! allez couronner d'autres fronts et embraser
d'autres poitrines; vous n'aurez même pas un regret de moi!»
Joseph s'attendait à voir le Porpora éclater d'une de ces colères à la fois
terribles et comiques que la contradiction prolongée soulevait en lui. Déjà
il tenait d'une main le bras de Consuelo pour l'éloigner du maître et la
soustraire à un de ces gestes furibonds dont il la menaçait souvent, et
qui n'amenaient pourtant jamais rien... qu'un sourire ou une larme. Il en
fut de cette bourrasque comme des autres: le Porpora frappa du pied, gronda
sourdement comme un vieux lion dans sa cage, et serra le poing en l'élevant
vers le ciel avec véhémence; puis tout aussitôt il laissa retomber ses
bras, poussa un profond soupir, pencha sa tête sur sa poitrine, et garda
un silence obstiné jusqu'à la maison. La sérénité généreuse de Consuelo,
sa bonne foi énergique, l'avaient frappé d'un respect involontaire. Il fit
peut-être d'amers retours sur lui-même; mais il ne les avoua point, et il
était trop vieux, trop aigri et trop endurci dans son orgueil d'artiste
pour s'amender. Seulement, au moment où Consuelo lui donna le baiser du
bonsoir, il la regarda d'un air profondément triste et lui dit d'une voix
éteinte:
«C'en est donc fait! tu n'es plus artiste parce que la margrave de Bareith
est une vieille coquine, et le ministre Kaunitz une vieille bavarde!
--Non, mon maître, je n'ai pas dit cela, répondit Consuelo en riant.
Je saurai prendre gaiement les impertinences et les ridicules du monde;
il ne me faudra pour cela ni haine ni dépit, mais ma bonne conscience et
ma bonne humeur. Je suis encore artiste et je le serai toujours. Je conçois
un autre but, une autre destinée à l'art que la rivalité de l'orgueil et
la vengeance de l'abaissement. J'ai un autre mobile, et il me soutiendra.
--Et lequel, lequel? s'écria le Porpora en posant sur la table de
l'antichambre son bougeoir, que Joseph venait de lui présenter. Je veux
savoir lequel.
--J'ai pour mobile de faire comprendre l'art et de le faire aimer sans
faire craindre et haïr la personne de l'artiste.»
Le Porpora haussa les épaules.
«Rêves de jeunesse, dit-il, je vous ai faits aussi!
--Eh bien, si c'est un rêve, reprit Consuelo, le triomphe de l'orgueil en
est un aussi. Rêve pour rêve, j'aime mieux le mien. Ensuite j'ai un second
mobile, maître: le désir de t'obéir et de te complaire.
--Je n'en crois rien, rien,» s'écria le Porpora en prenant son bougeoir
avec humeur et en tournant le dos; mais dès qu'il eut la main sur le
bouton de sa porte, il revint sur ses pas et alla embrasser Consuelo, qui
attendait en souriant cette réaction de sensibilité.
Il y avait dans la cuisine, qui touchait à la chambre de Consuelo, un petit
escalier en échelle qui conduisait à une sorte de terrasse de six pieds
carrés au revers du toit. C'était là qu'elle faisait sécher les jabots et
les manchettes du Porpora quand elle les avait blanchis. C'était là qu'elle
grimpait quelquefois le soir pour babiller avec Beppo, quand le maître
s'endormait de trop bonne heure pour qu'elle eût envie de dormir elle-même.
Ne pouvant s'occuper dans sa propre chambre, qui était trop étroite et trop
basse pour contenir une table, et craignant de réveiller son vieil ami en
s'installant dans l'antichambre, elle montait sur la terrasse, tantôt pour
y rêver seule en regardant les étoiles, tantôt pour raconter à son camarade
de dévouement et de servitude les petits incidents de sa journée. Ce
soir-là, ils avaient de part et d'autre mille choses à se dire. Consuelo
s'enveloppa d'une pelisse dont elle rabattit le capuchon sur sa tête pour
ne pas prendre d'enrouement, et alla rejoindre Beppo, qui l'attendait avec
impatience. Ces causeries nocturnes sur les toits lui rappelaient les
entretiens de son enfance avec Anzoleto; ce n'était pas la lune de Venise,
les toits pittoresques de Venise, les nuits embrasées par l'amour et
l'espérance; mais c'était la nuit allemande plus rêveuse et plus froide,
la lune allemande plus vaporeuse et plus sévère; enfin, c'était l'amitié
avec ses douceurs et ses bienfaits, sans les dangers et les frémissements
de la passion.
Lorsque Consuelo eut raconté tout ce qui l'avait intéressée, blessée ou
divertie chez la margrave, et que ce fut le tour de Joseph à parler:
«Tu as vu de ces secrets de cour, lui dit-il, les enveloppes et les cachets
armoriés; mais comme les laquais ont coutume de lire les lettres de leurs
maîtres, c'est à l'antichambre que j'ai appris le contenu de la vie des
grands. Je ne te raconterai pas la moitié des propos dont la margrave
douairière est le sujet. Tu en frémirais d'horreur et de dégoût. Ah! si les
gens du monde savaient comme les valets parlent d'eux! si, de ces beaux
salons où ils se pavanent avec tant de dignité, ils entendaient ce que l'on
dit de leurs moeurs et de leur caractère de l'autre côté de la cloison?
Tandis que le Porpora, tout à l'heure, sur les remparts, nous étalait sa
théorie de lutte et de haine contre les puissants de la terre, il n'était
pas dans la vraie dignité. L'amertume égarait son jugement. Ah! tu avais
bien raison de le lui dire, il se ravalait au niveau des grands seigneurs,
en prétendant les écraser de son mépris. Eh bien, il n'avait pas entendu
les propos des valets dans l'antichambre, et, s'il l'eût fait, il eût
compris que l'orgueil personnel et le mépris d'autrui, dissimulés sous les
apparences du respect et les formes de la soumission, sont le propre des
âmes basses et perverses. Ainsi le Porpora était bien beau, bien original,
bien puissant tout à l'heure; quand il frappait le pavé de sa canne en
disant: Courage, inimitié, ironie sanglante, vengeance éternelle! Mais ta
sagesse était plus belle que son délire, et j'en étais d'autant plus frappé
que je venais de voir des valets, des opprimés craintifs, des esclaves
dépravés, qui, eux aussi, disaient à mes oreilles avec une rage sourde et
profonde: Vengeance, ruse, perfidie, éternel dommage, éternelle inimitié
aux maîtres qui se croient nos supérieurs et dont nous trahissons les
turpitudes! Je n'avais jamais été laquais, Consuelo, et puisque je le suis,
à la manière dont tu as été garçon durant notre voyage, j'ai fait des
réflexions sur les devoirs de mon état présent, tu le vois.
--Tu as bien fait, Beppo, répondit la Porporina; la vie est une grande
énigme, et il ne faut pas laisser passer le moindre fait sans le commenter
et le comprendre. C'est toujours autant de deviné. Mais dis-moi donc si tu
as appris là-bas quelque chose de cette princesse, fille de la margrave,
qui, seule au milieu de tous ces personnages guindés, fardés et frivoles,
m'a paru naturelle, bonne et sérieuse.
--Si j'en ai entendu parler? oh! certes! non-seulement ce soir, mais
déjà bien des fois par Keller, qui coiffe sa gouvernante, et qui connaît
bien les faits. Ce que je vais te raconter n'est donc pas une histoire
d'antichambre, un propos de laquais; c'est une histoire véritable et de
notoriété publique. Mais c'est une histoire effroyable; auras-tu le courage
de l'entendre?
--Oui, car je m'intéresse à cette créature qui porte sur son front le sceau
du malheur. J'ai recueilli deux ou trois mots de sa bouche qui m'ont fait
voir en elle une victime du monde, une proie de l'injustice.
--Dis une victime de la scélératesse; et la proie d'une atroce perversité.
La princesse de Culmbach (c'est le titre qu'elle porte) a été élevée à
Dresde, par la reine de Pologne, sa tante, et c'est là que le Porpora
l'a connue et lui a même, je crois, donné quelques leçons, ainsi qu'à la
grande dauphine de France, sa cousine. La jeune princesse de Culmbach était
belle et sage; élevée par une reine austère, loin d'une mère débauchée,
elle semblait devoir être heureuse et honorée toute sa vie. Mais la
margrave douairière, aujourd'hui comtesse Hoditz, ne voulait point qu'il
en fût ainsi. Elle la fit revenir près d'elle, et feignit de vouloir la
marier, tantôt avec un de ses parents, margrave aussi de Bareith, tantôt
avec un autre parent, aussi prince de Culmbach; car cette principauté de
Bareith-Culmbach compte plus de princes et de margraves qu'elle n'a de
villages et de châteaux pour les apanager. La beauté et la pudeur de la
princesse causaient à sa mère une mortelle jalousie; elle voulait l'avilir,
lui ôter la tendresse et l'estime de son père, le margrave George-Guillaume
(troisième margrave); ce n'est pas ma faute s'il y en a tant dans cette
histoire: mais dans tous ces margraves, il n'y en eut pas un seul pour
la princesse de Culmbach. Sa mère promit à un gentilhomme de la chambre
de son époux, nommé Vobser, une récompense de quatre mille ducats pour
déshonorer sa fille; et elle introduisit elle-même ce misérable la nuit
dans la chambre de la princesse. Ses domestiques étaient avertis et
gagnés, le palais fut sourd aux cris de la jeune fille, la mère tenait
la porte... O Consuelo! tu frémis, et pourtant ce n'est pas tout. La
princesse de Culmbach devint mère de deux jumeaux: la margrave les prit
dans ses mains, les porta à son époux, les promena dans son palais, les
montra à toute sa valetaille, en criant: «Voyez, voyez les enfants que
cette dévergondée vient de mettre au monde!» Et au milieu de cette scène
affreuse, les deux jumeaux périrent presque dans les mains de la margrave.
Vobser eut l'imprudence d'écrire au margrave pour réclamer les quatre mille
ducats que la margrave lui avait promis. Il les avait gagnés, il avait
déshonoré la princesse. Le malheureux père, à demi imbécile déjà, le
devint tout à fait dans cette catastrophe, et mourut de saisissement et
de chagrin quelque temps après. Vobser, menacé par les autres membres de
la famille, prit la fuite. La reine de Pologne ordonna que la princesse
de Culmbach serait enfermée à la forteresse de Plassenbourg. Elle y entra,
à peine relevée de ses couches, y passa plusieurs années dans une
rigoureuse captivité, et y serait encore, si des prêtres catholiques,
s'étant introduits dans sa prison, ne lui eussent promis la protection de
l'impératrice Amélie, à condition qu'elle abjurerait la foi luthérienne.
Elle céda à leurs insinuations et au besoin de recouvrer sa liberté; mais
elle ne fut élargie qu'à la mort de la reine de Pologne; le premier usage
qu'elle fit de son indépendance fut de revenir à la religion de ses pères.
La jeune margrave de Bareith, Wilhelmine de Prusse, l'accueillit avec
aménité dans sa petite cour. Elle s'y est fait aimer et respecter par ses
vertus, sa douceur et sa sagesse. C'est une âme brisée, mais c'est encore
une belle âme, et quoiqu'elle ne soit point vue favorablement à la cour de
Vienne à cause de son luthéranisme, personne n'ose insulter à son malheur;
personne ne peut médire de sa vie, pas même les laquais. Elle est ici
en passant pour je ne sais quelle affaire; elle réside ordinairement à
Bareith.
--Voilà pourquoi, reprit Consuelo, elle m'a tant parlé de ce pays-là, et
tant engagée à y aller. Oh! Quelle histoire! Joseph! et quelle femme que
la comtesse Hoditz! Jamais, non jamais le Porpora ne me traînera plus chez
elle: jamais je ne chanterai plus pour elle!
--Et pourtant vous y pourriez rencontrer les femmes les plus pures et les
plus respectables de la cour. Le monde marche ainsi, à ce qu'on assure.
Le nom et la richesse couvrent tout, et, pourvu qu'on aille à l'église,
on trouve ici une admirable tolérance.
--Cette cour de Vienne est donc bien hypocrite? dit Consuelo.
--Je crains, entre nous soit dit, répondit Joseph en baissant la voix,
que notre grande Marie-Thérèse ne le soit un peu.»
LXXXVIII.
Peu de jours après, le Porpora ayant beaucoup remué, beaucoup intrigué
à sa manière, c'est-à-dire en menaçant, en grondant ou en raillant à
droite et à gauche, Consuelo, conduite à la chapelle impériale par maître
Reuter (l'ancien maître et l'ancien ennemi du jeune Haydn), chanta devant
Marie-Thérèse la partie de Judith, dans l'_oratorio: Betulia liberata_,
poëme de Métastase, musique de ce même Reuter. Consuelo fut magnifique, et
Marie-Thérèse daigna être satisfaite. Quand le sacré concert fut terminé,
Consuelo fut invitée, avec les autres chanteurs (Caffariello était du
nombre), à passer dans une des salles du palais, pour faire une collation
présidée par Reuter. Elle était à peine assise entre ce maître et le
Porpora, qu'un bruit, à la fois, rapide et solennel, partant de la
galerie voisine, fit tressaillir tous les convives, excepté Consuelo
et Caffariello, qui s'étaient engagés dans une discussion animée sur le
mouvement d'un certain choeur que l'un eût voulu plus vif et l'autre plus
lent. «Il n'y a que le Maestro lui-même qui puisse trancher la question,»
dit Consuelo en se retournant vers le Reuter. Mais, elle ne trouva plus ni
le Reuter à sa droite, ni le Porpora à sa gauche: tout le monde s'était
levé de table, et rangé en ligne, d'un air pénétré. Consuelo se trouva
face à face avec une femme d'une trentaine d'années, belle de fraîcheur
et d'énergie, vêtue de noir (tenue de chapelle), et accompagnée de sept
enfants, dont elle tenait un par la main. Celui-là, c'était l'héritier du
trône, le jeune César Joseph II; et cette belle femme, à la démarche aisée,
à l'air affable et pénétrant, c'était Marie-Thérèse.
«_Ecco la Giuditta?_ demanda l'impératrice en s'adressant à Reuter. Je suis
fort contente de vous, mon enfant, ajouta-t-elle en regardant Consuelo des
pieds à la tête; vous m'avez fait vraiment plaisir, et jamais je n'avais
mieux senti la sublimité des vers de notre admirable poëte que dans votre
bouche harmonieuse. Vous prononcez parfaitement bien, et c'est à quoi
je tiens par-dessus tout. Quel âge avez-vous, Mademoiselle? Vous êtes
Vénitienne? Élève du célèbre Porpora, que je vois ici avec intérêt? Vous
désirez entrer au théâtre de la cour? Vous êtes faite pour y briller;
et M. de Kaunitz vous protège.»
Ayant ainsi interrogé Consuelo, sans attendre ses réponses, et en regardant
tour à tour Métastase et Kaunitz, qui l'accompagnaient, Marie-Thérèse fit
un signe à un de ses chambellans, qui présenta un bracelet assez riche à
Consuelo. Avant que celle-ci eût songé à remercier, l'impératrice avait
déjà traversé la salle; elle avait déjà dérobé à ses regards l'éclat du
front impérial. Elle s'éloignait avec sa royale couvée de princes et
d'archiduchesses, adressant un mot favorable et gracieux à chacun des
musiciens qui se trouvaient à sa portée, et laissant derrière elle comme
une trace lumineuse dans tous ces yeux éblouis de sa gloire et de sa
puissance.
Caffariello fut le seul qui conserva ou qui affecta de conserver son
sang-froid: il reprit sa discussion juste où il l'avait laissée; et
Consuelo, mettant le bracelet dans sa poche, sans songer à le regarder,
recommença à lui tenir tête, au grand étonnement et au grand scandale
des autres musiciens, qui, courbés sous la fascination de l'apparition
impériale, ne concevaient pas qu'on pût songer à autre chose tout le reste
de la journée. Nous n'avons pas besoin de dire que le Porpora faisait seul
exception dans son âme, et par instinct et par système, à cette fureur
de prosternation. Il savait se tenir convenablement incliné devant les
souverains; mais, au fond du coeur, il raillait et méprisait les esclaves.
Maître Reuter, interpellé par Caffariello sur le véritable mouvement du
choeur en litige, serra les lèvres d'un air hypocrite; et, après s'être
laissé interroger plusieurs fois, il répondit enfin d'un air très-froid:
«Je vous avoue, Monsieur, que je ne suis point à votre conversation. Quand
Marie-Thérèse est devant mes yeux, j'oublie le monde entier; et longtemps
après qu'elle a disparu, je demeure sous le coup d'une émotion qui ne me
permet pas de penser à moi-même.
--Mademoiselle ne paraît point étourdie de l'insigne honneur qu'elle
vient de nous attirer, dit M. Holzbaüer, qui se trouvait là, et dont
l'aplatissement avait quelque chose de plus contenu que celui de Reuter.
C'est affaire à vous, Signora, de parler avec les têtes couronnées. On
dirait que vous n'avez fait autre chose toute votre vie.
--Je n'ai jamais parlé avec aucune tête couronnée, répondit tranquillement
Consuelo, qui n'entendait point malice aux insinuations de Holzbaüer;
et sa majesté ne m'a point procuré un tel avantage; car elle semblait,
en m'interrogeant, m'interdire l'honneur ou m'épargner le trouble de lui
répondre.
--Tu aurais peut-être souhaité faire la conversation avec l'impératrice?
dit le Porpora d'un air goguenard..
--Je ne l'ai jamais souhaité, repartit Consuelo naïvement.
--C'est que Mademoiselle a plus d'insouciance que d'ambition, apparemment,
reprit le Reuter avec un dédain glacial.
--Maître Reuter, dit Consuelo avec confiance et candeur, êtes-vous
mécontent de la manière dont j'ai chanté votre musique?»
Reuter avoua que personne ne l'avait mieux chantée, même sous le règne de
l'_auguste et à jamais regretté_ Charles VI.
«En ce cas, dit Consuelo, ne me reprochez pas mon insouciance. J'ai
l'ambition de satisfaire mes maîtres, j'ai l'ambition de bien faire mon
métier; quelle autre puis-je avoir? quelle autre ne serait ridicule et
déplacée de ma part?
--Vous êtes trop modeste, Mademoiselle, reprit Holzbaüer. Il n'est point
d'ambition trop vaste pour un talent comme le vôtre.
--Je prends cela pour un compliment plein de galanterie, répondit Consuelo;
mais je ne croirai vous avoir satisfait un peu que le jour où vous
m'inviterez à chanter sur le théâtre de la cour.»
Holzbaüer, pris au piège, malgré sa prudence, eut un accès de toux pour se
dispenser de répondre, et se tira d'affaire par une inclination de tête
courtoise et respectueuse. Puis, ramenant la conversation sur son premier
terrain:
«Vous êtes vraiment, dit-il, d'un calme et d'un désintéressement sans
exemple: vous n'avez pas seulement regardé le beau bracelet dont sa majesté
vous a fait cadeau.
--Ah! c'est la vérité,» dit Consuelo en le tirant de sa poche, et en le
passant à ses voisins qui étaient curieux de le voir et d'en estimer la
valeur. Ce sera de quoi acheter du bois pour le poêle de mon maître, si je
n'ai pas d'engagement cet hiver, pensait-elle; une toute petite pension
nous serait bien plus nécessaire que des parures et des colifichets.
«Quelle beauté céleste que sa majesté! dit Reuter avec un soupir de
componction, en lançant un regard oblique et dur à Consuelo.
--Oui, elle m'a semblé fort belle, répondit la jeune fille, qui ne
comprenait rien aux coups de coude du Porpora.
--Elle vous a _semblé_? reprit le Reuter. Vous êtes difficile!
--J'ai à peine eu le temps de l'entrevoir. Elle a passé si vite!
--Mais son esprit éblouissant, ce génie qui se révèle à chaque syllabe
sortie de ses lèvres!...
--J'ai à peine eu le temps de l'entendre: elle a parlé si peu!
--Enfin, Mademoiselle, vous êtes d'airain ou de diamant. Je ne sais ce
qu'il faudrait pour vous émouvoir.
--J'ai été fort émue en chantant votre Judith, répondit Consuelo, qui
savait être malicieuse dans l'occasion, et qui commençait à comprendre
la malveillance des maîtres viennois envers elle.
--Cette fille a de l'esprit, sous son air simple, dit tout bas Holzbaüer à
maître Reuter.
--C'est l'école du Porpora, répondit l'autre; mépris et moquerie.
--Si l'on n'y prend garde, le vieux récitatif et le style _osservato_ nous
envahiront de plus belle que par le passé, reprit Holzbaüer; mais soyez
tranquille, j'ai les moyens d'empêcher cette _Porporinaillerie_ d'élever la
voix.»
Quand on se leva de table, Caffariello dit à l'oreille de Consuelo:
«Vois-tu, mon enfant, tous ces gens-là, c'est de la franche canaille.
Tu auras de la peine à faire quelque chose ici. Ils sont tous contre toi.
Ils seraient tous contre moi s'ils l'osaient.
--Et que leur avons-nous donc fait? dit Consuelo étonnée.
--Nous sommes élèves du plus grand maître de chant qu'il y ait au monde.
Eux et leurs créatures sont nos ennemis naturels, ils indisposeront
Marie-Thérèse contre toi, et tout ce que tu dis ici lui sera répété avec
de malicieux commentaires. Ou lui dira que tu ne l'as pas trouvée belle,
et que tu as jugé son cadeau mesquin. Je connais toutes ces menées. Prends
courage, pourtant; je te protégerai envers et contre tous, et je crois que
l'avis de Caffariello en musique vaut bien celui de Marie-Thérèse.»
«Entre la méchanceté des uns et la folie des autres, me voilà fort
compromise, pensa Consuelo en s'en allant. O Porpora! disait-elle dans
son coeur, je ferai mon possible pour remonter sur le théâtre. O Albert!
j'espère que je n'y parviendrai pas.»
Le lendemain, maître Porpora, ayant affaire en ville pour toute la journée,
et trouvant Consuelo un peu pâle, l'engagea à faire un tour de promenade
hors ville à la _Spinnerin am Kreutz_, avec la femme de Keller, qui s'était
offerte pour l'accompagner quand elle le voudrait. Dès que le maestro fut
sorti:
«Beppo, dit la jeune fille, va vite louer une petite voiture, et
allons-nous-en tous deux voir Angèle et remercier le chanoine. Nous avions
promis de le faire plus tôt, mais mon rhume me servira d'excuse.
--Et sous quel costume vous présenterez-vous au chanoine? dit Beppo.
--Sous celui-ci, répondit-elle. Il faut bien que le chanoine me connaisse
et m'accepte sous ma véritable forme.
--Excellent chanoine! je me fais une joie de le revoir.
--Et moi aussi.
--Pauvre bon chanoine! je me fais une peine de songer...
--Quoi?
--Que la tête va lui tourner tout à fait.
--Et pourquoi donc? Suis-je une déesse? Je ne le pensais pas.
--Consuelo, rappelez-vous qu'il était aux trois quarts fou quand nous
l'avons quitté!
--Et moi je te dis qu'il lui suffira de me savoir femme et de me voir telle
que je suis, pour qu'il reprenne l'empire de sa volonté et redevienne ce
que Dieu l'a fait, un homme raisonnable.
--Il est vrai que l'habit fait quelque chose. Ainsi, quand je vous ai
revue ici transformée en demoiselle, après m'être habitué pendant quinze
jours à te traiter comme un garçon... j'ai éprouvé je ne sais quel effroi,
je ne sais quelle gêne dont je ne peux pas me rendre compte; et il est
certain que durant le voyage... s'il m'eût été permis d'être amoureux de
vous ... Mais tu diras que je déraisonne...
--Certainement, Joseph, lu déraisonnes; et, de plus, tu perds le temps
à babiller. Nous avons dix lieues à faire pour aller au prieuré et en
revenir. Il est huit heures du matin, et il faut que nous soyons rentrés
à sept heures du soir, pour le souper du maître.»
Trois heures après, Beppo et sa compagne descendirent à la porte du
prieuré. Il faisait une belle journée; le chanoine contemplait ses fleurs
d'un air mélancolique. Quand il vit Joseph, il fit un cri de joie et
s'élança à sa rencontre; mais il resta stupéfait en reconnaissant son
cher Bertoni sous des habits de femme.
«Bertoni, mon enfant bien-aimé, s'écria-t-il avec une sainte naïveté,
que signifie ce travestissement, et pourquoi viens-tu me voir déguisé de
la sorte? Nous ne sommes point au carnaval...
--Mon respectable ami, répondit Consuelo en lui baisant la main, il faut
que Votre Révérence me pardonne de l'avoir trompée. Je n'ai jamais été
garçon; Bertoni n'a jamais existé, et lorsque j'ai eu le bonheur de vous
connaître, j'étais véritablement déguisée.
--Nous pensions, dit Joseph qui craignait de voir la consternation du
chanoine se changer en mécontentement, que votre révérence n'était point la
dupe d'une innocente supercherie. Cette feinte n'avait point été imaginée
pour la tromper, c'était une nécessité imposée par les circonstances, et
nous avons toujours cru que monsieur le chanoine avait la générosité et la
délicatesse de s'y prêter.
--Vous l'avez cru? reprit le chanoine interdit et effrayé; et vous,
Bertoni... je veux dire mademoiselle, vous l'avez cru aussi!
--Non, monsieur le chanoine, répondit Consuelo; je ne l'ai pas cru un
instant. J'ai parfaitement vu que votre révérence ne se doutait nullement
de la vérité.
--Et vous me rendez justice, dit le chanoine d'un ton un peu sévère, mais
profondément triste; je ne sais point transiger avec la bonne foi, et si
j'avais deviné votre sexe, je n'aurais jamais songé à insister comme je
l'ai fait, pour vous engager à rester chez moi. Il a bien couru dans le
village voisin, et même parmi mes gens, un bruit vague, un soupçon qui me
faisait sourire, tant j'étais obstiné à me méprendre sur votre compte.
On a dit qu'un des deux petits musiciens qui avaient chanté la messe le
jour de la fête patronale, était une femme déguisée. Et puis, on a prétendu
que ce propos était une méchanceté du cordonnier Gottlieb, pour effrayer et
affliger le curé. Enfin, moi-même, j'ai démenti ce bruit avec assurance.
Vous voyez que j'étais votre dupe bien complètement, et qu'on ne saurait
l'être davantage.
--Il y a eu une grande méprise, répondit Consuelo avec l'assurance de
la dignité; mais il n'y a point eu de dupe, monsieur le chanoine. Je ne
crois pas m'être éloignée un seul instant du respect qui vous est dû, et
des convenances que la loyauté impose. J'étais la nuit sans gîte sur le
chemin, écrasée de soif et de fatigue, après une longue route à pied.
Vous n'eussiez pas refusé l'hospitalité à une mendiante. Vous me l'avez
accordée au nom de la musique, et j'ai payé mon écot en musique. Si je
ne suis pas partie malgré vous dès le lendemain, c'est grâce à des
circonstances imprévues qui me dictaient un devoir au-dessus de tous les
autres. Mon ennemie, ma rivale, ma persécutrice tombait des nues à votre
porte, et, privée de soins et de secours, avait droit à mes secours et à
mes soins. Votre révérence se rappelle bien le reste; elle sait bien que
si j'ai profité de sa bienveillance, ce n'est pas pour mon compte. Elle
sait bien aussi que je me suis éloignée aussitôt que mon devoir a été
accompli; et si je reviens aujourd'hui la remercier en personne des bontés
dont elle m'a comblée, c'est que la loyauté me faisait un devoir de la
détromper moi-même et de lui donner les explications nécessaires à notre
mutuelle dignité.
--Il y a dans tout ceci, dit le chanoine à demi vaincu, quelque chose de
mystérieux et de bien extraordinaire. Vous dites que la malheureuse dont
j'ai adopté l'enfant était votre ennemie, votre rivale... Qui êtes-vous
donc vous-même, Bertoni?... Pardonnez-moi si ce nom revient toujours sur
mes lèvres, et dites-moi comment je dois vous appeler désormais.
--Je m'appelle la Porporina, répondit Consuelo; je suis l'élève du Porpora,
je suis cantatrice. J'appartiens au théâtre.
--Ah! fort bien! dit le chanoine avec un profond soupir. J'aurais dû le
deviner à la manière dont vous avez joué votre rôle, et, quant à votre
talent prodigieux pour la musique, je ne dois plus m'en étonner; vous
avez été à bonne école. Puis-je vous demander si monsieur Beppo est votre
frère... ou votre mari?
--Ni l'un ni l'autre. Il est mon frère par le coeur, rien que mon frère,
monsieur le Chanoine; et si mon âme ne s'était pas sentie aussi chaste
que la vôtre, je n'aurais pas souillé de ma présence la sainteté de votre
demeure.»
Consuelo avait, pour dire la vérité, un accent irrésistible, et dont le
chanoine subit la puissance, comme les âmes pures et droites subissent
toujours celle de la sincérité. Il se sentit comme soulagé d'un poids
énorme, et, tout en marchant lentement entre ses deux jeunes protégés, il
interrogea Consuelo avec une douceur et un retour d'affection sympathique
qu'il oublia peu à peu de combattre en lui-même. Elle lui raconta
rapidement, et sans lui nommer personne, les principales circonstances
de sa vie; ses fiançailles au lit de mort de sa mère avec Anzoleto,
l'infidélité de celui-ci, la haine de Corilla, les outrageants desseins
de Zustiniani, les conseils du Porpora, le départ de Venise, l'attachement
qu'Albert avait pris pour elle, les offres de la famille de Rudolstadt,
ses propres hésitations et ses scrupules, sa fuite du château des Géants,
sa rencontre avec Joseph Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion au
lit de douleur de la Corilla, sa reconnaissance pour la protection accordée
par le chanoine à l'enfant d'Anzoleto; enfin son retour à Vienne, et
jusqu'à l'entrevue qu'elle avait eue la veille avec Marie-Thérèse. Joseph
n'avait pas su jusque-là toute l'histoire de Consuelo; elle ne lui avait
jamais parlé d'Anzoleto, et le peu de mots qu'elle venait de dire de son
affection passée pour ce misérable ne le frappa pas très-vivement; mais
sa générosité à l'égard de Corilla, et sa sollicitude pour l'enfant, lui
firent une si profonde impression, qu'il se détourna pour cacher ses
larmes. Le chanoine ne retint pas les siennes. Le récit de Consuelo,
concis, énergique et sincère, lui fit le même effet qu'un beau roman qu'il
aurait lu, et justement il n'avait jamais lu un seul roman, et celui-là fut
le premier de sa vie qui l'initia aux émotions vives de la vie des autres.
Il s'était assis sur un banc pour mieux écouter, et quand la jeune fille
eut tout dit, il s'écria:
«Si tout cela est la vérité, comme je le crois, comme il me semble que
je le sens dans mon coeur, par la volonté du ciel, vous êtes une sainte
fille... Vous êtes sainte Cécile revenue sur la terre! Je vous avouerai
franchement que je n'ai jamais eu de préjugé contre le théâtre, ajouta-t-il
après un instant de silence et de réflexion, et vous me prouvez qu'on peut
faire son salut là comme ailleurs. Certainement, si vous persistez à être
aussi pure et aussi généreuse que vous l'avez été jusqu'à ce jour, vous
aurez mérité le ciel, mon cher Bertoni!... Je vous le dis comme je le
pense, ma chère Porporina!
--Maintenant, monsieur le chanoine, dit Consuelo en se levant, donnez-moi
des nouvelles d'Angèle avant que je prenne congé de Votre Révérence.
--Angèle se porte bien et vient à merveille, répondit le chanoine. Ma
jardinière en prend le plus grand soin, et je la vois à tout instant qui
la promène dans mon parterre. Elle poussera au milieu des fleurs, comme
une fleur de plus sous mes yeux, et quand le temps d'en faire une âme
chrétienne sera venu, je ne lui épargnerai pas la culture. Reposez-vous
sur moi de ce soin, mes enfants. Ce que j'ai promis à la face du ciel, je
l'observerai religieusement. Il paraît que madame sa mère ne me disputera
pas ce soin; car, bien qu'elle soit à Vienne, elle n'a pas envoyé une seule
fois demander des nouvelles de sa fille.
--Elle a pu le faire indirectement, et sans que vous l'ayez su, répondit
Consuelo; je ne puis croire qu'une mère soit indifférente à ce point. Mais
la Corilla brigue un engagement au théâtre de la cour. Elle sait que Sa
Majesté est fort sévère, et n'accorde point sa protection aux personnes
tarées. Elle a intérêt à cacher ses fautes, du moins jusqu'à ce que son
engagement soit signé. Gardons-lui donc le secret.
--Et elle vous fait concurrence cependant! s'écria Joseph; et on dit
qu'elle l'emportera, par ses intrigues; qu'elle vous diffame déjà dans la
ville; qu'elle vous a présentée comme la maîtresse du comte Zustiniani. On
a parlé de cela à l'ambassade, Keller me la dit... On en était indigné;
mais on craignait qu'elle ne persuadât M. de Kaunitz, qui écoute volontiers
ces sortes d'histoires, et qui ne tarit pas en éloges sur la beauté de
Corilla...
--Elle a dit de pareilles choses!» dit Consuelo en rougissant
d'indignation; puis elle ajouta avec calme: «Cela devait être, j'aurais dû
m'y attendre.
--Mais il n'y a qu'un mot à dire pour déjouer toutes ses calomnies, reprit
Joseph; et ce mot je le dirai, moi! Je dirai que...
--Tu ne diras rien, Beppo, ce serait une lâcheté et une barbarie. Vous ne
le direz pas non plus, monsieur le chanoine, et si j'avais envie de le
dire, vous m'en empêcheriez, n'est-il pas vrai?
--Ame vraiment évangélique! s'écria le chanoine. Mais songez que ce secret
n'en peut pas être un bien longtemps. Il suffit de quelques valets et de
quelques paysans qui ont constaté et qui peuvent ébruiter le fait, pour
qu'on sache avant quinze jours que la chaste Corilla est accouchée ici
d'un enfant sans père, qu'elle a abandonné par-dessus le marché.
--Avant quinze jours, la Corilla ou moi sera engagée. Je ne voudrais pas
l'emporter sur elle par un acte de vengeance. Jusque-là, Beppo, silence,
ou je te retire mon estime et mon amitié. Et maintenant, adieu, monsieur
le chanoine. Dites-moi que vous me pardonnez, tendez-moi encore une main
paternelle, et je me retire, avant que vos gens aient vu ma figure sous
cet habit.
--Mes gens diront ce qu'ils voudront, et mon bénéfice ira au diable, si
le ciel veut qu'il en soit ainsi! Je viens de recueillir un héritage qui
me donne le courage de braver les foudres de l'_ordinaire_. Ainsi, mes
enfants, ne me prenez pas pour un saint; je suis las d'obéir et de me
contraindre; je veux vivre honnêtement et sans terreurs imbéciles. Depuis
que je n'ai plus le spectre de Brigide à mes côtés, et depuis surtout que
je me vois à la tête d'une fortune indépendante, je me sens brave comme un
lion. Or donc, venez déjeuner avec moi; nous baptiserons Angèle après, et
puis nous ferons de la musique jusqu'au dîner.»
Il les entraîna au prieuré.
«Allons, André, Joseph! cria-t-il à ses valets en entrant; venez voir le
signor Bertoni métamorphosé en dame. Vous ne vous seriez pas attendus à
cela? ni moi non plus! Eh bien, dépêchez-vous de partager ma surprise,
et mettez-nous vite le couvert.»
Le repas fut exquis, et nos jeunes gens virent que si de graves
modifications s'étaient faites dans l'esprit du chanoine, ce n'était pas
sur l'habitude de la bonne chère qu'elles avaient opéré. On porta ensuite
l'enfant dans la chapelle du prieuré. Le chanoine quitta sa douillette,
endossa une soutane et un surplis, et fit la cérémonie. Consuelo et Joseph
firent l'office de parrain et de marraine, et le nom d'Angèle fut confirmé
à la petite fille. Le reste de l'après-midi fut consacré à la musique, et
les adieux vinrent ensuite. Le chanoine se lamenta de ne pouvoir retenir
ses amis à dîner; mais il céda à leurs raisons, et se consola à l'idée de
les revoir à Vienne, où il devait bientôt se rendre pour passer une partie
de l'hiver. Tandis qu'on attelait leur voiture, il les conduisit dans la
serre pour leur faire admirer plusieurs plantes nouvelles dont il avait
enrichi sa collection. Le jour baissait, mais le chanoine, qui avait
l'odorat fort exercé, n'eut pas plus tôt fait quelques pas sous les châssis
de son palais transparent qu'il s'écria:
«Je démêle ici un parfum extraordinaire! Le glaïeul-vanille aurait-il
fleuri? Mais non; ce n'est pas là l'odeur de mon glaïeul. Le strelitzia
est inodore... les cyclamens ont un arôme moins pur et moins pénétrant.
Qu'est-ce donc qui se passe ici? Si mon volkameria n'était point mort,
hélas! je croirais que c'est lui que je respire! Pauvre plante! je n'y veux
plus penser.»
Mais tout à coup le chanoine fit un cri de surprise et d'admiration en
voyant s'élever devant lui, dans une caisse, le plus magnifique volkameria
qu'il eût vu de sa vie, tout couvert de ses grappes de petites roses
blanches doublées de rose, dont le suave parfum remplissait la serre et
dominait toutes les vulgaires senteurs éparses à l'entour.
«Est-ce un prodige? D'où me vient cet avant-goût du paradis, cette fleur
du jardin de Béatrix? s'écria-t-il dans un ravissement poétique.
--Nous l'avons apporté dans notre voiture avec tous les soins imaginables,
répondit Consuelo; permettez-nous de vous l'offrir en réparation d'une
affreuse imprécation sortie de ma bouche un certain jour, et dont je me
repentirai toute ma vie:
--Oh! ma chère fille! quel don, et avec quelle délicatesse il est offert!
dit le chanoine attendri. O cher volkameria! tu auras un nom particulier
comme j'ai coutume d'en donner aux individus les plus splendides de ma
collection; tu t'appelleras Bertoni, afin de consacrer le souvenir d'un
être qui n'est plus et que j'ai aimé avec des entrailles de père.
--Mon bon père, dit Consuelo en lui serrant la main, vous devez vous
habituer à aimer vos filles autant que vos fils. Angèle n'est point un
garçon...
--Et la Porporina est ma fille aussi! dit le chanoine; oui, ma fille, oui,
oui, ma fille!» répéta-t-il en regardant alternativement Consuelo et le
volkameria-Bertoni avec des yeux remplis de larmes.
A six heures, Joseph et Consuelo étaient rentrés au logis. La voiture les
avait laissés à l'entrée du faubourg, et rien ne trahit leur innocente
escapade. Le Porpora s'étonna seulement que Consuelo n'eût pas meilleur
appétit après une promenade dans les belles prairies qui entourent la
capitale de l'empire. Le déjeuner du chanoine avait peut-être rendu
Consuelo un peu friande ce jour-là. Mais le grand air et le mouvement lui
Procurèrent un excellent sommeil, et le lendemain elle se sentit en voix
et en courage plus qu'elle ne l'avait encore été à Vienne.
LXXXIX.
Dans l'incertitude de sa destinée, Consuelo, croyant trouver peut-être
une excuse ou un motif à celle de son coeur, se décida enfin à écrire au
comte Christian de Rudolstadt, pour lui faire part de sa position vis-à-vis
du Porpora, des efforts que ce dernier tentait pour la faire rentrer
au théâtre, et de l'espérance qu'elle nourrissait encore de les voir
échouer. Elle lui parla sincèrement, lui exposa tout ce qu'elle devait
de reconnaissance, de dévouement et de soumission à son vieux maître, et,
lui confiant les craintes qu'elle éprouvait à l'égard d'Albert, elle le
priait instamment de lui dicter la lettre qu'elle devait écrire à ce
dernier pour le maintenir dans un état de confiance et de calme. Elle
terminait en disant: «J'ai demandé du temps à Vos Seigneuries pour
m'interroger moi-même et me décider. Je suis résolue à tenir ma parole, et
je puis jurer devant Dieu que je me sens la force de fermer mon coeur et
mon esprit à toute fantaisie contraire, comme à toute nouvelle affection.
Et cependant, si je rentre au théâtre, j'adopte un parti qui est, en
apparence, une infraction à mes promesses, un renoncement formel à
l'espérance de les tenir. Que Votre Seigneurie me juge, ou plutôt qu'elle
juge le destin qui me commande et le devoir qui me gouverne. Je ne vois
aucun moyen de m'y soustraire sans crime. J'attends d'elle un conseil
supérieur à celui de ma propre raison; mais pourra-t-il être contraire à
celui de ma conscience?»
Lorsque cette lettre fut cachetée et confiée à Joseph pour qu'il la fit
partir, Consuelo se sentit plus tranquille, ainsi qu'il arrive dans une
situation funeste, lorsqu'on a trouvé un moyen de gagner du temps et de
reculer le moment de la crise. Elle se disposa donc à rendre avec Porpora
une visite, considérée par celui-ci comme importante et décisive, au
très-renommé et très-vanté poëte impérial, M. l'abbé Métastase.
--Ce personnage illustre avait alors environ cinquante ans; il était
d'une belle figure, d'un abord gracieux, d'une conversation charmante, et
Consuelo eût ressenti pour lui une vive sympathie, si elle n'eût eu, en se
rendant à la maison qu'habitaient, à différents étages, le poëte impérial
et le perruquier Keller, la conversation suivante avec Porpora:
«Consuelo (c'est le Porpora qui parle), tu vas voir un homme de bonne mine,
à l'oeil vif et noir, au teint vermeil, à la bouche fraîche et souriante,
qui veut, à toute force, être en proie à une maladie lente, cruelle et
dangereuse; un homme qui mange, dort, travaille et engraisse tout comme un
autre, et qui prétend être livré à l'insomnie, à la diète, à l'accablement,
au marasme. N'aie pas la maladresse, lorsqu'il va se plaindre devant toi
de ses maux, de lui dire qu'il n'y paraît point, qu'il a fort bon visage,
ou toute autre platitude semblable; car il veut qu'on le plaigne, qu'on
s'inquiète et qu'on le pleure d'avance. N'aie pas le malheur non plus de
lui parler de la mort, ou d'une personne morte; il a peur de la mort, et ne
veut pas mourir. Et cependant ne commets pas la balourdise de lui dire en
le quittant: «J'espère que votre précieuse santé sera bientôt meilleure;»
car il veut qu'on le croie mourant, et, s'il pouvait persuader aux autres
qu'il est mort, il en serait fort content, à condition toutefois qu'il ne
le crût pas lui-même.
--Voilà une sotte manie pour un grand homme, répondit Consuelo. Que
faudra-t-il donc lui dire, s'il ne faut lui parler ni de guérison, ni de
mort?
--Il faut lui parler de sa maladie, lui faire mille questions, écouter tout
le détail de ses souffrances et de ses incommodités, et, pour conclure, lui
dire qu'il ne se soigne pas assez, qu'il s'oublie lui-même, qu'il ne se
ménage point, qu'il travaille trop. De cette façon, nous le disposerons en
notre faveur.
--N'allons-nous pas lui demander pourtant de faire un poëme et de vous
le faire mettre en musique, afin que je puisse le chanter? Comment
pouvons-nous à la fois lui conseiller de ne point écrire et le conjurer
d'écrire pour nous au plus vite?
--Tout cela s'arrange dans la conversation; il ne s'agit que de placer les
choses à propos.»
Le maestro voulait que son élève sût se rendre agréable au poëte; mais, sa
causticité naturelle ne lui permettant point de dissimuler les ridicules
d'autrui, il commettait lui-même la maladresse de disposer Consuelo à
l'examen clairvoyant, et à cette sorte de mépris intérieur qui nous rend
peu aimables et peu sympathiques à ceux dont le besoin est d'être flattés
et admirés sans réserve. Incapable d'adulation et de tromperie, elle
souffrit d'entendre le Porpora caresser les misères du poëte, et le railler
cruellement sous les dehors d'une pieuse commisération pour des maux
imaginaires. Elle en rougit plusieurs fois, et ne put que garder un silence
pénible, en dépit des signes que lui faisait son maître pour qu'elle le
secondât.
La réputation de Consuelo commençait à se répandre à Vienne; elle avait
chanté dans plusieurs salons, et son admission au théâtre italien était
une hypothèse qui agitait un peu la coterie musicale. Métastase était
tout-puissant; que Consuelo gagnât sa sympathie en caressant à propos son
amour-propre, et il pouvait confier au Porpora le soin de mettre en musique
son _Attilio Regolo_, qu'il gardait en portefeuille depuis plusieurs
années. Il était donc bien nécessaire que l'élève plaidât pour le maître,
car le maître ne plaisait nullement au poëte impérial. Métastase n'était
pas Italien pour rien, et les Italiens ne se trompent pas aisément les uns
les autres. Il avait trop de finesse et de pénétration pour ne point savoir
que Porpora avait une médiocre admiration pour son génie dramatique, et
qu'il avait censuré plus d'une fois avec rudesse (à tort ou à raison)
son caractère craintif, son égoïsme et sa fausse sensibilité. La réserve
glaciale de Consuelo, le peu d'intérêt qu'elle semblait prendre à sa
maladie, ne lui parurent point ce qu'ils étaient en effet, le malaise
d'une respectueuse pitié. Il y vit presque une insulte, et s'il n'eût été
esclave de la politesse et du savoir-faire, il eût refusé net de l'entendre
chanter; il y consentit pourtant après quelques minauderies, alléguant
l'excitation de ses nerfs et la crainte qu'il avait d'être ému. Il avait
entendu Consuelo chanter son oratorio de _Judith_; mais il fallait qu'il
prît une idée d'elle dans le genre scénique, et Porpora insistait beaucoup.
«Mais que faire, et comment chanter, lui dit tout bas Consuelo, s'il faut
craindre de l'émouvoir?
--Il faut l'émouvoir, au contraire, répondit de même le maestro. Il aime
beaucoup à être arraché à sa torpeur, parce que, quand il est bien agité,
il se sent en veine d'écrire.»
Consuelo chanta un air d'_Achille in Sciro_, la meilleure oeuvre dramatique
de Métastase, qui avait été mise en musique par Caldara, en 1736, et
représentée aux fêtes du mariage de Marie-Thérèse. Métastase fut aussi
frappé de sa voix et de sa méthode qu'il l'avait été à la première
audition; mais il était résolu à se renfermer dans le même silence froid
et gêné qu'elle avait gardé durant le récit de sa maladie. Il n'y réussit
point; car il était artiste en dépit de tout, le digne homme, et quand
un noble interprète fait vibrer dans l'âme du poëte les accents de sa muse
et le souvenir de ses triomphes, il n'est guère de rancune qui tienne.
L'abbé Métastase, essaya de se défendre contre ce charme tout-puissant.
Il toussa beaucoup, s'agita sur son fauteuil comme un homme distrait par
la souffrance, et puis, tout à coup reporté à des souvenirs plus émouvants
encore que ceux de sa gloire, il cacha son visage dans son mouchoir et se
mit à sangloter. Le Porpora, caché derrière son fauteuil, faisait signe à
Consuelo de ne pas le ménager, et se frottait les mains d'un air malicieux.
Ces larmes, qui coulaient abondantes et sincères, réconcilièrent tout à
coup la jeune fille avec le pusillanime abbé. Aussitôt qu'elle eut fini
son air, elle s'approcha pour lui baiser la main et pour lui dire cette
fois avec une effusion convaincante:
«Hélas! Monsieur, que je serais fière et heureuse de vous avoir ému ainsi,
s'il ne m'en coûtait un remords! La crainte de vous avoir fait du mal
empoisonne ma joie!
--Ah! ma chère enfant, s'écria l'abbé tout à fait gagné, vous ne savez pas,
vous ne pouvez pas savoir le bien et le mal que vous m'avez fait. Jamais
jusqu'ici je n'avais entendu une voix de femme qui me rappelât celle de ma
chère Marianna! et vous me l'avez tellement rappelée, ainsi que sa manière
et son expression, que j'ai cru l'entendre elle-même. Ah! vous m'avez brisé
le coeur!»
Et il recommença à sangloter.
«Sa Seigneurie parle d'une personne bien illustre, et que tu dois te
proposer constamment pour modèle, dit le Porpora à son élève, la célèbre
et incomparable Marianna Bulgarini.
--La _Romanina?_ s'écria Consuelo; ah! je l'ai entendue dans mon enfance
à Venise; c'est mon premier grand souvenir, et je ne l'oublierai jamais.
--Je vois bien que vous l'avez entendue, et qu'elle vous a laissé une
impression ineffaçable, reprit le Métastase. Ah! jeune fille, imitez-la
en tout, dans son jeu comme dans son chant, dans sa bonté comme dans sa
grandeur, dans sa puissance comme dans son dévouement! Ah! qu'elle était
belle lorsqu'elle représentait la divine Vénus, dans le premier opéra que
je fis à Rome! Celle à elle que je dus mon premier triomphe.
--Et c'est à Votre Seigneurie qu'elle a dû ses plus beaux succès, dit le
Porpora.
--Il est vrai que nous avons contribué à la fortune l'un de l'autre. Mais
rien n'a pu m'acquitter assez envers elle. Jamais tant d'affection, jamais
tant d'héroïque persévérance et de soins délicats n'ont habité l'âme d'une
mortelle. Ange de ma vie, je te pleurerai éternellement, et je n'aspire
qu'à te rejoindre!»
Ici l'abbé pleura encore. Consuelo était fort émue, Porpora affecta de
l'être; mais, en dépit de lui-même, sa physionomie restait ironique et
dédaigneuse. Consuelo le remarqua et se promit de lui reprocher cette
méfiance ou cette dureté. Quant à Métastase, il ne vit que l'effet qu'il
souhaitait produire, l'attendrissement et l'admiration de la bonne
Consuelo. Il était de la véritable espèce des poëtes: c'est-à-dire qu'il
pleurait plus volontiers devant les autres que dans le secret de sa
chambre, et qu'il ne sentait jamais si bien ses affections et ses douleurs
que quand il les racontait avec éloquence. Entraîné par l'occasion, il fit
à Consuelo le récit de cette partie de sa jeunesse où la Romanina a joué
un si grand rôle; les services que cette généreuse amie lui rendit, le soin
filial qu'elle prit de ses vieux parents, le sacrifice maternel qu'elle
accomplit en se séparant de lui pour l'envoyer faire fortune à Vienne;
et quand il en fut à la scène des adieux, quand il eut dit, dans les termes
les plus choisis et les plus tendres, de quelle manière sa chère Marianna,
le coeur déchiré et la poitrine gonflée de sanglots, l'avait exhorté à
l'abandonner pour ne songer qu'à lui-même, il s'écria:
«Oh! que si elle eût deviné l'avenir qui m'attendait loin d'elle, que si
elle eût prévu les douleurs, les combats, les terreurs, les angoisses, les
revers et jusqu'à l'affreuse maladie qui devaient être mon partage ici,
elle se fût bien épargné ainsi qu'à moi une si affreuse immolation! Hélas!
j'étais loin de croire que nous nous faisions d'éternels adieux, et que
nous ne devions jamais nous rencontrer sur la terre!
--Comment! vous ne vous êtes point revus? dit Consuelo dont les yeux
étaient baignés de larmes, car la parole du Métastase avait un charme
extraordinaire: elle n'est point venue à Vienne?
--Elle n'y est jamais venue! répondit l'abbé d'un air accablé.
--Après tant de dévouement, elle n'a pas eu le courage de venir ici vous
retrouver? reprit Consuelo, à qui le Porpora faisait en vain des yeux
terribles.»
Le Métastase ne répondit rien: il paraissait absorbé dans ses pensées.
«Mais elle pourrait y venir encore? poursuivit Consuelo avec candeur, et
elle y viendra certainement. Cet heureux événement vous rendra la santé.»
L'abbé pâlit et fit un geste de terreur. Le maestro toussa de toute sa
force, et Consuelo, se rappelant tout à coup que la Romanina était morte
depuis plus de dix ans, s'aperçut de l'énorme maladresse qu'elle commettait
en rappelant l'idée de la mort à cet ami, qui n'aspirait, selon lui, qu'à
rejoindre sa bien-aimée dans la tombe. Elle se mordit les lèvres, et se
retira bientôt avec son maître, lequel n'emportait de cette visite que de
vagues promesses et force civilités, comme à l'ordinaire.
«Qu'as-tu fait, tête de linotte? dit-il à Consuelo dès qu'ils furent
dehors.
--Une grande sottise, je le vois bien. J'ai oublié que la Romanina ne
vivait plus; mais croyez-vous bien, maître, que cet homme si aimant et
si désolé soit attaché à la vie autant qu'il vous plaît de le dire?
Je m'imagine, au contraire, que le regret d'avoir perdu son amie est la
seule cause de son mal, et que si quelque terreur superstitieuse lui fait
redouter l'heure suprême, il n'en est pas moins horriblement et sincèrement
las de vivre.
--Enfant! dit le Porpora, on n'est jamais las de vivre quand on est riche,
honoré, adulé et bien portant; et quand on n'a jamais eu d'autres soucis
et d'autres passions que celle-là, on ment et on joue la comédie quand on
maudit l'existence.
--Ne dites pas qu'il n'a jamais eu d'autres passions. Il aimé la Marianna,
et je m'explique pourquoi il a donné ce nom chéri à sa filleule et à sa
nièce Marianna Martiez...»
Consuelo avait failli dire l'élève de Joseph; mais elle s'arrêta
brusquement.
«Achève, dit le Porpora, sa filleule, sa nièce ou sa fille.
--On le dit; mais que m'importe?
--Cela prouverait, du moins, que le cher abbé s'est consolé assez vite
de l'absence de sa bien-aimée; mais lorsque tu lui demandais (que Dieu
confonde ta stupidité!) pourquoi sa chère Marianna n'était pas venue le
rejoindre ici, il ne t'a pas répondu, et je vais répondre à sa place.
La Romanina lui avait bien, en effet, rendu les plus grands services qu'un
homme puisse accepter d'une femme. Elle l'avait bien nourri, logé, habillé,
secouru, soutenu en toute occasion; elle l'avait bien aidé à se faire
nommer _poeta cesareo_. Elle s'était bien faite la servante, l'amie, la
garde-malade, la bienfaitrice de ses vieux-parents. Tout cela est exact.
La Marianna avait un grand coeur: je l'ai beaucoup connue; mais ce qu'il
y a de vrai aussi, c'est qu'elle désirait ardemment se réunir à lui, en
se faisant admettre au théâtre de la cour. Et ce qu'il y a de plus vrai
encore, c'est que monsieur l'abbé ne s'en souciait pas du tout et ne le
permit jamais. Il y avait bien entre eux un commerce de lettres les plus
tendres du monde. Je ne doute pas que celles du poëte ne fussent des
chefs-d'oeuvre. On les imprimera: il le savait bien. Mais tout en disant
à sa _dilettissima amica_ qu'il soupirait après le jour de leur réunion,
et qu'il travaillait sans cesse à faire luire ce jour heureux sur leur
existence, le maître renard arrangeait les choses de manière à ce que
la malencontreuse cantatrice ne vînt pas tomber au beau milieu de ses
illustres et lucratives amours avec une troisième Marianna (car ce nom-là
est une heureuse fatalité dans sa vie), la noble et toute-puissante
comtesse d'Althan, favorite du dernier César. On dit qu'il en est résulté
un mariage secret; je le trouve donc fort mal venu à s'arracher les cheveux
pour cette pauvre Romanina, qu'il a laissée mourir de chagrin tandis qu'il
faisait des madrigaux dans les bras des dames de la cour.
--Vous commentez et vous jugez tout cela avec un cynisme cruel, mon cher
maître, reprit Consuelo attristée.
--Je parle comme tout le monde; je n'invente rien; c'est la voix publique
qui affirme tout cela: Va, tous les comédiens ne sont pas au théâtre; c'est
un vieux proverbe.
--La voix publique n'est pas toujours la plus éclairée, et, en tous cas,
ce n'est jamais la plus charitable. Tiens, maître, je ne puis pas croire
qu'un homme de ce renom et de ce talent ne soit rien de plus qu'un comédien
en scène. Je l'ai vu pleurer des larmes véritables, et quand même il aurait
à se reprocher d'avoir trop vite oublié sa première Marianna, ses remords
ne feraient qu'ajouter à la sincérité de ses regrets d'aujourd'hui. En tout
ceci, j'aime mieux le croire faible que lâche. On l'avait fait abbé, on
le comblait de bienfaits; la cour était dévote; ses amours avec une
comédienne y eussent fait grand scandale. Il n'a pas voulu précisément
trahir et tromper la Bulgarini: il a eu peur, il a hésité, il a gagné du
temps,... elle est morte...
--Et il en a remercié la Providence, ajouta l'impitoyable maestro. Et
maintenant notre impératrice lui envoie des boîtes et des bagues avec son
chiffre en brillants; des plumes de lapis avec des lauriers en brillants;
des pots en or massif remplis de tabac d'Espagne, des cachets faits d'un
seul gros brillant, et tout cela brille si fort, que les yeux du poëte sont
toujours baignés de larmes.
--Et tout cela peut-il le consoler d'avoir brisé le coeur de la Romanina?
--Il se peut bien que non. Mais le désir de ces choses l'a décidé à le
faire.
--Triste vanité! Pour moi, j'ai eu bien de la peine à m'empêcher de rire
quand il nous a montré son chandelier d'or à chapiteau d'or, avec la devise
ingénieuse que l'impératrice y a fait graver:
_Perche possa risparamiare i suoi occhi!_
Voilà, en effet, qui est bien délicat et qui le faisait s'écrier avec
emphase: _Affettuosa espressione valutabile più assai dell' oro!_ Oh! le
pauvre homme!
--O l'homme malheureux!» dit Consuelo en soupirant.
Et elle rentra fort triste, car elle avait fait involontairement un
rapprochement terrible entre la situation de Métastase à l'égard de
Marianna et la sienne propre à l'égard d'Albert. «Attendre et mourir!
se disait-elle: est-ce donc là le sort de ceux qui aiment passionnément?
Faire attendre et faire mourir, est-ce donc là la destinée de ceux qui
poursuivent la chimère de la gloire?»
«Qu'as-tu à rêver ainsi? lui dit le maestro; il me semble que tout va bien,
et que, malgré tes gaucheries, tu as conquis le Métastase.
--C'est une maigre conquête que celle d'une âme faible, répondit-elle, et
je ne crois pas que celui qui a manqué de courage pour faire admettre
Marianna au théâtre impérial en retrouve un peu pour moi.
--Le Métastase, en fait d'art, gouverne désormais l'impératrice.
--Le Métastase, en fait d'art, ne conseillera jamais à l'impératrice que
ce qu'elle paraîtra désirer, et on a beau parler des favoris et des
conseillers de Sa Majesté... J'ai vu les traits de Marie-Thérèse, et je
vous le dis, mon maître, Marie-Thérèse est trop politique pour avoir des
amants, trop absolue pour avoir des amis.
--Eh bien, dit le Porpora soucieux, il faut gagner l'impératrice elle-même,
il faut que tu chantes dans ses appartements un matin, et qu'elle te
parle, qu'elle cause avec toi. On dit qu'elle n'aime que les personnes
vertueuses. Si elle a ce regard d'aigle qu'on lui prête, elle te jugera
et te préférera. Je vais tout mettre en oeuvre pour qu'elle te voie en
tête-à-tête.»
XC.
Un matin, Joseph, étant occupé à frotter l'antichambre du Porpora, oublia
que la cloison était mince et le sommeil du maestro léger; il se laissa
aller machinalement à fredonner une phrase musicale qui lui venait à
l'esprit, et qu'accompagnait rhythmiquement le mouvement de sa brosse sur
le plancher. Le Porpora, mécontent d'être éveillé avant l'heure, s'agite
dans son lit, essaie de se rendormir, et, poursuivi par cette voix belle
et fraîche qui chante avec justesse et légèreté une phrase fort gracieuse
et fort bien faite, il passe sa robe de chambre et va regarder par le trou
de la serrure, moitié charmé de ce qu'il entend, moitié courroucé contre
l'artiste qui vient sans façon composer chez lui avant son lever. Mais
quelle surprise! c'est Beppo qui chante et qui rêve, et qui poursuit son
idée tout en vaquant d'un air préoccupé aux soins du ménage.
«Qu'est-ce que tu chantes là? dit le maestro d'une voix tonnante en ouvrant
la porte brusquement.»
Joseph, étourdi comme un homme éveillé en sursaut, faillit jeter balai
et plumeau, et quitter la maison à toutes jambes; mais s'il n'avait plus,
depuis longtemps, l'espoir de devenir l'élève du Porpora, il s'estimait
encore bien heureux d'entendre Consuelo travailler avec le maître et de
recevoir les leçons de cette généreuse amie en cachette, quand le maître
était absent. Pour rien au monde il n'eût donc voulu être chassé, et il se
hâta de mentir pour éloigner les soupçons.
«Ce que je chante, dit-il tout décontenancé; hélas! maître, je l'ignore.
--Chante-t-on ce qu'on ignore? Tu mens!
--Je vous assure, maître, que je ne sais ce que je chantais. Vous m'avez
tant effrayé que je l'ai déjà oublié. Je sais bien que j'ai fait une grande
faute de chanter auprès de votre chambre. Je suis distrait, je me croyais
bien loin d'ici, tout seul; je me disais: A présent tu peux chanter;
personne n'est là pour te dire: Tais-toi, ignorant, tu chantes faux.
Tais-toi, brute, tu n'as pas pu apprendre la musique.
--Qui t'a dit que tu chantais faux?
--Tout le monde.
--Et moi, je te dis, s'écria le maestro d'un ton sévère, que tu ne chantes
pas faux. Et qui a essayé de t'enseigner la musique?
--Mais... par exemple, maître Reuter, dont mon ami Keller fait la barbe,
et qui m'a chassé de la leçon, disant que je ne serais jamais qu'un âne.»
Joseph connaissait déjà assez les antipathies du maestro pour savoir qu'il
faisait peu de cas du Reuter, et même il avait compté sur ce dernier pour
lui gagner les bonnes grâces du Porpora, la première fois qu'il essaierait
de le desservir auprès de lui. Mais le Reuter, dans les rares visites qu'il
avait rendues au maestro, n'avait pas daigné reconnaître son ancien élève
dans l'antichambre.
--Maître Reuter est un âne lui-même, murmura le Porpora entre ses dents;
mais il ne s'agit pas de cela, reprit-il tout haut; je veux que tu me dises
où tu as pêché cette phrase.»
Et il chanta celle que Joseph lui avait fait entendre dix fois de suite
par mégarde.
--Ah! cela? dit Haydn qui commençait à mieux augurer des dispositions du
maître, mais qui ne s'y fiait pas encore; c'est quelque chose que j'ai
entendu chanter à la signora.
--A la Consuelo? à ma fille? Je ne connais pas cela. Ah çà, tu écoutes
donc aux portes?
--Oh non, Monsieur! mais la musique, cela arrive de chambre en chambre
jusqu'à la cuisine, et on l'entend, malgré soi.
--Je n'aime pas à être servi par des gens qui ont tant de mémoire, et
qui vont chanter nos idées inédites dans la rue. Vous ferez votre paquet
aujourd'hui, et vous irez ce soir chercher une autre condition.»
Cet arrêt tomba comme un coup de foudre sur le pauvre Joseph, et il alla
pleurer dans la cuisine où bientôt Consuelo vint écouter le récit de sa
mésaventure, et le rassurer en lui promettant d'arranger ses affaires.
«Comment, maître, dit-elle au Porpora en lui présentant son café, tu veux
chasser ce pauvre garçon, qui est laborieux et fidèle, parce que pour la
première fois de sa vie il lui est arrivé de chanter juste!
--Je te dis que ce garçon-là est un intrigant et un menteur effronté;
qu'il a été envoyé chez moi par quelque ennemi qui veut surprendre le
secret de mes compositions et se les approprier avant qu'elles aient vu
le jour. Je gage que le drôle sait déjà par coeur mon nouvel opéra, et
qu'il copie mes manuscrits quand j'ai le dos tourné! Combien de fois
n'ai-je pas été trahi ainsi! Combien de mes idées n'ai-je pas retrouvées
dans ces jolis opéras qui faisaient courir tout Venise, tandis qu'on
bâillait aux miens et qu'on disait: Ce vieux radoteur de Porpora nous
donne pour du neuf des motifs qui traînent dans les carrefours! Tiens!
le sot s'est trahi; il a chanté ce matin une phrase qui n'est certainement
pas d'un autre que de _meinherr_ Hasse, et que j'ai fort bien retenue;
j'en prendrai note, et, pour me venger, je la mettrai dans mon nouvel
opéra, afin de lui rendre le tour qu'il m'a joué si souvent.
--Prenez garde, maître! cette phrase-là n'est peut-être pas inédite.
Vous ne savez pas par coeur toutes les productions contemporaines.
--Mais je les ai entendues, et je te dis que c'est une phrase trop
remarquable pour qu'elle ne m'ait pas encore frappé.
--Eh bien, maître, grand merci! je suis fière du compliment; car la phrase
est de moi.»
Consuelo mentait, la phrase en question était bien éclose le matin-même
dans le cerveau d'Haydn; mais elle avait le mot, et déjà elle l'avait
apprise par coeur, afin de n'être pas prise au dépourvu par les méfiantes
investigations du maître. Le Porpora ne manqua pas de la lui demander.
Elle la chanta sur-le-champ, et prétendit que la veille elle avait essayé
de mettre en musique, pour complaire à l'abbé Métastase, les premières
strophes de sa jolie pastorale:
Già riede la primavera
Col suo florito aspetto;
Già il grato zeffiretto
Scherza fra l'erbe e i flor.
Tornan le frondi algli alberi,
L'herbette al prato tornano;
Sol non ritorna a me
La pace del mio cor.
«J'avais répété ma première phrase bien des fois, ajouta-t-elle, lorsque
j'ai entendu dans l'antichambre maître Beppo qui, comme un vrai serin des
Canaries, s'égosillait à la répéter tout de travers; cela m'impatientait,
je l'ai prié de se taire. Mais, au bout d'une heure, il la répétait sur
l'escalier, tellement défigurée, que cela m'a ôté l'envie de continuer mon
air.
--Et d'où vient qu'il la chante si bien aujourd'hui? que s'est-il passé
durant son sommeil?
--Je vais t'expliquer cela, mon maître; je remarquais que ce garçon avait
la voix belle et même juste, mais qu'il chantait faux, faute d'oreille, de
raisonnement et de mémoire. Je me suis amusée à lui faire poser la voix et
à chanter la gamme d'après ta méthode, pour voir si cela réussirait, même
sur une pauvre organisation musicale.
--Cela doit réussir sur toutes les organisations, s'écria le Porpora.
Il n'y a point de voix fausse, et jamais une oreille exercée...
--C'est ce que je me disais, interrompit Consuelo, qui avait hâte d'en
venir à ses fins, et c'est ce qui est arrivé. J'ai réussi, avec le système
de ta première leçon, à faire comprendre à ce butor ce que, dans toute sa
vie, le Reuter et tous les Allemands ne lui eussent pas fait soupçonner.
Après cela, je lui ai chanté ma phrase, et, pour la première fois, il l'a
entendue exactement. Aussitôt il a pu la dire, et il en était si étonné,
si émerveillé, qu'il a bien pu n'en pas dormir de la nuit; c'était pour
lui comme une révélation. Oh! Mademoiselle, me disait-il, si j'avais été
enseigné ainsi, j'aurais pu apprendre peut-être aussi bien qu'un autre.
Mais je vous avoue que je n'ai jamais rien pu comprendre de ce qu'on
enseignait à la maîtrise de Saint-Etienne.
--Il a donc été à la maîtrise, réellement?
--Et il en a été chassé honteusement; tu n'as qu'à parler de lui à
maître Reuter! il te dira que c'est un mauvais sujet, et un sujet musical
impossible à former.
--Viens ça, ici, toi! cria le Porpora à Beppo qui pleurait derrière la
porte; et mets-toi près de moi: je veux voir si tu as compris la leçon que
tu as reçue hier».
Alors le malicieux maestro commença à enseigner les éléments de la
musique à Joseph, de la manière diffuse, pédantesque et embrouillée
qu'il attribuait ironiquement aux maîtres allemands.
Si Joseph, qui en savait trop pour ne pas comprendre ces éléments, en dépit
du soin qu'il prenait pour les lui rendre obscurs, eût laissé voir son
intelligence, il était perdu. Mais il était assez fin pour ne pas tomber
dans le piège, et il montra résolument une stupidité qui, après une longue
épreuve tentée avec obstination par le maître, rassura complètement ce
dernier.
«Je vois bien que tu es fort borné, lui dit-il en se levant et en
continuant une feinte dont les deux autres n'étaient pas dupes. Retourne
à ton balai, et tâche de ne plus chanter, si tu veux rester à mon service.»
Mais, au bout de deux heures, n'y pouvant plus tenir, et se sentant
aiguillonné par l'amour d'un métier qu'il négligeait après l'avoir exercé
sans rivaux pendant si longtemps, le Porpora redevint professeur de chant,
et rappela Joseph pour le remettre sur la sellette. Il lui expliqua les
mêmes principes, mais cette fois avec cette clarté, cette logique puissante
et profonde qui motive et classe toutes choses, en un mot, avec cette
incroyable simplicité de moyens dont les hommes de génie s'avisent seuls.
Cette fois, Haydn comprit qu'il pouvait avoir l'air de comprendre; et
Porpora fut enchanté de son triomphe. Quoique le maître lui enseignât
des choses qu'il avait longtemps étudiées et qu'il savait aussi bien que
possible, cette leçon eut pour lui un puissant intérêt et une utilité bien
certaine: il y apprit à enseigner; et comme aux heures où le Porpora ne
l'employait pas, il allait encore donner quelques leçons en ville pour
ne pas perdre sa mince clientèle, il se promit de mettre à profit, sans
tarder, cette excellence démonstration.
«A la bonne heure, monsieur le professeur! dit-il au Porpora en continuant
à jouer la niaiserie à la fin de la leçon; j'aime mieux cette musique-là
que l'autre, et je crois que je pourrais l'apprendre; mais quant à celle
de ce matin, j'aimerais mieux retourner à la maîtrise que d'essayer d'y
mordre.
--Et c'est pourtant la même qu'on t'enseignait à la maîtrise. Est-ce qu'il
y a deux musiques, benêt! Il n'y a qu'une musique, comme il n'y a qu'un
Dieu.
--Oh! je vous demande bien pardon, Monsieur! il y a la musique de maître
Reuter, qui m'ennuie, et la vôtre, qui ne m'ennuie pas.
--C'est bien de l'honneur pour moi, seigneur Beppo,» dit en riant le
Porpora, à qui le compliment ne déplut point.
A partir de ce jour, Haydn reçut les leçons du Porpora, et bientôt ils
arrivèrent aux études du chant italien et aux idées mères de la composition
lyrique; c'était ce que le noble jeune homme avait souhaité avec tant
d'ardeur et poursuivi avec tant de courage. Il fit de si rapides progrès,
que le maître était à la fois charmé, surpris, et parfois effrayé. Lorsque
Consuelo voyait ses anciennes méfiances prêtes à renaître, elle dictait à
son jeune ami la conduite qu'il fallait tenir pour les dissiper. Un peu de
résistance, une préoccupation feinte, étaient parfois nécessaires pour que
le génie et la passion de l'enseignement se réveillassent chez le Porpora,
ainsi qu'il arrive toujours à l'exercice des hautes facultés, qu'un peu
d'obstacle et de lutte rendent plus énergique et plus puissant. Il arriva
souvent à Joseph d'être forcé de jouer la langueur et le dépit pour
obtenir, en feignant de s'y traîner à regret, ces précieuses leçons qu'il
tremblait de voir négliger. Le plaisir de contrarier et le besoin de
dompter émoustillaient alors l'âme taquine et guerroyante du vieux
professeur; et jamais Beppo ne reçut de meilleures notions que celles dont
la déduction fut arrachée, claire, éloquente et chaude, à l'emportement et
à l'ironie du maître.
Pendant que l'intérieur du Porpora était le théâtre de ces événements si
frivoles en apparence, et dont les résultats pourtant jouèrent un si grand
rôle dans l'histoire de l'art puisque le génie d'un des plus féconds et des
plus célèbres compositeurs du siècle dernier y reçut son développement et
sa sanction, des événements d'une influence plus immédiate sur le roman de
la vie de Consuelo se passaient au dehors. La Corilla, plus active pour
discuter ses propres intérêts, plus habile à les faire prévaloir, gagnait
chaque jour du terrain, et déjà, parfaitement remise de ses couches,
négociait les conditions de son engagement au théâtre de la cour. Virtuose
robuste et médiocre musicienne, elle plaisait beaucoup mieux que Consuelo
à monsieur le directeur et à sa femme. On sentait bien que la savante
Porporina jugerait de haut, ne fût-ce que dans le secret de ses pensées,
les opéras de maître Holzbaüer et le talent de madame son épouse. On savait
bien que les grands artistes, mal secondés et réduits à rendre de pauvres
idées, ne conservent pas toujours, accablés qu'ils sont de cette violence
faite à leur goût et à leur conscience, cet entrain routinier, cette verve
confiante que les médiocrités portent cavalièrement dans la représentation
des plus mauvais ouvrages, et à travers la douloureuse cacophonie des
oeuvres mal étudiées et mal comprises par leurs camarades.
Lors même que, grâce à des miracles de volonté et de puissance, ils
parviennent à triompher de leur rôle et de leur entourage, cet entourage
envieux ne leur en sait point gré; le compositeur devine leur souffrance
intérieure, et tremble sans cesse de voir cette inspiration factice se
refroidir tout à coup et compromettre son succès; le public lui-même,
étonné et troublé sans savoir pourquoi, devine cette anomalie monstrueuse
d'un génie asservi à une idée vulgaire, se débattant dans les liens étroits
dont il s'est laissé charger, et c'est presque en soupirant qu'il applaudit
à ses vaillants efforts. M. Holzbaüer se rendait fort bien compte, quant à
lui, du peu de goût que Consuelo avait pour sa musique. Elle avait eu le
malheur de le lui montrer, un jour que, déguisée en garçon et croyant avoir
affaire à une de ces figures qu'on aborde en voyage pour la première et la
dernière fois de sa vie, elle avait parlé franchement, sans se douter que
bientôt sa destinée d'artiste allait être pour quelque temps à la merci de
l'inconnu, ami du chanoine. Holzbaüer ne l'avait point oublié, et, piqué
jusqu'au fond de l'âme, sous un air calme, discret et courtois, il s'était
juré de lui fermer le chemin. Mais comme il ne voulait point que le Porpora
et son élève, et ce qu'il appelait leur coterie, pussent l'accuser d'une
vengeance mesquine et d'une lâche susceptibilité, il n'avait raconté
qu'à sa femme sa rencontre avec Consuelo et l'aventure du déjeuner au
presbytère. Cette rencontre paraissait donc n'avoir nullement frappé
monsieur le directeur; il semblait avoir oublié les traits du petit
Bertoni, et ne pas se douter le moins du monde que ce chanteur ambulant
et la Porporina fussent un seul et même personnage. Consuelo se perdait
en commentaires sur la conduite de Holzbaüer à son égard.
«J'étais donc bien parfaitement déguisée en voyage, disait-elle en
confidence à Beppo, et l'arrangement de mes cheveux changeait donc bien
ma physionomie, pour que cet homme, qui me regardait là-bas avec des yeux
si clairs et si perçants, ne me reconnaisse pas du tout ici?
--Le comte Hoditz ne vous a pas reconnue non plus la première fois qu'il
vous a revue chez l'ambassadeur, reprenait Joseph, et peut-être que s'il
n'eût pas reçu votre billet, il ne vous eût jamais reconnue.
--Bien! mais le comte Hoditz a une manière vague et nonchalamment superbe
de regarder les gens, qui fait qu'il ne voit réellement point. Je suis sûre
qu'il n'eût point pressenti mon sexe, à Passaw, si le baron de Trenk ne
l'en eût avisé; au lieu que le Holzbaüer, dès qu'il m'a revue ici, et
chaque fois qu'il me rencontre, me regarde avec ces mêmes yeux attentifs
et curieux que je lui ai trouvés au presbytère. Pour quel motif me
garde-t-il généreusement le secret sur une folle aventure qui pourrait
avoir pour ma réputation des suites fâcheuses s'il voulait l'interpréter
à mal, et qui pourrait même me brouiller avec mon maître, puisqu'il croit
que je suis venue à Vienne sans détresse, sans encombre et sans incidents
romanesques, tandis que ce même Holzbaüer dénigre sous main ma voix et
ma méthode, et me dessert le plus possible pour n'être point forcé à
m'engager! Il me hait et me repousse, et, ayant dans la main de plus fortes
armes contre moi, il n'en fait point usage! Je m'y perds!»
Le mot de cette énigme fut bientôt révélé à Consuelo; mais avant de lire
ce qui lui arriva, il faut qu'on se rappelle qu'une nombreuse et puissante
coterie travaillait contre elle; que la Corilla était belle et galante;
que le grand ministre Kaunitz la voyait souvent; qu'il aimait à se mêler
au tripotage de coulisses, et que Marie-Thérèse, pour se délasser de ses
graves travaux, s'amusait à le faire babiller sur ces matières, raillant
intérieurement les petitesses de ce grand esprit, et prenant pour son
compte un certain plaisir à ces commérages, qui lui montraient en petit,
mais avec une franche effronterie, un spectacle analogue à celui que
présentaient à cette époque les trois plus importantes cours de l'Europe,
gouvernées par des intrigues de femmes: la sienne, celle de la czarine et
celle de madame de Pompadour.
XCI.
On sait que Marie-Thérèse donnait audience une fois par semaine à quiconque
voulait lui parler; coutume paternellement hypocrite que son fils Joseph II
observa toujours religieusement, et qui est encore en vigueur à la cour
d'Autriche. En outre, Marie-Thérèse accordait facilement des audiences
particulières à ceux qui voulaient entrer à son service, et jamais
souveraine ne fut plus aisée à aborder.
Le Porpora avait enfin obtenu cette audience musicale, où l'impératrice,
voyant de près l'honnête figure de Consuelo, pourrait peut-être prendre
quelque sympathie marquée pour elle. Du moins le maestro l'espérait.
Connaissant les exigences de Sa Majesté à l'endroit des bonnes moeurs et
de la tenue décente, il se disait qu'elle serait frappée, à coup sûr, de
l'air de candeur et de modestie qui brillait dans toute la personne de son
élève. On les introduisit dans un des petits salons du palais, où l'on
avait transporté un clavecin, et où l'impératrice arriva au bout d'une
demi-heure. Elle venait de recevoir des personnages d'importance, et elle
était encore en costume de représentation, telle qu'on la voit sur les
sequins d'or frappés à son effigie, en robe de brocart, manteau impérial,
la couronne en tête, et un petit sabre hongrois au côté. Elle était
vraiment belle ainsi, non imposante et d'une noblesse idéale, comme
ses courtisans affectaient de la dépeindre, mais fraîche, enjouée, la
physionomie ouverte et heureuse, l'air confiant et entreprenant.
C'était bien _le roi_ Marie-Thérèse que les magnats de Hongrie avaient
proclamé, le sabre au poing, dans un jour d'enthousiasme; mais c'était,
au premier abord, un bon roi plutôt qu'un grand roi. Elle n'avait point de
coquetterie, et la familiarité de ses manières annonçait une âme calme et
dépourvue d'astuce féminine. Quand on la regardait longtemps, et surtout
lorsqu'elle vous interrogeait avec insistance, on voyait de la finesse
et même de la ruse froide dans cette physionomie si riante et si affable.
Mais c'était de la ruse masculine, de la ruse impériale si l'on veut;
jamais de la galanterie.
«-Vous me ferez entendre votre élève tout à l'heure, dit-elle au Porpora;
je sais déjà qu'elle a un grand savoir, une voix magnifique, et je n'ai pas
oublié le plaisir qu'elle m'a fait dans l'oratorio de _Betulia liberata_.
Mais je veux d'abord causer un peu avec elle en particulier. J'ai plusieurs
questions à lui faire; et comme je compte sur sa franchise, j'ai bon espoir
de lui pouvoir accorder la protection qu'elle me demande.»
Le Porpora se hâta de sortir, lisant dans les yeux de Sa Majesté qu'elle
désirait être tout à fait seule avec Consuelo. Il se retira dans une
galerie voisine, où il eut grand froid; car la cour, ruinée par les
dépenses de la guerre, était gouvernée avec beaucoup d'économie, et le
caractère de Marie-Thérèse secondait assez à cet égard les nécessités de
sa position.
En. se voyant tête à tête avec la fille et la mère des Césars, l'héroïne de
la Germanie, et la plus grande femme qu'il y eût alors en Europe, Consuelo
ne se sentit pourtant ni troublée, ni intimidée. Soit que son insouciance
d'artiste la rendît indifférente à cette pompe armée qui brillait autour de
Marie-Thérèse et jusque sur son costume, soit que son âme noble et franche
se sentît à la hauteur de toutes les grandeurs morales, elle attendit dans
une attitude calme et dans une grande sérénité d'esprit qu'il plût à Sa
Majesté de l'interroger.
L'impératrice s'assit sur un sofa, tirailla un peu son baudrier couvert de
pierreries, qui gênait et blessait son épaule ronde et blanche, et commença
ainsi:
«Je te répète, mon enfant, que je fais grand cas de ton talent, et que je
ne mets pas en doute tes bonnes études et l'intelligence que tu as de ton
métier; mais on doit t'avoir dit qu'à mes yeux le talent n'est rien sans la
bonne conduite, et que je fais plus de cas d'un coeur pur et pieux que d'un
grand génie.»
Consuelo, debout, écouta respectueusement cet exorde, mais il ne lui
sembla pas que ce fût une provocation à faire l'éloge d'elle-même; et
comme elle éprouvait d'ailleurs une mortelle répugnance à se vanter des
vertus qu'elle pratiquait si simplement, elle attendit en silence que
l'impératrice l'interrogeât d'une manière plus directe sur ses principes
et ses résolutions. C'était pourtant bien le moment d'adresser à la
souveraine un madrigal bien tourné sur sa piété angélique, sur ses vertus
sublimes et sur l'impossibilité de se mal conduire quand on avait son
exemple sous les yeux. La pauvre Consuelo n'eut pas seulement l'idée de
mettre l'occasion à profit. Les âmes délicates craindraient d'insulter
à un grand caractère en lui donnant des louanges banales; mais les
souverains, s'ils ne sont pas dupes de cet encens grossier, ont du moins
une telle habitude de le respirer, qu'ils l'exigent comme un simple acte
de soumission et d'étiquette. Marie-Thérèse fut étonnée du silence de la
jeune fille, et prenant un ton moins doux et un air moins encourageant,
elle continua:
«Or, je sais, ma chère petite, que vous avez une conduite assez légère,
et que, n'étant pas mariée, vous vivez ici dans une étrange intimité avec
un jeune homme de votre profession dont je ne me rappelle pas le nom en ce
moment.
--Je ne puis répondre à Votre Majesté Impériale qu'une seule chose, dit
enfin Consuelo animée par l'injustice de cette brusque accusation; c'est
que je n'ai jamais commis une seule faute dont le souvenir m'empêche de
soutenir le regard de Votre Majesté avec un doux orgueil et une joie
reconnaissante.»
Marie-Thérèse fut frappée de l'expression fière et forte que la physionomie
de Consuelo prit en cet instant. Cinq ou six ans plus tôt, elle l'eût sans
doute remarquée avec plaisir et sympathie; mais déjà Marie-Thérèse était
reine jusqu'au fond de l'âme, et l'exercice de sa force lui avait donné
cette sorte d'enivrement réfléchi qui fait qu'on veut tout plier et tout
briser devant soi. Marie-Thérèse voulait être le seul être fort qui
respirât dans ses États, et comme souveraine et comme femme. Elle fut donc
choquée du sourire fier et du regard franc de cette enfant qui n'était
qu'un vermisseau devant elle, et dont elle croyait pouvoir s'amuser un
instant comme d'un esclave qu'on fait causer par curiosité.
«Je vous ai demandé, Mademoiselle, le nom de ce jeune homme qui demeure
avec vous chez maître Porpora, reprit-elle d'un ton glacial, et vous ne me
l'avez point dit.
--Son nom est Joseph Haydn, répondit Consuelo sans s'émouvoir.
--Eh bien, il est entré, par inclination pour vous, au service de maître
Porpora en qualité de valet de chambre, et maître Porpora ignore les vrais
motifs de la conduite de ce jeune homme, tandis que vous les encouragez,
vous qui ne les ignorez point.
--On m'a calomniée auprès de Votre Majesté; ce jeune homme n'a jamais
eu d'inclination pour moi (Consuelo croyait dire la vérité), et je sais
même que ses affections sont ailleurs. S'il y a eu une petite tromperie
envers mon respectable maître, les motifs en sont innocents et peut-être
estimables. L'amour de l'art a pu seul décider Joseph Haydn à se mettre au
service du Porpora; et puisque Votre Majesté daigne peser la conduite de
ses moindres sujets, comme je crois impossible que rien échappe à son
équité clairvoyante, je suis certaine qu'elle rendra justice à ma sincérité
dès qu'elle voudra descendre jusqu'à examiner ma cause.»
Marie-Thérèse était trop pénétrante pour ne pas reconnaître l'accent de la
vérité. Elle n'avait pas encore perdu tout l'héroïsme de sa jeunesse, bien
qu'elle fût en train de descendre cette pente fatale du pouvoir absolu,
qui éteint peu à peu la foi dans les âmes les plus généreuses.
«Jeune fille, je vous crois vraie et je vous trouve l'air chaste; mais je
démêle en vous un grand orgueil, et une méfiance de ma bonté maternelle qui
me fait craindre de ne pouvoir rien pour vous.
--Si c'est à la bonté maternelle de Marie-Thérèse que j'ai affaire,
répondit Consuelo attendrie par cette expression dont la pauvrette, hélas!
ne connaissait pas l'extension banale, me voici prête à m'agenouiller
devant elle et à l'implorer: mais si c'est...
--Achevez, mon enfant, dit Marie-Thérèse, qui, sans trop s'en rendre
compte, eût voulu mettre à ses genoux cette personne étrange: dites toute
votre pensée.
--Si c'est à la justice impériale de Votre Majesté, n'ayant rien à
confesser, comme une haleine pure ne souille pas l'air que les Dieux même
respirent, je me sens tout l'orgueil nécessaire pour être digne de sa
protection.
--Porporina, dit l'impératrice, vous êtes une fille d'esprit, et votre
originalité, dont une autre s'offenserait, ne vous messied pas auprès de
moi. Je vous l'ai dit, je vous crois franche et cependant je sais que vous
avez quelque chose à me confesser. Pourquoi hésitez-vous à le faire?
Vous aimez Joseph Haydn, votre liaison est pure, je n'en veux pas douter.
Mais vous l'aimez, puisque, pour le seul charme de le voir plus souvent
(supposons même que ce soit pour la seule sollicitude de ses progrès en
musique avec le Porpora), vous exposez intrépidement votre réputation,
qui est la chose la plus sacrée, la plus importante de notre vie de femme.
Mais vous craignez peut-être que votre maître, votre père adoptif, ne
consente pas à votre union avec un artiste pauvre et obscur. Peut-être
aussi, car je veux croire à toutes vos assertions, le jeune homme aime-t-il
ailleurs; et vous, fière comme je vois bien que vous l'êtes, vous cachez
votre inclination, et vous sacrifiez généreusement votre bonne renommée,
sans retirer de ce dévouement aucune satisfaction personnelle. Eh bien,
ma chère petite, à votre place, si j'avais l'occasion qui se présente en
cet instant, et qui ne se présentera peut-être plus; j'ouvrirais mon coeur
à ma souveraine, et je lui dirais: «Vous qui pouvez tout, et qui voulez le
bien, je vous confie ma destinée, levez tous les obstacles. D'un mot vous
pouvez changer les dispositions de mon tuteur et celles de mon amant;
vous pouvez me rendre heureuse, me réhabiliter dans l'estime publique, et
me mettre dans une position assez honorable pour que j'ose prétendre à
entrer au service de la cour.» Voilà la confiance que vous deviez avoir
dans l'intérêt maternel de Marie-Thérèse, et je suis fâchée que vous ne
l'ayez pas compris.
--Je comprends fort bien, dit Consuelo en elle-même, que par un caprice
bizarre, par un despotisme d'enfant gâté, tu veux, grande reine, que la
Zingarella embrasse tes genoux, parce qu'il te semble que ses genoux sont
raides devant toi, et que c'est pour toi un phénomène inobservé. Eh bien,
tu n'auras pas cet amusement-là, à moins de me bien prouver que tu mérites
mon hommage.»
Elle avait fait rapidement ces réflexions, et d'autres encore pendant
que Marie-Thérèse la sermonnait. Elle s'était dit qu'elle jouait en cet
instant la fortune du Porpora sur un coup de dé, sur une fantaisie de
l'impératrice, et que l'avenir de son maître valait bien la peine qu'elle
s'humiliât un peu. Mais elle ne voulait pas s'humilier en vain. Elle
ne voulait pas jouer la comédie avec une tête couronnée qui en savait
certainement autant qu'elle sur ce chapitre-là. Elle attendait que
Marie-Thérèse se fit véritablement grande à ses yeux, afin qu'elle-même
pût se montrer sincère en se prosternant.
Quand l'impératrice eut fini son homélie, Consuelo répondit:
«Je répondrai à tout ce que Votre Majesté a daigné me dire, si elle veut
bien me l'ordonner.
--Oui, parlez, parlez! dit l'impératrice dépitée de cette contenance
impassible.
--Je dirai donc à Votre Majesté que, pour la première fois de ma vie,
j'apprends, de sa bouche impériale, que ma réputation est compromise par
la présence de Joseph Haydn dans la maison de mon maître. Je me croyais
trop peu de chose pour attirer sur moi les arrêts de l'opinion publique;
et si l'on m'eût dit, lorsque je me rendais au palais impérial, que
l'impératrice elle-même jugeait et blâmait ma situation, j'aurais cru
faire un rêve.»
Marie-Thérèse l'interrompit; elle crut trouver de l'ironie dans cette
réflexion de Consuelo.
«Il ne faut pas vous étonner, dit-elle d'un ton un peu emphatique, que je
m'occupe des détails les plus minutieux de la vie des êtres dont j'ai la
responsabilité devant Dieu.
--On peut s'étonner de ce qu'on admire, répondit adroitement Consuelo;
et si les grandes choses sont les plus simples, elles sont du moins assez
rares pour nous surprendre au premier abord.
--Il faut que vous compreniez, en outre, reprit l'impératrice, le soin
particulier qui me préoccupe à votre égard, et à l'égard de tous les
artistes dont j'aime à orner ma cour. Le théâtre est, en tout pays, une
école de scandale, un abîme de turpitudes. J'ai la prétention, louable
certainement, sinon réalisable, de réhabiliter devant les hommes et de
purifier devant Dieu la classe des comédiens, objet des mépris aveugles
et même des proscriptions, religieuses de plusieurs nations. Tandis qu'en
France l'Église leur ferme ses portes, je veux, moi, que l'Église leur
ouvre son sein. Je n'ai jamais admis, soit à mon théâtre italien, soit
pour ma comédie française, soit encore à mon théâtre national, que des
gens d'une moralité éprouvée, ou bien des personnes résolues de bonne foi
à réformer leur conduite. Vous devez savoir que je marie mes comédiens,
et que je tiens même leurs enfants sur les fonts de baptême, résolue à
encourager par toutes les faveurs possibles la légitimité des naissances,
et la fidélité des époux.»
«Si nous avions su cela, pensa Consuelo, nous aurions prié Sa Majesté
d'être la marraine d'Angèle à ma place.»
«Votre Majesté sème pour recueillir, reprit-elle tout haut; et si j'avais
une faute sur la conscience, je serais bien heureuse de trouver en elle un
confesseur aussi miséricordieux que Dieu même. Mais...
--Continuez ce que vous vouliez dire tout à l'heure, répondit Marie-Thérèse
avec hauteur.
--Je disais, repartit Consuelo, qu'ignorant le blâme déversé sur moi à
propos du séjour de Joseph Haydn dans la maison que j'habite, je n'avais
pas fait un grand effort de dévouement envers lui en m'y exposant.
--J'entends, dit l'impératrice, vous niez tout!
--Comment pourrais-je confesser le mensonge? reprit Consuelo; je n'ai ni
inclination pour l'élève de mon maître, ni désir aucun de l'épouser; et
s'il en était autrement, pensa-t-elle, je ne voudrais pas accepter son
coeur par décret impérial.
--Ainsi vous voulez rester fille? dit l'impératrice en se levant. Eh bien,
je vous déclare que c'est une position qui n'offre pas à ma sécurité
sur le chapitre de l'honneur, toutes les garanties désirables. Il est
inconvenant d'ailleurs qu'une jeune personne paraisse dans certains rôles,
et représente certaines passions quand elle n'a pas la sanction du mariage
et la protection d'un époux. Il ne tenait qu'à vous de l'emporter dans mon
esprit sur votre concurrente, madame Corilla, dont on m'avait dit pourtant
beaucoup de bien, mais qui ne prononce pas l'italien à beaucoup près aussi
bien que vous. Mais madame Corilla est mariée et mère de famille, ce qui la
place dans des conditions plus recommandables à mes yeux que celles où vous
vous obstinez à rester.
--Mariée! ne put s'empêcher de murmurer entre ses dents la pauvre Consuelo,
bouleversée de voir quelle personne vertueuse, la très-vertueuse et
très-clairvoyante impératrice lui préférait.
--Oui, mariée, répondit l'impératrice d'un ton absolu et courroucée déjà
de ce doute émis sur le compte de sa protégée. Elle a donné le jour
dernièrement à un enfant qu'elle a mis entre les mains d'un respectable
et laborieux ecclésiastique, monsieur le chanoine***, afin qu'il lui
donnât une éducation chrétienne; et, sans aucun doute, ce digne personnage
ne se serait point chargé d'un tel fardeau, s'il n'eût reconnu que la mère
avait droit à toute son estime.
--Je n'en fais aucun doute non plus,» répondit la jeune fille, consolée,
au milieu de son indignation, de voir que le chanoine était approuvé,
au lieu d'être censuré pour cette adoption qu'elle lui avait elle-même
arrachée.
«C'est ainsi qu'on écrit l'histoire, et c'est ainsi qu'on éclaire les rois,
se dit-elle lorsque l'impératrice fut sortie de l'appartement d'un grand
air, et en lui faisant, pour salut, un léger signe de tête. Allons! au fond
des plus mauvaises choses, il se fait toujours quelque bien; et les erreurs
des hommes ont parfois un bon résultat. On n'enlèvera pas au chanoine son
bon prieuré; on n'enlèvera pas à Angèle son bon chanoine; la Corilla se
convertira, si l'impératrice s'en mêle; et moi, je ne me suis pas mise à
genoux devant une femme qui ne vaut pas mieux que moi.»
«Eh bien, s'écria d'une voix étouffée le Porpora, qui l'attendait dans
la galerie en grelottant et en se tordant les mains d'inquiétude et
d'espérance; j'espère que nous l'emportons!
--Nous échouons au contraire, mon bon maître.
--Avec quel calme tu dis cela! Que le diable t'emporte!
--Il ne faut pas dire cela ici, maître! Le diable est fort mal vu à la
cour. Quand nous aurons franchi la dernière porte du palais, je vous dirai
tout.
--Eh bien, qu'est ce? reprit le Porpora avec impatience lorsqu'ils furent
sur le rempart.
--Rappelez-vous, maître, répondit Consuelo, ce que nous avons dit du grand
ministre Kaunitz en sortant de chez la margrave.
--Nous avons dit que c'était une vieille commère. Eh bien, il nous a
desservis?
--Sans aucun doute; et je vous dis maintenant: Sa Majesté l'impératrice,
reine de Hongrie, est aussi une commère.»
XCII.
Consuelo ne raconta au Porpora que ce qu'il devait savoir des motifs de
Marie-Thérèse dans l'espèce, de disgrâce où elle venait de faire tomber
notre héroïne. Le reste eût affligé, inquiété et irrité peut-être le
maestro contre Haydn sans remédier à rien. Consuelo ne voulut pas dire non
plus à son jeune ami ce qu'elle taisait au Porpora. Elle méprisait avec
raison quelques vagues accusations qu'elle savait bien avoir été forgées
à l'impératrice par deux ou trois personnes ennemies, et qui n'avaient
nullement circulé dans le public. L'ambassadeur Corner, à qui elle jugea
utile de tout confier, la confirma dans cette opinion; et, pour éviter
que la méchanceté ne s'emparât de ces semences de calomnie, il arrangea
sagement et généreusement les choses. Il décida le Porpora à demeurer dans
son hôtel avec Consuelo, et Haydn entra au service de l'ambassade et
fut admis à la table des secrétaires particuliers. De cette manière le
vieux maestro échappait aux soucis de la misère, Joseph continuait à
rendre au Porpora quelques services personnels, qui le mettaient à même
de l'approcher souvent et de prendre ses leçons, et Consuelo était à
couvert des malignes imputations.
Malgré ces précautions, la Corilla fut engagée à la place de Consuelo au
théâtre impérial. Consuelo n'avait pas su plaire à Marie-Thérèse. Cette
grande reine, tout en s'amusant des intrigues de coulisses que Kaunitz et
Métastase lui racontaient à moitié et toujours avec un esprit charmant,
voulait jouer le rôle d'une Providence incarnée et couronnée au milieu de
ces cabotins qui, devant elle, jouaient celui de pécheurs repentants et
de démons convertis. On pense bien qu'au nombre de ces hypocrites, qui
recevaient de petites pensions et de petits cadeaux pour leur soi-disant
piété, ne se trouvaient ni Caffariello, ni Farinelli, ni la Tesi, ni
madame Hasse, ni aucun de ces grands virtuoses que Vienne possédait
alternativement, et à qui leur talent et leur célébrité faisaient pardonner
bien des choses. Mais les emplois vulgaires étaient brigués par des gens
décidés à flatter la fantaisie, dévote et moralisante de Sa Majesté; et
Sa Majesté, qui portait en toute chose son esprit d'intrigue politique,
faisait du tripotage diplomatique à propos du mariage ou de la conversion
de ses comédiens. On a pu lire dans les Mémoires de Favart (cet intéressant
roman réel qui se passa historiquement dans les coulisses) les difficultés
qu'il éprouvait pour envoyer à Vienne des actrices et des chanteuses
d'opéra dont on lui avait confié la fourniture. On les voulait à bon
marché, et, de plus, sages comme des vestales. Je crois que ce spirituel
fournisseur breveté de Marie-Thérèse, après avoir bien cherché à Paris,
finit par n'en pas trouver une seule, ce qui fait plus d'honneur à la
franchise qu'à la vertu de nos _filles d'opéra_, comme on disait alors.
Ainsi Marie-Thérèse voulait donner à l'amusement qu'elle prenait à tout
ceci un prétexte édifiant et digne de la majesté bienfaisante de son
caractère. Les monarques posent toujours, et les grands monarques plus
peut-être que tous les autres; le Porpora le disait sans cesse, et il ne
se trompait pas. La grande impératrice, zélée catholique, mère de famille
exemplaire, n'avait aucune répugnance à causer avec une prostituée, à la
catéchiser, à provoquer ses étranges confidences, afin d'avoir la gloire
d'amener une Madeleine repentante aux pieds du Seigneur. Le trésor
particulier de Sa Majesté, placé entre le vice et la contrition, rendait
nombreux et infaillibles ces miracles de la grâce entre les mains de
l'impératrice. Ainsi Corilla pleurante et prosternée, sinon en personne
(je doute qu'elle pût rompre son farouche caractère à cette comédie), mais
par procuration passée à M. de Kaunitz, qui se portait caution de sa vertu
nouvelle, devait l'emporter infailliblement sur une petite fille décidée,
fière et forte comme l'immaculée Consuelo. Marie-Thérèse n'aimait, dans ses
protégés dramatiques, que les vertus dont elle pouvait se dire l'auteur.
Les vertus qui s'étaient faites ou gardées elles-mêmes ne l'intéressaient
pas beaucoup; elle n'y croyait pas comme sa propre vertu eût dû la porter
à y croire. Enfin, l'attitude de Consuelo l'avait piquée; elle l'avait
trouvée esprit fort et raisonneuse. C'était trop de présomption et
d'outre-cuidance de la part d'une petite bohémienne, que de vouloir être
estimable et sage sans que l'impératrice s'en mêlât. Lorsque M. de Kaunitz,
qui feignait d'être très impartial tout en desservant l'une au profit
de l'autre, demanda à Sa Majesté si elle avait agréé la supplique de
_cette petite_, Marie-Thérèse répondit: «Je n'ai pas été contente de ses
principes; ne me parlez plus d'elle.» Et tout fut dit. La voix, la figure
et jusqu'au nom de la Porporina furent même complètement oubliés.
Un seul mot avait été nécessaire et en même temps péremptoire pour
expliquer au Porpora la cause de la disgrâce où il se trouvait enveloppé.
Consuelo avait été obligé de lui dire que sa position de demoiselle
paraissait inadmissible à l'impératrice. «Et la Corilla? s'était écrié
le Porpora en apprenant l'admission de cette dernière, est-ce que Sa
Majesté vient de la marier?--Autant que j'ai pu le comprendre, ou le
deviner dans les paroles de Sa Majesté, la Corilla passe ici pour veuve.
--Oh! trois fois veuve, dix fois, cent fois veuve, en effet! disait le
Porpora avec un rire amer. Mais que dira-t-on quand on saura ce qu'il en
est, et quand on la verra procéder ici à de nouveaux et innombrables
veuvages? Et cet enfant dont on m'a parlé, qu'elle vient de laisser auprès
de Vienne, chez un chanoine; cet enfant, qu'elle voulait faire accepter au
comte Zustiniani, et que le comte Zustiniani lui a conseillé de recommander
à la tendresse paternelle d'Anzoleto?--Elle se moquera de tout cela avec
ses camarades; elle le racontera, suivant sa coutume, dans des termes
cyniques, et rira, dans le secret de son alcôve, du bon tour qu'elle a joué
à l'impératrice.--Mais si l'impératrice apprend la vérité?--L'impératrice
ne l'apprendra pas. Les souverains sont entourés, je m'imagine, d'oreilles
qui servent de portiques aux leurs propres. Beaucoup de choses restent
dehors, et rien n'entre dans le sanctuaire de l'oreille impériale que ce
que les gardiens ont bien voulu laisser passer.--D'ailleurs, reprenait le
Porpora, la Corilla aura toujours la ressource d'aller à confesse, et ce
sera M. de Kaunitz qui sera chargé de faire observer la pénitence.»
Le pauvre maestro exhalait sa bile dans ces âcres plaisanteries; mais
il était profondément chagrin. Il perdait l'espoir de faire représenter
l'opéra qu'il avait en portefeuille, d'autant plus qu'il l'avait écrit
sur un libretto qui n'était pas de Métastase, et que Métastase avait le
monopole de la poésie de cour. Il n'était pas sans quelque pressentiment
du peu d'habileté que Consuelo avait mis à capter les bonnes grâces de la
souveraine, et il ne pouvait s'empêcher de lui en témoigner de l'humeur.
Pour surcroît de malheur, l'ambassadeur de Venise avait eu l'imprudence,
un jour qu'il le voyait enflammé de joie et d'orgueil pour le rapide
développement que prenait entre ses mains l'intelligence musicale de Joseph
Haydn, de lui apprendre toute la vérité sur ce jeune homme, et de lui
montrer ses jolis essais de composition instrumentale, qui commençaient à
circuler et à être remarqués chez les amateurs. Le maestro s'écria qu'il
avait été trompé, et entra dans une fureur épouvantable. Heureusement
il ne soupçonna pas que Consuelo fût complice de cette ruse, et M. Corner,
voyant l'orage qu'il avait provoqué, se hâta de prévenir ses méfiances à
cet égard par un bon mensonge. Mais il ne put empêcher que Joseph fût
banni pendant plusieurs jours de la chambre du maître; et il fallut tout
l'ascendant que sa protection et ses service lui donnaient sur ce dernier,
pour que l'élève rentrât en grâce. Porpora ne lui en garda pas moins
rancune pendant longtemps, et l'on dit même qu'il se plut à lui faire
acheter ses leçons par l'humiliation d'un service de valet plus minutieux
et plus prolongé qu'il n'était nécessaire, puisque les laquais de
l'ambassadeur étaient à sa disposition. Haydn ne se rebuta pas, et, à force
de douceur, de patience et de dévouement, toujours exhorté et encouragé par
la bonne Consuelo, toujours studieux et attentif à ses leçons, il parvint à
désarmer le rude professeur et à recevoir de lui tout ce qu'il pouvait et
voulait s'assimiler.
Mais le génie d'Haydn rêvait une route différente de celle qu'on avait
tentée jusque-là, et le père futur de la symphonie confiait à Consuelo
ses idées sur la partition instrumentale développée dans des proportions
gigantesques. Ces proportions gigantesques, qui nous paraissent si simples
et si discrètes aujourd'hui, pouvaient passer, il y a cent ans, pour
l'utopie d'un fou aussi bien que pour la révélation d'une nouvelle ère
ouverte au génie. Joseph doutait encore de lui-même, et ce n'était pas sans
terreur qu'il confessait bien bas à Consuelo l'ambition qui le tourmentait.
Consuelo en fut aussi un peu effrayée d'abord. Jusque-là, l'instrumentation
n'avait eu qu'un rôle secondaire, ou, lorsqu'elle s'isolait de la voix
humaine, elle agissait sans moyens compliqués. Cependant il y avait tant de
calme et de douceur persévérante chez son jeune confrère, il montrait dans
toute sa conduite, dans toutes ses opinions une modestie si réelle et une
recherche si froidement consciencieuse de la vérité, que Consuelo, ne
pouvant se décider à le croire présomptueux, se décida à le croire sage et
à l'encourager dans ses projets. Ce fut à cette époque que Haydn composa
une sérénade à trois instruments, qu'il alla exécuter avec deux de ses amis
sous les fenêtres des _dilettanti_ dont il voulait attirer l'attention
sur ses oeuvres. Il commença par le Porpora, qui, sans savoir le nom de
l'auteur ni celui des concertants, se mit à sa fenêtre, écouta avec plaisir
et battit des mains sans réserve. Cette fois l'ambassadeur, qui écoutait
aussi, et qui était dans le secret, se tint sur ses gardes, et ne trahit
pas le jeune compositeur. Porpora ne voulait pas qu'en prenant ses leçons
de chant on se laissât distraire par d'autres pensées.
A cette époque, le Porpora reçut une lettre de l'excellent contralto
Hubert, son élève, celui qu'on appelait le Porporino, et qui était attaché
au service de Frédéric le Grand. Cet artiste éminent n'était pas, comme
les autres élèves du professeur, infatué de son propre mérite, au point
d'oublier tout ce qu'il lui devait. Le Porporino avait reçu de lui un
genre de talent qu'il n'avait jamais cherché à modifier, et qui lui avait
toujours réussi: c'était de chanter d'une manière large et pure, sans
créer d'ornements, et sans s'écarter des saines traditions de son maître.
Il était particulièrement admirable dans l'adagio. Aussi le Porpora
avait-il pour lui une prédilection qu'il avait bien de la peine à cacher
devant les admirateurs fanatiques de Farinelli et Caffariello. Il convenait
bien que l'habileté, le brillant, la souplesse de ces grands virtuoses
jetaient plus d'éclat, et devaient transporter plus soudainement un
auditoire avide de merveilleuses difficultés; mais il disait tout bas
que son Porporino ne sacrifiait jamais au mauvais goût, et qu'on ne se
lassait jamais de l'entendre, bien qu'il chantât toujours de la même
manière. Il paraît que la Prusse ne s'en lassa point en effet, car il y
brilla pendant toute sa carrière musicale, et y mourut fort vieux, après
un séjour de plus de quarante ans.
La lettre d'Hubert annonçait au Porpora que sa musique était fort goûtée
à Berlin, et que s'il voulait venir l'y rejoindre, il se faisait fort de
faire admettre et représenter ses compositions nouvelles. Il l'engageait
beaucoup à quitter Vienne, où les artistes étaient en butte à de
perpétuelles intrigues de coteries et à _recruter_ pour la cour de Prusse
une cantatrice distinguée qui pût chanter avec lui les opéras du maestro.
Il faisait un grand éloge du goût éclairé de son roi, et de la protection
honorable qu'il accordait aux musiciens. «Si ce projet vous sourit,
disait-il en finissant sa lettre, répondez-moi promptement quelles sont
vos prétentions, et d'ici à trois mois, je vous réponds de vous faire
obtenir des conditions qui vous procureront enfin une existence paisible.
Quant à la gloire, mon cher maître, il suffira que vous écriviez pour que
nous chantions de manière à vous faire apprécier, et j'espère que le bruit
en ira jusqu'à Dresde.»
Cette dernière phrase fit dresser les oreilles au Porpora comme à un vieux
cheval de bataille. C'était une allusion aux triomphes que Hasse et ses
chanteurs obtenaient à la cour de Saxe. L'idée de contre-balancer l'éclat
de son rival dans le nord de la Germanie sourit tellement au maestro, et il
éprouvait en ce moment tant de dépit contre Vienne, les Viennois et leur
cour, qu'il répondit sans balancer au Porporino, l'autorisant à faire des
démarches pour lui à Berlin. Il lui traça son _ultimatum_, et il le fit
le plus modeste possible, afin de ne pas échouer dans son espérance. Il lui
parla de la Porporina avec les plus grands éloges, lui disant, qu'elle
était sa soeur, et par l'éducation, et par le génie, et par le coeur,
comme elle l'était par le surnom, et l'engagea à traiter de son engagement
dans les meilleures conditions possibles; le tout sans consulter Consuelo,
qui fut informée de cette nouvelle résolution après le départ de la lettre.
La pauvre enfant fut fort effrayée au seul nom de la Prusse, et celui du
grand Frédéric lui donna le frisson. Depuis l'aventure du déserteur,
elle ne se représentait plus ce monarque si vanté que comme un ogre et un
vampire. Le Porpora la gronda beaucoup du peu de joie qu'elle montrait à
l'idée de ce nouvel engagement; et, comme elle ne pouvait pas lui raconter
l'histoire de Karl et les prouesses de M. Mayer, elle baissa la tête et se
laissa morigéner.
Lorsqu'elle y réfléchit cependant, elle trouva dans ce projet quelque
soulagement à sa position: c'était un ajournement à sa rentrée au théâtre,
puisque l'affaire pouvait échouer, et que, dans tous les cas, le Porporino
demandait trois mois pour la conclure. Jusque-là elle pouvait rêver à
l'amour du comte Albert, et trouver en elle-même la forte résolution d'y
répondre. Soit qu'elle en vînt à reconnaître la possibilité de s'unir à
lui, soit qu'elle se sentît incapable de s'y déterminer, elle pouvait tenir
avec honneur et franchise l'engagement qu'elle avait pris d'y songer sans
distraction et sans contrainte.
Elle résolut d'attendre, pour annoncer ces nouvelles aux hôtes de
Riesenburg, que le comte Christian répondît à sa première lettre; mais
cette réponse n'arrivait pas, et Consuelo commençait à croire que le vieux
Rudolstadt avait renoncé à cette mésalliance, et travaillait à y faire
renoncer Albert, lorsqu'elle reçut furtivement de la main de Keller une
petite lettre ainsi conçue:
«Vous m'aviez promis de m'écrire; vous l'avez fait indirectement en
confiant à mon père les embarras de votre situation présente. Je vois que
vous subissez un joug auquel je me ferais un crime de vous soustraire;
je vois que mon bon père est effrayé pour moi des conséquences de votre
soumission au Porpora. Quant à moi, Consuelo, je ne suis effrayé de rien
jusqu'à présent, parce que vous témoignez à mon père du regret et de
l'effroi pour le parti qu'on vous engage à prendre; ce m'est une preuve
suffisante de l'intention où vous êtes de ne pas prononcer légèrement
l'arrêt de mon éternel désespoir. Non, vous ne manquerez pas à votre
parole, vous tâcherez de m'aimer! Que m'importe où vous soyez, et ce qui
vous occupe, et le rang que la gloire ou le préjugé vous feront parmi les
hommes, et le temps, et les obstacles qui vous retiendront loin de moi, si
j'espère et si vous me dites d'espérer? Je souffre beaucoup, sans doute,
mais je puis souffrir encore sans défaillir, tant que vous n'aurez pas
éteint en moi l'étincelle de l'espérance.
«J'attends, je sais attendre! Ne craignez pas de m'effrayer en prenant du
temps pour me répondre; ne m'écrivez pas sous l'impression d'une crainte ou
d'une pitié auxquelles je ne veux devoir aucun ménagement. Pesez mon destin
dans votre coeur et mon âme dans la vôtre, et quand le moment sera venu,
quand vous serez sûre de vous-même, que vous soyez dans une cellule de
religieuse ou sur les planches d'un théâtre, dites-moi de ne jamais vous
importuner ou d'aller vous rejoindre... Je serai à vos pieds, ou je serai
muet pour jamais, au gré de votre volonté.
«ALBERT.»
«O noble Albert! s'écria Consuelo en portant ce papier à ses lèvres, je
sens que je t'aime! Il serait impossible de ne pas t'aimer, et je ne veux
pas hésiter à te le dire; je veux récompenser par ma promesse la constance
et le dévouement de ton amour.»
Elle se mit sur-le-champ à écrire; mais la voix du Porpora lui fit cacher
à la hâte dans son sein, et la lettre d'Albert, et la réponse qu'elle avait
commencée. De toute la journée elle ne retrouva pas un instant de loisir et
de sécurité. Il semblait que le vieux sournois eût deviné le désir qu'elle
avait d'être seule, et qu'il prît à tâche de s'y opposer. La nuit venue,
Consuelo se sentit plus calme, et comprit qu'une détermination aussi grave
demandait une plus longue épreuve de ses propres émotions. Il ne fallait
pas exposer Albert aux funestes conséquences d'un retour sur elle-même;
elle relut cent fois la lettre du jeune comte, et vit qu'il craignait
également de sa part la douleur d'un refus et la précipitation d'une
promesse. Elle résolut de méditer sa réponse pendant plusieurs jours;
Albert lui-même semblait l'exiger.
La vie que Consuelo menait alors à l'ambassade était fort douce et fort
réglée. Pour ne pas donner lieu à de méchantes suppositions, Corner eut
la délicatesse de ne jamais lui rendre de visites dans son appartement et
de ne jamais l'attirer, même en société du Porpora, dans le sien. Il ne la
rencontrait que chez madame Wilhelmine, où il pouvait lui parler sans la
compromettre, et où elle chantait obligeamment en petit comité. Joseph
aussi fut admis à y faire de la musique. Caffariello y venait souvent,
le comte Hoditz quelquefois, et l'abbé Métastase rarement. Tous trois
déploraient que Consuelo eût échoué, mais aucun d'eux n'avait eu le courage
ou la persévérance de lutter pour elle. Le Porpora s'en indignait et avait
bien de la peine à le cacher. Consuelo s'efforçait de l'adoucir et de lui
faire accepter les hommes avec leurs travers et leurs faiblesses. Elle
l'excitait à travailler, et, grâce à elle, il retrouvait de temps à autre
quelques lueurs d'espoir et d'enthousiasme. Elle l'encourageait seulement
dans le dépit qui l'empêchait de la mener dans le monde pour y faire
entendre sa voix. Heureuse d'être oubliée de ces grands qu'elle avait
aperçus avec effroi et répugnance, elle se livrait à de sérieuses études,
à de douces rêveries, cultivait l'amitié devenue calme et sainte du bon
Haydn, et se disait chaque jour, en soignant son vieux professeur, que la
nature, si elle ne l'avait pas faite pour une vie sans émotion et sans
mouvement, l'avait faite encore moins pour les émotions de la vanité et
l'activité de l'ambition. Elle avait bien rêvé, elle rêvait bien encore
malgré elle, une existence plus animée, des joies de coeur plus vives,
des plaisirs d'intelligence plus expansifs et plus vastes; mais le monde
de l'art qu'elle s'était créé si pur, si sympathique et si noble, ne se
manifestant à ses regards que sous des dehors affreux, elle préférait une
vie obscure et retirée, des affections douces, et une solitude laborieuse.
Consuelo n'avait point de nouvelles réflexions à faire sur l'offre des
Rudolstadt. Elle ne pouvait concevoir aucun doute sur leur générosité, sur
la sainteté inaltérable de l'amour du fils, sur la tendresse indulgente du
père. Ce n'était plus sa raison et sa conscience qu'elle devait interroger.
L'une et l'autre parlaient pour Albert. Elle avait triomphé cette fois sans
effort du souvenir d'Anzoleto. Une victoire sur l'amour donne de la force
pour toutes les autres. Elle ne craignait donc plus la séduction, elle se
sentait désormais à l'abri de toute fascination... Et, avec tout cela,
la passion ne parlait pas énergiquement pour Albert dans son âme.
Il s'agissait encore et toujours d'interroger ce coeur au fond duquel
un calme mystérieux accueillait l'idée d'un amour complet. Assise à sa
fenêtre, la naïve enfant regardait souvent passer les jeunes gens de la
ville. Étudiants hardis, nobles seigneurs, artistes mélancoliques, fiers
cavaliers, tous étaient l'objet d'un examen chastement et sérieusement
enfantin de sa part. «Voyons, se disait-elle, mon coeur est-il fantasque
et frivole? Suis-je capable d'aimer soudainement, follement et
irrésistiblement à la première vue, comme bon nombre de mes compagnes de
la _Scuola_ s'en vantaient ou s'en confessaient devant moi les unes aux
autres? L'amour est-il un magique éclair qui foudroie notre être et
qui nous détourne violemment de nos affections jurées, ou de notre paisible
ignorance? Y a-t-il chez ces hommes qui lèvent les yeux quelquefois vers
ma fenêtre un regard qui me trouble et me fascine? Celui-ci, avec sa grande
taille et sa démarche orgueilleuse, me semble-t-il plus noble et plus
beau qu'Albert? Cet autre, avec ses beaux cheveux et son costume élégant,
efface-t-il en moi l'image de mon fiancé? Enfin voudrais-je être la dame
parée que je vois passer là, dans sa calèche, avec un superbe monsieur qui
tient son éventail et lui présente ses gants? Quelque chose de tout cela me
fait-il trembler, rougir, palpiter ou rêver? Non... non, en vérité! parle,
mon coeur, prononce-toi, je te consulte et je te laisse courir. Je te
connais à peine, hélas! j'ai eu si peu le temps de m'occuper de toi depuis
que je suis née! je ne t'avais pas habitué à être contrarié. Je te livrais
l'empire de ma vie, sans examiner la prudence de tes élans. On t'a brisé,
mon pauvre coeur, et à présent que la conscience t'a dompté, tu n'oses plus
vivre, tu ne sais plus répondre. Parle donc, éveille-toi et choisis!
Eh bien! tu restes tranquille! et tu ne veux rien de tout ce qui est là!
--Non!--Tu ne veux plus d'Anzoleto?--Encore non!--Alors, c'est donc Albert
que tu appelles?--Il me semble que tu dis oui.» Et Consuelo se retirait
chaque jour de sa fenêtre, avec un frais sourire sur les lèvres et un feu
clair et doux dans les yeux.
Au bout d'un mois, elle répondit à Albert, à tête reposée, bien lentement
et presque en se tâtant le pouls à chaque lettre que traçait sa plume:
«Je n'aime rien que vous, et je suis presque sûre que je vous aime.
Maintenant laissez-moi rêver à la possibilité de notre union. Rêvez-y
vous-même; trouvons ensemble les moyens de n'affliger ni votre père, ni
mon maître, et de ne point devenir égoïstes en devenant heureux.»
Elle joignit à ce billet une courte lettre pour le comte Christian,
dans laquelle elle lui disait la vie tranquille qu'elle menait, et lui
annonçait le répit que les nouveaux projets du Porpora lui avaient laissé.
Elle demandait qu'on cherchât et qu'on trouvât les moyens de désarmer
le Porpora, et qu'on lui en fit part dans un mois. Un mois lui resterait
encore pour y préparer le maestro, avant le résultat de l'affaire entamée
à Berlin.
Consuelo, ayant cacheté ces deux billets, les mit sur sa table, et
s'endormit. Un calme délicieux était descendu dans son âme, et jamais,
depuis longtemps, elle n'avait goûté un si profond et si agréable sommeil.
Elle s'éveilla tard, et se leva à la hâte pour voir Keller, qui avait
promis de revenir chercher sa lettre à huit heures. Il en était neuf; et,
tout en s'habillant en grande hâte, Consuelo vit avec terreur que cette
lettre n'était plus a l'endroit où elle l'avait mise. Elle la chercha
partout sans la trouver. Elle sortit pour voir si Keller ne l'attendait
pas dans l'antichambre. Ni Keller ni Joseph ne s'y trouvaient; et comme
elle rentrait chez elle pour chercher encore, elle vit le Porpora approcher
de sa chambre et la regarder d'un air sévère.
«Que cherches-tu? lui dit-il.
--Une feuille de musique que j'ai égarée.
--Tu mens: tu cherches une lettre.
--Maître...
--Tais-toi, Consuelo; tu ne sais pas encore mentir: ne l'apprends pas.
--Maître, qu'as-tu fait de cette lettre?
--Je l'ai remise à Keller.
--Et pourquoi... pourquoi la lui as-tu remise, maître?
--Parce qu'il venait la chercher, tu le lui avais recommandé hier. Tu ne
sais pas feindre, Consuelo, ou bien j'ai encore l'oreille plus fine que tu
ne penses.
--Et enfin, dit Consuelo avec résolution, qu'as-tu fait de ma lettre?
--Je te l'ai dit; pourquoi me le demandes-tu encore? J'ai trouvé fort
inconvenant qu'une jeune fille, honnête comme tu l'es, et comme je présume
que tu veux l'être toujours, remit en secret des lettres à son perruquier.
Pour empêcher cet homme de prendre une mauvaise idée de toi, je lui ai
remis la lettre d'un air calme, et l'ai chargé de ta part de la faire
partir. Il ne croira pas, du moins, que tu caches à ton père adoptif un
secret coupable.
--Maître, tu as raison, tu as bien fait... pardonne-moi!
--Je te pardonne, n'en parlons plus.
--Et... tu as lu ma lettre? ajouta Consuelo d'un air craintif et caressant.
--Pour qui me prends-tu! répondit le Porpora d'un air terrible.
--Pardonne-moi tout cela, dit Consuelo en pliant le genou devant lui et en
essayant de prendre sa main; laisse-moi t'ouvrir mon coeur...
--Pas un mot de plus! répondit le maître en la repoussant.»
Et il entra dans sa chambre, dont il ferma la porte sur lui avec fracas.
Consuelo espéra que, cette première bourrasque passée, elle pourrait
l'apaiser et avoir avec lui une explication décisive. Elle se sentait la
force de lui dire toute sa pensée, et se flattait de hâter par là l'issue
de ses projets; mais il se refusa à toute explication, et sa sévérité
fut inébranlable et constante sous ce rapport. Du reste, il lui témoigna
autant d'amitié qu'à l'ordinaire, et même, à partir de ce jour, il eut plus
d'enjouement dans l'esprit, et de courage dans l'âme. Consuelo en conçut
un bon augure, et attendit avec confiance la réponse de Riesenburg.
Le Porpora n'avait pas menti, il avait brûlé les lettres de Consuelo sans
les lire; mais il avait conservé l'enveloppe et y avait substitué une
lettre de lui-même pour le comte Christian. Il crut par cette démarche
courageuse avoir sauvé son élève, et préservé le vieux Rudolstadt d'un
sacrifice au-dessus de ses forces. Il crut avoir rempli envers lui le
devoir d'un ami fidèle, et envers Consuelo celui d'un père énergique et
sage. Il ne prévit pas qu'il pouvait porter le coup de la mort au comte
Albert. Il le connaissait à peine, il croyait que Consuelo avait exagéré;
que ce jeune homme n'était ni si épris ni si malade qu'elle se l'imaginait;
enfin il croyait, comme tous les vieillards, que l'amour a un terme et que
le chagrin ne tue personne.
XCIII.
Dans l'attente d'une réponse qu'elle ne devait pas recevoir, puisque le
Porpora avait brûlé sa lettre, Consuelo continua le genre de vie studieux
et calme qu'elle avait adopté. Sa présence attira chez la Wilhelmine
quelques personnes fort distinguées qu'elle eut grand plaisir à y
rencontrer souvent, entre autres, le baron Frédéric de Trenck, qui lui
inspirait une vraie sympathie. Il eut la délicatesse de ne point l'aborder,
la première fois qu'il la revit, comme une ancienne connaissance, mais de
se faire présenter à elle, après qu'elle eut chanté, comme un admirateur
profondément touché de ce qu'il venait d'entendre. En retrouvant ce beau et
généreux jeune homme qui l'avait sauvée si bravement de M. Mayer et de sa
bande, le premier mouvement de Consuelo fut de lui tendre la main. Le
baron, qui ne voulait pas qu'elle fît d'imprudence par gratitude pour lui,
se hâta de prendre sa main respectueusement comme pour la reconduire à sa
chaise, et il la lui pressa doucement pour la remercier. Elle sut ensuite
par Joseph, dont il prenait des leçons de musique, qu'il ne manquait jamais
de demander de ses nouvelles avec intérêt, et de parler d'elle avec
admiration; mais que, par un sentiment d'exquise discrétion, il ne lui
avait jamais adressé la moindre question sur le motif de son déguisement,
sur la cause de leur aventureux voyage, et sur la nature des sentiments
qu'ils pouvaient avoir eus, ou avoir encore l'un pour l'autre.
«Je ne sais ce qu'il en pense, ajouta Joseph: mais je t'assure qu'il n'est
point de femme dont il parle avec plus d'estime et de respect qu'il ne fait
de toi.
--En ce cas, ami, dit Consuelo, je t'autorise à lui raconter toute notre
histoire, et toute la mienne, si tu veux, sans toutefois nommer la famille
de Rudolstadt. J'ai besoin d'être estimée sans réserve de cet homme à qui
nous devons la vie, et qui s'est conduit si noblement avec moi sous tous
les rapports.»
Quelques semaines après, M. de Trenck, ayant à peine terminé sa mission
à Vienne, fut rappelé brusquement par Frédéric, et vint un matin à
l'ambassade pour dire adieu, à la hâte, à M. Corner. Consuelo, en
descendant l'escalier pour sortir, le rencontra sous le péristyle. Comme
ils s'y trouvaient seuls, il vint à elle et prit sa main qu'il baisa
tendrement.
«Permettez-moi, lui dit-il, de vous exprimer pour la première, et peut-être
pour la dernière fois de ma vie, les sentiments dont mon coeur est rempli
pour vous; je n'avais pas besoin que Beppo me racontât votre histoire pour
être pénétré de vénération. Il y a des physionomies qui ne trompent pas, et
il ne m'avait fallu qu'un coup d'oeil pour pressentir et deviner en vous
une grande intelligence et un grand coeur. Si j'avais su, à Passaw, que
notre cher Joseph était si peu sur ses gardes, je vous aurais protégée
contre les légèretés du comte Hoditz, que je ne prévoyais que trop, bien
que j'eusse fait mon possible pour lui faire comprendre qu'il s'adressait
fort mal, et qu'il allait se rendre ridicule. Au reste, ce bon Hoditz m'a
raconté lui-même comment vous vous êtes moquée de lui, et il vous sait le
meilleur gré du monde de lui avoir gardé le secret; moi, je n'oublierai
jamais la romanesque aventure qui m'a procuré le bonheur de vous connaître,
et quand même je devrais la payer de ma fortune et de mon avenir, je la
compterais encore parmi les plus beaux jours de ma vie.
--Croyez-vous donc, monsieur le baron, dit Consuelo, qu'elle puisse avoir
de pareilles suites?
--J'espère que non; et pourtant tout est possible à la cour de Prusse.
--Vous me faites une grande peur de la Prusse: savez-vous, monsieur le
baron, qu'il serait pourtant possible que j'eusse avant peu le plaisir de
vous y retrouver? Il est question d'un engagement pour moi à Berlin.
--En vérité! s'écria Trenck, dont le visage s'éclaira d'une joie soudaine;
eh bien, Dieu fasse que ce projet se réalise! Je puis vous être utile
à Berlin, et vous devez compter sur moi comme sur un frère. Oui, j'ai
pour vous l'affection d'un frère, Consuelo... et si j'avais été libre,
je n'aurais peut-être pas su me défendre d'un sentiment plus vif
encore... mais vous ne l'êtes pas non plus, et des liens sacrés,
éternels... ne me permettent pas d'envier l'heureux gentilhomme qui
sollicite votre main. Quel qu'il soit, Madame, comptez qu'il trouvera
en moi un ami s'il le désire, et, s'il a jamais besoin de moi, un
champion contre les préjugés du monde... Hélas! moi aussi, Consuelo, j'ai
dans ma vie une barrière terrible qui s'élève entre l'objet de mon amour et
moi; mais celui qui vous aime est un homme, et il peut abattre la barrière;
tandis que la femme que j'aime, et qui est d'un rang plus élevé que moi,
n'a ni le pouvoir, ni le droit, ni la force, ni la liberté de me la faire
franchir.
--Je ne pourrai donc rien pour elle, ni pour vous? dit Consuelo. Pour la
première fois je regrette l'impuissance de ma pauvre condition.
--Qui sait? s'écria le baron avec feu; vous pourrez peut-être plus que vous
ne pensez, sinon pour nous réunir, du moins pour adoucir parfois l'horreur
de notre séparation. Voua sentiriez-vous le courage de braver quelques
dangers pour nous?
--Avec autant de joie que vous avez exposé votre vie pour me sauver.
--Eh bien, j'y compte. Souvenez-vous de cette promesse, Consuelo. Peut-être
sera-ce à l'improviste que je vous la rappellerai.
--A quelque heure de ma vie que ce soit, je ne l'aurai point oubliée,
répondit-elle en lui tendant la main.
--Eh bien, dit-il, donnez-moi un signe, un gage de peu de valeur, que je
puisse vous représenter dans l'occasion; car j'ai le pressentiment de
grandes luttes qui m'attendent, et il peut se trouver des circonstances où
ma signature, mon cachet même pourraient compromettre _elle_ et vous!
--Voulez-vous le cahier de musique que j'allais porter chez quelqu'un de la
part de mon maître? Je m'en procurerai un autre, et je ferai à celui-ci une
marque pour le reconnaître dans l'occasion.
--Pourquoi non? Un cahier du musique est, en effet, ce qu'on peut le mieux
envoyer sans éveiller les soupçons. Mais pour qu'il puisse me servir
plusieurs fois, j'en détacherai les feuillets. Faites un signe à toutes les
pages.»
Consuelo, s'appuyant sur la rampe de l'escalier, traça le nom de Bertoni
sur chaque feuillet du cahier. Le baron le roula et l'emporta, après avoir
juré une éternelle amitié à notre héroïne.
A cette époque, madame Tesi tomba malade, et les représentations du théâtre
impérial menacèrent d'être suspendues, car elle y avait les rôles les plus
importants. La Corilla pouvait, à la rigueur, la remplacer. Elle avait
un grand succès à la cour et à la ville. Sa beauté et sa coquetterie
provocante tournaient la tête à tous ces bons seigneurs allemands, et l'on
ne songeait pas à être difficile pour sa voix un peu éraillée, pour son jeu
un peu épileptique. Tout était beau de la part d'une si belle personne; ses
épaules de neige filaient des sons admirables, ses bras ronds et voluptueux
chantaient toujours juste, et ses poses superbes enlevaient d'emblée les
traits les plus hasardés. Malgré le purisme musical dont on se piquait là,
on y subissait, tout comme à Venise, la fascination du regard langoureux;
et madame Corilla préparait, dans son boudoir, plusieurs fortes têtes à
l'enthousiasme et à l'entraînement de la représentation.
Elle se présenta donc hardiment pour chanter, par intérim, les rôles de
madame Tesi; mais l'embarras était de se faire remplacer elle-même dans
ceux qu'elle avait chantés jusque-là. La voie flûtée de madame Holzbaüer
ne permettait pas qu'on y songeât. Il fallait donc laisser arriver
Consuelo, ou se contenter à peu de frais. Le Porpora s'agitait comme un
démon; Métastase, horriblement mécontent de la prononciation lombarde de
Corilla, et indigné du tapage qu'elle faisait pour effacer les autres
rôles (contrairement à l'esprit du poëme, et en dépit de la situation),
ne cachait plus son éloignement pour elle et sa sympathie pour la
consciencieuse et intelligente Porporina. Caffariello, qui faisait la cour
à madame Tesi laquelle madame Tesi détestait déjà cordialement la Corilla
pour avoir osé lui disputer _ses effets_ et le sceptre de la beauté,
déclamait hardiment pour l'admission de Consuelo. Holzbaüer, jaloux de
soutenir l'honneur de sa direction, mais effrayé de l'ascendant que Porpora
saurait bientôt prendre s'il avait un pied seulement dans la coulisse,
ne savait où donner de la tête. La bonne conduite de Consuelo lui avait
concilié assez de partisans, pour qu'il fut difficile d'en imposer plus
longtemps à l'impératrice. Par suite de tous ces motifs, Consuelo reçut des
propositions. En les faisant mesquines, on espéra qu'elle les refuserait.
Porpora les accepta d'emblée, et, comme de coutume, sans la consulter.
Un beau matin, Consuelo se trouva engagée pour six représentations; et,
sans pouvoir s'y soustraire, sans comprendre pourquoi après une attente de
six semaines elle ne recevait aucune nouvelle des Rudolstadt, elle fut
traînée par le Porpora à la répétition de l'_Antigono_ de Métastase,
musique de Hasse.
Consuelo avait déjà étudié son rôle avec le Porpora. Sans doute c'était
une grande souffrance pour ce dernier d'avoir à lui enseigner la musique
de son rival, du plus ingrat de ses élèves, de l'ennemi qu'il haïssait
désormais le plus; mais, outre qu'il fallait en passer par là pour arriver
à faire ouvrir la porte à ses propres compositions, le Porpora était un
professeur trop consciencieux, une âme d'artiste trop probe pour ne pas
mettre tous ses soins, tout son zèle à cette étude. Consuelo le secondait
si généreusement, qu'il en était à la fois ravi et désolé. En dépit
d'elle-même, la pauvre enfant trouvait Hasse magnifique, et son âme sentait
bien plus de développement dans ces chants si tendres et si passionnés
du _Sassone_ que dans la grandeur un peu nue et un peu froide parfois de
son propre maître. Habituée, en étudiant les autres grands maîtres avec
lui, à s'abandonner à son propre enthousiasme, elle était forcée de se
contenir, cette fois, en voyant la tristesse de son front et l'abattement
de sa rêverie après la leçon. Lorsqu'elle entra en scène pour répéter avec
Caffariello et la Corilla, quoiqu'elle sût fort bien sa partie, elle se
sentit si émue qu'elle eut peine à ouvrir la scène d'Ismène avec Bérénice,
qui commence par ces mots:
No; tullo, o Berenice,
Tu non apri il tuo cor, etc.[1]
[Note 1: Non, Bérénice, tu n'ouvres pas ici franchement ton coeur.]
A quoi Corilla répondit par ceux-ci:
«E ti par poco,
«Quel che sai de miei casi?»[2]
[Note 2: Ce que tu sais de mes aventures te paraît-il donc peu de chose?]
En cet endroit, la Corilla fut interrompue par un grand éclat de rire de
Caffariello; et, se tournant vers lui avec des yeux étincelants de colère:
«Que trouvez-vous donc là de si plaisant? lui demanda-t-elle.
--Tu l'as très-bien dit, ma grosse Bérénice, répondit Caffariello en riant
plus fort; on ne pouvait pas le dire plus sincèrement.
--Ce sont les paroles qui vous amusent? dit Holzbaüer, qui n'eût pas été
fâché de redire à Métastase les plaisanteries du sopraniste sur ses vers.
--Les paroles sont belles, répondit sèchement Caffariello, qui connaissait
bien le terrain; mais leur application en cette circonstance est si
parfaite, que je ne puis m'empêcher d'en rire.»
Et il se tint les côtes, en redisant au Porpora:
«E ti par poco,
Quel che sai di _tanti_ casi?»
La Corilla, voyant quelle critique sanglante renfermait cette allusion à
ses moeurs, et tremblante de colère, de haine et de crainte, faillit
s'élancer sur Consuelo pour la défigurer; mais la contenance de cette
dernière était si douce et si calme, qu'elle ne l'osa pas. D'ailleurs, le
faible jour qui pénétrait sur le théâtre venant à tomber sur le visage de
sa rivale, elle s'arrêta frappée de vagues réminiscences et de terreurs
étranges. Elle ne l'avait jamais vue au jour, ni de près, à Venise. Au
milieu des douleurs de l'enfantement, elle avait vu confusément le petit
Zingaro Bertoni s'empresser autour d'elle, et elle n'avait rien compris
à son dévouement. En ce moment, elle chercha à rassembler ses souvenirs,
et, n'y réussissant pas, elle resta sous le coup d'une inquiétude et d'un
malaise qui la troublèrent durant toute la répétition. La manière dont la
Porporina chanta sa partie ne contribua pas peu à augmenter sa méchante
humeur, et la présence du Porpora, son ancien maître, qui, comme un juge
sévère, l'écoutait en silence et d'un air presque méprisant, lui devint
peu à peu un supplice véritable. M. Holzbaüer ne fut pas moins mortifié
lorsque le maestro déclara qu'il donnait les mouvements tout de travers;
et il fallut bien l'en croire, car il avait assisté aux répétitions que
Hasse lui-même avait dirigées à Dresde, lors de la première mise en scène
de l'opéra. Le besoin qu'on avait d'un bon conseil fit céder la mauvaise
volonté et imposa silence au dépit. Il conduisit toute la répétition,
apprit à chacun son devoir, et reprit même Caffariello, qui affecta
d'écouter ses avis avec respect pour leur donner plus de poids vis-à-vis
des autres. Caffariello n'était occupé qu'à blesser la rivale impertinente
de madame Tesi et rien ne lui coûtait ce jour-là pour s'en donner le
plaisir, pas même un acte de soumission et de modestie. C'est ainsi que,
chez les artistes comme chez les diplomates, au théâtre comme dans le
cabinet des souverains, les plus belles et les plus laides choses ont leurs
causes cachées infiniment petites et frivoles.
En rentrant après la répétition, Consuelo trouva Joseph tout rempli d'une
joie mystérieuse; et quand ils purent se parler, elle apprit de lui que le
bon chanoine était arrivé à Vienne; que son premier soin avait été de faire
demander son cher Beppo, et de lui donner un excellent déjeuner, tout en
lui faisant mille tendres questions sur son cher Bertoni. Ils s'étaient
déjà entendus sur les moyens de nouer connaissance avec le Porpora, afin
qu'on pût se voir en famille, honnêtement et sans cachotteries. Dès le
lendemain, le chanoine se fit présenter comme un protecteur de Joseph
Haydn, grand admirateur du maestro, et sous le prétexte de venir le
remercier des leçons qu'il voulait bien donner à son jeune ami, Consuelo
eut l'air de le saluer pour la première fois, et, le soir, le maestro et
ses deux élèves dînèrent amicalement chez le chanoine. A moins d'afficher
un stoïcisme dont les musiciens de ce temps-là, même les plus grands, ne
se piquaient guère, il eût été difficile au Porpora de ne pas se prendre
subitement d'affection pour ce brave chanoine qui avait une si bonne table
et qui appréciait si bien ses ouvrages. On fit de la musique après dîner,
et l'on se vit ensuite presque tous les jours.
Ce fut encore là un adoucissement à l'inquiétude que le silence d'Albert
commençait à donner à Consuelo. Le chanoine était d'un esprit enjoué,
chaste en même temps que libre, exquis à beaucoup d'égards, juste et
éclairé sur beaucoup d'autres points. En somme, c'était un ami excellent