avenir paraît incertain et fâcheux.


--Et maintenant, tu veux que je me réjouisse de l'avenir? Il est

possible qu'il ne soit pas incertain, en effet; mais à coup sûr il n'a

rien de divertissant pour moi!


--Que te faut-il donc de plus? Il y a à peine huit jours que tu as

débuté chez le comte, tu as eu un succès d'enthousiasme....


--Mon succès auprès du comte est fort éclipsé par le tien; ma chère. Tu

le sais de reste.


--J'espère bien que non. D'ailleurs, quand cela serait, nous ne pouvons

pas être jaloux l'un de l'autre.»


Cette parole ingénue, dite avec un accent de tendresse et de vérité

irrésistible, fit rentrer le calme dans l'âme d'Anzoleto.


«Oh! tu as raison, dit-il en serrant sa fiancée dans ses bras, nous ne

pouvons pas être jaloux l'un de l'autre; car nous ne pouvons pas nous

tromper.»


Mais en même temps qu'il prononça ces derniers mots, il se rappela avec

remords son commencement d'aventure avec la Corilla, et il lui vint

subitement dans l'idée, que le comte, pour achever de l'en punir, ne

manquerait pas de le dévoiler à Consuelo, le jour où il croirait ses

espérances tant soit peu encouragées par elle. Il retomba dans une morne

rêverie, et Consuelo devint pensive aussi.


«Pourquoi, lui dit-elle après un instant de silence, dis-tu que nous ne

pouvons pas nous tromper? A coup sûr, c'est une grande vérité; mais à

quel propos cela t'est-il venu?


--Tiens, ne parlons plus dans cette gondole, répondit Anzoleto à voix

basse; je crains qu'on n'écoute nos paroles, et qu'on ne les rapporte au

comte. Cette couverture de soie et de velours est bien mince, et ces

barcarolles de palais ont les oreilles quatre fois plus larges et plus

profondes que nos barcarolles de place.--Laisse-moi monter avec toi

dans ta chambre, lui dit-il lorsqu'on les eut déposés sur la rive, à

l'entrée de la Corte-Minelli.


--Tu sais que c'est contraire à nos habitudes et à nos conventions, lui

répondit-elle.


--Oh! ne me refuse pas cela, s'écria Anzoleto, tu me mettrais le

désespoir et la fureur dans l'âme.»


Effrayée de son accent et de ses paroles, Consuelo n'osa refuser; et

quand elle eut allumé sa lampe et tiré ses rideaux, le voyant sombre et

comme perdu dans ses pensées, elle entoura de ses bras le cou de son

fiancé:


«Comme tu me parais malheureux et inquiet ce soir! lui dit-elle

tristement. Que se passe-t-il donc en toi?


--Tu ne le sais pas, Consuelo? tu ne t'en doutes pas?


--Non! sur mon âme!


--Jure-le; que tu ne devines pas! Jure-le sur l'âme de ta mère, et sur

ton Christ que tu pries tous les matins et tous les soirs.


--Oh! je te le jure, sur mon Christ et sur l'âme de ma mère.


--Et sur notre amour?


--Sur notre amour et sur notre salut éternel!


--Je te crois, Consuelo; car ce serait la première fois de ta vie que tu

ferais un mensonge.


--Et maintenant m'expliqueras-tu ...?


--Je ne t'expliquerai rien. Peut-être faudra-t-il bientôt que je me

fasse comprendre.... Ah! quand ce moment sera venu, tu ne m'auras déjà

que trop compris. Malheur! malheur à nous deux le jour où tu sauras ce

que je souffre maintenant!


--O mon Dieu, de quel affreux malheur sommes-nous donc menacés? Hélas!

c'est donc sous le coup de je ne sais quelle malédiction que nous

devions rentrer dans cette pauvre chambre, où nous n'avions eu jusqu'à

présent aucun secret l'un pour l'autre! Quelque chose me disait bien,

quand je suis sortie ce matin, que j'y rentrerais la mort dans l'âme.

Qu'ai-je donc fait pour ne pas jouir d'un jour qui semblait si beau?

N'ai-je pas prié Dieu ardemment et sincèrement? N'ai-je pas éloigné de

moi toute pensée d'orgueil? N'ai-je pas chanté le mieux qu'il m'a été

possible? N'ai-je pas souffert de l'humiliation de la Clorinda? N'ai-je

pas obtenu du comte, sans qu'il s'en doutât et sans qu'il puisse se

dédire, la promesse qu'elle serait engagée comme _seconda donna_ avec

nous? Qu'ai-je donc fait de mal, encore une fois, pour souffrir les

douleurs que tu m'annonces, et que je ressens déjà, puisque, toi, tu les

éprouves?


--En vérité, Consuelo, tu as eu la pensée de faire engager la Clorinda?


--J'y suis résolue, si le comte est un homme de parole. Cette pauvre

fille a toujours rêvé le théâtre, elle n'a pas d'autre existence devant

elle.


--Et tu crois que le comte renverra la Rosalba, qui sait quelque chose,

pour la Clorinda, qui ne sait rien?


--La Rosalba suivra la fortune de sa soeur Corilla, et quant à la

Clorinda, nous lui donnerons des leçons, nous lui apprendrons à tirer le

meilleur parti de sa voix, qui est jolie. Le public sera indulgent pour

une aussi belle fille. D'ailleurs, quand même je n'obtiendrais son

admission que comme troisième femme, ce serait toujours une admission,

un début dans la carrière, un commencement d'existence.


--Tu es une sainte, Consuelo. Tu ne vois pas que cette pécore, en

acceptant tes bienfaits, et quoiqu'elle dût s'estimer trop heureuse

d'être troisième ou quatrième femme, ne te pardonnera jamais d'être la

première?


--Qu'importe son ingratitude? Va, j'en sais long déjà sur l'ingratitude

et les ingrats!


--Toi? dit Anzoleto en éclatant de rire et en l'embrassant avec son

ancienne effusion de frère.


--Oui, répondit-elle, enchantée de l'avoir distrait de ses soucis; j'ai

eu jusqu'à présent toujours devant les yeux, et j'aurai toujours gravé

dans l'âme, l'image de mon noble maître Porpora. Il lui est échappé bien

souvent devant moi des paroles amères et profondes qu'il me croyait

incapable de comprendre; mais elles creusaient bien avant dans mon

coeur, et elles n'en sortiront jamais. C'est un homme qui a bien

souffert, et que le chagrin dévore. Par lui, par sa tristesse, par ses

indignations concentrées, par les discours qui lui ont échappé devant

moi, il m'a appris que les artistes sont plus dangereux et plus méchants

que tu ne penses, mon cher ange; que le public est léger, oublieux;

cruel, injuste; qu'une grande carrière est une croix lourde à porter, et

la gloire une couronne d'épines! Oui, je sais tout cela; et j'y ai pensé

si souvent, et j'ai tant réfléchi là-dessus, que je me sens assez forte

pour ne pas m'étonner beaucoup et pour ne pas trop me laisser abattre

quand j'en ferai l'expérience par moi-même. Voilà pourquoi tu ne m'as

pas vue trop enivrée aujourd'hui de mon triomphe; voilà pourquoi aussi

je ne suis pas découragée en ce moment de tes noires pensées. Je ne les

comprends pas encore; mais je sais qu'avec toi, et pourvu que tu

m'aimes, je pourrai lutter avec assez de force pour ne pas tomber dans

la haine du genre humain, comme mon pauvre maître, qui est un noble

vieillard et un enfant malheureux.»


En écoutant parler son amie, Anzoleto reprit aussi son courage et sa

sérénité. Elle exerçait sur lui une grande puissance, et chaque jour il

découvrait en elle une fermeté de caractère et une droiture d'intentions

qui suppléait à tout ce qui lui manquait à lui-même. Les terreurs que la

jalousie lui avait inspirées s'effacèrent donc de son souvenir au bout

d'un quart d'heure d'entretien avec elle; et quand elle le questionna de

nouveau, il eut tellement honte d'avoir soupçonné un être si pur et si

calme, qu'il donna d'autres motifs à son agitation. «Je n'ai qu'une

crainte, lui dit-il, c'est que le comte ne te trouve tellement

supérieure à moi, qu'il ne me juge indigne de paraître à côté de toi

devant le public. Il ne m'a pas fait chanter ce soir, quoique je

m'attendisse à ce qu'il nous demanderait un duo. Il semblait avoir

oublié jusqu'à mon existence. Il ne s'est même pas aperçu qu'en

t'accompagnant, je touchais assez joliment le clavecin. Enfin, lorsqu'il

t'a signifié ton engagement, il ne m'a pas dit un mot du mien. Comment

n'as-tu pas remarqué une chose aussi étrange?


--La pensée ne m'est pas venue qu'il lui fût possible de vouloir

m'engager sans toi. Est-ce qu'il ne sait pas que rien ne pourrait m'y

décider, que nous sommes fiancés, que nous nous aimons? Est-ce que tu ne

le lui as pas dit bien positivement?


--Je lui ai dit; mais peut-être croît-il que je me vante, Consuelo.


--En ce cas je me vanterai moi-même de mon amour, Anzoleto; je lui dirai

tout cela si bien qu'il n'en doutera pas. Mais tu t'abuses, mon ami; le

comte n'a pas jugé nécessaire de te parler de ton engagement, parce que

c'est une chose arrêtée, conclue, depuis le jour où tu as chanté chez

lui avec tant de succès.


--Mais non signé! Et le tien sera signé demain: il te l'a dit!


--Crois-tu que je signerai la première? Oh! non pas! Tu as bien fait de

me mettre sur mes gardes. Mon nom ne sera écrit qu'au bas du tien.


--Tu me le jures?


--Oh! fi! Vas-tu encore me faire faire des serments pour une chose que

tu sais si bien? Vraiment, tu ne m'aimes pas ce soir, ou tu veux me

faire souffrir; car tu fais semblant de croire que je ne t'aime point.»


A cette pensée, les yeux de Consuelo se gonflèrent, et elle s'assit avec

un petit air boudeur qui la rendit charmante.


«Au fait, je suis un fou, un sot, pensa Anzoleto. Comment ai-je pu

penser un instant que le comte triompherait d'une âme si pure et d'un

amour si complet? Est-ce qu'il n'est pas assez expérimenté pour voir du

premier coup d'oeil que Consuelo n'est pas son fait; et aurait-il été

assez généreux ce soir pour me faire monter dans la gondole à sa place,

s'il n'eût connu pertinemment qu'il y jouerait auprès d'elle le rôle

d'un fat ridicule? Non, non; mon sort est assuré, ma position

inexpugnable. Que Consuelo lui plaise, qu'il l'aime, qu'il la courtise,

tout cela ne servira qu'à avancer ma fortune; car elle saura bien

obtenir de lui tout ce qu'elle voudra sans s'exposer. Consuelo en saura

vite plus que moi sur ce chapitre. Elle est forte, elle est prudente.

Les prétentions du cher comte tourneront à mon profit et à ma gloire.»


Et, abjurant complètement tous ses doutes, il se jeta aux pieds de son

amie, et se livra à l'enthousiasme passionné qu'il éprouvait pour la

première fois, et que depuis quelques-heures la jalousie comprimait en

lui.


«O ma belle! ô ma sainte! ô ma diablesse! ô ma reine! s'écria-t-il,

pardonne-moi d'avoir pensé à moi-même au lieu de me prosterner devant

toi pour t'adorer; ainsi que j'aurais dû le faire en me retrouvant seul

avec toi dans cette chambre! J'en suis sorti ce matin en te querellant.

Oui, oui, je devrais n'y être rentré qu'en me traînant sur mes genoux!

Comment peux-tu aimer encore et sourire à une brute telle que moi?

Casse-moi ton éventail sur la figure, Consuelo. Mets ton joli pied sur

ma tête. Tu es plus grande que moi de cent coudées, et je suis ton

esclave pour jamais, à partir d'aujourd'hui.


--Je ne mérite pas ces belles paroles, lui répondit-elle en

s'abandonnant à ses étreintes; et quant à tes distractions, je les

excuse, car je les comprends. Je vois bien que la peur d'être séparé de

moi, et de voir diviser une vie qui ne peut être qu'une pour nous deux,

t'a seule inspiré ce chagrin et ces doutes. Tu as manqué dé foi envers

Dieu; c'est bien plus mal que si tu m'avais accusée de quelque lâcheté.

Mais je prierai pour toi, et je dirai: Seigneur, pardonnez-lui comme je

lui pardonne.»


En exprimant son amour avec abandon, simplicité, et en y mêlant, comme

toujours, cette dévotion espagnole pleine de tendresse humaine et de

compromis ingénus, Consuelo était si belle; la fatigue et lés émotions

de la journée avaient répandu sur elle une langueur si suave,

qu'Anzoleto, exalté d'ailleurs par cette espèce d'apothéose dont elle

sortait et qui la lui montrait sous une face nouvelle, ressentit enfin

tous les délires d'une passion violente pour cette petite soeur jusque

là si paisiblement aimée. Il était de ces hommes qui ne s'enthousiasment

que pour ce qui est applaudi, convoité et disputé par les autres. La

joie de sentir en sa possession l'objet de tant de désirs qu'il avait

vus s'allumer et bouillonner autour d'elle, éveilla en lui des désirs

irréfrénables; et, pour la première fois, Consuelo fut réellement en

péril entre ses bras.


«Sois mon amante, sois ma femme, s'écria-t-il enfin d'une voix étouffée.

Sois à moi tout entière et pour toujours.


--Quand tu voudras, lui répondit Consuelo avec un sourire angélique.

Demain si tu veux.


--Demain! Et pourquoi demain?


--Tu as raison, il est plus de minuit, c'est aujourd'hui que nous

pouvons nous marier. Dès que le jour sera levé, nous pouvons aller

trouver le prêtre. Nous n'avons de parents ni l'un ni l'autre, la

cérémonie ne demandera pas de longs préparatifs. J'ai ma robe d'indienne

que je n'ai pas encore mise. Tiens, mon ami, en la faisant, je me

disais: Je n'aurai plus d'argent pour acheter ma robe de noces; et si

mon ami se décidait à m'épouser un de ces jours, je serais forcée de

porter à l'église la même qui aurait déjà été étrennée. Cela parte

malheur, à ce qu'on dit. Aussi, quand ma mère est venue en rêve me la

retirer pour la remettre dans l'armoire, elle savait bien ce qu'elle

faisait, la pauvre âme! Ainsi donc tout est prêt; demain, au lever du

soleil, nous nous jurerons fidélité. Tu attendais pour cela, méchant,

d'être sûr que je n'étais pas laide?


--Oh! Consuelo, s'écria Anzoleto avec angoisse, tu es un enfant, un

véritable enfant! Nous ne pouvons nous marier ainsi du jour au lendemain

sans qu'on le sache; car le comte et le Porpora, dont la protection nous

est encore si nécessaire, seraient fort irrités contre nous, si nous

prenions cette détermination sans les consulter, sans même les avertir.

Ton vieux maître ne m'aime pas trop, et te comte, je le sais de bonne

part, n'aime pas les cantatrices mariées. Il faudra donc que nous

gagnions du temps pour les amener à consentir à notre mariage; ou bien

il faut au moins quelques jours, si nous nous marions en secret, pour

préparer mystérieusement cette affaire délicate. Nous ne pouvons pas

courir à San-Samuel, où tout le monde nous connaît, et où il ne faudra

que la présence d'une vieille bonne femme pour que toute la paroisse en

soit avertie au bout d'une heure.


--Je n'avais pas songé à tout cela, dit Consuelo. Eh bien, de quoi me

parlais-tu donc tout à l'heure? Pourquoi, méchant, me disais-tu «Sois ma

femme» puisque tu savais que cela n'était pas encore possible? Ce n'est

pas moi qui t'en ai parlé la première, Anzoleto! Quoique j'aie pensé

bien souvent que nous étions en âge de nous marier, et que je n'eusse

jamais songé aux obstacles dont tu parles, je m'étais fait un devoir de

laisser cette décision à ta prudence, et, faut-il te le dire? à ton

inspiration; car je voyais bien, que tu n'étais pas trop pressé de

m'appeler ta femme, et je ne t'en voulais pas. Tu m'as souvent dit

qu'avant de s'établir, il fallait assurer le sort de sa famille future,

en s'assurant soi-même de quelques ressources. Ma mère le disait aussi,

et je trouve cela raisonnable. Ainsi, tout bien considéré, ce serait

encore trop tôt. Il faut que notre engagement à tous deux avec le

théâtre soit signé, n'est-ce pas? Il faut même que la faveur du public

nous soit assurée. Nous reparlerons de cela après nos débuts. Pourquoi

pâlis-tu? mon Dieu, pourquoi serres-tu ainsi les poings, Anzoleto? Ne

sommes-nous pas bien heureux? Avons-nous besoin d'être liés par un

serment pour nous aimer, et compter l'un sur l'autre?


--O Consuelo, que tu es calme, que tu es pure, et que tu es froide!

soeécria Anzoleto avec une sorte de rage.



--Moi! je suis froide! s'écria la jeune Espagnole stupéfaite et

vermeille d'indignation.


--Hélas! je t'aime comme on peut aimer une femme, et tu m'écoutes et tu

me réponds comme un enfant. Tu ne connais que l'amitié, tu ne comprends

pas l'amour. Je souffre, je brûle, je meurs à tes pieds, et tu me parles

de prêtre, de robe et de théâtre?»


Consuelo, qui s'était levée avec impétuosité, se rassit confuse et toute

tremblante. Elle garda longtemps le silence; et lorsque Anzoleto voulut

lui arracher de nouvelles caresses, elle le repoussa doucement.


«Écoute, lui dit-elle, il faut s'expliquer et se connaître. Tu me crois

trop enfant en vérité, et ce serait une minauderie de ma part, de ne te

pas avouer qu'à présent je comprends fort bien. Je n'ai pas traversé les

trois quarts de l'Europe avec des gens de toute espèce, je n'ai pas vu

de près les moeurs libres et sauvages des artistes vagabonds, je n'ai

pas deviné, hélas! les secrets mal cachés de ma pauvre mère, sans savoir

ce que toute fille du peuple sait d'ailleurs fort bien à mon âge. Mais

je ne pouvais pas me décider à croire, Anzoleto, que tu voulusses

m'engager à violer un serment fait à Dieu entre les mains de ma mère

mourante. Je ne tiens pas beaucoup à ce que les patriciennes, dont

j'entends quelquefois les causeries, appellent leur réputation. Je suis

trop peu de chose dans le monde pour attacher mon honneur au plus ou

moins de chasteté qu'on voudra bien me supposer; mais je fais consister

mon honneur à garder mes promesses, de même que je fais consister le

tien à savoir garder les tiennes. Je ne suis peut-être pas aussi bonne

catholique que je voudrais l'être. J'ai été si peu instruite dans la

religion! Je ne puis pas avoir d'aussi belles règles de conduite et

d'aussi belles maximes de vertu que ces jeunes filles de la Scuola,

élevées dans le cloître et entretenues du matin au soir dans la science

divine. Mais je pratique comme je sais et comme je peux. Je ne crois pas

notre amour capable de s'entacher d'impureté pour devenir un peu plus

vif avec nos années. Je ne compte pas trop les baisers que je te donne,

mais je sais que nous n'avons pas désobéi à ma mère, et que je ne veux

pas lui désobéir pour satisfaire des impatiences faciles à réprimer.


--Faciles! s'écria Anzoleto en la pressant avec emportement sur sa

poitrine; faciles! Je savais bien que tu étais froide.


--Froide, tant que tu voudras, répondit-elle en se dégageant de ses

bras. Dieu, qui lit dans mon coeur, sait bien si je t'aime!


--Eh bien! jette-toi donc dans son sein, dit Anzoleto avec dépit; car le

mien n'est pas un refuge aussi assuré, et je m'enfuis pour ne pas

devenir impie.»


II courut vers la porte, croyant que Consuelo, qui n'avait jamais pu se

séparer de lui au milieu d'une querelle, si légère qu'elle fût, sans

chercher à le calmer, s'empresserait de le retenir. Elle fit

effectivement un mouvement impétueux pour s'élancer vers lui; puis elle

s'arrêta, le vit sortir, courut aussi vers la porte, mit la main sur le

loquet pour ouvrir et le rappeler. Mais, ramenée à sa résolution par une

force surhumaine, elle tira le verrou sur lui; et, vaincue par une lutte

trop violente, elle tomba raide évanouie sur le plancher, où elle resta

sans mouvement jusqu'au jour.





XIV.



«Je t'avoue que j'en suis éperdument amoureux, disait cette même nuit le

comte Zustiniani à son ami Barberigo, vers deux heures du matin, sur le

balcon de son palais, par une nuit obscure et silencieuse.


--C'est me signifier que je dois me garder de le devenir, répondit le

jeune et brillant Barberigo; et je me soumets, car tes droits priment

les miens. Cependant si la Corilla réussissait à te reprendre dans ses

filets, tu aurais la bonté de m'en avertir, et je pourrais alors essayer

de me faire écouler?...


--N'y songe pas, si tu m'aimes. La Corilla n'a jamais été pour moi qu'un

amusement. Je vois à ta figure que tu me railles?


--Non, mais je pense que c'est un amusement un peu sérieux que celui qui

nous fait faire de telles dépenses et de si grandes folies.


--Prenons que je porte tant d'ardeur dans mes amusements que rien ne me

coûte pour les prolonger. Mais ici c'est plus qu'un désir; c'est, je

crois, une passion Je n'ai jamais vu de créature aussi étrangement belle

que cette Consuelo; c'est comme une lampe qui pâlit de temps en temps,

mais qui, au moment où elle semble prête à s'éteindre, jette une clarté

si vive que les astres, comme disent nos poètes, en sont éclipsés.


--Ah! dit Barberigo en soupirant, cette petite robe noire et cette

collerette blanche, cette toilette à demi pauvre et à demi dévote, cette

tête pâle, calme, sans éclat au premier regard, ces manières rondes et

franches, cette étonnante absence de coquetterie, comme tout cela se

transforme et se divinise lorsqu'elle s'inspire de son propre génie pour

chanter! Heureux Zustiniani qui tiens dans tes mains les destinées de

cette ambition naissante!


--Que ne suis-je assuré de ce bonheur que tu m'envies! mais je suis tout

effrayé au contraire de ne trouver là aucune des passions féminines que

je connais, et qui sont si faciles à mettre en jeu. Conçois-tu, ami, que

celte fille soit restée une énigme pour moi, après toute une journée

d'examen et dé surveillance? Il me semble, à sa tranquillité et à ma

maladresse, que je suis déjà épris au point de ne plus voir clair.


--Certes, tu es épris plus qu'il ne faudrait, puisque tu es aveugle.

Moi, que l'espérance ne trouble point, je te dirai en trois mots ce que

tu ne comprends pas. Consuelo est une fleur d'innocence; elle aime le

petit Anzoleto; elle l'aimera encore pendant quelques jours; et si tu

brusques cet attachement d'enfance, tu lui donneras des forces

nouvelles. Mais si tu parais ne point t'en occuper, la comparaison

qu'elle fera entre lui et toi refroidira bientôt son amour.


--Mais il est beau comme Apollon, ce petit drôle, il a une voix

magnifique; il aura du succès. Déjà la Corilla en était folle. Ce n'est

pas un rival à dédaigner auprès d'une fille qui a des yeux.


--Mais il est pauvre, et tu es riche; inconnu, et tu es tout-puissant,

reprit Barberigo. L'important serait de savoir s'il est son amant ou son

ami. Dans le premier cas, le désabusement arrivera plus vite que

Consuelo; dans le second, il y aura entre eux une lutte, une

incertitude, qui prolongeront tes angoisses.


--Il me faudrait donc désirer ce que je crains horriblement, ce qui me

bouleverse de rage rien que d'y songer! Toi, qu'en penses-tu?


--Je crois qu'ils ne sont point amants.


--Mais c'est impossible! L'enfant est libertin, audacieux, bouillant: et

puis les moeurs de ces gens-là!


--Consuelo est un prodige en toutes choses. Tu n'es pas bien expérimenté

encore, malgré tous tes succès auprès des femmes, cher Zustiniani, si tu

ne vois pas dans tous les mouvements, dans toutes les paroles, dans tous

les regards de cette fille, qu'elle est aussi pure que le cristal au

sein du rocher.


--Tu me transportes de joie!


--Prends garde! c'est une folie, un préjugé! Si tu aimes Consuelo, il

faut la marier demain, afin que dans huit jours son maître lui ait fait

sentir le poids d'une chaîne, les tourments de la jalousie, l'ennui d'un

surveillant fâcheux, injuste, et infidèle; car le bel Anzoleto sera tout

cela. Je l'ai assez observé hier entre la Consuelo et la Clorinda, pour

être à même de lui prophétiser ses torts et ses malheurs. Suis mon

conseil, ami, et tu m'en remercieras bientôt. Le lien du mariage est

facile à détendre, entre gens de cette condition; et tu sais que, chez

ces femmes-là, l'amour est une fantaisie ardente qui ne s'exalte qu'avec

les obstacles.



--Tu me désespères, répondit le comte, et pourtant je sens que tu as

raison.»


Malheureusement pour les projets du comte Zustiniani, ce dialogue avait

un auditeur sur lequel on ne comptait point et qui n'en perdait pas une

syllabe. Après avoir quitté Consuelo, Anzoleto, repris de jalousie,

était revenu rôder autour du palais de son protecteur, pour s'assurer

qu'il ne machinait pas un de ces enlèvements si fort à la mode en ce

temps-là, et dont l'impunité était à peu près garantie aux patriciens.

Il ne put en entendre davantage; car la lune, qui commençait à monter

obliquement au-dessus des combles du palais, vint dessiner, de plus en

plus nette, son ombre sur le pavé, et les deux seigneurs, s'apercevant

ainsi de la présence d'un homme sous le balcon, se retirèrent et

fermèrent la croisée.


Anzoleto s'esquiva, et alla rêver en liberté à ce qu'il venait

d'entendre. C'en était bien assez pour qu'il sût à quoi s'en tenir, et

pour qu'il fit son profit des vertueux conseils de Barberigo à son ami.

Il dormit à peine deux heures vers le matin, puis il courut à la

_Corte-Minelli_. La porte était encore fermée au verrou, mais à travers

les fentes de cette barrière mal close, il put voir Consuelo tout

habillée, étendue sur son lit, endormie, avec la pâleur et l'immobilité

de la mort. La fraîcheur de l'aube l'avait tirée de son évanouissement,

et elle s'était jetée sur sa couche sans avoir la force de se

déshabiller. Il resta quelques instants à la contempler avec une

inquiétude pleine de remords. Mais bientôt s'impatientant et s'effrayant

de ce sommeil léthargique, si contraire aux vigilantes habitudes de son

amie, il élargit doucement avec son couteau une fente par laquelle il

put passer la lame et faire glisser le verrou. Cela ne réussit pourtant

pas sans quelque bruit; mais Consuelo, brisée de fatigue, n'en fut point

éveillée. Il entra donc, referma la porte, et vint s'agenouiller à son

chevet, où il resta jusqu'à ce qu'elle ouvrit les yeux. En le trouvant

là, le premier mouvement de Consuelo fut un cri de joie; mais, retirant

aussitôt ses bras qu'elle lui avait jetés au cou, elle se recula avec un

mouvement d'effroi.


«Tu me crains donc à présent, et, au lieu de m'embrasser, tu veux me

fuir! lui dit-il avec douleur. Ah! que je suis cruellement puni de ma

faute! Pardonne-moi, Consuelo, et vois si tu dois te méfier de ton ami.

Il y a une grande heure que je suis là à te regarder dormir. Oh!

pardonne-moi, ma soeur; c'est la première et la dernière fois de ta vie

que tu auras eu à blâmer et à repousser ton frère. Jamais plus je

n'offenserai la sainteté de notre amour par des emportements coupables.

Quitte-moi, chasse-moi, si je manque à mon serment. Tiens, ici, sur ta

couche virginale, sur le lit de mort de ta pauvre mère, je te jure de te

respecter comme je t'ai respectée jusqu'à ce jour, et de ne pas te

demander un seul baiser, si tu l'exiges, tant que le prêtre ne nous aura

pas bénis. Es-tu contente de moi, chère et sainte Consuelo?».


Consuelo ne répondit qu'en pressant la tête blonde du Vénitien sur son

coeur et en l'arrosant de larmes. Cette effusion la soulagea; et bientôt

après, retombant sur son dur petit oreiller: «Je t'avoue, lui dit-elle,

que je suis anéantie; car je n'ai pu fermer l'oeil de toute la nuit.

Nous nous étions si mal quittés!


--Dors, Consuelo, dors, mon cher ange, répondit Anzoleto; souviens-toi

de cette, nuit où tu m'as permis de dormir sur ton lit, pendant que tu

priais et que tu travaillais à cette petite table. C'est à mon tour de

garder et de protéger ton repos. Dors encore, mon enfant; je vais

feuilleter ta musique et la lire tout bas, pendant que tu sommeilleras

une heure ou deux. Personne ne s'occupera de nous (si on s'en occupe

aujourd'hui) avant le soir. Dors donc, et prouve-moi par cette confiance

que tu me pardonnes et que tu crois en moi.»


Consuelo lui répondit par un sourire de béatitude. Il l'embrassa au

front, et s'installa devant la petite table, tandis qu'elle goûtait un

sommeil bienfaisant entremêlé des plus doux songes.


Anzoleto avait vécu trop longtemps dans un état de calme et d'innocence

auprès de cette jeune fille, pour qu'il lui fût bien difficile, après un

seul jour d'agitation, de reprendre son rôle accoutumé. C'était pour

ainsi dire l'état normal de son âme que cette affection fraternelle.

D'ailleurs ce qu'il avait entendu la nuit précédente, sous le balcon de

Zustiniani, était de nature à fortifier ses résolutions: Merci, mes

beaux seigneurs, se disait-il en lui-même; vous m'avez donné des leçons

de morale à votre usage dont le _petit drôle_ saura profiter ni plus ni

moins qu'un roué de votre classe. Puisque la possession refroidit

l'amour, puisque les droits du mariage amènent la satiété et le dégoût,

nous saurons conserver pure cette flamme que vous croyez si facile à

éteindre. Nous saurons nous abstenir et de la jalousie, et de

l'infidélité, et môme des joies de l'amour. Illustre et profond

Barberigo, vos prophéties portent conseil, et il fait bon d'aller à

votre école!


En songeant ainsi, Anzoleto, vaincu à son tour par la fatigue d'une nuit

presque blanche, s'assoupit de son côté, la tête dans ses mains et les

coudes sur la table. Mais son sommeil fut léger; et, le soleil

commençant à baisser, il se leva pour regarder si Consuelo dormait

encore.


Les feux du couchant, pénétrant par la fenêtre, empourpraient d'un

superbe reflet le vieux lit et la belle dormeuse. Elle s'était fait, de

sa mantille de mousseline blanche, un rideau attaché aux pieds du

crucifix de filigrane qui était cloué au mur au-dessus de sa tête. Ce

voile léger retombait avec grâce sur son corps souple et admirable de

proportions; et dans cette demi-teinte rose, affaissée comme une fleur

aux approches du soir, les épaules inondées de ses beaux cheveux sombres

sur sa peau blanche et mate, les mains jointes sur sa poitrine comme une

sainte de marbre blanc sur son tombeau, elle était si chaste et si

divine, qu'Anzoleto s'écria dans son coeur: Ah! comte Zustiniani! que ne

peux-tu la voir en cet instant, et moi auprès d'elle, gardien jaloux et

prudent d'un trésor que tu convoiteras en vain!


Au même instant un faible bruit se fit entendre au dehors; Anzoleto

reconnut le clapotement de l'eau au pied de la masure où était située la

chambre de Consuelo. Bien rarement les gondoles abordaient à cette

pauvre Corte-Minelli; d'ailleurs un démon tenait en éveil les facultés

divinatoires d'Anzoleto. Il grimpa sur une chaise, et atteignit à une

petite lucarne percée près du plafond sur la face de la maison que

baignait le canaletto. Il vit distinctement le comte Zustiniani sortir

de sa barque et interroger les enfants demi-nus qui jouaient sur la

rive. Il fut incertain s'il éveillerait son amie, ou s'il tiendrait la

porte fermée. Mais pendant dix minutes que le comte perdit à demander et

à chercher la mansarde de Consuelo, il eut le temps de se faire un

sang-froid diabolique et d'aller entr'ouvrir la porte, afin qu'on pût

entrer sans obstacle et sans bruit; puis il se remit devant la petite

table, prit une plume, et feignit d'écrire des notes. Son coeur battait

violemment; mais sa figure était calme et impénétrable.


Le comte entra en effet sur la pointe du pied, se faisant un plaisir

curieux de surprendre sa protégée, et se réjouissant de ces apparences

de misère qu'il jugeait être les meilleures conditions possibles pour

favoriser son plan de corruption. Il apportait l'engagement de Consuelo

déjà signé de lui, et ne pensait point qu'avec un tel passe-port il dût

essuyer un accueil trop farouche. Mais au premier aspect de ce

sanctuaire étrange, où une adorable fille dormait du sommeil des anges,

sous l'oeil de son amant respectueux ou satisfait, le pauvre Zustiniani

perdit contenance, s'embarrassa dans son manteau qu'il portait drapé sur

l'épaule d'un air conquérant, et fit trois pas tout de travers entre le

lit et la table sans savoir à qui s'adresser. Anzoleto était vengé de la

scène de la veille à l'entrée de la gondole.


«Mon seigneur et maître! s'écria-t-il en se levant enfin comme surpris

par une visite inattendue: je vais éveiller ma ... fiancée.


--Non, lui répondit le comte, déjà remis de son trouble, et affectant de

lui tourner le dos pour regarder Consuelo à son aise. Je suis trop

heureux de la voir ainsi. Je te défends de l'éveiller.


--Oui, oui, regarde-la bien, pensait Anzoleto; c'est tout ce que je

demandais.»


--Consuelo ne s'éveilla point; et le comte, baissant la voix, se

composant une figure gracieuse et sereine, exprima son admiration sans

contrainte.


«Tu avais raison, Zoto, dit-il d'un air aisé; Consuelo est la première

chanteuse de l'Italie, et j'avais tort de douter qu'elle fût la plus

belle femme de l'univers.


--Votre seigneurie la croyait affreuse, cependant! dit Anzoleto avec

malice.


--Tu m'as sans doute accusé auprès d'elle de toutes mes grossièretés?

Mais je me réserve de me les faire pardonner par une amende honorable si

complète, que tu ne pourras plus me nuire en lui rappelant mes torts.


--Vous nuire, mon cher seigneur! Ah! comment le pourrais-je, quand même

j'en aurais la pensée?»


Consuelo s'agita un peu.


«Laissons-la s'éveiller sans trop de surprise, dit le comte, et

débarrasse-moi cette table pour que je puisse y poser et y relire l'acte

de son engagement. Tiens, ajouta-t-il lorsque Anzoleto eut obéi à son

ordre, tu peux jeter les yeux sur ce papier, en attendant qu'elle ouvre

les siens.


--Un engagement avant l'épreuve des débuts! Mais c'est magnifique, ô mon

noble patron! Et le début tout de suite? avant que l'engagement de la

Corilla soit expiré?


--Ceci ne m'embarrasse point. Il y a un dédit de mille séquins avec la

Corilla: nous le paierons; la belle affaire!


--Mais si la Corilla suscite des cabales?


--Nous la ferons mettre aux plombs, si elle cabale.


--Vive Dieu! Rien ne gêne votre seigneurie.


--Oui, Zoto, répondit le comte d'un ton raide, nous sommes comme cela;

ce que nous voulons, nous le voulons envers et contre tous.


--Et les conditions de l'engagement sont les mêmes que pour la Corilla?

Pour une débutante sans nom, sans gloire, les mêmes conditions que pour

une cantatrice illustre, adorée du public?


--La nouvelle cantatrice le sera davantage; et si les conditions de

l'ancienne ne la satisfont pas, elle n'aura qu'un mot à dire pour qu'on

double ses appointements. Tout dépend d'elle, ajouta-t-il en élevant un

peu la voix, car il s'aperçut que la Consuelo s'éveillait: son sort est

dans ses mains.»


Consuelo avait entendu tout ceci dans un demi-sommeil. Quand elle se fut

frotté les yeux et assuré que ce n'était point un rêve, elle se glissa

dans sa ruelle sans trop songer à l'étrangeté de sa situation, releva sa

chevelure sans trop s'inquiéter de son désordre, s'enveloppa de sa

mantille, et vint avec une confiance ingénue se mêler à la conversation.


«Seigneur comte, dit-elle, c'est trop de bontés; mais je n'aurai pas

l'impertinence d'en profiter. Je ne veux pas signer cet engagement avant

d'avoir essayé mes forces devant le public; ce ne serait point délicat

de ma part. Je peux déplaire, je peux faire _fiasco_, être sifflée. Que

je sois enrouée, troublée, ou bien laide ce jour-là, votre parole serait

engagée, vous seriez trop fier pour la reprendre, et moi trop fière pour

en abuser.


--Laide ce jour-là, Consuelo! s'écria le comte en la regardant avec des

yeux enflammés; laide, vous? Tenez, regardez-vous comme vous voilà,

ajouta-t-il en la prenant par la main et en la conduisant devant son

miroir. Si vous êtes adorable dans ce costume, que serez-vous donc,

couverte de pierreries et rayonnante de l'éclat du triomphe?»


L'impertinence du comte faisait presque grincer les dents à Anzoleto.

Mais l'indifférence enjouée avec laquelle Consuelo recevait ses fadeurs

le calma aussitôt.


«Monseigneur, dit-elle en repoussant le morceau de glace qu'il

approchait de son visage, prenez garde de casser le reste de mon miroir;

je n'en ai jamais eu d'autre, et j'y tiens parce qu'il ne m'a jamais

abusée. Laide ou belle, je refuse vos prodigalités. Et puis je dois vous

dire franchement que je ne débuterai pas, et que je ne m'engagerai pas,

si mon fiancé que voilà n'est engagé aussi; car je ne veux ni d'un autre

théâtre ni d'un autre public que le sien. Nous ne pouvons pas nous

séparer, puisque nous devons nous marier.»


Cette brusque déclaration étourdit un peu le comte; mais il fut bientôt

remis.


«Vous avez raison, Consuelo, répondit-il: aussi mon intention n'est-elle

pas de jamais vous séparer. Zoto débutera en même temps que vous.

Seulement nous ne pouvons pas nous dissimuler que son talent, bien que

remarquable, est encore inférieur au vôtre....


--Je ne crois point cela, monseigneur, répliqua vivement Consuelo en

rougissant, comme si elle eût reçu une offense personnelle.


--Je sais qu'il est votre élève, beaucoup plus que celui du professeur

que je lui ai donné, répondit le comte en souriant. Ne vous en défendez

pas, belle Consuelo En apprenant votre intimité, le Porpora s'est écrié:

Je ne m'étonne plus de certaines qualités qu'il possède et que je ne

pouvais pas concilier avec tant de défauts!


--Grand merci au _signor professor!_ dit Anzoleto en riant du bout des

lèvres.


--Il en reviendra, dit Consuelo gaiement. Le public d'ailleurs lui

donnera un démenti, à ce bon et cher maître.


--Le bon et cher maître est le premier juge et le premier connaisseur de

la terre en fait de chant, répliqua le comte. Anzoleto profitera encore

de vos leçons, et il fera bien. Mais je répète que nous ne pouvons fixer

les bases de son engagement, avant d'avoir apprécié le sentiment du

public à son égard. Qu'il débute donc, et nous verrons à le satisfaire

suivant la justice et notre bienveillance, sur laquelle il doit compter.


--Qu'il débute donc, et moi aussi, reprit Consuelo; nous sommes aux

ordres de monsieur le comte. Mais pas de contrat, pas de signature avant

l'épreuve, j'y suis déterminée....


--Vous n'êtes pas, satisfaite des conditions que je vous propose,

Consuelo? Eh bien, dictez-les vous-même: tenez, voici la plume, rayez,

ajoutez; ma signature est au bas.»


Consuelo prit la plume. Anzoleto pâlit; et le comte, qui l'observait,

mordit de plaisir le bout de son rabat de dentelle qu'il tortillait

entre ses doigts. Consuelo fit une grande X sur le contrat, et écrivit

sur ce qui restait de blanc au-dessus de la signature du comte:

«Anzoleto et Consuelo s'engageront conjointement aux conditions qu'il

plaira à monsieur le comte Zustiniani de leur imposer après leurs

débuts, qui auront lieu le mois prochain au théâtre de San-Samuel.» Elle

signa rapidement et passa ensuite la plume à son amant.


«Signe sans regarder, lui dit-elle; tu ne peux faire moins pour prouver

ta gratitude et ta confiance à ton bienfaiteur.»


Anzoleto avait lu d'un clin d'oeil avant de signer; lecture et signature

furent l'affaire d'une demi-minute. Le comte lut par-dessus son épaule.


«Consuelo, dit-il, vous êtes une étrange fille, une admirable créature,

en vérité! Venez dîner tous les deux avec moi,» dit-il en déchirant le

contrat et en offrant sa main à Consuelo, qui accepta, mais en le priant

d'aller l'attendre avec Anzoleto dans sa gondole, tandis qu'elle ferait

un peu de toilette.


Décidément, se dit-elle dès qu'elle fut seule, j'aurai le moyen

d'acheter une robe de noces. Elle mit sa robe d'indienne, rajusta ses

cheveux, et bondit dans l'escalier en chantant à pleine voix une phrase

éclatante de force et de fraîcheur. Le comte, par excès de courtoisie,

avait voulu l'attendre avec Anzoleto sur l'escalier. Elle le croyait

plus loin, et tomba presque dans ses bras. Mais, s'en dégageant avec

prestesse, elle prit sa main et la porta à ses lèvres, à la manière du

pays, avec le respect d'une inférieure qui ne veut point escalader les

distances: puis, se retournant, elle se jeta au cou de son fiancé, et

alla, toute joyeuse et toute folâtre, sauter dans la gondole, sans

attendre l'escorte cérémonieuse du protecteur un peu mortifié.





XV.



Le comte, voyant que Consuelo était insensible à l'appât du gain, essaya

de faire jouer les ressorts de la vanité, et lui offrit des bijoux et

des parures: elle les refusa. D'abord Zustiniani s'imagina qu'elle

comprenait ses intentions secrètes; mais bientôt il s'aperçut que

c'était uniquement chez elle une sorte de rustique fierté, et qu'elle ne

voulait pas recevoir de récompenses avant de les avoir méritées en

travaillant à la prospérité de son théâtre. Cependant il lui fit

accepter un habillement complet de satin blanc, en lui disant qu'elle ne

pouvait pas décemment paraître dans son salon avec sa robe d'indienne,

et qu'il exigeait que, par égard pour lui, elle quittât la livrée du

peuple. Elle se soumit, et abandonna sa belle taille aux couturières à

la mode, qui n'en tirèrent point mauvais parti et n'épargnèrent point

l'étoffe. Ainsi transformée au bout de deux jours en femme élégante,

forcée d'accepter aussi un rang de perles fines que le comte lui

présenta comme le paiement de la soirée où elle avait chanté devant lui

et ses amis, elle fut encore belle, sinon comme il convenait à son genre

de beauté, mais comme il fallait qu'elle le devînt pour être comprise

par les yeux vulgaires. Ce résultat ne fut pourtant jamais complètement

obtenu. Au premier abord, Consuelo ne frappait et n'éblouissait

personne. Elle fut toujours pâle, et ses habitudes studieuses et

modestes ôtèrent à son regard cet éclat continuel qu'acquièrent les yeux

des femmes dont l'unique pensée est de briller. Le fond de son caractère

comme celui de sa physionomie était sérieux et réfléchi. On pouvait la

regarder manger, parler de choses indifférentes, s'ennuyer poliment au

milieu des banalités de la vie du monde, sans se douter qu'elle fût

belle. Mais que le sourire d'un enjouement qui s'alliait aisément à

cette sérénité de son âme vînt effleurer ses traits, on commençait à la

trouver agréable. Et puis, qu'elle s'animât davantage, qu'elle

s'intéressât vivement à l'action extérieure, qu'elle s'attendrît,

qu'elle s'exaltât, qu'elle entrât dans la manifestation de son sentiment

intérieur et dans l'exercice de sa force cachée, elle rayonnait de tous

les feux du génie et de l'amour; c'était un autre rêve: on était ravi,

passionné, anéanti à son gré, et sans qu'elle se rendît compte du

mystère de sa puissance.


Aussi ce que le comte éprouvait pour elle l'étonnait et le tourmentait

étrangement. Il y avait dans cet homme du monde des fibres d'artiste qui

n'avaient pas encore vibré, et qu'elle faisait frémir de mouvements

inconnus. Mais cette révélation ne pouvait pénétrer assez avant dans

l'âme du patricien, pour qu'il comprît l'impuissance et la pauvreté des

moyens de séduction qu'il voulait employer auprès d'une femme en tout

différente de celle qu'il avait su corrompre.


Il prit patience, et résolut d'essayer sur elle les effets de

l'émulation. Il la conduisit dans sa loge au théâtre, afin qu'elle vît

les succès de la Corilla, et que l'ambition s'éveillât en elle. Mais le

résultat de cette épreuve fut fort différent de ce qu'il en attendait.

Consuelo sortit du théâtre froide, silencieuse, fatiguée et non émue de

ce bruit et de ces applaudissements. La Corilla lui avait paru manquer

d'un talent solide, d'une passion noble, d'une puissance de bon aloi.

Elle se sentit compétente pour juger ce talent factice, forcé, et déjà

ruiné dans sa source par une vie de désordre et d'égoïsme. Elle battit

des mains d'un air impassible, prononça des paroles d'approbation

mesurée, et dédaigna de jouer cette vaine comédie d'un généreux

enthousiasme pour une rivale qu'elle ne pouvait ni craindre ni admirer.

Un instant, le comte la crut tourmentée d'une secrète jalousie, sinon

pour le talent, du moins pour le succès de la prima-donna.


«Ce succès n'est rien auprès de celui que vous remporterez, lui dit-il;

qu'il vous serve seulement à pressentir les triomphes qui vous

attendent, si vous êtes devant le public ce que vous avez été devant

nous. J'espère que vous n'êtes pas effrayée de ce que vous voyez?


--Non, seigneur comte, répondit Consuelo en souriant: Ce public ne

m'effraie pas, car je ne pense pas à lui; je pense au parti qu'on peut

tirer de ce rôle que la Corilla remplit d'une manière brillante, mais où

il reste à trouver d'autres effets qu'elle n'aperçoit point.


--Quoi! vous ne pensez pas au public?


--Non: je pense à la partition, aux intentions du compositeur, à

l'esprit du rôle, à l'orchestre qui a ses qualités et ses défauts, les

uns dont il faut tirer parti, les autres qu'il faut couvrir en se

surpassant à de certains endroits. J'écoute les choeurs, qui ne sont pas

toujours satisfaisants, et qui ont besoin d'une direction plus sévère;

j'examine les passages où il faut donner tous ses moyens, par conséquent

ceux auxquels il faudrait se ménager. Vous voyez, monsieur le comte, que

j'ai à penser à beaucoup de choses avant de penser au public, qui ne

sait rien de tout cela, et qui ne peut rien m'en apprendre.»


Cette sécurité de jugement et cette gravité d'examen surprirent

tellement Zustiniani, qu'il n'osa plus lui adresser une seule question,

et qu'il se demanda avec effroi quelle prise un galant comme lui pouvait

avoir sur un esprit de cette trempe.


L'apparition des deux débutants fut préparée avec toutes les rubriques

usitées en pareille occasion. Ce fut une source de différends et de

discussions continuelles entre le comte et Porpora, entre Consuelo et

son amant. Le vieux maître et sa forte élève blâmaient le charlatanisme

des pompeuses annonces et de ces mille vilains petits moyens que nous

avons si bien fait progresser en impertinence et en mauvaise foi. A

Venise, en ce temps-là, les journaux ne jouaient pas un grand rôle dans

de telles affaires. On ne travaillait pas aussi savamment la composition

de l'auditoire; on ignorait les ressources profondes de la réclame, les

hâbleries du bulletin biographique, et jusqu'aux puissantes machines

appelées claqueurs. Il y avait de fortes brigues, d'ardentes cabales;

mais tout cela s'élaborait dans les coteries, et s'opérait par là seule

force d'un public engoué naïvement des uns, hostile sincèrement aux

autres. L'art n'était pas toujours le mobile. De petites et de grandes

passions, étrangères à l'art et au talent, venaient bien, comme

aujourd'hui, batailler dans le temple. Mais on était moins habile à

cacher ces causes de discorde, et à les mettre sur le compte d'un

dilettantisme sévère. Enfin c'était le même fond aussi vulgairement

humain, avec une surface moins compliquée par la civilisation.


Zustiniani menait ces sortes d'affaires en grand seigneur plus qu'en

directeur de spectacle. Son ostentation était un moteur plus puissant

que la cupidité des spéculateurs ordinaires. C'était dans les salons

qu'il préparait son public, et _chauffait_ les succès de ses

représentations. Ses moyens n'étaient donc jamais bas ni lâches; mais il

y portait la puérilité de son amour-propre, l'activité de ses passions

galantes, et le commérage adroit de la bonne compagnie. Il allait donc

démolissant pièce à pièce, avec assez d'art, l'édifice élevé naguère de

ses propres mains à la gloire de Corilla. Tout le monde voyait bien

qu'il voulait édifier une autre gloire; et comme on lui attribuait la

possession complète de cette prétendue merveille qu'il voulait produire,

la pauvre Consuelo ne se doutait pas encore des sentiments du comte pour

elle, que déjà tout Venise disait que, dégoûté de la Corilla, il faisait

débuter à sa place une nouvelle maîtresse. Plusieurs ajoutaient: «Grande

mystification pour son public, et grand dommage pour son théâtre! car sa

favorite est une petite chanteuse des rues qui ne sait _rien_, et ne

possède rien qu'une belle voix et une figure passable.»


De là des cabales pour la Corilla, qui, de son côté, allait jouant le

rôle de rivale sacrifiée, et invoquait son nombreux entourage

d'adorateurs, afin qu'ils fissent, eux et leurs amis, justice des

prétentions insolentes de la _Zingarella_ (petite bohémienne). De là

aussi des cabales en faveur de la Consuelo, de la part des femmes dont

la Corilla avait détourné ou disputé les amants et les maris, ou bien de

la part des maris qui souhaitaient qu'un certain groupe de Don Juan

vénitiens se serrât autour de la débutante plutôt qu'autour de leurs

femmes, ou bien encore de la part des amants rebutés ou trahis par la

Corilla et qui désiraient de se voir vengés par le triomphe d'une autre.


Quant aux véritables _dilettanti di musica_, ils étaient également

partagés entre le suffrage des maîtres sérieux, tels que le Porpora,

Marcello, Jomelli, etc., qui annonçaient, avec le début d'une excellente

musicienne, le retour des bonnes traditions et des bonnes partitions; et

le dépit des compositeurs secondaires, dont la Corilla avait toujours

préféré les oeuvres faciles, et qui se voyaient menacés dans sa

personne. Les musiciens de l'orchestre, qu'on menaçait aussi de remettre

à des partitions depuis longtemps négligées, et de faire travailler

sérieusement; tout le personnel du théâtre, qui prévoyait les réformes

résultant toujours d'un notable changement dans la composition de la

troupe; enfin jusqu'aux machinistes des décorations, aux habilleuses des

actrices et au perruquier des figurantes, tout était en rumeur au

théâtre San-Samuel, pour ou contre le début; et il est vrai de dire

qu'on s'en occupait beaucoup plus dans la république que des actes de la

nouvelle administration du doge Pietro Grimaldi, lequel venait de

succéder paisiblement à son prédécesseur le doge Luigi Pisani.


Consuelo s'affligeait et s'ennuyait profondément de ces lenteurs et de

ces misères attachées à sa carrière naissante. Elle eût voulu débuter

tout de suite, sans préparation autre que celle de ses propres moyens et

de l'étude de la pièce nouvelle. Elle ne comprenait rien à ces mille

intrigues qui lui semblaient plus dangereuses qu'utiles, et dont elle

sentait bien qu'elle pouvait se passer. Mais le comte, qui voyait de

plus près les secrets du métier, et qui voulait être envié et non bafoué

dans son bonheur imaginaire auprès d'elle, n'épargnait rien pour lui

faire des partisans. Il la faisait venir tous les jours chez lui, et la

présentait à toutes les aristocraties de la ville et de la campagne. La

modestie et la souffrance intérieure de Consuelo secondaient mal ses

desseins; mais il la faisait chanter, et la victoire était brillante,

décisive, incontestable.


Anzoleto était loin de partager la répugnance de son amie pour les

moyens secondaires. Son succès à lui n'était pas à beaucoup près aussi

assuré. D'abord le comte n'y portait pas la même ardeur; ensuite le

ténor auquel il allait succéder était un talent de premier ordre, qu'il

ne pouvait point se flatter de faire oublier aisément. Il est vrai que

tous les soirs il chantait aussi chez le comte; que Consuelo, dans les

duos, le faisait admirablement ressortir, et que, poussé et soutenu par

l'entraînement magnétique de ce génie supérieur au sien, il s'élevait

souvent à une grande hauteur. Il était donc fort applaudi et fort

encouragé. Mais après la surprise que sa belle voix excitait à la

première audition, après surtout que Consuelo s'était révélée, on

sentait bien les imperfections du débutant, et il les sentait lui-même

avec effroi. C'était le moment de travailler avec une fureur nouvelle;

mais en vain Consuelo l'y exhortait et lui donnait rendez-vous chaque

matin à la _Corte-Minelli_, où elle s'obstinait à demeurer, en dépit des

prières du comte, qui voulait l'établir plus convenablement: Anzoleto se

lançait dans tant de démarches, de visites, de sollicitations et

d'intrigues, il se préoccupait de tant de soucis et d'anxiétés

misérables, qu'il ne lui restait ni temps ni courage pour étudier.


Au milieu de ces perplexités, prévoyant que la plus forte opposition à

son succès viendrait de la Corilla, sachant que le comte ne la voyait

plus et ne s'occupait d'elle en aucune façon, il se résolut à l'aller

voir afin de se la rendre favorable. Il avait ouï dire qu'elle prenait

très gaiement et avec une ironie philosophique l'abandon et les

vengeances de Zustiniani; qu'elle avait reçu de brillantes propositions

de la part de l'Opéra italien de Paris, et qu'en attendant l'échec de sa

rivale, sur lequel elle paraissait compter, elle riait à gorge déployée

des illusions du comte et de son entourage. Il pensa qu'avec de la

prudence et de la fausseté il désarmerait cette ennemie redoutable; et,

s'étant paré et parfumé de son mieux, il pénétra dans ses appartements,

un après-midi, à l'heure où l'habitude de la sieste rend les visites

rares et les palais silencieux.





XVI.



Il trouva la Corilla seule, dans un boudoir exquis, assoupie encore sur

sa chaise longue, et dans un déshabillé des plus galants, comme on

disait alors; mais l'altération de ses traits au grand jour lui fit

penser que sa sécurité n'était pas aussi profonde sur le chapitre de

Consuelo, que voulaient bien le dire ses partisans fidèles. Néanmoins

elle le reçut d'un air fort enjoué, et lui frappant la joue avec malice:


«Ah! ah! c'est toi, petit fourbe? lui dit-elle en faisant signe à sa

suivante de sortir et de fermer la porte; viens-tu encore m'en conter,

et te flattes-tu de me faire croire que tu n'es pas le plus traître des

conteurs de fleurettes, et le plus intrigant des postulants à la gloire?

Vous êtes un maître fat, mon bel ami, si vous avez cru me désespérer par

votre abandon subit, après de si tendres déclarations; et vous avez été

un maître sot de vous faire désirer: car je vous ai parfaitement oublié

au bout de vingt-quatre heures d'attente.


--Vingt-quatre heures! c'est immense, répondit Anzoleto en baisant le

bras lourd et puissant de la Corilla. Ob! si je le croyais, je serais

bien orgueilleux; mais je sais bien que si je m'étais abusé au point de

vous croire lorsque vous me disiez....


--Ce que je te disais, je te conseille de l'oublier aussi; et si tu

étais venu me voir, tu aurais trouvé ma porte fermée. Mais qui te donne

l'impudence de venir aujourd'hui?.


--N'est-il pas de bon goût de s'abstenir de prosternations devant ceux

qui sont dans la faveur, et de venir apporter son coeur et son

dévouement à ceux qui....


--Achève! à ceux qui sont dans la disgrâce? C'est bien généreux et très

humain de ta part, mon illustre ami.» Et la Corilla se renversa sur son

oreiller de satin noir, en poussant des éclats de rire aigus et tant

soit peu forcés.


Quoique la prima-donna disgraciée ne fût pas de la première fraîcheur,

que la clarté de midi ne lui fût pas très favorable, et que le dépit

concentré de ces derniers temps eût un peu amolli les plans de son beau

visage, florissant d'embonpoint, Anzoleto, qui n'avait jamais vu de si

près en tête-à-tête une femme si parée et si renommée, se sentit

émouvoir dans les régions de son âme où Consuelo n'avait pas voulu

descendre, et d'où il avait banni volontairement sa pure image. Les

hommes corrompus avant l'âge peuvent encore ressentir l'amitié pour une

femme honnête et sans art; mais pour ranimer leurs passions, il faut les

avances d'une coquette. Anzoleto conjura les railleries de la Corilla

par les témoignages d'un amour qu'il s'était promis de feindre et qu'il

commença à ressentir véritablement. Je dis amour, faute d'un mot plus

convenable; mais c'est profaner un si beau nom que de l'appliquer à

l'attrait qu'inspirent des femmes froidement provoquantes comme l'était

la Corilla. Quand elle vit que le jeune ténor était ému tout de bon,

elle s'adoucit, et le railla plus amicalement.


«Tu m'as plu tout un soir, je le confesse, dit-elle, mais au fond je ne

t'estime pas. Je te sais ambitieux, par conséquent faux, et prêt à

toutes les infidélités: je ne saurais me fier à toi. Tu fis le jaloux,

une certaine nuit dans ma gondole; tu te posas comme un despote. Cela

m'eût désennuyée des fades galanteries de nos patriciens; mais tu me

trompais, lâche enfant! tu étais épris d'une autre, et tu n'as pas cessé

de l'être, et tu vas épouser ... qui!... Oh! je le sais fort bien, ma

rivale, mon ennemie, la débutante, la nouvelle maîtresse de Zustiniani.

Honte à nous deux, à nous trois, à nous quatre! ajouta-t-elle en

s'animant malgré elle et en retirant sa main de celles d'Anzoleto.


--Cruelle, lui dit-il en s'efforçant de ressaisir cette main potelée,

vous devriez comprendre ce qui s'est passé en moi lorsque je vous vis

pour la première fois, et ne pas vous soucier de ce qui m'occupait avant

ce moment terrible. Quant à ce qui s'est passé depuis, ne pouvez-vous le

deviner, et avons-nous besoin d'y songer désormais?


--Je ne me paie pas de demi-mots et de réticences. Tu aimes toujours la

zingarella tu l'épouses?


--Et si je l'aimais, comment se fait-il que je ne l'aie pas encore

épousée?


--Parce que le comte s'y opposait peut-être. A présent, chacun sait

qu'il le désire. On dit même qu'il a sujet d'en être impatient, et la

petite encore plus.»


Le rouge monta à la figure d'Anzoleto en entendant ces outrages

prodigués à l'être qu'il vénérait en lui-même au-dessus de tout.


--Ah! tu es outré de mes suppositions, répondit la Corilla, c'est bon;

voilà ce que je voulais savoir. Tu l'aimes; et quand l'épouses-tu?


--Je ne l'épouse point du tout.


--Alors vous partagez? Tu es bien avant dans la faveur de monsieur le

comte!


--Pour l'amour du ciel, madame, ne parlons ni du comte, ni de personne

autre que de vous et de moi.


--Eh bien, soit, dit la Corilla. Aussi bien à cette heure, mon ex-amant

et ta future épouse ...»


Anzoleto était indigné. Il se leva pour sortir. Mais qu'allait-il faire?

allumer de plus en plus la haine de cette femme, qu'il était venu

calmer. Il resta indécis, horriblement humilié et malheureux du rôle

qu'il s'était imposé.


La Corilla brûlait d'envie de le rendre infidèle; non qu'elle l'aimât,

mais parce que c'était une manière de se venger de cette Consuelo

qu'elle n'était pas certaine d'avoir outragée, avec justice.


«Tu vois bien, lui dit-elle en l'enchaînant au seuil de son boudoir, par

un regard pénétrant, que j'ai raison de me méfier de toi: car en ce

moment tu trompes quelqu'un ici. Est-ce _elle_ ou moi?


--Ni l'une ni l'autre, s'écria-t-il en cherchant à se justifier à ses

propres yeux; je ne suis point son amant, je ne le fus jamais. Je n'ai

pas d'amour pour elle; car je ne suis pas jaloux du comte.


--En voici bien d'une autre! Ah! tu es jaloux au point de le nier, et tu

viens ici pour te guérir ou te distraire? grand merci!


--Je ne suis point jaloux, je vous le répète; et pour vous prouver que

ce n'est pas le dépit qui me fait parler, je vous dis que le comte n'est

pas plus son amant que moi; qu'elle est honnête comme un enfant qu'elle

est, et que le seul coupable envers vous, c'est le comte Zustiniani.


--Ainsi, je puis faire siffler la zingarella sans t'affliger? Tu seras

dans ma loge et tu la siffleras, et en sortant de là tu seras mon unique

amant. Accepte vite, ou je me rétracte.


--Hélas, madame, vous voulez donc m'empêcher de débuter? car vous savez

bien que je dois débuter en même temps que la Consuelo? Si vous la

faites siffler, moi qui chanterai avec elle, je tomberai donc, victime

de votre courroux? Et qu'ai-je fait, malheureux que je suis, pour vous

déplaire? Hélas! j'ai fait un rêve délicieux et funeste! je me suis

imaginé tout un soir que vous preniez quelque intérêt à moi, et que je

grandirais sous votre protection. Et voilà que je suis l'objet de votre

mépris et de votre haine, moi qui vous ai aimée et respectée au point de

vous fuir! Eh bien, madame, contentez votre aversion. Faites-moi tomber,

perdez-moi, fermez-moi la carrière. Pourvu qu'ici en secret vous me

disiez que je ne vous suis point odieux, j'accepterai les marques

publiques de votre courroux.


--Serpent que tu es, s'écria la Corilla, où as-tu sucé le poison de la

flatterie que ta langue et tes yeux distillent? Je donnerais beaucoup

pour te connaître et te comprendre; mais je te crains, car tu es le plus

aimable des amants ou le plus dangereux des ennemis.


--Moi, votre ennemi! Et comment oserais-je jamais me poser ainsi, quand

même je ne serais pas subjugué par vos charmes? Est-ce que vous avez des

ennemis, divine Corilla? Est-ce que vous pouvez en avoir à Venise, où

l'on vous connaît et où vous avez toujours régné sans partage? Une

querelle d'amour jette le comte dans un dépit douloureux. Il veut vous

éloigner, il veut cesser de souffrir. Il rencontre sur son chemin une

petite fille qui semble montrer quelques moyens et qui ne demande pas

mieux que de débuter. Est-ce un crime de la part d'une pauvre enfant qui

n'entend prononcer votre nom illustre qu'avec terreur, et qui ne le

prononce elle-même qu'avec respect? Vous attribuez à cette pauvrette des

prétentions insolentes qu'elle ne saurait avoir. Les efforts du comte

pour la faire goûter à ses amis, l'obligeance de ces mêmes amis qui vont

exagérant son mérite, l'amertume des vôtres qui répandent des calomnies

pour vous aigrir et vous affliger, tandis qu'ils devraient rendre le

calme à votre belle âme en vous montrant votre gloire inattaquable et

votre rivale tremblante; voilà les causes de ces préventions que je

découvre en vous, et dont je suis si étonné, si stupéfait, que je sais à

peine comment m'y prendre pour les combattre.


--Tu ne le sais que trop bien, langue maudite, dit la Corilla en le

regardant avec un attendrissement voluptueux, encore mêlé de défiance;

j'écoute tes douces paroles, mais ma raison me dit encore de te

redouter. Je gage que cette Consuelo est divinement belle, quoiqu'on

m'ait dit le contraire, et qu'elle a du mérite dans un certain genre

opposé au mien, puisque le Porpora, que je connais si sévère, le

proclame hautement.


--Vous connaissez le Porpora? donc vous savez ses bizarreries, ses

manies, on peut dire. Ennemi de toute originalité chez les autres et de

toute innovation dans l'art du chant, qu'une petite élève soit bien

attentive à ses radotages, bien soumise à ses pédantesques leçons, le

voilà qui, pour une gamme vocalisée proprement, déclare que cela est

préférable à toutes les merveilles que le public idolâtre. Depuis quand

vous tourmentez-vous des lubies de ce vieux fou?


--Elle est donc sans talent?


--Elle a une belle voix, et chante honnêtement à l'église; mais elle ne

doit rien savoir du théâtre, et quant à la puissance qu'il y faudrait

déployer, elle est tellement paralysée par la peur, qu'il est fort à

craindre qu'elle y perde le peu de moyens que le ciel lui a donnés.


--Elle a peur! On m'a dit qu'elle était au contraire d'une rare

impudence.


--Oh! la pauvre fille! hélas, on lui en veut donc bien? Vous

l'entendrez, divine Corilla, et vous serez émue d'une noble pitié, et

vous l'encouragerez au lieu de la faire siffler, comme vous le disiez en

raillant tout à l'heure.


--Ou tu me trompes, ou mes amis m'ont bien trompée sur son compte.


--Vos amis se sont laissé tromper eux-mêmes. Dans leur zèle indiscret,

ils se sont effrayés de vous voir une rivale: effrayés d'un enfant!

effrayés pour vous! Ah! que ces gens-là vous aiment mal, puisqu'ils vous

connaissent si peu! Oh! si j'avais le bonheur d'être votre ami, je

saurais mieux ce que vous êtes, et je ne vous ferais pas l'injure de

m'effrayer pour vous d'une rivalité quelconque, fût-ce celle d'une

Faustina ou d'une Molteni.


--Ne crois pas que j'aie été effrayée. Je ne suis ni jalouse ni

méchante; et les succès d'autrui n'ayant jamais fait de tort aux miens,

je ne m'en suis jamais affligée. Mais quand je crois qu'on veut me

braver et me faire souffrir....


--Voulez-vous que j'amène la petite Consuelo à vos pieds? Si elle l'eût

osé, elle serait venue déjà vous demander votre appui et vos conseils.

Mais c'est un enfant si timide! Et puis, on vous a calomniée aussi

auprès d'elle. A elle aussi on est venu dire que vous étiez cruelle,

vindicative, et que vous comptiez la faire tomber.


--On lui a dit cela? En ce cas je comprends pourquoi tu es ici.


--Non, madame, vous ne le comprenez pas; car je ne l'ai pas cru un

instant, je ne le croirai jamais. Oh! non, madame! vous ne me comprenez

pas!»


En parlant ainsi, Anzoleto fit scintiller ses yeux noirs, et fléchit le

genou devant la Corilla avec une expression de langueur et d'amour

incomparable.


La Corilla n'était pas dépourvue de malice et de pénétration; mais,

comme il arrive aux femmes excessivement éprises d'elles-mêmes, la

vanité lui mettait souvent un épais bandeau sur les yeux, et la faisait

tomber dans des pièges fort grossiers. D'ailleurs elle était d'humeur

galante. Anzoleto était le plus beau garçon qu'elle eût jamais vu. Elle

ne put résister à ses mielleuses paroles, et peu à peu, après avoir

goûté avec lui le plaisir de la vengeance, elle s'attacha à lui par les

plaisirs de la possession. Huit jours après cette première entrevue,

elle en était folle, et menaçait à tout moment de trahir le secret de

leur intimité par des jalousies et des emportements terribles. Anzoleto,

épris d'elle aussi d'une certaine façon (sans que son coeur pût réussir

à être infidèle à Consuelo), était fort effrayé du trop rapide et trop

complet succès de son entreprise. Cependant il se flattait de la dominer

assez longtemps pour en venir à ses fins, c'est-à-dire pour l'empêcher

de nuire à ses débuts et au succès de Consuelo. Il déployait avec elle

une grande habileté, et possédait l'art d'exprimer le mensonge avec un

air de vérité diabolique. Il sut l'enchaîner, la persuader, et la

réduire; il vint à bout de lui faire croire que ce qu'il aimait

par-dessus tout dans une femme c'était la générosité, la douceur et la

droiture; et il lui traça finement le rôle qu'elle avait à jouer devant

le public avec Consuelo, si elle ne voulait être haïe et méprisée par

lui-même. Il sut être sévère avec tendresse; et, masquant la menace sous

la louange, il feignit de la prendre pour un ange de bonté. La pauvre

Corilla avait joué tous les rôles dans son boudoir, excepté celui-là; et

celui-là, elle l'avait toujours mal joué sur la scène. Elle s'y soumit

pourtant, dans la crainte de perdre des voluptés dont elle n'était pas

encore rassasiée, et que, sous divers prétextes, Anzoleto sut lui

ménager et lui rendre désirables. Il lui fit croire que le comte était

toujours épris d'elle, malgré son dépit, et secrètement jaloux en se

vantant du contraire.


«S'il venait à découvrir le bonheur que je goûte près de toi, lui

disait-il, c'en serait fait de mes débuts et peut-être de mon avenir:

car je vois à son refroidissement, depuis le jour où tu as eu

l'imprudence de trahir mon amour pour toi, qu'il me poursuivrait

éternellement de sa haine s'il savait que je t'ai consolée.»


Cela était peu vraisemblable, au point où en étaient les choses; le

comte eût été charmé de savoir Anzoleto infidèle à sa fiancée. Mais la

vanité de Corilla aimait à se laisser abuser. Elle crut aussi n'avoir

rien à craindre des sentiments d'Anzoleto pour la débutante. Lorsqu'il

se justifiait sur ce point, et jurait par tous les dieux n'avoir été

jamais que le frère de cette jeune fille, comme il disait matériellement

la vérité, il y avait tant d'assurance dans ses dénégations que la

jalousie de Corilla était vaincue. Enfin le grand jour approchait, et la

cabale qu'elle avait préparée était anéantie. Pour son compte, elle

travaillait désormais en sens contraire, persuadée que la timide et

inexpérimentée Consuelo tomberait d'elle-même, et qu'Anzoleto lui

saurait un gré infini de n'y avoir pas contribué. En outre, il avait

déjà eu le talent de la brouiller avec ses plus fermes champions, en

feignant d'être jaloux de leurs assiduités, et en la forçant à les

éconduire un peu brusquement.


Tandis qu'il travaillait ainsi dans l'ombre à déjouer les espérances de

la femme qu'il pressait chaque nuit dans ses bras, le rusé Vénitien

jouait un autre rôle avec le comte et Consuelo. Il se vantait à eux

d'avoir désarmé par d'adroites démarches, des visites intéressées, et

des mensonges effrontés, la redoutable ennemie de leur triomphe. Le

comte, frivole et un peu commère, s'amusait infiniment des contes de son

protégé. Son amour-propre triomphait des regrets que celui-ci attribuait

à la Corilla par rapport à leur rupture, et il poussait ce jeune homme à

de lâches perfidies avec cette légèreté cruelle qu'on porte dans les

relations du théâtre et la galanterie. Consuelo s'en étonnait et s'en

affligeait:


«Tu ferais mieux, lui disait-elle, de travailler ta voie et d'étudier

ton rôle. Tu crois avoir fait beaucoup en désarmant l'ennemi. Mais une

note bien épurée, une inflexion bien sentie, feraient beaucoup plus sur

le public impartial que le silence des envieux. C'est à ce public seul

qu'il faudrait songer, et je vois avec chagrin que tu n'y songes

nullement.


--Sois donc tranquille, chère Consuelita, lui répondait-il. Ton erreur

est de croire à un public à la fois impartial et éclairé. Les gens qui

s'y connaissent ne sont presque jamais de bonne foi, et ceux qui sont de

bonne foi s'y connaissent si peu qu'il suffit d'un peu d'audace pour les

éblouir et les entraîner.





XVII.



La jalousie d'Anzoleto à l'égard du comte s'était endormie au milieu des

distractions que lui donnaient la soif du succès et les ardeurs de la

Corilla. Heureusement Consuelo n'avait pas besoin d'un défenseur plus

moral et plus vigilant. Préservée par sa propre innocence, elle

échappait encore aux hardiesses de Zustiniani et le tenait à distance,

précisément par le peu de souci qu'elle en prenait. Au bout de quinze

jours, ce roué Vénitien avait reconnu qu'elle n'avait point encore les

passions mondaines qui mènent à la corruption, et il n'épargnait rien

pour les faire éclore. Mais comme, à cet égard même, il n'était pas plus

avancé que le premier jour, il ne voulait point ruiner ses espérances

par trop d'empressement. Si Anzoleto l'eût contrarié par sa

surveillance, peut-être le dépit l'eût-il poussé à brusquer les choses;

mais Anzoleto lui laissait le champ libre, Consuelo ne se méfiait de

rien: tout ce qu'il avait à faire, c'était de se rendre agréable, en

attendant qu'il devînt nécessaire. Il n'y avait donc sorte de

prévenances délicates, de galanteries raffinées, dont il ne s'ingéniât

pour plaire. Consuelo recevait toutes ces idolâtries en s'obstinant à

les mettre sur le compte des moeurs élégantes et libérales du patriciat,

du dilettantisme passionné et de la bonté naturelle de son protecteur.

Elle éprouvait pour lui une amitié vraie, une sainte reconnaissance; et

lui, heureux et inquiet de cet abandon d'une âme pure, commençait à

s'effrayer du sentiment qu'il inspirerait lorsqu'il voudrait rompre

enfin la glace.


Tandis qu'il se livrait avec crainte, et non sans douceur à un sentiment

tout nouveau pour lui (se consolant un peu de ses mécomptes par

l'opinion où tout Venise était de son triomphe), la Corilla sentait

s'opérer en elle aussi une sorte de transformation. Elle aimait sinon

avec noblesse, du moins avec ardeur; et son âme irritable et impérieuse

pliait sous le joug de son jeune Adonis. C'était bien vraiment

l'impudique Vénus éprise du chasseur superbe, et pour la première fois

humble et craintive devant un mortel préféré. Elle se soumettait jusqu'à

feindre des vertus qui n'étaient point en elle, et qu'elle n'affectait

cependant point sans en ressentir une sorte d'attendrissement voluptueux

et doux; tant il est vrai que l'idolâtrie qu'on se retire à soi-même,

pour la reporter sur un autre être, élève et ennoblit par instants les

âmes les moins susceptibles de grandeur et de dévouement.


L'émotion qu'elle éprouvait réagissait sur son talent, et l'on

remarquait au théâtre qu'elle jouait avec plus de naturel et de

sensibilité les rôles pathétiques. Mais comme son caractère et l'essence

même de sa nature étaient pour ainsi dire brisés, comme il fallait une

crise intérieure violente et pénible pour opérer cette métamorphose, sa

force physique succombait dans la lutte; et chaque jour on s'apercevait

avec surprise, les uns avec une joie maligne, les autres avec un effroi

sérieux, de la perte de ses moyens. Sa voix s'éteignait à chaque

instant. Les brillants caprices de son improvisation étaient trahis par

une respiration courte et des intonations hasardées. Le déplaisir et la

terreur qu'elle en ressentait achevaient de l'affaiblir; et, à la

représentation qui précéda les débuts de Consuelo, elle chanta tellement

faux et manqua tant de passages éclatants, que ses amis l'applaudirent

faiblement et furent bientôt réduits au silence de la consternation par

les murmures des opposants.


Enfin ce grand jour arriva, et la salle fut si remplie qu'on y pouvait à

peine respirer. Corilla, vêtue de noir, pâle, émue, plus morte que vive,

partagée entre la crainte de voir tomber son amant et celle de voir

triompher sa rivale, alla s'asseoir au fond de sa petite loge obscure

sur lé théâtre. Tout le ban et l'arrière-ban des aristocraties et des

beautés de Venise vinrent étaler les fleurs et les pierreries en un

triple hémicycle étincelant. Les hommes _charmants_ encombraient les

coulisses et, comme c'était alors l'usage, une partie du théâtre. La

dogaresse se montra à l'avant-scène avec tous les grands dignitaires de

la république. Le Porpora dirigea l'orchestre en personne, et le comte

Zustiniani attendit à la porte de la loge de Consuelo qu'elle eût achevé

sa toilette, tandis qu'Anzoleto, paré en guerrier antique avec toute la

coquetterie bizarre de l'époque, s'évanouissait dans la coulisse et

avalait un grand verre de vin de Chypre pour se remettre sur ses jambes.


L'opéra n'était ni d'un classique ni d'un novateur, ni d'un ancien

sévère ni d'un moderne audacieux. C'était l'oeuvre inconnue d'un

étranger. Pour échapper aux cabales que son propre nom, ou tout autre

nom célèbre, n'eût pas manqué de soulever chez les compositeurs rivaux,

le Porpora désirant, avant tout, le succès de son élève, avait proposé

et mis à l'étude la partition d'_Ipermnestre_, début lyrique d'un jeune

Allemand qui n'avait encore en Italie, et nulle part au monde, ni

ennemis, ni séides, et qui s'appelait tout simplement monsieur

Christophe Gluck.


Lorsque Anzoleto parut sur la scène, un murmure d'admiration courut dans

toute la salle. Le ténor auquel il succédait, admirable chanteur, qui

avait eu le tort d'attendre pour prendre sa retraite que l'âge eût

exténué sa voix et enlaidi son visage, était peu regretté d'un public

ingrat; et le beau sexe, qui écoute plus souvent avec les yeux qu'avec

les oreilles, fut ravi de voir, à la place de ce gros homme bourgeonné,

un garçon de vingt-quatre ans, frais comme une rose, blond comme Phébus,

bâti comme si Phidias s'en fût mêlé, un vrai fils des lagunes: _Bianco,

crespo, é grassotto_.


Il était trop ému pour bien chanter son premier air, mais sa voix

magnifique, ses belles poses, quelques traits heureux et neufs suffirent

pour lui conquérir l'engouement des femmes et des indigènes. Le débutant

avait de grands moyens, de l'avenir: il fut applaudi à trois reprises et

rappelé deux fois sur la scène après être rentré dans la coulisse, comme

cela se pratique en Italie et à à Venise plus que partout ailleurs.


Ce succès lui rendit le courage; et lorsqu'il reparut avec

_Ipermnestre_, il n'avait plus peur. Mais tout l'effet de cette scène

était pour Consuelo: on ne voyait, on n'écoutait plus qu'elle. On se

disait: «La voilà; oui, c'est elle! Qui? L'Espagnole? Oui, la

débutante, l'_amante del Zustiniani_.»


Consuelo entra gravement et froidement. Elle fit des yeux le tour de son

public, reçut les salves d'applaudissements de ses protecteurs avec une

révérence sans humilité et sans coquetterie, et entonna son récitatif

d'une voix si ferme, avec un accent si grandiose, et une sécurité si

victorieuse, qu'à la première phrase des cris d'admiration partirent dé

tous les points de la salle.


«Ah! le perfide s'est joué de moi,» s'écria la Corilla en lançant un

regard terrible à Anzoleto, qui ne put s'empêcher en cet instant de

lever les yeux vers elle avec un sourire mal déguisé.


Et elle se rejeta au fond de sa loge, en fondant en larmes.


Consuelo dit encore quelques phrases. On entendit la voix cassée du

vieux Lotti qui disait dans son coin: «_Amici miei, questo è un

portento!_»


Elle chanta son grand air de début, et fut interrompue dix fois; on cria

_bis!_ on la rappela sept fois sur la scène; il y eut des hurlements

d'enthousiasme. Enfin la fureur du dilettantisme vénitien s'exhala dans

toute sa fougue à la fois entraînante et ridicule.


«Qu'ont-ils donc à crier ainsi? dit Consuelo en rentrant dans la

coulisse pour en être arrachée aussitôt par les vociférations du

parterre: on dirait qu'ils veulent me lapider.»


De ce moment on ne s'occupa plus que très secondairement d'Anzoleto. On

le traita bien, parce qu'on était en veine de satisfaction; mais la

froideur indulgente avec laquelle on laissa passer les endroits

défectueux de son chant, sans le consoler immodérément à ceux où il s'en

releva, lui prouva que si sa figure plaisait aux femmes, la majorité

expansive et bruyante, le public masculin faisait bon marché de lui et

réservait ses tempêtes d'exaltation pour la prima-donna. Parmi tous ceux

qui étaient venus avec des intentions hostiles, il n'y en eut pas un qui

hasarda un murmure, et la vérité est qu'il n'y en eut pas trois qui

résistèrent à l'entraînement et au besoin invincible d'applaudir la

merveille du jour.


La partition eut le plus grand succès, quoiqu'elle ne fût point écoutée

et que personne ne s'occupât de la musique en elle-même. C'était une

musique tout italienne, gracieuse, modérément pathétique, et qui ne

faisait point encore pressentir, dit-on, l'auteur d'_Alceste_ et

d'_Orphée_. Il n'y avait pas assez de beautés frappantes pour choquer

l'auditoire. Dès le premier entr'acte, le maestro allemand fut rappelé

devant le rideau avec le débutant, la débutante, voire la Clorinda qui,

grâce à la protection de Consuelo, avait nasillé le second rôle d'une

voix pâteuse et avec un accent commun, mais dont les beaux bras avaient

désarmé tout le monde: la Rosalba, qu'elle remplaçait, était fort

maigre.


Au dernier entracte, Anzoleto, qui surveillait Corilla à la dérobée et

qui s'était aperçu de son agitation croissante, jugea prudent d'aller la

trouver dans sa loge pour prévenir quelque explosion. Aussitôt qu'elle

l'aperçut, elle se jeta sur lui comme une tigresse, et lui appliqua deux

ou trois vigoureux soufflets, dont le dernier se termina d'une manière

assez crochue pour faire couler quelques gouttes de sang et laisser une

marque que le rouge et le blanc ne purent ensuite couvrir. Le ténor

outragé mit ordre à ces emportements par un grand coup de poing dans la

poitrine, qui fit tomber la cantatrice à demi pâmée dans les bras de sa

soeur Rosalba.


«Infâme, traître, _buggiardo!_ murmura-t-elle d'une voix étouffée; ta

Consuelo et toi ne périrez que de ma main.


--Si tu as le malheur de faire un pas, un geste, une inconvenance

quelconque ce soir, je te poignarde à la face de Venise, répondit

Anzoleto pâle et les dents serrées, en faisant briller devant ses yeux

son couteau fidèle qu'il savait lancer avec toute la dextérité d'un

homme des lagunes.


--Il le ferait comme il le dit, murmura la Rosalba épouvantée. Tais-toi;

allons-nous-en, nous sommes ici en danger de mort.


--Oui, vous y êtes, ne l'oubliez pas,» répondit Anzoleto; et se

retirant, il poussa la porte de la loge avec violence en les y enfermant

à double tour.


Bien que cette scène tragi-comique se fût passée à la manière vénitienne

dans un mezzo-voce mystérieux et rapide, en voyant le débutant traverser

rapidement les coulisses pour regagner sa loge la joue cachée dans son

mouchoir, on se douta de quelque mignonne bisbille; et le perruquier,

qui fut appelé à rajuster les boucles de la coiffure du prince grec et à

replâtrer sa cicatrice, raconta à toute la bande des choristes et des

comparses, qu'une chatte amoureuse avait joué des griffes sur la face du

héros. Ledit perruquier se connaissait à ces sortes de blessures, et

n'était pas novice confident de pareilles aventures dé coulisse.

L'anecdote fit le tour de la scène, sauta, je ne sais comment,

par-dessus la rampe, et alla se promener de l'orchestre aux balcons, et

de là dans les loges, d'où elle redescendit, un peu grossie en chemin,

jusque dans les profondeurs du parterre. On ignorait encore les

relations d'Anzoleto avec Corilla; mais quelques personnes l'avaient vu

empressé en apparence auprès de la Clorinda, et le bruit général fut que

la _seconda-donna_, jalouse de la _prima-donna_, venait de crever un

oeil et de casser trois dents au plus beau des _tenori_.


Ce fut une désolation pour les uns (je devrais dire les unes), et un

délicieux petit scandale pour la plupart. On se demandait si la

représentation serait suspendue, si on verrait reparaître le vieux ténor

Stefanini pour achever le rôle, un cahier à la main. La toile se releva,

et tout fut oublié lorsqu'on vit revenir Consuelo aussi calme et aussi

sublime qu'au commencement. Quoique son rôle ne fût pas extrêmement

tragique, elle le rendit tel par la puissance de son jeu et l'expression

de son chant. Elle fit verser des larmes; et quand le ténor reparut, sa

mince égratignure n'excita qu'un sourire. Mais cet incident ridicule

empêcha cependant son succès d'être aussi brillant qu'il eût pu l'être;

et tous les honneurs de la soirée demeurèrent à Consuelo, qui fut encore

rappelée et applaudie à la fin avec frénésie.


Après le spectacle on alla souper au palais Zustiniani, et Anzoleto

oublia la Corilla qu'il avait enfermée dans sa loge, et qui fut forcée

d'en sortir avec effraction. Dans le tumulte qui suit dans l'intérieur

du théâtre une représentation aussi brillante, on ne s'aperçut guère de

sa retraite. Mais le lendemain cette porte brisée vint coïncider avec le

coup de griffe reçu par Anzoleto, et c'est ainsi qu'on fut sur la voie

de l'intrigue qu'il avait jusque là cachée si soigneusement.


A peine était-il assis au somptueux banquet que donnait le comte en

l'honneur de Consuelo, et tandis que tous les abbés de la littérature

vénitienne débitaient à la triomphatrice les sonnets et madrigaux

improvisés de la veille, un valet glissa sous l'assiette d'Anzoleto un

petit billet de la Corilla, qu'il lut à la dérobée, et qui était ainsi

conçu:


«Si tu ne viens me trouver à l'instant même, je vais te chercher et

faire un éclat, fusses-tu au bout du monde, fusses-tu dans les bras de

ta Consuelo, trois fois maudite.»


Anzoleto feignit d'être pris d'une quinte de toux, et sortit pour écrire

cette réponse au crayon sur un bout de papier réglé arraché dans

l'antichambre à un cahier de musique:


«Viens si tu veux; mon couteau est toujours prêt, et avec lui mon mépris

et ma haine.»


Le despote savait bien qu'avec une nature comme celle à qui il avait

affaire, la peur était le seul frein, la menace le seul expédient du

moment. Mais, malgré lui, il fut sombre et distrait durant la fête; et

lorsqu'on se leva de table, il s'esquiva pour courir chez la Corilla.


Il trouva cette malheureuse fille dans un état digne de pitié. Aux

convulsions avaient succédé des torrents de larmes; elle était assise à

sa fenêtre, échevelée, les yeux meurtris de sanglots; et sa robe,

qu'elle avait déchirée de rage, tombait en lambeaux sur sa poitrine

haletante. Elle renvoya sa soeur et sa femme de chambre; et, malgré

elle, un éclair de joie ranima ses traits en se trouvant auprès de celui

qu'elle avait craint de ne plus revoir. Mais Anzoleto la connaissait

trop pour chercher à la consoler. Il savait bien qu'au premier

témoignage de pitié ou de repentir, il verrait sa fureur se réveiller et

abuser de la vengeance. Il prit le parti de persévérer dans son rôle de

dureté inflexible; et bien qu'il fût touché de son désespoir, il

l'accabla des plus cruels reproches, et lui déclara qu'il venait lui

faire d'éternels adieux. Il l'amena à se jeter à ses pieds, à se traîner

sur ses genoux jusqu'à la porte et à implorer son pardon dans l'angoisse

d'une mortelle douleur. Quand il l'eut ainsi brisée et anéantie, il

feignit de se laisser attendrir; et tout éperdu d'orgueil et de je ne

sais quelle émotion fougueuse, en voyant cette femme si belle et si

fière se rouler devant lui dans la poussière comme une Madeleine

pénitente, il céda à ses transports et la plongea dans de nouvelles

ivresses. Mais en se familiarisant avec cette lionne domptée, il

n'oublia pas un instant que c'était une bête féroce, et garda jusqu'au

bout l'attitude d'un maître offensé qui pardonne.


L'aube commençait à poindre lorsque cette femme, enivrée et avilie,

appuyant son bras de marbre sur le balcon humide du froid matinal et

ensevelissant sa face pâle sous ses longs cheveux noirs, se mit à se

plaindre d'une voix douce et caressante des tortures que son amour lui

faisait éprouver.


«Eh bien, oui, lui dit-elle, je suis jalouse, et si tu le veux

absolument, je suis pis que cela, je suis envieuse. Je ne puis voir ma

gloire de dix années éclipsée en un instant par une puissance nouvelle

qui s'élève et devant laquelle une foule oublieuse et cruelle m'immole

sans ménagement et sans regret. Quand tu auras connu les transports du

triomphe et les humiliations de la décadence, tu ne seras plus si

exigeant et si austère envers toi-même que tu l'es aujourd'hui envers

moi. Je suis encore puissante, dis-tu; comblée de vanités, de succès, de

richesses, et d'espérances superbes, je vais voir de nouvelles contrées,

subjuguer de nouveaux amants, charmer un peuple nouveau. Quand tout cela

serait vrai, crois-tu que quelque chose au monde puisse me consoler

d'avoir été abandonnée de tous mes amis, chassée de mon trône, et d'y

voir monter devant moi une autre idole? Et cette honte, la première de

ma vie, la seule dans toute ma carrière, elle m'est infligée sous tes

yeux; que dis-je! elle m'est infligée par toi; elle est l'ouvrage de mon

amant, du premier homme que j'aie aimé lâchement, éperdument! Tu dis

encore que je suis fausse et méchante, que j'ai affecté devant toi une

grandeur hypocrite, une générosité menteuse; c'est toi qui l'as voulu

ainsi, Anzoleto. J'étais offensée, tu m'as prescrit de paraître

tranquille, et je me suis tenue tranquille; j'étais méfiante, tu m'as

commandé de te croire sincère, et j'ai cru en toi; j'avais la rage et la

mort dans l'âme, tu m'as dit de sourire, et j'ai souri; j'étais furieuse

et désespérée, tu m'as ordonné de garder le silence, et je me suis tue.

Que pouvais-je faire de plus que de m'imposer un caractère qui n'était

pas le mien, et de me parer d'un courage qui m'est impossible? Et quand

ce courage m'abandonne, quand ce supplice devient intolérable, quand je

deviens folle et que mes tortures devraient briser ton coeur, tu me

foules aux pieds, et tu veux m'abandonner mourante dans la fange où tu

m'as plongée! Anzoleto, vous avez un coeur de bronze, et moi je suis

aussi peu de chose que le sable des grèves qui se laisse tourmenter et

emporter par le flot rongeur. Ah! gronde-moi, frappe-moi, outrage-moi,

puisque c'est le besoin de ta force; mais plains-moi du moins au fond de

ton âme; et à la mauvaise opinion que tu as de moi, juge de l'immensité

de mon amour, puisque je souffre tout cela et demande à le souffrir

encore.


«Mais écoute, mon ami, lui dit-elle avec plus de douceur et en

l'enlaçant dans ses bras: ce que tu m'as fait souffrir n'est rien auprès

de ce que j'éprouve en songeant à ton avenir et à ton propre bonheur. Tu

es perdu, Anzoleto, cher Anzoleto! perdu sans retour. Tu ne le sais pas,

tu ne t'en doutes pas, et moi je le vois, et je me dis: «Si du moins

j'avais été sacrifiée à son ambition si ma chute servait à édifier son

triomphe! Mais non! elle n'a servi qu'à sa perte, et je suis

l'instrument d'une rivale qui met son pied sur nos deux têtes.»


--Que veux-tu dire, insensée? reprit Anzoleto; je ne te comprends pas.



--Tu devrais me comprendre pourtant! tu devrais comprendre du moins ce

qui s'est passé ce soir. Tu n'as donc pas vu la froideur du public

succéder à l'enthousiasme que ton premier air avait excité, après

qu'elle a eu chanté, hélas! comme elle chantera toujours, mieux que moi,

mieux que tout le monde, et faut-il te le dire? mieux que toi, mille

fois, mon cher Anzoleto. Ah! tu ne vois pas que cette femme t'écrasera,

et que déjà elle t'a écrasé en naissant? Tu ne vois pas que ta beauté

est éclipsée par sa laideur; car elle est laide, je le soutiens; mais je

sais aussi que les laides qui plaisent allument de plus furieuses

passions et de plus violents engouements chez les hommes que les plus

parfaites beautés de la terre. Tu ne vois pas qu'on l'idolâtre et que

partout où tu seras auprès d'elle, tu seras effacé et passeras inaperçu?

Tu ne sais pas que pour se développer et pour prendre son essor, le

talent du théâtre a besoin de louanges et de succès, comme l'enfant qui

vient au monde a besoin d'air pour vivre et pour grandir; que la moindre

rivalité absorbe une partie de la vie que l'artiste aspire, et qu'une

rivalité redoutable, c'est le vide qui se fait autour de nous, c'est la

mort qui pénètre dans notre âme! Tu le vois bien par mon triste exemple:

la seule appréhension de cette rivale que je ne connaissais pas, et que

tu voulais m'empêcher de craindre, a suffi pour me paralyser depuis un

mois; et plus j'approchais du jour de son triomphe, plus ma voix

s'éteignait, plus je me sentais dépérir. Et je croyais à peine à ce

triomphe possible! Que sera-ce donc maintenant que je l'ai vu certain,

éclatant, inattaquable? Sais-tu bien que je ne peux plus reparaître à

Venise, et peut-être en Italie sur aucun théâtre, parce que je serais

démoralisée, tremblante, frappée d'impuissance? Et qui sait où ce

souvenir ne m'atteindra pas, où le nom et la présence de cette rivale

victorieuse ne viendront pas me poursuivre et me mettre en fuite? Ah!

moi, je suis perdue; mais tu l'es aussi, Anzoleto. Tu es mort avant

d'avoir vécu; et si j'étais aussi méchante que tu le dis, je m'en

réjouirais, je te pousserais à ta perte, et je serais vengée; au lieu

que je te le dis avec désespoir: si tu reparais une seule fois auprès

d'elle à Venise, tu n'as plus d'avenir à Venise; si tu la suis dans ses

voyages, la honte et le néant voyageront avec toi. Si, vivant de ses

recettes, partageant son opulence, et t'abritant sous sa renommée, tu

traînes à ses côtés une existence pâle et misérable, sais-tu quel sera

ton titre auprès du public? Quel est, dira-t-on en te voyant, ce beau

jeune homme qu'on aperçoit derrière elle? Rien, répondra-t-on; moins que

rien: c'est le mari ou l'amant de la divine cantatrice.»


Anzoleto devint sombre comme les nuées orageuses qui montaient à

l'orient du ciel.


«Tu es une folle, chère Corilla, répondit-il; la Consuelo n'est pas

aussi redoutable pour toi que tu te l'es représentée aujourd'hui dans

ton imagination malade. Quant à moi, je te l'ai dit, je ne suis pas son

amant, je ne serai sûrement jamais son mari, et je ne vivrai pas comme

un oiseau chétif sous l'ombre de ses larges ailes. Laisse-la prendre son

vol. Il y a dans le ciel de l'air et de l'espace pour tous ceux qu'un

essor puissant enlève de terre. Tiens, regarde ce passereau; ne

vole-t-il pas aussi bien sur le canal que le plus lourd goëland sur la

mer? Allons! trêve à ces rêveries! le jour me chasse de tes bras. A

demain. Si tu veux que je revienne, reprends cette douceur et cette

patience qui m'avaient charmé, et qui vont mieux à ta beauté que les

cris et les emportements de la jalousie.»


Anzoleto, absorbé pourtant dans de noires pensées, se retira chez lui,

et ce ne fut que couché et prêt à s'endormir, qu'il se demanda qui avait

dû accompagner Consuelo au sortir du palais Zustiniani pour la ramener

chez elle. C'était un soin qu'il n'avait jamais laissé prendre à

personne.


«Après tout, se dit-il en donnant de grands coups de poing à son

oreiller pour l'arranger sous sa tête, si la destinée veut que le comte

en vienne à ses fins, autant vaut pour moi que cela arrive plus tôt que

plus tard!»





XVIII.



Lorsque Anzoleto s'éveilla, il sentit se réveiller aussi la jalousie que

lui avait inspirée le comte Zustiniani. Mille sentiments contraires se

partageaient son âme. D'abord cette autre jalousie que la Corilla avait

éveillée en lui pour le génie et le succès de Consuelo. Celle-là

s'enfonçait plus avant dans son sein, à mesure qu'il comparait le

triomphe de sa fiancée à ce que, dans son ambition trompée, il appelait

sa propre chute. Ensuite l'humiliation d'être supplanté peut-être dans

la réalité, comme il l'était déjà dans l'opinion, auprès de cette femme

désormais célèbre et toute-puissante dont il était si flatté la veille

d'être l'unique et souverain amour. Ces deux jalousies se disputaient

dans sa pensée, et il ne savait à laquelle se livrer pour éteindre

l'autre. Il avait à choisir entre deux partis: ou d'éloigner Consuelo du

comte et de Venise, et de chercher avec elle fortune ailleurs, ou de

l'abandonner à son rival, et d'aller au loin tenter seul les chances

d'un succès qu'elle ne viendrait plus contre-balancer. Dans cette

incertitude de plus en plus poignante, au lieu d'aller reprendre du

calme auprès de sa véritable amie, il se lança de nouveau dans l'orage

en retournant chez la Corilla. Elle attisa le feu en lui démontrant,

avec plus de force que la veille, tout le désavantage de sa position.


«Nul n'est prophète en son pays, lui dit-elle; et c'est déjà un mauvais

milieu pour toi que la ville où tu es né, où l'on t'a vu courir en

haillons sur la place publique, où chacun peut se dire (et Dieu sait que

les nobles aiment à se vanter de leurs bienfaits, même imaginaires,

envers les artistes): «C'est moi qui l'ai protégé; je me suis aperçu le

premier de son talent; c'est moi qui l'ai recommandé à celui-ci, c'est

moi qui l'ai préféré à celui-là.» Tu as beaucoup trop vécu ici au grand

air, mon pauvre Anzolo; ta charmante figure avait frappé tous les

passants avant qu'on sût qu'il y avait en toi de l'avenir. Le moyen

d'éblouir des gens qui t'ont vu ramer sur leur gondole, pour gagner

quelques sous, en leur chantant les strophes du Tasse, ou faire leurs

commissions pour avoir de quoi souper! Consuelo, laide et menant une vie

retirée, est ici une merveille étrangère. Elle est Espagnole d'ailleurs,

elle n'a pas l'accent vénitien. Sa prononciation belle, quoiqu'un peu

singulière, leur plairait encore, quand même elle serait détestable:

c'est quelque chose dont leurs oreilles ne sont pas rebattues. Ta beauté

a été pour les trois quarts dans le petit succès que tu as eu au premier

acte. Au dernier on y était déjà habitué.


--Dites aussi que la belle cicatrice que vous m'avez faite au-dessous de

l'oeil, et que je ne devrais vous pardonner de ma vie, n'a pas peu

contribué à m'enlever ce dernier, ce frivole avantage.


--Sérieux au contraire aux yeux des femmes, mais frivole à ceux des

hommes. Avec les unes, tu régneras dans les salons; sans les autres, tu

succomberas au théâtre. Et comment veux-tu les occuper, quand c'est une

femme qui te les dispute? une femme qui subjugue non-seulement les

dilettanti sérieux, mais qui enivre encore, par sa grâce et le prestige

de son sexe, tous les hommes qui ne sont point connaisseurs en musique!

Ah! que pour lutter avec moi, il a fallu de talent et de science à

Stefanini, à Saverio, et à tous ceux qui ont paru avec moi sur la scène!


--A ce compte, chère Corilla, je courrais autant de risques en me

montrant auprès de toi, que j'en cours auprès de la Consuelo. Si j'avais

eu la fantaisie de te suivre en France, tu me donnerais là un bon

avertissement.»


Ces mots échappés à Anzoleto furent un trait de lumière pour la Corilla.

Elle vit qu'elle avait frappé plus juste qu'elle ne s'en flattait

encore; car la pensée de quitter Venise s'était déjà formulée dans

l'esprit de son amant. Dès qu'elle conçut l'espoir de l'entraîner avec

elle, elle n'épargna rien pour lui faire goûter ce projet. Elle

s'abaissa elle-même tant qu'elle put, et elle se mit au-dessous de sa

rivale avec une modestie sans bornes. Elle se résigna même à dire

qu'elle n'était ni assez grande cantatrice, ni assez belle pour allumer

des passions dans le public. Et comme tout cela était plus vrai qu'elle

ne le pensait en le disant, comme Anzoleto s'en apercevait de reste, et

ne s'était jamais abusé sur l'immense supériorité de Consuelo, elle

n'eut pas de peine à le lui persuader. Leur association et leur fuite

furent donc à peu près résolues dans cette séance; et Anzoleto y

songeait sérieusement, bien qu'il se gardât toujours une porte de

derrière pour échapper à cet engagement dans l'occasion.


Corilla, voyant qu'il lui restait un fond d'incertitude, l'engagea

fortement à continuer ses débuts, le flattant de l'espérance d'un

meilleur sort pour les autres représentations; mais bien certaine, au

fond, que ces épreuves malheureuses le dégoûteraient complètement et de

Venise et de Consuelo.


En sortant de chez sa maîtresse, il se rendit chez son amie. Un

invincible besoin de la revoir l'y poussait impérieusement. C'était la

première fois qu'il avait fini et commencé une journée sans recevoir son

chaste baiser au front. Mais comme, après ce qui venait de se passer

avec la Corilla, il eût rougi de sa versatilité, il essaya de se

persuader qu'il allait chercher auprès d'elle la certitude de son

infidélité, et le désabusement complet de son amour. Sans nul doute, se

disait-il, le comte aura profité de l'occasion et du dépit causé par mon

absence, et il est impossible qu'un libertin tel que lui se soit trouvé

avec elle la nuit en tête-à-tête, sans que la pauvrette ait succombé.

Cette idée lui faisait pourtant venir une sueur froide au visage; s'il

s'y arrêtait, la certitude du remords et du désespoir de Consuelo

brisait son âme, et il hâtait le pas, s'imaginant la trouver, noyée de

larmes. Et puis une voix intérieure, plus forte que toutes les autres,

lui disait qu'une chute aussi prompte et aussi honteuse était impossible

à un être aussi pur et aussi noble; et il ralentissait sa marche en

songeant à lui-même, à l'odieux de sa conduite, à l'égoïsme de son

ambition, aux mensonges et aux reproches dont il avait rempli sa vie et

sa conscience.


Il trouva Consuelo dans sa robe noire, devant sa table, aussi sereine et

aussi sainte dans son attitude et dans son regard qu'il l'avait toujours

vue. Elle courut à lui avec la même effusion qu'à l'ordinaire, et

l'interrogea avec inquiétude, mais sans reproche et sans méfiance, sur

l'emploi de ce temps passé loin d'elle.


«J'ai été souffrant, lui répondit-il avec l'abattement profond que lui

causait son humiliation intérieure. Ce coup que je me suis donné à la

tête contre un décor, et dont je t'ai montré la marque en te disant que

ce n'était rien, m'a pourtant causé un si fort ébranlement au cerveau

qu'il m'a fallu quitter le palais Zustiniani dans la crainte de m'y

évanouir, et que j'ai eu besoin de garder le lit toute la matinée.


--O mon Dieu! dit Consuelo en baisant la cicatrice faite par sa rivale;

tu as souffert, et tu souffres encore?


--Non, ce repos m'a fait du bien. N'y songe plus, et dis-moi comment tu

as fait pour revenir toute seule cette nuit?


--Toute seule? Oh! non, le comte m'a ramenée dans sa gondole.


--Ah! j'en étais sûr! s'écria Anzoleto avec un accent étrange. Et sans

doute ... il t'a dit de bien belles choses dans ce tête-à-tête?


--Qu'eût-il pu me dire qu'il ne m'ait dit cent fois devant tout le

monde? Il me gâte, et me donnerait de la vanité si je n'étais en garde

contre cette maladie. D'ailleurs, nous n'étions pas tête-à-tête; mon bon

maître a voulu m'accompagner aussi. Oh! l'excellent ami!


--Quel maître? que excellent ami? dit Anzoleto rassuré et déjà

préoccupé.


--Eh! le Porpora! A quoi songes-tu donc?


--Je songe, chère Consuelo, à ton triomphe d'hier soir; et toi, y

songes-tu?


--Moins qu'au tien, je te jure!


--Le mien! Ah! ne me raille pas, ma belle amie; le mien a été si pâle

qu'il ressemblait beaucoup à une chute.»


Consuelo pâlit de surprise. Elle n'avait pas eu, malgré sa fermeté

remarquable, tout le sang-froid nécessaire pour apprécier la différence

des applaudissements qu'elle et son amant avaient recueillis. II y a

dans ces sortes d'ovations un trouble auquel l'artiste le plus sage ne

peut se dérober, et qui fait souvent illusion à quelques-uns, au point

de leur faire prendre l'appui d'une cabale pour la clameur d'un succès.

Mais au lieu de s'exagérer l'amour de son public, Consuelo, presque

effrayée d'un bruit si terrible, avait eu peine à le comprendre, et

n'avait pas constaté la préférence qu'on lui avait donnée sur Anzoleto.

Elle le gronda naïvement de son exigence envers la fortune; et voyant

qu'elle ne pouvait ni le persuader ni vaincre sa tristesse, elle lui

reprocha doucement d'être trop amoureux de la gloire, et d'attacher trop

de prix à la faveur du monde.


«Je te l'ai toujours prédit, lui dit-elle, tu préfères les résultats de

l'art à l'art lui-même. Quand on a fait de son mieux, quand on sent

qu'on a fait bien, il me semble qu'un peu plus ou un peu moins

d'approbation n'ôte ni n'ajoute rien au contentement intérieur.

Souviens-toi de ce que me disait le Porpora la première fois que j'ai

chanté au palais Zustiniani: Quiconque se sent pénétré d'un amour vrai

pour son art ne peut rien craindre ...


--Ton Porpora et toi, interrompit Anzoleto avec humeur, pouvez bien vous

nourrir de ces belles maximes. Rien n'est si aisé que de philosopher sur

les maux de la vie quand on n'en connaît que les biens. Le Porpora,

quoique pauvre et contesté, a un nom illustre. Il a cueilli assez de

lauriers pour que sa vieille tête puisse blanchir en paix sous leur

ombre. Toi qui te sens invincible, tu es inaccessible à la peur. Tu

t'élèves du premier bond au sommet de l'échelle, et tu reproches à ceux

qui n'ont pas de jambes d'avoir le vertige. C'est peu charitable,

Consuelo, et souverainement injuste. Et puis ton argument ne m'est pas

applicable: tu dis que l'on doit mépriser l'assentiment du public quand

on a le sien propre; mais si je ne l'ai pas, ce témoignage intérieur

d'avoir bien fait? Et ne vois-tu pas que je suis horriblement mécontent

de moi-même? N'as-tu pas vu que j'étais détestable? N'as-tu pas entendu

que j'ai chanté pitoyablement?


--Non, car cela n'est pas. Tu n'as été ni au-dessus ni au-dessous de

toi-même. L'émotion que tu éprouvais n'a presque rien ôté à tes moyens.

Elle s'est vite dissipée d'ailleurs, et les choses que tu sais bien, tu

les a bien rendues.


--Et celles que je ne sais pas?» dit Anzoleto en fixant sur elle ses

grands yeux noirs creusés par la fatigue et le chagrin.


Elle soupira et garda un instant le silence, puis elle lui dit en

l'embrassant:


«Celles que tu ne sais pas, il faut les apprendre. Si tu avais voulu

étudier sérieusement pendant les répétitions ... Te l'ai-je dit? Mais ce

n'est pas le moment de faire des reproches, c'est le moment au contraire

de tout réparer. Voyons, prenons seulement deux heures par jour, et tu

verras que nous triompherons vite de ce qui t'arrête.


--Sera-ce donc l'affaire d'un jour?


--Ce sera l'affaire de quelques mois tout au plus.


--Et cependant je joue demain! je continue à débuter devant un public

qui me juge sur mes défauts beaucoup plus que sur mes qualités.


--Mais qui s'apercevra bien de tes progrès.


--Qui sait? S'il me prend en aversion!


--Il t'a prouvé le contraire.


--Oui! tu trouves qu'il a été indulgent pour moi?


--Eh bien, oui, il l'a été, mon ami. Là où tu as été faible, il a été

bienveillant; là où tu as été fort, il t'a rendu justice.


--Mais, en attendant, on va me faire en conséquence un engagement

misérable.


--Le comte est magnifique en tout et n'épargne pas l'argent. D'ailleurs

ne m'en offre-t-il pas plus qu'il ne nous en faut pour vivre tous deux

dans l'opulence?


--C'est cela! je vivrais de ton succès!


--J'ai bien assez longtemps vécu de ta faveur.


--Ce n'est pas de l'argent qu'il s'agit. Qu'il m'engage à peu de frais,

peu importe; mais il m'engagera pour les seconds ou les troisièmes

rôles.


--Il n'a pas d'autre _primo-uomo_ sous la main. Il y a longtemps qu'il

compte sur toi et ne songe qu'à toi. D'ailleurs il est tout porté pour

toi. Tu disais qu'il serait contraire à notre mariage! Loin de là, il

semble le désirer, et me demande souvent quand je l'inviterai à ma noce.


--Ah! vraiment? C'est fort bien! Grand merci, monsieur le comte!


--Que veux-tu dire?


--Rien. Seulement, Consuelo, tu as eu grand tort de ne pas m'empêcher de

débuter jusqu'à ce que mes défauts que tu connaissais si bien, se

fussent corrigés dans de meilleures études. Car tu les connais, mes

défauts, je le répète.


--Ai-je manqué de franchise? ne t'ai-je pas averti souvent? Mais tu m'as

toujours dit que le public ne s'y connaissait pas; et quand j'ai su quel

succès tu avais remporté chez le comte la première fois que tu as chanté

dans son salon, j'ai pensé que ...


--Que les gens du monde ne s'y connaissaient pas plus que le public

vulgaire?


--J'ai pensé que tes qualités frapperaient plus que tes défauts; et il

en a été ainsi, ce me semble, pour les uns comme pour l'autre.


--Au fait, pensa Anzoleto, elle dit vrai, et si je pouvais reculer mes

débuts.... Mais c'est courir le risque de voir appeler à ma place un

ténor qui ne me la céderait plus. Voyons! dit-il après avoir fait

plusieurs tours dans la chambre, quels sont donc mes défauts?


--Ceux que je t'ai dits souvent, trop de hardiesse et pas assez de

préparation; une énergie plus fiévreuse que sentie; des effets

dramatiques qui sont l'ouvrage de la volonté plus que ceux de

l'attendrissement. Tu ne t'es pas pénétré de l'ensemble de ton rôle. Tu

l'as appris par fragments. Tu n'y as vu qu'une succession de morceaux

plus ou moins brillants. Tu n'en as saisi ni la gradation, ni le

développement, ni le résumé. Pressé de montrer ta belle voix et

l'habileté que tu as à certains égards, tu as donné ton dernier mot

presque en entrant en scène. À la moindre occasion, tu as cherché un

effet, et tous tes effets ont été semblables. À la fin du premier acte,

on te connaissait, on te savait par coeur; mais on ne savait pas que

c'était tout, et on attendait quelque chose de prodigieux pour la fin.

Ce quelque chose n'était pas en toi. Ton émotion était épuisée, et ta

voix n'avait plus la même fraîcheur. Tu l'as senti, tu as forcé l'une et

l'autre; on l'a senti aussi, et l'on est resté froid, à ta grande

surprise, au moment où tu te croyais le plus pathétique. C'est qu'à ce

moment-là on ne voyait pas l'artiste inspiré par la passion, mais

l'acteur aux prises avec le succès.


--Et comment donc font les autres? s'écria Anzoleto en frappant du pied.

Est-ce que je ne les ai pas entendus, tous ceux qu'on a applaudis à

Venise depuis dix ans? Est-ce que le vieux Stefanini ne criait pas quand

la voix lui manquait? Et cependant on l'applaudissait avec rage.


--II est vrai, et je n'ai pas compris que le public pût s'y tromper.

Sans doute on se souvenait du temps où il y avait eu en lui plus de

puissance, et on ne voulait pas lui faire sentir le malheur de son âge.


--Et la Corilla, voyons, cette idole que tu renverses, est-ce qu'elle ne

forçait pas les situations? Est-ce-qu'elle ne faisait pas des efforts

pénibles à voir et à entendre? Est-ce qu'elle était passionnée tout de

bon, quand on la portait aux nues?


--C'est parce que j'ai trouvé ses moyens factices, ses effets

détestables, son jeu comme son chant dépourvus de goût et de grandeur,

que je me suis présentée si tranquillement sur la scène, persuadée comme

toi que le public ne s'y connaissait pas beaucoup.


--Ah! dit Anzoleto avec un profond soupir, tu mets le doigt sur ma

plaie, pauvre Consuelo!


--Comment cela, mon bien-aimé?


--Comment cela? tu me le demandes? Nous nous étions trompés, Consuelo.

Le public s'y connaît. Son coeur lui apprend ce que son ignorance lui

voile. C'est un grand enfant qui a besoin d'amusement et d'émotion. Il

se contente de ce qu'on lui donne; mais qu'on lui montre quelque chose

de mieux, et le voilà qui compare et qui comprend. La Corilla pouvait

encore le charmer la semaine dernière, bien qu'elle chantât faux et

manquât de respiration. Tu parais, et la Corilla est perdue; elle est

effacée, enterrée. Qu'elle reparaisse, on la sifflera. Si j'avais débuté

auprès d'elle, j'aurais eu un succès complet comme celui que j'ai eu

chez le comte, la première fois que j'ai chanté après elle. Mais auprès

de toi, j'ai été éclipsé. Il en devait être ainsi, et il en sera

toujours ainsi. Le public avait le goût du clinquant. Il prenait des

oripeaux pour des pierreries; il en était ébloui. On lui montre un

diamant fin, et déjà il ne comprend plus qu'on ait pu le tromper si

grossièrement. Il ne peut plus souffrir les diamants faux, et il en fait

justice. Voilà mon malheur, Consuelo: c'est d'avoir été produit, moi,

verroterie de Venise, à côté d'une perle sortie du fond des mers.»


Consuelo ne comprit pas tout ce qu'il y avait d'amertume et de vérité

dans ces réflexions. Elle les mit sur le compte de l'amour de son

fiancé, et ne répondit à ce qu'elle prit pour de douces flatteries, que

par des sourires et des caresses. Elle prétendit qu'il la surpasserait,

le jour où il voudrait s'en donner la peine, et releva son courage en

lui persuadant que rien n'était plus facile que de chanter comme elle.

Elle était de bonne foi en ceci, n'ayant jamais été arrêtée par aucune

difficulté, et ne sachant pas que le travail même est le premier des

obstacles, pour quiconque n'en a pas l'amour et la persévérance.





XIX.



Encouragé par la franchise de Consuelo et la perfidie de Corilla qui le

pressait de se faire entendre encore en public, Anzoleto se mit à

travailler avec ardeur; et à la seconde représentation d'_Ipermnestre_,

il chanta beaucoup plus purement son premier acte. On lui en sut gré.


Mais, comme le succès de Consuelo grandit en proportion, il ne fut pas

satisfait du sien, et commença à se sentir démoralisé par cette nouvelle

constatation de son infériorité. Dès ce moment, tout prit à ses yeux un

aspect sinistre. Il lui sembla qu'on ne l'écoutait pas, que les

spectateurs placés près de lui murmuraient des réflexions humiliantes

sur son compte, et que les amateurs bienveillants qui l'encourageaient

dans les coulisses avaient l'air de le plaindre profondément. Tous leurs

éloges eurent pour lui un double sens dont il s'appliqua le plus

mauvais. La Corilla, qu'il alla consulter dans sa loge durant

l'entr'acte, affecta de lui demander d'un air effrayé s'il n'était pas

malade.


--Pourquoi? lui dit-il avec impatience.


«Parce que ta voix est sourde aujourd'hui, et que tu sembles accablé!

Cher Anzoleto, reprends courage; donne tes moyens qui sont paralysés par

la crainte ou le découragement.


--N'ai-je pas bien dit mon premier air?


--Pas à beaucoup près aussi bien que la première fois. J'en ai eu le

coeur si serré que j'ai failli me trouver mal.



--Mais on m'a applaudi, pourtant?


--Hélas!... n'importe: j'ai tort de t'ôter l'illusion. Continue ...

Seulement tâche de dérouiller ta voix.»


«Consuelo, pensa-t-il, a cru me donner un conseil. Elle agit d'instinct,

et réussit pour son propre compte. Mais où aurait-elle pris l'expérience

de m'enseigner à dominer ce public récalcitrant? En suivant la direction

qu'elle me donne, je perds mes avantages, et on ne me tient pas compte

de l'amélioration de ma manière. Voyons! revenons à mon audace première.

N'ai-je pas éprouvé, à mon début chez le comte, que je pouvais éblouir

même ceux que je ne persuadais pas? Le vieux Porpora ne m'a-t-il pas dit

que j'avais les taches du génie? Allons donc! que ce public subisse mes

taches et qu'il plie sous mon génie.»


Il se battit les flancs, fit des prodiges au second acte, et fut écouté

avec surprise. Quelques-uns battirent des mains, d'autres imposèrent

silence aux applaudissements. Le public en masse se demanda si cela

était sublime ou détestable.


Encore un peu d'audace, et peut-être qu'Anzoleto l'emportait. Mais cet

échec le troubla au point que sa tête s'égara, et qu'il manqua

honteusement tout le reste de son rôle.


A la troisième représentation, il avait repris son courage, et, résolu

d'aller à sa guise sans écouter les conseils de Consuelo; il hasarda les

plus étranges caprices, les bizarreries les plus impertinentes, honte!

deux ou trois sifflets interrompirent le silence qui accueillait ces

tentatives désespérées. Le bon et généreux public fit taire les sifflets

et se mit à battre des mains; il n'y avait pas moyen de s'abuser sur

cette bienveillance envers la personne et sur ce blâme envers l'artiste.

Anzoleto déchira son costume en rentrant dans sa loge, et, à peine la

pièce finie, il courut s'enfermer avec la Corilla, en proie à une rage

profonde et déterminé à fuir avec elle au bout de la terre.


Trois jours s'écoulèrent sans qu'il revît Consuelo. Elle lui inspirait

non pas de la haine, non pas du refroidissement (au fond de son âme

bourrelée de remords, il la chérissait toujours et souffrait

mortellement de ne pas la voir), mais une véritable terreur. Il sentait

la domination de cet être qui l'écrasait en public de toute sa grandeur,

et qui en secret reprenait à son gré possession de sa confiance et de sa

volonté. Dans son agitation il n'eut pas la force de cacher à la Corilla

combien il était attaché à sa noble fiancée, et combien elle avait

encore d'empire sur ses convictions. La Corilla en conçut un dépit amer,

qu'elle eut la force de dissimuler. Elle le plaignit, le confessa; et

quand elle sut le secret de sa jalousie, elle frappa un grand coup en

faisant savoir sous main à Zustiniani sa propre intimité avec Anzoleto,

pensant bien que le comte ne perdrait pas une si belle occasion d'en

instruire l'objet de ses désirs, et de rendre à Anzoleto le retour

impossible.


Surprise de voir un jour entier s'écouler dans la solitude de sa

mansarde, Consuelo s'inquiéta; et le lendemain d'un nouveau jour

d'attente vaine et d'angoisse mortelle, à la nuit tombante, elle

s'enveloppa d'une mante épaisse (car la cantatrice célèbre n'était plus

garantie par son obscurité contre les méchants propos), et courut à la

maison qu'occupait Anzoleto depuis quelques semaines, logement plus

convenable que les précédents, et que le comte lui avait assigné dans

une des nombreuses maisons qu'il possédait dans la ville. Elle ne l'y

trouva point, et apprit qu'il y passait rarement la nuit.


Cette circonstance ne l'éclaira pas sur son infidélité. Elle connaissait

ses habitudes de vagabondage poétique, et pensa que, ne pouvant

s'habituer à ces somptueuses demeures, il retournait à quelqu'un de ses

anciens gîtes. Elle allait se hasarder à l'y chercher, lorsqu'en se

retournant pour repasser la porte, elle se trouva face à face avec

maître Porpora.


«Consuelo, lui dit-il à voix basse, il est inutile de me cacher tes

traits; je viens d'entendre ta voix, et ne puis m'y méprendre. Que

viens-tu faire ici, à cette heure, ma pauvre enfant, et que cherches-tu

dans cette maison?


--J'y cherche mon fiancé, répondit Consuelo en s'attachant au bras de

son vieux maître. Et je ne sais pas pourquoi je rougirais de l'avouer à

mon meilleur ami. Je sais bien que vous blâmez mon attachement pour lui;

mais je ne saurais vous faire un mensonge. Je suis inquiète. Je n'ai pas

vu Anzoleto depuis avant-hier au théâtre. Je le crois malade.


--Malade? lui! dit le professeur en haussant les épaules. Viens avec

moi, pauvre fille; il faut que nous causions; et puisque tu prends enfin

le parti de m'ouvrir ton coeur, il faut que je t'ouvre le mien aussi.

Donne-moi le bras, mous parlerons en marchant. Écoute, Consuelo; et

pénétre-toi bien de ce que je vais te dire. Tu ne peux pas, tu ne dois

pas être la femme de ce jeune homme. Je te le défends, au nom du Dieu

vivant qui m'a donné pour toi des entrailles de père.


--O mon maître, répondit-elle avec douleur, demandez-moi le sacrifice de

ma vie, mais non celui de mon amour.


--Je ne le demande pas, je l'exige, répondit le Porpora avec fermeté.

Cet amant est maudit. Il fera ton tourment et ta honte si tu ne

l'abjures à l'instant même.


--Cher maître, reprit-elle avec un sourire triste et caressant, vous

m'avez dit cela bien souvent; mais j'ai vainement essayé de vous obéir.

Vous haïssez ce pauvre enfant. Vous ne le connaissez pas, et je suis

certaine que vous reviendrez de vos préventions.


--Consuelo, dit le maestro avec plus de force, je t'ai fait jusqu'ici

d'assez vaines objections et de très-inutiles défenses, je le sais. Je

t'ai parlé en artiste, et comme à une artiste; je ne voyais non plus

dans ton fiancé que l'artiste. Aujourd'hui, je te parle en homme, et je

te parle d'un homme, et je te parle comme à une femme. Cette femme a mal

placé son amour, cet homme en est indigne, et l'homme qui te le dit en

est certain.


--O mon Dieu! Anzoleto indigne de mon amour! Lui, mon seul ami, mon

protecteur, mon frère! Ah! vous ne savez pas comme il m'a aidée et comme

il m'a respectée depuis que je suis au monde! Il faut que je vous le

dise.»


Et Consuelo raconta toute l'histoire de sa vie et de son amour, qui

était une seule et même histoire.


Le Porpora en fut ému, mais non ébranlé.


«Dans tout ceci, dit-il, je ne vois que ton innocence, ta fidélité, ta

vertu. Quant à lui, je vois bien le besoin qu'il a eu de ta société et

de tes enseignements, auxquels, bien que tu en penses, je sais qu'il

doit le peu qu'il sait et le peu qu'il vaut; mais il n'en est pas moins

vrai que cet amant si chaste et si pur n'est que le rebut de toutes les

femmes perdues de Venise, qu'il apaise l'ardeur des feux que tu lui

inspires dans les maisons de débauche, et qu'il ne songe qu'à

t'exploiter, tandis qu'il assouvit ailleurs ses honteuses passions.


--Prenez garde à ce que vous dites, répondit Consuelo d'une voix

étouffée; j'ai coutume de croire en vous comme en Dieu, ô mon maître!

Mais en ce qui concerne Anzoleto, j'ai résolu de vous fermer mes

oreilles et mon coeur ... Ah! laissez-moi vous quitter, ajouta-t-elle en

essayant de détacher son bras de celui du professeur, vous me donnez la

mort.


--Je veux donner la mort à ta passion funeste, et par la vérité je veux

te rendre à la vie, répondit-il en serrant le bras de l'enfant contre sa

poitrine généreuse et indignée. Je sais que je suis rude, Consuelo. Je

ne sais pas être autrement, et c'est à cause de cela que j'ai retardé,

tant que je l'ai pu, le coup que je vais te porter. J'ai espéré que tu

ouvrirais les yeux, que tu comprendrais ce qui se passe autour de toi.

Mais au lieu de t'éclairer par l'expérience, tu te lances en aveugle au

milieu des abîmes. Je ne veux pas t'y laisser tomber! moi! Tu es le seul

être que j'aie estimé depuis dix ans. Il ne faut pas que tu périsses,

non, il ne le faut pas.


--Mais, mon ami, je ne suis pas en danger. Croyez-vous que je mente

quand je vous jure, par tout ce qu'il y a de sacré, que j'ai respecté le

serment fait au lit de mort de ma mère? Anzoleto le respecte aussi. Je

ne suis pas encore sa femme, je ne suis donc pas sa maîtresse.


--Mais qu'il dise un mot, et tu seras l'une et l'autre!


--Ma mère elle-même nous l'a fait promettre.


--Et tu venais cependant ce soir trouver cet homme qui ne veut pas et

qui ne peut pas être ton mari?


--Qui vous l'a dit?


--La Corilla lui permettrait-elle jamais de ...


--La Corilla? Qu'y a-t-il de commun entre lui et la Corilla?


--Nous sommes à deux pas de la demeure de cette fille ... Tu cherchais

ton fiancé ... allons l'y trouver. T'en sens-tu le courage?


--Non! non! mille fois non! répondit Consuelo en fléchissant dans sa

marche et en s'appuyant contre la muraille. Laissez-moi la vie, mon

maître; ne me tuez pas avant que j'aie vécu. Je vous dis que vous me

faites mourir.


--Il faut que tu boives ce calice, reprit l'inexorable vieillard; je

fais ici le rôle du destin. N'ayant jamais fait que des ingrats et par

conséquent des malheureux par ma tendresse et ma mansuétude, il faut que

je dise la vérité à ceux que j'aime. C'est le seul bien que puisse

opérer un coeur desséché par le malheur et pétrifié par la souffrance.

Je te plains, ma pauvre fille, de n'avoir pas un ami plus doux et plus

humain pour te soutenir dans cette crise fatale. Mais tel que l'on m'a

fait, il faut que j'agisse sur les autres et que j'éclaire par le

rayonnement de la foudre, ne pouvant vivifier par la chaleur du soleil.

Ainsi donc, Consuelo, pas de faiblesse entre nous. Viens à ce palais. Je

veux que tu surprennes ton amant dans les bras de l'impure Corilla. Si

tu ne peux marcher, je te traînerai! Si tu tombes je te porterai! Ah! Le

vieux Porpora est robuste encore, quand le feu de la colère divine brûle

dans ses entrailles!


--Grâce! grâce! s'écria Consuelo plus pâle que la mort. Laissez-moi

douter encore ... Donnez-moi encore un jour, un seul jour pour croire en

lui; je ne suis pas préparée à ce supplice ...


--Non, pas un jour, pas une heure, répondit-il d'un ton inflexible; car

cette heure qui s'écoule, je ne la retrouverai pas pour te mettre la

vérité sous les yeux; et ce jour que tu demandes, l'infâme en

profiterait pour te remettre sous le joug du mensonge. Tu viendras avec

moi; je te l'ordonne, je le veux.


--Eh bien, oui! j'irai, dit Consuelo en reprenant sa force par une

violente réaction de l'amour. J'irai avec vous pour constater votre

injustice et la foi de mon amant; car vous vous trompez indignement, et

vous voulez que je me trompe avec vous! Allez donc, bourreau que vous

êtes! Je vous suis, et je ne vous crains pas.»


Le Porpora la prit au mot; et, saisissant son bras dans sa main

nerveuse, forte comme une pince de fer, il la conduisit dans la maison

qu'il habitait, où, après lui avoir fait parcourir tous les corridors et

monter tous les escaliers, il lui fit atteindre une terrasse supérieure,

d'où l'on distinguait, au-dessus d'une maison plus basse, complètement

inhabitée, le palais de la Corilla, sombre du bas en haut, à l'exception

d'une seule fenêtre qui était éclairée et ouverte sur la façade noire et

silencieuse de la maison déserte. Il semblait, de cette fenêtre, qu'on

ne put être aperçu de nulle part; car un balcon avancé empêchait que

d'en bas on pût rien distinguer. De niveau, il n'y avait rien, et

au-dessus seulement les combles de la maison qu'habitait le Porpora, et

qui n'était pas tournée de façon à pouvoir plonger dans le palais de la

cantatrice. Mais la Corilla ignorait qu'à l'angle de ces combles il y

avait un rebord festonné de plomb, une sorte de niche en plein air, où,

derrière un large tuyau de cheminée, le maestro, par un caprice

d'artiste, venait chaque soir regarder les étoiles, fuir ses semblables,

et rêver à ses sujets sacrés ou dramatiques. Le hasard lui avait fait

ainsi découvrir le mystère des amours d'Anzoleto, et Consuelo n'eut qu'à

regarder dans la direction qu'il lui donnait, pour voir son amant auprès

de sa rivale dans un voluptueux tête-à-tête. Elle se détourna aussitôt;

et le Porpora qui, dans la crainte de quelque vertige de désespoir, la

tenait avec une force surhumaine, la ramena à l'étage inférieur et la

fit entrer dans son cabinet, dont il ferma la porte et la fenêtre pour

ensevelir dans le mystère l'explosion qu'il prévoyait.





XX.



Mais il n'y eut point d'explosion. Consuelo resta muette et atterrée. Le

Porpora lui adressa la parole. Elle ne répondit pas, et lui fit signe de

ne pas l'interroger; puis elle se leva, alla boire, à grands verres,

toute une carafe d'eau glacée qui était sur le clavecin, fit quelques

tours dans la chambre, et revint s'asseoir en face de son maître sans

dire une parole.


Le vieillard austère ne comprit pas la profondeur de sa souffrance.


«Eh bien, lui dit-il, t'avais-je trompée? Que penses-tu faire

maintenant?»


Un frisson douloureux ébranla la statue; et après avoir passé la main

sur son front: «Je pense ne rien faire, dit-elle, avant d'avoir compris

ce qui m'arrive.


--Et que te reste-t-il à comprendre?


--Tout! car je ne comprends rien; et vous me voyez occupée à chercher la

cause de mon malheur, sans rien trouver qui me l'explique. Quel mal

ai-je fait à Anzoleto pour qu'il ne m'aime plus? Quelle faute ai-je

commise qui m'ait rendue méprisable à ses yeux? Vous ne pouvez pas me le

dire, vous! puisque moi qui lis dans ma propre conscience, je n'y vois

rien qui me donne la clef de ce mystère. Oh! c'est un prodige

inconcevable! Ma mère croyait à la puissance des philtres: cette Corilla

serait-elle une magicienne?


--Pauvre enfant! dit le maestro; il y a bien ici une magicienne, mais

elle s'appelle Vanité; il y a bien un poison, mais il s'appelle Envie.

La Corilla a pu le verser; mais ce n'est pas elle qui a pétri cette âme

si propre à le recevoir. Le venin coulait déjà dans les veines impures

d'Anzoleto. Une dose de plus l'a rendu traître, de fourbe qu'il était;

infidèle, d'ingrat qu'il a toujours été.


--Quelle vanité? quelle envie?


--La vanité de surpasser tous les autres, l'envie de te surpasser, la

rage d'être surpassé par toi.


--Cela est-il croyable? Un homme peut-il être jaloux des avantages d'une

femme? Un amant peut-il haïr le succès de son amante? Il y a donc bien

des choses que je ne sais pas, et que je ne puis pas comprendre!


--Tu ne les comprendras jamais; mais tu les constateras à toute heure de

ta vie. Tu sauras qu'un homme peut être jaloux des avantages d'une

femme, quand cet homme est un artiste vaniteux; et qu'un amant peut haïr

les succès de son amante, quand le théâtre est le milieu où ils vivent.

C'est qu'un comédien n'est pas un homme, Consuelo; c'est une femme. Il

ne vit que de vanité maladive; il ne songe qu'à satisfaire sa vanité; il

ne travaille que pour s'enivrer de vanité. La beauté d'une femme lui

fait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien. Une

femme est son rival, ou plutôt il est la rivale d'une femme; il a toutes

les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les

ridicules d'une coquette. Voilà le caractère de la plupart des hommes de

théâtre. Il y a de grandes exceptions; elles sont si rares, elles sont

si méritoires, qu'il faut se prosterner devant elles; et leur faire plus

d'honneur qu'aux docteurs les plus sages. Anzoleto n'est point une

exception; parmi les vaniteux, c'est un des plus vaniteux: voilà tout le

secret de sa conduite.


--Mais quelle vengeance incompréhensible! mais quels moyens pauvres et

inefficaces! En quoi la Corilla peut-elle le dédommager de ses mécomptes

auprès du public? S'il m'eut dit franchement sa souffrance ... (Ah! il ne

fallait qu'un mot pour cela!) je l'aurais comprise, peut-être; du moins

j'y aurais compati; je me serais effacée pour lui faire place.


--Le propre des âmes envieuses est de haïr les gens en raison du bonheur

qu'ils leur dérobent. Et le propre de l'amour, hélas! n'est-il pas de

détester, dans l'objet qu'on aime, les plaisirs qu'on ne lui procure

pas? Tandis que ton amant abhorre le public qui te comble de gloire, ne

hais-tu pas la rivale qui l'enivre de plaisirs?


--Vous dites là, mon maître, une chose profonde et à laquelle je veux

réfléchir.


--C'est une chose vraie. En même temps qu'Anzoleto te hait pour ton

bonheur sur la scène, tu le hais pour ses voluptés dans le boudoir de la

Corilla.


--Cela n'est pas. Je ne saurais le haïr, et vous me faites comprendre

qu'il serait lâche et honteux de haïr ma rivale. Reste donc ce plaisir

dont elle l'enivre et auquel je ne puis songer sans frémir. Mais

pourquoi? je l'ignore. Si c'est un crime involontaire, Anzoleto n'est

donc pas si coupable de haïr mon triomphe.


--Tu es prompte à interpréter les choses de manière à excuser sa

conduite et ses sentiments. Non, Anzoleto n'est pas innocent et

respectable comme toi dans sa souffrance. Il te trompe, il t'avilit,

tandis que tu t'efforces de le réhabiliter. Au reste, ce n'est pas la

haine et le ressentiment que j'ai voulu t'inspirer; c'est le calme et

l'indifférence. Le caractère de cet homme entraîne les actions de sa

vie. Jamais tu ne le changeras. Prends ton parti, et songe à toi-même.


--A moi-même! c'est-à-dire à moi seule? à moi sans espoir et sans amour?


--Songe à la musique, à l'art divin, Consuelo; oserais-tu dire que tu ne

l'aimes que pour Anzoleto?


--J'ai aimé l'art pour lui-même aussi; mais je n'avais jamais séparé

dans ma pensée ces deux choses indivisibles: ma vie et celle d'Anzoleto.

Et je ne vois pas comment il restera quelque chose de moi pour aimer

quelque chose, quand la moitié nécessaire de ma vie me sera enlevée.


--Anzoleto n'était pour toi qu'une idée, et cette idée te faisait vivre.

Tu la remplaceras par une idée plus grande, plus pure et plus

vivifiante. Ton âme, ton génie, ton être enfin ne sera plus à la merci

d'une forme fragile et trompeuse; tu contempleras l'idéal sublime

dépouillé de ce voile terrestre; tu t'élanceras dans le ciel, et tu

vivras d'un hymen sacré avec Dieu même.


--Voulez-vous dire que je me ferai religieuse, comme vous m'y avez

engagée autrefois?


--Non, ce serait borner l'exercice de tes facultés d'artiste à un seul

genre, et tu dois les embrasser tous. Quoi que tu fasses et où que tu

sois, au théâtre comme dans le cloître, tu peux être une sainte, une

vierge céleste, la fiancée de l'idéal sacré.


--Ce que vous dites présente un sens sublime entouré de figures

mystérieuses. Laissez-moi me retirer, mon maître. J'ai besoin de me

recueillir et de me connaître.


--Tu as dit |e mot, Consuelo, tu as besoin de te connaître. Jusqu'ici tu

t'es méconnue en livrant ton âme et ton avenir à un être inférieur à toi

dans tous les sens. Tu as méconnu ta destinée, en ne voyant pas que tu

es née sans égal, et par conséquent sans associé possible en ce monde.

Il te faut la solitude, la liberté absolue. Je ne te veux ni mari, ni

amant, ni famille, ni passions, ni liens d'aucune sorte. C'est ainsi que

j'ai toujours conçu ton existence et compris ta carrière. Le jour où tu

te donneras à un mortel, tu perdras ta divinité. Ah! si la Minotaure et

la Mollendo, mes illustres élèves, mes puissantes créations, avaient

voulu me croire, elles auraient vécu sans rivales sur la terre. Mais la

femme est faible et curieuse; la vanité l'aveugle, de vains désirs

l'agitent, le caprice l'entraîne. Qu'ont-elles recueilli de leur

inquiétude satisfaite? des orages, de la fatigue, la perte ou

l'altération de leur génie. Ne voudras-tu pas être plus qu'elles,

Consuelo? n'auras-tu pas une ambition supérieure à tous les faux biens

de cette vie? ne voudras-tu pas éteindre les vains besoins de ton coeur

pour saisir la plus belle couronne qui ait jamais servi d'auréole au

génie?»


Le Porpora parla encore longtemps, mais avec une énergie et une

éloquence que je ne saurais vous rendre. Consuelo l'écouta, la tête

penchée et les yeux attachés à la terre. Quand il eut tout dit: «Mon

maître, lui répondit-elle, vous êtes grand; mais je ne le suis pas assez

pour vous comprendre. Il me semble que vous outragez la nature humaine

en proscrivant ses plus nobles passions. Il me semble que vous étouffez

les instincts que Dieu même nous a donnés, pour faire une sorte de

déification d'un égoïsme monstrueux et antihumain. Peut-être vous

comprendrais-je mieux si j'étais plus chrétienne: je tâcherai de le

devenir; voilà ce que je puis vous promettre.»


Elle se retira tranquille en apparence, mais dévorée au fond de l'âme.

Le grand et sauvage artiste la reconduisit jusque chez elle,

l'endoctrinant toujours, sans pouvoir la convaincre. Il lui fit du bien

cependant, en ouvrant à sa pensée, un vaste champ de méditations

profondes et sérieuses, au milieu desquelles le crime d'Anzoleto vint

s'abîmer comme un fait particulier servant d'introduction douloureuse,

mais solennelle, à des rêveries infinies. Elle passa de longues heures à

prier, à pleurer et à réfléchir; et puis elle s'endormit avec la

conscience de sa vertu, et l'espérance en un Dieu initiateur et

secourable.


Le lendemain Porpora vint lui annoncer qu'il y aurait répétition

d'_Ipermnestre_ pour Stefanini, qui prenait le rôle d'Anzoleto. Ce

dernier était malade, gardait le lit, et se plaignait d'une extinction

de voix. Le premier mouvement de Consuelo fut de courir chez lui pour le

soigner.


«Épargne-toi cette peine, lui dit le professeur; il se porte à

merveille; le médecin du théâtre l'a constaté, et il ira ce soir chez la

Corilla. Mais le comte Zustiniani, qui comprend fort bien ce que cela

veut dire, et qui consent sans beaucoup de regrets à ce qu'il suspende

ses débuts, a défendu au médecin de démasquer la feinte, et a prié le

bon Stefanini de rentrer au théâtre pour quelques jours.


--Mais, mon Dieu, que compte donc faire Anzoleto? Est-il découragé au

point de quitter le théâtre?


--Oui, le théâtre de San-Samuel. Il part dans un mois, pour la France

avec la Corilla. Cela t'étonne? Il fuit l'ombre que tu projettes sur

lui. Il remet son sort dans les mains d'une femme moins redoutable, et

qu'il trahira quand il n'aura plus besoin d'elle.»


La Consuelo pâlit et mit les deux mains sur son coeur prêt à se briser.

Peut-être s'était-elle flattée de ramener Anzoleto, en lui reprochant

doucement sa faute; et en lui offrant de suspendre ses propres débuts.

Cette nouvelle était un coup de poignard, et la pensée de ne plus revoir

celui qu'elle avait tant aimé ne pouvait entrer dans son esprit:


«Ah! c'est un mauvais rêve, s'écria-t-elle; il faut que j'aille le

trouver et qu'il m'explique cette vision. Il ne peut pas suivre cette

femme, ce serait sa perte. Je ne peux pas, moi, l'y laisser courir; je

le retiendrai, je lui ferai comprendre ses véritables intérêts, s'il est

vrai qu'il ne comprenne plus autre chose ... Venez avec moi, mon cher

maître, ne l'abandonnons pas ainsi ...


--Je t'abandonnerais, moi, et pour toujours, s'écria le Porpora indigné,

si tu commettais une pareille lâcheté. Implorer ce misérable, le

disputer à une Corilla? Ah! sainte Cécile, méfie-toi de ton origine

bohémienne, et songe à en étouffer les instincts aveugles et vagabonds.

Allons, suis-moi: on t'attend pour répéter. Tu auras, malgré toi, un

certain plaisir ce soir à chanter avec un maître comme Stefanini. Tu

verras un artiste savant, modeste et généreux.»


Il la traîna au théâtre, et là, pour la première fois, elle sentit

l'horreur de cette vie d'artiste, enchaînée aux exigences du public,

condamnée à étouffer ses sentiments et à refouler ses émotions pour

obéir aux sentiments et flatter les émotions d'autrui. Cette répétition,

ensuite la toilette, et la représentation du soir furent un supplice

atroce. Anzoleto ne parut pas. Le surlendemain il fallait débuter dans

un opéra-bouffe de Galuppi: _Arcifanfano re de' matti_. On avait choisi

cette farce pour plaire à Stefanini, qui y était d'un comique excellent.

Il fallut que Consuelo s'évertuât à faire rire ceux qu'elle avait fait

pleurer. Elle fut brillante, charmante, plaisante au dernier point avec

la mort dans l'âme. Deux ou trois fois des sanglots remplirent sa

poitrine et s'exhalèrent en une gaîté forcée, affreuse à voir pour qui

l'eût comprise! En rentrant dans sa loge elle tomba en convulsions. Le

public voulait la revoir pour l'applaudir; elle tarda, on fit un

horrible vacarme; on voulait casser les banquettes, escalader la rampe.

Stefanini vint la chercher à demi vêtue, les cheveux en désordre, pâle

comme un spectre; elle se laissa traîner sur la scène, et, accablée

d'une pluie de fleurs, elle fut forcée de se baisser pour ramasser une

couronne de laurier.


«Ah! les bêtes féroces! murmura-t-elle en rentrant dans la coulisse.


--Ma belle, lui dit le vieux chanteur qui lui donnait la main, tu es

bien souffrante; mais ces petites choses-là, ajouta-t-il en lui

remettant une gerbe des fleurs qu'il avait ramassées pour elle, sont un

spécifique merveilleux pour tous nos maux. Tu t'y habitueras, et un jour

viendra où tu ne sentiras ton mal et ta fatigue que les jours où l'on

oubliera de te couronner.


--Oh! qu'ils sont vains et petits! pensa la pauvre Consuelo.»


Rentrée dans sa loge, elle s'évanouit littéralement sur un lit de fleurs

qu'on avait recueillies sur le théâtre et jetées pêle-mêle sur le sofa.

L'habilleuse sortit pour appeler un médecin. Le comte Zustiniani resta

seul quelques instants auprès de sa belle cantatrice, pâle et brisée

comme les jasmins qui jonchaient sa couche. En cet instant de trouble et

d'enivrement, Zustiniani perdit la tête et céda à la folle inspiration

de la ranimer par ses caresses. Mais son premier baiser fut odieux aux

lèvres pures de Consuelo. Elle se ranima pour le repousser, comme si

c'eût été la morsure d'un serpent.


«Ah! loin de moi, dit-elle en s'agitant dans une sorte de délire, loin

de moi l'amour et les caresses et les douces paroles! Jamais d'amour!

jamais d'époux! jamais d'amant! jamais de famille! Mon maître l'a dit!

la liberté, l'idéal, la solitude, la gloire!...»


Et elle fondit en larmes si déchirantes, que le comte effrayé se jeta à

genoux auprès d'elle et s'efforça de la calmer. Mais il ne put rien dire

de salutaire à cette âme blessée, et sa passion, arrivée en cet instant

à son plus haut paroxysme, s'exprima en dépit de lui-même. Il ne

comprenait que trop le désespoir de l'amante trahie. Il fit parler

l'enthousiasme de l'amant qui espère. Consuelo eut l'air de l'écouter,

et retira machinalement sa main des siennes avec un sourire égaré que le

comte prit pour un faible encouragement. Certains hommes, pleins de tact

et de pénétration dans le monde, sont absurdes dans de pareilles

entreprises. Le médecin arriva et administra un calmant à la mode qu'on

appelait _des gouttes_. Consuelo fut ensuite enveloppée de sa mante et

portée dans sa gondole. Le comte y entra avec elle, la soutenant dans

ses bras et parlant toujours de son amour, voire avec une certaine

éloquence qui lui semblait devoir porter la conviction. Au bout d'un

quart d'heure, n'obtenant pas de réponse, il implora un mot, un regard.


«A quoi donc dois-je répondre? lui dit Consuelo, sortant comme d'un

rêve. Je n'ai rien entendu.»


Zustiniani, découragé d'abord, pensa que l'occasion ne pouvait revenir

meilleure, et que cette âme brisée serait plus accessible en cet instant

qu'après la réflexion et le conseil de la raison. Il parla donc encore

et trouva le même silence, la même préoccupation, seulement une sorte

d'empressement instinctif à repousser ses bras et ses lèvres qui ne se

démentit pas, quoiqu'il n'y eût pas d'énergie pour la colère. Quand la

gondole aborda, il essaya de retenir Consuelo encore un instant pour en

obtenir une parole plus encourageante.


«Ah! seigneur comte, lui répondit-elle avec une froide douceur, excusez

l'état de faiblesse où je me trouve; j'ai mal écouté, mais je comprends.

Oh! oui, j'ai fort bien compris. Je vous demande la nuit pour réfléchir,

pour me remettre du trouble où je suis. Demain, oui ... demain, je vous

répondrai sans détour.


--Demain, chère Consuelo, oh! c'est un siècle; mais je me soumettrai si

vous me permettez d'espérer que du moins votre amitié ...


--Oh! oui! oui! il y a lieu d'espérer! répondit Consuelo d'un ton

étrange en posant les pieds sur la rive; mais ne me suivez pas, dit-elle

en faisant le geste impérieux de le repousser au fond de sa gondole.

Sans cela vous n'auriez pas sujet d'espérer.»


La honte et l'indignation venaient de lui rendre la force; mais une

force nerveuse, fébrile, et qui s'exhala en un rire sardonique effrayant

tandis qu'elle montait l'escalier.


«Vous êtes bien joyeuse, Consuelo! lui dit dans l'obscurité une voix qui

faillit la foudroyer. Je vous félicite de votre gaîté!


--Ah! oui, répondit-elle en saisissant avec force le bras d'Anzoleto et

en montant rapidement avec lui à sa chambre; je te remercie, Anzoleto,

tu as bien raison de me féliciter, je suis vraiment joyeuse; oh! tout à

fait joyeuse!»


Anzoleto, qui l'avait entendue, avait déjà allumé la lampe. Quand la

clarté bleuâtre tomba sur leurs traits décomposés, ils se firent peur

l'un à l'autre.


«Nous sommes bien heureux, n'est-ce pas, Anzoleto? dit-elle d'une voix

âpre, en contractant ses traits par un sourire qui fit couler sur ses

joues un ruisseau de larmes. Que penses-tu de notre bonheur?


--Je pense, Consuelo répondit-il avec un sourire amer et des yeux secs,

que nous avons eu quelque peine à y souscrire, mais que nous finirons

par nous y habituer.


--Tu m'as semblé fort bien habitué au boudoir de la Corilla.


--Et-moi, je te retrouve très-aguerrie avec la gondole de monsieur le

comte.


--Monsieur le comte?... Tu savais donc, Anzoleto, que monsieur le comte

voulait faire de moi sa maîtresse?


--Et c'est pour ne pas te gêner, ma chère, que j'ai discrètement battu

en retraite.


--Ah! tu savais cela? et c'est le moment que tu as choisi pour

m'abandonner?


--N'ai-je pas bien fait, et n'es-tu pas satisfaite de ton sort? Le comte

est un amant magnifique, et le pauvre débutant tombé n'eût pas pu lutter

avec lui, je pense?


--Le Porpora avait raison: vous êtes un homme infâme. Sortez d'ici! vous

ne méritez pas que je me justifie, et il me semble que je serais

souillée par un regret de vous. Sortez, vous dis-je! Mais sachez

auparavant que vous pouvez débuter à Venise et rentrer à San-Samuel avec

la Corilla: jamais plus la fille de ma mère ne remettra les pieds sur

ces ignobles tréteaux qu'on appelle le théâtre.


--La fille de votre mère la _Zingara_ va donc faire la grande dame dans

la villa de Zustiniani, aux bords de la Brenta? Ce sera une belle

existence, et je m'en réjouis!


--O ma mère!» dit Consuelo en se retournant vers son lit, et en s'y

jetant à genoux, la face enfoncée dans la couverture qui avait servi de

linceul à la zingara.


Anzoleto fut effrayé et pénétré de ce mouvement énergique et de ces

sanglots terribles qu'il entendait gronder dans la poitrine de Consuelo.

Le remords frappa un grand coup dans la sienne, et il s'approcha pour

prendre son amie dans ses bras et la relever. Mais elle se releva

d'elle-même, et le repoussant avec une force sauvage, elle le jeta à la

porte en lui criant: «Hors de chez moi, hors de mon coeur, hors de mon

souvenir! A tout jamais, adieu! adieu!»


Anzoleto était venu la trouver avec une pensée d'égoïsme atroce, et

c'était pourtant la meilleure pensée qu'il eût pu concevoir. Il ne

s'était pas senti la force de s'éloigner d'elle, et il avait trouvé un

terme moyen pour tout concilier: c'était de lui dire qu'elle était

menacée dans son honneur par les projets amoureux de Zustiniani, et de

l'éloigner ainsi du théâtre. Il y avait, dans cette résolution, un

hommage rendu à la pureté et à la fierté de Consuelo. Il la savait

incapable de transiger avec une position équivoque, et d'accepter une

protection qui la ferait rougir. Il y avait encore dans son âme coupable

et corrompue une foi inébranlable dans l'innocence de cette jeune fille,

qu'il comptait retrouver aussi chaste, aussi fidèle; aussi dévouée qu'il

l'avait laissée quelques jours auparavant. Mais comment concilier cette

religion envers elle, avec le dessein arrêté de la tromper et de rester

son fiancé, son ami, sans rompre avec la Corilla? Il voulait faire

rentrer cette dernière avec lui au théâtre, et ne pouvait songer à s'en

détacher dans un moment où son succès allait dépendre d'elle

entièrement. Ce plan audacieux et lâche était cependant formulé dans sa

pensée, et il traitait Consuelo comme ces madones dont les femmes

italiennes implorent la protection à l'heure du repentir, et dont elles

voilent la face à l'heure du péché.


Quand il la vit si brillante et si folle en apparence au théâtre, dans

son rôle bouffe, il commença à craindre d'avoir perdu trop de temps à

mûrir son projet. Quand il la vit rentrer dans la gondole du comte, et

approcher avec un éclat de rire convulsif, ne comprenant pas la détresse

de cette âme en délire, il pensa qu'il venait trop tard, et le dépit

s'empara de lui. Mais quand il la vit se relever de ses insultes et le

chasser avec mépris, le respect lui revint avec la crainte, et il erra

longtemps dans l'escalier et sur la rive attendant qu'elle le rappelât.

Il se hasarda même à frapper et à implorer son pardon à travers la

porte. Mais un profond silence régna dans cette chambre, dont il ne

devait plus jamais repasser le seuil avec Consuelo. Il se retira confus

et dépité, se promettant de revenir le lendemain et se flattant d'être

plus heureux. «Après tout, se disait-il, mon projet va réussir; elle

sait l'amour du comte; la besogne est à moitié faite.»


Accablé de fatigue, il dormit longtemps; et dans l'après-midi il se

rendit chez la Corilla.


«Grande nouvelle! s'écria-t-elle en lui tendant les bras: la Consuelo

est partie!


--Partie! et avec qui, grand Dieu! et pour quel pays?


--Pour Vienne, où le Porpora l'envoie, en attendant qu'il s'y rende

lui-même. Elle nous a tous trompés, cette petite masque. Elle était

engagée pour le théâtre de l'empereur, où le Porpora va faire

représenter son nouvel opéra.


--Partie! partie sans me dire un mot! s'écria Anzoleto en courant vers

la porte.


--Oh! rien ne te servira de la chercher à Venise, dit la Corilla avec un

rire méchant et un regard de triomphe. Elle s'est embarquée pour

Palestrine au jour naissant; elle est déjà loin en terre ferme.

Zustiniani, qui se croyait aimé et qui était joué, est furieux; il est

au lit avec la fièvre. Mais il m'a dépêché tout à l'heure le Porpora,

pour me prier de chanter ce soir; et Stefanini, qui est très-fatigué du

théâtre et très impatient d'aller jouir dans son château des douceurs de

la retraite, est fort désireux de te voir reprendre tes débuts. Ainsi

songe à reparaître demain dans, _Ipermnestre_. Moi, je vais à la

répétition: on m'attend. Tu peux, si tu ne me crois pas, aller faire un

tour dans la ville, tu te convaincras de la vérité.


--Ah! furie! s'écria Anzoleto, tu l'emportes! mais tu m'arraches la

vie.»


Et il tomba évanoui sur le tapis de Perse de la courtisane.





XXI.



Le plus embarrassé de son rôle, lors de la fuite de Consuelo, ce fut le

comte Zustiniani. Après avoir laissé dire et donné à penser à tout

Venise que la merveilleuse débutante était sa maîtresse, comment

expliquer d'une manière flatteuse pour son amour-propre qu'au premier

mot de déclaration elle s'était soustraite brusquement et

mystérieusement à ses désirs et à ses espérances? Plusieurs personnes

pensèrent que, jaloux de son trésor, il l'avait cachée dans une de ses

maisons de campagne. Mais lorsqu'on entendit le Porpora dire avec cette

austérité de franchise qui ne s'était jamais démentie, le parti qu'avait

pris son élève d'aller l'attendre en Allemagne, il n'y eut plus qu'à

chercher les motifs de cette étrange résolution. Le comte affecta bien,

pour donner le change, de ne montrer ni dépit ni surprise; mais son

chagrin perça malgré lui, et on cessa de lui attribuer cette bonne

fortune dont on l'avait tant félicité. La majeure partie de la vérité

devint claire pour tout le monde; savoir: l'infidélité d'Anzoleto, la

rivalité de Corilla, et le désespoir de la pauvre Espagnole, qu'on se

prit à plaindre et à regretter vivement.


Le premier mouvement d'Anzoleto avait été de courir chez le Porpora;

mais celui-ci l'avait repoussé sévèrement:


«Cesse de m'interroger, jeune ambitieux sans coeur et sans-foi, lui

avait répondu le maître indigné; tu ne méritas jamais l'affection de

cette noble fille, et tu ne sauras jamais de moi ce qu'elle est devenue.

Je mettrai tous mes soins à ce que tu ne retrouves pas sa trace, et

j'espère que si le hasard te la fait rencontrer un jour, ton image sera

effacée de son coeur et de sa mémoire autant que je le désire et que j'y

travaille.»


De chez le Porpora, Anzoleto s'était rendu à la Corte-Minelli. Il avait

trouvé la chambre de Consuelo déjà livrée à un nouvel occupant et tout

encombrée des matériaux de son travail. C'était un ouvrier en

verroterie, installé depuis longtemps dans la maison, et qui

transportait là son atelier avec beaucoup de gaieté.


«Ah!'ah! c'est toi mon garçon, dit-il au jeune ténor. Tu viens me voir

dans mon nouveau logement? J'y serai fort bien, et ma femme est toute

joyeuse d'avoir de quoi loger tous ses enfants en bas. Que cherches-tu?

Consuelina aurait-elle oublié quelque chose ici? Cherche, mon enfant;

regarde. Cela ne me fâche point.


--Où a-t-on mis ses meubles? dit Anzoleto tout troublé, et déchiré au

fond du coeur de ne plus retrouver aucun vestige de Consuelo, dans ce

lieu consacré aux plus pures jouissances de toute sa vie passée.


--Les meubles sont en bas, dans la cour. Elle en a fait cadeau à la mère

Agathe; elle a bien fait. La vieille est pauvre, et va se faire un peu

d'argent avec cela. Oh! la Consuelo a toujours eu un bon coeur. Elle n'a

pas laissé un sou de dette dans la _Corte_; et elle a fait un petit

présent à tout le monde en s'en allant. Elle n'a emporté que son

crucifix. C'est drôle tout de même, ce départ, au milieu de la nuit et

sans prévenir personne! Maître Porpora est venu ici dès le matin

arranger toutes ses affaires; c'était comme l'exécution d'un testament.

Ça a fait de la peine à tous les voisins; mais enfin on s'en console en

pensant qu'elle va habiter sans doute un beau palais sur le Canalazzo, à

présent qu'elle est riche et grande dame! Moi, j'avais toujours dit

qu'elle ferait fortune avec sa voix. Elle travaillait tant! Et à quand

la noce, Anzoleto? J'espère que tu m'achèteras quelque chose pour faire

de petits présents aux jeunes filles du quartier.


--Oui, oui! répondit Anzoleto tout égaré.»


Il s'enfuit la mort dans l'âme, et vit dans la cour toutes les commères

de l'endroit qui mettaient à l'enchère le lit et la table de Consuelo;

ce lit où il l'avait vue dormir, cette table où il l'avait vue

travailler!


«O mon Dieu! déjà plus rien d'elle!» s'écria-t-il involontairement en se

tordant les mains.


Il eut envie d'aller poignarder la Corilla.


Au bout de trois jours il remonta sur le théâtre avec la Corilla. Tous

deux furent outrageusement sifflés, et on fut obligé de baisser le

rideau sans pouvoir achever la pièce: Anzoleto était furieux, et la

Corilla impassible.


«Voilà ce que me vaut ta protection,» lui dit-il d'un ton menaçant dès

qu'il se retrouva seul avec elle.


Là prima-donna lui répondit avec beaucoup de tranquillité:


«Tu t'affectes de peu, mon pauvre enfant; on voit que tu ne connais

guère le public et que tu n'as jamais affronté ses caprices. J'étais si

bien préparée à l'échec de ce soir, que je ne m'étais pas donné la peine

de repasser mon rôle: et si je ne t'ai pas annoncé ce qui devait

arriver, c'est parce que je savais bien que tu n'aurais pas le courage

d'entrer en scène avec la certitude d'être sifflé. Maintenant il faut

que tu saches ce qui nous attend encore. La prochaine fois nous serons

maltraités de plus belle. Trois, quatre, six, huit représentations

peut-être, se passeront ainsi; mais durant ces orages une opposition se

manifestera en notre faveur. Fussions-nous les derniers cabotins du

monde, l'esprit de contradiction et d'indépendance nous susciterait

encore des partisans de plus en plus zélés. Il y a tant de gens qui

croient se grandir en outrageant les autres, qu'il n'en manque pas qui

croient se grandir aussi en les protégeant. Après une douzaine

d'épreuves, durant lesquelles la salle sera un champ de bataille entre

les sifflets et les applaudissements, les récalcitrants se fatigueront,

les opiniâtres bouderont, et nous entrerons dans une nouvelle phase. La

portion du public qui nous aura soutenus sans trop savoir pourquoi, nous

écoutera assez froidement; ce sera pour nous comme un nouveau début, et

alors; c'est à nous, vive Dieu! de passionner cet auditoire, et de

rester les maîtres. Je te prédis de grands succès pour ce moment-là,

cher Anzoleto; le charme qui pesait sur toi naguère sera dissipé. Tu

respireras une atmosphère d'encouragements et de douces louanges qui te

rendra ta puissance. Rappelle-toi l'effet que tu as produit chez

Zustiniani la première fois que tu t'es fait entendre. Tu n'eus pas le

temps de consolider ta conquête; un astre plus brillant est venu trop

tôt t'éclipser: mais cet astre s'est laissé retomber sous l'horizon, et

tu dois te préparer à remonter avec moi dans l'empyrée.»


Tout se passa ainsi que la Corilla l'avait prédit. A la vérité, on fit

payer cher aux deux amants, pendant quelques jours, la perte que le

public avait faite dans la personne de Consuelo. Mais leur constance à

braver la tempête épuisa un courroux trop expansif pour être durable. Le

comte encouragea les efforts de Corilla. Quant à Anzoleto, après avoir

fait de vaines démarches pour attirer à Venise un _primo-uomo_ dans une

saison avancée, où tous les engagements étaient faits avec les

principaux théâtres de l'Europe, le comte prit son parti, et l'accepta

pour champion dans la lutte qui s'établissait entre le public et

l'administration de son théâtre. Ce théâtre avait eu une vogue trop

brillante pour la perdre avec tel ou tel sujet. Rien de semblable ne

pouvait vaincre les habitudes consacrées. Toutes les loges étaient

louées pour la saison. Les dames y tenaient leur salon et y causaient

comme de coutume. Les vrais dilettanti boudèrent quelque temps; ils

étaient en trop petit nombre pour qu'on s'en aperçût. D'ailleurs ils

finirent par s'ennuyer de leur rancune, et un beau soir la Corilla,

ayant chanté avec feu, fut unanimement rappelée. Elle reparut,

entraînant avec elle Anzoleto, qu'on ne redemandait pas, et qui semblait

céder à une douce violence d'un air modeste et craintif. Il reçut sa

part des applaudissements, et fut rappelé le lendemain. Enfin, avant

qu'un mois se fût écoulé, Consuelo était oubliée, comme l'éclair qui

traverse un ciel d'été. Corilla faisait fureur comme auparavant, et le

méritait peut-être davantage; car l'émulation lui avait donné plus

d'_entrain_, et l'amour lui inspirait parfois une expression mieux

sentie. Quant à Anzoleto, quoiqu'il n'eût point perdu ses défauts, il

avait réussi à déployer ses incontestables qualités. On s'était habitué

aux uns, et on admirait les autres. Sa personne charmante fascinait les

femmes: on se l'arrachait dans les salons, d'autant plus que la jalousie

de Corilla donnait plus de piquant aux coquetteries dont il était

l'objet. La Clorinda aussi développait ses moyens au théâtre,

c'est-à-dire sa lourde beauté et la nonchalance lascive d'une stupidité

sans exemple, mais non sans attrait pour une certaine fraction des

spectateurs. Zustiniani, pour se distraire d'un chagrin assez profond,

en avait fait sa maîtresse, la couvrait de diamants, et la poussait aux

premiers rôles, espérant la faire succéder dans cet emploi à la Corilla,

qui s'était définitivement engagée avec Paris pour la saison suivante.


Corilla voyait sans dépit cette concurrence dont elle n'avait rien à

craindre, ni dans le présent, ni dans l'avenir; elle prenait même un

méchant plaisir à faire ressortir cette incapacité froidement impudente

qui ne reculait devant rien. Ces deux créatures vivaient donc en bonne

intelligence, et gouvernaient souverainement l'administration. Elles

mettaient à l'index toute partition sérieuse, et se vengeaient du

Porpora en refusant ses opéras pour accepter et faire briller ses plus

indignes rivaux. Elles s'entendaient pour nuire à tout ce qui leur

déplaisait, pour protéger tout ce qui s'humiliait devant leur pouvoir.

Grâce à elles, on applaudit cette année-là à Venise les oeuvres de la

décadence, et on oublia que la vraie, la grande musique y avait régné

naguère.


Au milieu de son succès et de sa prospérité (car le comte lui avait fait

un engagement assez avantageux), Anzoleto était accablé d'un profond

dégoût, et succombait sous le poids d'un bonheur déplorable. C'était

pitié de le voir se traîner aux répétitions, attaché au bras de la

triomphante Corilla, pâle, languissant, beau comme un ange, ridicule de

fatuité, ennuyé comme un homme qu'on adore, anéanti et débraillé sous

les lauriers et les myrtes qu'il avait si aisément et si largement

cueillis. Même aux représentations, lorsqu'il était en scène avec sa

fougueuse amante, il cédait au besoin de protester contre elle par son

attitude superbe et sa langueur impertinente. Lorsqu'elle le dévorait

des yeux, il semblait, par ses regards, dire au public: N'allez pas

croire que je réponde à tant d'amour. Qui m'en délivrera, au contraire,

me rendra un grand service.


Le fait est qu'Anzoleto, gâté et corrompu par la Corilla, tournait

contre elle les instincts d'égoïsme et d'ingratitude qu'elle lui

suggérait contre le monde entier. Il ne lui restait plus dans le coeur

qu'un sentiment vrai et pur dans son essence: l'indestructible amour

qu'en dépit de ses vices il nourrissait pour Consuelo. Il pouvait s'en

distraire, grâce à sa légèreté naturelle; mais il n'en pouvait pas

guérir, et cet amour lui revenait comme un remords, comme une torture,

au milieu de ses plus coupables égarements. Infidèle à la Corilla,

adonné à mille intrigues galantes, un jour avec la Clorinda pour se

venger en secret du comte, un autre avec quelque illustre beauté du

grand monde, et le troisième avec la plus malpropre des comparses;

passant du boudoir mystérieux à l'orgie insolente, et des fureurs de la

Corilla aux insouciantes débauches de la table, il semblait qu'il eût

pris à tâche d'étouffer en lui tout souvenir du passé. Mais au milieu de

ce désordre, un spectre semblait s'acharner à ses pas; et de longs

sanglots s'échappaient de sa poitrine, lorsqu'au milieu de la nuit, il

passait en gondole, avec ses bruyants compagnons de plaisir, le long des

sombres masures de la Corte-Minelli.


La Corilla, longtemps dominée par ses mauvais traitements, et portée,

comme toutes les âmes viles, à n'aimer qu'en raison des mépris et des

outrages qu'elle recevait, commençait pourtant elle-même à se lasser de

cette passion funeste. Elle s'était flattée de vaincre et d'enchaîner

cette sauvage indépendance. Elle y avait travaillé avec acharnement,

elle y avait tout sacrifié. Quand elle reconnut qu'elle n'y parviendrait

jamais, elle commença à le haïr, et à chercher des distractions et des

vengeances. Une nuit qu'Anzoleto errait en gondole dans Venise avec la

Clorinda, il vit filer rapidement une autre gondole dont le fanal éteint

annonçait quelque furtif rendez-vous. Il y fit peu d'attention; mais la

Clorinda, qui, dans sa frayeur d'être découverte, était toujours aux

aguets, lui dit:


«Allons plus lentement. C'est la gondole du comte; j'ai reconnu le

gondolier.


--En ce cas, allons plus vite, répondit Anzoleto; je veux le rejoindre,

et savoir de quelle infidélité il paie la tienne cette nuit.


--Non, non, retournons! s'écria Clorinda. Il a l'oeil si perçant; et

l'oreille si fine! Gardons-nous bien de le troubler.


--Marche! te dis-je, cria Anzoleto à son barcarolle; je veux rejoindre

cette barque que tu vois là devant nous.»


Ce fut, malgré la prière et la terreur de Clorinda, l'affaire d'un

instant. Les deux barques s'effleurèrent de nouveau, et Anzoleto

entendit un éclat de rire mal étouffé partir de la gondole.


«A la bonne heure, dit-il, ceci est de bonne guerre: c'est la Corilla

qui prend le frais avec monsieur le comte.»


En parlant ainsi, Anzoleto sauta sur l'avant de sa gondole, prit la rame

des mains de son barcarolle, et suivant l'autre gondole avec rapidité,

la rejoignit, l'effleura de nouveau, et, soit qu'il eût entendu son nom

au milieu des éclats de rire de la Corilla, soit qu'un accès de démence

se fût emparé de lui, il se mit à dire tout haut:


«Chère Clorinda, tu es sans contredit la plus belle et la plus aimée de

toutes les femmes.


--J'en disais autant tout à l'heure à la Corilla, répondit aussitôt le

comte en sortant de sa cabanette, et en s'avançant vers l'autre barque

avec une grande aisance; et maintenant que nos promenades sont terminées

de part et d'autre, nous pourrions faire un échange, comme entre gens de

bonne foi qui trafiquent de richesses équivalentes:


«Monsieur le comte rend justice à ma loyauté, répondit Anzoleto sur le

même ton. Je vais, s'il veut bien le permettre, lui offrir mon bras pour

qu'il puisse venir reprendre son bien où il le retrouve.»


Le comte avança le bras pour s'appuyer sur Anzoleto, dans je ne sais

quelle intention railleuse et méprisante pour lui et leurs communes

maîtresses. Mais le ténor, dévoré de haine, et transporté d'une rage

profonde, s'élança de tout le poids de son corps sur la gondole du

comte, et la fit chavirer en s'écriant d'une voix sauvage:


«Femme pour femme, monsieur le comte; et _gondole pour gondole!_»


Puis, abandonnant ses victimes à leur destinée, ainsi que la Clorinda à

sa stupeur et aux conséquences de l'aventure, il gagna à la nage la rive

opposée, prit sa course à travers les rues sombres et tortueuses, entra

dans son logement, changea de vêtements en un clin d'oeil, emporta tout

l'argent qu'il possédait, sortit, se jeta dans la première chaloupe qui

mettait à la voile; et, cinglant vers Trieste, il fit claquer ses doigts

en signe de triomphe, en voyant les clochers et les dômes de Venise

s'abaisser sous les flots aux premières clartés du matin.





XXII.



Dans la ramification occidentale des monts Carpathes qui sépare la

Bohême de la Bavière, et qui prend dans ces contrées le nom de

Boehmer-Wald (forêt de Bohême), s'élevait encore, il y a une centaine

d'années, un vieux manoir très vaste, appelé, en vertu de je ne sais

quelle tradition, le _Château des Géants_. Quoiqu'il eut de loin

l'apparence d'une antique forteresse, ce n'était plus qu'une maison de

plaisance, décorée à l'intérieur, dans le goût, déjà suranné à cette

époque, mais toujours somptueux et noble, de Louis XIV. L'architecture

féodale avait aussi subi d'heureuses modifications dans les parties de

l'édifice occupées par les seigneurs de Rudolstadt, maîtres de ce riche

domaine.


Cette famille, d'origine bohème, avait germanisé son nom en abjurant la

Réforme à l'époque la plus tragique de la guerre de trente ans. Un noble

et vaillant aïeul, protestant inflexible, avait été massacré sur la

montagne voisine de son château par la soldatesque fanatique. Sa veuve,

qui était de famille saxonne, sauva la fortune et la vie de ses jeunes

enfants, en se proclamant catholique, et en confiant l'éducation des

héritiers de Rudolstadt à des jésuites. Après deux générations, la

Bohême étant muette et opprimée, la puissance autrichienne

définitivement affermie, la gloire et les malheurs de la Réforme

oubliés, du moins en apparence, les seigneurs de Rudolstadt pratiquaient

doucement les vertus chrétiennes, professaient le dogme romain, et

vivaient dans leurs terres avec une somptueuse simplicité, en bons

aristocrates et en fidèles serviteurs de Marie-Thérèse. Ils avaient fait

leurs preuves de bravoure autrefois au service de l'empereur Charles VI.

Mais on s'étonnait que le dernier de cette race illustre et vaillante,

le jeune Albert, fils unique du comte Christian de Rudolstadt, n'eût

point porté les armes dans la guerre de succession qui venait de finir,

et qu'il fut arrivé à l'âge de trente ans sans avoir connu ni recherché

d'autre grandeur que celle de sa naissance et de sa fortune. Cette

conduite étrange avait inspiré à sa souveraine des soupçons de

complicité avec ses ennemis. Mais le comte Christian, ayant eu l'honneur

de recevoir l'impératrice dans son château, lui avait donné de la

conduite de son fils des excuses dont elle avait paru satisfaite. De

l'entretien de Marie-Thérèse avec le comte de Rudolstadt, rien n'avait

transpiré. Un mystère étrange régnait dans le sanctuaire de cette

famille dévote et bienfaisante, que, depuis dix ans, aucun voisin ne

fréquentait assidûment; qu'aucune affaire, aucun plaisir, aucune

agitation politique ne faisait sortir de ses domaines; qui payait

largement, et sans murmurer, tous les subsides de la guerre, ne montrant

aucune agitation au milieu des dangers et des malheurs publics; qui,

enfin, ne semblait plus vivre de la même vie que les autres nobles, et

de laquelle on se méfiait, bien qu'on n'eût jamais eu à enregistrer de

ses faits extérieurs que de bonnes actions et de nobles procédés. Ne

sachant à quoi attribuer cette vie froide et retirée, on accusait les

Rudolstadt, tantôt de misanthropie, tantôt d'avarice; mais comme, à

chaque instant, leur conduite donnait un démenti à ces imputations, on

était réduit à leur reprocher simplement trop d'apathie et de

nonchalance. On disait que le comte Christian n'avait pas voulu exposer

les jours de son fils unique, dernier héritier de son nom, dans ces

guerres désastreuses, et que l'impératrice avait accepté, en échange de

ses services militaires, une somme d'argent assez forte pour équiper un

régiment de hussards. Les nobles dames qui avaient des filles à marier

disaient que le comte avait fort bien agi; mais lorsqu'elles apprirent

la résolution que semblait manifester Christian de marier son fils dans

sa propre famille, en lui faisant épouser la fille du baron Frédérick,

son frère; quand elles surent que la jeune baronne Amélie venait de

quitter le couvent où elle avait été élevée à Prague, pour habiter

désormais, auprès de son cousin, le château des Géants, ces nobles dames

déclarèrent unanimement que la famille des Rudolstadt était une tanière

de loups, tous plus insociables et plus sauvages les uns que les autres.

Quelques serviteurs incorruptibles et quelques amis dévoués surent seuls

le secret de la famille, et le gardèrent fidèlement.


Cette noble famille était rassemblée un soir autour d'une table chargée

à profusion de gibier et de ces mets substantiels dont nos aïeux se

nourrissaient encore à cette époque dans les pays slaves, en dépit des

raffinements que la cour de Louis XV avait introduits dans les habitudes

aristocratiques d'une grande partie de l'Europe. Un poêle immense, où

brûlaient des chênes tout entiers, réchauffait la salle vaste et sombre.

Le comte Christian venait d'achever à voix haute le _Benedicite_, que

les autres membres de la famille avaient écouté debout. De nombreux

serviteurs, tous vieux et graves, en costume du pays, en larges culottes

de Mameluks, et en longues moustaches, se pressaient lentement autour de

leurs maîtres révérés. Le chapelain du château s'assit à la droite du

comte, et sa nièce, la jeune baronne Amélie, à sa gauche, le _côté du

coeur_, comme il affectait de le dire avec un air de galanterie austère

et paternelle. Le baron Frédérick, son frère puîné, qu'il appelait

toujours son jeune frère, parce qu'il n'avait guère que soixante ans, se

plaça en face de lui. La chanoinesse Wenceslawa de Rudolstadt, sa soeur

aînée, respectable personnage sexagénaire affligé d'une bosse énorme et

d'une maigreur effrayante, s'assit à un bout de la table, et le comte

Albert, fils du comte Christian, le fiancé d'Amélie, le dernier des

Rudolstadt, vint, pâle et morne, s'installer d'un air distrait à l'autre

bout, vis-à-vis de sa noble tante.


De tous ces personnages silencieux, Albert était certainement le moins

disposé et le moins habitué à donner de l'animation aux autres. Le

chapelain était si dévoué à ses maîtres et si respectueux envers le chef

de la famille, qu'il n'ouvrait guère la bouche sans y être sollicité par

un regard du comte Christian; et celui-ci était d'une nature si paisible

et si recueillie, qu'il n'éprouvait presque jamais le besoin de chercher

dans les autres une distraction à ses propres pensées.


Le baron Frédérick était un caractère moins profond et un tempérament

plus actif; mais son esprit n'était guère plus animé. Aussi doux et

aussi bienveillant que son aîné, il avait moins d'intelligence et

d'enthousiasme intérieur. Sa dévotion était toute d'habitude et de

savoir-vivre. Son unique passion était la chasse. Il y passait toutes

ses journées, rentrait chaque soir, non fatigué (c'était un corps de

fer), mais rouge, essoufflé, et affamé. Il mangeait comme dix, buvait

comme trente, s'égayait un peu au dessert en racontant comment son chien

Saphyr avait forcé le lièvre, comment sa chienne Panthère avait dépisté

le loup, comment son faucon Attila avait pris le vol; et quand on

l'avait écouté avec une complaisance inépuisable, il s'assoupissait

doucement auprès du feu dans un grand fauteuil de cuir noir jusqu'à ce

que sa fille l'eût averti que son heure d'aller se mettre au lit venait

de sonner.


La chanoinesse était la plus causeuse de la famille. Elle pouvait même

passer pour babillarde; car il lui arrivait au moins deux fois par

semaine de discuter un quart d'heure durant avec le chapelain sur la

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