Consuelo, qui commençait à se montrer sévère, lui fit essayer des motifs

fort simples et fort sérieux extraits des chants religieux de

Palestrina. La jeune baronne bâilla, s'impatienta, et déclara cette

musique barbare et soporifique.


«C'est que vous ne la comprenez pas, dit Consuelo. Laissez-moi vous en

faire entendre quelques phrases pour vous montrer qu'elle est

admirablement écrite pour la voix, outre qu'elle est sublime de pensées

et d'intentions.


Elle s'assit à l'épinette, et commença à se faire entendre. C'était la

première fois qu'elle éveillait autour d'elle les échos du vieux

château; et la sonorité de ces hautes et froides murailles lui causa un

plaisir auquel elle s'abandonna. Sa voix, muette depuis longtemps,

depuis le dernier soir qu'elle avait chanté à San-Samuel et qu'elle s'y

était évanouie brisée de fatigue et de douleur, au lieu de souffrir de

tant de souffrances et d'agitations, était plus belle, plus prodigieuse,

plus pénétrante que jamais. Amélie en fut à la fois ravie et consternée.

Elle comprenait enfin qu'elle ne savait rien; et peut-être qu'elle ne

pourrait jamais rien apprendre, lorsque la figure pâle et pensive

d'Albert se montra tout à coup en face des deux jeunes filles, au milieu

de la chambre, et resta immobile et singulièrement attendrie jusqu'à la

fin du morceau. C'est alors seulement que Consuelo l'aperçut, et en fut

un peu effrayée. Mais Albert, pliant les deux genoux et levant vers elle

ses grands yeux noirs ruisselants de larmes, s'écria en espagnol sans le

moindre accent germanique:


«O Consuelo, Consuelo! te voilà donc enfin trouvée!


--Consuelo? s'écria la jeune fille interdite, en s'exprimant dans la

même langue. Pourquoi, seigneur, m'appelez-vous ainsi?


--Je t'appelle consolation, reprit Albert toujours en espagnol, parce

qu'une consolation a été promise à ma vie désolée, et parce que tu es la

consolation que Dieu accorde enfin à mes jours solitaires et funestes.


--Je ne croyais, pas, dit Amélie avec une fureur concentrée, que la

musique pût faire un effet si prodigieux sur mon cher cousin. La voix de

Nina est faite pour accomplir des miracles, j'en conviens; mais je ferai

remarquer à tous deux qu'il serait plus poli pour moi, et plus

convenable en général, de s'exprimer dans une langue que je puisse

comprendre.»


Albert ne parut pas avoir entendu un mot de ce que disait sa fiancée. Il

restait à genoux, regardant Consuelo avec une surprise et un ravissement

indicibles, lui répétant toujours d'une voix attendrie:--Consuelo,

Consuelo!


«Mais comment donc vous appelle-t-il? dit Amélie avec un peu

d'emportement à sa compagne.


--Il me demande un air espagnol que je ne connais pas, répondit Consuelo

fort troublée; mais je crois que nous ferons bien d'en rester là, car la

musique paraît l'émouvoir beaucoup aujourd'hui.»


Et elle se leva pour sortir.


«Consuelo, répéta Albert en espagnol, si tu te retires de moi, c'en est

fait de ma vie, et je ne veux plus revenir sur la terre!»


En parlant ainsi, il tomba évanoui à ses pieds; et les deux jeunes

filles, effrayées, appelèrent les valets pour l'emporter et le secourir.





XXXII.



Le comte Albert fut déposé doucement sur son lit; et tandis que les deux

domestiques qui l'y avaient transporté cherchaient, l'un le chapelain,

qui était une manière de médecin pour la famille, l'autre le comte

Christian, qui avait donné l'ordre qu'on vint toujours l'avertir à la

moindre indisposition qu'éprouverait son fils, les deux jeunes filles,

Amélie et Consuelo, s'étaient mises à la recherche de la chanoinesse.

Mais avant qu'une seule de ces personnes se fût rendue auprès du malade,

ce qui se fit pourtant avec le plus de célérité possible, Albert avait

disparu. On trouva sa porte ouverte, son lit à peine foulé par le repos

d'un instant qu'il y avait pris, et sa chambre dans l'ordre accoutumé.

On le chercha partout, et, comme il arrivait toujours en ces sortes de

circonstances, on ne le trouva nulle part; après quoi la famille retomba

dans un des accès de morne résignation dont Amélie avait parlé à

Consuelo, et l'on parut attendre, avec cette muette terreur qu'on

s'était habitué à ne plus exprimer, le retour, toujours espéré et

toujours incertain, du fantasque jeune homme.


Bien que Consuelo eût désiré ne pas faire part aux parents d'Albert de

la scène étrange qui s'était passée dans la chambre d'Amélie, cette

dernière ne manqua pas de tout raconter, et de décrire sous de vives

couleurs l'effet subit et violent que le chant de la Porporina avait

produit sur son cousin.


«Il est donc bien certain que la musique lui fait du mal! observa le

chapelain.


--En ce cas, répondit Consuelo; je me garderai bien de me faire

entendre; et lorsque je travaillerai avec notre jeune baronne, nous

aurons soin de nous enfermer si bien, qu'aucun son ne puisse parvenir à

l'oreille du comte Albert.


--Ce sera une grande gêne pour vous, ma chère demoiselle, dit la

chanoinesse. Ah! il ne tient pas à moi que votre séjour ici ne soit plus

agréable!


--J'y veux partager vos peines et vos joies, reprit Consuelo, et je ne

désire pas d'autre satisfaction que d'y être associée par votre

confiance et votre amitié.


--Vous êtes une noble enfant! dit la chanoinesse en lui tendant sa

longue main, sèche et luisante comme de l'ivoire jaune. Mais écoutez,

ajouta-t-elle; je ne crois pas que la musique fasse réellement du mal à

mon cher Albert. D'après ce que raconte Amélie de la scène de ce matin,

je vois au contraire qu'il a éprouvé une joie trop vive; et peut-être sa

souffrance n'est venue que de la suspension, trop prompte à son gré, de

vos admirables mélodies. Que vous disait-il en espagnol? C'est une

langue qu'il parle parfaitemeut bien, m'a-t-on dit, ainsi que beaucoup

d'autres qu'il a apprises dans ses voyages avec une facilité

surprenante. Quand on lui demande comment il a pu retenir tant de

langages différents, il répond qu'il les savait avant d'être né, et

qu'il ne fait que se les rappeler, l'une pour l'avoir parlée il y a

douze cents ans, l'autre lorsqu'il était aux croisades; que sais-je?

hélas! Puisqu'on ne doit rien vous cacher, chère signora, vous entendrez

d'étranges récits de ce qu'il appelle ses existences antérieures. Mais

traduisez-moi dans notre allemand, que déjà vous parlez très-bien, le

sens des paroles qu'il vous a dites dans votre langue, qu'aucun de nous

ici ne connaît.»


Consuelo éprouva en cet instant un embarras dont elle-même ne put se

rendre compte. Cependant elle prit le parti de dire presque toute la

vérité, en expliquant que le comte Albert l'avait suppliée de continuer,

de ne pas s'éloigner, et en lui disant qu'elle lui donnait beaucoup de

consolation.


«Consolation! s'écria la perspicace Amélie. S'est-il servi de ce mot?

Vous savez, ma tante, combien il est significatif dans la bouche de mon

cousin.


--En effet, c'est un mot qu'il a bien souvent sur les lèvres, répondit

Wenceslawa, et qui a pour lui un sens prophétique; mais je ne vois rien

en cette rencontre que de fort naturel dans l'emploi d'un pareil mot.


--Mais quel est donc celui qu'il vous a répété tant de fois, chère

Porporina? reprit Amélie avec obstination. Il m'a semblé qu'il vous

disait à plusieurs reprises un mot particulier, que dans mon trouble je

n'ai pu retenir.


--Je ne l'ai pas compris moi-même, répondit Consuelo en faisant un grand

effort sur elle-même pour mentir.


--Ma chère Nina, lui dit Amélie à l'oreille, vous êtes fine et prudente;

quant à moi, qui ne suis pas tout à fait bornée, je crois très-bien

comprendre que vous êtes la consolation mystique promise par la vision à

la trentième année d'Albert. N'essayez pas de me cacher que vous l'avez

compris encore mieux que moi: c'est une mission céleste dont je ne suis

pas jalouse.


--Écoutez, chère Porporina, dit la chanoinesse après avoir rêvé quelques

instants: nous avons toujours pensé qu'Albert, lorsqu'il disparaissait

pour nous d'une façon qu'on pourrait appeler magique, était caché non

loin de nous, dans la maison peut-être, grâce à quelque retraite dont

lui seul aurait le secret. Je ne sais pourquoi il me semble que si vous

vous mettiez à chanter en ce moment, il l'entendrait et viendrait à

nous.


--Si je le croyais!... dit Consuelo prête à obéir.


--Mais si Albert est près de nous et que l'effet de la musique augmente

son délire! remarqua la jalouse Amélie.


--Eh bien, dit le comte Christian, c'est une épreuve qu'il faut tenter.

J'ai ouï dire que l'incomparable Farinelli avait le pouvoir de dissiper

par ses chants la noire mélancolie du roi d'Espagne, comme le jeune

David avait celui d'apaiser les fureurs de Saül, au son de sa harpe.

Essayez, généreuse Porporina; une âme aussi pure que la vôtre doit

exercer une salutaire influence autour d'elle.»


Consuelo, attendrie, se mit au clavecin, et chanta un cantique espagnol

en l'honneur de Notre-Dame-de-Consolation, que sa mère lui avait appris

dans son enfance, et qui commençait par ces mots: _Consuelo de mi alma_,

«Consolation de mon âme,» etc. Elle chanta d'une voix si pure et avec un

accent de piété si naïve, que les hôtes du vieux manoir oublièrent

presque le sujet de leur préoccupation, pour se livrer au sentiment de

l'espérance et de la foi. Un profond silence régnait au dedans et au

dehors du château; on avait ouvert les portes et les fenêtres, afin que

la voix de Consuelo pût s'étendre aussi loin que possible, et la lune

éclairait d'un reflet verdâtre l'embrasure des vastes croisées. Tout

était calme, et une sorte de sérénité religieuse succédait aux angoisses

de l'âme, lorsqu'un profond soupir exhalé comme d'une poitrine humaine

vint répondre aux derniers sons que Consuelo fit entendre. Ce soupir fut

si distinct et si long, que toutes les personnes présentes s'en

aperçurent même le baron Frédérick, qui s'éveilla à demi, et tourna la

tête comme si quelqu'un l'eût appelé. Tous pâlirent, et se regardèrent

comme pour se dire: Ce n'est pas moi; est-ce vous? Amélie ne put retenir

un cri, et Consuelo, à qui ce soupir sembla partir tout à côté d'elle,

quoiqu'elle fût isolée au clavecin du reste de la famille, éprouva une

telle frayeur qu'elle n'eut pas la force de dire un mot.


«Bonté divine! dit la chanoinesse terrifiée; avez-vous entendu ce soupir

qui semble partir des entrailles de la terre?


--Dites plutôt, ma tante, s'écria Amélie, qu'il a passé sur nos têtes

comme un souffle de la nuit.


--Quelque chouette attirée par la bougie aura traversé l'appartement

tandis que nous étions absorbés par la musique, et nous avons entendu le

bruit léger de ses ailes au moment où elle s'envolait par la fenêtre.»


Telle fut l'opinion émise par le chapelain, dont les dents claquaient

pourtant de peur.


--C'est peut-être le chien d'Albert, dit le comte Christian.


--Cynabre n'est point ici, répondit Amélie. Là où est Albert, Cynabre y

est toujours avec lui. Quelqu'un a soupiré ici étrangement. Si j'osais

aller jusqu'à la fenêtre, je verrais si quelqu'un a écouté du jardin;

mais il irait de ma vie que je n'en aurais pas la force.


--Pour une personne aussi dégagée des préjugés, lui dit tout bas

Consuelo en s'efforçant de sourire, pour une petite philosophe

française, vous n'êtes pas brave, ma chère baronne; moi, je vais essayer

de l'être davantage.


--N'y allez pas, ma chère, répondit tout haut Amélie, et ne faites pas

la vaillante; car vous êtes pâle comme la mort, et vous allez vous

trouver mal.


--Quels enfantillages amusent votre chagrin, ma chère Amélie? dit le

comte Christian en se dirigeant vers la fenêtre d'un pas grave et

ferme.»


Il regarda dehors, ne vit personne, et il ferma la fenêtre avec calme,

en disant:


«Il semble que les maux réels ne soient pas assez cuisants pour

l'ardente imagination des femmes; il faut toujours qu'elles y ajoutent

les créations de leur cerveau trop ingénieux à souffrir. Ce soupir n'a

certainement rien de mystérieux. Un de nous, attendri par la belle voix

et l'immense talent de la signora, aura exhalé, à son propre insu, cette

sorte d'exclamation du fond de son âme. C'est peut-être moi-même, et

pourtant je n'en ai pas eu conscience. Ah! Porpina, si vous ne

réussissez point à guérir Albert, du moins vous saurez verser un baume

céleste sur des blessures aussi profondes que les siennes.»


La parole de ce saint vieillard, toujours sage et calme au milieu des

adversités domestiques qui l'accablaient, était elle-même un baume

céleste, et Consuelo en ressentit l'effet. Elle fut tentée de se mettre

à genoux devant lui, et de lui demander sa bénédiction, comme elle avait

reçu celle du Porpora en le quittant, et celle de Marcello un beau jour

de sa vie, qui avait commencé la série de ses jours malheureux et

solitaires.





XXXIIÏ.



Plusieurs jours s'écoulèrent sans qu'on eût aucune nouvelle du comte

Albert; et Consuelo, à qui cette situation semblait mortellement

sinistre, s'étonna de voir la famille de Rudolstadt rester sous le poids

d'une si affreuse incertitude, sans témoigner ni désespoir ni

impatience. L'habitude des plus cruelles anxiétés donne une sorte

d'apathie apparente ou d'endurcissement réel, qui blessent et irritent

presque les âmes dont la sensibilité n'est pas encore émoussée par de

longs malheurs. Consuelo, en proie à une sorte de cauchemar, au milieu

de ces impressions lugubres et de ces événements inexplicables,

s'étonnait de voir l'ordre de la maison à peine troublé, la chanoinesse

toujours aussi vigilante, le baron toujours aussi ardent à la chasse, le

chapelain toujours aussi régulier dans ses mêmes pratiques de dévotion,

et Amélie toujours aussi gaie et aussi railleuse. La vivacité enjouée de

cette dernière était ce qui la scandalisait particulièrement. Elle ne

concevait pas qu'elle pût rire et folâtrer, lorsqu'elle-même pouvait à

peine lire et travailler à l'aiguille.


La chanoinesse cependant brodait un devant d'autel en tapisserie pour la

chapelle du château. C'était un chef-d'oeuvre de patience, de finesse et

de propreté. A peine avait-elle fait un tour dans la maison, qu'elle

revenait s'asseoir devant son métier, ne fût-ce que pour y ajouter,

quelques points, en attendant que de nouveaux soins l'appelassent dans

les granges, dans les offices, ou dans les celliers. Et il fallait voir

avec quelle importance on traitait toutes ces petites choses, et comme

cette chétive créature trottait d'un pas toujours égal, toujours digne

et compassé, mais jamais ralenti, dans tous les coins de son petit

empire; croisant mille fois par jour et dans tous les sens la surface

étroite et monotone de son domaine domestique. Ce qui paraissait étrange

aussi à Consuelo, c'était le respect et l'admiration qui s'attachaient

dans la famille et dans le pays à cet emploi de servante infatigable,

que la vieille dame semblait avoir embrassé avec tant d'amour et de

jalousie. A la voir régler parcimonieusement les plus chétives affaires,

on l'eût crue cupide et méfiante. Et pourtant elle était pleine de

grandeur et de générosité dans le fond de son âme et dans les occasions

décisives. Mais ces nobles qualités, surtout cette tendresse toute

maternelle, qui la rendaient si sympathique et si vénérable aux yeux de

Consuelo, n'eussent pas suffi aux autres pour en faire l'héroïne de la

famille. Il lui fallait encore, il lui fallait surtout toutes ces

puérilités du ménage gouvernées solennellement, pour être appréciée ce

qu'elle était (malgré tout cela), une femme d'un grand sens et d'un

grand caractère. Il ne se passait pas un jour sans que le comte

Christian, le baron ou le chapelain, ne répétassent chaque fois qu'elle

tournait les talons:


«Quelle sagesse, quel courage, quelle force d'esprit résident dans la

chanoinesse!»


Amélie elle-même, ne discernant pas la véritable élévation de la vie

d'avec les enfantillages qui, sous une autre forme, remplissaient toute

la sienne, n'osait pas dénigrer sa tante sous ce point de vue, le seul

qui, pour Consuelo, fit une ombre à cette vive lumière dont rayonnait

l'âme pure et aimante de la bossue Wenceslawa.


Pour la _Zingarella_, née sur les grands chemins, et perdue dans le

monde, sans autre maître et sans autre protecteur que son propre génie,

tant de soucis, d'activité et de contention d'esprit, à propos d'aussi

misérables résultats que la conservation et l'entretien de certains

objets et de certaines denrées, paraissait un emploi monstrueux de

l'intelligence. Elle qui ne possédait rien, et ne désirait rien des

richesses de la terre, elle souffrait de voir une belle âme s'atrophier

volontairement dans l'occupation de posséder du blé, du vin, du bois, du

chanvre, des animaux et des meubles. Si on lui eût offert tous ces biens

convoités par la plupart des hommes, elle eût demandé, à la place, une

minute de son ancien bonheur, ses haillons, son beau ciel, son pur amour

et sa liberté sur les lagunes de Venise; souvenir amer et précieux qui

se peignait dans son cerveau sous les plus brillantes couleurs, à mesure

qu'elle s'éloignait de ce riant horizon pour pénétrer dans la sphère

glacée de ce qu'on appelle la vie positive.


Son coeur se serrait affectueusement lorsqu'elle voyait, à la nuit

tombante, la chanoinesse, suivie de Hanz, prendre un gros trousseau de

clefs, et marcher elle-même dans tous les bâtiments et dans toutes les

cours, pour faire sa ronde, pour fermer les moindres issues, pour

visiter les moindres recoins où des malfaiteurs eussent pu se glisser,

comme si personne n'eût dû dormir en sûreté derrière ces murs

formidables, avant que l'eau du torrent prisonnier derrière une écluse

voisine ne se fût élancée en mugissant dans les fossés du château,

tandis qu'on cadenassait les grilles et qu'on relevait les ponts.

Consuelo avait dormi tant de fois, dans ses courses lointaines, sur le

bord d'un chemin, avec un pan du manteau troué de sa mère pour tout

abri! Elle avait tant de fois salué l'aurore sur les dalles blanches de

Venise, battues par les flots, sans avoir eu un instant de crainte pour

sa pudeur, la seule richesse qu'elle eût à coeur de conserver! Hélas! se

disait-elle, que ces gens-ci sont à plaindre d'avoir tant de choses à

garder! La sécurité est le but qu'ils poursuivent jour et nuit, et, à

force de la chercher, ils n'ont ni le temps de la trouver, ni celui d'en

jouir. Elle soupirait donc déjà comme Amélie dans cette noire prison,

dans ce morne château des Géants, où le soleil lui-même semblait

craindre de pénétrer. Mais au lieu que la jeune baronne rêvait de fêtes,

de parures et d'hommages, Consuelo rêvait d'un sillon, d'un buisson ou

d'une barque pour palais, avec l'horizon pour toute enceinte, et

l'immensité des cieux étoilés pour tout spectacle.


Forcée par le froid du climat et par la clôture du château à changer

l'habitude vénitienne qu'elle avait prise de veiller une partie de la

nuit et de se lever tard le matin, après bien des heures d'insomnie,

d'agitation et de rêves lugubres, elle réussit enfin à se plier à la loi

sauvage de la claustration; et elle s'en dédommagea en hasardant seule

quelques promenades matinales dans les montagnes voisines. On ouvrait

les portes et on baissait les ponts aux premières clartés du jour; et

tandis qu'Amélie, occupée une partie de la nuit à lire des romans en

cachette, dormait jusqu'à l'appel de la cloche du déjeuner, la Porporina

allait respirer l'air libre et fouler les plantes humides de la forêt.


Un matin qu'elle descendait bien doucement sur la pointe du pied pour

n'éveiller personne, elle se trompa de direction dans les innombrables

escaliers et dans les interminables corridors du château, qu'elle avait

encore de la peine à comprendre. Égarée dans ce labyrinthe de galeries

et de passages, elle traversa une sorte de vestibule qu'elle ne

connaissait pas, et crut trouver par là une sortie sur les jardins. Mais

elle n'arriva qu'à l'entrée d'une petite chapelle d'un beau style

ancien, à peine éclairée en haut par une rosace dans la voûte, qui

jetait une lueur blafarde sur le milieu du pavé, et laissait le fond

dans un vague mystérieux. Le soleil était encore sous l'horizon, la

matinée grise et brumeuse. Consuelo crut d'abord qu'elle était dans la

chapelle du château, où déjà elle avait entendu la messe un dimanche.

Elle savait que cette chapelle donnait sur les jardins; mais avant de la

traverser pour sortir, elle voulut saluer le sanctuaire de la prière, et

s'agenouilla sur la première dalle. Cependant, comme il arrive souvent

aux artistes de se laisser préoccuper par les objets extérieurs en dépit

de leurs tentatives pour remonter dans la sphère des idées abstraites,

sa prière ne put l'absorber assez pour l'empêcher de jeter un coup

d'oeil curieux autour d'elle; et bientôt elle s'aperçut qu'elle n'était

pas dans la chapelle, mais dans un lieu où elle n'avait pas encore

pénétré. Ce n'était ni le même vaisseau ni les mêmes ornements. Quoique

cette chapelle inconnue fût assez petite, on distinguait encore mal les

objets, et ce qui frappa le plus Consuelo fut une statue blanchâtre,

agenouillée vis-à-vis de l'autel, dans l'attitude froide et sévère qu'on

donnait jadis à toutes celles dont on décorait les tombeaux. Elle pensa

qu'elle se trouvait dans un lieu réservé aux sépultures de quelques

aïeux d'élite; et, devenue un peu craintive et superstitieuse depuis son

séjour en Bohême, elle abrégea sa prière et se leva pour sortir.


Mais au moment où elle jetait un dernier regard timide sur cette figure

agenouillée à dix pas d'elle, elle vit distinctement la statue

disjoindre ses deux mains de pierre allongées l'une contre l'autre, et

faire lentement un grand signe de croix en poussant un profond soupir.


Consuelo faillit tomber à la renverse, et cependant elle ne put détacher

ses yeux hagards de la terrible statue. Ce qui la confirmait dans la

croyance que c'était une figure de pierre, c'est qu'elle ne sembla pas

entendre le cri d'effroi que Consuelo laissa échapper, et qu'elle remit

ses deux grandes mains blanches l'une contre l'autre, sans paraître

avoir le moindre rapport avec le monde extérieur.





XXXIV.



Si l'ingénieuse et féconde Anne Radcliffe se fût trouvée à la place du

candide et maladroit narrateur de cette très véridique histoire, elle

n'eût pas laissé échapper une si bonne occasion de vous promener, madame

la lectrice, à travers les corridors, les trappes, les escaliers en

spirale, les ténèbres et les souterrains, pendant une demi-douzaine de

beaux et attachants volumes, pour vous révéler, seulement au septième,

tous les arcanes de son oeuvre savante. Mais la lectrice esprit fort que

nous avons charge de divertir ne prendrait peut-être pas aussi bien, au

temps où nous sommes, l'innocent stratagème du romancier. D'ailleurs,

comme il serait fort difficile de lui en faire accroire, nous lui

dirons, aussi vite que nous le pourrons, le mot de toutes nos énigmes.

Et pour lui en confesser deux d'un coup, nous lui avouerons que

Consuelo, après deux secondes de sang-froid, reconnut, dans la statue

animée qu'elle avait devant les yeux, le vieux comte Christian qui

récitait mentalement ses prières du matin dans son oratoire; et dans ce

soupir de componction qui venait de lui échapper à son insu, comme il

arrive souvent aux vieillards, le même soupir diabolique qu'elle avait

cru entendre à son oreille un soir, après avoir chanté l'hymne de

Notre-Dame-de-Consolation.


Un peu honteuse de sa frayeur, Consuelo resta enchaînée à sa place par

le respect, et par la crainte de troubler une si fervente prière. Rien

n'était plus solennel et plus touchant à voir que ce vieillard prosterné

sur la pierre, offrant son coeur à Dieu au lever de l'aube, et plongé

dans une sorte de ravissement céleste qui semblait fermer ses sens à

toute perception du monde physique. Sa noble figure ne trahissait aucune

émotion douloureuse. Un vent frais, pénétrant par la porte que Consuelo

avait laissée entr'ouverte, agitait autour de sa nuque une demi-couronne

de cheveux argentés; et son vaste front, dépouillé jusqu'au sommet du

crâne, avait le luisant jaunâtre des vieux marbres. Revêtu d'une robe de

chambre de laine blanche à l'ancienne mode, qui ressemblait un peu à un

froc de moine, et qui formait sur ses membres amaigris de gros plis

raides et lourds, il avait tout l'air d'une statue de tombeau; et quand

il eut repris son immobilité, Consuelo fut encore obligée de le regarder

à deux fois pour ne pas retomber dans sa première illusion.


Après qu'elle l'eut considéré attentivement, en se plaçant un peu de

côté pour le mieux voir, elle se demanda, comme malgré elle, tout au

milieu de son admiration et de son attendrissement, si le genre de

prière que ce vieillard adressait à Dieu était bien efficace pour la

guérison de son malheureux fils, et si une âme aussi passivement soumise

aux arrêts du dogme et aux rudes décrets de la destinée avait jamais

possédé la chaleur, l'intelligence et le zèle qu'Albert aurait eu besoin

de trouver dans l'âme de son père. Albert aussi avait une âme mystique:

lui aussi avait eu une vie dévote et contemplative, mais, d'après tout

ce qu'Amélie avait raconté à Consuelo, d'après ce qu'elle avait vu de

ses propres yeux depuis quelques jours passés dans le château, Albert

n'avait jamais rencontré le conseil, le guide et l'ami qui eût pu

diriger son imagination, apaiser la véhémence de ses sentiments, et

attendrir la rudesse brûlante de sa vertu. Elle comprenait qu'il avait

dû se sentir isolé, et se regarder comme étranger au milieu de cette

famille obstinée à le contredire ou à le plaindre en silence, comme un

hérétique ou comme un fou; elle le sentait elle-même, à l'espèce

d'impatience que lui causait cette impassible et interminable prière

adressée au ciel, comme pour se remettre à lui seul du soin qu'on eût dû

prendre soi-même de chercher le fugitif, de le rejoindre, de le

persuader, et de le ramener. Car il fallait de bien grands accès de

désespoir, et un trouble intérieur inexprimable, pour arracher ainsi un

jeune homme si affectueux et si bon du sein de ses proches, pour le

jeter dans un complet oubli de soi-même, et pour lui ravir jusqu'au

sentiment des inquiétudes et des tourments qu'il pouvait causer aux

êtres les plus chers.


Celte résolution qu'on avait prise de ne jamais le contrarier, et de

feindre le calme au milieu de l'épouvante, semblait à l'esprit ferme et

droit de Consuelo une sorte de négligence coupable ou d'erreur

grossière. Il y avait là l'espèce d'orgueil et d'égoïsme qu'inspire une

foi étroite aux gens qui consentent à porter le bandeau de

l'intolérance, et qui croient à un seul chemin, rigidement tracé par la

main du prêtre, pour aller au ciel.


«Dieu bon! disait Consuelo en priant dans son coeur; cette grande âme

d'Albert, si ardente, si charitable, si pure de passions humaines,

serait-elle donc moins précieuse à vos yeux que les âmes patientes et

oisives qui acceptent les injustices du monde, et voient sans

indignation la justice et la vérité méconnues sur la terre? Etait-il

donc inspiré par le diable, ce jeune homme qui, dès son enfance, donnait

tous ses jouets et tous ses ornements aux enfants des pauvres, et qui,

au premier éveil de la réflexion, voulait se dépouiller de toutes ses

richesses pour soulager les misères humaines? Et eux, ces doux et

bénévoles seigneurs, qui plaignent le malheur avec des larmes stériles

et le soulagent avec de faibles dons, sont-ils bien sages de croire

qu'ils vont gagner le ciel avec des prières et des actes de soumission à

l'empereur et au pape, plus qu'avec de grandes oeuvres et d'immenses

sacrifices? Non, Albert n'est pas fou; une voix me crie au fond de l'âme

que c'est le plus beau type du juste et du saint qui soit sorti des

mains de la nature. Et si des rêves pénibles, des illusions bizarres ont

obscurci la lucidité de sa raison, s'il est devenu aliéné enfin, comme

ils le croient, c'est la contradiction aveugle, c'est l'absence de

sympathie, c'est la solitude du coeur, qui ont amené ce résultat

déplorable. J'ai vu la logette où le Tasse a été enfermé comme fou, et

j'ai pensé que peut-être il n'était qu'exaspéré par l'injustice. J'ai

entendu traiter de fous, dans les salons de Venise, ces grands saints du

christianisme dont l'histoire touchante m'a fait pleurer et rêver dans

mon enfance: on appelait leurs miracles des jongleries, et leurs

révélations des songes maladifs. Mais de quel droit ces gens-ci, ce

pieux vieillard, cette timide chanoinesse, qui croient aux miracles des

saints et au génie des poètes, prononcent-ils sur leur enfant cette

sentence de honte et de réprobation qui ne devrait s'attacher qu'aux

infirmes et aux scélérats? Fou! Mais c'est horrible et repoussant, la

folie! c'est un châtiment de Dieu après les grands crimes; et à force de

vertu un homme deviendrait fou! Je croyais qu'il suffisait de faiblir

sous le poids d'un malheur immérité pour avoir droit au respect autant

qu'à la pitié des hommes. Et si j'étais devenue folle, moi; si j'avais

blasphémé le jour terrible où j'ai vu Anzoleto dans les bras d'une

autre, j'aurais donc perdu tout droit aux conseils, aux encouragements,

et aux soins spirituels de mes frères les chrétiens? On m'eût donc

chassée ou laissée errante sur les chemins, en disant: Il n'y a pas de

remède pour elle; faisons-lui l'aumône, et ne lui parlons pas; car pour

avoir trop souffert, elle ne peut plus rien comprendre? Eh bien, c'est

ainsi qu'on traite ce malheureux, comte Albert! On le nourrit, on

l'habille, on le soigne, on lui fait en un mot, l'aumône d'une

sollicitude puérile. Mais on ne lui parle pas; on se tait quand il

interroge, on baisse la tête ou on la détourne quand il cherche à

persuader. On le laisse fuir quand l'horreur de la solitude l'appelle

dans des solitudes plus profondes encore, et on attend qu'il revienne,

en priant Dieu de le surveiller et de le ramener sain et sauf, comme si

l'Océan était entre lui et les objets de son affection! Et cependant on

pense qu'il n'est pas loin; on me fait chanter pour l'éveiller, s'il est

en proie au sommeil léthargique dans l'épaisseur de quelque muraille ou

dans le tronc de quelque vieux arbre voisin. Et l'on n'a pas su explorer

tous les secrets de cette antique masure, on n'a pas creusé jusqu'aux

entrailles de ce sol miné! Ah! si j'étais le père ou la tante d'Albert,

je n'aurais pas laissé pierre sur pierre avant de l'avoir retrouvé; pas

un arbre de la forêt ne serait resté debout avant de me l'avoir rendu.»


Perdue dans ses pensées, Consuelo était sortie sans bruit de l'oratoire

du comte Christian, et elle avait trouvé, sans savoir comment, une porte

sur la campagne. Elle errait parmi les sentiers de la forêt, et

cherchait les plus sauvages, les plus difficiles, guidée, par un

instinct romanesque et plein d'héroïsme qui lui faisait espérer de

retrouver Albert. Aucun attrait vulgaire, aucune ombre de fantaisie

imprudente ne la portait à ce dessein aventureux. Albert remplissait son

imagination, et occupait tous ses rêves, il est vrai; mais à ses yeux ce

n'était point un jeune homme beau et enthousiasmé d'elle qu'elle allait

cherchant dans les lieux déserts, pour le voir et se trouver seule avec

lui; c'était un noble infortuné qu'elle s'imaginait pouvoir sauver ou

tout au moins calmer par la pureté de son zèle. Elle eût cherché de même

un vénérable ermite malade pour le soigner, ou un enfant perdu pour le

ramener à sa mère. Elle était un enfant elle-même, et cependant il y

avait en elle une révélation de l'amour maternel; il y avait une foi

naïve, une charité brûlante, une bravoure exaltée.


Elle rêvait et entreprenait ce pèlerinage, comme Jeanne d'Arc avait rêvé

et entrepris la délivrance de sa patrie. Il ne lui venait pas seulement

à l'esprit qu'on pût railler ou blâmer sa résolution; elle ne concevait

pas qu'Amélie, guidée par la voix du sang, et, dans le principe, par les

espérances de l'amour, n'eût pas conçu le même projet, et qu'elle n'eût

pas réussi à l'exécuter. Elle marchait avec rapidité; aucun obstacle ne

l'arrêtait. Le silence de ces grands bois ne portait plus la tristesse

ni l'épouvante dans son âme. Elle voyait la piste des loups sur le

sable, et ne s'inquiétait pas de rencontrer leur troupe affamée. Il lui

semblait qu'elle était poussée par une main divine qui la rendait

invulnérable. Elle qui savait le Tasse par coeur, pour l'avoir chanté

toutes les nuits sur les lagunes, elle s'imaginait marcher à l'abri de

son talisman, comme le généreux Ubalde à la reconnaissance de Renaud à

travers les embûches de la forêt enchantée. Elle marchait svelte et

légère, parmi les ronces et les rochers, le front rayonnant d'une

secrète fierté, et les joues colorées d'une légère rougeur. Jamais elle

n'avait été plus belle à la scène dans les rôles héroïques; et pourtant

elle ne pensait pas plus à la scène en cet instant qu'elle n'avait pensé

à elle-même en montant sur le théâtre.


De temps en temps elle s'arrêtait rêveuse et recueillie.


«Et si je venais à le rencontrer tout à coup, se disait-elle, que lui

dirais-je qui pût le convaincre et le tranquilliser? Je ne sais rien de

ces choses mystérieuses et profondes qui l'agitent. Je les comprends à

travers un voile de poésie qu'on a à peine soulevé devant mes yeux,

éblouis de visions si nouvelles. Il faudrait avoir plus que le zèle et

la charité, il faudrait avoir la science et l'éloquence pour trouver des

paroles dignes d'être écoutées par un homme si supérieur à moi, par un

fou si sage auprès de tous les êtres raisonnables au milieu desquels

j'ai vécu. Allons, Dieu m'inspirera quand le moment sera venu; car pour

moi, j'aurais beau chercher, je me perdrais de plus en plus dans les

ténèbres de mon ignorance. Ah! si j'avais lu beaucoup de livres de

religion et d'histoire, comme le comte Christian et la chanoinesse

Wenceslawa! si je savais par coeur toutes les règles de la dévotion et

toutes les prières de l'Eglise, je trouverais bien à en appliquer

heureusement quelqu'une à la circonstance; mais j'ai à peine compris, à

peine retenu par conséquent quelques phrases du catéchisme, et je ne

sais prier qu'au lutrin. Quelque sensible qu'il soit à la musique, je ne

persuaderai pas ce savant théologien avec une cadence ou avec une phrase

de chant. N'importe! il me semble qu'il y a plus de puissance dans mon

coeur pénétré et résolu, que dans toutes les doctrines étudiées par ses

parents, si bons et si doux, mais indécis et froids comme les

brouillards et les neiges de leur patrie.»





XXXV.



Après bien des détours et des retours dans les inextricables sentiers de

cette forêt jetée sur un terrain montueux et tourmenté, Consuelo se

trouva sur une élévation semée de roches et de ruines qu'il était assez

difficile de distinguer les unes des autres, tant la main de l'homme,

jalouse de celle du temps, y avait été destructive. Ce n'était plus

qu'une montagne de débris, où jadis un village avait été brûlé par

l'ordre du _redoutable aveugle_, le célèbre chef Calixtin Jean Ziska,

dont Albert croyait descendre, et dont il descendait peut-être en effet.

Durant une nuit profonde et lugubre, le farouche et infatigable

capitaine ayant commandé à sa troupe de donner l'assaut à la forteresse

des Géants, alors gardée pour l'Empereur par des Saxons, il avait

entendu murmurer ses soldats, et un entre autres dire non loin de lui:

«Ce maudit aveugle croit que, pour agir, chacun peut, comme lui, se

passer de la lumière.» Là-dessus Ziska, se tournant vers un des quatre

disciples dévoués qui l'accompagnaient partout, guidant son cheval ou

son chariot, et lui rendant compte avec précision de la position

topographique et des mouvements de l'ennemi, il lui avait dit, avec

cette sûreté de mémoire ou cet esprit de divination qui suppléaient en

lui au sens de la vue: «II y a ici près un village?--Oui, père, avait

répondu le conducteur taborite; à ta droite, sur une éminence, en face

de la forteresse.» Alors Ziska avait fait appeler le soldat mécontent

dont le murmure avait fixé son attention: «Enfant, lui avait-il dit, tu

te plains des ténèbres, va-t'en bien vite mettre le feu au village qui

est sur l'éminence, à ma droite; et, à la lueur des flammes, nous

pourrons marcher et combattre.»


L'ordre terrible avait été exécuté. Le village incendié avait éclairé la

marche et l'assaut des Taborites. Le château des Géants avait été

emporté en deux heures, et Ziska en avait pris possession. Le lendemain,

au jour, on remarqua et on lui fit savoir qu'au milieu des décombres du

village, et tout au sommet de la colline qui avait servi de plate-forme

aux soldats pour observer les mouvements de la forteresse, un jeune

chêne, unique dans ces contrées, et déjà robuste, était resté debout et

verdoyant, préservé apparemment de la chaleur des flammes qui montaient

autour de lui par l'eau d'une citerne qui baignait ses racines.


«Je connais bien la citerne, avait répondu Ziska. Dix des nôtres y ont

été jetés par les damnés habitants de ce village, et depuis ce temps la

pierre qui la couvre n'a point été levée. Qu'elle y reste et leur serve

de monument, puisque, aussi bien, nous ne sommes pas de ceux qui croient

les âmes errantes repoussées à la porte des cieux par le patron romain

(Pierre, le porte-clefs, dont ils ont fait un saint), parce que les

cadavres pourrissent dans une terre non bénite par la main des prêtres

de Bélial. Que les os de nos frères reposent en paix dans cette citerne;

leurs âmes sont vivantes. Elles ont déjà revêtu d'autres corps, et ces

martyrs combattent parmi nous, quoique nous ne les connaissions point.

Quant aux habitants du village, ils ont reçu leur paiement; et quant au

chêne, il a bien fait de se moquer de l'incendie: une destinée plus

glorieuse que celle d'abriter des mécréants lui était réservée. Nous

avions besoin d'une potence, et la voici trouvée. Allez-moi chercher ces

vingt moines augustins que nous avons pris hier dans leur couvent, et

qui se font prier pour nous suivre. Courons les pendre haut et court aux

branches de ce brave chêne, à qui cet ornement rendra tout à fait la

santé.»


Aussitôt dit, aussitôt fait. Le chêne, depuis ce temps là, avait été

nommé le _Hussite_, la pierre de la citerne, _Pierre d'épouvante_, et le

village détruit sur la colline abandonnée, _Schreckenstein_.


Consuelo avait déjà entendu raconter dans tous ses détails, par la

baronne Amélie, cette sombre chronique. Mais, comme elle n'en avait

encore aperçu le théâtre que de loin, ou pendant la nuit au moment de

son arrivée au château, elle ne l'eût pas reconnu, si, en jetant les

yeux au-dessous d'elle, elle n'eût vu, au fond du ravin que traversait

la route, les formidables débris du chêne, brisé par la foudre, et

qu'aucun habitant de la campagne, aucun serviteur du château n'avait osé

dépecer ni enlever, une crainte superstitieuse s'attachant encore pour

eux, après plusieurs siècles, à ce monument d'horreur, à ce contemporain

de Jean Ziska.


Les visions et les prédictions d'Albert avaient donné à ce lieu tragique

un caractère plus émouvant encore. Aussi Consuelo, en se trouvant seule

et amenée à l'improviste à la pierre d'épouvante, sur laquelle même elle

venait de s'asseoir, brisée de fatigue, sentit-elle faiblir son courage,

et son coeur se serrer étrangement. Non seulement, au dire d'Albert,

mais à celui de tous les montagnards de la contrée, des apparitions

épouvantables hantaient le Schreckenstein, et en écartaient les

chasseurs assez téméraires pour venir y guetter le gibier. Cette

colline, quoique très-rapprochée du château, était donc souvent le

domicile des loups et des animaux sauvages, qui y trouvaient un refuge

assuré contre les poursuites du baron et de ses limiers. L'impassible

Frédérick ne croyait pas beaucoup, pour son compte, au danger d'y être

assailli par le diable, avec lequel il n'eût pas craint d'ailleurs de se

mesurer corps à corps; mais, superstitieux à sa manière, et dans l'ordre

de ses préoccupations dominantes, il était persuadé qu'une pernicieuse

influence y menaçait ses chiens, et les y atteignait de maladies

inconnues et incurables. Il en avait perdu plusieurs pour les avoir

laissés se désaltérer dans les filets d'eau claire qui s'échappaient des

veines de la colline, et qui provenaient peut-être de la citerne

condamnée, antique tombeau des Hussites. Aussi rappelait-il de toute

l'autorité de son sifflet sa griffonne Pankin ou son _double-nez_

Saphyr, lorsqu'ils s'oubliaient aux alentours du Schreckenstein.


Consuelo, rougissant des accès de pusillanimité qu'elle avait résolu de

combattre, s'imposa de rester un instant sur la pierre fatale, et de ne

s'en éloigner qu'avec la lenteur qui convient à un esprit calme, en ces

sortes d'épreuves. Mais, au moment où elle détournait ses regards du

chêne calciné qu'elle apercevait à deux cents pieds au-dessous d'elle,

pour les reporter sur les objets environnants, elle vit qu'elle n'était

pas seule sur la pierre d'épouvante, et qu'une figure incompréhensible

venait de s'y asseoir à ses côtés, sans annoncer son approche par le

moindre bruit.


C'était une grosse tête ronde et béante, remuant sur un corps

contrefait, grêle et crochu comme une sauterelle, couvert d'un costume

indéfinissable qui n'était d'aucun temps et d'aucun pays, et dont le

délabrement touchait de près à la malpropreté. Cependant cette figure

n'avait d'effrayant que son étrangeté et l'imprévu de son apparition car

elle n'avait rien d'hostile. Un sourire doux et caressant courait sur sa

large bouche, et une expression enfantine adoucissait l'égarement

d'esprit que trahissaient le regard vague et les gestes précipités.

Consuelo, en se voyant seule avec un fou, dans un endroit où personne

assurément ne fût venu lui porter secours, eut véritablement peur,

malgré les révérences multipliées et les rires affectueux que lui

adressait cet insensé. Elle crut devoir lui rendre ses saluts et ses

signes de tête, pour ne pas l'irriter; mais elle se hâta de se lever et

de s'éloigner, toute pâle et toute tremblante.


Le fou ne la poursuivit point, et ne fit rien pour la rappeler; il

grimpa seulement sur la pierre d'épouvante pour la suivre des yeux, et

continua à la saluer de son bonnet en sautillant et en agitant ses bras

et ses jambes, tout en articulant à plusieurs reprises un mot bohème que

Consuelo ne comprit pas. Quand elle se vit à une certaine distance de

lui, elle reprit un peu de courage pour le regarder et l'écouter. Elle

se reprochait déjà d'avoir eu horreur de la présence d'un de ces

malheureux que, dans son coeur, elle plaignait et vengeait des mépris et

de l'abandon des hommes un instant auparavant. «C'est un fou

bienveillant, se dit-elle, c'est peut-être un fou par amour. Il n'a

trouvé de refuge contre l'insensibilité et le dédain que sur cette roche

maudite où nul autre n'oserait habiter, et où les démons et les spectres

sont plus humains pour lui que ses semblables, puisqu'ils ne l'en

chassent pas et ne troublent pas l'enjouement de son humeur. Pauvre

homme! qui ris et folâtres comme un petit enfant, avec une barbe

grisonnante et un dos voûté! Dieu, sans doute, te protège et te bénit

dans ton malheur, puisqu'il ne t'envoie que des pensées riantes, et

qu'il ne t'a point rendu misanthrope et furieux comme tu aurais droit de

l'être!»


Le fou, voyant qu'elle ralentissait sa marche, et paraissant comprendre

son regard bienveillant, se mit à lui parler bohème avec une excessive

volubilité; et sa voix avait une douceur extrême, un charme pénétrant,

qui contrastait avec sa laideur. Consuelo, ne le comprenant pas, songea

qu'elle devait lui donner l'aumône; et, tirant une pièce de monnaie de

sa poche, elle la posa sur une grosse pierre, après avoir élevé le bras

pour la lui montrer et lui désigner l'endroit où elle la déposait. Mais

le fou se mit à rire plus fort en se frottant les mains et en lui disant

en mauvais allemand:


«Inutile, inutile! Zdenko n'a besoin de rien, Zdenko est heureux, bien

heureux! Zdenko a de la consolation, consolation, consolation!»


Puis, comme s'il se fût rappelé un mot qu'il cherchait depuis longtemps,

il s'écria avec un éclat de joie, et intelligiblement, quoiqu'il

prononçât fort mal: «_Consuelo, Consuelo, Consuelo de mi alma!_»


Consuelo s'arrêta stupéfaite, et lui adressant la parole en espagnol:


«Pourquoi m'appelles-tu ainsi? lui cria-t-elle, qui t'a appris ce nom?

Comprends-tu la langue que je te parle?»


A toutes ces questions, dont Consuelo attendit vainement la réponse, le

fou ne fit que sautiller en se frottant les mains comme un homme

enchanté de lui-même; et d'aussi loin qu'elle put saisir les sons de sa

voix, elle lui entendit répéter son nom sur des inflexions différentes,

avec des rires et des exclamations de joie, comme lorsqu'un oiseau

parleur s'essaie à articuler un mot qu'on lui a appris, et qu'il

entrecoupe du gazouillement de son chant naturel.


En reprenant le chemin du château, Consuelo se perdait dans ses

réflexions. «Qui donc, se disait-elle, a trahi le secret de mon

incognito, au point que le premier sauvage que je rencontre dans ces

solitudes me jette mon vrai nom à la tête? Ce fou m'aurait-il vue

quelque part? Ces gens-là voyagent: peut-être a-t-il été en même temps

que moi à Venise.» Elle chercha en vain à se rappeler la figure de tous

les mendiants et de tous les vagabonds qu'elle avait l'habitude de voir

sur les quais et sur la place Saint-Marc, celle du fou de la pierre

d'épouvante ne se présenta point à sa mémoire.


Mais, comme elle repassait le pont-levis, il lui vint à l'esprit un

rapprochement d'idées plus logique et plus intéressant. Elle résolut

d'éclaircir ses soupçons, et se félicita secrètement de n'avoir pas tout

à fait manqué son but dans l'expédition qu'elle venait de tenter.





XXXVI.



Lorsqu'elle se retrouva au milieu de la famille abattue et silencieuse,

elle qui se sentait pleine d'animation et d'espérance, elle se reprocha

la sévérité avec laquelle elle avait accusé secrètement l'apathie de ces

gens profondément affligés. Le comte Christian et la chanoinesse ne

mangèrent presque rien à déjeuner, et le chapelain n'osa pas satisfaire

son appétit; Amélie paraissait en proie à un violent accès d'humeur.

Lorsqu'on se leva de table, le vieux comte s'arrêta un instant devant la

fenêtre, comme pour regarder le chemin sablé de la garenne par où Albert

pouvait revenir, et il secoua tristement la tête comme pour dire: Encore

un jour qui a mal commencé et qui finira de même!


Consuelo s'efforça de les distraire en leur récitant avec ses doigts sur

le clavier quelques-unes des dernières compositions religieuses de

Porpora, qu'ils écoutaient toujours avec une admiration et un intérêt

particuliers. Elle souffrait de les voir si accablés et de ne pouvoir

leur dire qu'elle avait de l'espérance. Mais quand elle vit le comte

reprendre son livre, et la chanoinesse son aiguille, quand elle fut

appelée auprès du métier de cette dernière pour décider si un certain

ornement devait avoir au centre quelques points bleus ou blancs, elle ne

put s'empêcher de reporter son intérêt dominant sur Albert, qui expirait

peut-être de fatigue et d'inanition dans quelque coin de la forêt, sans

savoir retrouver sa route, ou qui reposait peut-être sur quelque froide

pierre, enchaîné par la catalepsie foudroyante, exposé aux loups et aux

serpents, tandis que, sous la main adroite et persévérante de la tendre

Wenceslawa, les fleurs les plus brillantes semblaient éclore par

milliers sur la trame, arrosées parfois d'une larme furtive, mais

stérile.


Aussitôt qu'elle put engager la conversation avec la boudeuse Amélie,

elle lui demanda ce que c'était qu'un fou fort mal fait qui courait le

pays singulièrement vêtu, en riant comme un enfant aux personnes qu'il

rencontrait.


«Eh! c'est Zdenko! répondit Amélie; vous ne l'aviez pas encore aperçu

dans vos promenades? On est sûr de le rencontrer partout, car il

n'habite nulle part.


--Je l'ai vu ce matin pour la première fois, dit Consuelo, et j'ai cru

qu'il était l'hôte attitré du Schreckenstein.


--C'est donc là que vous avez été courir dès l'aurore? Je commence à

croire que vous êtes un peu folle vous-même, ma chère Nina, d'aller

ainsi seule de grand matin dans ces lieux déserts, où vous pourriez

faire de plus mauvaises rencontres que celle de l'inoffensif idiot

Zdenko.


--Être abordée par quelque loup à jeun? reprit Consuelo en souriant; la

carabine du baron votre père doit, ce me semble, couvrir de sa

protection tout le pays.


--Il ne s'agit pas seulement des bêtes sauvages, dit Amélie; le pays

n'est pas si sûr que vous croyez, par rapport aux animaux les plus

méchants de la création, les brigands et les vagabonds. Les guerres qui

viennent de finir ont ruiné assez de familles pour que beaucoup de

mendiants se soient habitués à aller au loin demander l'aumône, le

pistolet à la main. Il y a aussi des nuées de ces Zingari égyptiens,

qu'en France on nous fait l'honneur d'appeler Bohémiens, comme s'ils

étaient originaires de nos montagnes pour les avoir infestées au

commencement de leur apparition en Europe. Ces gens-là, chassés et

rebutés de partout, lâches et obséquieux devant un homme armé,

pourraient bien être audacieux avec une belle fille comme vous; et je

crains que votre goût pour les courses aventureuses ne vous expose plus

qu'il ne convient à une personne aussi raisonnable que ma chère

Porporina affecte de l'être.


--Chère baronne, reprit Consuelo, quoique vous sembliez regarder la dent

du loup comme un mince péril auprès de ceux qui m'attendent, je vous

avouerai que je la craindrais beaucoup plus que celle des Zingari. Ce

sont pour moi d'anciennes connaissances, et, en général, il m'est

difficile d'avoir peur des êtres faibles, pauvres et persécutés. Il me

semble que je saurai toujours dire à ces gens-là ce qui doit m'attirer

leur confiance et leur sympathie; car, si laids, si mal vêtus et si

méprisés qu'ils soient, il m'est impossible de ne pas m'intéresser à eux

particulièrement.


--Brava, ma chère! s'écria Amélie avec une aigreur croissante. Vous

voilà tout à fait arrivée aux beaux sentiments d'Albert pour les

mendiants, les bandits et les aliénés; et je ne serais pas surprise de

vous voir un de ces matins vous promener comme lui, appuyée sur le bras

un peu malpropre et très-mal assuré de l'agréable Zdenko.»


Ces paroles frappèrent Consuelo d'un trait de lumière qu'elle cherchait

depuis le commencement de l'entretien, et qui la consola de l'amertume

de sa compagne.


«Le comte Albert vit donc en bonne intelligence avec Zdenko?

demanda-t-elle avec un air de satisfaction qu'elle ne songea point à

dissimuler.


--C'est son plus intime, son plus précieux ami, répondit Amélie avec un

sourire de dédain. C'est le compagnon de ses promenades, le confident de

ses secrets, le messager, dit-on, de sa correspondance avec le diable.

Zdenko et Albert sont les seuls qui osent aller à toute heure

s'entretenir des choses divines les plus biscornues sur la pierre

d'épouvante. Albert et Zdenko sont les seuls qui ne rougissent point de

s'asseoir sur l'herbe avec les Zingari qui font halte sous nos sapins,

et de partager avec eux la cuisine dégoûtante que préparent ces gens-là

dans leurs écuelles de bois. Ils appellent cela communier, et on peut

dire que c'est communier sous toutes les espèces possibles. Ah! quel

époux! quel amant désirable que mon cousin Albert, lorsqu'il saisira la

main de sa fiancée dans une main qui vient de presser celle d'un Zingaro

pestiféré, pour la porter à cette bouche qui vient de boire le vin du

calice dans la même coupe que Zdenko!


--Tout ceci peut être fort plaisant, dit Consuelo; mais, quant à moi, je

n'y comprends rien du tout.


--C'est que vous n'avez pas de goût pour l'histoire, reprit Amélie, et

que vous n'avez pas bien écouté tout ce que je vous ai raconté des

Hussites et des Protestants, depuis plusieurs jours que je m'égosille à

vous expliquer scientifiquement les énigmes et les pratiques saugrenues

de mon cousin. Ne vous ai-je pas dit que la grande querelle des Hussites

avec l'église romaine était venue à propos de la communion sous les deux

espèces? Le concile de Bâle avait prononcé que c'était une profanation

de donner aux laïques le sang du Christ sous l'espèce du vin, alléguant,

voyez le beau raisonnement! que son corps et son sang étaient également

contenus sous les deux espèces, et que qui mangeait l'un buvait l'autre.

Comprenez-vous?


--Il me semble que les Pères du concile ne se comprenaient pas beaucoup

eux-mêmes. Ils eussent dû dire, pour être dans la logique, que la

communion du vin était inutile; mais profanatoire! pourquoi, si, en

mangeant le pain, on boit aussi le sang?


--C'est que les Hussites avaient une terrible soif de sang, et que les

Pères du concile les voyaient bien venir. Eux aussi avaient soif du sang

de ce peuple; mais, ils voulaient le boire sous l'espèce de l'or.

L'église romaine a toujours été affamée et altérée de ce suc de la vie

des nations, du travail et de la sueur des pauvres. Les pauvres se

révoltèrent, et reprirent leur sueur et leur sang dans les trésors des

abbayes et sur la chape des évêques. Voilà tout le fond de la querelle,

à laquelle vinrent se joindre, comme je vous l'ai dit, le sentiment

d'indépendance nationale et la haine de l'étranger. La dispute de la

communion en fut le symbole. Rome et ses prêtres officiaient dans des

calices d'or et de pierreries; les Hussites affectaient d'officier dans

des vases de bois, pour fronder le luxe de l'Église, et pour simuler la

pauvreté des apôtres. Voilà pourquoi Albert, qui s'est mis dans la

cervelle de se faire Hussite, après que ces détails du passé ont perdu

toute valeur et toute signification; Albert, qui prétend connaître la

vraie doctrine de Jean Huss mieux que Jean Huss lui-même, invente toutes

sortes de communions, et s'en va communiant sur les chemins avec les

mendiants, les païens, et les imbéciles. C'était la manie des Hussites

de communier partout, à toute heure, et avec tout le monde.


--Tout ceci est fort bizarre, répondit Consuelo, et ne peut s'expliquer

pour moi que par un patriotisme exalté, porté jusqu'au délire, je le

confesse, chez le comte Albert. La pensée est peut-être profonde, mais

les formes qu'il y donne me semblent bien puériles pour un homme aussi

sérieux et aussi savant. La véritable communion ne serait-elle pas

plutôt l'aumône? Que signifient de vaines cérémonies passées de mode, et

que ne comprennent certainement pas ceux qu'il y associe?


--Quant à l'aumône, Albert ne s'en fait pas faute; et si on le laissait

aller, il serait bientôt débarrassé de cette richesse que, pour ma part,

je voudrais bien lui voir fondre dans la main de ses mendiants.


--Et pourquoi cela?


--Parce que mon père ne conserverait pas la fatale idée de m'enrichir en

me faisant épouser ce démoniaque. Car il faut que vous le sachiez, ma

chère Porporina, ajouta Amélie avec une intention malicieuse, ma famille

n'a point renoncé à cet agréable dessein. Ces jours derniers, lorsque la

raison de mon cousin brilla comme un rayon fugitif du soleil entre les

nuages, mon père revint à l'assaut avec plus de fermeté que je ne le

croyais capable d'en montrer avec moi. Nous eûmes une querelle assez

vive, dont le résultat parait être qu'on essaiera de vaincre ma

résistance par l'ennui de la séquestration, comme une citadelle qu'on

veut prendre par la famine. Ainsi donc, si je faiblis, si je succombe,

il faudra que j'épouse Albert malgré lui, malgré moi, et malgré une

troisième personne qui fait semblant de ne pas s'en soucier le moins du

monde.


--Nous y voila! répondit Consuelo en riant: j'attendais cette épigramme,

et vous ne m'avez accordé l'honneur de causer avec vous ce matin que

pour y arriver. Je la reçois avec plaisir, parce que je vois dans cette

petite comédie de jalousie un reste d'affection pour le comte Albert

plus vive que vous ne voulez l'avouer.



--Nina! s'écria la jeune baronne avec énergie, si vous croyez voir cela,

vous avez peu de pénétration, et si vous le voyez avec plaisir, vous

avez peu d'affection pour moi. Je suis violente, orgueilleuse peut-être,

mais non dissimulée. Je vous l'ai dit: la préférence qu'Albert vous

accorde m'irrite contre lui, non contre vous. Elle blesse mon

amour-propre, mais elle flatte mon espérance et mon penchant. Elle me

fait désirer qu'il fasse pour vous quelque bonne folie qui me débarrasse

de tout ménagement envers lui, en justifiant cette aversion que j'ai

longtemps combattue, et qu'il m'inspire enfin sans mélange de pitié ni

d'amour.


--Dieu veuille, répondit Consuelo avec douceur, que ceci soit le langage

de la passion, et non celui de la vérité! car ce serait une vérité bien

dure dans la bouche d'une personne bien cruelle!


L'aigreur et l'emportement qu'Amélie laissa percer dans cet entretien

firent peu d'impression sur l'âme généreuse de Consuelo. Elle ne

songeait plus, quelques instants après, qu'à son entreprise; et ce rêve

qu'elle caressait, de ramener Albert à sa famille, jetait une sorte de

joie naïve sur la monotonie de ses occupations. Il lui fallait bien cela

pour échapper à l'ennui qui la menaçait, et qui, étant la maladie la

plus contraire et la plus inconnue jusqu'alors à sa nature active et

laborieuse, lui fût devenu mortel. En effet, lorsqu'elle avait donné à

son élève indocile et inattentive une longue et fastidieuse leçon, il ne

lui restait plus qu'à exercer sa voix et à étudier ses vieux auteurs.

Mais cette consolation, qui ne lui avait jamais manqué, lui était

opiniâtrement disputée. Amélie, avec son oisiveté inquiète, venait à

chaque instant la troubler et l'interrompre par de puériles questions ou

des observations hors de propos. Le reste de la famille était

affreusement morne. Déjà cinq mortels jours s'étaient écoulés sans que

le jeune comte reparût, et chaque journée de cette absence ajoutait à

l'abattement et à la consternation des précédentes.


Dans l'après-midi, Consuelo, errant dans les jardins avec Amélie, vit

Zdenko sur le revers du fossé qui les séparait de la campagne. Il

paraissait occupé à parler tout seul, et, à son ton, on eût dit qu'il se

racontait une histoire. Consuelo arrêta sa compagne, et la pria de lui

traduire ce que disait l'étrange personnage.


«Comment voulez-vous que je vous traduise des rêveries sans suite et

sans signification? dit Amélie en haussant les épaules. Voici ce qu'il

vient de marmotter, si vous tenez à le savoir:


«II y avait une fois une grande montagne toute blanche, toute blanche,

et à côté une grande montagne toute noire, toute noire, et à côté une

grande montagne toute rouge, toute rouge ...»


«Cela vous intéresse-t-il beaucoup?


--Peut-être, si je pouvais savoir la suite. Oh! que ne donnerais-je pas

pour comprendre le bohême! Je veux l'apprendre.


--Ce n'est pas tout à fait aussi facile que l'italien ou l'espagnol;

mais vous êtes si studieuse, que vous en viendrez à bout si vous voulez:

je vous l'enseignerai, si cela peut vous faire plaisir.


--Vous serez un ange. A condition, toutefois, que vous serez plus

patiente comme maîtresse que vous ne l'êtes comme élève. Et maintenant

que dit ce Zdenko?


--Maintenant ce sont ses montagnes qui parlent.


«Pourquoi, montagne rouge, toute rouge, as-tu écrasé la montagne toute

noire? et toi, montagne blanche, toute blanche, pourquoi as-tu laissé

écraser la montagne noire, toute noire?»


Ici Zdenko se mit à chanter avec une voix grêle et cassée, mais d'une

justesse et d'une douceur qui pénétrèrent Consuelo jusqu'au fond de

l'âme. Sa chanson disait:


«Montagnes noires et montagnes blanches, il vous faudra beaucoup d'eau

de la montagne rouge pour laver vos robes:


«Vos robes noires de crimes, et blanches d'oisiveté, vos robes souillées

de mensonges, vos robes éclatantes d'orgueil.


«Les voilà toutes deux lavées, bien lavées; vos robes qui ne voulaient

pas changer de couleur; les voilà usées, bien usées, vos robes qui ne

voulaient pas traîner sur le chemin.


«Voilà toutes les montagnes rouges, bien rouges! Il faudra toute l'eau

du ciel, toute l'eau du ciel, pour les laver.»


--Est-ce une improvisation ou une vieille chanson du pays? demanda

Consuelo à sa compagne.


--Qui peut le savoir? répondit Amélie: Zdenko est un improvisateur

inépuisable ou un rapsode bien savant. Nos paysans aiment passionnément

à l'écouter, et le respectent comme un saint, tenant sa folie pour un

don du ciel plus que pour une disgrâce de la nature. Ils le nourrissent

et le choient, et il ne tiendrait qu'à lui d'être l'homme le mieux logé

et le mieux habillé du pays; car chacun se dispute le plaisir et

l'avantage de l'avoir pour hôte. Il passe pour un porte-bonheur, pour un

présage de fortune. Quand le temps menace, si Zdenko vient à passer, on

dit: Ce ne sera rien; la grêle ne tombera pas ici. Si la récolte est

mauvaise, on prie Zdenko de chanter; et comme il promet toujours des

années d'abondance et de fertilité, on se console du présent dans

l'attente d'un meilleur avenir. Mais Zdenko ne veut demeurer nulle part,

sa nature vagabonde l'emporte au fond des forêts. On ne sait point où il

s'abrite la nuit, où il se réfugie contre le froid et l'orage. Jamais,

depuis dix ans, on ne l'a vu entrer sous un autre toit que celui du

château des Géants, parce qu'il prétend que ses aïeux sont dans toutes

les maisons du pays, et qu'il lui est défendu de se présenter devant

eux. Cependant il suit Albert jusque dans sa chambre, parce qu'il est

aussi dévoué et aussi soumis à Albert que son chien Cynabre. Albert est

le seul mortel qui enchaîne à son gré cette sauvage indépendance, et qui

puisse d'un mot faire cesser son intarissable gaîté, ses éternelles

chansons, et son babil infatigable. Zdenko a eu, dit-on, une fort belle

voix, mais il l'a épuisée à parler, à chanter et à rire. Il n'est guère

plus âgé qu'Albert, quoiqu'il ait l'apparence d'un homme de cinquante

ans. Ils ont été compagnons d'enfance. Dans ce temps-là, Zdenko n'était

qu'à demi fou. Descendant d'une ancienne famille (un de ses ancêtres

figure avec quelque éclat dans la guerre des Hussites), il montrait

assez de mémoire et d'aptitude pour que ses parents, voyant la faiblesse

de son organisation physique, l'eussent destiné au cloître. On l'a vu

longtemps en habit de novice d'un ordre mendiant: mais on ne put jamais

l'astreindre au joug de la règle; et quand on l'envoyait en tournée avec

un des frères de son couvent, et un âne chargé des dons des fidèles, il

laissait là la besace, l'âne et le frère, et s'en allait prendre de

longues vacances au fond des bois. Lorsque Albert entreprit ses voyages,

Zdenko tomba dans un noir chagrin, jeta le froc aux orties, et se fit

tout à fait vagabond. Sa mélancolie se dissipa peu à peu; mais l'espèce

de raison qui avait toujours brillé au milieu de la bizarrerie de son

caractère s'éclipsa tout à fait. Il ne dit plus que des choses

incohérentes, manifesta toutes sortes de manies incompréhensibles, et

devint réellement insensé. Mais comme il resta toujours sobre, chaste et

inoffensif, on peut dire qu'il est idiot plus que fou. Nos paysans

l'appellent l'_innocent_, et rien de plus.


--Tout ce que vous m'apprenez de ce pauvre homme me le rend sympathique,

dit Consuelo; je voudrais bien lui parler. Il sait un peu l'allemand?


--Il le comprend, et il peut le parler tant bien que mal. Mais, comme

tous les paysans bohèmes, il a horreur de cette langue; et plongé

d'ailleurs dans ses rêveries comme le voilà, il est fort douteux qu'il

vous réponde si vous l'interrogez.


--Essayez donc de lui parler dans sa langue, et d'attirer son attention

sur nous, dit Consuelo.»


Amélie appela Zdenko à plusieurs reprises, lui demandant en bohémien

s'il se portait bien, et s'il désirait quelque chose; mais elle ne put

jamais lui faire relever sa tête penchée vers la terre, ni interrompre

un petit jeu qu'il faisait avec trois cailloux, un blanc, un rouge, et

un noir, qu'il poussait l'un contre l'autre en riant, et en se

réjouissant beaucoup chaque fois qu'il les faisait tomber.


«Vous voyez que c'est inutile, dit Amélie. Quand il n'a pas faim, ou

qu'il ne cherche pas Albert, il ne nous parle jamais. Dans l'un ou

l'autre cas, il vient à la porte du château, et s'il n'a que faim, il

reste sur la porte. On lui donne ce qu'il désire, il remercie, et s'en

va. S'il veut voir Albert, il entre, et va frapper à la porte de sa

chambre, qui n'est jamais fermée pour lui, et où il reste des heures

entières, silencieux et tranquille comme un enfant craintif si Albert

travaille, expansif et enjoué si Albert est disposé à l'écouter, jamais

importun, à ce qu'il semble, à mon aimable cousin, et plus heureux en

ceci qu'aucun membre de sa famille.


--Et lorsque le comte Albert devient invisible comme dans ce moment-ci,

par exemple, Zdenko, qui l'aimait si ardemment, Zdenko qui perdit sa

gaîté lorsque le comte entreprit ses voyages, Zdenko, son compagnon

inséparable, reste donc tranquille? il ne montre point d'inquiétude?


--Aucune. Il dit qu'Albert est allé voir le grand Dieu et qu'il

reviendra bientôt. C'est ce qu'il disait lorsque Albert parcourait

l'Europe, et que Zdenzo en avait pris son parti.


--Et vous ne soupçonnez pas, chère Amélie, que Zdenko puisse être mieux

fondé que vous tous à goûter cette sécurité? Vous ne vous êtes jamais

avisés de penser qu'il était dans le secret d'Albert, et qu'il veillait

sur lui dans son délire ou dans sa léthargie?


--Nous y avons bien songé, et on a observé longtemps ses démarches;

mais, comme son patron Albert, il déteste la surveillance; et, plus fin

qu'un renard dépisté par les chiens, il a trompé tous les efforts,

déjoué toutes les ruses, et dérouté toutes les observations. Il semble

aussi qu'il ait, comme Albert, le don de se rendre invisible quand il

lui plaît. Il a quelquefois disparu instantanément aux regards fixés sur

lui, comme s'il eût fendu la terre pour s'y engloutir, ou comme si un

nuage l'eût enveloppé de ses voiles impénétrables. Voilà du moins ce

qu'affîrment nos gens et ma tante Wenceslawa elle-même, qui n'a pas,

malgré toute sa piété, la tête beaucoup plus forte à l'endroit du

pouvoir satanique.


--Mais vous, chère baronne, vous ne pouvez pas croire à ces absurdités?


--Moi, je me range à l'avis de mon oncle Christian. Il pense que si

Albert n'a, dans ses détresses mystérieuses, que le secours et l'appui

de cet insensé, il est fort dangereux de les lui ôter, et qu'on risque,

en observant et en contrariant les démarches de Zdenko, de priver

Albert, durant des heures et des jours entiers, des soins et même des

aliments qu'il peut recevoir de lui. Mais, de grâce, passons outre, ma

chère Nina; en voilà bien assez sur ce chapitre, et cet idiot ne me

cause pas le même intérêt qu'à vous. Je suis fort rebattue de ses romans

et de ses chansons, et sa voix cassée me donne mal à la gorge.


--Je suis étonnée, dit Consuelo en se laissant entraîner par sa

compagne, que cette voix n'ait pas pour vos oreilles un charme

extraordinaire. Tout éteinte qu'elle est, elle me fait plus d'impression

que celle des plus grands chanteurs.


--C'est que vous êtes blasée sur les belles choses, et que la nouveauté

vous amuse.


--Cette langue qu'il chante est d'une singulière douceur, reprit

Consuelo, et la monotonie de ses mélodies n'est pas ce que vous croyez:

ce sont, au contraire, des idées bien suaves et bien originales.


--Pas pour moi, qui en suis obsédée, repartit Amélie; j'ai pris dans les

commencements quelque intérêt aux paroles, pensant avec les gens du pays

que c'étaient d'anciens chants nationaux fort curieux sous le rapport

historique; mais comme il ne les dit jamais deux fois de la même

manière, je suis persuadée que ce sont des improvisations, et je me suis

bien vite convaincue que cela ne valait pas la peine d'être écouté, bien

que nos montagnards s'imaginent y trouver à leur gré un sens

symbolique.»


Dès que Consuelo put se débarrasser d'Amélie, elle courut au jardin, et

retrouva Zdenko à la même place, sur le revers du fossé, absorbé dans le

même jeu. Certaine que ce malheureux avait des relations cachées avec

Albert, elle était entrée furtivement dans l'office, et y avait dérobé

un gâteau de miel et de fleur de farine, pétri avec soin des propres

mains de la chanoinesse. Elle se souvenait d'avoir vu Albert, qui

mangeait fort peu, montrer machinalement de la préférence pour ce mets

que sa tante confectionnait toujours pour lui avec le plus grand soin.

Elle l'enveloppa dans un mouchoir blanc, et, voulant le jeter à Zdenko

par dessus le fossé, elle se hasarda à l'appeler. Mais comme il ne

paraissait pas vouloir l'écouter, elle se souvint de la vivacité avec

laquelle il lui avait dit son nom, et elle le prononça d'abord en

allemand. Zdenko sembla l'entendre; mais il était mélancolique dans ce

moment-là, et, sans la regarder, il répéta en allemand, en secouant la

tête et en soupirant: Consolation! consolation! comme s'il eût voulu

dire: Je n'espère plus de consolation.


«Consuelo!» dit alors la jeune fille pour voir si son nom espagnol

réveillerait la joie qu'il avait montrée le matin en le prononçant.


Aussitôt Zdenko abandonna ses cailloux, et se mit à sauter et à gambader

sur le bord du fossé, en faisant voler son bonnet par-dessus sa tête, et

en étendant les bras vers elle, avec des paroles bohêmes très-animées,

et un visage rayonnant de plaisir et d'affection.


«Albert!» lui cria de nouveau Consuelo en lui jetant le gâteau.


Zdenko le ramassa en riant, et ne déploya pas le mouchoir; mais il

disait beaucoup de choses que Consuelo était désespérée de ne pas

comprendre. Elle écouta particulièrement et s'attacha, à retenir une

phrase qu'il répéta plusieurs fois en la saluant; son oreille musicale

l'aida à en saisir la prononciation exacte; et dès qu'elle eut perdu

Zdenko de vue, qui s'enfuyait à toutes jambes, elle l'écrivit sur son

carnet, en l'orthographiant à la vénitienne, et se réservant d'en

demander le sens à Amélie. Mais, avant de quitter Zdenko, elle voulut

lui donner encore quelque chose qui témoignât à Albert l'intérêt qu'elle

lui portait, d'une manière plus délicate; et, ayant rappelé le fou, qui

revint, docile à sa voix, elle lui jeta un bouquet de fleurs qu'elle

avait cueilli dans la serre une heure auparavant, et qui était encore

frais et parfumé à sa ceinture. Zdenko le ramassa, répéta son salut,

renouvela ses exclamations et ses gambades, et, s'enfonçant dans des

buissons épais où un lièvre eût seul semblé pouvoir se frayer un

passage, il y disparut tout entier. Consuelo suivit des yeux sa course

rapide pendant quelques instants, en voyant le haut des branches

s'agiter dans la direction du sud-est. Mais un léger vent qui s'éleva

rendit cette observation inutile, en agitant toutes les branches du

taillis; et Consuelo rentra, plus que jamais attachée à la poursuite de

son dessein.





XXXVII.



Lorsque Amélie fut appelée à traduire la phrase que Consuelo avait

écrite sur son carnet et gravée dans sa mémoire, elle dit qu'elle ne la

comprenait pas du tout, quoiqu'elle pût la traduire littéralement par

ces mots:


_Que celui à qui on a fait tort te salue._


«Peut-être, ajouta-t-elle, veut-il parler d'Albert, ou de lui-même, en

disant qu'on leur a fait tort en les taxant de folie, eux qui se croient

les seuls hommes raisonnables qu'il y ait sur la terre: Mais à quoi bon

chercher le sens des discours d'un insensé? Ce Zdenko occupe beaucoup

plus votre imagination qu'il ne mérite.


--C'est la croyance du peuple dans tous les pays, répondit Consuelo,

d'attribuer aux fous une sorte de lumière supérieure à celle que

perçoivent les esprits positifs et froids. J'ai le droit de conserver

les préjugés de ma classe, et je ne puis jamais croire qu'un fou parle

au hasard en disant des paroles qui nous paraissent inintelligibles.


--Voyons, dit Amélie, si le chapelain, qui est très versé dans toutes

les formules anciennes et nouvelles dont se servent nos paysans,

connaîtra celle-ci.»


Et, courant vers le bonhomme, elle lui demanda l'explication de la

phrase de Zdenko.


Mais ces paroles obscures parurent frapper le chapelain d'une affreuse

lumière.


«Dieu vivant! s'écria-t-il en pâlissant, où donc votre seigneurie

a-t-elle entendu un semblable blasphème?


--Si c'en est un, je ne le devine pas, répondit Amélie en riant, et

c'est pour cela que j'en attends de vous la traduction.


--Mot à mot, c'est bien, en bon allemand, ce que vous venez de dire,

madame, c'est bien «_Que celui à qui on a fait tort te salue_;» mais si

vous voulez en savoir le sens (et j'ose à peine le prononcer), c'est,

dans la pensée de l'idolâtre qui le prononce, «_que le diable soit avec

toi!_»


--En d'autres termes, reprit Amélie en riant plus fort: «_Va au

diable!_» Eh bien! c'est un joli compliment, et voilà ce qu'on gagne, ma

chère Nina, à causer avec les fous. Vous ne pensiez pas que Zdenko, avec

un sourire si affable et des grimaces si enjouées, vous adressait un

souhait aussi peu galant.


--Zdenko? s'écria le chapelain. Ah! c'est ce malheureux idiot qui se

sert de pareilles formules? A la bonne heure! je tremblais que ce ne fût

quelque autre ... et j'avais tort; cela ne pouvait sortir que de cette

tête farcie des abominations de l'antique hérésie! Où prend-il ces

choses à peu près inconnues et oubliées aujourd'hui? L'esprit du mal

peut seul les lui suggérer.


--Mais c'est tout simplement un fort vilain jurement dont le peuple se

sert dans toutes les langues, repartit Amélie; et les catholiques ne

s'en font pas plus faute que les autres.


--Ne croyez pas cela, baronne, dit le chapelain. Ce n'est pas une

malédiction dans l'esprit égaré de celui qui s'en sert, c'est un hommage

et une bénédiction, au contraire; et là est le crime. Cette abomination

vient des Lollards, secte détestable qui engendra celle des Vaudois,

laquelle engendra celle des Hussites....


--Laquelle en engendra bien d'autres! dit Amélie en prenant un air grave

pour se moquer du bon prêtre. Mais, voyons, monsieur le chapelain,

expliquez-nous donc comment ce peut être un compliment que de

recommander son prochain au diable?


--C'est que, dans la croyance des Lollards, Satan n'était pas l'ennemi

du genre humain, mais au contraire son protecteur et son patron. Ils le

disaient victime de l'injustice et de la jalousie. Selon eux, l'archange

Michel et les autres puissances célestes qui l'avaient précipité dans

l'abîme étaient de véritables démons, tandis que Lucifer, Belzébuth,

Astaroth, Aslarté, et tous les monstres de l'enfer étaient l'innocence

et la lumière même. Ils croyaient que le règne de Michel et de sa

glorieuse milice finirait bientôt, et que le diable serait réhabilité et

réintégré dans le ciel avec sa phalange maudite. Enfin ils lui rendaient

un culte impie, et s'abordaient les uns les autres en se disant: Que

celui à _qui on a fait tort_, c'est-à-dire celui qu'on a méconnu et

condamné injustement, _te salue_, c'est-à-dire, te protège et t'assiste.


--Eh bien, dit Amélie en riant aux éclats, voilà ma chère Nina sous des

auspices bien favorables, et je ne serais pas étonnée qu'il fallût

bientôt en venir avec elle à des exorcismes pour détruire l'effet des

incantations de Zdenko.»


Consuelo fut un peu émue de cette plaisanterie. Elle n'était pas bien

sûre que le diable fût une chimère, et l'enfer une fable poétique. Elle

eût été portée à prendre au sérieux l'indignation et la frayeur du

chapelain, si celui-ci, scandalisé des rires d'Amélie, n'eût été, en ce

moment, parfaitement ridicule. Interdite, troublée dans toutes les

croyances de son enfance par cette lutte où elle se voyait lancée, entre

la superstition des uns et l'incrédulité des autres, Consuelo eut, ce

soir-là, beaucoup de peine à dire ses prières. Elle cherchait le sens de

toutes ces formules de dévotion qu'elle avait acceptées jusque-là sans

examen, et qui ne satisfaisaient plus son esprit alarmé. «A ce que j'ai

pu voir, pensait-elle, il y a deux sortes de dévotions à Venise. Celle

des moines, des nonnes, et du peuple, qui va trop loin peut-être; car

elle accepte, avec les mystères de la religion, toutes sortes de

superstitions accessoires, l'_Orco_ (le diable des lagunes), les

sorcières de Malamocco, les chercheuses d'or, l'horoscope, et les voeux

aux saints pour la réussite des desseins les moins pieux et parfois les

moins honnêtes: celle du haut clergé et du beau monde, qui n'est qu'un

simulacre; car ces gens-là vont à l'église comme au théâtre, pour

entendre la musique et se montrer; ils rient de tout, et n'examinent

rien dans la religion, pensant que rien n'y est sérieux, que rien n'y

oblige la conscience, et que tout est affaire de forme et d'usage.

Anzoleto n'était pas religieux le moins du monde; c'était un de mes

chagrins, et j'avais raison d'être effrayée de son incrédulité. Mon

maître Porpora ... que croyait-il? je l'ignore. Il ne s'expliquait point

là-dessus, et cependant il m'a parlé de Dieu et des choses divines dans

le moment le plus douloureux et le plus solennel de ma vie. Mais quoique

ses paroles m'aient beaucoup frappée, elles n'ont laissé en moi que de

la terreur et de l'incertitude. Il semblait qu'il crût à un Dieu jaloux

et absolu, qui n'envoyait le génie et l'inspiration qu'aux êtres isolés

par leur orgueil des peines et des joies de leurs semblables. Mon coeur

désavoue cette religion sauvage, et ne peut aimer un Dieu qui me défend

d'aimer. Quel est donc le vrai Dieu? Qui me l'enseignera? Ma pauvre mère

était croyante; mais de combien d'idolâtries puériles son culte était

mêlé! Que croire et que penser? Dirai-je, comme l'insouciante Amélie,

que la raison est le seul Dieu? Mais elle ne connaît même pas ce

Dieu-là, et ne peut me l'enseigner; car il n'est pas de personne moins

raisonnable qu'elle. Peut-on vivre sans religion? Alors pourquoi vivre?

En vue de quoi travaillerais-je? en vue de quoi aurais-je de la pitié,

du courage, de la générosité, de la conscience et de la droiture, moi

qui suis seule dans l'univers, s'il n'est point dans l'univers un Être

suprême, intelligent et plein d'amour, qui me juge, qui m'approuve, qui

m'aide, me préserve et me bénisse? Quelles forces, quels enivrements

puisent-ils dans la vie, ceux qui peuvent se passer d'un espoir et d'un

amour au-dessus de toutes les illusions et de toutes les vicissitudes

humaines?


«Maître suprême! s'écria-t-elle dans son coeur, oubliant les formules de

sa prière accoutumée, enseigne-moi ce que je dois faire. Amour suprême!

enseigne-moi ce que je dois aimer. Science suprême! enseigne-moi ce que

je dois croire.»


En priant et en méditant de la sorte, elle oublia l'heure qui

s'écoulait, et il était plus de minuit lorsque avant de se mettre au

lit, elle jeta un coup d'oeil sur la campagne éclairée par la lune. La

vue qu'on découvrait de sa fenêtre était peu étendue, à cause des

montagnes environnantes, mais extrêmement pittoresque. Un torrent

coulait au fond d'une vallée étroite et sinueuse, doucement ondulée en

prairies sur la base des collines inégales qui fermaient l'horizon,

s'entr'ouvrant çà et là pour laisser apercevoir derrière elles d'autres

gorges et d'autres montagnes plus escarpées et toutes couvertes de noirs

sapins. La clarté de la lune à son déclin se glissait derrière les

principaux plans de ce paysage triste et vigoureux, où tout était

sombre, la verdure vivace, l'eau encaissée, les roches couvertes de

mousse et de lierre.


Tandis que Consuelo comparait ce pays à tous ceux qu'elle avait

parcourus dans son enfance, elle fut frappée d'une idée qui ne lui était

pas encore venue; c'est que cette nature qu'elle avait sous les yeux

n'avait pas un aspect nouveau pour elle, soit qu'elle eût traversé

autrefois cette partie de la Bohême, soit qu'elle eût vu ailleurs des

lieux très-analogues. «Nous avons tant voyagé, ma mère et moi, se

disait-elle, qu'il n'y aurait rien d'étonnant à ce que je fusse déjà

venue de ce côté-ci. J'ai un souvenir distinct de Dresde et de Vienne.

Nous avons bien pu traverser la Bohême pour aller d'une de ces capitales

à l'autre. Il serait étrange cependant que nous eussions reçu

l'hospitalité dans quelque grange du château où me voici logée comme une

demoiselle d'importance; ou bien que nous eussions gagné, en chantant,

un morceau de pain à la porte de quelqu'une de ces cabanes où Zdenko

tend la main et chante ses vieilles chansons; Zdenko, l'artiste

vagabond, qui est mon égal et mon confrère, bien qu'il n'y paraisse

plus!»


En ce moment, ses regards se portèrent sur le Schreckenstein, dont on

apercevait le sommet au-dessus d'une éminence plus rapprochée, et il lui

sembla que cette place sinistre était couronnée d'une lueur rougeâtre

qui teignait faiblement l'azur transparent du ciel. Elle y porta toute

son attention, et vit cette clarté indécise augmenter, s'éteindre et

reparaître, jusqu'à ce qu'enfin elle devint si nette et si intense,

qu'elle ne put l'attribuer à une illusion de ses sens. Que ce fût la

retraite passagère d'une bande de Zingari, ou le repaire de quelque

brigand, il n'en était pas moins certain que le Schreckenstein était

occupé en ce moment par des êtres vivants; et Consuelo, après sa prière

naïve et fervente au Dieu de vérité, n'était plus disposée du tout à

croire à l'existence des êtres fantastiques et malfaisants dont la

chronique populaire peuplait la montagne. Mais n'était-ce pas plutôt

Zdenko qui allumait ce feu pour se soustraire au froid de la nuit? Et si

c'était Zdenko, n'était-ce pas pour réchauffer Albert que les branches

desséchées de la forêt brûlaient en ce moment? Ou avait vu souvent cette

lueur sur le Schreckenstein; on en parlait avec effroi, on l'attribuait

à quelque fait surnaturel. On avait dit mille fois qu'elle émanait du

tronc enchanté du vieux chêne de Ziska. Mais le _Hussite_ n'existait

plus; du moins il gisait au fond du ravin, et la clarté rouge brillait

encore à la cime du mont. Comment ce phare mystérieux n'appelait-il pas

les recherches vers cette retraite présumée d'Albert?


«O apathie des âmes dévotes! pensa Consuelo; tu es un bienfait de la

Providence, ou une infirmité des natures incomplètes?» Elle se demanda

en même temps si elle aurait le courage d'aller seule, à cette heure, au

Schreckenstein, et elle se répondit que, guidée par la charité, elle

l'aurait certainement. Mais elle pouvait se flatter un peu gratuitement

à cet égard; car la clôture sévère du château ne lui laissait aucune

chance d'exécuter ce dessein.


Dès le matin, elle s'éveilla pleine de zèle, et courut au

Schreckenstein. Tout y était silencieux et désert. L'herbe ne paraissait

pas foulée autour de la pierre d'Épouvante. Il n'y avait aucune trace de

feu, aucun vestige de la présence des fioles de la nuit. Elle parcourut

la montagne dans tous les sens, et n'y trouva aucun indice. Elle appela

Zdenko de tous côtés: elle essaya de siffler pour voir si elle

éveillerait les aboiements de Cynabre; elle se nomma à plusieurs

reprises; elle prononça le nom de Consolation dans toutes les langues

qu'elle savait: elle chanta quelques phrases de son cantique espagnol,

et même de l'air bohémien de Zdenko, qu'elle avait parfaitement retenu.

Rien ne lui répondit. Le craquement des lichens desséchés sous ses

pieds, et le murmure des eaux mystérieuses qui couraient sous les

rochers, furent les seuls bruits qui lui répondirent.


Fatiguée de cette inutile exploration, elle allait se retirer après

avoir pris un instant de repos sur la pierre, lorsqu'elle vit à ses

pieds une feuille de rose froissée et flétrie. Elle la ramassa, la

déplia, et s'assura bien que ce ne pouvait être qu'une feuille du

bouquet qu'elle avait jeté à Zdenko; car la montagne ne produisait pas

de roses sauvages, et d'ailleurs ce n'était pas la saison. Il n'y en

avait encore que dans la serre du château. Ce faible indice la consola

de l'apparente inutilité de sa promenade, et la laissa de plus en plus

persuadée que c'était au Sehreckenstein qu'il fallait espérer de

découvrir Albert.


Mais dans quel antre de cette montagne impénétrable était-il donc caché?

il n'y était donc pas à toute heure, ou bien il était plongé, en ce

moment, dans un accès d'insensibilité cataleptique; ou bien encore

Consuelo s'était trompée en attribuant à sa voix quelque pouvoir sur

lui, et l'exaltation qu'il lui avait montrée n'était qu'un accès de

folie qui n'avait laissé aucune trace dans sa mémoire. Il la voyait, il

l'entendait peut-être maintenant, et il se riait de ses efforts, et il

méprisait ses inutiles avances.


A cette dernière pensée, Consuelo sentit une rougeur brûlante monter à

ses joues, et elle quitta précipitamment le Schreckenstein en se

promettant presque de n'y plus revenir. Cependant elle y laissa un petit

panier de fruits qu'elle avait apporté.


Mais le lendemain, elle trouva le panier à la même place; on n'y avait

pas touché. Les feuilles qui recouvraient les fruits n'avaient pas même

été dérangées par un mouvement de curiosité. Son offrande avait été

dédaignée, ou bien ni Albert ni Zdenko n'étaient venus par là; et

pourtant la lueur rouge d'un feu de sapin avait brillé encore durant

cette nuit sur le sommet de la montagne.


Consuelo avait veillé jusqu'au jour pour observer cette particularité.

Elle avait vu plusieurs fois la clarté décroître et se ranimer, comme si

une main vigilante l'eût entretenue. Personne n'avait vu de Zingali dans

les environs. Aucun étranger n'avait été signalé sur les sentiers de la

forêt; et tous les paysans que Consuelo interrogeait sur le phénomène

lumineux de la pierre d'Épouvante, lui répondaient en mauvais allemand,

qu'il ne faisait pas bon d'approfondir ces choses-là, et qu'il ne

fallait pas se mêler des affaires de l'autre monde.


Cependant, il y avait déjà neuf jours qu'Albert avait disparu. C'était

la plus longue absence de ce genre qu'il eût encore faite, et cette

prolongation, jointe aux sinistres présages qui avaient annoncé

l'avènement de sa trentième année, n'était pas propre à ranimer les

espérances de la famille. On commençait enfin à s'agiter; le comte

Christian soupirait à toute heure d'une façon lamentable; le baron

allait à la chasse sans songer à rien tuer; le chapelain faisait des

prières extraordinaires; Amélie n'osait plus rire ni causer, et la

chanoinesse, pâle et affaiblie, distraite des soins domestiques, et

oublieuse de son ouvrage en tapisserie, égrenait son chapelet du matin

au soir, entretenait de petites bougies devant l'image de la Vierge, et

semblait plus voûtée d'un pied qu'à son ordinaire.


Consuelo se hasarda à proposer une grande et scrupuleuse exploration du

Schreckenstein, avoua les recherches qu'elle y avait faites, et confia

en particulier à la chanoinesse la circonstance de la feuille de rose,

et le soin qu'elle avait mis à examiner toute la nuit le sommet lumineux

de la montagne. Mais les dispositions que voulait prendre Wenceslawa

pour cette exploration, firent bientôt repentir Consuelo de son

épanchement. La chanoinesse voulait qu'on s'assurât de la personne de

Zdenko, qu'on l'effrayât par des menaces, qu'on fît armer cinquante

hommes de torches et de fusils, enfin que le chapelain prononçât sur la

pierre fatale ses plus terribles exorcismes, tandis que le baron, suivi

de Hanz, et de ses plus courageux acolytes, ferait en règle, au milieu

de la nuit, le siège du Schreckenstein. C'était le vrai moyen de porter

Albert à la folie la plus extrême, et peut-être à la fureur, que de lui

procurer une surprise de ce genre; et Consuelo obtint, à force de

représentations et de prières, que Wenceslawa n'agirait point et

n'entreprendrait rien sans son avis. Or, voici quel parti elle lui

proposa en définitive: ce fut de sortir du château la nuit suivante, et

d'aller seule avec la chanoinesse, en se faisant suivre à distance de

Hanz et du chapelain seulement, examiner de près le feu du

Schreckenstein. Mais cette résolution se trouva au-dessus des forces de

la chanoinesse. Elle était persuadée que le Sabbat officiait sur la

pierre d'Épouvante, et tout ce que Consuelo put obtenir fut qu'on lui

ouvrirait les portes à minuit et que le baron et quelques autres

personnes de bonne volonté la suivraient sans armes et dans le plus

grand silence. Il fut convenu qu'on cacherait cette tentative au comte

Christian, dont le grand âge et la santé affaiblie ne pourraient se

prêter à une pareille course durant la nuit froide et malsaine, et qui

cependant voudrait s'y associer s'il en avait connaissance.


Tout fut exécuté ainsi que Consuelo l'avait désiré. Le baron, le

chapelain et Hanz l'accompagnèrent. Elle s'avança seule, à cent pas de

son escorte, et monta sur le Schreckenstein avec un courage digne de

Bradamante. Mais à mesure qu'elle approchait, la lueur qui lui

paraissait sortir en rayonnant des fissures de la roche culminante

s'éteignit peu à peu, et lorsqu'elle y fut arrivée, une profonde

obscurité enveloppait la montagne du sommet à la base. Un profond

silence et l'horreur de la solitude régnaient partout. Elle appela

Zdenko, Cynabre, et même Albert, quoiqu'en tremblant. Tout fut muet, et

l'écho seul lui renvoya le son de sa voix mal assurée.


Elle revint découragée vers ses guides. Ils vantèrent beaucoup son

courage, et osèrent, après elle, explorer encore les lieux qu'elle

venait de quitter, mais sans succès; et tous rentrèrent en silence au

château, où la chanoinesse, qui les attendait sur le seuil, vit, à leur

récit, évanouir sa dernière espérance.





XXXVIII.



Consuelo, après avoir reçu les remercîments et le baiser que la bonne

Wenceslawa, toute triste, lui donna au front, reprit le chemin de sa

chambre avec précaution, pour ne point réveiller Amélie, à qui on avait

caché l'entreprise. Elle demeurait au premier étage, tandis que la

chambre de la chanoinesse était au rez-de-chaussée. Mais en montant

l'escalier, elle laissa tomber son flambeau, qui s'éteignit avant

qu'elle eût pu le ramasser. Elle pensa pouvoir s'en passer pour

retrouver son chemin, d'autant plus que le jour commençait à poindre;

mais, soit que son esprit fût préoccupé étrangement, soit que son

courage, après un effort au-dessus de son sexe, vînt à l'abandonner tout

à coup, elle se troubla au point que, parvenue à l'étage qu'elle

habitait, elle ne s'y arrêta pas, continua de monter jusqu'à l'étage

supérieur, et entra dans le corridor qui conduisait à la chambre

d'Albert, située presque au-dessus de la sienne; mais elle s'arrêta

glacée d'effroi à l'entrée de cette galerie, en voyant une ombre grêle

et noire se dessiner devant elle, glisser comme si ses pieds n'eussent

pas touché le carreau, et entrer dans cette chambre vers laquelle

Consuelo se dirigeait, pensant que c'était la sienne. Elle eut, au

milieu de sa frayeur, assez de présence d'esprit pour examiner cette

figure, et pour voir rapidement dans le vague du crépuscule qu'elle

avait la forme et l'accoutrement de Zdenko. Mais qu'allait-il faire dans

la chambre de Consuelo à une pareille heure, et de quel message était-il

chargé pour elle? Elle ne se sentit point disposée à affronter ce

tête-à-tête, et redescendit pour chercher la chanoinesse. Ce fut après

avoir descendu un étage qu'elle reconnut son corridor, la porte de sa

chambre, et s'aperçut que c'était dans celle d'Albert qu'elle venait de

voir entrer Zdenko.


Alors mille conjectures se présentèrent à son esprit redevenu calme et

attentif. Comment l'idiot pouvait-il pénétrer la nuit dans ce château si

bien fermé, si bien examiné chaque soir par la chanoinesse et les

domestiques? Cette apparition de Zdenko la confirmait dans l'idée

qu'elle avait toujours eue que le château avait une secrète issue et

peut-être une communication souterraine avec le Schreckenstein. Elle

courut frapper à la porte de la chanoinesse, qui déjà s'était barricadée

dans son austère cellule, et qui fit un grand cri en la voyant paraître

sans lumière et un peu pâle.


«Tranquillisez-vous, chère madame, lui dit la jeune fille; c'est un

nouvel événement assez bizarre, mais qui n'a rien d'effrayant: je viens

de voir Zdenko entrer dans la chambre du comte Albert.»


--Zdenko! mais vous rêvez, ma chère enfant; par où serait-il entré? J'ai

fermé toutes les portes avec le même soin qu'à l'ordinaire, et pendant

tout le temps de votre course au Schreckenstein, je n'ai pas cessé de

faire bonne garde; le pont a été levé, et quand vous l'avez passé pour

rentrer, je suis restée la dernière pour le faire relever.


--Quoi qu'il en soit, Madame, Zdenko est dans la chambre du comte

Albert. Il ne tient qu'à vous de venir vous en convaincre.


--J'y vais sur-le-champ, répondit la chanoinesse, et l'en chasser comme

il le mérite. Il faut que ce misérable y soit entré pendant le jour.

Mais quels desseins l'amènent ici? Sans doute il cherche Albert, ou il

vient l'attendre; preuve, ma pauvre enfant, qu'il ne sait pas plus que

nous où il est!


--Eh bien, allons toujours l'interroger, dit Consuelo.


--Un instant, un instant! dit la chanoinesse qui, au moment de se mettre

au lit, avait ôté deux de ses jupes, et qui se croyait trop légèrement

vêtue, n'en ayant plus que trois; je ne puis pas me présenter ainsi

devant un homme, ma chère. Allez chercher le chapelain ou mon frère le

baron, le premier que vous rencontrerez ... Nous ne pouvons nous exposer

seules vis-à-vis de cet homme en démence ... Mais j'y songe! une jeune

personne comme vous, ne peut aller frapper à la porte de ces

messieurs ... Allons, allons, je me dépêche; dans un petit instant je

serai prête.


Et elle se mit à refaire sa toilette avec d'autant plus de lenteur

qu'elle voulait se dépêcher davantage, et que, dérangée dans ses

habitudes régulières comme elle ne l'avait pas été depuis longtemps,

elle avait tout à fait perdu la tête. Consuelo, impatiente d'un retard

pendant lequel Zdenko pouvait sortir de la chambre d'Albert et se cacher

dans le château sans qu'il fût possible de l'y découvrir, retrouva toute

son énergie.


«Chère Madame, dit-elle en allumant un flambeau, occupez-vous d'appeler

ces messieurs; moi, je vais voir si Zdenko ne nous échappe pas.»


Elle monta précipitamment les deux étages, et ouvrit d'une main

courageuse la porte d'Albert qui céda sans résistance; mais elle trouva

la chambre déserte. Elle pénétra dans un cabinet voisin, souleva tous

les rideaux, se hasarda même à regarder sous le lit et derrière tous les

meubles. Zdenko n'y était plus, et n'y avait laissé aucune trace de son

entrée.


«Plus personne!» dit-elle à la chanoinesse qui venait clopin-clopant,

accompagnée de Hanz et du chapelain: le baron était déjà couché et

endormi; il avait été impossible de le réveiller.


«Je commence à craindre, dit le chapelain un peu mécontent de la

nouvelle alerte qu'on venait de lui donner, que la signora Porporina ne

soit la dupe de ses propres illusions ...»


--Non, monsieur le chapelain, répondit vivement Consuelo, personne ici

n'en a moins que moi.


--Et personne n'a plus de force et de dévouement, c'est la vérité,

reprit le bonhomme; mais dans votre ardente espérance, vous croyez,

signora, voir des indices où il n'y en a malheureusement point.


--Mon père, dit la chanoinesse, la Porporina est brave comme un lion, et

sage comme un docteur. Si elle a vu Zdenko, Zdenko est venu ici. Il faut

le chercher dans toute la maison; et comme tout est bien fermé, Dieu

merci, il ne peut nous échapper.»


On réveilla les autres domestiques, et on chercha de tous côtés. Il n'y

eut pas une armoire qui ne fût ouverte, un meuble qui ne fût dérangé. On

remua jusqu'au fourrage des immenses greniers. Hanz eut la naïveté do

chercher jusque dans les larges bottes du baron. Zdenko ne s'y trouva

pas plus qu'ailleurs. On commença à croire que Consuelo avait rêvé; mais

elle demeura plus persuadée que jamais qu'il fallait trouver l'issue

mystérieuse du château, et elle résolut de porter à cette découverte

toute la persévérance de sa volonté. A peine eut-elle pris quelques

heures de repos qu'elle commença son examen. Le bâtiment qu'elle

habitait (le même où se trouvait l'appartement d'Albert) était appuyé et

comme adossé à la colline. Albert lui-même avait choisi et fait arranger

son logement dans cette situation pittoresque qui lui permettait de

jouir d'un beau point de vue vers le sud, et d'avoir du côté du levant

un joli petit parterre en terrasse, de plain-pied avec son cabinet de

travail. Il avait le goût des fleurs, et en cultivait d'assez rares sur

ce carré de terres rapportées au sommet stérile de l'éminence. La

terrasse était entourée d'un mur à hauteur d'appui, en larges pierres de

taille, assis sur des rocs escarpés, et de ce belvédère fleuri on

dominait le précipice de l'autre versant et une partie du vaste horizon

dentelé du Boehmerwald. Consuelo, qui n'avait pas encore pénétré dans ce

lieu, en admira la belle position et l'arrangement pittoresque; puis

elle se fit expliquer par le chapelain à quel usage était destinée cette

terrasse avant que le château eût été transformé, de forteresse, en

résidence seigneuriale.


«C'était, lui dit-il, un ancien bastion, une sorte de terrasse

fortifiée, d'où la garnison pouvait observer les mouvements des troupes

dans la vallée et sur les flancs des montagnes environnantes. Il n'est

point de brèche offrant un passage qu'on ne puisse découvrir d'ici.

Autrefois une haute muraille, avec des jours pratiqués de tous côtés,

environnait cette plate-forme, et défendait les occupants contre les

flèches ou les balles de l'ennemi.


--Et qu'est-ce que ceci? demanda Consuelo en s'approchant d'une citerne

située au centre du parterre, et dans laquelle on descendait par un

petit escalier rapide et tournant.


--C'est une citerne qui fournissait toujours et en abondance une eau de

roche excellente aux assiégés; ressource inappréciable pour un château

fort!


--Cette eau est donc bonne à boire? dit Consuelo en examinant l'eau

verdâtre et mousseuse de la citerne. Elle me paraît bien trouble.


--Elle n'est plus bonne maintenant, ou du moins elle ne l'est pas

toujours, et le comte Albert n'en fait usage que pour arroser ses

fleurs. Il faut vous dire qu'il se passe depuis deux ans dans cette

fontaine un phénomène bien extraordinaire. La source, car c'en est une,

dont le jaillissement est plus ou moins voisin dans le coeur de la

montagne, est devenue intermittente. Pendant des semaines entières le

niveau s'abaisse extraordinairement, et le comte Albert fait monter, par

Zdenko, de l'eau du puits de la grande cour pour arroser ses plantes

chéries. Et puis, tout à coup, dans l'espace d'une nuit, et quelquefois

même d'une heure, cette citerne se remplit d'une eau tiède, trouble

comme vous la voyez. Quelquefois elle se vide rapidement; d'autres fois

l'eau séjourne assez longtemps et s'épure peu à peu, jusqu'à devenir

froide et limpide comme du cristal de roche. Il faut qu'il se soit passé

cette nuit un phénomène de ce genre; car, hier encore, j'ai vu la

citerne claire et bien pleine, et je la vois en ce moment trouble comme

si elle eût été vidée et remplie de nouveau.


--Ces phénomènes n'ont donc pas un cours régulier?


--Nullement, et je les aurais examinés avec soin, si le comte Albert,

qui défend l'entrée de ses appartements et de son parterre avec l'espèce

de sauvagerie qu'il porte en toutes choses, ne m'eût interdit cet

amusement. J'ai pensé, et je pense encore, que le fond de la citerne est

encombré de mousses et de plantes pariétaires qui bouchent par moments

l'accès à l'eau souterraine, et qui cèdent ensuite à l'effort du

jaillissement.


--Mais comment expliquez-vous la disparition subite de l'eau en d'autres

moments?


--A la grande quantité que le comte en consomme pour arroser ses fleurs.


--Il faudrait bien des bras, ce me semble, pour vider cette fontaine.

Elle n'est donc pas profonde?


--Pas profonde? Il est impossible d'en trouver le fond!


--En ce cas, votre explication n'est pas satisfaisante, dit Consuelo,

frappée de la stupidité du chapelain.


--Cherchez-en une meilleure, reprit-il un peu confus et un peu piqué de

son manque de sagacité.


--Certainement, j'en trouverai une meilleure, pensa Consuelo vivement

préoccupée des caprices de la fontaine.


--Oh! si vous demandiez au comte Albert ce que cela signifie, reprit le

chapelain qui aurait bien voulu faire un peu l'esprit fort pour

reprendre sa supériorité aux yeux de la clairvoyante étrangère, il vous

dirait que ce sont les larmes de sa mère qui se tarissent et se

renouvellent dans le sein de la montagne. Le fameux Zdenko, auquel vous

supposez tant de pénétration, vous jurerait qu'il y a là dedans une

sirène qui chante fort agréablement à ceux qui ont des oreilles pour

l'entendre. A eux deux ils ont baptisé ce puits _la Source des pleurs_.

Cela peut être fort poétique, et il ne tient qu'à ceux qui aiment les

fables païennes de s'en contenter.


--Je ne m'en contenterai pas, pensa Consuelo, et je saurai comment ces

pleurs se tarissent.


--Quant à moi, poursuivit le chapelain, j'ai bien pensé qu'il y avait

une perte d'eau dans un autre coin de la citerne....


--Il me semble que sans cela, reprit Consuelo, la citerne, étant le

produit d'une source, aurait toujours débordé.


--Sans doute, sans doute, reprit le chapelain, ne voulant pas avoir

l'air de s'aviser de cela pour la première fois; il ne faut pas venir de

bien loin pour découvrir une chose aussi simple! Mais il faut bien qu'il

y ait un dérangement notoire dans les canaux naturels de l'eau,

puisqu'elle ne garde plus le nivellement régulier qu'elle avait naguère.


--Sont-ce des canaux naturels, ou des aqueducs faits de main d'homme?

demanda l'opiniâtre Consuelo: voilà ce qu'il importerait de savoir.


--Voilà ce dont personne ne peut s'assurer, répondit le chapelain,

puisque le comte Albert ne veut point qu'on touche à sa chère fontaine,

et a défendu positivement qu'on essayât de la nettoyer.


--J'en étais sûre! dit Consuelo en s'éloignant; et je pense qu'on fera

bien de respecter sa volonté, car Dieu sait quel malheur pourrait lui

arriver, si on se mêlait de contrarier sa sirène!


«Il devient à peu près certain pour moi, se dit le chapelain en quittant

Consuelo, que cette jeune personne n'a pas l'esprit moins dérangé que

monsieur le comte. La folie serait-elle contagieuse? Ou bien maître

Porpora nous l'aurait-il envoyée pour que l'air de la campagne lui

rafraîchît le cerveau? A voir l'obstination avec laquelle elle se

faisait expliquer le mystère de cette citerne, j'aurais gagé qu'elle

était fille de quelque ingénieur des canaux de Venise, et qu'elle

voulait se donner des airs entendus dans la partie; mais je vois bien à

ses dernières paroles, ainsi qu'à l'hallucination qu'elle a eue à propos

de Zdenko ce matin, et à la promenade qu'elle nous a fait faire cette

nuit au Schreckenstein, que c'est une fantaisie du même genre. Ne

s'imagine-t-elle pas retrouver le comte Albert au fond de ce puits!

Malheureux jeunes gens! que n'y pouvez-vous retrouver la raison et la

vérité!»


Là-dessus, le bon chapelain alla dire son bréviaire en attendant le

dîner.


«Il faut, pensait Consuelo de son côté, que l'oisiveté et l'apathie

engendrent une singulière faiblesse d'esprit, pour que ce saint homme,

qui a lu et appris tant de choses, n'ait pas le moindre soupçon de ce

qui me préoccupe à propos de cette fontaine, mon Dieu, je vous en

demande pardon, mais voilà un de vos ministres qui fait bien peu d'usage

de son raisonnement! Et ils disent que Zdenko est imbécile!»


Là-dessus, Consuelo alla donner à la jeune baronne une leçon de solfège,

en attendant qu'elle pût recommencer ses perquisitions.





XXXIX.



«Avez-vous jamais assisté au décroissement de l'eau, et l'avez-vous

quelquefois observée quand elle remonte? demanda-t-elle tout bas dans la

soirée au chapelain, qui était fort en train de digérer.


--Quoi! qu'y a-t-il? s'écria-t-il en bondissant sur sa chaise, et en

roulant de gros yeux ronds.


--Je vous parle de la citerne, reprit-elle sans se déconcerter;

avez-vous observé par vous-même la production du phénomène?


--Ah! bien, oui, la citerne; j'y suis, répondit-il avec un sourire de

pitié. Voilà, pensa-t-il, sa folie qui la reprend.


--Mais, répondez-moi donc, mon bon chapelain, dit Consuelo, qui

poursuivait sa méditation avec l'espèce d'acharnement qu'elle portait

dans toutes ses occupations mentales, et qui n'avait aucune intention

malicieuse envers le digne homme.


--Je vous avouerai, Mademoiselle, répondit-il d'un ton très froid, que

je ne me suis jamais trouvé à même d'observer ce que vous me demandez;

et je vous déclare que je ne me suis jamais tourmenté au point d'en

perdre le sommeil.


--Oh! j'en suis bien certaine, reprit Consuelo impatientée.»


Le chapelain haussa les épaules, et se leva péniblement de son siège,

pour échapper à cette ardeur d'investigation.


«Eh bien, puisque personne ici ne veut perdre une heure de sommeil pour

une découverte aussi importante, j'y consacrerai ma nuit entière, s'il

le faut, pensa Consuelo.»


Et, en attendant l'heure de la retraite, elle alla, enveloppée de son

manteau, faire un tour de jardin.


La nuit était froide et brillante; les brouillards s'étaient dissipés à

mesure que la lune, alors pleine, avait monté dans l'empyrée. Les

étoiles pâlissaient à son approche; l'air était sec et sonore. Consuelo,

irritée et non brisée par la fatigue, l'insomnie, et la perplexité

généreuse, mais peut-être un peu maladive, de son esprit, sentait

quelque mouvement de fièvre, que la fraîcheur du soir ne pouvait calmer.

Il lui semblait toucher au terme de son entreprise. Un pressentiment

romanesque, qu'elle prenait pour un ordre et un encouragement de la

Providence, la tenait active et agitée. Elle s'assit sur un tertre de

gazon planté de mélèzes, et se mit à écouter le bruit faible et plaintif

du torrent au fond de la vallée. Mais il lui sembla qu'une vois plus

douce et plus plaintive encore se mêlait au murmure de l'eau et montait

peu à peu jusqu'à elle. Elle s'étendit sur le gazon pour mieux saisir,

étant plus près de la terre, ces sons légers que la brise emportait à

chaque instant. Enfin elle distingua la voix de Zdenko. Il chantait en

allemand; et elle recueillit les paroles suivantes, arrangées tant bien

que mal sur un air bohémien, empreint du même caractère naïf et

mélancolique que celui qu'elle avait déjà entendu:


«Il y a là-bas, là-bas, une âme en peine et en travail, qui attend sa

délivrance.


«Sa délivrance, sa consolation tant promise.


«La délivrance semble enchaînée, la consolation semble impitoyable.


«Il y a là-bas, là-bas, une âme en peine et en travail qui se lasse

d'attendre.»


Quand la voix cessa de chanter, Consuelo se leva, chercha des yeux

Zdenko dans la campagne, parcourut tout le parc et tout le jardin pour

le trouver, l'appela de divers endroits, et rentra sans l'avoir aperçu.


Mais une heure après qu'on eut dit tout haut en commun une longue prière

pour le comte Albert, auquel on invita tous les serviteurs de la maison

à se joindre, tout le monde étant couché, Consuelo alla s'installer

auprès de la fontaine des Pleurs, et, s'asseyant sur la margelle, parmi

les capillaires touffues qui y croissaient naturellement, et les iris

qu'Albert y avait plantés, elle fixa ses regards sur cette eau immobile,

où la lune, alors parvenue à son zénith, plongeait son image comme dans

un miroir.


Au bout d'une heure d'attente, et comme la courageuse enfant, vaincue

par la fatigue, sentait ses paupières s'appesantir, elle fut réveillée

par un léger bruit à la surface de l'eau. Elle ouvrit les yeux, et vit

le spectre de la lune s'agiter, se briser, et s'étendre en cercles

lumineux sur le miroir de la fontaine. En même temps un bouillonnement

et un bruit sourd, d'abord presque insensible et bientôt impétueux, se

manifestèrent; elle vit l'eau baisser en tourbillonnant comme dans un

entonnoir, et, en moins d'un quart d'heure, disparaître dans la

profondeur de l'abîme.


Elle se hasarda à descendre plusieurs marches. L'escalier, qui semblait

avoir été pratiqué pour qu’on pût approcher à volonté du niveau variable

de l'eau, était formé de blocs de granit enfoncés ou taillés en spirale

dans le roc. Ces marches limoneuses et glissantes n'offraient aucun

point d'appui, et se perdaient dans une effrayante profondeur.

L'obscurité, un reste d'eau qui clapotait encore au fond du précipice

incommensurable, l'impossibilité d'assurer ses pieds délicats sur cette

vase filandreuse, arrêtèrent la tentative insensée de Consuelo; elle

remonta à reculons avec beaucoup de peine, et se rassit tremblante et

consternée sur la première marche.


Cependant l'eau semblait toujours fuir dans les entrailles de la terre.

Le bruit devint de plus en plus sourd, jusqu'à ce qu'il cessa

entièrement; et Consuelo songea à aller chercher de la lumière pour

examiner autant que possible d'en haut l'intérieur de la citerne. Mais

elle craignit de manquer l'arrivée de celui qu'elle attendait, et se

tint patiemment immobile pendant près d'une heure encore. Enfin, elle

crût apercevoir une faible lueur au fond du puits; et, se penchant avec

anxiété, elle vit cette tremblante clarté monter peu à peu. Bientôt elle

n'en douta plus; Zdenko montait la spirale en s'aidant d'une chaîne de

fer scellée aux parois du rocher. Le bruit que sa main produisait en

soulevant cette chaîne et en la laissant retomber de distance en

distance, avertissait Consuelo de l'existence de cette sorte de rampe,

qui cessait à une certaine hauteur, et qu'elle n'avait pu ni voir ni

soupçonner. Zdenko portait une lanterne, qu'il suspendit à un croc

destiné à cet usage, et planté dans le roc à environ vingt pieds

au-dessous du sol; puis il monta légèrement et rapidement le reste de

l'escalier, privé de chaîne et de point d'appui apparent. Cependant

Consuelo, qui observait tout avec la plus grande attention, le vit

s'aider de quelques pointes de rocher, de certaines plantes pariétaires

plus vigoureuses que les autres, et peut-être de quelques clous

recourbés qui sortaient du mur, et dont sa main avait l'habitude. Dès

qu'il fut à portée de voir Consuelo, celle-ci se cacha et se déroba à

ses regards en rampant derrière la balustrade de pierre à demi

circulaire qui couronnait le haut du puits, et qui s'interrompait

seulement à l'entrée de l'escalier. Zdenko sortit, et se mit à cueillir

lentement dans le parterre, avec beaucoup de soin et comme en

choisissant certaines fleurs, un gros bouquet; puis il entra dans le

cabinet d'Albert, et, à travers le vitrage de la porte, Consuelo le vit

remuer longtemps les livres, et en chercher un, qu'il parut enfin avoir

trouvé; car il revint vers la citerne en riant et en se parlant à

lui-même d'un ton de contentement, mais d'une voix faible et presque

insaisissable, tant il semblait partagé entre le besoin de causer tout

seul, selon son habitude, et la crainte d'éveiller les hôtes du château.


Consuelo ne s'était pas encore demandé si elle l'aborderait, si elle le

prierait de la conduire auprès d'Albert; et il faut avouer qu'en cet

instant, confondue de ce qu'elle voyait, éperdue au milieu de son

entreprise, joyeuse d'avoir deviné la vérité tant pressentie, mais émue

de l'idée de descendre au fond des entrailles de la terre et des abîmes

de l'eau, elle ne se sentit pas le courage d'aller d'emblée au résultat,

et laissa Zdenko redescendre comme il était monté, reprendre sa

lanterne, et disparaître en chantant d'une voix qui prenait de

l'assurance à mesure qu'il s'enfonçait dans les profondeurs de sa

retraite:


«La délivrance est enchaînée, la consolation est impitoyable.»


Le coeur palpitant, le cou tendu, Consuelo eut dix fois son nom sur les

lèvres pour le rappeler. Elle allait s'y décider par un effort héroïque,

lorsqu'elle pensa tout à coup que la surprise pouvait faire chanceler

cet infortuné sur cet escalier difficile et périlleux, et lui donner le

vertige de la mort. Elle s'en abstint, se promettant d'être plus

courageuse le lendemain, en temps opportun.


Elle attendit encore pour voir remonter l'eau, et cette fois le

phénomène s'opéra plus rapidement. Il y avait à peine un quart d'heure

qu'elle n'entendait plus Zdenko et qu'elle ne voyait plus de lueur de

lanterne, lorsqu'un bruit sourd, semblable au grondement lointain du

tonnerre, se fit entendre; et l'eau, s'élançant avec violence, monta en

tournoyant et en battant les murs de sa prison avec un bouillonnement

impétueux. Cette irruption soudaine de l'eau eut quelque chose de si

effrayant, que Consuelo trembla pour le pauvre Zdenko, en se demandant

si, à jouer avec de tels périls, et à gouverner ainsi les forces de la

nature, il ne risquait pas d'être emporté par la violence du courant, et

de reparaître à la surface de la fontaine, noyé et brisé comme ces

plantes limoneuses qu'elle y voyait surnager.


Cependant le moyen devait être bien simple; il ne s'agissait que de

baisser et de relever une écluse, peut-être de poser une pierre en

arrivant, et de la déranger en s'en retournant. Mais cet homme, toujours

préoccupé et perdu dans ses rêveries bizarres, ne pouvait-il pas se

tromper et déranger la pierre un instant trop tôt? Venait-il par le même

souterrain qui servait de passage à l'eau de la source? Il faudra

pourtant que j'y passe avec ou sans lui, se dit Consuelo, et cela pas

plus tard que la nuit prochaine; _car il y a là-bas une âme en travail

et en peine qui m'attend et qui se lasse d'attendre_. Ceci n'a point été

chanté au hasard; et ce n'est pas sans but que Zdenko, qui déteste

l'allemand et qui le prononce avec difficulté, s'est expliqué

aujourd'hui dans cette langue.


Elle alla enfin se coucher; mais elle eut tout le reste de la nuit

d'affreux cauchemars. La fièvre faisait des progrès. Elle ne s'en

apercevait pas, tant elle se sentait encore pleine de force et de

résolution; mais à chaque instant elle se réveillait en sursaut,

s'imaginant être encore sur les marches du terrible escalier, et ne

pouvant le remonter, tandis que l'eau s'élevait au-dessous d'elle avec

le rugissement et la rapidité de la foudre.


Elle était si changée le lendemain, que tout le monde remarqua

l'altération de ses traits. Le chapelain n'avait pu s'empêcher de

confier à la chanoinesse que _cette agréable et obligeante personne_ lui

paraissait avoir le cerveau dérangé; et la bonne Wenceslawa, qui n'était

pas habituée à voir tant de courage et de dévouement autour d'elle,

commençait à croire que la Porporina était tout au moins une jeune fille

fort exaltée et d'un tempérament nerveux très excitable. Elle comptait

trop sur ses bonnes portes doublées de fer, et sur ses fidèles clefs,

toujours grinçantes à sa ceinture, pour avoir cru longtemps à l'entrée

et à l'évasion de Zdenko l'avant-dernière nuit. Elle adressa donc à

Consuelo des paroles affectueuses et compatissantes, la conjurant de ne

pas s'identifier au malheur de la famille, jusqu'à en perdre la santé,

et s'efforçant de lui donner, sur le retour prochain de son neveu, des

espérances qu'elle commençait elle-même à perdre dans le secret de son

coeur.


Mais elle fut émue à la fois de crainte et d'espoir, lorsque Consuelo

lui répondit, avec un regard brillant de satisfaction et un sourire de

douce fierté:


«Vous avez bien raison de croire et d'attendre avec confiance, chère

madame. Le comte Albert est vivant et peu malade, je l'espère; car il

s'intéresse encore à ses livres et à ses fleurs du fond de sa retraite.

J'en ai la certitude; et j'en pourrais donner la preuve.


--Que voulez-vous dire, chère enfant? s'écria la chanoinesse, dominée

par son air de conviction: qu'avez-vous appris? qu'avez-vous découvert?

Parlez, au nom du ciel! rendez la vie à une famille désolée!


--Dites au comte Christian que son fils existe, et qu'il n'est pas loin

d'ici. Cela est aussi vrai que je vous aime et vous respecte.»


La chanoinesse se leva pour courir vers son frère, qui n'était pas

encore descendu au salon; mais un regard et un soupir du chapelain

l'arrêtèrent.


«Ne donnons pas à la légère une telle joie à mon pauvre Christian,

dit-elle en soupirant à son tour. Si le fait venait bientôt démentir vos

douces promesses, ah! ma chère enfant! nous aurions porté le coup de la

mort à ce malheureux père.


--Vous doutez donc de ma parole? répliqua Consuelo étonnée.


--Dieu m'en garde, noble Nina! mais vous pouvez vous faire illusion!

Hélas! cela nous est arrivé si souvent à nous-mêmes! Vous dites que vous

avez des preuves, ma chère fille; ne pourriez-vous nous les mentionner?


--Je ne le peux pas ... du moins il me semble que je ne le dois pas, dit

Consuelo un peu embarrassée. J'ai découvert un secret auquel le comte

Albert attache certainement beaucoup d'importance, et je ne crois pas

pouvoir le trahir sans son aveu.


--Sans son aveu! s'écria la chanoinesse en regardant le chapelain avec

irrésolution. L'aurait-elle vu?»


Le chapelain haussa imperceptiblement les épaules, sans comprendre la

douleur que son incrédulité causait à la pauvre chanoinesse.


«Je ne l'ai pas vu, reprit Consuelo; mais, je le verrai bientôt, et vous

aussi, j'espère. Voilà pourquoi je craindrais de retarder son retour en

contrariant ses volontés par mon indiscrétion.


--Puisse la vérité divine habiter dans ton coeur, généreuse créature, et

parler par la bouche! dit Wenceslawa en la regardant avec des yeux

inquiets et attendris. Garde ton secret, si tu en as un; et rends-nous

Albert, si tu en as la puissance. Tout ce que je sais, c'est que, si

cela se réalise, j'embrasserai tes genoux comme j'embrasse en ce moment

ton pauvre front ... humide et brûlant! ajouta-t-elle, après avoir

touché de ses lèvres le beau front embrasé de la jeune fille, et en se

retournant vers le chapelain d'un air ému.


--Si elle est folle, dit-elle à ce dernier lorsqu'elle put lui parler

sans témoins, c'est toujours un ange de bonté, et il semble qu'elle soit

occupée do nos souffrances plus que nous-mêmes. Ah! mon père! il y a une

malédiction sur cette maison! Tout ce qui porte un coeur sublime y est

frappé de vertige, et notre vie se passe à plaindre ce que nous sommes

forcés d'admirer!


--Je ne nie pas les bons mouvements de cette jeune étrangère, répondit

le chapelain. Mais il y a du délire dans son fait, n'en doutez pas,

Madame. Elle aura rêvé du comte Albert cette nuit, et elle nous donne

imprudemment ses visions pour des certitudes. Gardez-vous d'agiter l'âme

pieuse et soumise de votre vénérable frère par des assertions si

frivoles. Peut-être aussi ne faudrait-il pas trop encourager les

témérités de cette signora Porporina ... Elles peuvent la précipiter

dans des dangers d'une autre nature que ceux qu'elle a voulu braver

jusqu'ici....


--Je ne vous comprends pas, dit avec une grave naïveté la chanoinesse

Wenceslawa.


--Je suis fort embarrassé de m'expliquer, reprit le digne homme....

Pourtant il me semble ... que si un commerce secret, bien honnête et

bien désintéressé sans doute, venait à s'établir entre cette jeune

artiste et le noble comte....


--Eh bien? dit la chanoinesse en ouvrant de grands yeux.


--Eh bien, Madame, ne pensez-vous pas que des sentiments d'intérêt et de

sollicitude, fort innocents dans leur principe, pourraient, en peu de

temps, à l'aide de circonstances et d'idées romanesques, devenir

dangereux pour le repos et la dignité de la jeune musicienne?


--Je ne me serais jamais avisée de cela! s'écria la chanoinesse, frappée

de cette réflexion. Croiriez-vous donc, mon père, que la Porporina

pourrait oublier sa position humble et précaire dans des relations

quelconques avec un homme si élevé au-dessus d'elle que l'est mon neveu

Albert de Rudolstadt?


--Le comte Albert de Rudolstadt pourrait l'y aider lui-même, sans le

vouloir, par l'affectation qu'il met à traiter de préjugés les

respectables avantages du rang et de la naissance.


--Vous éveillez en moi de graves inquiétudes, dit Wenceslawa, rendue à

son orgueil de famille et à la vanité de la naissance, son unique

travers. Le mal aurait-il déjà germé dans le coeur de cette enfant? Y

aurait-il dans son agitation et dans son empressement à retrouver Albert

un motif moins pur que sa générosité naturelle et son attachement pour

nous?


--Je me flatte encore que non, répondit le chapelain, dont l'unique

passion était de jouer, par ses avis et par ses conseils, un rôle

important dans la famille, tout en conservant les dehors d'un respect

craintif et d'une soumission obséquieuse. Il faudra pourtant, ma chère

fille, que vous ayez les yeux ouverts sur la suite des événements, et

que votre vigilance ne s'endorme pas sur de pareils dangers. Ce rôle

délicat ne convient qu'à vous, et demande toute la prudence et la

pénétration dont le ciel vous a douée.»


Après cet entretien, la chanoinesse demeura toute bouleversée, et son

inquiétude changea d'objet. Elle oublia presque qu'Albert était comme

perdu pour elle, peut-être mourant, peut-être mort, pour ne songer qu'à

prévenir enfin les effets d'une affection qu'en elle-même elle appelait

_disproportionnée_: semblable à l'Indien de la fable, qui, monté sur un

arbre, poursuivi par l'épouvante sous la figure d'un tigre, s'amuse à

combattre le souci sous la figure d'une mouche bourdonnant autour de sa

tête.


Toute la journée elle eut les yeux attachés sur Porporina, épiant tous

ses pas, et analysant toutes ses paroles avec anxiété. Notre héroïne,

car c'en était une dans toute la force du terme en ce moment-là que la

brave Consuelo, s'en aperçut bien, mais demeura fort éloignée

d'attribuer cette inquiétude à un autre sentiment que le doute de la

voir tenir ses promesses en ramenant Albert. Elle ne songeait point à

cacher sa propre agitation, tant elle sentait, dans sa conscience

tranquille et forte, qu'il y avait de quoi être fière de son projet

plutôt que d'en rougir. Cette modeste confusion que lui avait causée,

quelques jours auparavant, l'enthousiasme du jeune comte pour elle,

s'était dissipée en face d'une volonté sérieuse et pure de toute vanité

personnelle. Les amers sarcasmes d'Amélie, qui pressentait son

entreprise sans en connaître les détails, ne l'émouvaient nullement.

Elle les entendait à peine, y répondait par des sourires, et laissait à

la chanoinesse, dont les oreilles s'ouvraient d'heure en heure, le soin

de les enregistrer, de les commenter, et d'y trouver une lumière

terrible.



FIN DU PREMIER VOLUME.



CONSUELO


PAR


GEORGE SAND





TOME DEUXIÈME



1856





XL.



Cependant, en se voyant surveillée par Wenceslawa comme elle ne l'avait

jamais été, Consuelo craignit d'être contrariée par un zèle malentendu,

et se composa un maintien plus froid, grâce auquel il lui fut possible,

dans la journées, d'échapper à son attention, et de prendre, d'un pied

léger, la route du Schreckenstein. Elle n'avait pas d'autre idée dans ce

moment que de rencontrer Zdenko, de l'amener à une explication, et de

savoir définitivement s'il voulait la conduire auprès d'Albert. Elle le

trouva assez près du château, sur le sentier qui menait au Schreckenstein.

Il semblait venir à sa rencontre, et lui adressa la parole en bohémien

avec beaucoup de volubilité.


«Hélas! je ne te comprends pas, lui dit Consuelo lorsqu'elle put placer

un mot; je sais à peine l'allemand, cette dure langue que tu hais comme

l'esclavage et qui est triste pour moi comme l'exil. Mais, puisque nous

ne pouvons nous entendre autrement, consens à la parler avec moi; nous

la parlons aussi mal l'un que l'autre: je te promets d'apprendre le

bohémien, si tu veux me l'enseigner.»


A ces paroles qui lui étaient sympathiques, Zdenko devint sérieux, et

tendant à Consuelo une main sèche et calleuse qu'elle n'hésita point à

serrer dans la sienne:


«Bonne fille de Dieu, lui dit-il en allemand, je t'apprendrai ma langue

et toutes mes chansons. Laquelle veux-tu que je te dise pour commencer?»


Consuelo pensa devoir se prêter à sa fantaisie en se servant des mêmes

figures pour l'interroger.


«Je veux que tu me chantes, lui dit-elle, la ballade du comte Albert.


--Il y a, répondit-il, plus de deux cent mille ballades sur mon frère

Albert. Je ne puis pas te les apprendre; tu ne les comprendrais pas.

J'en fais tous les jours de nouvelles, qui ne ressemblent jamais aux

anciennes. Demande-moi toute autre chose.


--Pourquoi ne te comprendrais-je pas? Je suis la consolation. Je me nomme

Consuelo pour toi, entends-tu? et pour le comte Albert qui seul ici me

connaît.


--Toi, Consuelo? dit Zdenko avec un rire moqueur. Oh! tu ne sais ce que

tu dis. _La délivrance est enchaînée...._


--Je sais cela. _La consolation est impitoyable_. Mais toi, tu ne

sais rien, Zdenko. La délivrance a rompu ses chaînes, la consolation a

brisé ses fers.


--Mensonge, mensonge! folies, paroles allemandes! reprit Zdenko en

réprimant ses rires et ses gambades. Tu ne sais pas chanter.


--Si fait, je sais chanter, repartit Consuelo. Tiens, écoute.»


Et elle lui chanta la première phrase de sa chanson sur les trois

montagnes, qu'elle avait bien retenue, avec les paroles qu'Amélie l'avait

aidée à retrouver et à prononcer.


Zdenko l'écouta avec ravissement, et lui dit en soupirant:


«Je t'aime beaucoup, ma soeur, beaucoup, beaucoup! Veux-tu que je

t'apprenne une autre chanson?


--Oui, celle du comte Albert, en allemand d'abord; tu me l'apprendras

après en bohémien.


--Comment commence-t-elle?» dit Zdenko en la regardant avec malice.


Consuelo commença l'air de la chanson de la veille:


«_Il y a là-bas, là-bas, une âme en travail et en peine...._»


«Oh! celle-là est d'hier; je ne la sais plus aujourd'hui, dit Zdenko en

l'interrompant.


--Eh bien! dis-moi celle d'aujourd'hui.


--Les premiers mots? Il faut me dire les premiers mots.


--Les premiers mots! les voici, tiens: Le comte Albert est là-bas, là-bas

dans la grotte de Schreckenstein....»


A peine eut-elle prononcé ces paroles que Zdenko changea tout à coup de

visage et d'attitude; ses yeux brillèrent d'indignation. Il fit trois pas

en arrière, éleva ses mains au-dessus de sa tête, comme pour maudire

Consuelo, et se mit à lui parler bohémien dans toute l'énergie de la

colère et de la menace.


Effrayée d'abord, mais voyant qu'il s'éloignait, Consuelo voulut le

rappeler et le suivre. Il se retourna avec fureur, et, ramassant une

énorme pierre qu'il parut soulever sans effort avec ses bras maigres et

débiles:


«Zdenko n'a jamais fait de mal à personne, s'écria-t-il en allemand;

Zdenko ne voudrait pas briser l'aile d'une pauvre mouche, et si un petit

enfant voulait le tuer, il se laisserait tuer par un petit enfant. Mais

si tu me regardes encore, si tu me dis un mot de plus, fille du mal,

menteuse, Autrichienne, Zdenko t'écrasera comme un ver de terre, dût-il

se jeter ensuite dans le torrent pour laver son corps et son âme du sang

humain répandu.»


Consuelo, épouvantée, prit la fuite, et rencontra au bas du sentier un

paysan qui, s'étonnant de la voir courir ainsi pâle et comme poursuivie,

lui demanda si elle avait rencontré un loup.


Consuelo, voulant savoir si Zdenko était sujet à des accès de démence

furieuse, lui dit qu'elle avait rencontré l'_innocent_, et qu'il l'avait

effrayée.


«Vous ne devez pas avoir peur de l'innocent, répondit le paysan en

souriant de ce qu'il prenait pour une pusillanimité de petite maîtresse.

Zdenko n'est pas méchant: toujours il rit, ou il chante, ou il raconte

Des histoires que l'on ne comprend pas et qui sont bien belles.


--Mais il se fâche quelquefois, et alors il menace et il jette des

pierres?


--Jamais, jamais, répondit le paysan; cela n'est jamais arrivé et

n'arrivera jamais. Il ne faut point avoir peur de Zdenko, Zdenko est

innocent comme un ange.»


Quand elle fut remise de son trouble, Consuelo reconnut que ce paysan

devait avoir raison, et qu'elle venait de provoquer, par une parole

imprudente, le premier, le seul accès de fureur qu'eut jamais éprouvé

l'innocent Zdenko. Elle se le reprocha amèrement. «J'ai été trop pressée,

se dit-elle; j'ai éveillé, dans l'âme paisible de cet homme privé de ce

qu'on appelle fièrement la raison, une souffrance qu'il ne connaissait

pas encore, et qui peut maintenant s'emparer de lui à la moindre

occasion. Il n'était que maniaque, je l'ai peut-être rendu fou.»


Mais elle devint plus triste encore en pensant aux motifs de la colère de

Zdenko. Il était bien certain désormais qu'elle avait deviné juste en

plaçant la retraite d'Albert au Schreckenstein. Mais avec quel soin

jaloux et ombrageux Albert et Zdenko voulaient cacher ce secret, même à

elle! Elle n'était donc pas exceptée de cette proscription, elle n'avait

donc aucune influence sur le comte Albert; et cette inspiration qu'il

avait eue de la nommer sa consolation, ce soin de la faire appeler la

veille par une chanson symbolique de Zdenko, cette confidence qu'il avait

faite à son fou du nom de Consuelo, tout cela n'était donc chez lui que

la fantaisie du moment, sans qu'une aspiration véritable et constante lui

désignât une personne plus qu'une autre pour sa libératrice et sa

consolation? Ce nom même de consolation, prononcé et comme deviné par

lui, était une affaire de pur hasard. Elle n'avait caché à personne

qu'elle fût Espagnole, et que sa langue maternelle lui fût demeurée plus

familière encore que l'italien. Albert, enthousiasmé par son chant, et ne

connaissant pas d'expression plus énergique que celle qui exprimait

l'idée dont son âme était avide et son imagination remplie, la lui avait

adressée dans une langue qu'il connaissait parfaitement et que personne

autour de lui ne pouvait entendre, excepté elle.


Consuelo ne s'était jamais fait d'illusion extraordinaire à cet égard.

Cependant une rencontre si délicate et si ingénieuse du hasard lui avait

semblé avoir quelque chose de providentiel, et sa propre imagination s'en

était emparée sans trop d'examen.


Maintenant tout était remis en question. Albert avait-il oublié, dans une

nouvelle phase de son exaltation, l'exaltation qu'il avait éprouvée pour

elle? Était-elle désormais inutile à son soulagement, impuissante pour

son salut? ou bien Zdenko, qui lui avait paru si intelligent et si

empressé jusque-là à seconder les desseins d'Albert, était-il lui-même

plus tristement et plus sérieusement fou que Consuelo n'avait voulu le

supposer? Exécutait-il les ordres de son ami, ou bien les oubliait-il

complètement, en interdisant avec fureur à la jeune fille l'approche

du Schreckenstein et le soupçon de la vérité?


--Eh bien, lui dit Amélie tout bas lorsqu'elle fut de retour, avez-vous vu

passer Albert dans les nuages du couchant? Est-ce la nuit prochaine que,

par une conjuration puissante, vous le ferez descendre par la cheminée?



--Peut-être! lui répondit Consuelo avec un peu d'humeur. C'était la

première fois de sa vie qu'elle sentait son orgueil blessé. Elle avait

mis à son entreprise un dévouement si pur, un entraînement si magnanime,

qu'elle souffrait à l'idée d'être raillée et méprisée pour n'avoir pas

réussi.


Elle fut triste toute la soirée; et la chanoinesse, qui remarqua ce

changement, ne manqua pas de l'attribuer à la crainte d'avoir laissé

deviner le sentiment funeste éclos dans son coeur.


La chanoinesse se trompait étrangement. Si Consuelo avait ressenti la

moindre atteinte d'un amour nouveau, elle n'eût connu ni cette foi vive,

ni cette confiance sainte qui jusque-là l'avaient guidée et soutenue.

Jamais peut-être elle n'avait, au contraire, éprouvé le retour amer de

son ancienne passion plus fortement que dans ces circonstances où elle

cherchait à s'en distraire par des actes d'héroïsme et une sorte de

fanatisme d'humanité.


En rentrant le soir dans sa chambre, elle trouva sur son épinette un

vieux livre doré et armorié qu'elle crut aussitôt reconnaître pour celui

qu'elle avait vu prendre dans le cabinet d'Albert et emporter par Zdenko

la nuit précédente. Elle l'ouvrit à l'endroit où le signet était posé:

c'était le psaume de la pénitence qui commence ainsi: _De profondis

clamavi ad te_ Et ces mots latins étaient soulignés avec une encre

qui semblait fraîche, car elle avait un peu collé au verso de la page

suivante. Elle feuilleta tout le volume, qui était une fameuse bible

ancienne, dite de Kralic, éditée en 1579, et n'y trouva aucune autre

indication, aucune note marginale, aucun billet. Mais ce simple cri parti

de l'abîme, et pour ainsi dire des profondeurs de la terre, n'était-il

pas assez significatif, assez éloquent? Quelle contradiction régnait

donc entre le voeu formel et constant d'Albert et la conduite récente de

Zdenko?


Consuelo s'arrêta à sa dernière supposition. Albert, malade et accablé

au fond du souterrain, qu'elle présumait placé sous le Schreckenstein,

y était peut-être retenu par la tendresse insensée de Zdenko. Il était

peut-être la proie de ce fou, qui le chérissait à sa manière, en le

tenant prisonnier, en cédant parfois à son désir de revoir la lumière,

en exécutant ses messages auprès de Consuelo, et en s'opposant tout à coup

au succès de ses démarches par une terreur où un caprice inexplicable.

Eh bien, se dit-elle, j'irai, dussé-je affronter les dangers réels;

j'irai, dussé-je faire une imprudence ridicule aux yeux des sots et

des égoïstes; j'irai, dussé-je y être humiliée par l'indifférence de

celui qui m'appelle. Humiliée! et comment pourrais-je l'être, s'il est

réellement aussi fou lui-même que le pauvre Zdenko? Je n'aurai sujet que

de les plaindre l'un et l'autre, et j'aurai fait mon devoir. J'aurai obéi

à la voix de Dieu qui m'inspire, et à sa main qui me pousse avec une

force irrésistible.


L'état fébrile où elle s'était trouvée tous les jours précédents, et qui,

depuis sa dernière rencontre malencontreuse avec Zdenko, avait fait place

à une langueur pénible, se manifesta de nouveau dans son âme et dans son

corps. Elle retrouva toutes ses forces; et, cachant à Amélie et le livre,

et son enthousiasme, et son dessein, elle échangea des paroles enjouées

avec elle, la laissa s'endormir, et partit pour la source des Pleurs,

munie d'une petite lanterne sourde qu'elle s'était procurée le matin

même.


Elle attendit assez longtemps, et fut forcée par le froid de rentrer

plusieurs fois dans le cabinet d'Albert, pour ranimer par un air plus

tiède ses membres engourdis. Elle osa jeter un regard sur cet énorme amas

de livres, non pas rangés sur des rayons comme dans une bibliothèque,

mais jetés pêle-mêle sur le carreau, au milieu de la chambre, avec une

sorte de mépris et de dégoût. Elle se hasardai à en ouvrir quelques-uns.

Ils étaient presque tous écrits en latin, et Consuelo put tout au plus

présumer que c'étaient des ouvrages de controverse religieuse, émanés de

l'église romaine ou approuvés par elle. Elle essayait d'en comprendre les

titres, lorsqu'elle entendit enfin bouillonner l'eau de la fontaine. Elle

y courut, ferma sa lanterne, se cacha derrière le garde-fou, et attendit

l'arrivée de Zdenko. Cette fois, il ne s'arrêta ni dans le parterre, ni

dans le cabinet. Il traversa les deux pièces, et sortit de l'appartement

d'Albert pour aller, ainsi que le sut plus tard Consuelo, regarder et

écouter, à la porte de l'oratoire et à celle de la chambre à coucher du

comte Christian, si le vieillard priait dans la douleur ou reposait

tranquillement. C'était une sollicitude qu'il prenait souvent sur son

compte, et sans qu'Albert eût songé à la lui imposer, comme on le verra

par la suite.


Consuelo ne délibéra point sur le parti qu'elle avait à prendre; son plan

était arrêté. Elle ne se fiait plus à la raison ni à la bienveillance de

Zdenko; elle voulait parvenir jusqu'à celui qu'elle supposait prisonnier,

seul et sans garde. Il n'y avait sans doute qu'un chemin pour aller sous

terre de la citerne du château à celle du Schreckenstein. Si ce chemin

était difficile ou périlleux, du moins il était praticable, puisque

Zdenko y passait toutes les nuits. Il l'était surtout avec de la lumière;

et Consuelo s'était pourvue de bougies, d'un morceau de fer, d'amadou,

et d'une pierre pour avoir de la lumière en cas d'accident. Ce qui

lui donnait la certitude d'arriver par cette route souterraine au

Schreckenstein, c'était une ancienne histoire qu'elle avait entendu

raconter à la chanoinesse, d'un siège soutenu jadis par l'ordre

teutonique. Ces chevaliers, disait Wenceslawa, avaient dans leur

Réfectoire même une citerne qui leur apportait toujours de l'eau d'une

montagne voisine; et lorsque leurs espions voulaient effectuer une sortie

pour observer l'ennemi, ils desséchaient la citerne, passaient par ses

conduits souterrains, et allaient sortir dans un village qui était dans

leur dépendance. Consuelo se rappelait que, selon la chronique du pays,

le village qui couvrait la colline appelée Schreckenstein depuis

l'incendie dépendait de la forteresse des Géants, et avait avec lui de

secrètes intelligences en temps de siége. Elle était donc dans la logique

et dans la vérité en cherchant cette communication et cette issue.


Elle profita de l'absence de Zdenko pour descendre dans le puits.

Auparavant elle se mit à genoux, recommanda son âme à Dieu, fit naïvement

un grand signe de croix, comme elle l'avait fait dans la coulisse du

théâtre de San-Samuel avant de paraître pour la première fois sur la

scène; puis elle descendit bravement l'escalier tournant et rapide,

cherchant à la muraille les points d'appui qu'elle avait vu prendre à

Zdenko, et ne regardant point au-dessous d'elle de peur d'avoir le

vertige. Elle atteignit la chaîne de fer sans accident; et lorsqu'elle

l'eut saisie, elle se sentit plus tranquille, et eut le sang-froid de

regarder au fond du puits. Il y avait encore de l'eau, et cette

découverte lui causa un instant d'émoi. Mais la réflexion lui vint

aussitôt. Le puits pouvait être, très-profond; mais l'ouverture du

souterrain qui amenait Zdenko ne devait être située qu'à une certaine

distance au-dessous du sol. Elle avait déjà descendu cinquante marches

avec cette adresse et cette agilité que n'ont pas les jeunes filles

élevées dans les salons, mais que les enfants du peuple acquièrent dans

leurs jeux, et dont ils conservent toute leur vie la hardiesse confiante.

Le seul danger véritable était de glisser sur les marches humides.

Consuelo avait trouvé dans un coin, en furetant, un vieux chapeau à

larges bords que le baron Frédérick avait longtemps porté à la chasse.

Elle l'avait coupé, et s'en était fait des semelles qu'elle avait

Attachées à ses souliers avec des cordons en manière de cothurnes.

Elle avait remarqué une chaussure analogue aux pieds de Zdenko dans sa

dernière expédition nocturne. Avec ces semelles de feutre, Zdenko

marchait sans faire aucun bruit dans les corridors du château, et c'est

pour cela qu'il lui avait semblé glisser comme une ombre plutôt que

marcher comme un homme. C'était aussi jadis la coutume des Hussites

de chausser ainsi leurs espions, et même leurs chevaux, lorsqu'ils

effectuaient une surprise chez l'ennemi.


A la cinquante-deuxième marche, Consuelo trouva une dalle plus large et

une arcade basse en ogive. Elle n'hésita point à y entrer, et à s'avancer

à demi courbée dans une galerie souterraine étroite et basse, toute

dégouttante de l'eau qui venait d'y couler, travaillée et voûtée de main

d'homme avec une grande solidité.


Elle y marchait sans obstacle et sans terreur depuis environ cinq

minutes, lorsqu'il lui sembla entendre un léger bruit derrière elle.

C'était peut-être Zdenko qui redescendait et qui reprenait le chemin du

Schreckenstein. Mais elle avait de l'avance sur lui, et doubla le pas

Pour n'être pas atteinte par ce dangereux compagnon de voyage. Il ne

pouvait pas se douter qu'elle l'eût devancé. Il n'avait pas de raison

pour courir après elle; et pendant qu'il s'amuserait à chanter et à

marmotter tout seul ses complaintes et ses interminables histoires, elle

aurait le temps d'arriver et de se mettre sous la protection d'Albert.


Mais le bruit qu'elle avait entendu augmenta, et devint semblable à celui

de l'eau qui gronde, lutte, et s'élance. Qu'était-il donc arrivé? Zdenko

s'était-il aperçu de son dessein? Avait-il lâché l'écluse pour l'arrêter

et l'engloutir? Mais il n'avait pu le faire avant d'avoir passé lui-même,

et il était derrière elle. Cette réflexion n'était pas très rassurante.

Zdenko était capable de se dévouer à la mort, de se noyer avec elle

plutôt que de trahir la retraite d'Albert. Cependant Consuelo ne voyait

point de pelle, point d'écluse, pas une pierre sur son chemin qui put

retenir l'eau, et la faire ensuite écouler. Cette eau ne pouvait être

qu'en avant de son chemin, et le bruit venait de derrière elle. Cependant

il grandissait, il montait, il approchait avec le rugissement du tonnerre.


Tout à coup Consuelo, frappée d'une horrible découverte, s'aperçut que la

galerie, au lieu de monter, descendait d'abord en pente douce, et puis de

plus en plus rapidement. L'infortunée s'était trompée de chemin. Dans son

empressement et dans la vapeur épaisse qui s'exhalait du fond de la

citerne, elle n'avait pas vu une seconde ogive, beaucoup plus large, et

située vis-à-vis de celle qu'elle avait prise. Elle s'était enfoncée dans

le canal qui servait de déversoir à l'eau du puits, au lieu de remonter

celui qui conduisait au réservoir ou à la source. Zdenko, s'en allant

par une route opposée, venait de lever tranquillement la pelle; l'eau

tombait en cascade au fond de la citerne, et déjà la citerne était

remplie jusqu'à la hauteur du déversoir; déjà elle se précipitait dans la

galerie où Consuelo fuyait éperdue et glacée d'épouvante. Bientôt cette

galerie, dont la dimension était ménagée de manière à ce que la citerne,

perdant moins d'eau qu'elle n'en recevait de l'autre bouche, put se

remplir, allait se remplir à son tour. Dans un instant, dans un clin

d'oeil, le déversoir serait inondé, et la pente continuait à s'abaisser

vers des abîmes où l'eau tendait à se précipiter. La voûte, encore

suintante, annonçait assez que l'eau la remplissait tout entière, qu'il

n'y avait pas de salut possible, et que la vitesse de ses pas ne

sauverait pas la malheureuse fugitive de l'impétuosité du torrent. L'air

était déjà intercepté par la masse d'eau qui arrivait à grand bruit. Une

chaleur étouffante arrêtait la respiration, et suspendait la vie autant

que la peur et le désespoir. Déjà le rugissement de l'onde déchaînée

grondait aux oreilles de Consuelo; déjà une écume rousse, sinistre

avant-coureur du flot, ruisselait sur le pavé, et devançait la course

incertaine et ralentie de la victime consternée.





XLI.



«O ma mère, s'écria-t-elle, ouvre-moi tes bras! O Anzoleto, je t'ai aimé!

O mon Dieu, dédommage-moi dans une vie meilleure!».


A peine avait-elle jeté vers le ciel ce cri d'agonie, qu'elle trébuche

et se frappe à un obstacle inattendu. O surprise! ô bonté divine! c'est

un escalier étroit et raide, qui monte à l'une des parois du souterrain,

et qu'elle gravit avec les ailes de la peur et de l'espérance. La voûte

s'élève sur son front; le torrent se précipite, heurte l'escalier que

Consuelo a eu le temps de franchir, en dévore les dix premières marches,

mouille jusqu'à la cheville les pieds agiles qui le fuient, et, parvenu

enfin au sommet de la voûte surbaissée que Consuelo a laissée derrière

elle, s'engouffre dans les ténèbres, et tombe avec un fracas épouvantable

dans un réservoir profond que l'héroïque enfant domine d'une petite

plate-forme où elle est arrivée sur ses genoux et dans l'obscurité.


Car son flambeau s'est éteint. Un coup de vent furieux a précédé

l'irruption de la masse d'eau. Consuelo s'est laissée tomber sur la

dernière marche, soutenue jusque-là par l'instinct conservateur de la

vie, mais ignorant encore si elle est sauvée, si ce fracas de la

cataracte est un nouveau désastre qui va l'atteindre, et si cette pluie

froide qui en rejaillit jusqu'à elle, et qui baigne ses cheveux, est la

main glacée de la mort qui s'étend sur sa tête.


Cependant le réservoir se remplit peu à peu, jusqu'à d'autres déversoirs

plus profonds, qui emportent encore au loin dans les entrailles de la

terre le courant de la source abondante. Le bruit diminue; les vapeurs se

dissipent; un murmure sonore, mais plus harmonieux qu'effrayant, se

répand dans les cavernes. D'une main convulsive, Consuelo est parvenue à

rallumer son flambeau. Son coeur frappe encore violemment sa poitrine;

mais son courage s'est ranimé. A genoux, elle remercie Dieu et sa mère.

Elle examine enfin le lieu où elle se trouve, et promène la clarté

vacillante de sa lanterne sur les objets environnants.


Une vaste grotte creusée par la nature sert de voûte à un abîme que la

source lointaine du Schreckenstein alimente, et où elle se perd dans les

entrailles du rocher. Cet abîme est si profond qu'on ne voit plus l'eau

qu'il engouffre; mais quand on y jette une pierre, elle roule pendant

deux minutes, et produit en s'y plongeant une explosion semblable à

celle du canon. Les échos de la caverne le répètent longtemps, et le

clapotement sinistre de l'eau invisible dure plus longtemps encore. On

dirait les aboiements de la meute infernale. Sur une des parois de la

grotte, un sentier étroit et difficile, taillé dans le roc, côtoie le

précipice, et s'enfonce dans une nouvelle galerie ténébreuse, où le

travail de l'homme cesse entièrement, et qui se détourne des courants

d'eau et de leur chute, en remontant vers des régions plus élevées.


C'est la route que Consuelo doit prendre. Il n'y en a point d'autre:

l'eau a fermé et rempli entièrement celle qu'elle vient de suivre. Il est

impossible d'attendre dans la grotte le retour de Zdenko. L'humidité en

est mortelle, et déjà le flambeau pâlit, pétille et menace de s'éteindre

sans pouvoir se rallumer.


Consuelo n'est point paralysée par l'horreur de cette situation. Elle

pense bien qu'elle n'est plus sur la route du Schreckenstein. Ces

galeries souterraines qui s'ouvrent devant elle sont un jeu de la nature,

et conduisent à des impasses ou à un labyrinthe dont elle ne retrouvera

jamais l'issue. Elle s'y hasardera pourtant, ne fût-ce que pour trouver

un asile plus sain jusqu'à la nuit prochaine. La nuit prochaine, Zdenko

reviendra; il arrêtera le courant, la galerie sera vidée, et la captive

pourra revenir sur ses pas et revoir la lumière des étoiles.


Consuelo s'enfonça donc dans les mystères du souterrain avec un nouveau

courage, attentive cette fois à tous les accidents du sol, et s'attachant

à suivre toujours les pentes ascendantes, sans se laisser détourner par

les galeries en apparence plus spacieuses et plus directes qui s'offraient

à chaque instant. De cette manière elle était sûre de ne plus rencontrer

de courants d'eau, et de pouvoir revenir sur ses pas.


Elle marchait au milieu de mille obstacles: des pierres énormes

encombraient sa route, et déchiraient ses pieds; des chauves-souris

gigantesques, arrachées de leur morne sommeil par la clarté de la

lanterne, venaient par bataillons s'y frapper, et tourbillonner comme des

esprits de ténèbres autour de la voyageuse. Après les premières émotions

de la surprise, à chaque nouvelle terreur, elle sentait grandir son

courage. Quelquefois elle gravissait d'énormes blocs de pierre détachés

d'immenses voûtes crevassées, qui montraient d'autres blocs menaçants,

retenus à peine dans leurs fissures élargies à vingt pieds au-dessus de

sa tête; d'autres fois la voûte se resserrait et s'abaissait au point que

Consuelo était forcée de ramper dans un air rare et brûlant pour s'y

frayer un passage. Elle marchait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu'au

détour d'un angle resserré, où son corps svelte et souple eut de la peine

à passer, elle retomba de Charybde en Scylla, en se trouvant face à face

avec Zdenko: Zdenko d'abord pétrifié de surprise et glacé de terreur,

bientôt indigné, furieux et menaçant comme elle l'avait déjà vu.


Dans ce labyrinthe, parmi ces obstacles sans nombre, à la clarté

vacillante d'un flambeau que le manque d'air étouffait à chaque instant,

la fuite était impossible. Consuelo songea à se défendre corps à corps

contre une tentative de meurtre. Les yeux égarés, la bouche écumante

de Zdenko, annonçaient assez qu'il ne s'arrêterait pas cette fois à la

menace. Il prit tout à coup une résolution étrangement féroce: il se mit

à ramasser de grosses pierres, et à les placer l'une sur l'autre, entre

lui et Consuelo, pour murer l'étroite galerie où elle se trouvait. De

cette manière, il était sûr qu'en ne vidant plus la citerne durant

plusieurs jours, il la ferait périr de faim, comme l'abeille qui enferme

le frelon indiscret dans sa cellule, en apposant une cloison de cire à

l'entrée.


Mais c'était avec du granit que Zdenko bâtissait, et il s'en acquittait

avec une rapidité prodigieuse. La force athlétique que cet homme si

maigre, et en apparence si débile, trahissait en ramassant et en

arrangeant ces blocs, prouvait trop bien à Consuelo que la résistance

était impossible, et qu'il valait mieux espérer de trouver une autre

issue en retournant sur ses pas, que de se porter aux dernières

extrémités en l'irritant. Elle essaya de l'attendrir, de le persuader et

de le dominer par ses paroles.


«Zdenko, lui disait-elle, que fais-tu là, insensé? Albert te reprochera

ma mort. Albert m'attend et m'appelle. Je suis son amie, sa consolation

et son salut. Tu perds ton ami et ton frère en me perdant.»


Mais Zdenko, craignant de se laisser gagner, et résolu de continuer son

oeuvre, se mit à chanter dans sa langue sur un air vif et animé, tout en

bâtissant d'une main active et légère son mur cyclopéen.


Une dernière pierre manquait pour assurer l'édifice. Consuelo le

regardait faire avec consternation. Jamais, pensait-elle, je ne pourrai

démolir ce mur. Il me faudrait les mains d'un géant. La dernière pierre

fut posée, et bientôt elle s'aperçut que Zdenko en bâtissait un second,

adossé au premier. C'était toute une carrière, toute une forteresse qu'il

allait entasser entre elle et Albert. Il chantait toujours, et paraissait

prendre un plaisir extrême à son ouvrage.


Une inspiration merveilleuse vint enfin à Consuelo. Elle se rappela la

fameuse formule hérétique qu'elle s'était fait expliquer par Amélie, et

qui avait tant scandalisé le chapelain.


«Zdenko! s'écria-t-elle en bohémien, à travers une des fentes du mur mal

joint qui la séparait déjà de lui; ami Zdenko, _que celui à qui on a

fait tort te salue!_»


A peine cette parole fut-elle prononcée, qu'elle opéra sur Zdenko comme

un charme magique; il laissa tomber l'énorme bloc qu'il tenait, en

poussant un profond soupir, et il se mit à démolir son mur avec plus de

promptitude encore qu'il ne l'avait élevé; puis, tendant la main à

Consuelo, il l'aida en silence à franchir cette ruine, après quoi il la

regarda attentivement, soupira étrangement, et, lui remettant trois clefs

liées ensemble par un ruban rouge, il lui montra le chemin devant elle,

en lui disant:


«Que celui à qui on a fait tort te salue!


--Ne veux-tu pas me servir de guide? lui dit-elle. Conduis-moi vers ton

maître.»


Zdenko secoua la tête en disant:


«Je n'ai pas de maître, j'avais un ami. Tu me le prends. La destinée

s'accomplit. Va où Dieu te pousse; moi, je vais pleurer ici jusqu'à ce

que tu reviennes.»


Et, s'asseyant sur les décombres, il mit sa tête dans ses mains, et ne

voulut plus dire un mot.


Consuelo ne s'arrêta pas longtemps pour le consoler. Elle craignait le

retour de sa fureur; et, profitant de ce moment où elle le tenait en

respect, certaine enfin d'être sur la route du Schreckenstein, elle

partit comme un trait. Dans sa marche incertaine et pénible, Consuelo

n'avait pas fait beaucoup de chemin; car Zdenko, se dirigeant par une

route beaucoup plus longue mais inaccessible à l'eau, s'était rencontré

avec elle au point de jonction des deux souterrains, qui faisaient, l'un

par un détour bien ménagé, et creusé de main d'homme dans le roc,

l'autre, affreux, bizarre, et plein de dangers, le tour du château, de

ses vastes dépendances, et de la colline sur laquelle il était assis.

Consuelo ne se doutait guère qu'elle était en cet instant sous le parc,

et cependant elle en franchissait les grilles et les fossés par une voie

que toutes les clefs et toutes les précautions de la chanoinesse ne

pouvaient plus lui fermer. Elle eut la pensée, au bout de quelque trajet

sur cette nouvelle route, de retourner sur ses pas, et de renoncer à une

entreprise déjà si traversée, et qui avait failli lui devenir si funeste.

De nouveaux obstacles l'attendaient peut-être encore. Le mauvais vouloir

de Zdenko pouvait se réveiller. Et s'il allait courir après elle! s'il

allait élever un nouveau mur pour empêcher son retour! Au lieu qu'en

abandonnant son projet, en lui demandant de lui frayer le chemin vers la

citerne, et de remettre cette citerne à sec pour qu'elle pût monter, elle

avait de grandes chances pour le trouver docile et bienveillant. Mais

elle était encore trop sous l'émotion du moment pour se résoudre à revoir

ce fantasque personnage. La peur qu'il lui avait causée augmentait à

mesure qu'elle s'éloignait de lui; et après avoir affronté sa vengeance

avec une présence d'esprit miraculeuse, elle faiblissait en se la

représentant. Elle fuyait donc devant lui, n'ayant plus le courage de

tenter ce qu'il eût fallu faire pour se le rendre favorable, et

n'aspirant qu'à trouver une de ces portes magiques dont il lui avait cédé

les clefs, afin de mettre une barrière entre elle et le retour de sa

démence.


Mais n'allait-elle pas trouver Albert, cet autre fou qu'elle s'était

obstinée témérairement à croire doux et traitable, dans une position

analogue à celle de Zdenko envers elle? Il y avait un voile épais sur

toute cette aventure; et, revenue de l'attrait romanesque qui avait

contribué à l'y pousser, Consuelo se demandait si elle n'était pas la

plus folle des trois, de s'être précipitée dans cet abîme de dangers et

de mystères, sans être sûre d'un résultat favorable et d'un succès

fructueux.


Cependant elle suivait un souterrain spacieux et admirablement creusé par

les fortes mains des hommes du moyen âge. Tous les rochers étaient percés

par un entaillement ogival surbaissé avec beaucoup de caractère et de

régularité. Les portions moins compactes, les veines crayeuses du sol,

tous les endroits où l'éboulement eût été possible, étaient soutenus par

une construction en pierre de taille à rinceaux croisés, que liaient

ensemble des clefs de voûte quadrangulaires en granit. Consuelo, ne

perdait pas son temps à admirer ce travail immense, exécuté avec une

solidité qui défiait encore bien des siècles. Elle ne se demandait pas

non plus comment les possesseurs actuels du château pouvaient ignorer

l'existence d'une construction si importante. Elle eût pu se l'expliquer,

en se rappelant que tous les papiers historiques de cette famille et de

cette propriété avaient été détruits plus de cent ans auparavant, à

l'époque de l'introduction de la réforme en Bohème; mais elle ne

regardait plus autour d'elle, et ne pensait presque plus qu'à son propre

salut, satisfaite seulement de trouver un sol uni, un air respirable, et

un libre espace pour courir. Elle avait encore assez de chemin à faire,

quoique cette route directe vers le Schreckenstein fût beaucoup plus

courte que le sentier tortueux de la montagne. Elle le trouvait bien

long; et, ne pouvant plus s'orienter, elle ignorait même si cette route

la conduisait au Schreckenstein ou à un terme beaucoup plus éloigné

de son expédition.


Au bout d'un quart d'heure de marche, elle vit de nouveau la voûte

s'élever, et le travail de l'architecte cesser entièrement. C'était

pourtant encore l'ouvrage des hommes que ces vastes carrières, ces

grottes majestueuses qu'il lui fallait traverser. Mais envahies par la

végétation, et recevant l'air extérieur par de nombreuses fissures, elles

avaient un aspect moins sinistre que les galeries. Il y avait là mille

moyens de se cacher et de se soustraire aux poursuites d'un adversaire

irrité. Mais un bruit d'eau courante vint faire tressaillir Consuelo; et

si elle eût pu plaisanter dans une pareille situation, elle se fût avoué

à elle-même que jamais le baron Frédérick, au retour de la chasse,

n'avait eu plus d'horreur de l'eau qu'elle n'en éprouvait en cet instant.


Cependant elle fit bientôt usage de sa raison. Elle n'avait fait que

monter depuis qu'elle avait quitté le précipice, au moment d'être

submergée. A moins que Zdenko n'eût à son service une machine hydraulique

d'une puissance et d'une étendue incompréhensible, il ne pouvait pas

faire remonter vers elle son terrible auxiliaire, le torrent. Il était

bien évident d'ailleurs qu'elle devait rencontrer quelque part le

courant de la source, l'écluse, ou la source elle-même; et si elle eût pu

réfléchir davantage, elle se fût étonnée de n'avoir pas encore trouvé sur

son chemin cette onde mystérieuse, cette source des Pleurs qui alimentait

la citerne.


C'est que la source avait son courant dans les veines inconnues des

montagnes, et que la galerie, coupant à angle droit, ne la rencontrait

qu'aux approches de la citerne d'abord, et ensuite sous le Schreckenstein,

ainsi qu'il arriva enfin à Consuelo. L'écluse était donc loin derrière

elle, sur la route que Zdenko avait parcourue seul, et Consuelo approchait

de cette source, que depuis des siècles aucun autre homme qu'Albert ou

Zdenko n'avait vue. Elle eut bientôt rejoint le courant, et cette fois

elle le côtoya sans terreur et sans danger.


Un sentier de sable frais et fin remontait le cours de cette eau

limpide et transparente, qui courait avec un bruit généreux dans un lit

convenablement encaissé. Là, reparaissait le travail de l'homme. Ce

sentier était relevé en talus dans des terres fraîches et fertiles; car

de belles plantes aquatiques, des pariétaires énormes, des ronces

sauvages fleuries dans ce lieu abrité, sans souci de la rigueur de la

saison, bordaient le torrent d'une marge verdoyante. L'air extérieur

pénétrait par une multitude de fentes et de crevasses suffisantes pour

entretenir la vie de la végétation, mais trop étroites pour laisser

passage à l'oeil curieux qui les aurait cherchées du dehors. C'était

comme une serre chaude naturelle, préservée par ses voûtes du froid et

des neiges, mais suffisamment aérée par mille soupiraux imperceptibles.

On eût dit qu'un soin complaisant avait protégé la vie de ces belles

plantes, et débarrassé le sable que le torrent rejetait sur ces rives

des graviers qui offensent le pied; et on ne se fût pas trompé dans cette

supposition. C'était Zdenko qui avait rendu gracieux, faciles et sûrs les

abords de la retraite d'Albert.


Consuelo commençait à ressentir l'influence bienfaisante qu'un aspect

moins sinistre et déjà poétique des objets extérieurs produisait sur son

imagination bouleversée par de cruelles terreurs. En voyant les pâles

rayons de la lune se glisser ça et là dans les fentes des roches, et se

briser sur les eaux tremblotantes, en sentant l'air de la forêt frémir

par intervalles sur les plantes immobiles que l'eau n'atteignait pas,

en se sentant toujours plus près de la surface de la terre, elle se

sentait renaître, et l'accueil qui l'attendait au terme de son héroïque

pèlerinage, se peignait dans son esprit sous des couleurs moins sombres.

Enfin, elle vit le sentier se détourner brusquement de la rive, entrer

dans une courte galerie maçonnée fraîchement, et finir à une petite

porte qui semblait de métal, tant elle était froide, et qu'encadrait

gracieusement un grand lierre terrestre.


Quand elle se vit au bout de ses fatigues et de ses irrésolutions, quand

elle appuya sa main épuisée sur ce dernier obstacle, qui pouvait céder à

l'instant même, car elle tenait la clef de cette porte dans son autre

main, Consuelo hésita et sentit une timidité plus difficile à vaincre que

toutes ses terreurs. Elle allait donc pénétrer seule dans un lieu fermé à

tout regard, à toute pensée humaine, pour y surprendre le sommeil ou la

rêverie d'un homme qu'elle connaissait à peine; qui n'était ni son père,

ni son frère, ni son époux; qui l'aimait peut-être, et qu'elle ne pouvait

ni ne voulait aimer. Dieu m'a entraînée et conduite ici, pensait-elle, au

milieu des plus épouvantables périls. C'est par sa volonté plus encore

que par sa protection que j'y suis parvenue. J'y viens avec une âme

fervente, une résolution pleine de charité, un coeur tranquille, une

conscience pure, un désintéressement à toute épreuve. C'est peut-être la

mort qui m'y attend, et cependant cette pensée ne m'effraie pas. Ma vie

est désolée, et je la perdrais sans trop de regrets; je l'ai éprouvé il

n'y a qu'un instant, et depuis une heure je me vois dévouée à un affreux

trépas avec une tranquillité à laquelle je ne m'étais point préparée.

C'est peut-être une grâce que Dieu m'envoie à mon dernier moment. Je

Vais tomber peut-être sous les coups d'un furieux, et je marche à cette

catastrophe avec la fermeté d'un martyr. Je crois ardemment à la vie

éternelle, et je sens que si je péris ici, victime d'un dévouement

inutile peut-être, mais profondément religieux, je serai récompensée

dans une vie plus heureuse. Qui m'arrête? et pourquoi éprouvé-je

donc un trouble inexprimable, comme si j'allais commettre une faute et

rougir devant celui que je viens sauver?


C'est ainsi que Consuelo, trop pudique pour bien comprendre sa pudeur,

luttait contre elle-même, et se faisait presque un reproche de la

délicatesse de son émotion. Il ne lui venait cependant pas à l'esprit

qu'elle pût courir des dangers plus affreux pour elle que celui de la

mort. Sa chasteté n'admettait pas la pensée qu'elle pût devenir la proie

des passions brutales d'un insensé. Mais elle éprouvait instinctivement

la crainte de paraître obéir à un sentiment moins élevé, moins divin que

celui dont elle était animée. Elle mit pourtant la clef dans la serrure;

mais elle essaya plus de dix fois de l'y faire tourner sans pouvoir s'y

résoudre. Une fatigue accablante, une défaillance extrême de tout son

être, achevaient de lui faire perdre sa résolution au moment d'en

recevoir le prix: sur la terre, par un grand acte de charité; dans le

ciel, par une mort sublime.





XLII.



Cependant elle prit son parti. Elle avait trois clefs. Il y avait donc

trois portes et deux pièces à traverser avant celle où elle supposait

Albert prisonnier. Elle aurait encore le temps de s'arrêter, si la force

lui manquait.


Elle pénétra dans une salle voûtée, qui n'offrait d'autre ameublement

qu'un lit de fougère sèche sur lequel était jetée une peau de mouton. Une

paire de chaussures à l'ancienne mode, dans un délabrement remarquable,

lui servit d'indice pour reconnaître la chambre à coucher de Zdenko. Elle

reconnut aussi le petit panier qu'elle avait porté rempli de fruits sur

la pierre d'Épouvante, et qui, au bout de deux jours, en avait enfin

disparu. Elle se décida à ouvrir la seconde porte, après avoir refermé

la première avec soin; car elle songeait toujours avec effroi au retour

possible du possesseur farouche de cette demeure. La seconde pièce où

elle entra était voûtée comme la première, mais les murs étaient revêtus

de nattes et de claies garnies de mousse. Un poêle y répandait une

chaleur suffisante, et c'était sans doute le tuyau creusé dans le roc qui

produisait au sommet du Schreckenstein cette lueur fugitive que Consuelo

avait observée. Le lit d'Albert était, comme celui de Zdenko, formé d'un

amas de feuilles et d'herbes desséchées; mais Zdenko l'avait couvert de

magnifiques peaux d'ours, en dépit de l'égalité absolue qu'Albert

exigeait dans leurs habitudes, et que Zdenko acceptait en tout ce qui ne

chagrinait pas la tendresse passionnée qu'il lui portait et la préférence

de sollicitude qu'il lui donnait sur lui-même. Consuelo fut reçue dans

cette chambre par Cynabre, qui, en entendant tourner la clef dans la

serrure, s'était posté sur le seuil, l'oreille dressée et l'oeil inquiet.

Mais Cynabre avait reçu de son maître une éducation particulière: c'était

un ami, et non pas un gardien. Il lui avait été si sévèrement interdit

dès son enfance de hurler et d'aboyer, qu'il avait perdu tout à fait

cette habitude naturelle aux êtres de son espèce. Si on eût approché

d'Albert avec des intentions malveillantes, il eût retrouvé la voix;

si on l'eût attaqué, il l'eût défendu avec fureur. Mais prudent et

circonspect comme un solitaire, il ne faisait jamais le moindre bruit

sans être sûr de son fait, et sans avoir examiné et flairé les gens avec

attention. Il approcha de Consuelo avec un regard pénétrant qui avait

quelque chose d'humain, respira son vêtement et surtout sa main qui avait

tenu longtemps les clefs touchées par Zdenko; et, complètement rassuré

par cette circonstance, il s'abandonna au souvenir bienveillant qu'il

avait conservé d'elle, en lui jetant ses deux grosses pattes velues sur

les épaules, avec une joie affable et silencieuse, tandis qu'il balayait

lentement la terre de sa queue superbe. Après cet accueil grave et

honnête, il alla se recoucher sur le bord de la peau d'ours qui couvrait

le lit de son maître, et s'y étendit avec la nonchalance de la vieillesse,

non sans suivre des yeux pourtant tous les pas et tous les mouvements de

Consuelo.


Avant d'oser approcher de la troisième porte, Consuelo jeta un regard sur

l'arrangement de cet ermitage, afin d'y chercher quelque révélation sur

l'état moral de l'homme qui l'occupait. Elle n'y trouva aucune trace de

démence ni de désespoir. Une grande propreté, une sorte d'ordre y

régnait. Il y avait un manteau et des vêtements de rechange accrochés à

des cornes d'aurochs, curiosités qu'Albert avait rapportées du fond de

la Lithuanie; et qui servaient de porte-manteaux. Ses livres nombreux

étaient bien rangés sur une bibliothèque en planches brutes, que

soutenaient de grosses branches artistement agencées par une main

rustique et intelligente. La table, les deux chaises, étaient de la même

matière et du même travail. Un herbier et des livres de musique anciens,

tout à fait inconnus à Consuelo, avec des titres et des paroles slaves,

achevaient de révéler les habitudes paisibles, simples et studieuses

de l'anachorète. Une lampe de fer curieuse par son antiquité, était

suspendue au milieu de la voûte, et brûlait dans l'éternelle nuit de ce

sanctuaire mélancolique.


Consuelo remarqua encore qu'il n'y avait aucune arme dans ce lieu. Malgré

le goût des riches habitants de ces forêts pour la chasse et pour les

objets de luxe qui en accompagnent le divertissement, Albert n'avait pas

un fusil, pas un couteau; et son vieux chien n'avait jamais appris la

_grande science_, en raison de quoi Cynabre était un sujet de mépris et

de pitié pour le baron Frédérick. Albert avait horreur du sang; et

quoiqu'il parût jouir de la vie moins que personne, il avait pour l'idée

de la vie en général un respect religieux et sans bornes. Il ne pouvait

ni donner ni voir donner la mort, même aux derniers animaux de la

création. Il eût aimé toutes les sciences naturelles; mais il s'arrêtait

à la minéralogie et à la botanique. L'entomologie lui paraissait déjà une

science trop cruelle, et il n'eût jamais pu sacrifier la vie d'un insecte

à sa curiosité.


Consuelo savait ces particularités. Elle se les rappelait en voyant les

attributs des innocentes occupations d'Albert. Non, je n'aurai pas peur,

se disait-elle, d'un être si doux et si pacifique. Ceci est la cellule

d'un saint, et non le cachot d'un fou. Mais plus elle se rassurait sur la

nature de sa maladie mentale, plus elle se sentait troublée et confuse.

Elle regrettait presque de ne point trouver là un aliéné, ou un moribond;

et la certitude de se présenter à un homme véritable la faisait hésiter

de plus en plus.


Elle rêvait depuis quelques minutes, ne sachant comment s'annoncer,

lorsque le son d'un admirable instrument vint frapper son oreille:

c'était un Stradivarius chantant un air sublime de tristesse et de

grandeur sous une main pure et savante. Jamais Consuelo n'avait entendu

un violon si parfait, un virtuose si touchant et si simple. Ce chant lui

était inconnu; mais à ses formes étranges et naïves, elle jugea qu'il

devait être plus ancien que toute l'ancienne musique qu'elle connaissait.

Elle écoutait avec ravissement, et s'expliquait maintenant pourquoi

Albert l'avait si bien comprise dès la première phrase qu'il lui avait

entendu chanter. C'est qu'il avait la révélation de la vraie, de la

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