Consuelo, qui commençait à se montrer sévère, lui fit essayer des motifs
fort simples et fort sérieux extraits des chants religieux de
Palestrina. La jeune baronne bâilla, s'impatienta, et déclara cette
musique barbare et soporifique.
«C'est que vous ne la comprenez pas, dit Consuelo. Laissez-moi vous en
faire entendre quelques phrases pour vous montrer qu'elle est
admirablement écrite pour la voix, outre qu'elle est sublime de pensées
et d'intentions.
Elle s'assit à l'épinette, et commença à se faire entendre. C'était la
première fois qu'elle éveillait autour d'elle les échos du vieux
château; et la sonorité de ces hautes et froides murailles lui causa un
plaisir auquel elle s'abandonna. Sa voix, muette depuis longtemps,
depuis le dernier soir qu'elle avait chanté à San-Samuel et qu'elle s'y
était évanouie brisée de fatigue et de douleur, au lieu de souffrir de
tant de souffrances et d'agitations, était plus belle, plus prodigieuse,
plus pénétrante que jamais. Amélie en fut à la fois ravie et consternée.
Elle comprenait enfin qu'elle ne savait rien; et peut-être qu'elle ne
pourrait jamais rien apprendre, lorsque la figure pâle et pensive
d'Albert se montra tout à coup en face des deux jeunes filles, au milieu
de la chambre, et resta immobile et singulièrement attendrie jusqu'à la
fin du morceau. C'est alors seulement que Consuelo l'aperçut, et en fut
un peu effrayée. Mais Albert, pliant les deux genoux et levant vers elle
ses grands yeux noirs ruisselants de larmes, s'écria en espagnol sans le
moindre accent germanique:
«O Consuelo, Consuelo! te voilà donc enfin trouvée!
--Consuelo? s'écria la jeune fille interdite, en s'exprimant dans la
même langue. Pourquoi, seigneur, m'appelez-vous ainsi?
--Je t'appelle consolation, reprit Albert toujours en espagnol, parce
qu'une consolation a été promise à ma vie désolée, et parce que tu es la
consolation que Dieu accorde enfin à mes jours solitaires et funestes.
--Je ne croyais, pas, dit Amélie avec une fureur concentrée, que la
musique pût faire un effet si prodigieux sur mon cher cousin. La voix de
Nina est faite pour accomplir des miracles, j'en conviens; mais je ferai
remarquer à tous deux qu'il serait plus poli pour moi, et plus
convenable en général, de s'exprimer dans une langue que je puisse
comprendre.»
Albert ne parut pas avoir entendu un mot de ce que disait sa fiancée. Il
restait à genoux, regardant Consuelo avec une surprise et un ravissement
indicibles, lui répétant toujours d'une voix attendrie:--Consuelo,
Consuelo!
«Mais comment donc vous appelle-t-il? dit Amélie avec un peu
d'emportement à sa compagne.
--Il me demande un air espagnol que je ne connais pas, répondit Consuelo
fort troublée; mais je crois que nous ferons bien d'en rester là, car la
musique paraît l'émouvoir beaucoup aujourd'hui.»
Et elle se leva pour sortir.
«Consuelo, répéta Albert en espagnol, si tu te retires de moi, c'en est
fait de ma vie, et je ne veux plus revenir sur la terre!»
En parlant ainsi, il tomba évanoui à ses pieds; et les deux jeunes
filles, effrayées, appelèrent les valets pour l'emporter et le secourir.
XXXII.
Le comte Albert fut déposé doucement sur son lit; et tandis que les deux
domestiques qui l'y avaient transporté cherchaient, l'un le chapelain,
qui était une manière de médecin pour la famille, l'autre le comte
Christian, qui avait donné l'ordre qu'on vint toujours l'avertir à la
moindre indisposition qu'éprouverait son fils, les deux jeunes filles,
Amélie et Consuelo, s'étaient mises à la recherche de la chanoinesse.
Mais avant qu'une seule de ces personnes se fût rendue auprès du malade,
ce qui se fit pourtant avec le plus de célérité possible, Albert avait
disparu. On trouva sa porte ouverte, son lit à peine foulé par le repos
d'un instant qu'il y avait pris, et sa chambre dans l'ordre accoutumé.
On le chercha partout, et, comme il arrivait toujours en ces sortes de
circonstances, on ne le trouva nulle part; après quoi la famille retomba
dans un des accès de morne résignation dont Amélie avait parlé à
Consuelo, et l'on parut attendre, avec cette muette terreur qu'on
s'était habitué à ne plus exprimer, le retour, toujours espéré et
toujours incertain, du fantasque jeune homme.
Bien que Consuelo eût désiré ne pas faire part aux parents d'Albert de
la scène étrange qui s'était passée dans la chambre d'Amélie, cette
dernière ne manqua pas de tout raconter, et de décrire sous de vives
couleurs l'effet subit et violent que le chant de la Porporina avait
produit sur son cousin.
«Il est donc bien certain que la musique lui fait du mal! observa le
chapelain.
--En ce cas, répondit Consuelo; je me garderai bien de me faire
entendre; et lorsque je travaillerai avec notre jeune baronne, nous
aurons soin de nous enfermer si bien, qu'aucun son ne puisse parvenir à
l'oreille du comte Albert.
--Ce sera une grande gêne pour vous, ma chère demoiselle, dit la
chanoinesse. Ah! il ne tient pas à moi que votre séjour ici ne soit plus
agréable!
--J'y veux partager vos peines et vos joies, reprit Consuelo, et je ne
désire pas d'autre satisfaction que d'y être associée par votre
confiance et votre amitié.
--Vous êtes une noble enfant! dit la chanoinesse en lui tendant sa
longue main, sèche et luisante comme de l'ivoire jaune. Mais écoutez,
ajouta-t-elle; je ne crois pas que la musique fasse réellement du mal à
mon cher Albert. D'après ce que raconte Amélie de la scène de ce matin,
je vois au contraire qu'il a éprouvé une joie trop vive; et peut-être sa
souffrance n'est venue que de la suspension, trop prompte à son gré, de
vos admirables mélodies. Que vous disait-il en espagnol? C'est une
langue qu'il parle parfaitemeut bien, m'a-t-on dit, ainsi que beaucoup
d'autres qu'il a apprises dans ses voyages avec une facilité
surprenante. Quand on lui demande comment il a pu retenir tant de
langages différents, il répond qu'il les savait avant d'être né, et
qu'il ne fait que se les rappeler, l'une pour l'avoir parlée il y a
douze cents ans, l'autre lorsqu'il était aux croisades; que sais-je?
hélas! Puisqu'on ne doit rien vous cacher, chère signora, vous entendrez
d'étranges récits de ce qu'il appelle ses existences antérieures. Mais
traduisez-moi dans notre allemand, que déjà vous parlez très-bien, le
sens des paroles qu'il vous a dites dans votre langue, qu'aucun de nous
ici ne connaît.»
Consuelo éprouva en cet instant un embarras dont elle-même ne put se
rendre compte. Cependant elle prit le parti de dire presque toute la
vérité, en expliquant que le comte Albert l'avait suppliée de continuer,
de ne pas s'éloigner, et en lui disant qu'elle lui donnait beaucoup de
consolation.
«Consolation! s'écria la perspicace Amélie. S'est-il servi de ce mot?
Vous savez, ma tante, combien il est significatif dans la bouche de mon
cousin.
--En effet, c'est un mot qu'il a bien souvent sur les lèvres, répondit
Wenceslawa, et qui a pour lui un sens prophétique; mais je ne vois rien
en cette rencontre que de fort naturel dans l'emploi d'un pareil mot.
--Mais quel est donc celui qu'il vous a répété tant de fois, chère
Porporina? reprit Amélie avec obstination. Il m'a semblé qu'il vous
disait à plusieurs reprises un mot particulier, que dans mon trouble je
n'ai pu retenir.
--Je ne l'ai pas compris moi-même, répondit Consuelo en faisant un grand
effort sur elle-même pour mentir.
--Ma chère Nina, lui dit Amélie à l'oreille, vous êtes fine et prudente;
quant à moi, qui ne suis pas tout à fait bornée, je crois très-bien
comprendre que vous êtes la consolation mystique promise par la vision à
la trentième année d'Albert. N'essayez pas de me cacher que vous l'avez
compris encore mieux que moi: c'est une mission céleste dont je ne suis
pas jalouse.
--Écoutez, chère Porporina, dit la chanoinesse après avoir rêvé quelques
instants: nous avons toujours pensé qu'Albert, lorsqu'il disparaissait
pour nous d'une façon qu'on pourrait appeler magique, était caché non
loin de nous, dans la maison peut-être, grâce à quelque retraite dont
lui seul aurait le secret. Je ne sais pourquoi il me semble que si vous
vous mettiez à chanter en ce moment, il l'entendrait et viendrait à
nous.
--Si je le croyais!... dit Consuelo prête à obéir.
--Mais si Albert est près de nous et que l'effet de la musique augmente
son délire! remarqua la jalouse Amélie.
--Eh bien, dit le comte Christian, c'est une épreuve qu'il faut tenter.
J'ai ouï dire que l'incomparable Farinelli avait le pouvoir de dissiper
par ses chants la noire mélancolie du roi d'Espagne, comme le jeune
David avait celui d'apaiser les fureurs de Saül, au son de sa harpe.
Essayez, généreuse Porporina; une âme aussi pure que la vôtre doit
exercer une salutaire influence autour d'elle.»
Consuelo, attendrie, se mit au clavecin, et chanta un cantique espagnol
en l'honneur de Notre-Dame-de-Consolation, que sa mère lui avait appris
dans son enfance, et qui commençait par ces mots: _Consuelo de mi alma_,
«Consolation de mon âme,» etc. Elle chanta d'une voix si pure et avec un
accent de piété si naïve, que les hôtes du vieux manoir oublièrent
presque le sujet de leur préoccupation, pour se livrer au sentiment de
l'espérance et de la foi. Un profond silence régnait au dedans et au
dehors du château; on avait ouvert les portes et les fenêtres, afin que
la voix de Consuelo pût s'étendre aussi loin que possible, et la lune
éclairait d'un reflet verdâtre l'embrasure des vastes croisées. Tout
était calme, et une sorte de sérénité religieuse succédait aux angoisses
de l'âme, lorsqu'un profond soupir exhalé comme d'une poitrine humaine
vint répondre aux derniers sons que Consuelo fit entendre. Ce soupir fut
si distinct et si long, que toutes les personnes présentes s'en
aperçurent même le baron Frédérick, qui s'éveilla à demi, et tourna la
tête comme si quelqu'un l'eût appelé. Tous pâlirent, et se regardèrent
comme pour se dire: Ce n'est pas moi; est-ce vous? Amélie ne put retenir
un cri, et Consuelo, à qui ce soupir sembla partir tout à côté d'elle,
quoiqu'elle fût isolée au clavecin du reste de la famille, éprouva une
telle frayeur qu'elle n'eut pas la force de dire un mot.
«Bonté divine! dit la chanoinesse terrifiée; avez-vous entendu ce soupir
qui semble partir des entrailles de la terre?
--Dites plutôt, ma tante, s'écria Amélie, qu'il a passé sur nos têtes
comme un souffle de la nuit.
--Quelque chouette attirée par la bougie aura traversé l'appartement
tandis que nous étions absorbés par la musique, et nous avons entendu le
bruit léger de ses ailes au moment où elle s'envolait par la fenêtre.»
Telle fut l'opinion émise par le chapelain, dont les dents claquaient
pourtant de peur.
--C'est peut-être le chien d'Albert, dit le comte Christian.
--Cynabre n'est point ici, répondit Amélie. Là où est Albert, Cynabre y
est toujours avec lui. Quelqu'un a soupiré ici étrangement. Si j'osais
aller jusqu'à la fenêtre, je verrais si quelqu'un a écouté du jardin;
mais il irait de ma vie que je n'en aurais pas la force.
--Pour une personne aussi dégagée des préjugés, lui dit tout bas
Consuelo en s'efforçant de sourire, pour une petite philosophe
française, vous n'êtes pas brave, ma chère baronne; moi, je vais essayer
de l'être davantage.
--N'y allez pas, ma chère, répondit tout haut Amélie, et ne faites pas
la vaillante; car vous êtes pâle comme la mort, et vous allez vous
trouver mal.
--Quels enfantillages amusent votre chagrin, ma chère Amélie? dit le
comte Christian en se dirigeant vers la fenêtre d'un pas grave et
ferme.»
Il regarda dehors, ne vit personne, et il ferma la fenêtre avec calme,
en disant:
«Il semble que les maux réels ne soient pas assez cuisants pour
l'ardente imagination des femmes; il faut toujours qu'elles y ajoutent
les créations de leur cerveau trop ingénieux à souffrir. Ce soupir n'a
certainement rien de mystérieux. Un de nous, attendri par la belle voix
et l'immense talent de la signora, aura exhalé, à son propre insu, cette
sorte d'exclamation du fond de son âme. C'est peut-être moi-même, et
pourtant je n'en ai pas eu conscience. Ah! Porpina, si vous ne
réussissez point à guérir Albert, du moins vous saurez verser un baume
céleste sur des blessures aussi profondes que les siennes.»
La parole de ce saint vieillard, toujours sage et calme au milieu des
adversités domestiques qui l'accablaient, était elle-même un baume
céleste, et Consuelo en ressentit l'effet. Elle fut tentée de se mettre
à genoux devant lui, et de lui demander sa bénédiction, comme elle avait
reçu celle du Porpora en le quittant, et celle de Marcello un beau jour
de sa vie, qui avait commencé la série de ses jours malheureux et
solitaires.
XXXIIÏ.
Plusieurs jours s'écoulèrent sans qu'on eût aucune nouvelle du comte
Albert; et Consuelo, à qui cette situation semblait mortellement
sinistre, s'étonna de voir la famille de Rudolstadt rester sous le poids
d'une si affreuse incertitude, sans témoigner ni désespoir ni
impatience. L'habitude des plus cruelles anxiétés donne une sorte
d'apathie apparente ou d'endurcissement réel, qui blessent et irritent
presque les âmes dont la sensibilité n'est pas encore émoussée par de
longs malheurs. Consuelo, en proie à une sorte de cauchemar, au milieu
de ces impressions lugubres et de ces événements inexplicables,
s'étonnait de voir l'ordre de la maison à peine troublé, la chanoinesse
toujours aussi vigilante, le baron toujours aussi ardent à la chasse, le
chapelain toujours aussi régulier dans ses mêmes pratiques de dévotion,
et Amélie toujours aussi gaie et aussi railleuse. La vivacité enjouée de
cette dernière était ce qui la scandalisait particulièrement. Elle ne
concevait pas qu'elle pût rire et folâtrer, lorsqu'elle-même pouvait à
peine lire et travailler à l'aiguille.
La chanoinesse cependant brodait un devant d'autel en tapisserie pour la
chapelle du château. C'était un chef-d'oeuvre de patience, de finesse et
de propreté. A peine avait-elle fait un tour dans la maison, qu'elle
revenait s'asseoir devant son métier, ne fût-ce que pour y ajouter,
quelques points, en attendant que de nouveaux soins l'appelassent dans
les granges, dans les offices, ou dans les celliers. Et il fallait voir
avec quelle importance on traitait toutes ces petites choses, et comme
cette chétive créature trottait d'un pas toujours égal, toujours digne
et compassé, mais jamais ralenti, dans tous les coins de son petit
empire; croisant mille fois par jour et dans tous les sens la surface
étroite et monotone de son domaine domestique. Ce qui paraissait étrange
aussi à Consuelo, c'était le respect et l'admiration qui s'attachaient
dans la famille et dans le pays à cet emploi de servante infatigable,
que la vieille dame semblait avoir embrassé avec tant d'amour et de
jalousie. A la voir régler parcimonieusement les plus chétives affaires,
on l'eût crue cupide et méfiante. Et pourtant elle était pleine de
grandeur et de générosité dans le fond de son âme et dans les occasions
décisives. Mais ces nobles qualités, surtout cette tendresse toute
maternelle, qui la rendaient si sympathique et si vénérable aux yeux de
Consuelo, n'eussent pas suffi aux autres pour en faire l'héroïne de la
famille. Il lui fallait encore, il lui fallait surtout toutes ces
puérilités du ménage gouvernées solennellement, pour être appréciée ce
qu'elle était (malgré tout cela), une femme d'un grand sens et d'un
grand caractère. Il ne se passait pas un jour sans que le comte
Christian, le baron ou le chapelain, ne répétassent chaque fois qu'elle
tournait les talons:
«Quelle sagesse, quel courage, quelle force d'esprit résident dans la
chanoinesse!»
Amélie elle-même, ne discernant pas la véritable élévation de la vie
d'avec les enfantillages qui, sous une autre forme, remplissaient toute
la sienne, n'osait pas dénigrer sa tante sous ce point de vue, le seul
qui, pour Consuelo, fit une ombre à cette vive lumière dont rayonnait
l'âme pure et aimante de la bossue Wenceslawa.
Pour la _Zingarella_, née sur les grands chemins, et perdue dans le
monde, sans autre maître et sans autre protecteur que son propre génie,
tant de soucis, d'activité et de contention d'esprit, à propos d'aussi
misérables résultats que la conservation et l'entretien de certains
objets et de certaines denrées, paraissait un emploi monstrueux de
l'intelligence. Elle qui ne possédait rien, et ne désirait rien des
richesses de la terre, elle souffrait de voir une belle âme s'atrophier
volontairement dans l'occupation de posséder du blé, du vin, du bois, du
chanvre, des animaux et des meubles. Si on lui eût offert tous ces biens
convoités par la plupart des hommes, elle eût demandé, à la place, une
minute de son ancien bonheur, ses haillons, son beau ciel, son pur amour
et sa liberté sur les lagunes de Venise; souvenir amer et précieux qui
se peignait dans son cerveau sous les plus brillantes couleurs, à mesure
qu'elle s'éloignait de ce riant horizon pour pénétrer dans la sphère
glacée de ce qu'on appelle la vie positive.
Son coeur se serrait affectueusement lorsqu'elle voyait, à la nuit
tombante, la chanoinesse, suivie de Hanz, prendre un gros trousseau de
clefs, et marcher elle-même dans tous les bâtiments et dans toutes les
cours, pour faire sa ronde, pour fermer les moindres issues, pour
visiter les moindres recoins où des malfaiteurs eussent pu se glisser,
comme si personne n'eût dû dormir en sûreté derrière ces murs
formidables, avant que l'eau du torrent prisonnier derrière une écluse
voisine ne se fût élancée en mugissant dans les fossés du château,
tandis qu'on cadenassait les grilles et qu'on relevait les ponts.
Consuelo avait dormi tant de fois, dans ses courses lointaines, sur le
bord d'un chemin, avec un pan du manteau troué de sa mère pour tout
abri! Elle avait tant de fois salué l'aurore sur les dalles blanches de
Venise, battues par les flots, sans avoir eu un instant de crainte pour
sa pudeur, la seule richesse qu'elle eût à coeur de conserver! Hélas! se
disait-elle, que ces gens-ci sont à plaindre d'avoir tant de choses à
garder! La sécurité est le but qu'ils poursuivent jour et nuit, et, à
force de la chercher, ils n'ont ni le temps de la trouver, ni celui d'en
jouir. Elle soupirait donc déjà comme Amélie dans cette noire prison,
dans ce morne château des Géants, où le soleil lui-même semblait
craindre de pénétrer. Mais au lieu que la jeune baronne rêvait de fêtes,
de parures et d'hommages, Consuelo rêvait d'un sillon, d'un buisson ou
d'une barque pour palais, avec l'horizon pour toute enceinte, et
l'immensité des cieux étoilés pour tout spectacle.
Forcée par le froid du climat et par la clôture du château à changer
l'habitude vénitienne qu'elle avait prise de veiller une partie de la
nuit et de se lever tard le matin, après bien des heures d'insomnie,
d'agitation et de rêves lugubres, elle réussit enfin à se plier à la loi
sauvage de la claustration; et elle s'en dédommagea en hasardant seule
quelques promenades matinales dans les montagnes voisines. On ouvrait
les portes et on baissait les ponts aux premières clartés du jour; et
tandis qu'Amélie, occupée une partie de la nuit à lire des romans en
cachette, dormait jusqu'à l'appel de la cloche du déjeuner, la Porporina
allait respirer l'air libre et fouler les plantes humides de la forêt.
Un matin qu'elle descendait bien doucement sur la pointe du pied pour
n'éveiller personne, elle se trompa de direction dans les innombrables
escaliers et dans les interminables corridors du château, qu'elle avait
encore de la peine à comprendre. Égarée dans ce labyrinthe de galeries
et de passages, elle traversa une sorte de vestibule qu'elle ne
connaissait pas, et crut trouver par là une sortie sur les jardins. Mais
elle n'arriva qu'à l'entrée d'une petite chapelle d'un beau style
ancien, à peine éclairée en haut par une rosace dans la voûte, qui
jetait une lueur blafarde sur le milieu du pavé, et laissait le fond
dans un vague mystérieux. Le soleil était encore sous l'horizon, la
matinée grise et brumeuse. Consuelo crut d'abord qu'elle était dans la
chapelle du château, où déjà elle avait entendu la messe un dimanche.
Elle savait que cette chapelle donnait sur les jardins; mais avant de la
traverser pour sortir, elle voulut saluer le sanctuaire de la prière, et
s'agenouilla sur la première dalle. Cependant, comme il arrive souvent
aux artistes de se laisser préoccuper par les objets extérieurs en dépit
de leurs tentatives pour remonter dans la sphère des idées abstraites,
sa prière ne put l'absorber assez pour l'empêcher de jeter un coup
d'oeil curieux autour d'elle; et bientôt elle s'aperçut qu'elle n'était
pas dans la chapelle, mais dans un lieu où elle n'avait pas encore
pénétré. Ce n'était ni le même vaisseau ni les mêmes ornements. Quoique
cette chapelle inconnue fût assez petite, on distinguait encore mal les
objets, et ce qui frappa le plus Consuelo fut une statue blanchâtre,
agenouillée vis-à-vis de l'autel, dans l'attitude froide et sévère qu'on
donnait jadis à toutes celles dont on décorait les tombeaux. Elle pensa
qu'elle se trouvait dans un lieu réservé aux sépultures de quelques
aïeux d'élite; et, devenue un peu craintive et superstitieuse depuis son
séjour en Bohême, elle abrégea sa prière et se leva pour sortir.
Mais au moment où elle jetait un dernier regard timide sur cette figure
agenouillée à dix pas d'elle, elle vit distinctement la statue
disjoindre ses deux mains de pierre allongées l'une contre l'autre, et
faire lentement un grand signe de croix en poussant un profond soupir.
Consuelo faillit tomber à la renverse, et cependant elle ne put détacher
ses yeux hagards de la terrible statue. Ce qui la confirmait dans la
croyance que c'était une figure de pierre, c'est qu'elle ne sembla pas
entendre le cri d'effroi que Consuelo laissa échapper, et qu'elle remit
ses deux grandes mains blanches l'une contre l'autre, sans paraître
avoir le moindre rapport avec le monde extérieur.
XXXIV.
Si l'ingénieuse et féconde Anne Radcliffe se fût trouvée à la place du
candide et maladroit narrateur de cette très véridique histoire, elle
n'eût pas laissé échapper une si bonne occasion de vous promener, madame
la lectrice, à travers les corridors, les trappes, les escaliers en
spirale, les ténèbres et les souterrains, pendant une demi-douzaine de
beaux et attachants volumes, pour vous révéler, seulement au septième,
tous les arcanes de son oeuvre savante. Mais la lectrice esprit fort que
nous avons charge de divertir ne prendrait peut-être pas aussi bien, au
temps où nous sommes, l'innocent stratagème du romancier. D'ailleurs,
comme il serait fort difficile de lui en faire accroire, nous lui
dirons, aussi vite que nous le pourrons, le mot de toutes nos énigmes.
Et pour lui en confesser deux d'un coup, nous lui avouerons que
Consuelo, après deux secondes de sang-froid, reconnut, dans la statue
animée qu'elle avait devant les yeux, le vieux comte Christian qui
récitait mentalement ses prières du matin dans son oratoire; et dans ce
soupir de componction qui venait de lui échapper à son insu, comme il
arrive souvent aux vieillards, le même soupir diabolique qu'elle avait
cru entendre à son oreille un soir, après avoir chanté l'hymne de
Notre-Dame-de-Consolation.
Un peu honteuse de sa frayeur, Consuelo resta enchaînée à sa place par
le respect, et par la crainte de troubler une si fervente prière. Rien
n'était plus solennel et plus touchant à voir que ce vieillard prosterné
sur la pierre, offrant son coeur à Dieu au lever de l'aube, et plongé
dans une sorte de ravissement céleste qui semblait fermer ses sens à
toute perception du monde physique. Sa noble figure ne trahissait aucune
émotion douloureuse. Un vent frais, pénétrant par la porte que Consuelo
avait laissée entr'ouverte, agitait autour de sa nuque une demi-couronne
de cheveux argentés; et son vaste front, dépouillé jusqu'au sommet du
crâne, avait le luisant jaunâtre des vieux marbres. Revêtu d'une robe de
chambre de laine blanche à l'ancienne mode, qui ressemblait un peu à un
froc de moine, et qui formait sur ses membres amaigris de gros plis
raides et lourds, il avait tout l'air d'une statue de tombeau; et quand
il eut repris son immobilité, Consuelo fut encore obligée de le regarder
à deux fois pour ne pas retomber dans sa première illusion.
Après qu'elle l'eut considéré attentivement, en se plaçant un peu de
côté pour le mieux voir, elle se demanda, comme malgré elle, tout au
milieu de son admiration et de son attendrissement, si le genre de
prière que ce vieillard adressait à Dieu était bien efficace pour la
guérison de son malheureux fils, et si une âme aussi passivement soumise
aux arrêts du dogme et aux rudes décrets de la destinée avait jamais
possédé la chaleur, l'intelligence et le zèle qu'Albert aurait eu besoin
de trouver dans l'âme de son père. Albert aussi avait une âme mystique:
lui aussi avait eu une vie dévote et contemplative, mais, d'après tout
ce qu'Amélie avait raconté à Consuelo, d'après ce qu'elle avait vu de
ses propres yeux depuis quelques jours passés dans le château, Albert
n'avait jamais rencontré le conseil, le guide et l'ami qui eût pu
diriger son imagination, apaiser la véhémence de ses sentiments, et
attendrir la rudesse brûlante de sa vertu. Elle comprenait qu'il avait
dû se sentir isolé, et se regarder comme étranger au milieu de cette
famille obstinée à le contredire ou à le plaindre en silence, comme un
hérétique ou comme un fou; elle le sentait elle-même, à l'espèce
d'impatience que lui causait cette impassible et interminable prière
adressée au ciel, comme pour se remettre à lui seul du soin qu'on eût dû
prendre soi-même de chercher le fugitif, de le rejoindre, de le
persuader, et de le ramener. Car il fallait de bien grands accès de
désespoir, et un trouble intérieur inexprimable, pour arracher ainsi un
jeune homme si affectueux et si bon du sein de ses proches, pour le
jeter dans un complet oubli de soi-même, et pour lui ravir jusqu'au
sentiment des inquiétudes et des tourments qu'il pouvait causer aux
êtres les plus chers.
Celte résolution qu'on avait prise de ne jamais le contrarier, et de
feindre le calme au milieu de l'épouvante, semblait à l'esprit ferme et
droit de Consuelo une sorte de négligence coupable ou d'erreur
grossière. Il y avait là l'espèce d'orgueil et d'égoïsme qu'inspire une
foi étroite aux gens qui consentent à porter le bandeau de
l'intolérance, et qui croient à un seul chemin, rigidement tracé par la
main du prêtre, pour aller au ciel.
«Dieu bon! disait Consuelo en priant dans son coeur; cette grande âme
d'Albert, si ardente, si charitable, si pure de passions humaines,
serait-elle donc moins précieuse à vos yeux que les âmes patientes et
oisives qui acceptent les injustices du monde, et voient sans
indignation la justice et la vérité méconnues sur la terre? Etait-il
donc inspiré par le diable, ce jeune homme qui, dès son enfance, donnait
tous ses jouets et tous ses ornements aux enfants des pauvres, et qui,
au premier éveil de la réflexion, voulait se dépouiller de toutes ses
richesses pour soulager les misères humaines? Et eux, ces doux et
bénévoles seigneurs, qui plaignent le malheur avec des larmes stériles
et le soulagent avec de faibles dons, sont-ils bien sages de croire
qu'ils vont gagner le ciel avec des prières et des actes de soumission à
l'empereur et au pape, plus qu'avec de grandes oeuvres et d'immenses
sacrifices? Non, Albert n'est pas fou; une voix me crie au fond de l'âme
que c'est le plus beau type du juste et du saint qui soit sorti des
mains de la nature. Et si des rêves pénibles, des illusions bizarres ont
obscurci la lucidité de sa raison, s'il est devenu aliéné enfin, comme
ils le croient, c'est la contradiction aveugle, c'est l'absence de
sympathie, c'est la solitude du coeur, qui ont amené ce résultat
déplorable. J'ai vu la logette où le Tasse a été enfermé comme fou, et
j'ai pensé que peut-être il n'était qu'exaspéré par l'injustice. J'ai
entendu traiter de fous, dans les salons de Venise, ces grands saints du
christianisme dont l'histoire touchante m'a fait pleurer et rêver dans
mon enfance: on appelait leurs miracles des jongleries, et leurs
révélations des songes maladifs. Mais de quel droit ces gens-ci, ce
pieux vieillard, cette timide chanoinesse, qui croient aux miracles des
saints et au génie des poètes, prononcent-ils sur leur enfant cette
sentence de honte et de réprobation qui ne devrait s'attacher qu'aux
infirmes et aux scélérats? Fou! Mais c'est horrible et repoussant, la
folie! c'est un châtiment de Dieu après les grands crimes; et à force de
vertu un homme deviendrait fou! Je croyais qu'il suffisait de faiblir
sous le poids d'un malheur immérité pour avoir droit au respect autant
qu'à la pitié des hommes. Et si j'étais devenue folle, moi; si j'avais
blasphémé le jour terrible où j'ai vu Anzoleto dans les bras d'une
autre, j'aurais donc perdu tout droit aux conseils, aux encouragements,
et aux soins spirituels de mes frères les chrétiens? On m'eût donc
chassée ou laissée errante sur les chemins, en disant: Il n'y a pas de
remède pour elle; faisons-lui l'aumône, et ne lui parlons pas; car pour
avoir trop souffert, elle ne peut plus rien comprendre? Eh bien, c'est
ainsi qu'on traite ce malheureux, comte Albert! On le nourrit, on
l'habille, on le soigne, on lui fait en un mot, l'aumône d'une
sollicitude puérile. Mais on ne lui parle pas; on se tait quand il
interroge, on baisse la tête ou on la détourne quand il cherche à
persuader. On le laisse fuir quand l'horreur de la solitude l'appelle
dans des solitudes plus profondes encore, et on attend qu'il revienne,
en priant Dieu de le surveiller et de le ramener sain et sauf, comme si
l'Océan était entre lui et les objets de son affection! Et cependant on
pense qu'il n'est pas loin; on me fait chanter pour l'éveiller, s'il est
en proie au sommeil léthargique dans l'épaisseur de quelque muraille ou
dans le tronc de quelque vieux arbre voisin. Et l'on n'a pas su explorer
tous les secrets de cette antique masure, on n'a pas creusé jusqu'aux
entrailles de ce sol miné! Ah! si j'étais le père ou la tante d'Albert,
je n'aurais pas laissé pierre sur pierre avant de l'avoir retrouvé; pas
un arbre de la forêt ne serait resté debout avant de me l'avoir rendu.»
Perdue dans ses pensées, Consuelo était sortie sans bruit de l'oratoire
du comte Christian, et elle avait trouvé, sans savoir comment, une porte
sur la campagne. Elle errait parmi les sentiers de la forêt, et
cherchait les plus sauvages, les plus difficiles, guidée, par un
instinct romanesque et plein d'héroïsme qui lui faisait espérer de
retrouver Albert. Aucun attrait vulgaire, aucune ombre de fantaisie
imprudente ne la portait à ce dessein aventureux. Albert remplissait son
imagination, et occupait tous ses rêves, il est vrai; mais à ses yeux ce
n'était point un jeune homme beau et enthousiasmé d'elle qu'elle allait
cherchant dans les lieux déserts, pour le voir et se trouver seule avec
lui; c'était un noble infortuné qu'elle s'imaginait pouvoir sauver ou
tout au moins calmer par la pureté de son zèle. Elle eût cherché de même
un vénérable ermite malade pour le soigner, ou un enfant perdu pour le
ramener à sa mère. Elle était un enfant elle-même, et cependant il y
avait en elle une révélation de l'amour maternel; il y avait une foi
naïve, une charité brûlante, une bravoure exaltée.
Elle rêvait et entreprenait ce pèlerinage, comme Jeanne d'Arc avait rêvé
et entrepris la délivrance de sa patrie. Il ne lui venait pas seulement
à l'esprit qu'on pût railler ou blâmer sa résolution; elle ne concevait
pas qu'Amélie, guidée par la voix du sang, et, dans le principe, par les
espérances de l'amour, n'eût pas conçu le même projet, et qu'elle n'eût
pas réussi à l'exécuter. Elle marchait avec rapidité; aucun obstacle ne
l'arrêtait. Le silence de ces grands bois ne portait plus la tristesse
ni l'épouvante dans son âme. Elle voyait la piste des loups sur le
sable, et ne s'inquiétait pas de rencontrer leur troupe affamée. Il lui
semblait qu'elle était poussée par une main divine qui la rendait
invulnérable. Elle qui savait le Tasse par coeur, pour l'avoir chanté
toutes les nuits sur les lagunes, elle s'imaginait marcher à l'abri de
son talisman, comme le généreux Ubalde à la reconnaissance de Renaud à
travers les embûches de la forêt enchantée. Elle marchait svelte et
légère, parmi les ronces et les rochers, le front rayonnant d'une
secrète fierté, et les joues colorées d'une légère rougeur. Jamais elle
n'avait été plus belle à la scène dans les rôles héroïques; et pourtant
elle ne pensait pas plus à la scène en cet instant qu'elle n'avait pensé
à elle-même en montant sur le théâtre.
De temps en temps elle s'arrêtait rêveuse et recueillie.
«Et si je venais à le rencontrer tout à coup, se disait-elle, que lui
dirais-je qui pût le convaincre et le tranquilliser? Je ne sais rien de
ces choses mystérieuses et profondes qui l'agitent. Je les comprends à
travers un voile de poésie qu'on a à peine soulevé devant mes yeux,
éblouis de visions si nouvelles. Il faudrait avoir plus que le zèle et
la charité, il faudrait avoir la science et l'éloquence pour trouver des
paroles dignes d'être écoutées par un homme si supérieur à moi, par un
fou si sage auprès de tous les êtres raisonnables au milieu desquels
j'ai vécu. Allons, Dieu m'inspirera quand le moment sera venu; car pour
moi, j'aurais beau chercher, je me perdrais de plus en plus dans les
ténèbres de mon ignorance. Ah! si j'avais lu beaucoup de livres de
religion et d'histoire, comme le comte Christian et la chanoinesse
Wenceslawa! si je savais par coeur toutes les règles de la dévotion et
toutes les prières de l'Eglise, je trouverais bien à en appliquer
heureusement quelqu'une à la circonstance; mais j'ai à peine compris, à
peine retenu par conséquent quelques phrases du catéchisme, et je ne
sais prier qu'au lutrin. Quelque sensible qu'il soit à la musique, je ne
persuaderai pas ce savant théologien avec une cadence ou avec une phrase
de chant. N'importe! il me semble qu'il y a plus de puissance dans mon
coeur pénétré et résolu, que dans toutes les doctrines étudiées par ses
parents, si bons et si doux, mais indécis et froids comme les
brouillards et les neiges de leur patrie.»
XXXV.
Après bien des détours et des retours dans les inextricables sentiers de
cette forêt jetée sur un terrain montueux et tourmenté, Consuelo se
trouva sur une élévation semée de roches et de ruines qu'il était assez
difficile de distinguer les unes des autres, tant la main de l'homme,
jalouse de celle du temps, y avait été destructive. Ce n'était plus
qu'une montagne de débris, où jadis un village avait été brûlé par
l'ordre du _redoutable aveugle_, le célèbre chef Calixtin Jean Ziska,
dont Albert croyait descendre, et dont il descendait peut-être en effet.
Durant une nuit profonde et lugubre, le farouche et infatigable
capitaine ayant commandé à sa troupe de donner l'assaut à la forteresse
des Géants, alors gardée pour l'Empereur par des Saxons, il avait
entendu murmurer ses soldats, et un entre autres dire non loin de lui:
«Ce maudit aveugle croit que, pour agir, chacun peut, comme lui, se
passer de la lumière.» Là-dessus Ziska, se tournant vers un des quatre
disciples dévoués qui l'accompagnaient partout, guidant son cheval ou
son chariot, et lui rendant compte avec précision de la position
topographique et des mouvements de l'ennemi, il lui avait dit, avec
cette sûreté de mémoire ou cet esprit de divination qui suppléaient en
lui au sens de la vue: «II y a ici près un village?--Oui, père, avait
répondu le conducteur taborite; à ta droite, sur une éminence, en face
de la forteresse.» Alors Ziska avait fait appeler le soldat mécontent
dont le murmure avait fixé son attention: «Enfant, lui avait-il dit, tu
te plains des ténèbres, va-t'en bien vite mettre le feu au village qui
est sur l'éminence, à ma droite; et, à la lueur des flammes, nous
pourrons marcher et combattre.»
L'ordre terrible avait été exécuté. Le village incendié avait éclairé la
marche et l'assaut des Taborites. Le château des Géants avait été
emporté en deux heures, et Ziska en avait pris possession. Le lendemain,
au jour, on remarqua et on lui fit savoir qu'au milieu des décombres du
village, et tout au sommet de la colline qui avait servi de plate-forme
aux soldats pour observer les mouvements de la forteresse, un jeune
chêne, unique dans ces contrées, et déjà robuste, était resté debout et
verdoyant, préservé apparemment de la chaleur des flammes qui montaient
autour de lui par l'eau d'une citerne qui baignait ses racines.
«Je connais bien la citerne, avait répondu Ziska. Dix des nôtres y ont
été jetés par les damnés habitants de ce village, et depuis ce temps la
pierre qui la couvre n'a point été levée. Qu'elle y reste et leur serve
de monument, puisque, aussi bien, nous ne sommes pas de ceux qui croient
les âmes errantes repoussées à la porte des cieux par le patron romain
(Pierre, le porte-clefs, dont ils ont fait un saint), parce que les
cadavres pourrissent dans une terre non bénite par la main des prêtres
de Bélial. Que les os de nos frères reposent en paix dans cette citerne;
leurs âmes sont vivantes. Elles ont déjà revêtu d'autres corps, et ces
martyrs combattent parmi nous, quoique nous ne les connaissions point.
Quant aux habitants du village, ils ont reçu leur paiement; et quant au
chêne, il a bien fait de se moquer de l'incendie: une destinée plus
glorieuse que celle d'abriter des mécréants lui était réservée. Nous
avions besoin d'une potence, et la voici trouvée. Allez-moi chercher ces
vingt moines augustins que nous avons pris hier dans leur couvent, et
qui se font prier pour nous suivre. Courons les pendre haut et court aux
branches de ce brave chêne, à qui cet ornement rendra tout à fait la
santé.»
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le chêne, depuis ce temps là, avait été
nommé le _Hussite_, la pierre de la citerne, _Pierre d'épouvante_, et le
village détruit sur la colline abandonnée, _Schreckenstein_.
Consuelo avait déjà entendu raconter dans tous ses détails, par la
baronne Amélie, cette sombre chronique. Mais, comme elle n'en avait
encore aperçu le théâtre que de loin, ou pendant la nuit au moment de
son arrivée au château, elle ne l'eût pas reconnu, si, en jetant les
yeux au-dessous d'elle, elle n'eût vu, au fond du ravin que traversait
la route, les formidables débris du chêne, brisé par la foudre, et
qu'aucun habitant de la campagne, aucun serviteur du château n'avait osé
dépecer ni enlever, une crainte superstitieuse s'attachant encore pour
eux, après plusieurs siècles, à ce monument d'horreur, à ce contemporain
de Jean Ziska.
Les visions et les prédictions d'Albert avaient donné à ce lieu tragique
un caractère plus émouvant encore. Aussi Consuelo, en se trouvant seule
et amenée à l'improviste à la pierre d'épouvante, sur laquelle même elle
venait de s'asseoir, brisée de fatigue, sentit-elle faiblir son courage,
et son coeur se serrer étrangement. Non seulement, au dire d'Albert,
mais à celui de tous les montagnards de la contrée, des apparitions
épouvantables hantaient le Schreckenstein, et en écartaient les
chasseurs assez téméraires pour venir y guetter le gibier. Cette
colline, quoique très-rapprochée du château, était donc souvent le
domicile des loups et des animaux sauvages, qui y trouvaient un refuge
assuré contre les poursuites du baron et de ses limiers. L'impassible
Frédérick ne croyait pas beaucoup, pour son compte, au danger d'y être
assailli par le diable, avec lequel il n'eût pas craint d'ailleurs de se
mesurer corps à corps; mais, superstitieux à sa manière, et dans l'ordre
de ses préoccupations dominantes, il était persuadé qu'une pernicieuse
influence y menaçait ses chiens, et les y atteignait de maladies
inconnues et incurables. Il en avait perdu plusieurs pour les avoir
laissés se désaltérer dans les filets d'eau claire qui s'échappaient des
veines de la colline, et qui provenaient peut-être de la citerne
condamnée, antique tombeau des Hussites. Aussi rappelait-il de toute
l'autorité de son sifflet sa griffonne Pankin ou son _double-nez_
Saphyr, lorsqu'ils s'oubliaient aux alentours du Schreckenstein.
Consuelo, rougissant des accès de pusillanimité qu'elle avait résolu de
combattre, s'imposa de rester un instant sur la pierre fatale, et de ne
s'en éloigner qu'avec la lenteur qui convient à un esprit calme, en ces
sortes d'épreuves. Mais, au moment où elle détournait ses regards du
chêne calciné qu'elle apercevait à deux cents pieds au-dessous d'elle,
pour les reporter sur les objets environnants, elle vit qu'elle n'était
pas seule sur la pierre d'épouvante, et qu'une figure incompréhensible
venait de s'y asseoir à ses côtés, sans annoncer son approche par le
moindre bruit.
C'était une grosse tête ronde et béante, remuant sur un corps
contrefait, grêle et crochu comme une sauterelle, couvert d'un costume
indéfinissable qui n'était d'aucun temps et d'aucun pays, et dont le
délabrement touchait de près à la malpropreté. Cependant cette figure
n'avait d'effrayant que son étrangeté et l'imprévu de son apparition car
elle n'avait rien d'hostile. Un sourire doux et caressant courait sur sa
large bouche, et une expression enfantine adoucissait l'égarement
d'esprit que trahissaient le regard vague et les gestes précipités.
Consuelo, en se voyant seule avec un fou, dans un endroit où personne
assurément ne fût venu lui porter secours, eut véritablement peur,
malgré les révérences multipliées et les rires affectueux que lui
adressait cet insensé. Elle crut devoir lui rendre ses saluts et ses
signes de tête, pour ne pas l'irriter; mais elle se hâta de se lever et
de s'éloigner, toute pâle et toute tremblante.
Le fou ne la poursuivit point, et ne fit rien pour la rappeler; il
grimpa seulement sur la pierre d'épouvante pour la suivre des yeux, et
continua à la saluer de son bonnet en sautillant et en agitant ses bras
et ses jambes, tout en articulant à plusieurs reprises un mot bohème que
Consuelo ne comprit pas. Quand elle se vit à une certaine distance de
lui, elle reprit un peu de courage pour le regarder et l'écouter. Elle
se reprochait déjà d'avoir eu horreur de la présence d'un de ces
malheureux que, dans son coeur, elle plaignait et vengeait des mépris et
de l'abandon des hommes un instant auparavant. «C'est un fou
bienveillant, se dit-elle, c'est peut-être un fou par amour. Il n'a
trouvé de refuge contre l'insensibilité et le dédain que sur cette roche
maudite où nul autre n'oserait habiter, et où les démons et les spectres
sont plus humains pour lui que ses semblables, puisqu'ils ne l'en
chassent pas et ne troublent pas l'enjouement de son humeur. Pauvre
homme! qui ris et folâtres comme un petit enfant, avec une barbe
grisonnante et un dos voûté! Dieu, sans doute, te protège et te bénit
dans ton malheur, puisqu'il ne t'envoie que des pensées riantes, et
qu'il ne t'a point rendu misanthrope et furieux comme tu aurais droit de
l'être!»
Le fou, voyant qu'elle ralentissait sa marche, et paraissant comprendre
son regard bienveillant, se mit à lui parler bohème avec une excessive
volubilité; et sa voix avait une douceur extrême, un charme pénétrant,
qui contrastait avec sa laideur. Consuelo, ne le comprenant pas, songea
qu'elle devait lui donner l'aumône; et, tirant une pièce de monnaie de
sa poche, elle la posa sur une grosse pierre, après avoir élevé le bras
pour la lui montrer et lui désigner l'endroit où elle la déposait. Mais
le fou se mit à rire plus fort en se frottant les mains et en lui disant
en mauvais allemand:
«Inutile, inutile! Zdenko n'a besoin de rien, Zdenko est heureux, bien
heureux! Zdenko a de la consolation, consolation, consolation!»
Puis, comme s'il se fût rappelé un mot qu'il cherchait depuis longtemps,
il s'écria avec un éclat de joie, et intelligiblement, quoiqu'il
prononçât fort mal: «_Consuelo, Consuelo, Consuelo de mi alma!_»
Consuelo s'arrêta stupéfaite, et lui adressant la parole en espagnol:
«Pourquoi m'appelles-tu ainsi? lui cria-t-elle, qui t'a appris ce nom?
Comprends-tu la langue que je te parle?»
A toutes ces questions, dont Consuelo attendit vainement la réponse, le
fou ne fit que sautiller en se frottant les mains comme un homme
enchanté de lui-même; et d'aussi loin qu'elle put saisir les sons de sa
voix, elle lui entendit répéter son nom sur des inflexions différentes,
avec des rires et des exclamations de joie, comme lorsqu'un oiseau
parleur s'essaie à articuler un mot qu'on lui a appris, et qu'il
entrecoupe du gazouillement de son chant naturel.
En reprenant le chemin du château, Consuelo se perdait dans ses
réflexions. «Qui donc, se disait-elle, a trahi le secret de mon
incognito, au point que le premier sauvage que je rencontre dans ces
solitudes me jette mon vrai nom à la tête? Ce fou m'aurait-il vue
quelque part? Ces gens-là voyagent: peut-être a-t-il été en même temps
que moi à Venise.» Elle chercha en vain à se rappeler la figure de tous
les mendiants et de tous les vagabonds qu'elle avait l'habitude de voir
sur les quais et sur la place Saint-Marc, celle du fou de la pierre
d'épouvante ne se présenta point à sa mémoire.
Mais, comme elle repassait le pont-levis, il lui vint à l'esprit un
rapprochement d'idées plus logique et plus intéressant. Elle résolut
d'éclaircir ses soupçons, et se félicita secrètement de n'avoir pas tout
à fait manqué son but dans l'expédition qu'elle venait de tenter.
XXXVI.
Lorsqu'elle se retrouva au milieu de la famille abattue et silencieuse,
elle qui se sentait pleine d'animation et d'espérance, elle se reprocha
la sévérité avec laquelle elle avait accusé secrètement l'apathie de ces
gens profondément affligés. Le comte Christian et la chanoinesse ne
mangèrent presque rien à déjeuner, et le chapelain n'osa pas satisfaire
son appétit; Amélie paraissait en proie à un violent accès d'humeur.
Lorsqu'on se leva de table, le vieux comte s'arrêta un instant devant la
fenêtre, comme pour regarder le chemin sablé de la garenne par où Albert
pouvait revenir, et il secoua tristement la tête comme pour dire: Encore
un jour qui a mal commencé et qui finira de même!
Consuelo s'efforça de les distraire en leur récitant avec ses doigts sur
le clavier quelques-unes des dernières compositions religieuses de
Porpora, qu'ils écoutaient toujours avec une admiration et un intérêt
particuliers. Elle souffrait de les voir si accablés et de ne pouvoir
leur dire qu'elle avait de l'espérance. Mais quand elle vit le comte
reprendre son livre, et la chanoinesse son aiguille, quand elle fut
appelée auprès du métier de cette dernière pour décider si un certain
ornement devait avoir au centre quelques points bleus ou blancs, elle ne
put s'empêcher de reporter son intérêt dominant sur Albert, qui expirait
peut-être de fatigue et d'inanition dans quelque coin de la forêt, sans
savoir retrouver sa route, ou qui reposait peut-être sur quelque froide
pierre, enchaîné par la catalepsie foudroyante, exposé aux loups et aux
serpents, tandis que, sous la main adroite et persévérante de la tendre
Wenceslawa, les fleurs les plus brillantes semblaient éclore par
milliers sur la trame, arrosées parfois d'une larme furtive, mais
stérile.
Aussitôt qu'elle put engager la conversation avec la boudeuse Amélie,
elle lui demanda ce que c'était qu'un fou fort mal fait qui courait le
pays singulièrement vêtu, en riant comme un enfant aux personnes qu'il
rencontrait.
«Eh! c'est Zdenko! répondit Amélie; vous ne l'aviez pas encore aperçu
dans vos promenades? On est sûr de le rencontrer partout, car il
n'habite nulle part.
--Je l'ai vu ce matin pour la première fois, dit Consuelo, et j'ai cru
qu'il était l'hôte attitré du Schreckenstein.
--C'est donc là que vous avez été courir dès l'aurore? Je commence à
croire que vous êtes un peu folle vous-même, ma chère Nina, d'aller
ainsi seule de grand matin dans ces lieux déserts, où vous pourriez
faire de plus mauvaises rencontres que celle de l'inoffensif idiot
Zdenko.
--Être abordée par quelque loup à jeun? reprit Consuelo en souriant; la
carabine du baron votre père doit, ce me semble, couvrir de sa
protection tout le pays.
--Il ne s'agit pas seulement des bêtes sauvages, dit Amélie; le pays
n'est pas si sûr que vous croyez, par rapport aux animaux les plus
méchants de la création, les brigands et les vagabonds. Les guerres qui
viennent de finir ont ruiné assez de familles pour que beaucoup de
mendiants se soient habitués à aller au loin demander l'aumône, le
pistolet à la main. Il y a aussi des nuées de ces Zingari égyptiens,
qu'en France on nous fait l'honneur d'appeler Bohémiens, comme s'ils
étaient originaires de nos montagnes pour les avoir infestées au
commencement de leur apparition en Europe. Ces gens-là, chassés et
rebutés de partout, lâches et obséquieux devant un homme armé,
pourraient bien être audacieux avec une belle fille comme vous; et je
crains que votre goût pour les courses aventureuses ne vous expose plus
qu'il ne convient à une personne aussi raisonnable que ma chère
Porporina affecte de l'être.
--Chère baronne, reprit Consuelo, quoique vous sembliez regarder la dent
du loup comme un mince péril auprès de ceux qui m'attendent, je vous
avouerai que je la craindrais beaucoup plus que celle des Zingari. Ce
sont pour moi d'anciennes connaissances, et, en général, il m'est
difficile d'avoir peur des êtres faibles, pauvres et persécutés. Il me
semble que je saurai toujours dire à ces gens-là ce qui doit m'attirer
leur confiance et leur sympathie; car, si laids, si mal vêtus et si
méprisés qu'ils soient, il m'est impossible de ne pas m'intéresser à eux
particulièrement.
--Brava, ma chère! s'écria Amélie avec une aigreur croissante. Vous
voilà tout à fait arrivée aux beaux sentiments d'Albert pour les
mendiants, les bandits et les aliénés; et je ne serais pas surprise de
vous voir un de ces matins vous promener comme lui, appuyée sur le bras
un peu malpropre et très-mal assuré de l'agréable Zdenko.»
Ces paroles frappèrent Consuelo d'un trait de lumière qu'elle cherchait
depuis le commencement de l'entretien, et qui la consola de l'amertume
de sa compagne.
«Le comte Albert vit donc en bonne intelligence avec Zdenko?
demanda-t-elle avec un air de satisfaction qu'elle ne songea point à
dissimuler.
--C'est son plus intime, son plus précieux ami, répondit Amélie avec un
sourire de dédain. C'est le compagnon de ses promenades, le confident de
ses secrets, le messager, dit-on, de sa correspondance avec le diable.
Zdenko et Albert sont les seuls qui osent aller à toute heure
s'entretenir des choses divines les plus biscornues sur la pierre
d'épouvante. Albert et Zdenko sont les seuls qui ne rougissent point de
s'asseoir sur l'herbe avec les Zingari qui font halte sous nos sapins,
et de partager avec eux la cuisine dégoûtante que préparent ces gens-là
dans leurs écuelles de bois. Ils appellent cela communier, et on peut
dire que c'est communier sous toutes les espèces possibles. Ah! quel
époux! quel amant désirable que mon cousin Albert, lorsqu'il saisira la
main de sa fiancée dans une main qui vient de presser celle d'un Zingaro
pestiféré, pour la porter à cette bouche qui vient de boire le vin du
calice dans la même coupe que Zdenko!
--Tout ceci peut être fort plaisant, dit Consuelo; mais, quant à moi, je
n'y comprends rien du tout.
--C'est que vous n'avez pas de goût pour l'histoire, reprit Amélie, et
que vous n'avez pas bien écouté tout ce que je vous ai raconté des
Hussites et des Protestants, depuis plusieurs jours que je m'égosille à
vous expliquer scientifiquement les énigmes et les pratiques saugrenues
de mon cousin. Ne vous ai-je pas dit que la grande querelle des Hussites
avec l'église romaine était venue à propos de la communion sous les deux
espèces? Le concile de Bâle avait prononcé que c'était une profanation
de donner aux laïques le sang du Christ sous l'espèce du vin, alléguant,
voyez le beau raisonnement! que son corps et son sang étaient également
contenus sous les deux espèces, et que qui mangeait l'un buvait l'autre.
Comprenez-vous?
--Il me semble que les Pères du concile ne se comprenaient pas beaucoup
eux-mêmes. Ils eussent dû dire, pour être dans la logique, que la
communion du vin était inutile; mais profanatoire! pourquoi, si, en
mangeant le pain, on boit aussi le sang?
--C'est que les Hussites avaient une terrible soif de sang, et que les
Pères du concile les voyaient bien venir. Eux aussi avaient soif du sang
de ce peuple; mais, ils voulaient le boire sous l'espèce de l'or.
L'église romaine a toujours été affamée et altérée de ce suc de la vie
des nations, du travail et de la sueur des pauvres. Les pauvres se
révoltèrent, et reprirent leur sueur et leur sang dans les trésors des
abbayes et sur la chape des évêques. Voilà tout le fond de la querelle,
à laquelle vinrent se joindre, comme je vous l'ai dit, le sentiment
d'indépendance nationale et la haine de l'étranger. La dispute de la
communion en fut le symbole. Rome et ses prêtres officiaient dans des
calices d'or et de pierreries; les Hussites affectaient d'officier dans
des vases de bois, pour fronder le luxe de l'Église, et pour simuler la
pauvreté des apôtres. Voilà pourquoi Albert, qui s'est mis dans la
cervelle de se faire Hussite, après que ces détails du passé ont perdu
toute valeur et toute signification; Albert, qui prétend connaître la
vraie doctrine de Jean Huss mieux que Jean Huss lui-même, invente toutes
sortes de communions, et s'en va communiant sur les chemins avec les
mendiants, les païens, et les imbéciles. C'était la manie des Hussites
de communier partout, à toute heure, et avec tout le monde.
--Tout ceci est fort bizarre, répondit Consuelo, et ne peut s'expliquer
pour moi que par un patriotisme exalté, porté jusqu'au délire, je le
confesse, chez le comte Albert. La pensée est peut-être profonde, mais
les formes qu'il y donne me semblent bien puériles pour un homme aussi
sérieux et aussi savant. La véritable communion ne serait-elle pas
plutôt l'aumône? Que signifient de vaines cérémonies passées de mode, et
que ne comprennent certainement pas ceux qu'il y associe?
--Quant à l'aumône, Albert ne s'en fait pas faute; et si on le laissait
aller, il serait bientôt débarrassé de cette richesse que, pour ma part,
je voudrais bien lui voir fondre dans la main de ses mendiants.
--Et pourquoi cela?
--Parce que mon père ne conserverait pas la fatale idée de m'enrichir en
me faisant épouser ce démoniaque. Car il faut que vous le sachiez, ma
chère Porporina, ajouta Amélie avec une intention malicieuse, ma famille
n'a point renoncé à cet agréable dessein. Ces jours derniers, lorsque la
raison de mon cousin brilla comme un rayon fugitif du soleil entre les
nuages, mon père revint à l'assaut avec plus de fermeté que je ne le
croyais capable d'en montrer avec moi. Nous eûmes une querelle assez
vive, dont le résultat parait être qu'on essaiera de vaincre ma
résistance par l'ennui de la séquestration, comme une citadelle qu'on
veut prendre par la famine. Ainsi donc, si je faiblis, si je succombe,
il faudra que j'épouse Albert malgré lui, malgré moi, et malgré une
troisième personne qui fait semblant de ne pas s'en soucier le moins du
monde.
--Nous y voila! répondit Consuelo en riant: j'attendais cette épigramme,
et vous ne m'avez accordé l'honneur de causer avec vous ce matin que
pour y arriver. Je la reçois avec plaisir, parce que je vois dans cette
petite comédie de jalousie un reste d'affection pour le comte Albert
plus vive que vous ne voulez l'avouer.
--Nina! s'écria la jeune baronne avec énergie, si vous croyez voir cela,
vous avez peu de pénétration, et si vous le voyez avec plaisir, vous
avez peu d'affection pour moi. Je suis violente, orgueilleuse peut-être,
mais non dissimulée. Je vous l'ai dit: la préférence qu'Albert vous
accorde m'irrite contre lui, non contre vous. Elle blesse mon
amour-propre, mais elle flatte mon espérance et mon penchant. Elle me
fait désirer qu'il fasse pour vous quelque bonne folie qui me débarrasse
de tout ménagement envers lui, en justifiant cette aversion que j'ai
longtemps combattue, et qu'il m'inspire enfin sans mélange de pitié ni
d'amour.
--Dieu veuille, répondit Consuelo avec douceur, que ceci soit le langage
de la passion, et non celui de la vérité! car ce serait une vérité bien
dure dans la bouche d'une personne bien cruelle!
L'aigreur et l'emportement qu'Amélie laissa percer dans cet entretien
firent peu d'impression sur l'âme généreuse de Consuelo. Elle ne
songeait plus, quelques instants après, qu'à son entreprise; et ce rêve
qu'elle caressait, de ramener Albert à sa famille, jetait une sorte de
joie naïve sur la monotonie de ses occupations. Il lui fallait bien cela
pour échapper à l'ennui qui la menaçait, et qui, étant la maladie la
plus contraire et la plus inconnue jusqu'alors à sa nature active et
laborieuse, lui fût devenu mortel. En effet, lorsqu'elle avait donné à
son élève indocile et inattentive une longue et fastidieuse leçon, il ne
lui restait plus qu'à exercer sa voix et à étudier ses vieux auteurs.
Mais cette consolation, qui ne lui avait jamais manqué, lui était
opiniâtrement disputée. Amélie, avec son oisiveté inquiète, venait à
chaque instant la troubler et l'interrompre par de puériles questions ou
des observations hors de propos. Le reste de la famille était
affreusement morne. Déjà cinq mortels jours s'étaient écoulés sans que
le jeune comte reparût, et chaque journée de cette absence ajoutait à
l'abattement et à la consternation des précédentes.
Dans l'après-midi, Consuelo, errant dans les jardins avec Amélie, vit
Zdenko sur le revers du fossé qui les séparait de la campagne. Il
paraissait occupé à parler tout seul, et, à son ton, on eût dit qu'il se
racontait une histoire. Consuelo arrêta sa compagne, et la pria de lui
traduire ce que disait l'étrange personnage.
«Comment voulez-vous que je vous traduise des rêveries sans suite et
sans signification? dit Amélie en haussant les épaules. Voici ce qu'il
vient de marmotter, si vous tenez à le savoir:
«II y avait une fois une grande montagne toute blanche, toute blanche,
et à côté une grande montagne toute noire, toute noire, et à côté une
grande montagne toute rouge, toute rouge ...»
«Cela vous intéresse-t-il beaucoup?
--Peut-être, si je pouvais savoir la suite. Oh! que ne donnerais-je pas
pour comprendre le bohême! Je veux l'apprendre.
--Ce n'est pas tout à fait aussi facile que l'italien ou l'espagnol;
mais vous êtes si studieuse, que vous en viendrez à bout si vous voulez:
je vous l'enseignerai, si cela peut vous faire plaisir.
--Vous serez un ange. A condition, toutefois, que vous serez plus
patiente comme maîtresse que vous ne l'êtes comme élève. Et maintenant
que dit ce Zdenko?
--Maintenant ce sont ses montagnes qui parlent.
«Pourquoi, montagne rouge, toute rouge, as-tu écrasé la montagne toute
noire? et toi, montagne blanche, toute blanche, pourquoi as-tu laissé
écraser la montagne noire, toute noire?»
Ici Zdenko se mit à chanter avec une voix grêle et cassée, mais d'une
justesse et d'une douceur qui pénétrèrent Consuelo jusqu'au fond de
l'âme. Sa chanson disait:
«Montagnes noires et montagnes blanches, il vous faudra beaucoup d'eau
de la montagne rouge pour laver vos robes:
«Vos robes noires de crimes, et blanches d'oisiveté, vos robes souillées
de mensonges, vos robes éclatantes d'orgueil.
«Les voilà toutes deux lavées, bien lavées; vos robes qui ne voulaient
pas changer de couleur; les voilà usées, bien usées, vos robes qui ne
voulaient pas traîner sur le chemin.
«Voilà toutes les montagnes rouges, bien rouges! Il faudra toute l'eau
du ciel, toute l'eau du ciel, pour les laver.»
--Est-ce une improvisation ou une vieille chanson du pays? demanda
Consuelo à sa compagne.
--Qui peut le savoir? répondit Amélie: Zdenko est un improvisateur
inépuisable ou un rapsode bien savant. Nos paysans aiment passionnément
à l'écouter, et le respectent comme un saint, tenant sa folie pour un
don du ciel plus que pour une disgrâce de la nature. Ils le nourrissent
et le choient, et il ne tiendrait qu'à lui d'être l'homme le mieux logé
et le mieux habillé du pays; car chacun se dispute le plaisir et
l'avantage de l'avoir pour hôte. Il passe pour un porte-bonheur, pour un
présage de fortune. Quand le temps menace, si Zdenko vient à passer, on
dit: Ce ne sera rien; la grêle ne tombera pas ici. Si la récolte est
mauvaise, on prie Zdenko de chanter; et comme il promet toujours des
années d'abondance et de fertilité, on se console du présent dans
l'attente d'un meilleur avenir. Mais Zdenko ne veut demeurer nulle part,
sa nature vagabonde l'emporte au fond des forêts. On ne sait point où il
s'abrite la nuit, où il se réfugie contre le froid et l'orage. Jamais,
depuis dix ans, on ne l'a vu entrer sous un autre toit que celui du
château des Géants, parce qu'il prétend que ses aïeux sont dans toutes
les maisons du pays, et qu'il lui est défendu de se présenter devant
eux. Cependant il suit Albert jusque dans sa chambre, parce qu'il est
aussi dévoué et aussi soumis à Albert que son chien Cynabre. Albert est
le seul mortel qui enchaîne à son gré cette sauvage indépendance, et qui
puisse d'un mot faire cesser son intarissable gaîté, ses éternelles
chansons, et son babil infatigable. Zdenko a eu, dit-on, une fort belle
voix, mais il l'a épuisée à parler, à chanter et à rire. Il n'est guère
plus âgé qu'Albert, quoiqu'il ait l'apparence d'un homme de cinquante
ans. Ils ont été compagnons d'enfance. Dans ce temps-là, Zdenko n'était
qu'à demi fou. Descendant d'une ancienne famille (un de ses ancêtres
figure avec quelque éclat dans la guerre des Hussites), il montrait
assez de mémoire et d'aptitude pour que ses parents, voyant la faiblesse
de son organisation physique, l'eussent destiné au cloître. On l'a vu
longtemps en habit de novice d'un ordre mendiant: mais on ne put jamais
l'astreindre au joug de la règle; et quand on l'envoyait en tournée avec
un des frères de son couvent, et un âne chargé des dons des fidèles, il
laissait là la besace, l'âne et le frère, et s'en allait prendre de
longues vacances au fond des bois. Lorsque Albert entreprit ses voyages,
Zdenko tomba dans un noir chagrin, jeta le froc aux orties, et se fit
tout à fait vagabond. Sa mélancolie se dissipa peu à peu; mais l'espèce
de raison qui avait toujours brillé au milieu de la bizarrerie de son
caractère s'éclipsa tout à fait. Il ne dit plus que des choses
incohérentes, manifesta toutes sortes de manies incompréhensibles, et
devint réellement insensé. Mais comme il resta toujours sobre, chaste et
inoffensif, on peut dire qu'il est idiot plus que fou. Nos paysans
l'appellent l'_innocent_, et rien de plus.
--Tout ce que vous m'apprenez de ce pauvre homme me le rend sympathique,
dit Consuelo; je voudrais bien lui parler. Il sait un peu l'allemand?
--Il le comprend, et il peut le parler tant bien que mal. Mais, comme
tous les paysans bohèmes, il a horreur de cette langue; et plongé
d'ailleurs dans ses rêveries comme le voilà, il est fort douteux qu'il
vous réponde si vous l'interrogez.
--Essayez donc de lui parler dans sa langue, et d'attirer son attention
sur nous, dit Consuelo.»
Amélie appela Zdenko à plusieurs reprises, lui demandant en bohémien
s'il se portait bien, et s'il désirait quelque chose; mais elle ne put
jamais lui faire relever sa tête penchée vers la terre, ni interrompre
un petit jeu qu'il faisait avec trois cailloux, un blanc, un rouge, et
un noir, qu'il poussait l'un contre l'autre en riant, et en se
réjouissant beaucoup chaque fois qu'il les faisait tomber.
«Vous voyez que c'est inutile, dit Amélie. Quand il n'a pas faim, ou
qu'il ne cherche pas Albert, il ne nous parle jamais. Dans l'un ou
l'autre cas, il vient à la porte du château, et s'il n'a que faim, il
reste sur la porte. On lui donne ce qu'il désire, il remercie, et s'en
va. S'il veut voir Albert, il entre, et va frapper à la porte de sa
chambre, qui n'est jamais fermée pour lui, et où il reste des heures
entières, silencieux et tranquille comme un enfant craintif si Albert
travaille, expansif et enjoué si Albert est disposé à l'écouter, jamais
importun, à ce qu'il semble, à mon aimable cousin, et plus heureux en
ceci qu'aucun membre de sa famille.
--Et lorsque le comte Albert devient invisible comme dans ce moment-ci,
par exemple, Zdenko, qui l'aimait si ardemment, Zdenko qui perdit sa
gaîté lorsque le comte entreprit ses voyages, Zdenko, son compagnon
inséparable, reste donc tranquille? il ne montre point d'inquiétude?
--Aucune. Il dit qu'Albert est allé voir le grand Dieu et qu'il
reviendra bientôt. C'est ce qu'il disait lorsque Albert parcourait
l'Europe, et que Zdenzo en avait pris son parti.
--Et vous ne soupçonnez pas, chère Amélie, que Zdenko puisse être mieux
fondé que vous tous à goûter cette sécurité? Vous ne vous êtes jamais
avisés de penser qu'il était dans le secret d'Albert, et qu'il veillait
sur lui dans son délire ou dans sa léthargie?
--Nous y avons bien songé, et on a observé longtemps ses démarches;
mais, comme son patron Albert, il déteste la surveillance; et, plus fin
qu'un renard dépisté par les chiens, il a trompé tous les efforts,
déjoué toutes les ruses, et dérouté toutes les observations. Il semble
aussi qu'il ait, comme Albert, le don de se rendre invisible quand il
lui plaît. Il a quelquefois disparu instantanément aux regards fixés sur
lui, comme s'il eût fendu la terre pour s'y engloutir, ou comme si un
nuage l'eût enveloppé de ses voiles impénétrables. Voilà du moins ce
qu'affîrment nos gens et ma tante Wenceslawa elle-même, qui n'a pas,
malgré toute sa piété, la tête beaucoup plus forte à l'endroit du
pouvoir satanique.
--Mais vous, chère baronne, vous ne pouvez pas croire à ces absurdités?
--Moi, je me range à l'avis de mon oncle Christian. Il pense que si
Albert n'a, dans ses détresses mystérieuses, que le secours et l'appui
de cet insensé, il est fort dangereux de les lui ôter, et qu'on risque,
en observant et en contrariant les démarches de Zdenko, de priver
Albert, durant des heures et des jours entiers, des soins et même des
aliments qu'il peut recevoir de lui. Mais, de grâce, passons outre, ma
chère Nina; en voilà bien assez sur ce chapitre, et cet idiot ne me
cause pas le même intérêt qu'à vous. Je suis fort rebattue de ses romans
et de ses chansons, et sa voix cassée me donne mal à la gorge.
--Je suis étonnée, dit Consuelo en se laissant entraîner par sa
compagne, que cette voix n'ait pas pour vos oreilles un charme
extraordinaire. Tout éteinte qu'elle est, elle me fait plus d'impression
que celle des plus grands chanteurs.
--C'est que vous êtes blasée sur les belles choses, et que la nouveauté
vous amuse.
--Cette langue qu'il chante est d'une singulière douceur, reprit
Consuelo, et la monotonie de ses mélodies n'est pas ce que vous croyez:
ce sont, au contraire, des idées bien suaves et bien originales.
--Pas pour moi, qui en suis obsédée, repartit Amélie; j'ai pris dans les
commencements quelque intérêt aux paroles, pensant avec les gens du pays
que c'étaient d'anciens chants nationaux fort curieux sous le rapport
historique; mais comme il ne les dit jamais deux fois de la même
manière, je suis persuadée que ce sont des improvisations, et je me suis
bien vite convaincue que cela ne valait pas la peine d'être écouté, bien
que nos montagnards s'imaginent y trouver à leur gré un sens
symbolique.»
Dès que Consuelo put se débarrasser d'Amélie, elle courut au jardin, et
retrouva Zdenko à la même place, sur le revers du fossé, absorbé dans le
même jeu. Certaine que ce malheureux avait des relations cachées avec
Albert, elle était entrée furtivement dans l'office, et y avait dérobé
un gâteau de miel et de fleur de farine, pétri avec soin des propres
mains de la chanoinesse. Elle se souvenait d'avoir vu Albert, qui
mangeait fort peu, montrer machinalement de la préférence pour ce mets
que sa tante confectionnait toujours pour lui avec le plus grand soin.
Elle l'enveloppa dans un mouchoir blanc, et, voulant le jeter à Zdenko
par dessus le fossé, elle se hasarda à l'appeler. Mais comme il ne
paraissait pas vouloir l'écouter, elle se souvint de la vivacité avec
laquelle il lui avait dit son nom, et elle le prononça d'abord en
allemand. Zdenko sembla l'entendre; mais il était mélancolique dans ce
moment-là, et, sans la regarder, il répéta en allemand, en secouant la
tête et en soupirant: Consolation! consolation! comme s'il eût voulu
dire: Je n'espère plus de consolation.
«Consuelo!» dit alors la jeune fille pour voir si son nom espagnol
réveillerait la joie qu'il avait montrée le matin en le prononçant.
Aussitôt Zdenko abandonna ses cailloux, et se mit à sauter et à gambader
sur le bord du fossé, en faisant voler son bonnet par-dessus sa tête, et
en étendant les bras vers elle, avec des paroles bohêmes très-animées,
et un visage rayonnant de plaisir et d'affection.
«Albert!» lui cria de nouveau Consuelo en lui jetant le gâteau.
Zdenko le ramassa en riant, et ne déploya pas le mouchoir; mais il
disait beaucoup de choses que Consuelo était désespérée de ne pas
comprendre. Elle écouta particulièrement et s'attacha, à retenir une
phrase qu'il répéta plusieurs fois en la saluant; son oreille musicale
l'aida à en saisir la prononciation exacte; et dès qu'elle eut perdu
Zdenko de vue, qui s'enfuyait à toutes jambes, elle l'écrivit sur son
carnet, en l'orthographiant à la vénitienne, et se réservant d'en
demander le sens à Amélie. Mais, avant de quitter Zdenko, elle voulut
lui donner encore quelque chose qui témoignât à Albert l'intérêt qu'elle
lui portait, d'une manière plus délicate; et, ayant rappelé le fou, qui
revint, docile à sa voix, elle lui jeta un bouquet de fleurs qu'elle
avait cueilli dans la serre une heure auparavant, et qui était encore
frais et parfumé à sa ceinture. Zdenko le ramassa, répéta son salut,
renouvela ses exclamations et ses gambades, et, s'enfonçant dans des
buissons épais où un lièvre eût seul semblé pouvoir se frayer un
passage, il y disparut tout entier. Consuelo suivit des yeux sa course
rapide pendant quelques instants, en voyant le haut des branches
s'agiter dans la direction du sud-est. Mais un léger vent qui s'éleva
rendit cette observation inutile, en agitant toutes les branches du
taillis; et Consuelo rentra, plus que jamais attachée à la poursuite de
son dessein.
XXXVII.
Lorsque Amélie fut appelée à traduire la phrase que Consuelo avait
écrite sur son carnet et gravée dans sa mémoire, elle dit qu'elle ne la
comprenait pas du tout, quoiqu'elle pût la traduire littéralement par
ces mots:
_Que celui à qui on a fait tort te salue._
«Peut-être, ajouta-t-elle, veut-il parler d'Albert, ou de lui-même, en
disant qu'on leur a fait tort en les taxant de folie, eux qui se croient
les seuls hommes raisonnables qu'il y ait sur la terre: Mais à quoi bon
chercher le sens des discours d'un insensé? Ce Zdenko occupe beaucoup
plus votre imagination qu'il ne mérite.
--C'est la croyance du peuple dans tous les pays, répondit Consuelo,
d'attribuer aux fous une sorte de lumière supérieure à celle que
perçoivent les esprits positifs et froids. J'ai le droit de conserver
les préjugés de ma classe, et je ne puis jamais croire qu'un fou parle
au hasard en disant des paroles qui nous paraissent inintelligibles.
--Voyons, dit Amélie, si le chapelain, qui est très versé dans toutes
les formules anciennes et nouvelles dont se servent nos paysans,
connaîtra celle-ci.»
Et, courant vers le bonhomme, elle lui demanda l'explication de la
phrase de Zdenko.
Mais ces paroles obscures parurent frapper le chapelain d'une affreuse
lumière.
«Dieu vivant! s'écria-t-il en pâlissant, où donc votre seigneurie
a-t-elle entendu un semblable blasphème?
--Si c'en est un, je ne le devine pas, répondit Amélie en riant, et
c'est pour cela que j'en attends de vous la traduction.
--Mot à mot, c'est bien, en bon allemand, ce que vous venez de dire,
madame, c'est bien «_Que celui à qui on a fait tort te salue_;» mais si
vous voulez en savoir le sens (et j'ose à peine le prononcer), c'est,
dans la pensée de l'idolâtre qui le prononce, «_que le diable soit avec
toi!_»
--En d'autres termes, reprit Amélie en riant plus fort: «_Va au
diable!_» Eh bien! c'est un joli compliment, et voilà ce qu'on gagne, ma
chère Nina, à causer avec les fous. Vous ne pensiez pas que Zdenko, avec
un sourire si affable et des grimaces si enjouées, vous adressait un
souhait aussi peu galant.
--Zdenko? s'écria le chapelain. Ah! c'est ce malheureux idiot qui se
sert de pareilles formules? A la bonne heure! je tremblais que ce ne fût
quelque autre ... et j'avais tort; cela ne pouvait sortir que de cette
tête farcie des abominations de l'antique hérésie! Où prend-il ces
choses à peu près inconnues et oubliées aujourd'hui? L'esprit du mal
peut seul les lui suggérer.
--Mais c'est tout simplement un fort vilain jurement dont le peuple se
sert dans toutes les langues, repartit Amélie; et les catholiques ne
s'en font pas plus faute que les autres.
--Ne croyez pas cela, baronne, dit le chapelain. Ce n'est pas une
malédiction dans l'esprit égaré de celui qui s'en sert, c'est un hommage
et une bénédiction, au contraire; et là est le crime. Cette abomination
vient des Lollards, secte détestable qui engendra celle des Vaudois,
laquelle engendra celle des Hussites....
--Laquelle en engendra bien d'autres! dit Amélie en prenant un air grave
pour se moquer du bon prêtre. Mais, voyons, monsieur le chapelain,
expliquez-nous donc comment ce peut être un compliment que de
recommander son prochain au diable?
--C'est que, dans la croyance des Lollards, Satan n'était pas l'ennemi
du genre humain, mais au contraire son protecteur et son patron. Ils le
disaient victime de l'injustice et de la jalousie. Selon eux, l'archange
Michel et les autres puissances célestes qui l'avaient précipité dans
l'abîme étaient de véritables démons, tandis que Lucifer, Belzébuth,
Astaroth, Aslarté, et tous les monstres de l'enfer étaient l'innocence
et la lumière même. Ils croyaient que le règne de Michel et de sa
glorieuse milice finirait bientôt, et que le diable serait réhabilité et
réintégré dans le ciel avec sa phalange maudite. Enfin ils lui rendaient
un culte impie, et s'abordaient les uns les autres en se disant: Que
celui à _qui on a fait tort_, c'est-à-dire celui qu'on a méconnu et
condamné injustement, _te salue_, c'est-à-dire, te protège et t'assiste.
--Eh bien, dit Amélie en riant aux éclats, voilà ma chère Nina sous des
auspices bien favorables, et je ne serais pas étonnée qu'il fallût
bientôt en venir avec elle à des exorcismes pour détruire l'effet des
incantations de Zdenko.»
Consuelo fut un peu émue de cette plaisanterie. Elle n'était pas bien
sûre que le diable fût une chimère, et l'enfer une fable poétique. Elle
eût été portée à prendre au sérieux l'indignation et la frayeur du
chapelain, si celui-ci, scandalisé des rires d'Amélie, n'eût été, en ce
moment, parfaitement ridicule. Interdite, troublée dans toutes les
croyances de son enfance par cette lutte où elle se voyait lancée, entre
la superstition des uns et l'incrédulité des autres, Consuelo eut, ce
soir-là, beaucoup de peine à dire ses prières. Elle cherchait le sens de
toutes ces formules de dévotion qu'elle avait acceptées jusque-là sans
examen, et qui ne satisfaisaient plus son esprit alarmé. «A ce que j'ai
pu voir, pensait-elle, il y a deux sortes de dévotions à Venise. Celle
des moines, des nonnes, et du peuple, qui va trop loin peut-être; car
elle accepte, avec les mystères de la religion, toutes sortes de
superstitions accessoires, l'_Orco_ (le diable des lagunes), les
sorcières de Malamocco, les chercheuses d'or, l'horoscope, et les voeux
aux saints pour la réussite des desseins les moins pieux et parfois les
moins honnêtes: celle du haut clergé et du beau monde, qui n'est qu'un
simulacre; car ces gens-là vont à l'église comme au théâtre, pour
entendre la musique et se montrer; ils rient de tout, et n'examinent
rien dans la religion, pensant que rien n'y est sérieux, que rien n'y
oblige la conscience, et que tout est affaire de forme et d'usage.
Anzoleto n'était pas religieux le moins du monde; c'était un de mes
chagrins, et j'avais raison d'être effrayée de son incrédulité. Mon
maître Porpora ... que croyait-il? je l'ignore. Il ne s'expliquait point
là-dessus, et cependant il m'a parlé de Dieu et des choses divines dans
le moment le plus douloureux et le plus solennel de ma vie. Mais quoique
ses paroles m'aient beaucoup frappée, elles n'ont laissé en moi que de
la terreur et de l'incertitude. Il semblait qu'il crût à un Dieu jaloux
et absolu, qui n'envoyait le génie et l'inspiration qu'aux êtres isolés
par leur orgueil des peines et des joies de leurs semblables. Mon coeur
désavoue cette religion sauvage, et ne peut aimer un Dieu qui me défend
d'aimer. Quel est donc le vrai Dieu? Qui me l'enseignera? Ma pauvre mère
était croyante; mais de combien d'idolâtries puériles son culte était
mêlé! Que croire et que penser? Dirai-je, comme l'insouciante Amélie,
que la raison est le seul Dieu? Mais elle ne connaît même pas ce
Dieu-là, et ne peut me l'enseigner; car il n'est pas de personne moins
raisonnable qu'elle. Peut-on vivre sans religion? Alors pourquoi vivre?
En vue de quoi travaillerais-je? en vue de quoi aurais-je de la pitié,
du courage, de la générosité, de la conscience et de la droiture, moi
qui suis seule dans l'univers, s'il n'est point dans l'univers un Être
suprême, intelligent et plein d'amour, qui me juge, qui m'approuve, qui
m'aide, me préserve et me bénisse? Quelles forces, quels enivrements
puisent-ils dans la vie, ceux qui peuvent se passer d'un espoir et d'un
amour au-dessus de toutes les illusions et de toutes les vicissitudes
humaines?
«Maître suprême! s'écria-t-elle dans son coeur, oubliant les formules de
sa prière accoutumée, enseigne-moi ce que je dois faire. Amour suprême!
enseigne-moi ce que je dois aimer. Science suprême! enseigne-moi ce que
je dois croire.»
En priant et en méditant de la sorte, elle oublia l'heure qui
s'écoulait, et il était plus de minuit lorsque avant de se mettre au
lit, elle jeta un coup d'oeil sur la campagne éclairée par la lune. La
vue qu'on découvrait de sa fenêtre était peu étendue, à cause des
montagnes environnantes, mais extrêmement pittoresque. Un torrent
coulait au fond d'une vallée étroite et sinueuse, doucement ondulée en
prairies sur la base des collines inégales qui fermaient l'horizon,
s'entr'ouvrant çà et là pour laisser apercevoir derrière elles d'autres
gorges et d'autres montagnes plus escarpées et toutes couvertes de noirs
sapins. La clarté de la lune à son déclin se glissait derrière les
principaux plans de ce paysage triste et vigoureux, où tout était
sombre, la verdure vivace, l'eau encaissée, les roches couvertes de
mousse et de lierre.
Tandis que Consuelo comparait ce pays à tous ceux qu'elle avait
parcourus dans son enfance, elle fut frappée d'une idée qui ne lui était
pas encore venue; c'est que cette nature qu'elle avait sous les yeux
n'avait pas un aspect nouveau pour elle, soit qu'elle eût traversé
autrefois cette partie de la Bohême, soit qu'elle eût vu ailleurs des
lieux très-analogues. «Nous avons tant voyagé, ma mère et moi, se
disait-elle, qu'il n'y aurait rien d'étonnant à ce que je fusse déjà
venue de ce côté-ci. J'ai un souvenir distinct de Dresde et de Vienne.
Nous avons bien pu traverser la Bohême pour aller d'une de ces capitales
à l'autre. Il serait étrange cependant que nous eussions reçu
l'hospitalité dans quelque grange du château où me voici logée comme une
demoiselle d'importance; ou bien que nous eussions gagné, en chantant,
un morceau de pain à la porte de quelqu'une de ces cabanes où Zdenko
tend la main et chante ses vieilles chansons; Zdenko, l'artiste
vagabond, qui est mon égal et mon confrère, bien qu'il n'y paraisse
plus!»
En ce moment, ses regards se portèrent sur le Schreckenstein, dont on
apercevait le sommet au-dessus d'une éminence plus rapprochée, et il lui
sembla que cette place sinistre était couronnée d'une lueur rougeâtre
qui teignait faiblement l'azur transparent du ciel. Elle y porta toute
son attention, et vit cette clarté indécise augmenter, s'éteindre et
reparaître, jusqu'à ce qu'enfin elle devint si nette et si intense,
qu'elle ne put l'attribuer à une illusion de ses sens. Que ce fût la
retraite passagère d'une bande de Zingari, ou le repaire de quelque
brigand, il n'en était pas moins certain que le Schreckenstein était
occupé en ce moment par des êtres vivants; et Consuelo, après sa prière
naïve et fervente au Dieu de vérité, n'était plus disposée du tout à
croire à l'existence des êtres fantastiques et malfaisants dont la
chronique populaire peuplait la montagne. Mais n'était-ce pas plutôt
Zdenko qui allumait ce feu pour se soustraire au froid de la nuit? Et si
c'était Zdenko, n'était-ce pas pour réchauffer Albert que les branches
desséchées de la forêt brûlaient en ce moment? Ou avait vu souvent cette
lueur sur le Schreckenstein; on en parlait avec effroi, on l'attribuait
à quelque fait surnaturel. On avait dit mille fois qu'elle émanait du
tronc enchanté du vieux chêne de Ziska. Mais le _Hussite_ n'existait
plus; du moins il gisait au fond du ravin, et la clarté rouge brillait
encore à la cime du mont. Comment ce phare mystérieux n'appelait-il pas
les recherches vers cette retraite présumée d'Albert?
«O apathie des âmes dévotes! pensa Consuelo; tu es un bienfait de la
Providence, ou une infirmité des natures incomplètes?» Elle se demanda
en même temps si elle aurait le courage d'aller seule, à cette heure, au
Schreckenstein, et elle se répondit que, guidée par la charité, elle
l'aurait certainement. Mais elle pouvait se flatter un peu gratuitement
à cet égard; car la clôture sévère du château ne lui laissait aucune
chance d'exécuter ce dessein.
Dès le matin, elle s'éveilla pleine de zèle, et courut au
Schreckenstein. Tout y était silencieux et désert. L'herbe ne paraissait
pas foulée autour de la pierre d'Épouvante. Il n'y avait aucune trace de
feu, aucun vestige de la présence des fioles de la nuit. Elle parcourut
la montagne dans tous les sens, et n'y trouva aucun indice. Elle appela
Zdenko de tous côtés: elle essaya de siffler pour voir si elle
éveillerait les aboiements de Cynabre; elle se nomma à plusieurs
reprises; elle prononça le nom de Consolation dans toutes les langues
qu'elle savait: elle chanta quelques phrases de son cantique espagnol,
et même de l'air bohémien de Zdenko, qu'elle avait parfaitement retenu.
Rien ne lui répondit. Le craquement des lichens desséchés sous ses
pieds, et le murmure des eaux mystérieuses qui couraient sous les
rochers, furent les seuls bruits qui lui répondirent.
Fatiguée de cette inutile exploration, elle allait se retirer après
avoir pris un instant de repos sur la pierre, lorsqu'elle vit à ses
pieds une feuille de rose froissée et flétrie. Elle la ramassa, la
déplia, et s'assura bien que ce ne pouvait être qu'une feuille du
bouquet qu'elle avait jeté à Zdenko; car la montagne ne produisait pas
de roses sauvages, et d'ailleurs ce n'était pas la saison. Il n'y en
avait encore que dans la serre du château. Ce faible indice la consola
de l'apparente inutilité de sa promenade, et la laissa de plus en plus
persuadée que c'était au Sehreckenstein qu'il fallait espérer de
découvrir Albert.
Mais dans quel antre de cette montagne impénétrable était-il donc caché?
il n'y était donc pas à toute heure, ou bien il était plongé, en ce
moment, dans un accès d'insensibilité cataleptique; ou bien encore
Consuelo s'était trompée en attribuant à sa voix quelque pouvoir sur
lui, et l'exaltation qu'il lui avait montrée n'était qu'un accès de
folie qui n'avait laissé aucune trace dans sa mémoire. Il la voyait, il
l'entendait peut-être maintenant, et il se riait de ses efforts, et il
méprisait ses inutiles avances.
A cette dernière pensée, Consuelo sentit une rougeur brûlante monter à
ses joues, et elle quitta précipitamment le Schreckenstein en se
promettant presque de n'y plus revenir. Cependant elle y laissa un petit
panier de fruits qu'elle avait apporté.
Mais le lendemain, elle trouva le panier à la même place; on n'y avait
pas touché. Les feuilles qui recouvraient les fruits n'avaient pas même
été dérangées par un mouvement de curiosité. Son offrande avait été
dédaignée, ou bien ni Albert ni Zdenko n'étaient venus par là; et
pourtant la lueur rouge d'un feu de sapin avait brillé encore durant
cette nuit sur le sommet de la montagne.
Consuelo avait veillé jusqu'au jour pour observer cette particularité.
Elle avait vu plusieurs fois la clarté décroître et se ranimer, comme si
une main vigilante l'eût entretenue. Personne n'avait vu de Zingali dans
les environs. Aucun étranger n'avait été signalé sur les sentiers de la
forêt; et tous les paysans que Consuelo interrogeait sur le phénomène
lumineux de la pierre d'Épouvante, lui répondaient en mauvais allemand,
qu'il ne faisait pas bon d'approfondir ces choses-là, et qu'il ne
fallait pas se mêler des affaires de l'autre monde.
Cependant, il y avait déjà neuf jours qu'Albert avait disparu. C'était
la plus longue absence de ce genre qu'il eût encore faite, et cette
prolongation, jointe aux sinistres présages qui avaient annoncé
l'avènement de sa trentième année, n'était pas propre à ranimer les
espérances de la famille. On commençait enfin à s'agiter; le comte
Christian soupirait à toute heure d'une façon lamentable; le baron
allait à la chasse sans songer à rien tuer; le chapelain faisait des
prières extraordinaires; Amélie n'osait plus rire ni causer, et la
chanoinesse, pâle et affaiblie, distraite des soins domestiques, et
oublieuse de son ouvrage en tapisserie, égrenait son chapelet du matin
au soir, entretenait de petites bougies devant l'image de la Vierge, et
semblait plus voûtée d'un pied qu'à son ordinaire.
Consuelo se hasarda à proposer une grande et scrupuleuse exploration du
Schreckenstein, avoua les recherches qu'elle y avait faites, et confia
en particulier à la chanoinesse la circonstance de la feuille de rose,
et le soin qu'elle avait mis à examiner toute la nuit le sommet lumineux
de la montagne. Mais les dispositions que voulait prendre Wenceslawa
pour cette exploration, firent bientôt repentir Consuelo de son
épanchement. La chanoinesse voulait qu'on s'assurât de la personne de
Zdenko, qu'on l'effrayât par des menaces, qu'on fît armer cinquante
hommes de torches et de fusils, enfin que le chapelain prononçât sur la
pierre fatale ses plus terribles exorcismes, tandis que le baron, suivi
de Hanz, et de ses plus courageux acolytes, ferait en règle, au milieu
de la nuit, le siège du Schreckenstein. C'était le vrai moyen de porter
Albert à la folie la plus extrême, et peut-être à la fureur, que de lui
procurer une surprise de ce genre; et Consuelo obtint, à force de
représentations et de prières, que Wenceslawa n'agirait point et
n'entreprendrait rien sans son avis. Or, voici quel parti elle lui
proposa en définitive: ce fut de sortir du château la nuit suivante, et
d'aller seule avec la chanoinesse, en se faisant suivre à distance de
Hanz et du chapelain seulement, examiner de près le feu du
Schreckenstein. Mais cette résolution se trouva au-dessus des forces de
la chanoinesse. Elle était persuadée que le Sabbat officiait sur la
pierre d'Épouvante, et tout ce que Consuelo put obtenir fut qu'on lui
ouvrirait les portes à minuit et que le baron et quelques autres
personnes de bonne volonté la suivraient sans armes et dans le plus
grand silence. Il fut convenu qu'on cacherait cette tentative au comte
Christian, dont le grand âge et la santé affaiblie ne pourraient se
prêter à une pareille course durant la nuit froide et malsaine, et qui
cependant voudrait s'y associer s'il en avait connaissance.
Tout fut exécuté ainsi que Consuelo l'avait désiré. Le baron, le
chapelain et Hanz l'accompagnèrent. Elle s'avança seule, à cent pas de
son escorte, et monta sur le Schreckenstein avec un courage digne de
Bradamante. Mais à mesure qu'elle approchait, la lueur qui lui
paraissait sortir en rayonnant des fissures de la roche culminante
s'éteignit peu à peu, et lorsqu'elle y fut arrivée, une profonde
obscurité enveloppait la montagne du sommet à la base. Un profond
silence et l'horreur de la solitude régnaient partout. Elle appela
Zdenko, Cynabre, et même Albert, quoiqu'en tremblant. Tout fut muet, et
l'écho seul lui renvoya le son de sa voix mal assurée.
Elle revint découragée vers ses guides. Ils vantèrent beaucoup son
courage, et osèrent, après elle, explorer encore les lieux qu'elle
venait de quitter, mais sans succès; et tous rentrèrent en silence au
château, où la chanoinesse, qui les attendait sur le seuil, vit, à leur
récit, évanouir sa dernière espérance.
XXXVIII.
Consuelo, après avoir reçu les remercîments et le baiser que la bonne
Wenceslawa, toute triste, lui donna au front, reprit le chemin de sa
chambre avec précaution, pour ne point réveiller Amélie, à qui on avait
caché l'entreprise. Elle demeurait au premier étage, tandis que la
chambre de la chanoinesse était au rez-de-chaussée. Mais en montant
l'escalier, elle laissa tomber son flambeau, qui s'éteignit avant
qu'elle eût pu le ramasser. Elle pensa pouvoir s'en passer pour
retrouver son chemin, d'autant plus que le jour commençait à poindre;
mais, soit que son esprit fût préoccupé étrangement, soit que son
courage, après un effort au-dessus de son sexe, vînt à l'abandonner tout
à coup, elle se troubla au point que, parvenue à l'étage qu'elle
habitait, elle ne s'y arrêta pas, continua de monter jusqu'à l'étage
supérieur, et entra dans le corridor qui conduisait à la chambre
d'Albert, située presque au-dessus de la sienne; mais elle s'arrêta
glacée d'effroi à l'entrée de cette galerie, en voyant une ombre grêle
et noire se dessiner devant elle, glisser comme si ses pieds n'eussent
pas touché le carreau, et entrer dans cette chambre vers laquelle
Consuelo se dirigeait, pensant que c'était la sienne. Elle eut, au
milieu de sa frayeur, assez de présence d'esprit pour examiner cette
figure, et pour voir rapidement dans le vague du crépuscule qu'elle
avait la forme et l'accoutrement de Zdenko. Mais qu'allait-il faire dans
la chambre de Consuelo à une pareille heure, et de quel message était-il
chargé pour elle? Elle ne se sentit point disposée à affronter ce
tête-à-tête, et redescendit pour chercher la chanoinesse. Ce fut après
avoir descendu un étage qu'elle reconnut son corridor, la porte de sa
chambre, et s'aperçut que c'était dans celle d'Albert qu'elle venait de
voir entrer Zdenko.
Alors mille conjectures se présentèrent à son esprit redevenu calme et
attentif. Comment l'idiot pouvait-il pénétrer la nuit dans ce château si
bien fermé, si bien examiné chaque soir par la chanoinesse et les
domestiques? Cette apparition de Zdenko la confirmait dans l'idée
qu'elle avait toujours eue que le château avait une secrète issue et
peut-être une communication souterraine avec le Schreckenstein. Elle
courut frapper à la porte de la chanoinesse, qui déjà s'était barricadée
dans son austère cellule, et qui fit un grand cri en la voyant paraître
sans lumière et un peu pâle.
«Tranquillisez-vous, chère madame, lui dit la jeune fille; c'est un
nouvel événement assez bizarre, mais qui n'a rien d'effrayant: je viens
de voir Zdenko entrer dans la chambre du comte Albert.»
--Zdenko! mais vous rêvez, ma chère enfant; par où serait-il entré? J'ai
fermé toutes les portes avec le même soin qu'à l'ordinaire, et pendant
tout le temps de votre course au Schreckenstein, je n'ai pas cessé de
faire bonne garde; le pont a été levé, et quand vous l'avez passé pour
rentrer, je suis restée la dernière pour le faire relever.
--Quoi qu'il en soit, Madame, Zdenko est dans la chambre du comte
Albert. Il ne tient qu'à vous de venir vous en convaincre.
--J'y vais sur-le-champ, répondit la chanoinesse, et l'en chasser comme
il le mérite. Il faut que ce misérable y soit entré pendant le jour.
Mais quels desseins l'amènent ici? Sans doute il cherche Albert, ou il
vient l'attendre; preuve, ma pauvre enfant, qu'il ne sait pas plus que
nous où il est!
--Eh bien, allons toujours l'interroger, dit Consuelo.
--Un instant, un instant! dit la chanoinesse qui, au moment de se mettre
au lit, avait ôté deux de ses jupes, et qui se croyait trop légèrement
vêtue, n'en ayant plus que trois; je ne puis pas me présenter ainsi
devant un homme, ma chère. Allez chercher le chapelain ou mon frère le
baron, le premier que vous rencontrerez ... Nous ne pouvons nous exposer
seules vis-à-vis de cet homme en démence ... Mais j'y songe! une jeune
personne comme vous, ne peut aller frapper à la porte de ces
messieurs ... Allons, allons, je me dépêche; dans un petit instant je
serai prête.
Et elle se mit à refaire sa toilette avec d'autant plus de lenteur
qu'elle voulait se dépêcher davantage, et que, dérangée dans ses
habitudes régulières comme elle ne l'avait pas été depuis longtemps,
elle avait tout à fait perdu la tête. Consuelo, impatiente d'un retard
pendant lequel Zdenko pouvait sortir de la chambre d'Albert et se cacher
dans le château sans qu'il fût possible de l'y découvrir, retrouva toute
son énergie.
«Chère Madame, dit-elle en allumant un flambeau, occupez-vous d'appeler
ces messieurs; moi, je vais voir si Zdenko ne nous échappe pas.»
Elle monta précipitamment les deux étages, et ouvrit d'une main
courageuse la porte d'Albert qui céda sans résistance; mais elle trouva
la chambre déserte. Elle pénétra dans un cabinet voisin, souleva tous
les rideaux, se hasarda même à regarder sous le lit et derrière tous les
meubles. Zdenko n'y était plus, et n'y avait laissé aucune trace de son
entrée.
«Plus personne!» dit-elle à la chanoinesse qui venait clopin-clopant,
accompagnée de Hanz et du chapelain: le baron était déjà couché et
endormi; il avait été impossible de le réveiller.
«Je commence à craindre, dit le chapelain un peu mécontent de la
nouvelle alerte qu'on venait de lui donner, que la signora Porporina ne
soit la dupe de ses propres illusions ...»
--Non, monsieur le chapelain, répondit vivement Consuelo, personne ici
n'en a moins que moi.
--Et personne n'a plus de force et de dévouement, c'est la vérité,
reprit le bonhomme; mais dans votre ardente espérance, vous croyez,
signora, voir des indices où il n'y en a malheureusement point.
--Mon père, dit la chanoinesse, la Porporina est brave comme un lion, et
sage comme un docteur. Si elle a vu Zdenko, Zdenko est venu ici. Il faut
le chercher dans toute la maison; et comme tout est bien fermé, Dieu
merci, il ne peut nous échapper.»
On réveilla les autres domestiques, et on chercha de tous côtés. Il n'y
eut pas une armoire qui ne fût ouverte, un meuble qui ne fût dérangé. On
remua jusqu'au fourrage des immenses greniers. Hanz eut la naïveté do
chercher jusque dans les larges bottes du baron. Zdenko ne s'y trouva
pas plus qu'ailleurs. On commença à croire que Consuelo avait rêvé; mais
elle demeura plus persuadée que jamais qu'il fallait trouver l'issue
mystérieuse du château, et elle résolut de porter à cette découverte
toute la persévérance de sa volonté. A peine eut-elle pris quelques
heures de repos qu'elle commença son examen. Le bâtiment qu'elle
habitait (le même où se trouvait l'appartement d'Albert) était appuyé et
comme adossé à la colline. Albert lui-même avait choisi et fait arranger
son logement dans cette situation pittoresque qui lui permettait de
jouir d'un beau point de vue vers le sud, et d'avoir du côté du levant
un joli petit parterre en terrasse, de plain-pied avec son cabinet de
travail. Il avait le goût des fleurs, et en cultivait d'assez rares sur
ce carré de terres rapportées au sommet stérile de l'éminence. La
terrasse était entourée d'un mur à hauteur d'appui, en larges pierres de
taille, assis sur des rocs escarpés, et de ce belvédère fleuri on
dominait le précipice de l'autre versant et une partie du vaste horizon
dentelé du Boehmerwald. Consuelo, qui n'avait pas encore pénétré dans ce
lieu, en admira la belle position et l'arrangement pittoresque; puis
elle se fit expliquer par le chapelain à quel usage était destinée cette
terrasse avant que le château eût été transformé, de forteresse, en
résidence seigneuriale.
«C'était, lui dit-il, un ancien bastion, une sorte de terrasse
fortifiée, d'où la garnison pouvait observer les mouvements des troupes
dans la vallée et sur les flancs des montagnes environnantes. Il n'est
point de brèche offrant un passage qu'on ne puisse découvrir d'ici.
Autrefois une haute muraille, avec des jours pratiqués de tous côtés,
environnait cette plate-forme, et défendait les occupants contre les
flèches ou les balles de l'ennemi.
--Et qu'est-ce que ceci? demanda Consuelo en s'approchant d'une citerne
située au centre du parterre, et dans laquelle on descendait par un
petit escalier rapide et tournant.
--C'est une citerne qui fournissait toujours et en abondance une eau de
roche excellente aux assiégés; ressource inappréciable pour un château
fort!
--Cette eau est donc bonne à boire? dit Consuelo en examinant l'eau
verdâtre et mousseuse de la citerne. Elle me paraît bien trouble.
--Elle n'est plus bonne maintenant, ou du moins elle ne l'est pas
toujours, et le comte Albert n'en fait usage que pour arroser ses
fleurs. Il faut vous dire qu'il se passe depuis deux ans dans cette
fontaine un phénomène bien extraordinaire. La source, car c'en est une,
dont le jaillissement est plus ou moins voisin dans le coeur de la
montagne, est devenue intermittente. Pendant des semaines entières le
niveau s'abaisse extraordinairement, et le comte Albert fait monter, par
Zdenko, de l'eau du puits de la grande cour pour arroser ses plantes
chéries. Et puis, tout à coup, dans l'espace d'une nuit, et quelquefois
même d'une heure, cette citerne se remplit d'une eau tiède, trouble
comme vous la voyez. Quelquefois elle se vide rapidement; d'autres fois
l'eau séjourne assez longtemps et s'épure peu à peu, jusqu'à devenir
froide et limpide comme du cristal de roche. Il faut qu'il se soit passé
cette nuit un phénomène de ce genre; car, hier encore, j'ai vu la
citerne claire et bien pleine, et je la vois en ce moment trouble comme
si elle eût été vidée et remplie de nouveau.
--Ces phénomènes n'ont donc pas un cours régulier?
--Nullement, et je les aurais examinés avec soin, si le comte Albert,
qui défend l'entrée de ses appartements et de son parterre avec l'espèce
de sauvagerie qu'il porte en toutes choses, ne m'eût interdit cet
amusement. J'ai pensé, et je pense encore, que le fond de la citerne est
encombré de mousses et de plantes pariétaires qui bouchent par moments
l'accès à l'eau souterraine, et qui cèdent ensuite à l'effort du
jaillissement.
--Mais comment expliquez-vous la disparition subite de l'eau en d'autres
moments?
--A la grande quantité que le comte en consomme pour arroser ses fleurs.
--Il faudrait bien des bras, ce me semble, pour vider cette fontaine.
Elle n'est donc pas profonde?
--Pas profonde? Il est impossible d'en trouver le fond!
--En ce cas, votre explication n'est pas satisfaisante, dit Consuelo,
frappée de la stupidité du chapelain.
--Cherchez-en une meilleure, reprit-il un peu confus et un peu piqué de
son manque de sagacité.
--Certainement, j'en trouverai une meilleure, pensa Consuelo vivement
préoccupée des caprices de la fontaine.
--Oh! si vous demandiez au comte Albert ce que cela signifie, reprit le
chapelain qui aurait bien voulu faire un peu l'esprit fort pour
reprendre sa supériorité aux yeux de la clairvoyante étrangère, il vous
dirait que ce sont les larmes de sa mère qui se tarissent et se
renouvellent dans le sein de la montagne. Le fameux Zdenko, auquel vous
supposez tant de pénétration, vous jurerait qu'il y a là dedans une
sirène qui chante fort agréablement à ceux qui ont des oreilles pour
l'entendre. A eux deux ils ont baptisé ce puits _la Source des pleurs_.
Cela peut être fort poétique, et il ne tient qu'à ceux qui aiment les
fables païennes de s'en contenter.
--Je ne m'en contenterai pas, pensa Consuelo, et je saurai comment ces
pleurs se tarissent.
--Quant à moi, poursuivit le chapelain, j'ai bien pensé qu'il y avait
une perte d'eau dans un autre coin de la citerne....
--Il me semble que sans cela, reprit Consuelo, la citerne, étant le
produit d'une source, aurait toujours débordé.
--Sans doute, sans doute, reprit le chapelain, ne voulant pas avoir
l'air de s'aviser de cela pour la première fois; il ne faut pas venir de
bien loin pour découvrir une chose aussi simple! Mais il faut bien qu'il
y ait un dérangement notoire dans les canaux naturels de l'eau,
puisqu'elle ne garde plus le nivellement régulier qu'elle avait naguère.
--Sont-ce des canaux naturels, ou des aqueducs faits de main d'homme?
demanda l'opiniâtre Consuelo: voilà ce qu'il importerait de savoir.
--Voilà ce dont personne ne peut s'assurer, répondit le chapelain,
puisque le comte Albert ne veut point qu'on touche à sa chère fontaine,
et a défendu positivement qu'on essayât de la nettoyer.
--J'en étais sûre! dit Consuelo en s'éloignant; et je pense qu'on fera
bien de respecter sa volonté, car Dieu sait quel malheur pourrait lui
arriver, si on se mêlait de contrarier sa sirène!
«Il devient à peu près certain pour moi, se dit le chapelain en quittant
Consuelo, que cette jeune personne n'a pas l'esprit moins dérangé que
monsieur le comte. La folie serait-elle contagieuse? Ou bien maître
Porpora nous l'aurait-il envoyée pour que l'air de la campagne lui
rafraîchît le cerveau? A voir l'obstination avec laquelle elle se
faisait expliquer le mystère de cette citerne, j'aurais gagé qu'elle
était fille de quelque ingénieur des canaux de Venise, et qu'elle
voulait se donner des airs entendus dans la partie; mais je vois bien à
ses dernières paroles, ainsi qu'à l'hallucination qu'elle a eue à propos
de Zdenko ce matin, et à la promenade qu'elle nous a fait faire cette
nuit au Schreckenstein, que c'est une fantaisie du même genre. Ne
s'imagine-t-elle pas retrouver le comte Albert au fond de ce puits!
Malheureux jeunes gens! que n'y pouvez-vous retrouver la raison et la
vérité!»
Là-dessus, le bon chapelain alla dire son bréviaire en attendant le
dîner.
«Il faut, pensait Consuelo de son côté, que l'oisiveté et l'apathie
engendrent une singulière faiblesse d'esprit, pour que ce saint homme,
qui a lu et appris tant de choses, n'ait pas le moindre soupçon de ce
qui me préoccupe à propos de cette fontaine, mon Dieu, je vous en
demande pardon, mais voilà un de vos ministres qui fait bien peu d'usage
de son raisonnement! Et ils disent que Zdenko est imbécile!»
Là-dessus, Consuelo alla donner à la jeune baronne une leçon de solfège,
en attendant qu'elle pût recommencer ses perquisitions.
XXXIX.
«Avez-vous jamais assisté au décroissement de l'eau, et l'avez-vous
quelquefois observée quand elle remonte? demanda-t-elle tout bas dans la
soirée au chapelain, qui était fort en train de digérer.
--Quoi! qu'y a-t-il? s'écria-t-il en bondissant sur sa chaise, et en
roulant de gros yeux ronds.
--Je vous parle de la citerne, reprit-elle sans se déconcerter;
avez-vous observé par vous-même la production du phénomène?
--Ah! bien, oui, la citerne; j'y suis, répondit-il avec un sourire de
pitié. Voilà, pensa-t-il, sa folie qui la reprend.
--Mais, répondez-moi donc, mon bon chapelain, dit Consuelo, qui
poursuivait sa méditation avec l'espèce d'acharnement qu'elle portait
dans toutes ses occupations mentales, et qui n'avait aucune intention
malicieuse envers le digne homme.
--Je vous avouerai, Mademoiselle, répondit-il d'un ton très froid, que
je ne me suis jamais trouvé à même d'observer ce que vous me demandez;
et je vous déclare que je ne me suis jamais tourmenté au point d'en
perdre le sommeil.
--Oh! j'en suis bien certaine, reprit Consuelo impatientée.»
Le chapelain haussa les épaules, et se leva péniblement de son siège,
pour échapper à cette ardeur d'investigation.
«Eh bien, puisque personne ici ne veut perdre une heure de sommeil pour
une découverte aussi importante, j'y consacrerai ma nuit entière, s'il
le faut, pensa Consuelo.»
Et, en attendant l'heure de la retraite, elle alla, enveloppée de son
manteau, faire un tour de jardin.
La nuit était froide et brillante; les brouillards s'étaient dissipés à
mesure que la lune, alors pleine, avait monté dans l'empyrée. Les
étoiles pâlissaient à son approche; l'air était sec et sonore. Consuelo,
irritée et non brisée par la fatigue, l'insomnie, et la perplexité
généreuse, mais peut-être un peu maladive, de son esprit, sentait
quelque mouvement de fièvre, que la fraîcheur du soir ne pouvait calmer.
Il lui semblait toucher au terme de son entreprise. Un pressentiment
romanesque, qu'elle prenait pour un ordre et un encouragement de la
Providence, la tenait active et agitée. Elle s'assit sur un tertre de
gazon planté de mélèzes, et se mit à écouter le bruit faible et plaintif
du torrent au fond de la vallée. Mais il lui sembla qu'une vois plus
douce et plus plaintive encore se mêlait au murmure de l'eau et montait
peu à peu jusqu'à elle. Elle s'étendit sur le gazon pour mieux saisir,
étant plus près de la terre, ces sons légers que la brise emportait à
chaque instant. Enfin elle distingua la voix de Zdenko. Il chantait en
allemand; et elle recueillit les paroles suivantes, arrangées tant bien
que mal sur un air bohémien, empreint du même caractère naïf et
mélancolique que celui qu'elle avait déjà entendu:
«Il y a là-bas, là-bas, une âme en peine et en travail, qui attend sa
délivrance.
«Sa délivrance, sa consolation tant promise.
«La délivrance semble enchaînée, la consolation semble impitoyable.
«Il y a là-bas, là-bas, une âme en peine et en travail qui se lasse
d'attendre.»
Quand la voix cessa de chanter, Consuelo se leva, chercha des yeux
Zdenko dans la campagne, parcourut tout le parc et tout le jardin pour
le trouver, l'appela de divers endroits, et rentra sans l'avoir aperçu.
Mais une heure après qu'on eut dit tout haut en commun une longue prière
pour le comte Albert, auquel on invita tous les serviteurs de la maison
à se joindre, tout le monde étant couché, Consuelo alla s'installer
auprès de la fontaine des Pleurs, et, s'asseyant sur la margelle, parmi
les capillaires touffues qui y croissaient naturellement, et les iris
qu'Albert y avait plantés, elle fixa ses regards sur cette eau immobile,
où la lune, alors parvenue à son zénith, plongeait son image comme dans
un miroir.
Au bout d'une heure d'attente, et comme la courageuse enfant, vaincue
par la fatigue, sentait ses paupières s'appesantir, elle fut réveillée
par un léger bruit à la surface de l'eau. Elle ouvrit les yeux, et vit
le spectre de la lune s'agiter, se briser, et s'étendre en cercles
lumineux sur le miroir de la fontaine. En même temps un bouillonnement
et un bruit sourd, d'abord presque insensible et bientôt impétueux, se
manifestèrent; elle vit l'eau baisser en tourbillonnant comme dans un
entonnoir, et, en moins d'un quart d'heure, disparaître dans la
profondeur de l'abîme.
Elle se hasarda à descendre plusieurs marches. L'escalier, qui semblait
avoir été pratiqué pour qu’on pût approcher à volonté du niveau variable
de l'eau, était formé de blocs de granit enfoncés ou taillés en spirale
dans le roc. Ces marches limoneuses et glissantes n'offraient aucun
point d'appui, et se perdaient dans une effrayante profondeur.
L'obscurité, un reste d'eau qui clapotait encore au fond du précipice
incommensurable, l'impossibilité d'assurer ses pieds délicats sur cette
vase filandreuse, arrêtèrent la tentative insensée de Consuelo; elle
remonta à reculons avec beaucoup de peine, et se rassit tremblante et
consternée sur la première marche.
Cependant l'eau semblait toujours fuir dans les entrailles de la terre.
Le bruit devint de plus en plus sourd, jusqu'à ce qu'il cessa
entièrement; et Consuelo songea à aller chercher de la lumière pour
examiner autant que possible d'en haut l'intérieur de la citerne. Mais
elle craignit de manquer l'arrivée de celui qu'elle attendait, et se
tint patiemment immobile pendant près d'une heure encore. Enfin, elle
crût apercevoir une faible lueur au fond du puits; et, se penchant avec
anxiété, elle vit cette tremblante clarté monter peu à peu. Bientôt elle
n'en douta plus; Zdenko montait la spirale en s'aidant d'une chaîne de
fer scellée aux parois du rocher. Le bruit que sa main produisait en
soulevant cette chaîne et en la laissant retomber de distance en
distance, avertissait Consuelo de l'existence de cette sorte de rampe,
qui cessait à une certaine hauteur, et qu'elle n'avait pu ni voir ni
soupçonner. Zdenko portait une lanterne, qu'il suspendit à un croc
destiné à cet usage, et planté dans le roc à environ vingt pieds
au-dessous du sol; puis il monta légèrement et rapidement le reste de
l'escalier, privé de chaîne et de point d'appui apparent. Cependant
Consuelo, qui observait tout avec la plus grande attention, le vit
s'aider de quelques pointes de rocher, de certaines plantes pariétaires
plus vigoureuses que les autres, et peut-être de quelques clous
recourbés qui sortaient du mur, et dont sa main avait l'habitude. Dès
qu'il fut à portée de voir Consuelo, celle-ci se cacha et se déroba à
ses regards en rampant derrière la balustrade de pierre à demi
circulaire qui couronnait le haut du puits, et qui s'interrompait
seulement à l'entrée de l'escalier. Zdenko sortit, et se mit à cueillir
lentement dans le parterre, avec beaucoup de soin et comme en
choisissant certaines fleurs, un gros bouquet; puis il entra dans le
cabinet d'Albert, et, à travers le vitrage de la porte, Consuelo le vit
remuer longtemps les livres, et en chercher un, qu'il parut enfin avoir
trouvé; car il revint vers la citerne en riant et en se parlant à
lui-même d'un ton de contentement, mais d'une voix faible et presque
insaisissable, tant il semblait partagé entre le besoin de causer tout
seul, selon son habitude, et la crainte d'éveiller les hôtes du château.
Consuelo ne s'était pas encore demandé si elle l'aborderait, si elle le
prierait de la conduire auprès d'Albert; et il faut avouer qu'en cet
instant, confondue de ce qu'elle voyait, éperdue au milieu de son
entreprise, joyeuse d'avoir deviné la vérité tant pressentie, mais émue
de l'idée de descendre au fond des entrailles de la terre et des abîmes
de l'eau, elle ne se sentit pas le courage d'aller d'emblée au résultat,
et laissa Zdenko redescendre comme il était monté, reprendre sa
lanterne, et disparaître en chantant d'une voix qui prenait de
l'assurance à mesure qu'il s'enfonçait dans les profondeurs de sa
retraite:
«La délivrance est enchaînée, la consolation est impitoyable.»
Le coeur palpitant, le cou tendu, Consuelo eut dix fois son nom sur les
lèvres pour le rappeler. Elle allait s'y décider par un effort héroïque,
lorsqu'elle pensa tout à coup que la surprise pouvait faire chanceler
cet infortuné sur cet escalier difficile et périlleux, et lui donner le
vertige de la mort. Elle s'en abstint, se promettant d'être plus
courageuse le lendemain, en temps opportun.
Elle attendit encore pour voir remonter l'eau, et cette fois le
phénomène s'opéra plus rapidement. Il y avait à peine un quart d'heure
qu'elle n'entendait plus Zdenko et qu'elle ne voyait plus de lueur de
lanterne, lorsqu'un bruit sourd, semblable au grondement lointain du
tonnerre, se fit entendre; et l'eau, s'élançant avec violence, monta en
tournoyant et en battant les murs de sa prison avec un bouillonnement
impétueux. Cette irruption soudaine de l'eau eut quelque chose de si
effrayant, que Consuelo trembla pour le pauvre Zdenko, en se demandant
si, à jouer avec de tels périls, et à gouverner ainsi les forces de la
nature, il ne risquait pas d'être emporté par la violence du courant, et
de reparaître à la surface de la fontaine, noyé et brisé comme ces
plantes limoneuses qu'elle y voyait surnager.
Cependant le moyen devait être bien simple; il ne s'agissait que de
baisser et de relever une écluse, peut-être de poser une pierre en
arrivant, et de la déranger en s'en retournant. Mais cet homme, toujours
préoccupé et perdu dans ses rêveries bizarres, ne pouvait-il pas se
tromper et déranger la pierre un instant trop tôt? Venait-il par le même
souterrain qui servait de passage à l'eau de la source? Il faudra
pourtant que j'y passe avec ou sans lui, se dit Consuelo, et cela pas
plus tard que la nuit prochaine; _car il y a là-bas une âme en travail
et en peine qui m'attend et qui se lasse d'attendre_. Ceci n'a point été
chanté au hasard; et ce n'est pas sans but que Zdenko, qui déteste
l'allemand et qui le prononce avec difficulté, s'est expliqué
aujourd'hui dans cette langue.
Elle alla enfin se coucher; mais elle eut tout le reste de la nuit
d'affreux cauchemars. La fièvre faisait des progrès. Elle ne s'en
apercevait pas, tant elle se sentait encore pleine de force et de
résolution; mais à chaque instant elle se réveillait en sursaut,
s'imaginant être encore sur les marches du terrible escalier, et ne
pouvant le remonter, tandis que l'eau s'élevait au-dessous d'elle avec
le rugissement et la rapidité de la foudre.
Elle était si changée le lendemain, que tout le monde remarqua
l'altération de ses traits. Le chapelain n'avait pu s'empêcher de
confier à la chanoinesse que _cette agréable et obligeante personne_ lui
paraissait avoir le cerveau dérangé; et la bonne Wenceslawa, qui n'était
pas habituée à voir tant de courage et de dévouement autour d'elle,
commençait à croire que la Porporina était tout au moins une jeune fille
fort exaltée et d'un tempérament nerveux très excitable. Elle comptait
trop sur ses bonnes portes doublées de fer, et sur ses fidèles clefs,
toujours grinçantes à sa ceinture, pour avoir cru longtemps à l'entrée
et à l'évasion de Zdenko l'avant-dernière nuit. Elle adressa donc à
Consuelo des paroles affectueuses et compatissantes, la conjurant de ne
pas s'identifier au malheur de la famille, jusqu'à en perdre la santé,
et s'efforçant de lui donner, sur le retour prochain de son neveu, des
espérances qu'elle commençait elle-même à perdre dans le secret de son
coeur.
Mais elle fut émue à la fois de crainte et d'espoir, lorsque Consuelo
lui répondit, avec un regard brillant de satisfaction et un sourire de
douce fierté:
«Vous avez bien raison de croire et d'attendre avec confiance, chère
madame. Le comte Albert est vivant et peu malade, je l'espère; car il
s'intéresse encore à ses livres et à ses fleurs du fond de sa retraite.
J'en ai la certitude; et j'en pourrais donner la preuve.
--Que voulez-vous dire, chère enfant? s'écria la chanoinesse, dominée
par son air de conviction: qu'avez-vous appris? qu'avez-vous découvert?
Parlez, au nom du ciel! rendez la vie à une famille désolée!
--Dites au comte Christian que son fils existe, et qu'il n'est pas loin
d'ici. Cela est aussi vrai que je vous aime et vous respecte.»
La chanoinesse se leva pour courir vers son frère, qui n'était pas
encore descendu au salon; mais un regard et un soupir du chapelain
l'arrêtèrent.
«Ne donnons pas à la légère une telle joie à mon pauvre Christian,
dit-elle en soupirant à son tour. Si le fait venait bientôt démentir vos
douces promesses, ah! ma chère enfant! nous aurions porté le coup de la
mort à ce malheureux père.
--Vous doutez donc de ma parole? répliqua Consuelo étonnée.
--Dieu m'en garde, noble Nina! mais vous pouvez vous faire illusion!
Hélas! cela nous est arrivé si souvent à nous-mêmes! Vous dites que vous
avez des preuves, ma chère fille; ne pourriez-vous nous les mentionner?
--Je ne le peux pas ... du moins il me semble que je ne le dois pas, dit
Consuelo un peu embarrassée. J'ai découvert un secret auquel le comte
Albert attache certainement beaucoup d'importance, et je ne crois pas
pouvoir le trahir sans son aveu.
--Sans son aveu! s'écria la chanoinesse en regardant le chapelain avec
irrésolution. L'aurait-elle vu?»
Le chapelain haussa imperceptiblement les épaules, sans comprendre la
douleur que son incrédulité causait à la pauvre chanoinesse.
«Je ne l'ai pas vu, reprit Consuelo; mais, je le verrai bientôt, et vous
aussi, j'espère. Voilà pourquoi je craindrais de retarder son retour en
contrariant ses volontés par mon indiscrétion.
--Puisse la vérité divine habiter dans ton coeur, généreuse créature, et
parler par la bouche! dit Wenceslawa en la regardant avec des yeux
inquiets et attendris. Garde ton secret, si tu en as un; et rends-nous
Albert, si tu en as la puissance. Tout ce que je sais, c'est que, si
cela se réalise, j'embrasserai tes genoux comme j'embrasse en ce moment
ton pauvre front ... humide et brûlant! ajouta-t-elle, après avoir
touché de ses lèvres le beau front embrasé de la jeune fille, et en se
retournant vers le chapelain d'un air ému.
--Si elle est folle, dit-elle à ce dernier lorsqu'elle put lui parler
sans témoins, c'est toujours un ange de bonté, et il semble qu'elle soit
occupée do nos souffrances plus que nous-mêmes. Ah! mon père! il y a une
malédiction sur cette maison! Tout ce qui porte un coeur sublime y est
frappé de vertige, et notre vie se passe à plaindre ce que nous sommes
forcés d'admirer!
--Je ne nie pas les bons mouvements de cette jeune étrangère, répondit
le chapelain. Mais il y a du délire dans son fait, n'en doutez pas,
Madame. Elle aura rêvé du comte Albert cette nuit, et elle nous donne
imprudemment ses visions pour des certitudes. Gardez-vous d'agiter l'âme
pieuse et soumise de votre vénérable frère par des assertions si
frivoles. Peut-être aussi ne faudrait-il pas trop encourager les
témérités de cette signora Porporina ... Elles peuvent la précipiter
dans des dangers d'une autre nature que ceux qu'elle a voulu braver
jusqu'ici....
--Je ne vous comprends pas, dit avec une grave naïveté la chanoinesse
Wenceslawa.
--Je suis fort embarrassé de m'expliquer, reprit le digne homme....
Pourtant il me semble ... que si un commerce secret, bien honnête et
bien désintéressé sans doute, venait à s'établir entre cette jeune
artiste et le noble comte....
--Eh bien? dit la chanoinesse en ouvrant de grands yeux.
--Eh bien, Madame, ne pensez-vous pas que des sentiments d'intérêt et de
sollicitude, fort innocents dans leur principe, pourraient, en peu de
temps, à l'aide de circonstances et d'idées romanesques, devenir
dangereux pour le repos et la dignité de la jeune musicienne?
--Je ne me serais jamais avisée de cela! s'écria la chanoinesse, frappée
de cette réflexion. Croiriez-vous donc, mon père, que la Porporina
pourrait oublier sa position humble et précaire dans des relations
quelconques avec un homme si élevé au-dessus d'elle que l'est mon neveu
Albert de Rudolstadt?
--Le comte Albert de Rudolstadt pourrait l'y aider lui-même, sans le
vouloir, par l'affectation qu'il met à traiter de préjugés les
respectables avantages du rang et de la naissance.
--Vous éveillez en moi de graves inquiétudes, dit Wenceslawa, rendue à
son orgueil de famille et à la vanité de la naissance, son unique
travers. Le mal aurait-il déjà germé dans le coeur de cette enfant? Y
aurait-il dans son agitation et dans son empressement à retrouver Albert
un motif moins pur que sa générosité naturelle et son attachement pour
nous?
--Je me flatte encore que non, répondit le chapelain, dont l'unique
passion était de jouer, par ses avis et par ses conseils, un rôle
important dans la famille, tout en conservant les dehors d'un respect
craintif et d'une soumission obséquieuse. Il faudra pourtant, ma chère
fille, que vous ayez les yeux ouverts sur la suite des événements, et
que votre vigilance ne s'endorme pas sur de pareils dangers. Ce rôle
délicat ne convient qu'à vous, et demande toute la prudence et la
pénétration dont le ciel vous a douée.»
Après cet entretien, la chanoinesse demeura toute bouleversée, et son
inquiétude changea d'objet. Elle oublia presque qu'Albert était comme
perdu pour elle, peut-être mourant, peut-être mort, pour ne songer qu'à
prévenir enfin les effets d'une affection qu'en elle-même elle appelait
_disproportionnée_: semblable à l'Indien de la fable, qui, monté sur un
arbre, poursuivi par l'épouvante sous la figure d'un tigre, s'amuse à
combattre le souci sous la figure d'une mouche bourdonnant autour de sa
tête.
Toute la journée elle eut les yeux attachés sur Porporina, épiant tous
ses pas, et analysant toutes ses paroles avec anxiété. Notre héroïne,
car c'en était une dans toute la force du terme en ce moment-là que la
brave Consuelo, s'en aperçut bien, mais demeura fort éloignée
d'attribuer cette inquiétude à un autre sentiment que le doute de la
voir tenir ses promesses en ramenant Albert. Elle ne songeait point à
cacher sa propre agitation, tant elle sentait, dans sa conscience
tranquille et forte, qu'il y avait de quoi être fière de son projet
plutôt que d'en rougir. Cette modeste confusion que lui avait causée,
quelques jours auparavant, l'enthousiasme du jeune comte pour elle,
s'était dissipée en face d'une volonté sérieuse et pure de toute vanité
personnelle. Les amers sarcasmes d'Amélie, qui pressentait son
entreprise sans en connaître les détails, ne l'émouvaient nullement.
Elle les entendait à peine, y répondait par des sourires, et laissait à
la chanoinesse, dont les oreilles s'ouvraient d'heure en heure, le soin
de les enregistrer, de les commenter, et d'y trouver une lumière
terrible.
FIN DU PREMIER VOLUME.
CONSUELO
PAR
GEORGE SAND
TOME DEUXIÈME
1856
XL.
Cependant, en se voyant surveillée par Wenceslawa comme elle ne l'avait
jamais été, Consuelo craignit d'être contrariée par un zèle malentendu,
et se composa un maintien plus froid, grâce auquel il lui fut possible,
dans la journées, d'échapper à son attention, et de prendre, d'un pied
léger, la route du Schreckenstein. Elle n'avait pas d'autre idée dans ce
moment que de rencontrer Zdenko, de l'amener à une explication, et de
savoir définitivement s'il voulait la conduire auprès d'Albert. Elle le
trouva assez près du château, sur le sentier qui menait au Schreckenstein.
Il semblait venir à sa rencontre, et lui adressa la parole en bohémien
avec beaucoup de volubilité.
«Hélas! je ne te comprends pas, lui dit Consuelo lorsqu'elle put placer
un mot; je sais à peine l'allemand, cette dure langue que tu hais comme
l'esclavage et qui est triste pour moi comme l'exil. Mais, puisque nous
ne pouvons nous entendre autrement, consens à la parler avec moi; nous
la parlons aussi mal l'un que l'autre: je te promets d'apprendre le
bohémien, si tu veux me l'enseigner.»
A ces paroles qui lui étaient sympathiques, Zdenko devint sérieux, et
tendant à Consuelo une main sèche et calleuse qu'elle n'hésita point à
serrer dans la sienne:
«Bonne fille de Dieu, lui dit-il en allemand, je t'apprendrai ma langue
et toutes mes chansons. Laquelle veux-tu que je te dise pour commencer?»
Consuelo pensa devoir se prêter à sa fantaisie en se servant des mêmes
figures pour l'interroger.
«Je veux que tu me chantes, lui dit-elle, la ballade du comte Albert.
--Il y a, répondit-il, plus de deux cent mille ballades sur mon frère
Albert. Je ne puis pas te les apprendre; tu ne les comprendrais pas.
J'en fais tous les jours de nouvelles, qui ne ressemblent jamais aux
anciennes. Demande-moi toute autre chose.
--Pourquoi ne te comprendrais-je pas? Je suis la consolation. Je me nomme
Consuelo pour toi, entends-tu? et pour le comte Albert qui seul ici me
connaît.
--Toi, Consuelo? dit Zdenko avec un rire moqueur. Oh! tu ne sais ce que
tu dis. _La délivrance est enchaînée...._
--Je sais cela. _La consolation est impitoyable_. Mais toi, tu ne
sais rien, Zdenko. La délivrance a rompu ses chaînes, la consolation a
brisé ses fers.
--Mensonge, mensonge! folies, paroles allemandes! reprit Zdenko en
réprimant ses rires et ses gambades. Tu ne sais pas chanter.
--Si fait, je sais chanter, repartit Consuelo. Tiens, écoute.»
Et elle lui chanta la première phrase de sa chanson sur les trois
montagnes, qu'elle avait bien retenue, avec les paroles qu'Amélie l'avait
aidée à retrouver et à prononcer.
Zdenko l'écouta avec ravissement, et lui dit en soupirant:
«Je t'aime beaucoup, ma soeur, beaucoup, beaucoup! Veux-tu que je
t'apprenne une autre chanson?
--Oui, celle du comte Albert, en allemand d'abord; tu me l'apprendras
après en bohémien.
--Comment commence-t-elle?» dit Zdenko en la regardant avec malice.
Consuelo commença l'air de la chanson de la veille:
«_Il y a là-bas, là-bas, une âme en travail et en peine...._»
«Oh! celle-là est d'hier; je ne la sais plus aujourd'hui, dit Zdenko en
l'interrompant.
--Eh bien! dis-moi celle d'aujourd'hui.
--Les premiers mots? Il faut me dire les premiers mots.
--Les premiers mots! les voici, tiens: Le comte Albert est là-bas, là-bas
dans la grotte de Schreckenstein....»
A peine eut-elle prononcé ces paroles que Zdenko changea tout à coup de
visage et d'attitude; ses yeux brillèrent d'indignation. Il fit trois pas
en arrière, éleva ses mains au-dessus de sa tête, comme pour maudire
Consuelo, et se mit à lui parler bohémien dans toute l'énergie de la
colère et de la menace.
Effrayée d'abord, mais voyant qu'il s'éloignait, Consuelo voulut le
rappeler et le suivre. Il se retourna avec fureur, et, ramassant une
énorme pierre qu'il parut soulever sans effort avec ses bras maigres et
débiles:
«Zdenko n'a jamais fait de mal à personne, s'écria-t-il en allemand;
Zdenko ne voudrait pas briser l'aile d'une pauvre mouche, et si un petit
enfant voulait le tuer, il se laisserait tuer par un petit enfant. Mais
si tu me regardes encore, si tu me dis un mot de plus, fille du mal,
menteuse, Autrichienne, Zdenko t'écrasera comme un ver de terre, dût-il
se jeter ensuite dans le torrent pour laver son corps et son âme du sang
humain répandu.»
Consuelo, épouvantée, prit la fuite, et rencontra au bas du sentier un
paysan qui, s'étonnant de la voir courir ainsi pâle et comme poursuivie,
lui demanda si elle avait rencontré un loup.
Consuelo, voulant savoir si Zdenko était sujet à des accès de démence
furieuse, lui dit qu'elle avait rencontré l'_innocent_, et qu'il l'avait
effrayée.
«Vous ne devez pas avoir peur de l'innocent, répondit le paysan en
souriant de ce qu'il prenait pour une pusillanimité de petite maîtresse.
Zdenko n'est pas méchant: toujours il rit, ou il chante, ou il raconte
Des histoires que l'on ne comprend pas et qui sont bien belles.
--Mais il se fâche quelquefois, et alors il menace et il jette des
pierres?
--Jamais, jamais, répondit le paysan; cela n'est jamais arrivé et
n'arrivera jamais. Il ne faut point avoir peur de Zdenko, Zdenko est
innocent comme un ange.»
Quand elle fut remise de son trouble, Consuelo reconnut que ce paysan
devait avoir raison, et qu'elle venait de provoquer, par une parole
imprudente, le premier, le seul accès de fureur qu'eut jamais éprouvé
l'innocent Zdenko. Elle se le reprocha amèrement. «J'ai été trop pressée,
se dit-elle; j'ai éveillé, dans l'âme paisible de cet homme privé de ce
qu'on appelle fièrement la raison, une souffrance qu'il ne connaissait
pas encore, et qui peut maintenant s'emparer de lui à la moindre
occasion. Il n'était que maniaque, je l'ai peut-être rendu fou.»
Mais elle devint plus triste encore en pensant aux motifs de la colère de
Zdenko. Il était bien certain désormais qu'elle avait deviné juste en
plaçant la retraite d'Albert au Schreckenstein. Mais avec quel soin
jaloux et ombrageux Albert et Zdenko voulaient cacher ce secret, même à
elle! Elle n'était donc pas exceptée de cette proscription, elle n'avait
donc aucune influence sur le comte Albert; et cette inspiration qu'il
avait eue de la nommer sa consolation, ce soin de la faire appeler la
veille par une chanson symbolique de Zdenko, cette confidence qu'il avait
faite à son fou du nom de Consuelo, tout cela n'était donc chez lui que
la fantaisie du moment, sans qu'une aspiration véritable et constante lui
désignât une personne plus qu'une autre pour sa libératrice et sa
consolation? Ce nom même de consolation, prononcé et comme deviné par
lui, était une affaire de pur hasard. Elle n'avait caché à personne
qu'elle fût Espagnole, et que sa langue maternelle lui fût demeurée plus
familière encore que l'italien. Albert, enthousiasmé par son chant, et ne
connaissant pas d'expression plus énergique que celle qui exprimait
l'idée dont son âme était avide et son imagination remplie, la lui avait
adressée dans une langue qu'il connaissait parfaitement et que personne
autour de lui ne pouvait entendre, excepté elle.
Consuelo ne s'était jamais fait d'illusion extraordinaire à cet égard.
Cependant une rencontre si délicate et si ingénieuse du hasard lui avait
semblé avoir quelque chose de providentiel, et sa propre imagination s'en
était emparée sans trop d'examen.
Maintenant tout était remis en question. Albert avait-il oublié, dans une
nouvelle phase de son exaltation, l'exaltation qu'il avait éprouvée pour
elle? Était-elle désormais inutile à son soulagement, impuissante pour
son salut? ou bien Zdenko, qui lui avait paru si intelligent et si
empressé jusque-là à seconder les desseins d'Albert, était-il lui-même
plus tristement et plus sérieusement fou que Consuelo n'avait voulu le
supposer? Exécutait-il les ordres de son ami, ou bien les oubliait-il
complètement, en interdisant avec fureur à la jeune fille l'approche
du Schreckenstein et le soupçon de la vérité?
--Eh bien, lui dit Amélie tout bas lorsqu'elle fut de retour, avez-vous vu
passer Albert dans les nuages du couchant? Est-ce la nuit prochaine que,
par une conjuration puissante, vous le ferez descendre par la cheminée?
--Peut-être! lui répondit Consuelo avec un peu d'humeur. C'était la
première fois de sa vie qu'elle sentait son orgueil blessé. Elle avait
mis à son entreprise un dévouement si pur, un entraînement si magnanime,
qu'elle souffrait à l'idée d'être raillée et méprisée pour n'avoir pas
réussi.
Elle fut triste toute la soirée; et la chanoinesse, qui remarqua ce
changement, ne manqua pas de l'attribuer à la crainte d'avoir laissé
deviner le sentiment funeste éclos dans son coeur.
La chanoinesse se trompait étrangement. Si Consuelo avait ressenti la
moindre atteinte d'un amour nouveau, elle n'eût connu ni cette foi vive,
ni cette confiance sainte qui jusque-là l'avaient guidée et soutenue.
Jamais peut-être elle n'avait, au contraire, éprouvé le retour amer de
son ancienne passion plus fortement que dans ces circonstances où elle
cherchait à s'en distraire par des actes d'héroïsme et une sorte de
fanatisme d'humanité.
En rentrant le soir dans sa chambre, elle trouva sur son épinette un
vieux livre doré et armorié qu'elle crut aussitôt reconnaître pour celui
qu'elle avait vu prendre dans le cabinet d'Albert et emporter par Zdenko
la nuit précédente. Elle l'ouvrit à l'endroit où le signet était posé:
c'était le psaume de la pénitence qui commence ainsi: _De profondis
clamavi ad te_ Et ces mots latins étaient soulignés avec une encre
qui semblait fraîche, car elle avait un peu collé au verso de la page
suivante. Elle feuilleta tout le volume, qui était une fameuse bible
ancienne, dite de Kralic, éditée en 1579, et n'y trouva aucune autre
indication, aucune note marginale, aucun billet. Mais ce simple cri parti
de l'abîme, et pour ainsi dire des profondeurs de la terre, n'était-il
pas assez significatif, assez éloquent? Quelle contradiction régnait
donc entre le voeu formel et constant d'Albert et la conduite récente de
Zdenko?
Consuelo s'arrêta à sa dernière supposition. Albert, malade et accablé
au fond du souterrain, qu'elle présumait placé sous le Schreckenstein,
y était peut-être retenu par la tendresse insensée de Zdenko. Il était
peut-être la proie de ce fou, qui le chérissait à sa manière, en le
tenant prisonnier, en cédant parfois à son désir de revoir la lumière,
en exécutant ses messages auprès de Consuelo, et en s'opposant tout à coup
au succès de ses démarches par une terreur où un caprice inexplicable.
Eh bien, se dit-elle, j'irai, dussé-je affronter les dangers réels;
j'irai, dussé-je faire une imprudence ridicule aux yeux des sots et
des égoïstes; j'irai, dussé-je y être humiliée par l'indifférence de
celui qui m'appelle. Humiliée! et comment pourrais-je l'être, s'il est
réellement aussi fou lui-même que le pauvre Zdenko? Je n'aurai sujet que
de les plaindre l'un et l'autre, et j'aurai fait mon devoir. J'aurai obéi
à la voix de Dieu qui m'inspire, et à sa main qui me pousse avec une
force irrésistible.
L'état fébrile où elle s'était trouvée tous les jours précédents, et qui,
depuis sa dernière rencontre malencontreuse avec Zdenko, avait fait place
à une langueur pénible, se manifesta de nouveau dans son âme et dans son
corps. Elle retrouva toutes ses forces; et, cachant à Amélie et le livre,
et son enthousiasme, et son dessein, elle échangea des paroles enjouées
avec elle, la laissa s'endormir, et partit pour la source des Pleurs,
munie d'une petite lanterne sourde qu'elle s'était procurée le matin
même.
Elle attendit assez longtemps, et fut forcée par le froid de rentrer
plusieurs fois dans le cabinet d'Albert, pour ranimer par un air plus
tiède ses membres engourdis. Elle osa jeter un regard sur cet énorme amas
de livres, non pas rangés sur des rayons comme dans une bibliothèque,
mais jetés pêle-mêle sur le carreau, au milieu de la chambre, avec une
sorte de mépris et de dégoût. Elle se hasardai à en ouvrir quelques-uns.
Ils étaient presque tous écrits en latin, et Consuelo put tout au plus
présumer que c'étaient des ouvrages de controverse religieuse, émanés de
l'église romaine ou approuvés par elle. Elle essayait d'en comprendre les
titres, lorsqu'elle entendit enfin bouillonner l'eau de la fontaine. Elle
y courut, ferma sa lanterne, se cacha derrière le garde-fou, et attendit
l'arrivée de Zdenko. Cette fois, il ne s'arrêta ni dans le parterre, ni
dans le cabinet. Il traversa les deux pièces, et sortit de l'appartement
d'Albert pour aller, ainsi que le sut plus tard Consuelo, regarder et
écouter, à la porte de l'oratoire et à celle de la chambre à coucher du
comte Christian, si le vieillard priait dans la douleur ou reposait
tranquillement. C'était une sollicitude qu'il prenait souvent sur son
compte, et sans qu'Albert eût songé à la lui imposer, comme on le verra
par la suite.
Consuelo ne délibéra point sur le parti qu'elle avait à prendre; son plan
était arrêté. Elle ne se fiait plus à la raison ni à la bienveillance de
Zdenko; elle voulait parvenir jusqu'à celui qu'elle supposait prisonnier,
seul et sans garde. Il n'y avait sans doute qu'un chemin pour aller sous
terre de la citerne du château à celle du Schreckenstein. Si ce chemin
était difficile ou périlleux, du moins il était praticable, puisque
Zdenko y passait toutes les nuits. Il l'était surtout avec de la lumière;
et Consuelo s'était pourvue de bougies, d'un morceau de fer, d'amadou,
et d'une pierre pour avoir de la lumière en cas d'accident. Ce qui
lui donnait la certitude d'arriver par cette route souterraine au
Schreckenstein, c'était une ancienne histoire qu'elle avait entendu
raconter à la chanoinesse, d'un siège soutenu jadis par l'ordre
teutonique. Ces chevaliers, disait Wenceslawa, avaient dans leur
Réfectoire même une citerne qui leur apportait toujours de l'eau d'une
montagne voisine; et lorsque leurs espions voulaient effectuer une sortie
pour observer l'ennemi, ils desséchaient la citerne, passaient par ses
conduits souterrains, et allaient sortir dans un village qui était dans
leur dépendance. Consuelo se rappelait que, selon la chronique du pays,
le village qui couvrait la colline appelée Schreckenstein depuis
l'incendie dépendait de la forteresse des Géants, et avait avec lui de
secrètes intelligences en temps de siége. Elle était donc dans la logique
et dans la vérité en cherchant cette communication et cette issue.
Elle profita de l'absence de Zdenko pour descendre dans le puits.
Auparavant elle se mit à genoux, recommanda son âme à Dieu, fit naïvement
un grand signe de croix, comme elle l'avait fait dans la coulisse du
théâtre de San-Samuel avant de paraître pour la première fois sur la
scène; puis elle descendit bravement l'escalier tournant et rapide,
cherchant à la muraille les points d'appui qu'elle avait vu prendre à
Zdenko, et ne regardant point au-dessous d'elle de peur d'avoir le
vertige. Elle atteignit la chaîne de fer sans accident; et lorsqu'elle
l'eut saisie, elle se sentit plus tranquille, et eut le sang-froid de
regarder au fond du puits. Il y avait encore de l'eau, et cette
découverte lui causa un instant d'émoi. Mais la réflexion lui vint
aussitôt. Le puits pouvait être, très-profond; mais l'ouverture du
souterrain qui amenait Zdenko ne devait être située qu'à une certaine
distance au-dessous du sol. Elle avait déjà descendu cinquante marches
avec cette adresse et cette agilité que n'ont pas les jeunes filles
élevées dans les salons, mais que les enfants du peuple acquièrent dans
leurs jeux, et dont ils conservent toute leur vie la hardiesse confiante.
Le seul danger véritable était de glisser sur les marches humides.
Consuelo avait trouvé dans un coin, en furetant, un vieux chapeau à
larges bords que le baron Frédérick avait longtemps porté à la chasse.
Elle l'avait coupé, et s'en était fait des semelles qu'elle avait
Attachées à ses souliers avec des cordons en manière de cothurnes.
Elle avait remarqué une chaussure analogue aux pieds de Zdenko dans sa
dernière expédition nocturne. Avec ces semelles de feutre, Zdenko
marchait sans faire aucun bruit dans les corridors du château, et c'est
pour cela qu'il lui avait semblé glisser comme une ombre plutôt que
marcher comme un homme. C'était aussi jadis la coutume des Hussites
de chausser ainsi leurs espions, et même leurs chevaux, lorsqu'ils
effectuaient une surprise chez l'ennemi.
A la cinquante-deuxième marche, Consuelo trouva une dalle plus large et
une arcade basse en ogive. Elle n'hésita point à y entrer, et à s'avancer
à demi courbée dans une galerie souterraine étroite et basse, toute
dégouttante de l'eau qui venait d'y couler, travaillée et voûtée de main
d'homme avec une grande solidité.
Elle y marchait sans obstacle et sans terreur depuis environ cinq
minutes, lorsqu'il lui sembla entendre un léger bruit derrière elle.
C'était peut-être Zdenko qui redescendait et qui reprenait le chemin du
Schreckenstein. Mais elle avait de l'avance sur lui, et doubla le pas
Pour n'être pas atteinte par ce dangereux compagnon de voyage. Il ne
pouvait pas se douter qu'elle l'eût devancé. Il n'avait pas de raison
pour courir après elle; et pendant qu'il s'amuserait à chanter et à
marmotter tout seul ses complaintes et ses interminables histoires, elle
aurait le temps d'arriver et de se mettre sous la protection d'Albert.
Mais le bruit qu'elle avait entendu augmenta, et devint semblable à celui
de l'eau qui gronde, lutte, et s'élance. Qu'était-il donc arrivé? Zdenko
s'était-il aperçu de son dessein? Avait-il lâché l'écluse pour l'arrêter
et l'engloutir? Mais il n'avait pu le faire avant d'avoir passé lui-même,
et il était derrière elle. Cette réflexion n'était pas très rassurante.
Zdenko était capable de se dévouer à la mort, de se noyer avec elle
plutôt que de trahir la retraite d'Albert. Cependant Consuelo ne voyait
point de pelle, point d'écluse, pas une pierre sur son chemin qui put
retenir l'eau, et la faire ensuite écouler. Cette eau ne pouvait être
qu'en avant de son chemin, et le bruit venait de derrière elle. Cependant
il grandissait, il montait, il approchait avec le rugissement du tonnerre.
Tout à coup Consuelo, frappée d'une horrible découverte, s'aperçut que la
galerie, au lieu de monter, descendait d'abord en pente douce, et puis de
plus en plus rapidement. L'infortunée s'était trompée de chemin. Dans son
empressement et dans la vapeur épaisse qui s'exhalait du fond de la
citerne, elle n'avait pas vu une seconde ogive, beaucoup plus large, et
située vis-à-vis de celle qu'elle avait prise. Elle s'était enfoncée dans
le canal qui servait de déversoir à l'eau du puits, au lieu de remonter
celui qui conduisait au réservoir ou à la source. Zdenko, s'en allant
par une route opposée, venait de lever tranquillement la pelle; l'eau
tombait en cascade au fond de la citerne, et déjà la citerne était
remplie jusqu'à la hauteur du déversoir; déjà elle se précipitait dans la
galerie où Consuelo fuyait éperdue et glacée d'épouvante. Bientôt cette
galerie, dont la dimension était ménagée de manière à ce que la citerne,
perdant moins d'eau qu'elle n'en recevait de l'autre bouche, put se
remplir, allait se remplir à son tour. Dans un instant, dans un clin
d'oeil, le déversoir serait inondé, et la pente continuait à s'abaisser
vers des abîmes où l'eau tendait à se précipiter. La voûte, encore
suintante, annonçait assez que l'eau la remplissait tout entière, qu'il
n'y avait pas de salut possible, et que la vitesse de ses pas ne
sauverait pas la malheureuse fugitive de l'impétuosité du torrent. L'air
était déjà intercepté par la masse d'eau qui arrivait à grand bruit. Une
chaleur étouffante arrêtait la respiration, et suspendait la vie autant
que la peur et le désespoir. Déjà le rugissement de l'onde déchaînée
grondait aux oreilles de Consuelo; déjà une écume rousse, sinistre
avant-coureur du flot, ruisselait sur le pavé, et devançait la course
incertaine et ralentie de la victime consternée.
XLI.
«O ma mère, s'écria-t-elle, ouvre-moi tes bras! O Anzoleto, je t'ai aimé!
O mon Dieu, dédommage-moi dans une vie meilleure!».
A peine avait-elle jeté vers le ciel ce cri d'agonie, qu'elle trébuche
et se frappe à un obstacle inattendu. O surprise! ô bonté divine! c'est
un escalier étroit et raide, qui monte à l'une des parois du souterrain,
et qu'elle gravit avec les ailes de la peur et de l'espérance. La voûte
s'élève sur son front; le torrent se précipite, heurte l'escalier que
Consuelo a eu le temps de franchir, en dévore les dix premières marches,
mouille jusqu'à la cheville les pieds agiles qui le fuient, et, parvenu
enfin au sommet de la voûte surbaissée que Consuelo a laissée derrière
elle, s'engouffre dans les ténèbres, et tombe avec un fracas épouvantable
dans un réservoir profond que l'héroïque enfant domine d'une petite
plate-forme où elle est arrivée sur ses genoux et dans l'obscurité.
Car son flambeau s'est éteint. Un coup de vent furieux a précédé
l'irruption de la masse d'eau. Consuelo s'est laissée tomber sur la
dernière marche, soutenue jusque-là par l'instinct conservateur de la
vie, mais ignorant encore si elle est sauvée, si ce fracas de la
cataracte est un nouveau désastre qui va l'atteindre, et si cette pluie
froide qui en rejaillit jusqu'à elle, et qui baigne ses cheveux, est la
main glacée de la mort qui s'étend sur sa tête.
Cependant le réservoir se remplit peu à peu, jusqu'à d'autres déversoirs
plus profonds, qui emportent encore au loin dans les entrailles de la
terre le courant de la source abondante. Le bruit diminue; les vapeurs se
dissipent; un murmure sonore, mais plus harmonieux qu'effrayant, se
répand dans les cavernes. D'une main convulsive, Consuelo est parvenue à
rallumer son flambeau. Son coeur frappe encore violemment sa poitrine;
mais son courage s'est ranimé. A genoux, elle remercie Dieu et sa mère.
Elle examine enfin le lieu où elle se trouve, et promène la clarté
vacillante de sa lanterne sur les objets environnants.
Une vaste grotte creusée par la nature sert de voûte à un abîme que la
source lointaine du Schreckenstein alimente, et où elle se perd dans les
entrailles du rocher. Cet abîme est si profond qu'on ne voit plus l'eau
qu'il engouffre; mais quand on y jette une pierre, elle roule pendant
deux minutes, et produit en s'y plongeant une explosion semblable à
celle du canon. Les échos de la caverne le répètent longtemps, et le
clapotement sinistre de l'eau invisible dure plus longtemps encore. On
dirait les aboiements de la meute infernale. Sur une des parois de la
grotte, un sentier étroit et difficile, taillé dans le roc, côtoie le
précipice, et s'enfonce dans une nouvelle galerie ténébreuse, où le
travail de l'homme cesse entièrement, et qui se détourne des courants
d'eau et de leur chute, en remontant vers des régions plus élevées.
C'est la route que Consuelo doit prendre. Il n'y en a point d'autre:
l'eau a fermé et rempli entièrement celle qu'elle vient de suivre. Il est
impossible d'attendre dans la grotte le retour de Zdenko. L'humidité en
est mortelle, et déjà le flambeau pâlit, pétille et menace de s'éteindre
sans pouvoir se rallumer.
Consuelo n'est point paralysée par l'horreur de cette situation. Elle
pense bien qu'elle n'est plus sur la route du Schreckenstein. Ces
galeries souterraines qui s'ouvrent devant elle sont un jeu de la nature,
et conduisent à des impasses ou à un labyrinthe dont elle ne retrouvera
jamais l'issue. Elle s'y hasardera pourtant, ne fût-ce que pour trouver
un asile plus sain jusqu'à la nuit prochaine. La nuit prochaine, Zdenko
reviendra; il arrêtera le courant, la galerie sera vidée, et la captive
pourra revenir sur ses pas et revoir la lumière des étoiles.
Consuelo s'enfonça donc dans les mystères du souterrain avec un nouveau
courage, attentive cette fois à tous les accidents du sol, et s'attachant
à suivre toujours les pentes ascendantes, sans se laisser détourner par
les galeries en apparence plus spacieuses et plus directes qui s'offraient
à chaque instant. De cette manière elle était sûre de ne plus rencontrer
de courants d'eau, et de pouvoir revenir sur ses pas.
Elle marchait au milieu de mille obstacles: des pierres énormes
encombraient sa route, et déchiraient ses pieds; des chauves-souris
gigantesques, arrachées de leur morne sommeil par la clarté de la
lanterne, venaient par bataillons s'y frapper, et tourbillonner comme des
esprits de ténèbres autour de la voyageuse. Après les premières émotions
de la surprise, à chaque nouvelle terreur, elle sentait grandir son
courage. Quelquefois elle gravissait d'énormes blocs de pierre détachés
d'immenses voûtes crevassées, qui montraient d'autres blocs menaçants,
retenus à peine dans leurs fissures élargies à vingt pieds au-dessus de
sa tête; d'autres fois la voûte se resserrait et s'abaissait au point que
Consuelo était forcée de ramper dans un air rare et brûlant pour s'y
frayer un passage. Elle marchait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu'au
détour d'un angle resserré, où son corps svelte et souple eut de la peine
à passer, elle retomba de Charybde en Scylla, en se trouvant face à face
avec Zdenko: Zdenko d'abord pétrifié de surprise et glacé de terreur,
bientôt indigné, furieux et menaçant comme elle l'avait déjà vu.
Dans ce labyrinthe, parmi ces obstacles sans nombre, à la clarté
vacillante d'un flambeau que le manque d'air étouffait à chaque instant,
la fuite était impossible. Consuelo songea à se défendre corps à corps
contre une tentative de meurtre. Les yeux égarés, la bouche écumante
de Zdenko, annonçaient assez qu'il ne s'arrêterait pas cette fois à la
menace. Il prit tout à coup une résolution étrangement féroce: il se mit
à ramasser de grosses pierres, et à les placer l'une sur l'autre, entre
lui et Consuelo, pour murer l'étroite galerie où elle se trouvait. De
cette manière, il était sûr qu'en ne vidant plus la citerne durant
plusieurs jours, il la ferait périr de faim, comme l'abeille qui enferme
le frelon indiscret dans sa cellule, en apposant une cloison de cire à
l'entrée.
Mais c'était avec du granit que Zdenko bâtissait, et il s'en acquittait
avec une rapidité prodigieuse. La force athlétique que cet homme si
maigre, et en apparence si débile, trahissait en ramassant et en
arrangeant ces blocs, prouvait trop bien à Consuelo que la résistance
était impossible, et qu'il valait mieux espérer de trouver une autre
issue en retournant sur ses pas, que de se porter aux dernières
extrémités en l'irritant. Elle essaya de l'attendrir, de le persuader et
de le dominer par ses paroles.
«Zdenko, lui disait-elle, que fais-tu là, insensé? Albert te reprochera
ma mort. Albert m'attend et m'appelle. Je suis son amie, sa consolation
et son salut. Tu perds ton ami et ton frère en me perdant.»
Mais Zdenko, craignant de se laisser gagner, et résolu de continuer son
oeuvre, se mit à chanter dans sa langue sur un air vif et animé, tout en
bâtissant d'une main active et légère son mur cyclopéen.
Une dernière pierre manquait pour assurer l'édifice. Consuelo le
regardait faire avec consternation. Jamais, pensait-elle, je ne pourrai
démolir ce mur. Il me faudrait les mains d'un géant. La dernière pierre
fut posée, et bientôt elle s'aperçut que Zdenko en bâtissait un second,
adossé au premier. C'était toute une carrière, toute une forteresse qu'il
allait entasser entre elle et Albert. Il chantait toujours, et paraissait
prendre un plaisir extrême à son ouvrage.
Une inspiration merveilleuse vint enfin à Consuelo. Elle se rappela la
fameuse formule hérétique qu'elle s'était fait expliquer par Amélie, et
qui avait tant scandalisé le chapelain.
«Zdenko! s'écria-t-elle en bohémien, à travers une des fentes du mur mal
joint qui la séparait déjà de lui; ami Zdenko, _que celui à qui on a
fait tort te salue!_»
A peine cette parole fut-elle prononcée, qu'elle opéra sur Zdenko comme
un charme magique; il laissa tomber l'énorme bloc qu'il tenait, en
poussant un profond soupir, et il se mit à démolir son mur avec plus de
promptitude encore qu'il ne l'avait élevé; puis, tendant la main à
Consuelo, il l'aida en silence à franchir cette ruine, après quoi il la
regarda attentivement, soupira étrangement, et, lui remettant trois clefs
liées ensemble par un ruban rouge, il lui montra le chemin devant elle,
en lui disant:
«Que celui à qui on a fait tort te salue!
--Ne veux-tu pas me servir de guide? lui dit-elle. Conduis-moi vers ton
maître.»
Zdenko secoua la tête en disant:
«Je n'ai pas de maître, j'avais un ami. Tu me le prends. La destinée
s'accomplit. Va où Dieu te pousse; moi, je vais pleurer ici jusqu'à ce
que tu reviennes.»
Et, s'asseyant sur les décombres, il mit sa tête dans ses mains, et ne
voulut plus dire un mot.
Consuelo ne s'arrêta pas longtemps pour le consoler. Elle craignait le
retour de sa fureur; et, profitant de ce moment où elle le tenait en
respect, certaine enfin d'être sur la route du Schreckenstein, elle
partit comme un trait. Dans sa marche incertaine et pénible, Consuelo
n'avait pas fait beaucoup de chemin; car Zdenko, se dirigeant par une
route beaucoup plus longue mais inaccessible à l'eau, s'était rencontré
avec elle au point de jonction des deux souterrains, qui faisaient, l'un
par un détour bien ménagé, et creusé de main d'homme dans le roc,
l'autre, affreux, bizarre, et plein de dangers, le tour du château, de
ses vastes dépendances, et de la colline sur laquelle il était assis.
Consuelo ne se doutait guère qu'elle était en cet instant sous le parc,
et cependant elle en franchissait les grilles et les fossés par une voie
que toutes les clefs et toutes les précautions de la chanoinesse ne
pouvaient plus lui fermer. Elle eut la pensée, au bout de quelque trajet
sur cette nouvelle route, de retourner sur ses pas, et de renoncer à une
entreprise déjà si traversée, et qui avait failli lui devenir si funeste.
De nouveaux obstacles l'attendaient peut-être encore. Le mauvais vouloir
de Zdenko pouvait se réveiller. Et s'il allait courir après elle! s'il
allait élever un nouveau mur pour empêcher son retour! Au lieu qu'en
abandonnant son projet, en lui demandant de lui frayer le chemin vers la
citerne, et de remettre cette citerne à sec pour qu'elle pût monter, elle
avait de grandes chances pour le trouver docile et bienveillant. Mais
elle était encore trop sous l'émotion du moment pour se résoudre à revoir
ce fantasque personnage. La peur qu'il lui avait causée augmentait à
mesure qu'elle s'éloignait de lui; et après avoir affronté sa vengeance
avec une présence d'esprit miraculeuse, elle faiblissait en se la
représentant. Elle fuyait donc devant lui, n'ayant plus le courage de
tenter ce qu'il eût fallu faire pour se le rendre favorable, et
n'aspirant qu'à trouver une de ces portes magiques dont il lui avait cédé
les clefs, afin de mettre une barrière entre elle et le retour de sa
démence.
Mais n'allait-elle pas trouver Albert, cet autre fou qu'elle s'était
obstinée témérairement à croire doux et traitable, dans une position
analogue à celle de Zdenko envers elle? Il y avait un voile épais sur
toute cette aventure; et, revenue de l'attrait romanesque qui avait
contribué à l'y pousser, Consuelo se demandait si elle n'était pas la
plus folle des trois, de s'être précipitée dans cet abîme de dangers et
de mystères, sans être sûre d'un résultat favorable et d'un succès
fructueux.
Cependant elle suivait un souterrain spacieux et admirablement creusé par
les fortes mains des hommes du moyen âge. Tous les rochers étaient percés
par un entaillement ogival surbaissé avec beaucoup de caractère et de
régularité. Les portions moins compactes, les veines crayeuses du sol,
tous les endroits où l'éboulement eût été possible, étaient soutenus par
une construction en pierre de taille à rinceaux croisés, que liaient
ensemble des clefs de voûte quadrangulaires en granit. Consuelo, ne
perdait pas son temps à admirer ce travail immense, exécuté avec une
solidité qui défiait encore bien des siècles. Elle ne se demandait pas
non plus comment les possesseurs actuels du château pouvaient ignorer
l'existence d'une construction si importante. Elle eût pu se l'expliquer,
en se rappelant que tous les papiers historiques de cette famille et de
cette propriété avaient été détruits plus de cent ans auparavant, à
l'époque de l'introduction de la réforme en Bohème; mais elle ne
regardait plus autour d'elle, et ne pensait presque plus qu'à son propre
salut, satisfaite seulement de trouver un sol uni, un air respirable, et
un libre espace pour courir. Elle avait encore assez de chemin à faire,
quoique cette route directe vers le Schreckenstein fût beaucoup plus
courte que le sentier tortueux de la montagne. Elle le trouvait bien
long; et, ne pouvant plus s'orienter, elle ignorait même si cette route
la conduisait au Schreckenstein ou à un terme beaucoup plus éloigné
de son expédition.
Au bout d'un quart d'heure de marche, elle vit de nouveau la voûte
s'élever, et le travail de l'architecte cesser entièrement. C'était
pourtant encore l'ouvrage des hommes que ces vastes carrières, ces
grottes majestueuses qu'il lui fallait traverser. Mais envahies par la
végétation, et recevant l'air extérieur par de nombreuses fissures, elles
avaient un aspect moins sinistre que les galeries. Il y avait là mille
moyens de se cacher et de se soustraire aux poursuites d'un adversaire
irrité. Mais un bruit d'eau courante vint faire tressaillir Consuelo; et
si elle eût pu plaisanter dans une pareille situation, elle se fût avoué
à elle-même que jamais le baron Frédérick, au retour de la chasse,
n'avait eu plus d'horreur de l'eau qu'elle n'en éprouvait en cet instant.
Cependant elle fit bientôt usage de sa raison. Elle n'avait fait que
monter depuis qu'elle avait quitté le précipice, au moment d'être
submergée. A moins que Zdenko n'eût à son service une machine hydraulique
d'une puissance et d'une étendue incompréhensible, il ne pouvait pas
faire remonter vers elle son terrible auxiliaire, le torrent. Il était
bien évident d'ailleurs qu'elle devait rencontrer quelque part le
courant de la source, l'écluse, ou la source elle-même; et si elle eût pu
réfléchir davantage, elle se fût étonnée de n'avoir pas encore trouvé sur
son chemin cette onde mystérieuse, cette source des Pleurs qui alimentait
la citerne.
C'est que la source avait son courant dans les veines inconnues des
montagnes, et que la galerie, coupant à angle droit, ne la rencontrait
qu'aux approches de la citerne d'abord, et ensuite sous le Schreckenstein,
ainsi qu'il arriva enfin à Consuelo. L'écluse était donc loin derrière
elle, sur la route que Zdenko avait parcourue seul, et Consuelo approchait
de cette source, que depuis des siècles aucun autre homme qu'Albert ou
Zdenko n'avait vue. Elle eut bientôt rejoint le courant, et cette fois
elle le côtoya sans terreur et sans danger.
Un sentier de sable frais et fin remontait le cours de cette eau
limpide et transparente, qui courait avec un bruit généreux dans un lit
convenablement encaissé. Là, reparaissait le travail de l'homme. Ce
sentier était relevé en talus dans des terres fraîches et fertiles; car
de belles plantes aquatiques, des pariétaires énormes, des ronces
sauvages fleuries dans ce lieu abrité, sans souci de la rigueur de la
saison, bordaient le torrent d'une marge verdoyante. L'air extérieur
pénétrait par une multitude de fentes et de crevasses suffisantes pour
entretenir la vie de la végétation, mais trop étroites pour laisser
passage à l'oeil curieux qui les aurait cherchées du dehors. C'était
comme une serre chaude naturelle, préservée par ses voûtes du froid et
des neiges, mais suffisamment aérée par mille soupiraux imperceptibles.
On eût dit qu'un soin complaisant avait protégé la vie de ces belles
plantes, et débarrassé le sable que le torrent rejetait sur ces rives
des graviers qui offensent le pied; et on ne se fût pas trompé dans cette
supposition. C'était Zdenko qui avait rendu gracieux, faciles et sûrs les
abords de la retraite d'Albert.
Consuelo commençait à ressentir l'influence bienfaisante qu'un aspect
moins sinistre et déjà poétique des objets extérieurs produisait sur son
imagination bouleversée par de cruelles terreurs. En voyant les pâles
rayons de la lune se glisser ça et là dans les fentes des roches, et se
briser sur les eaux tremblotantes, en sentant l'air de la forêt frémir
par intervalles sur les plantes immobiles que l'eau n'atteignait pas,
en se sentant toujours plus près de la surface de la terre, elle se
sentait renaître, et l'accueil qui l'attendait au terme de son héroïque
pèlerinage, se peignait dans son esprit sous des couleurs moins sombres.
Enfin, elle vit le sentier se détourner brusquement de la rive, entrer
dans une courte galerie maçonnée fraîchement, et finir à une petite
porte qui semblait de métal, tant elle était froide, et qu'encadrait
gracieusement un grand lierre terrestre.
Quand elle se vit au bout de ses fatigues et de ses irrésolutions, quand
elle appuya sa main épuisée sur ce dernier obstacle, qui pouvait céder à
l'instant même, car elle tenait la clef de cette porte dans son autre
main, Consuelo hésita et sentit une timidité plus difficile à vaincre que
toutes ses terreurs. Elle allait donc pénétrer seule dans un lieu fermé à
tout regard, à toute pensée humaine, pour y surprendre le sommeil ou la
rêverie d'un homme qu'elle connaissait à peine; qui n'était ni son père,
ni son frère, ni son époux; qui l'aimait peut-être, et qu'elle ne pouvait
ni ne voulait aimer. Dieu m'a entraînée et conduite ici, pensait-elle, au
milieu des plus épouvantables périls. C'est par sa volonté plus encore
que par sa protection que j'y suis parvenue. J'y viens avec une âme
fervente, une résolution pleine de charité, un coeur tranquille, une
conscience pure, un désintéressement à toute épreuve. C'est peut-être la
mort qui m'y attend, et cependant cette pensée ne m'effraie pas. Ma vie
est désolée, et je la perdrais sans trop de regrets; je l'ai éprouvé il
n'y a qu'un instant, et depuis une heure je me vois dévouée à un affreux
trépas avec une tranquillité à laquelle je ne m'étais point préparée.
C'est peut-être une grâce que Dieu m'envoie à mon dernier moment. Je
Vais tomber peut-être sous les coups d'un furieux, et je marche à cette
catastrophe avec la fermeté d'un martyr. Je crois ardemment à la vie
éternelle, et je sens que si je péris ici, victime d'un dévouement
inutile peut-être, mais profondément religieux, je serai récompensée
dans une vie plus heureuse. Qui m'arrête? et pourquoi éprouvé-je
donc un trouble inexprimable, comme si j'allais commettre une faute et
rougir devant celui que je viens sauver?
C'est ainsi que Consuelo, trop pudique pour bien comprendre sa pudeur,
luttait contre elle-même, et se faisait presque un reproche de la
délicatesse de son émotion. Il ne lui venait cependant pas à l'esprit
qu'elle pût courir des dangers plus affreux pour elle que celui de la
mort. Sa chasteté n'admettait pas la pensée qu'elle pût devenir la proie
des passions brutales d'un insensé. Mais elle éprouvait instinctivement
la crainte de paraître obéir à un sentiment moins élevé, moins divin que
celui dont elle était animée. Elle mit pourtant la clef dans la serrure;
mais elle essaya plus de dix fois de l'y faire tourner sans pouvoir s'y
résoudre. Une fatigue accablante, une défaillance extrême de tout son
être, achevaient de lui faire perdre sa résolution au moment d'en
recevoir le prix: sur la terre, par un grand acte de charité; dans le
ciel, par une mort sublime.
XLII.
Cependant elle prit son parti. Elle avait trois clefs. Il y avait donc
trois portes et deux pièces à traverser avant celle où elle supposait
Albert prisonnier. Elle aurait encore le temps de s'arrêter, si la force
lui manquait.
Elle pénétra dans une salle voûtée, qui n'offrait d'autre ameublement
qu'un lit de fougère sèche sur lequel était jetée une peau de mouton. Une
paire de chaussures à l'ancienne mode, dans un délabrement remarquable,
lui servit d'indice pour reconnaître la chambre à coucher de Zdenko. Elle
reconnut aussi le petit panier qu'elle avait porté rempli de fruits sur
la pierre d'Épouvante, et qui, au bout de deux jours, en avait enfin
disparu. Elle se décida à ouvrir la seconde porte, après avoir refermé
la première avec soin; car elle songeait toujours avec effroi au retour
possible du possesseur farouche de cette demeure. La seconde pièce où
elle entra était voûtée comme la première, mais les murs étaient revêtus
de nattes et de claies garnies de mousse. Un poêle y répandait une
chaleur suffisante, et c'était sans doute le tuyau creusé dans le roc qui
produisait au sommet du Schreckenstein cette lueur fugitive que Consuelo
avait observée. Le lit d'Albert était, comme celui de Zdenko, formé d'un
amas de feuilles et d'herbes desséchées; mais Zdenko l'avait couvert de
magnifiques peaux d'ours, en dépit de l'égalité absolue qu'Albert
exigeait dans leurs habitudes, et que Zdenko acceptait en tout ce qui ne
chagrinait pas la tendresse passionnée qu'il lui portait et la préférence
de sollicitude qu'il lui donnait sur lui-même. Consuelo fut reçue dans
cette chambre par Cynabre, qui, en entendant tourner la clef dans la
serrure, s'était posté sur le seuil, l'oreille dressée et l'oeil inquiet.
Mais Cynabre avait reçu de son maître une éducation particulière: c'était
un ami, et non pas un gardien. Il lui avait été si sévèrement interdit
dès son enfance de hurler et d'aboyer, qu'il avait perdu tout à fait
cette habitude naturelle aux êtres de son espèce. Si on eût approché
d'Albert avec des intentions malveillantes, il eût retrouvé la voix;
si on l'eût attaqué, il l'eût défendu avec fureur. Mais prudent et
circonspect comme un solitaire, il ne faisait jamais le moindre bruit
sans être sûr de son fait, et sans avoir examiné et flairé les gens avec
attention. Il approcha de Consuelo avec un regard pénétrant qui avait
quelque chose d'humain, respira son vêtement et surtout sa main qui avait
tenu longtemps les clefs touchées par Zdenko; et, complètement rassuré
par cette circonstance, il s'abandonna au souvenir bienveillant qu'il
avait conservé d'elle, en lui jetant ses deux grosses pattes velues sur
les épaules, avec une joie affable et silencieuse, tandis qu'il balayait
lentement la terre de sa queue superbe. Après cet accueil grave et
honnête, il alla se recoucher sur le bord de la peau d'ours qui couvrait
le lit de son maître, et s'y étendit avec la nonchalance de la vieillesse,
non sans suivre des yeux pourtant tous les pas et tous les mouvements de
Consuelo.
Avant d'oser approcher de la troisième porte, Consuelo jeta un regard sur
l'arrangement de cet ermitage, afin d'y chercher quelque révélation sur
l'état moral de l'homme qui l'occupait. Elle n'y trouva aucune trace de
démence ni de désespoir. Une grande propreté, une sorte d'ordre y
régnait. Il y avait un manteau et des vêtements de rechange accrochés à
des cornes d'aurochs, curiosités qu'Albert avait rapportées du fond de
la Lithuanie; et qui servaient de porte-manteaux. Ses livres nombreux
étaient bien rangés sur une bibliothèque en planches brutes, que
soutenaient de grosses branches artistement agencées par une main
rustique et intelligente. La table, les deux chaises, étaient de la même
matière et du même travail. Un herbier et des livres de musique anciens,
tout à fait inconnus à Consuelo, avec des titres et des paroles slaves,
achevaient de révéler les habitudes paisibles, simples et studieuses
de l'anachorète. Une lampe de fer curieuse par son antiquité, était
suspendue au milieu de la voûte, et brûlait dans l'éternelle nuit de ce
sanctuaire mélancolique.
Consuelo remarqua encore qu'il n'y avait aucune arme dans ce lieu. Malgré
le goût des riches habitants de ces forêts pour la chasse et pour les
objets de luxe qui en accompagnent le divertissement, Albert n'avait pas
un fusil, pas un couteau; et son vieux chien n'avait jamais appris la
_grande science_, en raison de quoi Cynabre était un sujet de mépris et
de pitié pour le baron Frédérick. Albert avait horreur du sang; et
quoiqu'il parût jouir de la vie moins que personne, il avait pour l'idée
de la vie en général un respect religieux et sans bornes. Il ne pouvait
ni donner ni voir donner la mort, même aux derniers animaux de la
création. Il eût aimé toutes les sciences naturelles; mais il s'arrêtait
à la minéralogie et à la botanique. L'entomologie lui paraissait déjà une
science trop cruelle, et il n'eût jamais pu sacrifier la vie d'un insecte
à sa curiosité.
Consuelo savait ces particularités. Elle se les rappelait en voyant les
attributs des innocentes occupations d'Albert. Non, je n'aurai pas peur,
se disait-elle, d'un être si doux et si pacifique. Ceci est la cellule
d'un saint, et non le cachot d'un fou. Mais plus elle se rassurait sur la
nature de sa maladie mentale, plus elle se sentait troublée et confuse.
Elle regrettait presque de ne point trouver là un aliéné, ou un moribond;
et la certitude de se présenter à un homme véritable la faisait hésiter
de plus en plus.
Elle rêvait depuis quelques minutes, ne sachant comment s'annoncer,
lorsque le son d'un admirable instrument vint frapper son oreille:
c'était un Stradivarius chantant un air sublime de tristesse et de
grandeur sous une main pure et savante. Jamais Consuelo n'avait entendu
un violon si parfait, un virtuose si touchant et si simple. Ce chant lui
était inconnu; mais à ses formes étranges et naïves, elle jugea qu'il
devait être plus ancien que toute l'ancienne musique qu'elle connaissait.
Elle écoutait avec ravissement, et s'expliquait maintenant pourquoi
Albert l'avait si bien comprise dès la première phrase qu'il lui avait
entendu chanter. C'est qu'il avait la révélation de la vraie, de la