avenir paraît incertain et fâcheux.
--Et maintenant, tu veux que je me réjouisse de l'avenir? Il est
possible qu'il ne soit pas incertain, en effet; mais à coup sûr il n'a
rien de divertissant pour moi!
--Que te faut-il donc de plus? Il y a à peine huit jours que tu as
débuté chez le comte, tu as eu un succès d'enthousiasme....
--Mon succès auprès du comte est fort éclipsé par le tien; ma chère. Tu
le sais de reste.
--J'espère bien que non. D'ailleurs, quand cela serait, nous ne pouvons
pas être jaloux l'un de l'autre.»
Cette parole ingénue, dite avec un accent de tendresse et de vérité
irrésistible, fit rentrer le calme dans l'âme d'Anzoleto.
«Oh! tu as raison, dit-il en serrant sa fiancée dans ses bras, nous ne
pouvons pas être jaloux l'un de l'autre; car nous ne pouvons pas nous
tromper.»
Mais en même temps qu'il prononça ces derniers mots, il se rappela avec
remords son commencement d'aventure avec la Corilla, et il lui vint
subitement dans l'idée, que le comte, pour achever de l'en punir, ne
manquerait pas de le dévoiler à Consuelo, le jour où il croirait ses
espérances tant soit peu encouragées par elle. Il retomba dans une morne
rêverie, et Consuelo devint pensive aussi.
«Pourquoi, lui dit-elle après un instant de silence, dis-tu que nous ne
pouvons pas nous tromper? A coup sûr, c'est une grande vérité; mais à
quel propos cela t'est-il venu?
--Tiens, ne parlons plus dans cette gondole, répondit Anzoleto à voix
basse; je crains qu'on n'écoute nos paroles, et qu'on ne les rapporte au
comte. Cette couverture de soie et de velours est bien mince, et ces
barcarolles de palais ont les oreilles quatre fois plus larges et plus
profondes que nos barcarolles de place.--Laisse-moi monter avec toi
dans ta chambre, lui dit-il lorsqu'on les eut déposés sur la rive, à
l'entrée de la Corte-Minelli.
--Tu sais que c'est contraire à nos habitudes et à nos conventions, lui
répondit-elle.
--Oh! ne me refuse pas cela, s'écria Anzoleto, tu me mettrais le
désespoir et la fureur dans l'âme.»
Effrayée de son accent et de ses paroles, Consuelo n'osa refuser; et
quand elle eut allumé sa lampe et tiré ses rideaux, le voyant sombre et
comme perdu dans ses pensées, elle entoura de ses bras le cou de son
fiancé:
«Comme tu me parais malheureux et inquiet ce soir! lui dit-elle
tristement. Que se passe-t-il donc en toi?
--Tu ne le sais pas, Consuelo? tu ne t'en doutes pas?
--Non! sur mon âme!
--Jure-le; que tu ne devines pas! Jure-le sur l'âme de ta mère, et sur
ton Christ que tu pries tous les matins et tous les soirs.
--Oh! je te le jure, sur mon Christ et sur l'âme de ma mère.
--Et sur notre amour?
--Sur notre amour et sur notre salut éternel!
--Je te crois, Consuelo; car ce serait la première fois de ta vie que tu
ferais un mensonge.
--Et maintenant m'expliqueras-tu ...?
--Je ne t'expliquerai rien. Peut-être faudra-t-il bientôt que je me
fasse comprendre.... Ah! quand ce moment sera venu, tu ne m'auras déjà
que trop compris. Malheur! malheur à nous deux le jour où tu sauras ce
que je souffre maintenant!
--O mon Dieu, de quel affreux malheur sommes-nous donc menacés? Hélas!
c'est donc sous le coup de je ne sais quelle malédiction que nous
devions rentrer dans cette pauvre chambre, où nous n'avions eu jusqu'à
présent aucun secret l'un pour l'autre! Quelque chose me disait bien,
quand je suis sortie ce matin, que j'y rentrerais la mort dans l'âme.
Qu'ai-je donc fait pour ne pas jouir d'un jour qui semblait si beau?
N'ai-je pas prié Dieu ardemment et sincèrement? N'ai-je pas éloigné de
moi toute pensée d'orgueil? N'ai-je pas chanté le mieux qu'il m'a été
possible? N'ai-je pas souffert de l'humiliation de la Clorinda? N'ai-je
pas obtenu du comte, sans qu'il s'en doutât et sans qu'il puisse se
dédire, la promesse qu'elle serait engagée comme _seconda donna_ avec
nous? Qu'ai-je donc fait de mal, encore une fois, pour souffrir les
douleurs que tu m'annonces, et que je ressens déjà, puisque, toi, tu les
éprouves?
--En vérité, Consuelo, tu as eu la pensée de faire engager la Clorinda?
--J'y suis résolue, si le comte est un homme de parole. Cette pauvre
fille a toujours rêvé le théâtre, elle n'a pas d'autre existence devant
elle.
--Et tu crois que le comte renverra la Rosalba, qui sait quelque chose,
pour la Clorinda, qui ne sait rien?
--La Rosalba suivra la fortune de sa soeur Corilla, et quant à la
Clorinda, nous lui donnerons des leçons, nous lui apprendrons à tirer le
meilleur parti de sa voix, qui est jolie. Le public sera indulgent pour
une aussi belle fille. D'ailleurs, quand même je n'obtiendrais son
admission que comme troisième femme, ce serait toujours une admission,
un début dans la carrière, un commencement d'existence.
--Tu es une sainte, Consuelo. Tu ne vois pas que cette pécore, en
acceptant tes bienfaits, et quoiqu'elle dût s'estimer trop heureuse
d'être troisième ou quatrième femme, ne te pardonnera jamais d'être la
première?
--Qu'importe son ingratitude? Va, j'en sais long déjà sur l'ingratitude
et les ingrats!
--Toi? dit Anzoleto en éclatant de rire et en l'embrassant avec son
ancienne effusion de frère.
--Oui, répondit-elle, enchantée de l'avoir distrait de ses soucis; j'ai
eu jusqu'à présent toujours devant les yeux, et j'aurai toujours gravé
dans l'âme, l'image de mon noble maître Porpora. Il lui est échappé bien
souvent devant moi des paroles amères et profondes qu'il me croyait
incapable de comprendre; mais elles creusaient bien avant dans mon
coeur, et elles n'en sortiront jamais. C'est un homme qui a bien
souffert, et que le chagrin dévore. Par lui, par sa tristesse, par ses
indignations concentrées, par les discours qui lui ont échappé devant
moi, il m'a appris que les artistes sont plus dangereux et plus méchants
que tu ne penses, mon cher ange; que le public est léger, oublieux;
cruel, injuste; qu'une grande carrière est une croix lourde à porter, et
la gloire une couronne d'épines! Oui, je sais tout cela; et j'y ai pensé
si souvent, et j'ai tant réfléchi là-dessus, que je me sens assez forte
pour ne pas m'étonner beaucoup et pour ne pas trop me laisser abattre
quand j'en ferai l'expérience par moi-même. Voilà pourquoi tu ne m'as
pas vue trop enivrée aujourd'hui de mon triomphe; voilà pourquoi aussi
je ne suis pas découragée en ce moment de tes noires pensées. Je ne les
comprends pas encore; mais je sais qu'avec toi, et pourvu que tu
m'aimes, je pourrai lutter avec assez de force pour ne pas tomber dans
la haine du genre humain, comme mon pauvre maître, qui est un noble
vieillard et un enfant malheureux.»
En écoutant parler son amie, Anzoleto reprit aussi son courage et sa
sérénité. Elle exerçait sur lui une grande puissance, et chaque jour il
découvrait en elle une fermeté de caractère et une droiture d'intentions
qui suppléait à tout ce qui lui manquait à lui-même. Les terreurs que la
jalousie lui avait inspirées s'effacèrent donc de son souvenir au bout
d'un quart d'heure d'entretien avec elle; et quand elle le questionna de
nouveau, il eut tellement honte d'avoir soupçonné un être si pur et si
calme, qu'il donna d'autres motifs à son agitation. «Je n'ai qu'une
crainte, lui dit-il, c'est que le comte ne te trouve tellement
supérieure à moi, qu'il ne me juge indigne de paraître à côté de toi
devant le public. Il ne m'a pas fait chanter ce soir, quoique je
m'attendisse à ce qu'il nous demanderait un duo. Il semblait avoir
oublié jusqu'à mon existence. Il ne s'est même pas aperçu qu'en
t'accompagnant, je touchais assez joliment le clavecin. Enfin, lorsqu'il
t'a signifié ton engagement, il ne m'a pas dit un mot du mien. Comment
n'as-tu pas remarqué une chose aussi étrange?
--La pensée ne m'est pas venue qu'il lui fût possible de vouloir
m'engager sans toi. Est-ce qu'il ne sait pas que rien ne pourrait m'y
décider, que nous sommes fiancés, que nous nous aimons? Est-ce que tu ne
le lui as pas dit bien positivement?
--Je lui ai dit; mais peut-être croît-il que je me vante, Consuelo.
--En ce cas je me vanterai moi-même de mon amour, Anzoleto; je lui dirai
tout cela si bien qu'il n'en doutera pas. Mais tu t'abuses, mon ami; le
comte n'a pas jugé nécessaire de te parler de ton engagement, parce que
c'est une chose arrêtée, conclue, depuis le jour où tu as chanté chez
lui avec tant de succès.
--Mais non signé! Et le tien sera signé demain: il te l'a dit!
--Crois-tu que je signerai la première? Oh! non pas! Tu as bien fait de
me mettre sur mes gardes. Mon nom ne sera écrit qu'au bas du tien.
--Tu me le jures?
--Oh! fi! Vas-tu encore me faire faire des serments pour une chose que
tu sais si bien? Vraiment, tu ne m'aimes pas ce soir, ou tu veux me
faire souffrir; car tu fais semblant de croire que je ne t'aime point.»
A cette pensée, les yeux de Consuelo se gonflèrent, et elle s'assit avec
un petit air boudeur qui la rendit charmante.
«Au fait, je suis un fou, un sot, pensa Anzoleto. Comment ai-je pu
penser un instant que le comte triompherait d'une âme si pure et d'un
amour si complet? Est-ce qu'il n'est pas assez expérimenté pour voir du
premier coup d'oeil que Consuelo n'est pas son fait; et aurait-il été
assez généreux ce soir pour me faire monter dans la gondole à sa place,
s'il n'eût connu pertinemment qu'il y jouerait auprès d'elle le rôle
d'un fat ridicule? Non, non; mon sort est assuré, ma position
inexpugnable. Que Consuelo lui plaise, qu'il l'aime, qu'il la courtise,
tout cela ne servira qu'à avancer ma fortune; car elle saura bien
obtenir de lui tout ce qu'elle voudra sans s'exposer. Consuelo en saura
vite plus que moi sur ce chapitre. Elle est forte, elle est prudente.
Les prétentions du cher comte tourneront à mon profit et à ma gloire.»
Et, abjurant complètement tous ses doutes, il se jeta aux pieds de son
amie, et se livra à l'enthousiasme passionné qu'il éprouvait pour la
première fois, et que depuis quelques-heures la jalousie comprimait en
lui.
«O ma belle! ô ma sainte! ô ma diablesse! ô ma reine! s'écria-t-il,
pardonne-moi d'avoir pensé à moi-même au lieu de me prosterner devant
toi pour t'adorer; ainsi que j'aurais dû le faire en me retrouvant seul
avec toi dans cette chambre! J'en suis sorti ce matin en te querellant.
Oui, oui, je devrais n'y être rentré qu'en me traînant sur mes genoux!
Comment peux-tu aimer encore et sourire à une brute telle que moi?
Casse-moi ton éventail sur la figure, Consuelo. Mets ton joli pied sur
ma tête. Tu es plus grande que moi de cent coudées, et je suis ton
esclave pour jamais, à partir d'aujourd'hui.
--Je ne mérite pas ces belles paroles, lui répondit-elle en
s'abandonnant à ses étreintes; et quant à tes distractions, je les
excuse, car je les comprends. Je vois bien que la peur d'être séparé de
moi, et de voir diviser une vie qui ne peut être qu'une pour nous deux,
t'a seule inspiré ce chagrin et ces doutes. Tu as manqué dé foi envers
Dieu; c'est bien plus mal que si tu m'avais accusée de quelque lâcheté.
Mais je prierai pour toi, et je dirai: Seigneur, pardonnez-lui comme je
lui pardonne.»
En exprimant son amour avec abandon, simplicité, et en y mêlant, comme
toujours, cette dévotion espagnole pleine de tendresse humaine et de
compromis ingénus, Consuelo était si belle; la fatigue et lés émotions
de la journée avaient répandu sur elle une langueur si suave,
qu'Anzoleto, exalté d'ailleurs par cette espèce d'apothéose dont elle
sortait et qui la lui montrait sous une face nouvelle, ressentit enfin
tous les délires d'une passion violente pour cette petite soeur jusque
là si paisiblement aimée. Il était de ces hommes qui ne s'enthousiasment
que pour ce qui est applaudi, convoité et disputé par les autres. La
joie de sentir en sa possession l'objet de tant de désirs qu'il avait
vus s'allumer et bouillonner autour d'elle, éveilla en lui des désirs
irréfrénables; et, pour la première fois, Consuelo fut réellement en
péril entre ses bras.
«Sois mon amante, sois ma femme, s'écria-t-il enfin d'une voix étouffée.
Sois à moi tout entière et pour toujours.
--Quand tu voudras, lui répondit Consuelo avec un sourire angélique.
Demain si tu veux.
--Demain! Et pourquoi demain?
--Tu as raison, il est plus de minuit, c'est aujourd'hui que nous
pouvons nous marier. Dès que le jour sera levé, nous pouvons aller
trouver le prêtre. Nous n'avons de parents ni l'un ni l'autre, la
cérémonie ne demandera pas de longs préparatifs. J'ai ma robe d'indienne
que je n'ai pas encore mise. Tiens, mon ami, en la faisant, je me
disais: Je n'aurai plus d'argent pour acheter ma robe de noces; et si
mon ami se décidait à m'épouser un de ces jours, je serais forcée de
porter à l'église la même qui aurait déjà été étrennée. Cela parte
malheur, à ce qu'on dit. Aussi, quand ma mère est venue en rêve me la
retirer pour la remettre dans l'armoire, elle savait bien ce qu'elle
faisait, la pauvre âme! Ainsi donc tout est prêt; demain, au lever du
soleil, nous nous jurerons fidélité. Tu attendais pour cela, méchant,
d'être sûr que je n'étais pas laide?
--Oh! Consuelo, s'écria Anzoleto avec angoisse, tu es un enfant, un
véritable enfant! Nous ne pouvons nous marier ainsi du jour au lendemain
sans qu'on le sache; car le comte et le Porpora, dont la protection nous
est encore si nécessaire, seraient fort irrités contre nous, si nous
prenions cette détermination sans les consulter, sans même les avertir.
Ton vieux maître ne m'aime pas trop, et te comte, je le sais de bonne
part, n'aime pas les cantatrices mariées. Il faudra donc que nous
gagnions du temps pour les amener à consentir à notre mariage; ou bien
il faut au moins quelques jours, si nous nous marions en secret, pour
préparer mystérieusement cette affaire délicate. Nous ne pouvons pas
courir à San-Samuel, où tout le monde nous connaît, et où il ne faudra
que la présence d'une vieille bonne femme pour que toute la paroisse en
soit avertie au bout d'une heure.
--Je n'avais pas songé à tout cela, dit Consuelo. Eh bien, de quoi me
parlais-tu donc tout à l'heure? Pourquoi, méchant, me disais-tu «Sois ma
femme» puisque tu savais que cela n'était pas encore possible? Ce n'est
pas moi qui t'en ai parlé la première, Anzoleto! Quoique j'aie pensé
bien souvent que nous étions en âge de nous marier, et que je n'eusse
jamais songé aux obstacles dont tu parles, je m'étais fait un devoir de
laisser cette décision à ta prudence, et, faut-il te le dire? à ton
inspiration; car je voyais bien, que tu n'étais pas trop pressé de
m'appeler ta femme, et je ne t'en voulais pas. Tu m'as souvent dit
qu'avant de s'établir, il fallait assurer le sort de sa famille future,
en s'assurant soi-même de quelques ressources. Ma mère le disait aussi,
et je trouve cela raisonnable. Ainsi, tout bien considéré, ce serait
encore trop tôt. Il faut que notre engagement à tous deux avec le
théâtre soit signé, n'est-ce pas? Il faut même que la faveur du public
nous soit assurée. Nous reparlerons de cela après nos débuts. Pourquoi
pâlis-tu? mon Dieu, pourquoi serres-tu ainsi les poings, Anzoleto? Ne
sommes-nous pas bien heureux? Avons-nous besoin d'être liés par un
serment pour nous aimer, et compter l'un sur l'autre?
--O Consuelo, que tu es calme, que tu es pure, et que tu es froide!
soeécria Anzoleto avec une sorte de rage.
--Moi! je suis froide! s'écria la jeune Espagnole stupéfaite et
vermeille d'indignation.
--Hélas! je t'aime comme on peut aimer une femme, et tu m'écoutes et tu
me réponds comme un enfant. Tu ne connais que l'amitié, tu ne comprends
pas l'amour. Je souffre, je brûle, je meurs à tes pieds, et tu me parles
de prêtre, de robe et de théâtre?»
Consuelo, qui s'était levée avec impétuosité, se rassit confuse et toute
tremblante. Elle garda longtemps le silence; et lorsque Anzoleto voulut
lui arracher de nouvelles caresses, elle le repoussa doucement.
«Écoute, lui dit-elle, il faut s'expliquer et se connaître. Tu me crois
trop enfant en vérité, et ce serait une minauderie de ma part, de ne te
pas avouer qu'à présent je comprends fort bien. Je n'ai pas traversé les
trois quarts de l'Europe avec des gens de toute espèce, je n'ai pas vu
de près les moeurs libres et sauvages des artistes vagabonds, je n'ai
pas deviné, hélas! les secrets mal cachés de ma pauvre mère, sans savoir
ce que toute fille du peuple sait d'ailleurs fort bien à mon âge. Mais
je ne pouvais pas me décider à croire, Anzoleto, que tu voulusses
m'engager à violer un serment fait à Dieu entre les mains de ma mère
mourante. Je ne tiens pas beaucoup à ce que les patriciennes, dont
j'entends quelquefois les causeries, appellent leur réputation. Je suis
trop peu de chose dans le monde pour attacher mon honneur au plus ou
moins de chasteté qu'on voudra bien me supposer; mais je fais consister
mon honneur à garder mes promesses, de même que je fais consister le
tien à savoir garder les tiennes. Je ne suis peut-être pas aussi bonne
catholique que je voudrais l'être. J'ai été si peu instruite dans la
religion! Je ne puis pas avoir d'aussi belles règles de conduite et
d'aussi belles maximes de vertu que ces jeunes filles de la Scuola,
élevées dans le cloître et entretenues du matin au soir dans la science
divine. Mais je pratique comme je sais et comme je peux. Je ne crois pas
notre amour capable de s'entacher d'impureté pour devenir un peu plus
vif avec nos années. Je ne compte pas trop les baisers que je te donne,
mais je sais que nous n'avons pas désobéi à ma mère, et que je ne veux
pas lui désobéir pour satisfaire des impatiences faciles à réprimer.
--Faciles! s'écria Anzoleto en la pressant avec emportement sur sa
poitrine; faciles! Je savais bien que tu étais froide.
--Froide, tant que tu voudras, répondit-elle en se dégageant de ses
bras. Dieu, qui lit dans mon coeur, sait bien si je t'aime!
--Eh bien! jette-toi donc dans son sein, dit Anzoleto avec dépit; car le
mien n'est pas un refuge aussi assuré, et je m'enfuis pour ne pas
devenir impie.»
II courut vers la porte, croyant que Consuelo, qui n'avait jamais pu se
séparer de lui au milieu d'une querelle, si légère qu'elle fût, sans
chercher à le calmer, s'empresserait de le retenir. Elle fit
effectivement un mouvement impétueux pour s'élancer vers lui; puis elle
s'arrêta, le vit sortir, courut aussi vers la porte, mit la main sur le
loquet pour ouvrir et le rappeler. Mais, ramenée à sa résolution par une
force surhumaine, elle tira le verrou sur lui; et, vaincue par une lutte
trop violente, elle tomba raide évanouie sur le plancher, où elle resta
sans mouvement jusqu'au jour.
XIV.
«Je t'avoue que j'en suis éperdument amoureux, disait cette même nuit le
comte Zustiniani à son ami Barberigo, vers deux heures du matin, sur le
balcon de son palais, par une nuit obscure et silencieuse.
--C'est me signifier que je dois me garder de le devenir, répondit le
jeune et brillant Barberigo; et je me soumets, car tes droits priment
les miens. Cependant si la Corilla réussissait à te reprendre dans ses
filets, tu aurais la bonté de m'en avertir, et je pourrais alors essayer
de me faire écouler?...
--N'y songe pas, si tu m'aimes. La Corilla n'a jamais été pour moi qu'un
amusement. Je vois à ta figure que tu me railles?
--Non, mais je pense que c'est un amusement un peu sérieux que celui qui
nous fait faire de telles dépenses et de si grandes folies.
--Prenons que je porte tant d'ardeur dans mes amusements que rien ne me
coûte pour les prolonger. Mais ici c'est plus qu'un désir; c'est, je
crois, une passion Je n'ai jamais vu de créature aussi étrangement belle
que cette Consuelo; c'est comme une lampe qui pâlit de temps en temps,
mais qui, au moment où elle semble prête à s'éteindre, jette une clarté
si vive que les astres, comme disent nos poètes, en sont éclipsés.
--Ah! dit Barberigo en soupirant, cette petite robe noire et cette
collerette blanche, cette toilette à demi pauvre et à demi dévote, cette
tête pâle, calme, sans éclat au premier regard, ces manières rondes et
franches, cette étonnante absence de coquetterie, comme tout cela se
transforme et se divinise lorsqu'elle s'inspire de son propre génie pour
chanter! Heureux Zustiniani qui tiens dans tes mains les destinées de
cette ambition naissante!
--Que ne suis-je assuré de ce bonheur que tu m'envies! mais je suis tout
effrayé au contraire de ne trouver là aucune des passions féminines que
je connais, et qui sont si faciles à mettre en jeu. Conçois-tu, ami, que
celte fille soit restée une énigme pour moi, après toute une journée
d'examen et dé surveillance? Il me semble, à sa tranquillité et à ma
maladresse, que je suis déjà épris au point de ne plus voir clair.
--Certes, tu es épris plus qu'il ne faudrait, puisque tu es aveugle.
Moi, que l'espérance ne trouble point, je te dirai en trois mots ce que
tu ne comprends pas. Consuelo est une fleur d'innocence; elle aime le
petit Anzoleto; elle l'aimera encore pendant quelques jours; et si tu
brusques cet attachement d'enfance, tu lui donneras des forces
nouvelles. Mais si tu parais ne point t'en occuper, la comparaison
qu'elle fera entre lui et toi refroidira bientôt son amour.
--Mais il est beau comme Apollon, ce petit drôle, il a une voix
magnifique; il aura du succès. Déjà la Corilla en était folle. Ce n'est
pas un rival à dédaigner auprès d'une fille qui a des yeux.
--Mais il est pauvre, et tu es riche; inconnu, et tu es tout-puissant,
reprit Barberigo. L'important serait de savoir s'il est son amant ou son
ami. Dans le premier cas, le désabusement arrivera plus vite que
Consuelo; dans le second, il y aura entre eux une lutte, une
incertitude, qui prolongeront tes angoisses.
--Il me faudrait donc désirer ce que je crains horriblement, ce qui me
bouleverse de rage rien que d'y songer! Toi, qu'en penses-tu?
--Je crois qu'ils ne sont point amants.
--Mais c'est impossible! L'enfant est libertin, audacieux, bouillant: et
puis les moeurs de ces gens-là!
--Consuelo est un prodige en toutes choses. Tu n'es pas bien expérimenté
encore, malgré tous tes succès auprès des femmes, cher Zustiniani, si tu
ne vois pas dans tous les mouvements, dans toutes les paroles, dans tous
les regards de cette fille, qu'elle est aussi pure que le cristal au
sein du rocher.
--Tu me transportes de joie!
--Prends garde! c'est une folie, un préjugé! Si tu aimes Consuelo, il
faut la marier demain, afin que dans huit jours son maître lui ait fait
sentir le poids d'une chaîne, les tourments de la jalousie, l'ennui d'un
surveillant fâcheux, injuste, et infidèle; car le bel Anzoleto sera tout
cela. Je l'ai assez observé hier entre la Consuelo et la Clorinda, pour
être à même de lui prophétiser ses torts et ses malheurs. Suis mon
conseil, ami, et tu m'en remercieras bientôt. Le lien du mariage est
facile à détendre, entre gens de cette condition; et tu sais que, chez
ces femmes-là, l'amour est une fantaisie ardente qui ne s'exalte qu'avec
les obstacles.
--Tu me désespères, répondit le comte, et pourtant je sens que tu as
raison.»
Malheureusement pour les projets du comte Zustiniani, ce dialogue avait
un auditeur sur lequel on ne comptait point et qui n'en perdait pas une
syllabe. Après avoir quitté Consuelo, Anzoleto, repris de jalousie,
était revenu rôder autour du palais de son protecteur, pour s'assurer
qu'il ne machinait pas un de ces enlèvements si fort à la mode en ce
temps-là, et dont l'impunité était à peu près garantie aux patriciens.
Il ne put en entendre davantage; car la lune, qui commençait à monter
obliquement au-dessus des combles du palais, vint dessiner, de plus en
plus nette, son ombre sur le pavé, et les deux seigneurs, s'apercevant
ainsi de la présence d'un homme sous le balcon, se retirèrent et
fermèrent la croisée.
Anzoleto s'esquiva, et alla rêver en liberté à ce qu'il venait
d'entendre. C'en était bien assez pour qu'il sût à quoi s'en tenir, et
pour qu'il fit son profit des vertueux conseils de Barberigo à son ami.
Il dormit à peine deux heures vers le matin, puis il courut à la
_Corte-Minelli_. La porte était encore fermée au verrou, mais à travers
les fentes de cette barrière mal close, il put voir Consuelo tout
habillée, étendue sur son lit, endormie, avec la pâleur et l'immobilité
de la mort. La fraîcheur de l'aube l'avait tirée de son évanouissement,
et elle s'était jetée sur sa couche sans avoir la force de se
déshabiller. Il resta quelques instants à la contempler avec une
inquiétude pleine de remords. Mais bientôt s'impatientant et s'effrayant
de ce sommeil léthargique, si contraire aux vigilantes habitudes de son
amie, il élargit doucement avec son couteau une fente par laquelle il
put passer la lame et faire glisser le verrou. Cela ne réussit pourtant
pas sans quelque bruit; mais Consuelo, brisée de fatigue, n'en fut point
éveillée. Il entra donc, referma la porte, et vint s'agenouiller à son
chevet, où il resta jusqu'à ce qu'elle ouvrit les yeux. En le trouvant
là, le premier mouvement de Consuelo fut un cri de joie; mais, retirant
aussitôt ses bras qu'elle lui avait jetés au cou, elle se recula avec un
mouvement d'effroi.
«Tu me crains donc à présent, et, au lieu de m'embrasser, tu veux me
fuir! lui dit-il avec douleur. Ah! que je suis cruellement puni de ma
faute! Pardonne-moi, Consuelo, et vois si tu dois te méfier de ton ami.
Il y a une grande heure que je suis là à te regarder dormir. Oh!
pardonne-moi, ma soeur; c'est la première et la dernière fois de ta vie
que tu auras eu à blâmer et à repousser ton frère. Jamais plus je
n'offenserai la sainteté de notre amour par des emportements coupables.
Quitte-moi, chasse-moi, si je manque à mon serment. Tiens, ici, sur ta
couche virginale, sur le lit de mort de ta pauvre mère, je te jure de te
respecter comme je t'ai respectée jusqu'à ce jour, et de ne pas te
demander un seul baiser, si tu l'exiges, tant que le prêtre ne nous aura
pas bénis. Es-tu contente de moi, chère et sainte Consuelo?».
Consuelo ne répondit qu'en pressant la tête blonde du Vénitien sur son
coeur et en l'arrosant de larmes. Cette effusion la soulagea; et bientôt
après, retombant sur son dur petit oreiller: «Je t'avoue, lui dit-elle,
que je suis anéantie; car je n'ai pu fermer l'oeil de toute la nuit.
Nous nous étions si mal quittés!
--Dors, Consuelo, dors, mon cher ange, répondit Anzoleto; souviens-toi
de cette, nuit où tu m'as permis de dormir sur ton lit, pendant que tu
priais et que tu travaillais à cette petite table. C'est à mon tour de
garder et de protéger ton repos. Dors encore, mon enfant; je vais
feuilleter ta musique et la lire tout bas, pendant que tu sommeilleras
une heure ou deux. Personne ne s'occupera de nous (si on s'en occupe
aujourd'hui) avant le soir. Dors donc, et prouve-moi par cette confiance
que tu me pardonnes et que tu crois en moi.»
Consuelo lui répondit par un sourire de béatitude. Il l'embrassa au
front, et s'installa devant la petite table, tandis qu'elle goûtait un
sommeil bienfaisant entremêlé des plus doux songes.
Anzoleto avait vécu trop longtemps dans un état de calme et d'innocence
auprès de cette jeune fille, pour qu'il lui fût bien difficile, après un
seul jour d'agitation, de reprendre son rôle accoutumé. C'était pour
ainsi dire l'état normal de son âme que cette affection fraternelle.
D'ailleurs ce qu'il avait entendu la nuit précédente, sous le balcon de
Zustiniani, était de nature à fortifier ses résolutions: Merci, mes
beaux seigneurs, se disait-il en lui-même; vous m'avez donné des leçons
de morale à votre usage dont le _petit drôle_ saura profiter ni plus ni
moins qu'un roué de votre classe. Puisque la possession refroidit
l'amour, puisque les droits du mariage amènent la satiété et le dégoût,
nous saurons conserver pure cette flamme que vous croyez si facile à
éteindre. Nous saurons nous abstenir et de la jalousie, et de
l'infidélité, et môme des joies de l'amour. Illustre et profond
Barberigo, vos prophéties portent conseil, et il fait bon d'aller à
votre école!
En songeant ainsi, Anzoleto, vaincu à son tour par la fatigue d'une nuit
presque blanche, s'assoupit de son côté, la tête dans ses mains et les
coudes sur la table. Mais son sommeil fut léger; et, le soleil
commençant à baisser, il se leva pour regarder si Consuelo dormait
encore.
Les feux du couchant, pénétrant par la fenêtre, empourpraient d'un
superbe reflet le vieux lit et la belle dormeuse. Elle s'était fait, de
sa mantille de mousseline blanche, un rideau attaché aux pieds du
crucifix de filigrane qui était cloué au mur au-dessus de sa tête. Ce
voile léger retombait avec grâce sur son corps souple et admirable de
proportions; et dans cette demi-teinte rose, affaissée comme une fleur
aux approches du soir, les épaules inondées de ses beaux cheveux sombres
sur sa peau blanche et mate, les mains jointes sur sa poitrine comme une
sainte de marbre blanc sur son tombeau, elle était si chaste et si
divine, qu'Anzoleto s'écria dans son coeur: Ah! comte Zustiniani! que ne
peux-tu la voir en cet instant, et moi auprès d'elle, gardien jaloux et
prudent d'un trésor que tu convoiteras en vain!
Au même instant un faible bruit se fit entendre au dehors; Anzoleto
reconnut le clapotement de l'eau au pied de la masure où était située la
chambre de Consuelo. Bien rarement les gondoles abordaient à cette
pauvre Corte-Minelli; d'ailleurs un démon tenait en éveil les facultés
divinatoires d'Anzoleto. Il grimpa sur une chaise, et atteignit à une
petite lucarne percée près du plafond sur la face de la maison que
baignait le canaletto. Il vit distinctement le comte Zustiniani sortir
de sa barque et interroger les enfants demi-nus qui jouaient sur la
rive. Il fut incertain s'il éveillerait son amie, ou s'il tiendrait la
porte fermée. Mais pendant dix minutes que le comte perdit à demander et
à chercher la mansarde de Consuelo, il eut le temps de se faire un
sang-froid diabolique et d'aller entr'ouvrir la porte, afin qu'on pût
entrer sans obstacle et sans bruit; puis il se remit devant la petite
table, prit une plume, et feignit d'écrire des notes. Son coeur battait
violemment; mais sa figure était calme et impénétrable.
Le comte entra en effet sur la pointe du pied, se faisant un plaisir
curieux de surprendre sa protégée, et se réjouissant de ces apparences
de misère qu'il jugeait être les meilleures conditions possibles pour
favoriser son plan de corruption. Il apportait l'engagement de Consuelo
déjà signé de lui, et ne pensait point qu'avec un tel passe-port il dût
essuyer un accueil trop farouche. Mais au premier aspect de ce
sanctuaire étrange, où une adorable fille dormait du sommeil des anges,
sous l'oeil de son amant respectueux ou satisfait, le pauvre Zustiniani
perdit contenance, s'embarrassa dans son manteau qu'il portait drapé sur
l'épaule d'un air conquérant, et fit trois pas tout de travers entre le
lit et la table sans savoir à qui s'adresser. Anzoleto était vengé de la
scène de la veille à l'entrée de la gondole.
«Mon seigneur et maître! s'écria-t-il en se levant enfin comme surpris
par une visite inattendue: je vais éveiller ma ... fiancée.
--Non, lui répondit le comte, déjà remis de son trouble, et affectant de
lui tourner le dos pour regarder Consuelo à son aise. Je suis trop
heureux de la voir ainsi. Je te défends de l'éveiller.
--Oui, oui, regarde-la bien, pensait Anzoleto; c'est tout ce que je
demandais.»
--Consuelo ne s'éveilla point; et le comte, baissant la voix, se
composant une figure gracieuse et sereine, exprima son admiration sans
contrainte.
«Tu avais raison, Zoto, dit-il d'un air aisé; Consuelo est la première
chanteuse de l'Italie, et j'avais tort de douter qu'elle fût la plus
belle femme de l'univers.
--Votre seigneurie la croyait affreuse, cependant! dit Anzoleto avec
malice.
--Tu m'as sans doute accusé auprès d'elle de toutes mes grossièretés?
Mais je me réserve de me les faire pardonner par une amende honorable si
complète, que tu ne pourras plus me nuire en lui rappelant mes torts.
--Vous nuire, mon cher seigneur! Ah! comment le pourrais-je, quand même
j'en aurais la pensée?»
Consuelo s'agita un peu.
«Laissons-la s'éveiller sans trop de surprise, dit le comte, et
débarrasse-moi cette table pour que je puisse y poser et y relire l'acte
de son engagement. Tiens, ajouta-t-il lorsque Anzoleto eut obéi à son
ordre, tu peux jeter les yeux sur ce papier, en attendant qu'elle ouvre
les siens.
--Un engagement avant l'épreuve des débuts! Mais c'est magnifique, ô mon
noble patron! Et le début tout de suite? avant que l'engagement de la
Corilla soit expiré?
--Ceci ne m'embarrasse point. Il y a un dédit de mille séquins avec la
Corilla: nous le paierons; la belle affaire!
--Mais si la Corilla suscite des cabales?
--Nous la ferons mettre aux plombs, si elle cabale.
--Vive Dieu! Rien ne gêne votre seigneurie.
--Oui, Zoto, répondit le comte d'un ton raide, nous sommes comme cela;
ce que nous voulons, nous le voulons envers et contre tous.
--Et les conditions de l'engagement sont les mêmes que pour la Corilla?
Pour une débutante sans nom, sans gloire, les mêmes conditions que pour
une cantatrice illustre, adorée du public?
--La nouvelle cantatrice le sera davantage; et si les conditions de
l'ancienne ne la satisfont pas, elle n'aura qu'un mot à dire pour qu'on
double ses appointements. Tout dépend d'elle, ajouta-t-il en élevant un
peu la voix, car il s'aperçut que la Consuelo s'éveillait: son sort est
dans ses mains.»
Consuelo avait entendu tout ceci dans un demi-sommeil. Quand elle se fut
frotté les yeux et assuré que ce n'était point un rêve, elle se glissa
dans sa ruelle sans trop songer à l'étrangeté de sa situation, releva sa
chevelure sans trop s'inquiéter de son désordre, s'enveloppa de sa
mantille, et vint avec une confiance ingénue se mêler à la conversation.
«Seigneur comte, dit-elle, c'est trop de bontés; mais je n'aurai pas
l'impertinence d'en profiter. Je ne veux pas signer cet engagement avant
d'avoir essayé mes forces devant le public; ce ne serait point délicat
de ma part. Je peux déplaire, je peux faire _fiasco_, être sifflée. Que
je sois enrouée, troublée, ou bien laide ce jour-là, votre parole serait
engagée, vous seriez trop fier pour la reprendre, et moi trop fière pour
en abuser.
--Laide ce jour-là, Consuelo! s'écria le comte en la regardant avec des
yeux enflammés; laide, vous? Tenez, regardez-vous comme vous voilà,
ajouta-t-il en la prenant par la main et en la conduisant devant son
miroir. Si vous êtes adorable dans ce costume, que serez-vous donc,
couverte de pierreries et rayonnante de l'éclat du triomphe?»
L'impertinence du comte faisait presque grincer les dents à Anzoleto.
Mais l'indifférence enjouée avec laquelle Consuelo recevait ses fadeurs
le calma aussitôt.
«Monseigneur, dit-elle en repoussant le morceau de glace qu'il
approchait de son visage, prenez garde de casser le reste de mon miroir;
je n'en ai jamais eu d'autre, et j'y tiens parce qu'il ne m'a jamais
abusée. Laide ou belle, je refuse vos prodigalités. Et puis je dois vous
dire franchement que je ne débuterai pas, et que je ne m'engagerai pas,
si mon fiancé que voilà n'est engagé aussi; car je ne veux ni d'un autre
théâtre ni d'un autre public que le sien. Nous ne pouvons pas nous
séparer, puisque nous devons nous marier.»
Cette brusque déclaration étourdit un peu le comte; mais il fut bientôt
remis.
«Vous avez raison, Consuelo, répondit-il: aussi mon intention n'est-elle
pas de jamais vous séparer. Zoto débutera en même temps que vous.
Seulement nous ne pouvons pas nous dissimuler que son talent, bien que
remarquable, est encore inférieur au vôtre....
--Je ne crois point cela, monseigneur, répliqua vivement Consuelo en
rougissant, comme si elle eût reçu une offense personnelle.
--Je sais qu'il est votre élève, beaucoup plus que celui du professeur
que je lui ai donné, répondit le comte en souriant. Ne vous en défendez
pas, belle Consuelo En apprenant votre intimité, le Porpora s'est écrié:
Je ne m'étonne plus de certaines qualités qu'il possède et que je ne
pouvais pas concilier avec tant de défauts!
--Grand merci au _signor professor!_ dit Anzoleto en riant du bout des
lèvres.
--Il en reviendra, dit Consuelo gaiement. Le public d'ailleurs lui
donnera un démenti, à ce bon et cher maître.
--Le bon et cher maître est le premier juge et le premier connaisseur de
la terre en fait de chant, répliqua le comte. Anzoleto profitera encore
de vos leçons, et il fera bien. Mais je répète que nous ne pouvons fixer
les bases de son engagement, avant d'avoir apprécié le sentiment du
public à son égard. Qu'il débute donc, et nous verrons à le satisfaire
suivant la justice et notre bienveillance, sur laquelle il doit compter.
--Qu'il débute donc, et moi aussi, reprit Consuelo; nous sommes aux
ordres de monsieur le comte. Mais pas de contrat, pas de signature avant
l'épreuve, j'y suis déterminée....
--Vous n'êtes pas, satisfaite des conditions que je vous propose,
Consuelo? Eh bien, dictez-les vous-même: tenez, voici la plume, rayez,
ajoutez; ma signature est au bas.»
Consuelo prit la plume. Anzoleto pâlit; et le comte, qui l'observait,
mordit de plaisir le bout de son rabat de dentelle qu'il tortillait
entre ses doigts. Consuelo fit une grande X sur le contrat, et écrivit
sur ce qui restait de blanc au-dessus de la signature du comte:
«Anzoleto et Consuelo s'engageront conjointement aux conditions qu'il
plaira à monsieur le comte Zustiniani de leur imposer après leurs
débuts, qui auront lieu le mois prochain au théâtre de San-Samuel.» Elle
signa rapidement et passa ensuite la plume à son amant.
«Signe sans regarder, lui dit-elle; tu ne peux faire moins pour prouver
ta gratitude et ta confiance à ton bienfaiteur.»
Anzoleto avait lu d'un clin d'oeil avant de signer; lecture et signature
furent l'affaire d'une demi-minute. Le comte lut par-dessus son épaule.
«Consuelo, dit-il, vous êtes une étrange fille, une admirable créature,
en vérité! Venez dîner tous les deux avec moi,» dit-il en déchirant le
contrat et en offrant sa main à Consuelo, qui accepta, mais en le priant
d'aller l'attendre avec Anzoleto dans sa gondole, tandis qu'elle ferait
un peu de toilette.
Décidément, se dit-elle dès qu'elle fut seule, j'aurai le moyen
d'acheter une robe de noces. Elle mit sa robe d'indienne, rajusta ses
cheveux, et bondit dans l'escalier en chantant à pleine voix une phrase
éclatante de force et de fraîcheur. Le comte, par excès de courtoisie,
avait voulu l'attendre avec Anzoleto sur l'escalier. Elle le croyait
plus loin, et tomba presque dans ses bras. Mais, s'en dégageant avec
prestesse, elle prit sa main et la porta à ses lèvres, à la manière du
pays, avec le respect d'une inférieure qui ne veut point escalader les
distances: puis, se retournant, elle se jeta au cou de son fiancé, et
alla, toute joyeuse et toute folâtre, sauter dans la gondole, sans
attendre l'escorte cérémonieuse du protecteur un peu mortifié.
XV.
Le comte, voyant que Consuelo était insensible à l'appât du gain, essaya
de faire jouer les ressorts de la vanité, et lui offrit des bijoux et
des parures: elle les refusa. D'abord Zustiniani s'imagina qu'elle
comprenait ses intentions secrètes; mais bientôt il s'aperçut que
c'était uniquement chez elle une sorte de rustique fierté, et qu'elle ne
voulait pas recevoir de récompenses avant de les avoir méritées en
travaillant à la prospérité de son théâtre. Cependant il lui fit
accepter un habillement complet de satin blanc, en lui disant qu'elle ne
pouvait pas décemment paraître dans son salon avec sa robe d'indienne,
et qu'il exigeait que, par égard pour lui, elle quittât la livrée du
peuple. Elle se soumit, et abandonna sa belle taille aux couturières à
la mode, qui n'en tirèrent point mauvais parti et n'épargnèrent point
l'étoffe. Ainsi transformée au bout de deux jours en femme élégante,
forcée d'accepter aussi un rang de perles fines que le comte lui
présenta comme le paiement de la soirée où elle avait chanté devant lui
et ses amis, elle fut encore belle, sinon comme il convenait à son genre
de beauté, mais comme il fallait qu'elle le devînt pour être comprise
par les yeux vulgaires. Ce résultat ne fut pourtant jamais complètement
obtenu. Au premier abord, Consuelo ne frappait et n'éblouissait
personne. Elle fut toujours pâle, et ses habitudes studieuses et
modestes ôtèrent à son regard cet éclat continuel qu'acquièrent les yeux
des femmes dont l'unique pensée est de briller. Le fond de son caractère
comme celui de sa physionomie était sérieux et réfléchi. On pouvait la
regarder manger, parler de choses indifférentes, s'ennuyer poliment au
milieu des banalités de la vie du monde, sans se douter qu'elle fût
belle. Mais que le sourire d'un enjouement qui s'alliait aisément à
cette sérénité de son âme vînt effleurer ses traits, on commençait à la
trouver agréable. Et puis, qu'elle s'animât davantage, qu'elle
s'intéressât vivement à l'action extérieure, qu'elle s'attendrît,
qu'elle s'exaltât, qu'elle entrât dans la manifestation de son sentiment
intérieur et dans l'exercice de sa force cachée, elle rayonnait de tous
les feux du génie et de l'amour; c'était un autre rêve: on était ravi,
passionné, anéanti à son gré, et sans qu'elle se rendît compte du
mystère de sa puissance.
Aussi ce que le comte éprouvait pour elle l'étonnait et le tourmentait
étrangement. Il y avait dans cet homme du monde des fibres d'artiste qui
n'avaient pas encore vibré, et qu'elle faisait frémir de mouvements
inconnus. Mais cette révélation ne pouvait pénétrer assez avant dans
l'âme du patricien, pour qu'il comprît l'impuissance et la pauvreté des
moyens de séduction qu'il voulait employer auprès d'une femme en tout
différente de celle qu'il avait su corrompre.
Il prit patience, et résolut d'essayer sur elle les effets de
l'émulation. Il la conduisit dans sa loge au théâtre, afin qu'elle vît
les succès de la Corilla, et que l'ambition s'éveillât en elle. Mais le
résultat de cette épreuve fut fort différent de ce qu'il en attendait.
Consuelo sortit du théâtre froide, silencieuse, fatiguée et non émue de
ce bruit et de ces applaudissements. La Corilla lui avait paru manquer
d'un talent solide, d'une passion noble, d'une puissance de bon aloi.
Elle se sentit compétente pour juger ce talent factice, forcé, et déjà
ruiné dans sa source par une vie de désordre et d'égoïsme. Elle battit
des mains d'un air impassible, prononça des paroles d'approbation
mesurée, et dédaigna de jouer cette vaine comédie d'un généreux
enthousiasme pour une rivale qu'elle ne pouvait ni craindre ni admirer.
Un instant, le comte la crut tourmentée d'une secrète jalousie, sinon
pour le talent, du moins pour le succès de la prima-donna.
«Ce succès n'est rien auprès de celui que vous remporterez, lui dit-il;
qu'il vous serve seulement à pressentir les triomphes qui vous
attendent, si vous êtes devant le public ce que vous avez été devant
nous. J'espère que vous n'êtes pas effrayée de ce que vous voyez?
--Non, seigneur comte, répondit Consuelo en souriant: Ce public ne
m'effraie pas, car je ne pense pas à lui; je pense au parti qu'on peut
tirer de ce rôle que la Corilla remplit d'une manière brillante, mais où
il reste à trouver d'autres effets qu'elle n'aperçoit point.
--Quoi! vous ne pensez pas au public?
--Non: je pense à la partition, aux intentions du compositeur, à
l'esprit du rôle, à l'orchestre qui a ses qualités et ses défauts, les
uns dont il faut tirer parti, les autres qu'il faut couvrir en se
surpassant à de certains endroits. J'écoute les choeurs, qui ne sont pas
toujours satisfaisants, et qui ont besoin d'une direction plus sévère;
j'examine les passages où il faut donner tous ses moyens, par conséquent
ceux auxquels il faudrait se ménager. Vous voyez, monsieur le comte, que
j'ai à penser à beaucoup de choses avant de penser au public, qui ne
sait rien de tout cela, et qui ne peut rien m'en apprendre.»
Cette sécurité de jugement et cette gravité d'examen surprirent
tellement Zustiniani, qu'il n'osa plus lui adresser une seule question,
et qu'il se demanda avec effroi quelle prise un galant comme lui pouvait
avoir sur un esprit de cette trempe.
L'apparition des deux débutants fut préparée avec toutes les rubriques
usitées en pareille occasion. Ce fut une source de différends et de
discussions continuelles entre le comte et Porpora, entre Consuelo et
son amant. Le vieux maître et sa forte élève blâmaient le charlatanisme
des pompeuses annonces et de ces mille vilains petits moyens que nous
avons si bien fait progresser en impertinence et en mauvaise foi. A
Venise, en ce temps-là, les journaux ne jouaient pas un grand rôle dans
de telles affaires. On ne travaillait pas aussi savamment la composition
de l'auditoire; on ignorait les ressources profondes de la réclame, les
hâbleries du bulletin biographique, et jusqu'aux puissantes machines
appelées claqueurs. Il y avait de fortes brigues, d'ardentes cabales;
mais tout cela s'élaborait dans les coteries, et s'opérait par là seule
force d'un public engoué naïvement des uns, hostile sincèrement aux
autres. L'art n'était pas toujours le mobile. De petites et de grandes
passions, étrangères à l'art et au talent, venaient bien, comme
aujourd'hui, batailler dans le temple. Mais on était moins habile à
cacher ces causes de discorde, et à les mettre sur le compte d'un
dilettantisme sévère. Enfin c'était le même fond aussi vulgairement
humain, avec une surface moins compliquée par la civilisation.
Zustiniani menait ces sortes d'affaires en grand seigneur plus qu'en
directeur de spectacle. Son ostentation était un moteur plus puissant
que la cupidité des spéculateurs ordinaires. C'était dans les salons
qu'il préparait son public, et _chauffait_ les succès de ses
représentations. Ses moyens n'étaient donc jamais bas ni lâches; mais il
y portait la puérilité de son amour-propre, l'activité de ses passions
galantes, et le commérage adroit de la bonne compagnie. Il allait donc
démolissant pièce à pièce, avec assez d'art, l'édifice élevé naguère de
ses propres mains à la gloire de Corilla. Tout le monde voyait bien
qu'il voulait édifier une autre gloire; et comme on lui attribuait la
possession complète de cette prétendue merveille qu'il voulait produire,
la pauvre Consuelo ne se doutait pas encore des sentiments du comte pour
elle, que déjà tout Venise disait que, dégoûté de la Corilla, il faisait
débuter à sa place une nouvelle maîtresse. Plusieurs ajoutaient: «Grande
mystification pour son public, et grand dommage pour son théâtre! car sa
favorite est une petite chanteuse des rues qui ne sait _rien_, et ne
possède rien qu'une belle voix et une figure passable.»
De là des cabales pour la Corilla, qui, de son côté, allait jouant le
rôle de rivale sacrifiée, et invoquait son nombreux entourage
d'adorateurs, afin qu'ils fissent, eux et leurs amis, justice des
prétentions insolentes de la _Zingarella_ (petite bohémienne). De là
aussi des cabales en faveur de la Consuelo, de la part des femmes dont
la Corilla avait détourné ou disputé les amants et les maris, ou bien de
la part des maris qui souhaitaient qu'un certain groupe de Don Juan
vénitiens se serrât autour de la débutante plutôt qu'autour de leurs
femmes, ou bien encore de la part des amants rebutés ou trahis par la
Corilla et qui désiraient de se voir vengés par le triomphe d'une autre.
Quant aux véritables _dilettanti di musica_, ils étaient également
partagés entre le suffrage des maîtres sérieux, tels que le Porpora,
Marcello, Jomelli, etc., qui annonçaient, avec le début d'une excellente
musicienne, le retour des bonnes traditions et des bonnes partitions; et
le dépit des compositeurs secondaires, dont la Corilla avait toujours
préféré les oeuvres faciles, et qui se voyaient menacés dans sa
personne. Les musiciens de l'orchestre, qu'on menaçait aussi de remettre
à des partitions depuis longtemps négligées, et de faire travailler
sérieusement; tout le personnel du théâtre, qui prévoyait les réformes
résultant toujours d'un notable changement dans la composition de la
troupe; enfin jusqu'aux machinistes des décorations, aux habilleuses des
actrices et au perruquier des figurantes, tout était en rumeur au
théâtre San-Samuel, pour ou contre le début; et il est vrai de dire
qu'on s'en occupait beaucoup plus dans la république que des actes de la
nouvelle administration du doge Pietro Grimaldi, lequel venait de
succéder paisiblement à son prédécesseur le doge Luigi Pisani.
Consuelo s'affligeait et s'ennuyait profondément de ces lenteurs et de
ces misères attachées à sa carrière naissante. Elle eût voulu débuter
tout de suite, sans préparation autre que celle de ses propres moyens et
de l'étude de la pièce nouvelle. Elle ne comprenait rien à ces mille
intrigues qui lui semblaient plus dangereuses qu'utiles, et dont elle
sentait bien qu'elle pouvait se passer. Mais le comte, qui voyait de
plus près les secrets du métier, et qui voulait être envié et non bafoué
dans son bonheur imaginaire auprès d'elle, n'épargnait rien pour lui
faire des partisans. Il la faisait venir tous les jours chez lui, et la
présentait à toutes les aristocraties de la ville et de la campagne. La
modestie et la souffrance intérieure de Consuelo secondaient mal ses
desseins; mais il la faisait chanter, et la victoire était brillante,
décisive, incontestable.
Anzoleto était loin de partager la répugnance de son amie pour les
moyens secondaires. Son succès à lui n'était pas à beaucoup près aussi
assuré. D'abord le comte n'y portait pas la même ardeur; ensuite le
ténor auquel il allait succéder était un talent de premier ordre, qu'il
ne pouvait point se flatter de faire oublier aisément. Il est vrai que
tous les soirs il chantait aussi chez le comte; que Consuelo, dans les
duos, le faisait admirablement ressortir, et que, poussé et soutenu par
l'entraînement magnétique de ce génie supérieur au sien, il s'élevait
souvent à une grande hauteur. Il était donc fort applaudi et fort
encouragé. Mais après la surprise que sa belle voix excitait à la
première audition, après surtout que Consuelo s'était révélée, on
sentait bien les imperfections du débutant, et il les sentait lui-même
avec effroi. C'était le moment de travailler avec une fureur nouvelle;
mais en vain Consuelo l'y exhortait et lui donnait rendez-vous chaque
matin à la _Corte-Minelli_, où elle s'obstinait à demeurer, en dépit des
prières du comte, qui voulait l'établir plus convenablement: Anzoleto se
lançait dans tant de démarches, de visites, de sollicitations et
d'intrigues, il se préoccupait de tant de soucis et d'anxiétés
misérables, qu'il ne lui restait ni temps ni courage pour étudier.
Au milieu de ces perplexités, prévoyant que la plus forte opposition à
son succès viendrait de la Corilla, sachant que le comte ne la voyait
plus et ne s'occupait d'elle en aucune façon, il se résolut à l'aller
voir afin de se la rendre favorable. Il avait ouï dire qu'elle prenait
très gaiement et avec une ironie philosophique l'abandon et les
vengeances de Zustiniani; qu'elle avait reçu de brillantes propositions
de la part de l'Opéra italien de Paris, et qu'en attendant l'échec de sa
rivale, sur lequel elle paraissait compter, elle riait à gorge déployée
des illusions du comte et de son entourage. Il pensa qu'avec de la
prudence et de la fausseté il désarmerait cette ennemie redoutable; et,
s'étant paré et parfumé de son mieux, il pénétra dans ses appartements,
un après-midi, à l'heure où l'habitude de la sieste rend les visites
rares et les palais silencieux.
XVI.
Il trouva la Corilla seule, dans un boudoir exquis, assoupie encore sur
sa chaise longue, et dans un déshabillé des plus galants, comme on
disait alors; mais l'altération de ses traits au grand jour lui fit
penser que sa sécurité n'était pas aussi profonde sur le chapitre de
Consuelo, que voulaient bien le dire ses partisans fidèles. Néanmoins
elle le reçut d'un air fort enjoué, et lui frappant la joue avec malice:
«Ah! ah! c'est toi, petit fourbe? lui dit-elle en faisant signe à sa
suivante de sortir et de fermer la porte; viens-tu encore m'en conter,
et te flattes-tu de me faire croire que tu n'es pas le plus traître des
conteurs de fleurettes, et le plus intrigant des postulants à la gloire?
Vous êtes un maître fat, mon bel ami, si vous avez cru me désespérer par
votre abandon subit, après de si tendres déclarations; et vous avez été
un maître sot de vous faire désirer: car je vous ai parfaitement oublié
au bout de vingt-quatre heures d'attente.
--Vingt-quatre heures! c'est immense, répondit Anzoleto en baisant le
bras lourd et puissant de la Corilla. Ob! si je le croyais, je serais
bien orgueilleux; mais je sais bien que si je m'étais abusé au point de
vous croire lorsque vous me disiez....
--Ce que je te disais, je te conseille de l'oublier aussi; et si tu
étais venu me voir, tu aurais trouvé ma porte fermée. Mais qui te donne
l'impudence de venir aujourd'hui?.
--N'est-il pas de bon goût de s'abstenir de prosternations devant ceux
qui sont dans la faveur, et de venir apporter son coeur et son
dévouement à ceux qui....
--Achève! à ceux qui sont dans la disgrâce? C'est bien généreux et très
humain de ta part, mon illustre ami.» Et la Corilla se renversa sur son
oreiller de satin noir, en poussant des éclats de rire aigus et tant
soit peu forcés.
Quoique la prima-donna disgraciée ne fût pas de la première fraîcheur,
que la clarté de midi ne lui fût pas très favorable, et que le dépit
concentré de ces derniers temps eût un peu amolli les plans de son beau
visage, florissant d'embonpoint, Anzoleto, qui n'avait jamais vu de si
près en tête-à-tête une femme si parée et si renommée, se sentit
émouvoir dans les régions de son âme où Consuelo n'avait pas voulu
descendre, et d'où il avait banni volontairement sa pure image. Les
hommes corrompus avant l'âge peuvent encore ressentir l'amitié pour une
femme honnête et sans art; mais pour ranimer leurs passions, il faut les
avances d'une coquette. Anzoleto conjura les railleries de la Corilla
par les témoignages d'un amour qu'il s'était promis de feindre et qu'il
commença à ressentir véritablement. Je dis amour, faute d'un mot plus
convenable; mais c'est profaner un si beau nom que de l'appliquer à
l'attrait qu'inspirent des femmes froidement provoquantes comme l'était
la Corilla. Quand elle vit que le jeune ténor était ému tout de bon,
elle s'adoucit, et le railla plus amicalement.
«Tu m'as plu tout un soir, je le confesse, dit-elle, mais au fond je ne
t'estime pas. Je te sais ambitieux, par conséquent faux, et prêt à
toutes les infidélités: je ne saurais me fier à toi. Tu fis le jaloux,
une certaine nuit dans ma gondole; tu te posas comme un despote. Cela
m'eût désennuyée des fades galanteries de nos patriciens; mais tu me
trompais, lâche enfant! tu étais épris d'une autre, et tu n'as pas cessé
de l'être, et tu vas épouser ... qui!... Oh! je le sais fort bien, ma
rivale, mon ennemie, la débutante, la nouvelle maîtresse de Zustiniani.
Honte à nous deux, à nous trois, à nous quatre! ajouta-t-elle en
s'animant malgré elle et en retirant sa main de celles d'Anzoleto.
--Cruelle, lui dit-il en s'efforçant de ressaisir cette main potelée,
vous devriez comprendre ce qui s'est passé en moi lorsque je vous vis
pour la première fois, et ne pas vous soucier de ce qui m'occupait avant
ce moment terrible. Quant à ce qui s'est passé depuis, ne pouvez-vous le
deviner, et avons-nous besoin d'y songer désormais?
--Je ne me paie pas de demi-mots et de réticences. Tu aimes toujours la
zingarella tu l'épouses?
--Et si je l'aimais, comment se fait-il que je ne l'aie pas encore
épousée?
--Parce que le comte s'y opposait peut-être. A présent, chacun sait
qu'il le désire. On dit même qu'il a sujet d'en être impatient, et la
petite encore plus.»
Le rouge monta à la figure d'Anzoleto en entendant ces outrages
prodigués à l'être qu'il vénérait en lui-même au-dessus de tout.
--Ah! tu es outré de mes suppositions, répondit la Corilla, c'est bon;
voilà ce que je voulais savoir. Tu l'aimes; et quand l'épouses-tu?
--Je ne l'épouse point du tout.
--Alors vous partagez? Tu es bien avant dans la faveur de monsieur le
comte!
--Pour l'amour du ciel, madame, ne parlons ni du comte, ni de personne
autre que de vous et de moi.
--Eh bien, soit, dit la Corilla. Aussi bien à cette heure, mon ex-amant
et ta future épouse ...»
Anzoleto était indigné. Il se leva pour sortir. Mais qu'allait-il faire?
allumer de plus en plus la haine de cette femme, qu'il était venu
calmer. Il resta indécis, horriblement humilié et malheureux du rôle
qu'il s'était imposé.
La Corilla brûlait d'envie de le rendre infidèle; non qu'elle l'aimât,
mais parce que c'était une manière de se venger de cette Consuelo
qu'elle n'était pas certaine d'avoir outragée, avec justice.
«Tu vois bien, lui dit-elle en l'enchaînant au seuil de son boudoir, par
un regard pénétrant, que j'ai raison de me méfier de toi: car en ce
moment tu trompes quelqu'un ici. Est-ce _elle_ ou moi?
--Ni l'une ni l'autre, s'écria-t-il en cherchant à se justifier à ses
propres yeux; je ne suis point son amant, je ne le fus jamais. Je n'ai
pas d'amour pour elle; car je ne suis pas jaloux du comte.
--En voici bien d'une autre! Ah! tu es jaloux au point de le nier, et tu
viens ici pour te guérir ou te distraire? grand merci!
--Je ne suis point jaloux, je vous le répète; et pour vous prouver que
ce n'est pas le dépit qui me fait parler, je vous dis que le comte n'est
pas plus son amant que moi; qu'elle est honnête comme un enfant qu'elle
est, et que le seul coupable envers vous, c'est le comte Zustiniani.
--Ainsi, je puis faire siffler la zingarella sans t'affliger? Tu seras
dans ma loge et tu la siffleras, et en sortant de là tu seras mon unique
amant. Accepte vite, ou je me rétracte.
--Hélas, madame, vous voulez donc m'empêcher de débuter? car vous savez
bien que je dois débuter en même temps que la Consuelo? Si vous la
faites siffler, moi qui chanterai avec elle, je tomberai donc, victime
de votre courroux? Et qu'ai-je fait, malheureux que je suis, pour vous
déplaire? Hélas! j'ai fait un rêve délicieux et funeste! je me suis
imaginé tout un soir que vous preniez quelque intérêt à moi, et que je
grandirais sous votre protection. Et voilà que je suis l'objet de votre
mépris et de votre haine, moi qui vous ai aimée et respectée au point de
vous fuir! Eh bien, madame, contentez votre aversion. Faites-moi tomber,
perdez-moi, fermez-moi la carrière. Pourvu qu'ici en secret vous me
disiez que je ne vous suis point odieux, j'accepterai les marques
publiques de votre courroux.
--Serpent que tu es, s'écria la Corilla, où as-tu sucé le poison de la
flatterie que ta langue et tes yeux distillent? Je donnerais beaucoup
pour te connaître et te comprendre; mais je te crains, car tu es le plus
aimable des amants ou le plus dangereux des ennemis.
--Moi, votre ennemi! Et comment oserais-je jamais me poser ainsi, quand
même je ne serais pas subjugué par vos charmes? Est-ce que vous avez des
ennemis, divine Corilla? Est-ce que vous pouvez en avoir à Venise, où
l'on vous connaît et où vous avez toujours régné sans partage? Une
querelle d'amour jette le comte dans un dépit douloureux. Il veut vous
éloigner, il veut cesser de souffrir. Il rencontre sur son chemin une
petite fille qui semble montrer quelques moyens et qui ne demande pas
mieux que de débuter. Est-ce un crime de la part d'une pauvre enfant qui
n'entend prononcer votre nom illustre qu'avec terreur, et qui ne le
prononce elle-même qu'avec respect? Vous attribuez à cette pauvrette des
prétentions insolentes qu'elle ne saurait avoir. Les efforts du comte
pour la faire goûter à ses amis, l'obligeance de ces mêmes amis qui vont
exagérant son mérite, l'amertume des vôtres qui répandent des calomnies
pour vous aigrir et vous affliger, tandis qu'ils devraient rendre le
calme à votre belle âme en vous montrant votre gloire inattaquable et
votre rivale tremblante; voilà les causes de ces préventions que je
découvre en vous, et dont je suis si étonné, si stupéfait, que je sais à
peine comment m'y prendre pour les combattre.
--Tu ne le sais que trop bien, langue maudite, dit la Corilla en le
regardant avec un attendrissement voluptueux, encore mêlé de défiance;
j'écoute tes douces paroles, mais ma raison me dit encore de te
redouter. Je gage que cette Consuelo est divinement belle, quoiqu'on
m'ait dit le contraire, et qu'elle a du mérite dans un certain genre
opposé au mien, puisque le Porpora, que je connais si sévère, le
proclame hautement.
--Vous connaissez le Porpora? donc vous savez ses bizarreries, ses
manies, on peut dire. Ennemi de toute originalité chez les autres et de
toute innovation dans l'art du chant, qu'une petite élève soit bien
attentive à ses radotages, bien soumise à ses pédantesques leçons, le
voilà qui, pour une gamme vocalisée proprement, déclare que cela est
préférable à toutes les merveilles que le public idolâtre. Depuis quand
vous tourmentez-vous des lubies de ce vieux fou?
--Elle est donc sans talent?
--Elle a une belle voix, et chante honnêtement à l'église; mais elle ne
doit rien savoir du théâtre, et quant à la puissance qu'il y faudrait
déployer, elle est tellement paralysée par la peur, qu'il est fort à
craindre qu'elle y perde le peu de moyens que le ciel lui a donnés.
--Elle a peur! On m'a dit qu'elle était au contraire d'une rare
impudence.
--Oh! la pauvre fille! hélas, on lui en veut donc bien? Vous
l'entendrez, divine Corilla, et vous serez émue d'une noble pitié, et
vous l'encouragerez au lieu de la faire siffler, comme vous le disiez en
raillant tout à l'heure.
--Ou tu me trompes, ou mes amis m'ont bien trompée sur son compte.
--Vos amis se sont laissé tromper eux-mêmes. Dans leur zèle indiscret,
ils se sont effrayés de vous voir une rivale: effrayés d'un enfant!
effrayés pour vous! Ah! que ces gens-là vous aiment mal, puisqu'ils vous
connaissent si peu! Oh! si j'avais le bonheur d'être votre ami, je
saurais mieux ce que vous êtes, et je ne vous ferais pas l'injure de
m'effrayer pour vous d'une rivalité quelconque, fût-ce celle d'une
Faustina ou d'une Molteni.
--Ne crois pas que j'aie été effrayée. Je ne suis ni jalouse ni
méchante; et les succès d'autrui n'ayant jamais fait de tort aux miens,
je ne m'en suis jamais affligée. Mais quand je crois qu'on veut me
braver et me faire souffrir....
--Voulez-vous que j'amène la petite Consuelo à vos pieds? Si elle l'eût
osé, elle serait venue déjà vous demander votre appui et vos conseils.
Mais c'est un enfant si timide! Et puis, on vous a calomniée aussi
auprès d'elle. A elle aussi on est venu dire que vous étiez cruelle,
vindicative, et que vous comptiez la faire tomber.
--On lui a dit cela? En ce cas je comprends pourquoi tu es ici.
--Non, madame, vous ne le comprenez pas; car je ne l'ai pas cru un
instant, je ne le croirai jamais. Oh! non, madame! vous ne me comprenez
pas!»
En parlant ainsi, Anzoleto fit scintiller ses yeux noirs, et fléchit le
genou devant la Corilla avec une expression de langueur et d'amour
incomparable.
La Corilla n'était pas dépourvue de malice et de pénétration; mais,
comme il arrive aux femmes excessivement éprises d'elles-mêmes, la
vanité lui mettait souvent un épais bandeau sur les yeux, et la faisait
tomber dans des pièges fort grossiers. D'ailleurs elle était d'humeur
galante. Anzoleto était le plus beau garçon qu'elle eût jamais vu. Elle
ne put résister à ses mielleuses paroles, et peu à peu, après avoir
goûté avec lui le plaisir de la vengeance, elle s'attacha à lui par les
plaisirs de la possession. Huit jours après cette première entrevue,
elle en était folle, et menaçait à tout moment de trahir le secret de
leur intimité par des jalousies et des emportements terribles. Anzoleto,
épris d'elle aussi d'une certaine façon (sans que son coeur pût réussir
à être infidèle à Consuelo), était fort effrayé du trop rapide et trop
complet succès de son entreprise. Cependant il se flattait de la dominer
assez longtemps pour en venir à ses fins, c'est-à-dire pour l'empêcher
de nuire à ses débuts et au succès de Consuelo. Il déployait avec elle
une grande habileté, et possédait l'art d'exprimer le mensonge avec un
air de vérité diabolique. Il sut l'enchaîner, la persuader, et la
réduire; il vint à bout de lui faire croire que ce qu'il aimait
par-dessus tout dans une femme c'était la générosité, la douceur et la
droiture; et il lui traça finement le rôle qu'elle avait à jouer devant
le public avec Consuelo, si elle ne voulait être haïe et méprisée par
lui-même. Il sut être sévère avec tendresse; et, masquant la menace sous
la louange, il feignit de la prendre pour un ange de bonté. La pauvre
Corilla avait joué tous les rôles dans son boudoir, excepté celui-là; et
celui-là, elle l'avait toujours mal joué sur la scène. Elle s'y soumit
pourtant, dans la crainte de perdre des voluptés dont elle n'était pas
encore rassasiée, et que, sous divers prétextes, Anzoleto sut lui
ménager et lui rendre désirables. Il lui fit croire que le comte était
toujours épris d'elle, malgré son dépit, et secrètement jaloux en se
vantant du contraire.
«S'il venait à découvrir le bonheur que je goûte près de toi, lui
disait-il, c'en serait fait de mes débuts et peut-être de mon avenir:
car je vois à son refroidissement, depuis le jour où tu as eu
l'imprudence de trahir mon amour pour toi, qu'il me poursuivrait
éternellement de sa haine s'il savait que je t'ai consolée.»
Cela était peu vraisemblable, au point où en étaient les choses; le
comte eût été charmé de savoir Anzoleto infidèle à sa fiancée. Mais la
vanité de Corilla aimait à se laisser abuser. Elle crut aussi n'avoir
rien à craindre des sentiments d'Anzoleto pour la débutante. Lorsqu'il
se justifiait sur ce point, et jurait par tous les dieux n'avoir été
jamais que le frère de cette jeune fille, comme il disait matériellement
la vérité, il y avait tant d'assurance dans ses dénégations que la
jalousie de Corilla était vaincue. Enfin le grand jour approchait, et la
cabale qu'elle avait préparée était anéantie. Pour son compte, elle
travaillait désormais en sens contraire, persuadée que la timide et
inexpérimentée Consuelo tomberait d'elle-même, et qu'Anzoleto lui
saurait un gré infini de n'y avoir pas contribué. En outre, il avait
déjà eu le talent de la brouiller avec ses plus fermes champions, en
feignant d'être jaloux de leurs assiduités, et en la forçant à les
éconduire un peu brusquement.
Tandis qu'il travaillait ainsi dans l'ombre à déjouer les espérances de
la femme qu'il pressait chaque nuit dans ses bras, le rusé Vénitien
jouait un autre rôle avec le comte et Consuelo. Il se vantait à eux
d'avoir désarmé par d'adroites démarches, des visites intéressées, et
des mensonges effrontés, la redoutable ennemie de leur triomphe. Le
comte, frivole et un peu commère, s'amusait infiniment des contes de son
protégé. Son amour-propre triomphait des regrets que celui-ci attribuait
à la Corilla par rapport à leur rupture, et il poussait ce jeune homme à
de lâches perfidies avec cette légèreté cruelle qu'on porte dans les
relations du théâtre et la galanterie. Consuelo s'en étonnait et s'en
affligeait:
«Tu ferais mieux, lui disait-elle, de travailler ta voie et d'étudier
ton rôle. Tu crois avoir fait beaucoup en désarmant l'ennemi. Mais une
note bien épurée, une inflexion bien sentie, feraient beaucoup plus sur
le public impartial que le silence des envieux. C'est à ce public seul
qu'il faudrait songer, et je vois avec chagrin que tu n'y songes
nullement.
--Sois donc tranquille, chère Consuelita, lui répondait-il. Ton erreur
est de croire à un public à la fois impartial et éclairé. Les gens qui
s'y connaissent ne sont presque jamais de bonne foi, et ceux qui sont de
bonne foi s'y connaissent si peu qu'il suffit d'un peu d'audace pour les
éblouir et les entraîner.
XVII.
La jalousie d'Anzoleto à l'égard du comte s'était endormie au milieu des
distractions que lui donnaient la soif du succès et les ardeurs de la
Corilla. Heureusement Consuelo n'avait pas besoin d'un défenseur plus
moral et plus vigilant. Préservée par sa propre innocence, elle
échappait encore aux hardiesses de Zustiniani et le tenait à distance,
précisément par le peu de souci qu'elle en prenait. Au bout de quinze
jours, ce roué Vénitien avait reconnu qu'elle n'avait point encore les
passions mondaines qui mènent à la corruption, et il n'épargnait rien
pour les faire éclore. Mais comme, à cet égard même, il n'était pas plus
avancé que le premier jour, il ne voulait point ruiner ses espérances
par trop d'empressement. Si Anzoleto l'eût contrarié par sa
surveillance, peut-être le dépit l'eût-il poussé à brusquer les choses;
mais Anzoleto lui laissait le champ libre, Consuelo ne se méfiait de
rien: tout ce qu'il avait à faire, c'était de se rendre agréable, en
attendant qu'il devînt nécessaire. Il n'y avait donc sorte de
prévenances délicates, de galanteries raffinées, dont il ne s'ingéniât
pour plaire. Consuelo recevait toutes ces idolâtries en s'obstinant à
les mettre sur le compte des moeurs élégantes et libérales du patriciat,
du dilettantisme passionné et de la bonté naturelle de son protecteur.
Elle éprouvait pour lui une amitié vraie, une sainte reconnaissance; et
lui, heureux et inquiet de cet abandon d'une âme pure, commençait à
s'effrayer du sentiment qu'il inspirerait lorsqu'il voudrait rompre
enfin la glace.
Tandis qu'il se livrait avec crainte, et non sans douceur à un sentiment
tout nouveau pour lui (se consolant un peu de ses mécomptes par
l'opinion où tout Venise était de son triomphe), la Corilla sentait
s'opérer en elle aussi une sorte de transformation. Elle aimait sinon
avec noblesse, du moins avec ardeur; et son âme irritable et impérieuse
pliait sous le joug de son jeune Adonis. C'était bien vraiment
l'impudique Vénus éprise du chasseur superbe, et pour la première fois
humble et craintive devant un mortel préféré. Elle se soumettait jusqu'à
feindre des vertus qui n'étaient point en elle, et qu'elle n'affectait
cependant point sans en ressentir une sorte d'attendrissement voluptueux
et doux; tant il est vrai que l'idolâtrie qu'on se retire à soi-même,
pour la reporter sur un autre être, élève et ennoblit par instants les
âmes les moins susceptibles de grandeur et de dévouement.
L'émotion qu'elle éprouvait réagissait sur son talent, et l'on
remarquait au théâtre qu'elle jouait avec plus de naturel et de
sensibilité les rôles pathétiques. Mais comme son caractère et l'essence
même de sa nature étaient pour ainsi dire brisés, comme il fallait une
crise intérieure violente et pénible pour opérer cette métamorphose, sa
force physique succombait dans la lutte; et chaque jour on s'apercevait
avec surprise, les uns avec une joie maligne, les autres avec un effroi
sérieux, de la perte de ses moyens. Sa voix s'éteignait à chaque
instant. Les brillants caprices de son improvisation étaient trahis par
une respiration courte et des intonations hasardées. Le déplaisir et la
terreur qu'elle en ressentait achevaient de l'affaiblir; et, à la
représentation qui précéda les débuts de Consuelo, elle chanta tellement
faux et manqua tant de passages éclatants, que ses amis l'applaudirent
faiblement et furent bientôt réduits au silence de la consternation par
les murmures des opposants.
Enfin ce grand jour arriva, et la salle fut si remplie qu'on y pouvait à
peine respirer. Corilla, vêtue de noir, pâle, émue, plus morte que vive,
partagée entre la crainte de voir tomber son amant et celle de voir
triompher sa rivale, alla s'asseoir au fond de sa petite loge obscure
sur lé théâtre. Tout le ban et l'arrière-ban des aristocraties et des
beautés de Venise vinrent étaler les fleurs et les pierreries en un
triple hémicycle étincelant. Les hommes _charmants_ encombraient les
coulisses et, comme c'était alors l'usage, une partie du théâtre. La
dogaresse se montra à l'avant-scène avec tous les grands dignitaires de
la république. Le Porpora dirigea l'orchestre en personne, et le comte
Zustiniani attendit à la porte de la loge de Consuelo qu'elle eût achevé
sa toilette, tandis qu'Anzoleto, paré en guerrier antique avec toute la
coquetterie bizarre de l'époque, s'évanouissait dans la coulisse et
avalait un grand verre de vin de Chypre pour se remettre sur ses jambes.
L'opéra n'était ni d'un classique ni d'un novateur, ni d'un ancien
sévère ni d'un moderne audacieux. C'était l'oeuvre inconnue d'un
étranger. Pour échapper aux cabales que son propre nom, ou tout autre
nom célèbre, n'eût pas manqué de soulever chez les compositeurs rivaux,
le Porpora désirant, avant tout, le succès de son élève, avait proposé
et mis à l'étude la partition d'_Ipermnestre_, début lyrique d'un jeune
Allemand qui n'avait encore en Italie, et nulle part au monde, ni
ennemis, ni séides, et qui s'appelait tout simplement monsieur
Christophe Gluck.
Lorsque Anzoleto parut sur la scène, un murmure d'admiration courut dans
toute la salle. Le ténor auquel il succédait, admirable chanteur, qui
avait eu le tort d'attendre pour prendre sa retraite que l'âge eût
exténué sa voix et enlaidi son visage, était peu regretté d'un public
ingrat; et le beau sexe, qui écoute plus souvent avec les yeux qu'avec
les oreilles, fut ravi de voir, à la place de ce gros homme bourgeonné,
un garçon de vingt-quatre ans, frais comme une rose, blond comme Phébus,
bâti comme si Phidias s'en fût mêlé, un vrai fils des lagunes: _Bianco,
crespo, é grassotto_.
Il était trop ému pour bien chanter son premier air, mais sa voix
magnifique, ses belles poses, quelques traits heureux et neufs suffirent
pour lui conquérir l'engouement des femmes et des indigènes. Le débutant
avait de grands moyens, de l'avenir: il fut applaudi à trois reprises et
rappelé deux fois sur la scène après être rentré dans la coulisse, comme
cela se pratique en Italie et à à Venise plus que partout ailleurs.
Ce succès lui rendit le courage; et lorsqu'il reparut avec
_Ipermnestre_, il n'avait plus peur. Mais tout l'effet de cette scène
était pour Consuelo: on ne voyait, on n'écoutait plus qu'elle. On se
disait: «La voilà; oui, c'est elle! Qui? L'Espagnole? Oui, la
débutante, l'_amante del Zustiniani_.»
Consuelo entra gravement et froidement. Elle fit des yeux le tour de son
public, reçut les salves d'applaudissements de ses protecteurs avec une
révérence sans humilité et sans coquetterie, et entonna son récitatif
d'une voix si ferme, avec un accent si grandiose, et une sécurité si
victorieuse, qu'à la première phrase des cris d'admiration partirent dé
tous les points de la salle.
«Ah! le perfide s'est joué de moi,» s'écria la Corilla en lançant un
regard terrible à Anzoleto, qui ne put s'empêcher en cet instant de
lever les yeux vers elle avec un sourire mal déguisé.
Et elle se rejeta au fond de sa loge, en fondant en larmes.
Consuelo dit encore quelques phrases. On entendit la voix cassée du
vieux Lotti qui disait dans son coin: «_Amici miei, questo è un
portento!_»
Elle chanta son grand air de début, et fut interrompue dix fois; on cria
_bis!_ on la rappela sept fois sur la scène; il y eut des hurlements
d'enthousiasme. Enfin la fureur du dilettantisme vénitien s'exhala dans
toute sa fougue à la fois entraînante et ridicule.
«Qu'ont-ils donc à crier ainsi? dit Consuelo en rentrant dans la
coulisse pour en être arrachée aussitôt par les vociférations du
parterre: on dirait qu'ils veulent me lapider.»
De ce moment on ne s'occupa plus que très secondairement d'Anzoleto. On
le traita bien, parce qu'on était en veine de satisfaction; mais la
froideur indulgente avec laquelle on laissa passer les endroits
défectueux de son chant, sans le consoler immodérément à ceux où il s'en
releva, lui prouva que si sa figure plaisait aux femmes, la majorité
expansive et bruyante, le public masculin faisait bon marché de lui et
réservait ses tempêtes d'exaltation pour la prima-donna. Parmi tous ceux
qui étaient venus avec des intentions hostiles, il n'y en eut pas un qui
hasarda un murmure, et la vérité est qu'il n'y en eut pas trois qui
résistèrent à l'entraînement et au besoin invincible d'applaudir la
merveille du jour.
La partition eut le plus grand succès, quoiqu'elle ne fût point écoutée
et que personne ne s'occupât de la musique en elle-même. C'était une
musique tout italienne, gracieuse, modérément pathétique, et qui ne
faisait point encore pressentir, dit-on, l'auteur d'_Alceste_ et
d'_Orphée_. Il n'y avait pas assez de beautés frappantes pour choquer
l'auditoire. Dès le premier entr'acte, le maestro allemand fut rappelé
devant le rideau avec le débutant, la débutante, voire la Clorinda qui,
grâce à la protection de Consuelo, avait nasillé le second rôle d'une
voix pâteuse et avec un accent commun, mais dont les beaux bras avaient
désarmé tout le monde: la Rosalba, qu'elle remplaçait, était fort
maigre.
Au dernier entracte, Anzoleto, qui surveillait Corilla à la dérobée et
qui s'était aperçu de son agitation croissante, jugea prudent d'aller la
trouver dans sa loge pour prévenir quelque explosion. Aussitôt qu'elle
l'aperçut, elle se jeta sur lui comme une tigresse, et lui appliqua deux
ou trois vigoureux soufflets, dont le dernier se termina d'une manière
assez crochue pour faire couler quelques gouttes de sang et laisser une
marque que le rouge et le blanc ne purent ensuite couvrir. Le ténor
outragé mit ordre à ces emportements par un grand coup de poing dans la
poitrine, qui fit tomber la cantatrice à demi pâmée dans les bras de sa
soeur Rosalba.
«Infâme, traître, _buggiardo!_ murmura-t-elle d'une voix étouffée; ta
Consuelo et toi ne périrez que de ma main.
--Si tu as le malheur de faire un pas, un geste, une inconvenance
quelconque ce soir, je te poignarde à la face de Venise, répondit
Anzoleto pâle et les dents serrées, en faisant briller devant ses yeux
son couteau fidèle qu'il savait lancer avec toute la dextérité d'un
homme des lagunes.
--Il le ferait comme il le dit, murmura la Rosalba épouvantée. Tais-toi;
allons-nous-en, nous sommes ici en danger de mort.
--Oui, vous y êtes, ne l'oubliez pas,» répondit Anzoleto; et se
retirant, il poussa la porte de la loge avec violence en les y enfermant
à double tour.
Bien que cette scène tragi-comique se fût passée à la manière vénitienne
dans un mezzo-voce mystérieux et rapide, en voyant le débutant traverser
rapidement les coulisses pour regagner sa loge la joue cachée dans son
mouchoir, on se douta de quelque mignonne bisbille; et le perruquier,
qui fut appelé à rajuster les boucles de la coiffure du prince grec et à
replâtrer sa cicatrice, raconta à toute la bande des choristes et des
comparses, qu'une chatte amoureuse avait joué des griffes sur la face du
héros. Ledit perruquier se connaissait à ces sortes de blessures, et
n'était pas novice confident de pareilles aventures dé coulisse.
L'anecdote fit le tour de la scène, sauta, je ne sais comment,
par-dessus la rampe, et alla se promener de l'orchestre aux balcons, et
de là dans les loges, d'où elle redescendit, un peu grossie en chemin,
jusque dans les profondeurs du parterre. On ignorait encore les
relations d'Anzoleto avec Corilla; mais quelques personnes l'avaient vu
empressé en apparence auprès de la Clorinda, et le bruit général fut que
la _seconda-donna_, jalouse de la _prima-donna_, venait de crever un
oeil et de casser trois dents au plus beau des _tenori_.
Ce fut une désolation pour les uns (je devrais dire les unes), et un
délicieux petit scandale pour la plupart. On se demandait si la
représentation serait suspendue, si on verrait reparaître le vieux ténor
Stefanini pour achever le rôle, un cahier à la main. La toile se releva,
et tout fut oublié lorsqu'on vit revenir Consuelo aussi calme et aussi
sublime qu'au commencement. Quoique son rôle ne fût pas extrêmement
tragique, elle le rendit tel par la puissance de son jeu et l'expression
de son chant. Elle fit verser des larmes; et quand le ténor reparut, sa
mince égratignure n'excita qu'un sourire. Mais cet incident ridicule
empêcha cependant son succès d'être aussi brillant qu'il eût pu l'être;
et tous les honneurs de la soirée demeurèrent à Consuelo, qui fut encore
rappelée et applaudie à la fin avec frénésie.
Après le spectacle on alla souper au palais Zustiniani, et Anzoleto
oublia la Corilla qu'il avait enfermée dans sa loge, et qui fut forcée
d'en sortir avec effraction. Dans le tumulte qui suit dans l'intérieur
du théâtre une représentation aussi brillante, on ne s'aperçut guère de
sa retraite. Mais le lendemain cette porte brisée vint coïncider avec le
coup de griffe reçu par Anzoleto, et c'est ainsi qu'on fut sur la voie
de l'intrigue qu'il avait jusque là cachée si soigneusement.
A peine était-il assis au somptueux banquet que donnait le comte en
l'honneur de Consuelo, et tandis que tous les abbés de la littérature
vénitienne débitaient à la triomphatrice les sonnets et madrigaux
improvisés de la veille, un valet glissa sous l'assiette d'Anzoleto un
petit billet de la Corilla, qu'il lut à la dérobée, et qui était ainsi
conçu:
«Si tu ne viens me trouver à l'instant même, je vais te chercher et
faire un éclat, fusses-tu au bout du monde, fusses-tu dans les bras de
ta Consuelo, trois fois maudite.»
Anzoleto feignit d'être pris d'une quinte de toux, et sortit pour écrire
cette réponse au crayon sur un bout de papier réglé arraché dans
l'antichambre à un cahier de musique:
«Viens si tu veux; mon couteau est toujours prêt, et avec lui mon mépris
et ma haine.»
Le despote savait bien qu'avec une nature comme celle à qui il avait
affaire, la peur était le seul frein, la menace le seul expédient du
moment. Mais, malgré lui, il fut sombre et distrait durant la fête; et
lorsqu'on se leva de table, il s'esquiva pour courir chez la Corilla.
Il trouva cette malheureuse fille dans un état digne de pitié. Aux
convulsions avaient succédé des torrents de larmes; elle était assise à
sa fenêtre, échevelée, les yeux meurtris de sanglots; et sa robe,
qu'elle avait déchirée de rage, tombait en lambeaux sur sa poitrine
haletante. Elle renvoya sa soeur et sa femme de chambre; et, malgré
elle, un éclair de joie ranima ses traits en se trouvant auprès de celui
qu'elle avait craint de ne plus revoir. Mais Anzoleto la connaissait
trop pour chercher à la consoler. Il savait bien qu'au premier
témoignage de pitié ou de repentir, il verrait sa fureur se réveiller et
abuser de la vengeance. Il prit le parti de persévérer dans son rôle de
dureté inflexible; et bien qu'il fût touché de son désespoir, il
l'accabla des plus cruels reproches, et lui déclara qu'il venait lui
faire d'éternels adieux. Il l'amena à se jeter à ses pieds, à se traîner
sur ses genoux jusqu'à la porte et à implorer son pardon dans l'angoisse
d'une mortelle douleur. Quand il l'eut ainsi brisée et anéantie, il
feignit de se laisser attendrir; et tout éperdu d'orgueil et de je ne
sais quelle émotion fougueuse, en voyant cette femme si belle et si
fière se rouler devant lui dans la poussière comme une Madeleine
pénitente, il céda à ses transports et la plongea dans de nouvelles
ivresses. Mais en se familiarisant avec cette lionne domptée, il
n'oublia pas un instant que c'était une bête féroce, et garda jusqu'au
bout l'attitude d'un maître offensé qui pardonne.
L'aube commençait à poindre lorsque cette femme, enivrée et avilie,
appuyant son bras de marbre sur le balcon humide du froid matinal et
ensevelissant sa face pâle sous ses longs cheveux noirs, se mit à se
plaindre d'une voix douce et caressante des tortures que son amour lui
faisait éprouver.
«Eh bien, oui, lui dit-elle, je suis jalouse, et si tu le veux
absolument, je suis pis que cela, je suis envieuse. Je ne puis voir ma
gloire de dix années éclipsée en un instant par une puissance nouvelle
qui s'élève et devant laquelle une foule oublieuse et cruelle m'immole
sans ménagement et sans regret. Quand tu auras connu les transports du
triomphe et les humiliations de la décadence, tu ne seras plus si
exigeant et si austère envers toi-même que tu l'es aujourd'hui envers
moi. Je suis encore puissante, dis-tu; comblée de vanités, de succès, de
richesses, et d'espérances superbes, je vais voir de nouvelles contrées,
subjuguer de nouveaux amants, charmer un peuple nouveau. Quand tout cela
serait vrai, crois-tu que quelque chose au monde puisse me consoler
d'avoir été abandonnée de tous mes amis, chassée de mon trône, et d'y
voir monter devant moi une autre idole? Et cette honte, la première de
ma vie, la seule dans toute ma carrière, elle m'est infligée sous tes
yeux; que dis-je! elle m'est infligée par toi; elle est l'ouvrage de mon
amant, du premier homme que j'aie aimé lâchement, éperdument! Tu dis
encore que je suis fausse et méchante, que j'ai affecté devant toi une
grandeur hypocrite, une générosité menteuse; c'est toi qui l'as voulu
ainsi, Anzoleto. J'étais offensée, tu m'as prescrit de paraître
tranquille, et je me suis tenue tranquille; j'étais méfiante, tu m'as
commandé de te croire sincère, et j'ai cru en toi; j'avais la rage et la
mort dans l'âme, tu m'as dit de sourire, et j'ai souri; j'étais furieuse
et désespérée, tu m'as ordonné de garder le silence, et je me suis tue.
Que pouvais-je faire de plus que de m'imposer un caractère qui n'était
pas le mien, et de me parer d'un courage qui m'est impossible? Et quand
ce courage m'abandonne, quand ce supplice devient intolérable, quand je
deviens folle et que mes tortures devraient briser ton coeur, tu me
foules aux pieds, et tu veux m'abandonner mourante dans la fange où tu
m'as plongée! Anzoleto, vous avez un coeur de bronze, et moi je suis
aussi peu de chose que le sable des grèves qui se laisse tourmenter et
emporter par le flot rongeur. Ah! gronde-moi, frappe-moi, outrage-moi,
puisque c'est le besoin de ta force; mais plains-moi du moins au fond de
ton âme; et à la mauvaise opinion que tu as de moi, juge de l'immensité
de mon amour, puisque je souffre tout cela et demande à le souffrir
encore.
«Mais écoute, mon ami, lui dit-elle avec plus de douceur et en
l'enlaçant dans ses bras: ce que tu m'as fait souffrir n'est rien auprès
de ce que j'éprouve en songeant à ton avenir et à ton propre bonheur. Tu
es perdu, Anzoleto, cher Anzoleto! perdu sans retour. Tu ne le sais pas,
tu ne t'en doutes pas, et moi je le vois, et je me dis: «Si du moins
j'avais été sacrifiée à son ambition si ma chute servait à édifier son
triomphe! Mais non! elle n'a servi qu'à sa perte, et je suis
l'instrument d'une rivale qui met son pied sur nos deux têtes.»
--Que veux-tu dire, insensée? reprit Anzoleto; je ne te comprends pas.
--Tu devrais me comprendre pourtant! tu devrais comprendre du moins ce
qui s'est passé ce soir. Tu n'as donc pas vu la froideur du public
succéder à l'enthousiasme que ton premier air avait excité, après
qu'elle a eu chanté, hélas! comme elle chantera toujours, mieux que moi,
mieux que tout le monde, et faut-il te le dire? mieux que toi, mille
fois, mon cher Anzoleto. Ah! tu ne vois pas que cette femme t'écrasera,
et que déjà elle t'a écrasé en naissant? Tu ne vois pas que ta beauté
est éclipsée par sa laideur; car elle est laide, je le soutiens; mais je
sais aussi que les laides qui plaisent allument de plus furieuses
passions et de plus violents engouements chez les hommes que les plus
parfaites beautés de la terre. Tu ne vois pas qu'on l'idolâtre et que
partout où tu seras auprès d'elle, tu seras effacé et passeras inaperçu?
Tu ne sais pas que pour se développer et pour prendre son essor, le
talent du théâtre a besoin de louanges et de succès, comme l'enfant qui
vient au monde a besoin d'air pour vivre et pour grandir; que la moindre
rivalité absorbe une partie de la vie que l'artiste aspire, et qu'une
rivalité redoutable, c'est le vide qui se fait autour de nous, c'est la
mort qui pénètre dans notre âme! Tu le vois bien par mon triste exemple:
la seule appréhension de cette rivale que je ne connaissais pas, et que
tu voulais m'empêcher de craindre, a suffi pour me paralyser depuis un
mois; et plus j'approchais du jour de son triomphe, plus ma voix
s'éteignait, plus je me sentais dépérir. Et je croyais à peine à ce
triomphe possible! Que sera-ce donc maintenant que je l'ai vu certain,
éclatant, inattaquable? Sais-tu bien que je ne peux plus reparaître à
Venise, et peut-être en Italie sur aucun théâtre, parce que je serais
démoralisée, tremblante, frappée d'impuissance? Et qui sait où ce
souvenir ne m'atteindra pas, où le nom et la présence de cette rivale
victorieuse ne viendront pas me poursuivre et me mettre en fuite? Ah!
moi, je suis perdue; mais tu l'es aussi, Anzoleto. Tu es mort avant
d'avoir vécu; et si j'étais aussi méchante que tu le dis, je m'en
réjouirais, je te pousserais à ta perte, et je serais vengée; au lieu
que je te le dis avec désespoir: si tu reparais une seule fois auprès
d'elle à Venise, tu n'as plus d'avenir à Venise; si tu la suis dans ses
voyages, la honte et le néant voyageront avec toi. Si, vivant de ses
recettes, partageant son opulence, et t'abritant sous sa renommée, tu
traînes à ses côtés une existence pâle et misérable, sais-tu quel sera
ton titre auprès du public? Quel est, dira-t-on en te voyant, ce beau
jeune homme qu'on aperçoit derrière elle? Rien, répondra-t-on; moins que
rien: c'est le mari ou l'amant de la divine cantatrice.»
Anzoleto devint sombre comme les nuées orageuses qui montaient à
l'orient du ciel.
«Tu es une folle, chère Corilla, répondit-il; la Consuelo n'est pas
aussi redoutable pour toi que tu te l'es représentée aujourd'hui dans
ton imagination malade. Quant à moi, je te l'ai dit, je ne suis pas son
amant, je ne serai sûrement jamais son mari, et je ne vivrai pas comme
un oiseau chétif sous l'ombre de ses larges ailes. Laisse-la prendre son
vol. Il y a dans le ciel de l'air et de l'espace pour tous ceux qu'un
essor puissant enlève de terre. Tiens, regarde ce passereau; ne
vole-t-il pas aussi bien sur le canal que le plus lourd goëland sur la
mer? Allons! trêve à ces rêveries! le jour me chasse de tes bras. A
demain. Si tu veux que je revienne, reprends cette douceur et cette
patience qui m'avaient charmé, et qui vont mieux à ta beauté que les
cris et les emportements de la jalousie.»
Anzoleto, absorbé pourtant dans de noires pensées, se retira chez lui,
et ce ne fut que couché et prêt à s'endormir, qu'il se demanda qui avait
dû accompagner Consuelo au sortir du palais Zustiniani pour la ramener
chez elle. C'était un soin qu'il n'avait jamais laissé prendre à
personne.
«Après tout, se dit-il en donnant de grands coups de poing à son
oreiller pour l'arranger sous sa tête, si la destinée veut que le comte
en vienne à ses fins, autant vaut pour moi que cela arrive plus tôt que
plus tard!»
XVIII.
Lorsque Anzoleto s'éveilla, il sentit se réveiller aussi la jalousie que
lui avait inspirée le comte Zustiniani. Mille sentiments contraires se
partageaient son âme. D'abord cette autre jalousie que la Corilla avait
éveillée en lui pour le génie et le succès de Consuelo. Celle-là
s'enfonçait plus avant dans son sein, à mesure qu'il comparait le
triomphe de sa fiancée à ce que, dans son ambition trompée, il appelait
sa propre chute. Ensuite l'humiliation d'être supplanté peut-être dans
la réalité, comme il l'était déjà dans l'opinion, auprès de cette femme
désormais célèbre et toute-puissante dont il était si flatté la veille
d'être l'unique et souverain amour. Ces deux jalousies se disputaient
dans sa pensée, et il ne savait à laquelle se livrer pour éteindre
l'autre. Il avait à choisir entre deux partis: ou d'éloigner Consuelo du
comte et de Venise, et de chercher avec elle fortune ailleurs, ou de
l'abandonner à son rival, et d'aller au loin tenter seul les chances
d'un succès qu'elle ne viendrait plus contre-balancer. Dans cette
incertitude de plus en plus poignante, au lieu d'aller reprendre du
calme auprès de sa véritable amie, il se lança de nouveau dans l'orage
en retournant chez la Corilla. Elle attisa le feu en lui démontrant,
avec plus de force que la veille, tout le désavantage de sa position.
«Nul n'est prophète en son pays, lui dit-elle; et c'est déjà un mauvais
milieu pour toi que la ville où tu es né, où l'on t'a vu courir en
haillons sur la place publique, où chacun peut se dire (et Dieu sait que
les nobles aiment à se vanter de leurs bienfaits, même imaginaires,
envers les artistes): «C'est moi qui l'ai protégé; je me suis aperçu le
premier de son talent; c'est moi qui l'ai recommandé à celui-ci, c'est
moi qui l'ai préféré à celui-là.» Tu as beaucoup trop vécu ici au grand
air, mon pauvre Anzolo; ta charmante figure avait frappé tous les
passants avant qu'on sût qu'il y avait en toi de l'avenir. Le moyen
d'éblouir des gens qui t'ont vu ramer sur leur gondole, pour gagner
quelques sous, en leur chantant les strophes du Tasse, ou faire leurs
commissions pour avoir de quoi souper! Consuelo, laide et menant une vie
retirée, est ici une merveille étrangère. Elle est Espagnole d'ailleurs,
elle n'a pas l'accent vénitien. Sa prononciation belle, quoiqu'un peu
singulière, leur plairait encore, quand même elle serait détestable:
c'est quelque chose dont leurs oreilles ne sont pas rebattues. Ta beauté
a été pour les trois quarts dans le petit succès que tu as eu au premier
acte. Au dernier on y était déjà habitué.
--Dites aussi que la belle cicatrice que vous m'avez faite au-dessous de
l'oeil, et que je ne devrais vous pardonner de ma vie, n'a pas peu
contribué à m'enlever ce dernier, ce frivole avantage.
--Sérieux au contraire aux yeux des femmes, mais frivole à ceux des
hommes. Avec les unes, tu régneras dans les salons; sans les autres, tu
succomberas au théâtre. Et comment veux-tu les occuper, quand c'est une
femme qui te les dispute? une femme qui subjugue non-seulement les
dilettanti sérieux, mais qui enivre encore, par sa grâce et le prestige
de son sexe, tous les hommes qui ne sont point connaisseurs en musique!
Ah! que pour lutter avec moi, il a fallu de talent et de science à
Stefanini, à Saverio, et à tous ceux qui ont paru avec moi sur la scène!
--A ce compte, chère Corilla, je courrais autant de risques en me
montrant auprès de toi, que j'en cours auprès de la Consuelo. Si j'avais
eu la fantaisie de te suivre en France, tu me donnerais là un bon
avertissement.»
Ces mots échappés à Anzoleto furent un trait de lumière pour la Corilla.
Elle vit qu'elle avait frappé plus juste qu'elle ne s'en flattait
encore; car la pensée de quitter Venise s'était déjà formulée dans
l'esprit de son amant. Dès qu'elle conçut l'espoir de l'entraîner avec
elle, elle n'épargna rien pour lui faire goûter ce projet. Elle
s'abaissa elle-même tant qu'elle put, et elle se mit au-dessous de sa
rivale avec une modestie sans bornes. Elle se résigna même à dire
qu'elle n'était ni assez grande cantatrice, ni assez belle pour allumer
des passions dans le public. Et comme tout cela était plus vrai qu'elle
ne le pensait en le disant, comme Anzoleto s'en apercevait de reste, et
ne s'était jamais abusé sur l'immense supériorité de Consuelo, elle
n'eut pas de peine à le lui persuader. Leur association et leur fuite
furent donc à peu près résolues dans cette séance; et Anzoleto y
songeait sérieusement, bien qu'il se gardât toujours une porte de
derrière pour échapper à cet engagement dans l'occasion.
Corilla, voyant qu'il lui restait un fond d'incertitude, l'engagea
fortement à continuer ses débuts, le flattant de l'espérance d'un
meilleur sort pour les autres représentations; mais bien certaine, au
fond, que ces épreuves malheureuses le dégoûteraient complètement et de
Venise et de Consuelo.
En sortant de chez sa maîtresse, il se rendit chez son amie. Un
invincible besoin de la revoir l'y poussait impérieusement. C'était la
première fois qu'il avait fini et commencé une journée sans recevoir son
chaste baiser au front. Mais comme, après ce qui venait de se passer
avec la Corilla, il eût rougi de sa versatilité, il essaya de se
persuader qu'il allait chercher auprès d'elle la certitude de son
infidélité, et le désabusement complet de son amour. Sans nul doute, se
disait-il, le comte aura profité de l'occasion et du dépit causé par mon
absence, et il est impossible qu'un libertin tel que lui se soit trouvé
avec elle la nuit en tête-à-tête, sans que la pauvrette ait succombé.
Cette idée lui faisait pourtant venir une sueur froide au visage; s'il
s'y arrêtait, la certitude du remords et du désespoir de Consuelo
brisait son âme, et il hâtait le pas, s'imaginant la trouver, noyée de
larmes. Et puis une voix intérieure, plus forte que toutes les autres,
lui disait qu'une chute aussi prompte et aussi honteuse était impossible
à un être aussi pur et aussi noble; et il ralentissait sa marche en
songeant à lui-même, à l'odieux de sa conduite, à l'égoïsme de son
ambition, aux mensonges et aux reproches dont il avait rempli sa vie et
sa conscience.
Il trouva Consuelo dans sa robe noire, devant sa table, aussi sereine et
aussi sainte dans son attitude et dans son regard qu'il l'avait toujours
vue. Elle courut à lui avec la même effusion qu'à l'ordinaire, et
l'interrogea avec inquiétude, mais sans reproche et sans méfiance, sur
l'emploi de ce temps passé loin d'elle.
«J'ai été souffrant, lui répondit-il avec l'abattement profond que lui
causait son humiliation intérieure. Ce coup que je me suis donné à la
tête contre un décor, et dont je t'ai montré la marque en te disant que
ce n'était rien, m'a pourtant causé un si fort ébranlement au cerveau
qu'il m'a fallu quitter le palais Zustiniani dans la crainte de m'y
évanouir, et que j'ai eu besoin de garder le lit toute la matinée.
--O mon Dieu! dit Consuelo en baisant la cicatrice faite par sa rivale;
tu as souffert, et tu souffres encore?
--Non, ce repos m'a fait du bien. N'y songe plus, et dis-moi comment tu
as fait pour revenir toute seule cette nuit?
--Toute seule? Oh! non, le comte m'a ramenée dans sa gondole.
--Ah! j'en étais sûr! s'écria Anzoleto avec un accent étrange. Et sans
doute ... il t'a dit de bien belles choses dans ce tête-à-tête?
--Qu'eût-il pu me dire qu'il ne m'ait dit cent fois devant tout le
monde? Il me gâte, et me donnerait de la vanité si je n'étais en garde
contre cette maladie. D'ailleurs, nous n'étions pas tête-à-tête; mon bon
maître a voulu m'accompagner aussi. Oh! l'excellent ami!
--Quel maître? que excellent ami? dit Anzoleto rassuré et déjà
préoccupé.
--Eh! le Porpora! A quoi songes-tu donc?
--Je songe, chère Consuelo, à ton triomphe d'hier soir; et toi, y
songes-tu?
--Moins qu'au tien, je te jure!
--Le mien! Ah! ne me raille pas, ma belle amie; le mien a été si pâle
qu'il ressemblait beaucoup à une chute.»
Consuelo pâlit de surprise. Elle n'avait pas eu, malgré sa fermeté
remarquable, tout le sang-froid nécessaire pour apprécier la différence
des applaudissements qu'elle et son amant avaient recueillis. II y a
dans ces sortes d'ovations un trouble auquel l'artiste le plus sage ne
peut se dérober, et qui fait souvent illusion à quelques-uns, au point
de leur faire prendre l'appui d'une cabale pour la clameur d'un succès.
Mais au lieu de s'exagérer l'amour de son public, Consuelo, presque
effrayée d'un bruit si terrible, avait eu peine à le comprendre, et
n'avait pas constaté la préférence qu'on lui avait donnée sur Anzoleto.
Elle le gronda naïvement de son exigence envers la fortune; et voyant
qu'elle ne pouvait ni le persuader ni vaincre sa tristesse, elle lui
reprocha doucement d'être trop amoureux de la gloire, et d'attacher trop
de prix à la faveur du monde.
«Je te l'ai toujours prédit, lui dit-elle, tu préfères les résultats de
l'art à l'art lui-même. Quand on a fait de son mieux, quand on sent
qu'on a fait bien, il me semble qu'un peu plus ou un peu moins
d'approbation n'ôte ni n'ajoute rien au contentement intérieur.
Souviens-toi de ce que me disait le Porpora la première fois que j'ai
chanté au palais Zustiniani: Quiconque se sent pénétré d'un amour vrai
pour son art ne peut rien craindre ...
--Ton Porpora et toi, interrompit Anzoleto avec humeur, pouvez bien vous
nourrir de ces belles maximes. Rien n'est si aisé que de philosopher sur
les maux de la vie quand on n'en connaît que les biens. Le Porpora,
quoique pauvre et contesté, a un nom illustre. Il a cueilli assez de
lauriers pour que sa vieille tête puisse blanchir en paix sous leur
ombre. Toi qui te sens invincible, tu es inaccessible à la peur. Tu
t'élèves du premier bond au sommet de l'échelle, et tu reproches à ceux
qui n'ont pas de jambes d'avoir le vertige. C'est peu charitable,
Consuelo, et souverainement injuste. Et puis ton argument ne m'est pas
applicable: tu dis que l'on doit mépriser l'assentiment du public quand
on a le sien propre; mais si je ne l'ai pas, ce témoignage intérieur
d'avoir bien fait? Et ne vois-tu pas que je suis horriblement mécontent
de moi-même? N'as-tu pas vu que j'étais détestable? N'as-tu pas entendu
que j'ai chanté pitoyablement?
--Non, car cela n'est pas. Tu n'as été ni au-dessus ni au-dessous de
toi-même. L'émotion que tu éprouvais n'a presque rien ôté à tes moyens.
Elle s'est vite dissipée d'ailleurs, et les choses que tu sais bien, tu
les a bien rendues.
--Et celles que je ne sais pas?» dit Anzoleto en fixant sur elle ses
grands yeux noirs creusés par la fatigue et le chagrin.
Elle soupira et garda un instant le silence, puis elle lui dit en
l'embrassant:
«Celles que tu ne sais pas, il faut les apprendre. Si tu avais voulu
étudier sérieusement pendant les répétitions ... Te l'ai-je dit? Mais ce
n'est pas le moment de faire des reproches, c'est le moment au contraire
de tout réparer. Voyons, prenons seulement deux heures par jour, et tu
verras que nous triompherons vite de ce qui t'arrête.
--Sera-ce donc l'affaire d'un jour?
--Ce sera l'affaire de quelques mois tout au plus.
--Et cependant je joue demain! je continue à débuter devant un public
qui me juge sur mes défauts beaucoup plus que sur mes qualités.
--Mais qui s'apercevra bien de tes progrès.
--Qui sait? S'il me prend en aversion!
--Il t'a prouvé le contraire.
--Oui! tu trouves qu'il a été indulgent pour moi?
--Eh bien, oui, il l'a été, mon ami. Là où tu as été faible, il a été
bienveillant; là où tu as été fort, il t'a rendu justice.
--Mais, en attendant, on va me faire en conséquence un engagement
misérable.
--Le comte est magnifique en tout et n'épargne pas l'argent. D'ailleurs
ne m'en offre-t-il pas plus qu'il ne nous en faut pour vivre tous deux
dans l'opulence?
--C'est cela! je vivrais de ton succès!
--J'ai bien assez longtemps vécu de ta faveur.
--Ce n'est pas de l'argent qu'il s'agit. Qu'il m'engage à peu de frais,
peu importe; mais il m'engagera pour les seconds ou les troisièmes
rôles.
--Il n'a pas d'autre _primo-uomo_ sous la main. Il y a longtemps qu'il
compte sur toi et ne songe qu'à toi. D'ailleurs il est tout porté pour
toi. Tu disais qu'il serait contraire à notre mariage! Loin de là, il
semble le désirer, et me demande souvent quand je l'inviterai à ma noce.
--Ah! vraiment? C'est fort bien! Grand merci, monsieur le comte!
--Que veux-tu dire?
--Rien. Seulement, Consuelo, tu as eu grand tort de ne pas m'empêcher de
débuter jusqu'à ce que mes défauts que tu connaissais si bien, se
fussent corrigés dans de meilleures études. Car tu les connais, mes
défauts, je le répète.
--Ai-je manqué de franchise? ne t'ai-je pas averti souvent? Mais tu m'as
toujours dit que le public ne s'y connaissait pas; et quand j'ai su quel
succès tu avais remporté chez le comte la première fois que tu as chanté
dans son salon, j'ai pensé que ...
--Que les gens du monde ne s'y connaissaient pas plus que le public
vulgaire?
--J'ai pensé que tes qualités frapperaient plus que tes défauts; et il
en a été ainsi, ce me semble, pour les uns comme pour l'autre.
--Au fait, pensa Anzoleto, elle dit vrai, et si je pouvais reculer mes
débuts.... Mais c'est courir le risque de voir appeler à ma place un
ténor qui ne me la céderait plus. Voyons! dit-il après avoir fait
plusieurs tours dans la chambre, quels sont donc mes défauts?
--Ceux que je t'ai dits souvent, trop de hardiesse et pas assez de
préparation; une énergie plus fiévreuse que sentie; des effets
dramatiques qui sont l'ouvrage de la volonté plus que ceux de
l'attendrissement. Tu ne t'es pas pénétré de l'ensemble de ton rôle. Tu
l'as appris par fragments. Tu n'y as vu qu'une succession de morceaux
plus ou moins brillants. Tu n'en as saisi ni la gradation, ni le
développement, ni le résumé. Pressé de montrer ta belle voix et
l'habileté que tu as à certains égards, tu as donné ton dernier mot
presque en entrant en scène. À la moindre occasion, tu as cherché un
effet, et tous tes effets ont été semblables. À la fin du premier acte,
on te connaissait, on te savait par coeur; mais on ne savait pas que
c'était tout, et on attendait quelque chose de prodigieux pour la fin.
Ce quelque chose n'était pas en toi. Ton émotion était épuisée, et ta
voix n'avait plus la même fraîcheur. Tu l'as senti, tu as forcé l'une et
l'autre; on l'a senti aussi, et l'on est resté froid, à ta grande
surprise, au moment où tu te croyais le plus pathétique. C'est qu'à ce
moment-là on ne voyait pas l'artiste inspiré par la passion, mais
l'acteur aux prises avec le succès.
--Et comment donc font les autres? s'écria Anzoleto en frappant du pied.
Est-ce que je ne les ai pas entendus, tous ceux qu'on a applaudis à
Venise depuis dix ans? Est-ce que le vieux Stefanini ne criait pas quand
la voix lui manquait? Et cependant on l'applaudissait avec rage.
--II est vrai, et je n'ai pas compris que le public pût s'y tromper.
Sans doute on se souvenait du temps où il y avait eu en lui plus de
puissance, et on ne voulait pas lui faire sentir le malheur de son âge.
--Et la Corilla, voyons, cette idole que tu renverses, est-ce qu'elle ne
forçait pas les situations? Est-ce-qu'elle ne faisait pas des efforts
pénibles à voir et à entendre? Est-ce qu'elle était passionnée tout de
bon, quand on la portait aux nues?
--C'est parce que j'ai trouvé ses moyens factices, ses effets
détestables, son jeu comme son chant dépourvus de goût et de grandeur,
que je me suis présentée si tranquillement sur la scène, persuadée comme
toi que le public ne s'y connaissait pas beaucoup.
--Ah! dit Anzoleto avec un profond soupir, tu mets le doigt sur ma
plaie, pauvre Consuelo!
--Comment cela, mon bien-aimé?
--Comment cela? tu me le demandes? Nous nous étions trompés, Consuelo.
Le public s'y connaît. Son coeur lui apprend ce que son ignorance lui
voile. C'est un grand enfant qui a besoin d'amusement et d'émotion. Il
se contente de ce qu'on lui donne; mais qu'on lui montre quelque chose
de mieux, et le voilà qui compare et qui comprend. La Corilla pouvait
encore le charmer la semaine dernière, bien qu'elle chantât faux et
manquât de respiration. Tu parais, et la Corilla est perdue; elle est
effacée, enterrée. Qu'elle reparaisse, on la sifflera. Si j'avais débuté
auprès d'elle, j'aurais eu un succès complet comme celui que j'ai eu
chez le comte, la première fois que j'ai chanté après elle. Mais auprès
de toi, j'ai été éclipsé. Il en devait être ainsi, et il en sera
toujours ainsi. Le public avait le goût du clinquant. Il prenait des
oripeaux pour des pierreries; il en était ébloui. On lui montre un
diamant fin, et déjà il ne comprend plus qu'on ait pu le tromper si
grossièrement. Il ne peut plus souffrir les diamants faux, et il en fait
justice. Voilà mon malheur, Consuelo: c'est d'avoir été produit, moi,
verroterie de Venise, à côté d'une perle sortie du fond des mers.»
Consuelo ne comprit pas tout ce qu'il y avait d'amertume et de vérité
dans ces réflexions. Elle les mit sur le compte de l'amour de son
fiancé, et ne répondit à ce qu'elle prit pour de douces flatteries, que
par des sourires et des caresses. Elle prétendit qu'il la surpasserait,
le jour où il voudrait s'en donner la peine, et releva son courage en
lui persuadant que rien n'était plus facile que de chanter comme elle.
Elle était de bonne foi en ceci, n'ayant jamais été arrêtée par aucune
difficulté, et ne sachant pas que le travail même est le premier des
obstacles, pour quiconque n'en a pas l'amour et la persévérance.
XIX.
Encouragé par la franchise de Consuelo et la perfidie de Corilla qui le
pressait de se faire entendre encore en public, Anzoleto se mit à
travailler avec ardeur; et à la seconde représentation d'_Ipermnestre_,
il chanta beaucoup plus purement son premier acte. On lui en sut gré.
Mais, comme le succès de Consuelo grandit en proportion, il ne fut pas
satisfait du sien, et commença à se sentir démoralisé par cette nouvelle
constatation de son infériorité. Dès ce moment, tout prit à ses yeux un
aspect sinistre. Il lui sembla qu'on ne l'écoutait pas, que les
spectateurs placés près de lui murmuraient des réflexions humiliantes
sur son compte, et que les amateurs bienveillants qui l'encourageaient
dans les coulisses avaient l'air de le plaindre profondément. Tous leurs
éloges eurent pour lui un double sens dont il s'appliqua le plus
mauvais. La Corilla, qu'il alla consulter dans sa loge durant
l'entr'acte, affecta de lui demander d'un air effrayé s'il n'était pas
malade.
--Pourquoi? lui dit-il avec impatience.
«Parce que ta voix est sourde aujourd'hui, et que tu sembles accablé!
Cher Anzoleto, reprends courage; donne tes moyens qui sont paralysés par
la crainte ou le découragement.
--N'ai-je pas bien dit mon premier air?
--Pas à beaucoup près aussi bien que la première fois. J'en ai eu le
coeur si serré que j'ai failli me trouver mal.
--Mais on m'a applaudi, pourtant?
--Hélas!... n'importe: j'ai tort de t'ôter l'illusion. Continue ...
Seulement tâche de dérouiller ta voix.»
«Consuelo, pensa-t-il, a cru me donner un conseil. Elle agit d'instinct,
et réussit pour son propre compte. Mais où aurait-elle pris l'expérience
de m'enseigner à dominer ce public récalcitrant? En suivant la direction
qu'elle me donne, je perds mes avantages, et on ne me tient pas compte
de l'amélioration de ma manière. Voyons! revenons à mon audace première.
N'ai-je pas éprouvé, à mon début chez le comte, que je pouvais éblouir
même ceux que je ne persuadais pas? Le vieux Porpora ne m'a-t-il pas dit
que j'avais les taches du génie? Allons donc! que ce public subisse mes
taches et qu'il plie sous mon génie.»
Il se battit les flancs, fit des prodiges au second acte, et fut écouté
avec surprise. Quelques-uns battirent des mains, d'autres imposèrent
silence aux applaudissements. Le public en masse se demanda si cela
était sublime ou détestable.
Encore un peu d'audace, et peut-être qu'Anzoleto l'emportait. Mais cet
échec le troubla au point que sa tête s'égara, et qu'il manqua
honteusement tout le reste de son rôle.
A la troisième représentation, il avait repris son courage, et, résolu
d'aller à sa guise sans écouter les conseils de Consuelo; il hasarda les
plus étranges caprices, les bizarreries les plus impertinentes, honte!
deux ou trois sifflets interrompirent le silence qui accueillait ces
tentatives désespérées. Le bon et généreux public fit taire les sifflets
et se mit à battre des mains; il n'y avait pas moyen de s'abuser sur
cette bienveillance envers la personne et sur ce blâme envers l'artiste.
Anzoleto déchira son costume en rentrant dans sa loge, et, à peine la
pièce finie, il courut s'enfermer avec la Corilla, en proie à une rage
profonde et déterminé à fuir avec elle au bout de la terre.
Trois jours s'écoulèrent sans qu'il revît Consuelo. Elle lui inspirait
non pas de la haine, non pas du refroidissement (au fond de son âme
bourrelée de remords, il la chérissait toujours et souffrait
mortellement de ne pas la voir), mais une véritable terreur. Il sentait
la domination de cet être qui l'écrasait en public de toute sa grandeur,
et qui en secret reprenait à son gré possession de sa confiance et de sa
volonté. Dans son agitation il n'eut pas la force de cacher à la Corilla
combien il était attaché à sa noble fiancée, et combien elle avait
encore d'empire sur ses convictions. La Corilla en conçut un dépit amer,
qu'elle eut la force de dissimuler. Elle le plaignit, le confessa; et
quand elle sut le secret de sa jalousie, elle frappa un grand coup en
faisant savoir sous main à Zustiniani sa propre intimité avec Anzoleto,
pensant bien que le comte ne perdrait pas une si belle occasion d'en
instruire l'objet de ses désirs, et de rendre à Anzoleto le retour
impossible.
Surprise de voir un jour entier s'écouler dans la solitude de sa
mansarde, Consuelo s'inquiéta; et le lendemain d'un nouveau jour
d'attente vaine et d'angoisse mortelle, à la nuit tombante, elle
s'enveloppa d'une mante épaisse (car la cantatrice célèbre n'était plus
garantie par son obscurité contre les méchants propos), et courut à la
maison qu'occupait Anzoleto depuis quelques semaines, logement plus
convenable que les précédents, et que le comte lui avait assigné dans
une des nombreuses maisons qu'il possédait dans la ville. Elle ne l'y
trouva point, et apprit qu'il y passait rarement la nuit.
Cette circonstance ne l'éclaira pas sur son infidélité. Elle connaissait
ses habitudes de vagabondage poétique, et pensa que, ne pouvant
s'habituer à ces somptueuses demeures, il retournait à quelqu'un de ses
anciens gîtes. Elle allait se hasarder à l'y chercher, lorsqu'en se
retournant pour repasser la porte, elle se trouva face à face avec
maître Porpora.
«Consuelo, lui dit-il à voix basse, il est inutile de me cacher tes
traits; je viens d'entendre ta voix, et ne puis m'y méprendre. Que
viens-tu faire ici, à cette heure, ma pauvre enfant, et que cherches-tu
dans cette maison?
--J'y cherche mon fiancé, répondit Consuelo en s'attachant au bras de
son vieux maître. Et je ne sais pas pourquoi je rougirais de l'avouer à
mon meilleur ami. Je sais bien que vous blâmez mon attachement pour lui;
mais je ne saurais vous faire un mensonge. Je suis inquiète. Je n'ai pas
vu Anzoleto depuis avant-hier au théâtre. Je le crois malade.
--Malade? lui! dit le professeur en haussant les épaules. Viens avec
moi, pauvre fille; il faut que nous causions; et puisque tu prends enfin
le parti de m'ouvrir ton coeur, il faut que je t'ouvre le mien aussi.
Donne-moi le bras, mous parlerons en marchant. Écoute, Consuelo; et
pénétre-toi bien de ce que je vais te dire. Tu ne peux pas, tu ne dois
pas être la femme de ce jeune homme. Je te le défends, au nom du Dieu
vivant qui m'a donné pour toi des entrailles de père.
--O mon maître, répondit-elle avec douleur, demandez-moi le sacrifice de
ma vie, mais non celui de mon amour.
--Je ne le demande pas, je l'exige, répondit le Porpora avec fermeté.
Cet amant est maudit. Il fera ton tourment et ta honte si tu ne
l'abjures à l'instant même.
--Cher maître, reprit-elle avec un sourire triste et caressant, vous
m'avez dit cela bien souvent; mais j'ai vainement essayé de vous obéir.
Vous haïssez ce pauvre enfant. Vous ne le connaissez pas, et je suis
certaine que vous reviendrez de vos préventions.
--Consuelo, dit le maestro avec plus de force, je t'ai fait jusqu'ici
d'assez vaines objections et de très-inutiles défenses, je le sais. Je
t'ai parlé en artiste, et comme à une artiste; je ne voyais non plus
dans ton fiancé que l'artiste. Aujourd'hui, je te parle en homme, et je
te parle d'un homme, et je te parle comme à une femme. Cette femme a mal
placé son amour, cet homme en est indigne, et l'homme qui te le dit en
est certain.
--O mon Dieu! Anzoleto indigne de mon amour! Lui, mon seul ami, mon
protecteur, mon frère! Ah! vous ne savez pas comme il m'a aidée et comme
il m'a respectée depuis que je suis au monde! Il faut que je vous le
dise.»
Et Consuelo raconta toute l'histoire de sa vie et de son amour, qui
était une seule et même histoire.
Le Porpora en fut ému, mais non ébranlé.
«Dans tout ceci, dit-il, je ne vois que ton innocence, ta fidélité, ta
vertu. Quant à lui, je vois bien le besoin qu'il a eu de ta société et
de tes enseignements, auxquels, bien que tu en penses, je sais qu'il
doit le peu qu'il sait et le peu qu'il vaut; mais il n'en est pas moins
vrai que cet amant si chaste et si pur n'est que le rebut de toutes les
femmes perdues de Venise, qu'il apaise l'ardeur des feux que tu lui
inspires dans les maisons de débauche, et qu'il ne songe qu'à
t'exploiter, tandis qu'il assouvit ailleurs ses honteuses passions.
--Prenez garde à ce que vous dites, répondit Consuelo d'une voix
étouffée; j'ai coutume de croire en vous comme en Dieu, ô mon maître!
Mais en ce qui concerne Anzoleto, j'ai résolu de vous fermer mes
oreilles et mon coeur ... Ah! laissez-moi vous quitter, ajouta-t-elle en
essayant de détacher son bras de celui du professeur, vous me donnez la
mort.
--Je veux donner la mort à ta passion funeste, et par la vérité je veux
te rendre à la vie, répondit-il en serrant le bras de l'enfant contre sa
poitrine généreuse et indignée. Je sais que je suis rude, Consuelo. Je
ne sais pas être autrement, et c'est à cause de cela que j'ai retardé,
tant que je l'ai pu, le coup que je vais te porter. J'ai espéré que tu
ouvrirais les yeux, que tu comprendrais ce qui se passe autour de toi.
Mais au lieu de t'éclairer par l'expérience, tu te lances en aveugle au
milieu des abîmes. Je ne veux pas t'y laisser tomber! moi! Tu es le seul
être que j'aie estimé depuis dix ans. Il ne faut pas que tu périsses,
non, il ne le faut pas.
--Mais, mon ami, je ne suis pas en danger. Croyez-vous que je mente
quand je vous jure, par tout ce qu'il y a de sacré, que j'ai respecté le
serment fait au lit de mort de ma mère? Anzoleto le respecte aussi. Je
ne suis pas encore sa femme, je ne suis donc pas sa maîtresse.
--Mais qu'il dise un mot, et tu seras l'une et l'autre!
--Ma mère elle-même nous l'a fait promettre.
--Et tu venais cependant ce soir trouver cet homme qui ne veut pas et
qui ne peut pas être ton mari?
--Qui vous l'a dit?
--La Corilla lui permettrait-elle jamais de ...
--La Corilla? Qu'y a-t-il de commun entre lui et la Corilla?
--Nous sommes à deux pas de la demeure de cette fille ... Tu cherchais
ton fiancé ... allons l'y trouver. T'en sens-tu le courage?
--Non! non! mille fois non! répondit Consuelo en fléchissant dans sa
marche et en s'appuyant contre la muraille. Laissez-moi la vie, mon
maître; ne me tuez pas avant que j'aie vécu. Je vous dis que vous me
faites mourir.
--Il faut que tu boives ce calice, reprit l'inexorable vieillard; je
fais ici le rôle du destin. N'ayant jamais fait que des ingrats et par
conséquent des malheureux par ma tendresse et ma mansuétude, il faut que
je dise la vérité à ceux que j'aime. C'est le seul bien que puisse
opérer un coeur desséché par le malheur et pétrifié par la souffrance.
Je te plains, ma pauvre fille, de n'avoir pas un ami plus doux et plus
humain pour te soutenir dans cette crise fatale. Mais tel que l'on m'a
fait, il faut que j'agisse sur les autres et que j'éclaire par le
rayonnement de la foudre, ne pouvant vivifier par la chaleur du soleil.
Ainsi donc, Consuelo, pas de faiblesse entre nous. Viens à ce palais. Je
veux que tu surprennes ton amant dans les bras de l'impure Corilla. Si
tu ne peux marcher, je te traînerai! Si tu tombes je te porterai! Ah! Le
vieux Porpora est robuste encore, quand le feu de la colère divine brûle
dans ses entrailles!
--Grâce! grâce! s'écria Consuelo plus pâle que la mort. Laissez-moi
douter encore ... Donnez-moi encore un jour, un seul jour pour croire en
lui; je ne suis pas préparée à ce supplice ...
--Non, pas un jour, pas une heure, répondit-il d'un ton inflexible; car
cette heure qui s'écoule, je ne la retrouverai pas pour te mettre la
vérité sous les yeux; et ce jour que tu demandes, l'infâme en
profiterait pour te remettre sous le joug du mensonge. Tu viendras avec
moi; je te l'ordonne, je le veux.
--Eh bien, oui! j'irai, dit Consuelo en reprenant sa force par une
violente réaction de l'amour. J'irai avec vous pour constater votre
injustice et la foi de mon amant; car vous vous trompez indignement, et
vous voulez que je me trompe avec vous! Allez donc, bourreau que vous
êtes! Je vous suis, et je ne vous crains pas.»
Le Porpora la prit au mot; et, saisissant son bras dans sa main
nerveuse, forte comme une pince de fer, il la conduisit dans la maison
qu'il habitait, où, après lui avoir fait parcourir tous les corridors et
monter tous les escaliers, il lui fit atteindre une terrasse supérieure,
d'où l'on distinguait, au-dessus d'une maison plus basse, complètement
inhabitée, le palais de la Corilla, sombre du bas en haut, à l'exception
d'une seule fenêtre qui était éclairée et ouverte sur la façade noire et
silencieuse de la maison déserte. Il semblait, de cette fenêtre, qu'on
ne put être aperçu de nulle part; car un balcon avancé empêchait que
d'en bas on pût rien distinguer. De niveau, il n'y avait rien, et
au-dessus seulement les combles de la maison qu'habitait le Porpora, et
qui n'était pas tournée de façon à pouvoir plonger dans le palais de la
cantatrice. Mais la Corilla ignorait qu'à l'angle de ces combles il y
avait un rebord festonné de plomb, une sorte de niche en plein air, où,
derrière un large tuyau de cheminée, le maestro, par un caprice
d'artiste, venait chaque soir regarder les étoiles, fuir ses semblables,
et rêver à ses sujets sacrés ou dramatiques. Le hasard lui avait fait
ainsi découvrir le mystère des amours d'Anzoleto, et Consuelo n'eut qu'à
regarder dans la direction qu'il lui donnait, pour voir son amant auprès
de sa rivale dans un voluptueux tête-à-tête. Elle se détourna aussitôt;
et le Porpora qui, dans la crainte de quelque vertige de désespoir, la
tenait avec une force surhumaine, la ramena à l'étage inférieur et la
fit entrer dans son cabinet, dont il ferma la porte et la fenêtre pour
ensevelir dans le mystère l'explosion qu'il prévoyait.
XX.
Mais il n'y eut point d'explosion. Consuelo resta muette et atterrée. Le
Porpora lui adressa la parole. Elle ne répondit pas, et lui fit signe de
ne pas l'interroger; puis elle se leva, alla boire, à grands verres,
toute une carafe d'eau glacée qui était sur le clavecin, fit quelques
tours dans la chambre, et revint s'asseoir en face de son maître sans
dire une parole.
Le vieillard austère ne comprit pas la profondeur de sa souffrance.
«Eh bien, lui dit-il, t'avais-je trompée? Que penses-tu faire
maintenant?»
Un frisson douloureux ébranla la statue; et après avoir passé la main
sur son front: «Je pense ne rien faire, dit-elle, avant d'avoir compris
ce qui m'arrive.
--Et que te reste-t-il à comprendre?
--Tout! car je ne comprends rien; et vous me voyez occupée à chercher la
cause de mon malheur, sans rien trouver qui me l'explique. Quel mal
ai-je fait à Anzoleto pour qu'il ne m'aime plus? Quelle faute ai-je
commise qui m'ait rendue méprisable à ses yeux? Vous ne pouvez pas me le
dire, vous! puisque moi qui lis dans ma propre conscience, je n'y vois
rien qui me donne la clef de ce mystère. Oh! c'est un prodige
inconcevable! Ma mère croyait à la puissance des philtres: cette Corilla
serait-elle une magicienne?
--Pauvre enfant! dit le maestro; il y a bien ici une magicienne, mais
elle s'appelle Vanité; il y a bien un poison, mais il s'appelle Envie.
La Corilla a pu le verser; mais ce n'est pas elle qui a pétri cette âme
si propre à le recevoir. Le venin coulait déjà dans les veines impures
d'Anzoleto. Une dose de plus l'a rendu traître, de fourbe qu'il était;
infidèle, d'ingrat qu'il a toujours été.
--Quelle vanité? quelle envie?
--La vanité de surpasser tous les autres, l'envie de te surpasser, la
rage d'être surpassé par toi.
--Cela est-il croyable? Un homme peut-il être jaloux des avantages d'une
femme? Un amant peut-il haïr le succès de son amante? Il y a donc bien
des choses que je ne sais pas, et que je ne puis pas comprendre!
--Tu ne les comprendras jamais; mais tu les constateras à toute heure de
ta vie. Tu sauras qu'un homme peut être jaloux des avantages d'une
femme, quand cet homme est un artiste vaniteux; et qu'un amant peut haïr
les succès de son amante, quand le théâtre est le milieu où ils vivent.
C'est qu'un comédien n'est pas un homme, Consuelo; c'est une femme. Il
ne vit que de vanité maladive; il ne songe qu'à satisfaire sa vanité; il
ne travaille que pour s'enivrer de vanité. La beauté d'une femme lui
fait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien. Une
femme est son rival, ou plutôt il est la rivale d'une femme; il a toutes
les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les
ridicules d'une coquette. Voilà le caractère de la plupart des hommes de
théâtre. Il y a de grandes exceptions; elles sont si rares, elles sont
si méritoires, qu'il faut se prosterner devant elles; et leur faire plus
d'honneur qu'aux docteurs les plus sages. Anzoleto n'est point une
exception; parmi les vaniteux, c'est un des plus vaniteux: voilà tout le
secret de sa conduite.
--Mais quelle vengeance incompréhensible! mais quels moyens pauvres et
inefficaces! En quoi la Corilla peut-elle le dédommager de ses mécomptes
auprès du public? S'il m'eut dit franchement sa souffrance ... (Ah! il ne
fallait qu'un mot pour cela!) je l'aurais comprise, peut-être; du moins
j'y aurais compati; je me serais effacée pour lui faire place.
--Le propre des âmes envieuses est de haïr les gens en raison du bonheur
qu'ils leur dérobent. Et le propre de l'amour, hélas! n'est-il pas de
détester, dans l'objet qu'on aime, les plaisirs qu'on ne lui procure
pas? Tandis que ton amant abhorre le public qui te comble de gloire, ne
hais-tu pas la rivale qui l'enivre de plaisirs?
--Vous dites là, mon maître, une chose profonde et à laquelle je veux
réfléchir.
--C'est une chose vraie. En même temps qu'Anzoleto te hait pour ton
bonheur sur la scène, tu le hais pour ses voluptés dans le boudoir de la
Corilla.
--Cela n'est pas. Je ne saurais le haïr, et vous me faites comprendre
qu'il serait lâche et honteux de haïr ma rivale. Reste donc ce plaisir
dont elle l'enivre et auquel je ne puis songer sans frémir. Mais
pourquoi? je l'ignore. Si c'est un crime involontaire, Anzoleto n'est
donc pas si coupable de haïr mon triomphe.
--Tu es prompte à interpréter les choses de manière à excuser sa
conduite et ses sentiments. Non, Anzoleto n'est pas innocent et
respectable comme toi dans sa souffrance. Il te trompe, il t'avilit,
tandis que tu t'efforces de le réhabiliter. Au reste, ce n'est pas la
haine et le ressentiment que j'ai voulu t'inspirer; c'est le calme et
l'indifférence. Le caractère de cet homme entraîne les actions de sa
vie. Jamais tu ne le changeras. Prends ton parti, et songe à toi-même.
--A moi-même! c'est-à-dire à moi seule? à moi sans espoir et sans amour?
--Songe à la musique, à l'art divin, Consuelo; oserais-tu dire que tu ne
l'aimes que pour Anzoleto?
--J'ai aimé l'art pour lui-même aussi; mais je n'avais jamais séparé
dans ma pensée ces deux choses indivisibles: ma vie et celle d'Anzoleto.
Et je ne vois pas comment il restera quelque chose de moi pour aimer
quelque chose, quand la moitié nécessaire de ma vie me sera enlevée.
--Anzoleto n'était pour toi qu'une idée, et cette idée te faisait vivre.
Tu la remplaceras par une idée plus grande, plus pure et plus
vivifiante. Ton âme, ton génie, ton être enfin ne sera plus à la merci
d'une forme fragile et trompeuse; tu contempleras l'idéal sublime
dépouillé de ce voile terrestre; tu t'élanceras dans le ciel, et tu
vivras d'un hymen sacré avec Dieu même.
--Voulez-vous dire que je me ferai religieuse, comme vous m'y avez
engagée autrefois?
--Non, ce serait borner l'exercice de tes facultés d'artiste à un seul
genre, et tu dois les embrasser tous. Quoi que tu fasses et où que tu
sois, au théâtre comme dans le cloître, tu peux être une sainte, une
vierge céleste, la fiancée de l'idéal sacré.
--Ce que vous dites présente un sens sublime entouré de figures
mystérieuses. Laissez-moi me retirer, mon maître. J'ai besoin de me
recueillir et de me connaître.
--Tu as dit |e mot, Consuelo, tu as besoin de te connaître. Jusqu'ici tu
t'es méconnue en livrant ton âme et ton avenir à un être inférieur à toi
dans tous les sens. Tu as méconnu ta destinée, en ne voyant pas que tu
es née sans égal, et par conséquent sans associé possible en ce monde.
Il te faut la solitude, la liberté absolue. Je ne te veux ni mari, ni
amant, ni famille, ni passions, ni liens d'aucune sorte. C'est ainsi que
j'ai toujours conçu ton existence et compris ta carrière. Le jour où tu
te donneras à un mortel, tu perdras ta divinité. Ah! si la Minotaure et
la Mollendo, mes illustres élèves, mes puissantes créations, avaient
voulu me croire, elles auraient vécu sans rivales sur la terre. Mais la
femme est faible et curieuse; la vanité l'aveugle, de vains désirs
l'agitent, le caprice l'entraîne. Qu'ont-elles recueilli de leur
inquiétude satisfaite? des orages, de la fatigue, la perte ou
l'altération de leur génie. Ne voudras-tu pas être plus qu'elles,
Consuelo? n'auras-tu pas une ambition supérieure à tous les faux biens
de cette vie? ne voudras-tu pas éteindre les vains besoins de ton coeur
pour saisir la plus belle couronne qui ait jamais servi d'auréole au
génie?»
Le Porpora parla encore longtemps, mais avec une énergie et une
éloquence que je ne saurais vous rendre. Consuelo l'écouta, la tête
penchée et les yeux attachés à la terre. Quand il eut tout dit: «Mon
maître, lui répondit-elle, vous êtes grand; mais je ne le suis pas assez
pour vous comprendre. Il me semble que vous outragez la nature humaine
en proscrivant ses plus nobles passions. Il me semble que vous étouffez
les instincts que Dieu même nous a donnés, pour faire une sorte de
déification d'un égoïsme monstrueux et antihumain. Peut-être vous
comprendrais-je mieux si j'étais plus chrétienne: je tâcherai de le
devenir; voilà ce que je puis vous promettre.»
Elle se retira tranquille en apparence, mais dévorée au fond de l'âme.
Le grand et sauvage artiste la reconduisit jusque chez elle,
l'endoctrinant toujours, sans pouvoir la convaincre. Il lui fit du bien
cependant, en ouvrant à sa pensée, un vaste champ de méditations
profondes et sérieuses, au milieu desquelles le crime d'Anzoleto vint
s'abîmer comme un fait particulier servant d'introduction douloureuse,
mais solennelle, à des rêveries infinies. Elle passa de longues heures à
prier, à pleurer et à réfléchir; et puis elle s'endormit avec la
conscience de sa vertu, et l'espérance en un Dieu initiateur et
secourable.
Le lendemain Porpora vint lui annoncer qu'il y aurait répétition
d'_Ipermnestre_ pour Stefanini, qui prenait le rôle d'Anzoleto. Ce
dernier était malade, gardait le lit, et se plaignait d'une extinction
de voix. Le premier mouvement de Consuelo fut de courir chez lui pour le
soigner.
«Épargne-toi cette peine, lui dit le professeur; il se porte à
merveille; le médecin du théâtre l'a constaté, et il ira ce soir chez la
Corilla. Mais le comte Zustiniani, qui comprend fort bien ce que cela
veut dire, et qui consent sans beaucoup de regrets à ce qu'il suspende
ses débuts, a défendu au médecin de démasquer la feinte, et a prié le
bon Stefanini de rentrer au théâtre pour quelques jours.
--Mais, mon Dieu, que compte donc faire Anzoleto? Est-il découragé au
point de quitter le théâtre?
--Oui, le théâtre de San-Samuel. Il part dans un mois, pour la France
avec la Corilla. Cela t'étonne? Il fuit l'ombre que tu projettes sur
lui. Il remet son sort dans les mains d'une femme moins redoutable, et
qu'il trahira quand il n'aura plus besoin d'elle.»
La Consuelo pâlit et mit les deux mains sur son coeur prêt à se briser.
Peut-être s'était-elle flattée de ramener Anzoleto, en lui reprochant
doucement sa faute; et en lui offrant de suspendre ses propres débuts.
Cette nouvelle était un coup de poignard, et la pensée de ne plus revoir
celui qu'elle avait tant aimé ne pouvait entrer dans son esprit:
«Ah! c'est un mauvais rêve, s'écria-t-elle; il faut que j'aille le
trouver et qu'il m'explique cette vision. Il ne peut pas suivre cette
femme, ce serait sa perte. Je ne peux pas, moi, l'y laisser courir; je
le retiendrai, je lui ferai comprendre ses véritables intérêts, s'il est
vrai qu'il ne comprenne plus autre chose ... Venez avec moi, mon cher
maître, ne l'abandonnons pas ainsi ...
--Je t'abandonnerais, moi, et pour toujours, s'écria le Porpora indigné,
si tu commettais une pareille lâcheté. Implorer ce misérable, le
disputer à une Corilla? Ah! sainte Cécile, méfie-toi de ton origine
bohémienne, et songe à en étouffer les instincts aveugles et vagabonds.
Allons, suis-moi: on t'attend pour répéter. Tu auras, malgré toi, un
certain plaisir ce soir à chanter avec un maître comme Stefanini. Tu
verras un artiste savant, modeste et généreux.»
Il la traîna au théâtre, et là, pour la première fois, elle sentit
l'horreur de cette vie d'artiste, enchaînée aux exigences du public,
condamnée à étouffer ses sentiments et à refouler ses émotions pour
obéir aux sentiments et flatter les émotions d'autrui. Cette répétition,
ensuite la toilette, et la représentation du soir furent un supplice
atroce. Anzoleto ne parut pas. Le surlendemain il fallait débuter dans
un opéra-bouffe de Galuppi: _Arcifanfano re de' matti_. On avait choisi
cette farce pour plaire à Stefanini, qui y était d'un comique excellent.
Il fallut que Consuelo s'évertuât à faire rire ceux qu'elle avait fait
pleurer. Elle fut brillante, charmante, plaisante au dernier point avec
la mort dans l'âme. Deux ou trois fois des sanglots remplirent sa
poitrine et s'exhalèrent en une gaîté forcée, affreuse à voir pour qui
l'eût comprise! En rentrant dans sa loge elle tomba en convulsions. Le
public voulait la revoir pour l'applaudir; elle tarda, on fit un
horrible vacarme; on voulait casser les banquettes, escalader la rampe.
Stefanini vint la chercher à demi vêtue, les cheveux en désordre, pâle
comme un spectre; elle se laissa traîner sur la scène, et, accablée
d'une pluie de fleurs, elle fut forcée de se baisser pour ramasser une
couronne de laurier.
«Ah! les bêtes féroces! murmura-t-elle en rentrant dans la coulisse.
--Ma belle, lui dit le vieux chanteur qui lui donnait la main, tu es
bien souffrante; mais ces petites choses-là, ajouta-t-il en lui
remettant une gerbe des fleurs qu'il avait ramassées pour elle, sont un
spécifique merveilleux pour tous nos maux. Tu t'y habitueras, et un jour
viendra où tu ne sentiras ton mal et ta fatigue que les jours où l'on
oubliera de te couronner.
--Oh! qu'ils sont vains et petits! pensa la pauvre Consuelo.»
Rentrée dans sa loge, elle s'évanouit littéralement sur un lit de fleurs
qu'on avait recueillies sur le théâtre et jetées pêle-mêle sur le sofa.
L'habilleuse sortit pour appeler un médecin. Le comte Zustiniani resta
seul quelques instants auprès de sa belle cantatrice, pâle et brisée
comme les jasmins qui jonchaient sa couche. En cet instant de trouble et
d'enivrement, Zustiniani perdit la tête et céda à la folle inspiration
de la ranimer par ses caresses. Mais son premier baiser fut odieux aux
lèvres pures de Consuelo. Elle se ranima pour le repousser, comme si
c'eût été la morsure d'un serpent.
«Ah! loin de moi, dit-elle en s'agitant dans une sorte de délire, loin
de moi l'amour et les caresses et les douces paroles! Jamais d'amour!
jamais d'époux! jamais d'amant! jamais de famille! Mon maître l'a dit!
la liberté, l'idéal, la solitude, la gloire!...»
Et elle fondit en larmes si déchirantes, que le comte effrayé se jeta à
genoux auprès d'elle et s'efforça de la calmer. Mais il ne put rien dire
de salutaire à cette âme blessée, et sa passion, arrivée en cet instant
à son plus haut paroxysme, s'exprima en dépit de lui-même. Il ne
comprenait que trop le désespoir de l'amante trahie. Il fit parler
l'enthousiasme de l'amant qui espère. Consuelo eut l'air de l'écouter,
et retira machinalement sa main des siennes avec un sourire égaré que le
comte prit pour un faible encouragement. Certains hommes, pleins de tact
et de pénétration dans le monde, sont absurdes dans de pareilles
entreprises. Le médecin arriva et administra un calmant à la mode qu'on
appelait _des gouttes_. Consuelo fut ensuite enveloppée de sa mante et
portée dans sa gondole. Le comte y entra avec elle, la soutenant dans
ses bras et parlant toujours de son amour, voire avec une certaine
éloquence qui lui semblait devoir porter la conviction. Au bout d'un
quart d'heure, n'obtenant pas de réponse, il implora un mot, un regard.
«A quoi donc dois-je répondre? lui dit Consuelo, sortant comme d'un
rêve. Je n'ai rien entendu.»
Zustiniani, découragé d'abord, pensa que l'occasion ne pouvait revenir
meilleure, et que cette âme brisée serait plus accessible en cet instant
qu'après la réflexion et le conseil de la raison. Il parla donc encore
et trouva le même silence, la même préoccupation, seulement une sorte
d'empressement instinctif à repousser ses bras et ses lèvres qui ne se
démentit pas, quoiqu'il n'y eût pas d'énergie pour la colère. Quand la
gondole aborda, il essaya de retenir Consuelo encore un instant pour en
obtenir une parole plus encourageante.
«Ah! seigneur comte, lui répondit-elle avec une froide douceur, excusez
l'état de faiblesse où je me trouve; j'ai mal écouté, mais je comprends.
Oh! oui, j'ai fort bien compris. Je vous demande la nuit pour réfléchir,
pour me remettre du trouble où je suis. Demain, oui ... demain, je vous
répondrai sans détour.
--Demain, chère Consuelo, oh! c'est un siècle; mais je me soumettrai si
vous me permettez d'espérer que du moins votre amitié ...
--Oh! oui! oui! il y a lieu d'espérer! répondit Consuelo d'un ton
étrange en posant les pieds sur la rive; mais ne me suivez pas, dit-elle
en faisant le geste impérieux de le repousser au fond de sa gondole.
Sans cela vous n'auriez pas sujet d'espérer.»
La honte et l'indignation venaient de lui rendre la force; mais une
force nerveuse, fébrile, et qui s'exhala en un rire sardonique effrayant
tandis qu'elle montait l'escalier.
«Vous êtes bien joyeuse, Consuelo! lui dit dans l'obscurité une voix qui
faillit la foudroyer. Je vous félicite de votre gaîté!
--Ah! oui, répondit-elle en saisissant avec force le bras d'Anzoleto et
en montant rapidement avec lui à sa chambre; je te remercie, Anzoleto,
tu as bien raison de me féliciter, je suis vraiment joyeuse; oh! tout à
fait joyeuse!»
Anzoleto, qui l'avait entendue, avait déjà allumé la lampe. Quand la
clarté bleuâtre tomba sur leurs traits décomposés, ils se firent peur
l'un à l'autre.
«Nous sommes bien heureux, n'est-ce pas, Anzoleto? dit-elle d'une voix
âpre, en contractant ses traits par un sourire qui fit couler sur ses
joues un ruisseau de larmes. Que penses-tu de notre bonheur?
--Je pense, Consuelo répondit-il avec un sourire amer et des yeux secs,
que nous avons eu quelque peine à y souscrire, mais que nous finirons
par nous y habituer.
--Tu m'as semblé fort bien habitué au boudoir de la Corilla.
--Et-moi, je te retrouve très-aguerrie avec la gondole de monsieur le
comte.
--Monsieur le comte?... Tu savais donc, Anzoleto, que monsieur le comte
voulait faire de moi sa maîtresse?
--Et c'est pour ne pas te gêner, ma chère, que j'ai discrètement battu
en retraite.
--Ah! tu savais cela? et c'est le moment que tu as choisi pour
m'abandonner?
--N'ai-je pas bien fait, et n'es-tu pas satisfaite de ton sort? Le comte
est un amant magnifique, et le pauvre débutant tombé n'eût pas pu lutter
avec lui, je pense?
--Le Porpora avait raison: vous êtes un homme infâme. Sortez d'ici! vous
ne méritez pas que je me justifie, et il me semble que je serais
souillée par un regret de vous. Sortez, vous dis-je! Mais sachez
auparavant que vous pouvez débuter à Venise et rentrer à San-Samuel avec
la Corilla: jamais plus la fille de ma mère ne remettra les pieds sur
ces ignobles tréteaux qu'on appelle le théâtre.
--La fille de votre mère la _Zingara_ va donc faire la grande dame dans
la villa de Zustiniani, aux bords de la Brenta? Ce sera une belle
existence, et je m'en réjouis!
--O ma mère!» dit Consuelo en se retournant vers son lit, et en s'y
jetant à genoux, la face enfoncée dans la couverture qui avait servi de
linceul à la zingara.
Anzoleto fut effrayé et pénétré de ce mouvement énergique et de ces
sanglots terribles qu'il entendait gronder dans la poitrine de Consuelo.
Le remords frappa un grand coup dans la sienne, et il s'approcha pour
prendre son amie dans ses bras et la relever. Mais elle se releva
d'elle-même, et le repoussant avec une force sauvage, elle le jeta à la
porte en lui criant: «Hors de chez moi, hors de mon coeur, hors de mon
souvenir! A tout jamais, adieu! adieu!»
Anzoleto était venu la trouver avec une pensée d'égoïsme atroce, et
c'était pourtant la meilleure pensée qu'il eût pu concevoir. Il ne
s'était pas senti la force de s'éloigner d'elle, et il avait trouvé un
terme moyen pour tout concilier: c'était de lui dire qu'elle était
menacée dans son honneur par les projets amoureux de Zustiniani, et de
l'éloigner ainsi du théâtre. Il y avait, dans cette résolution, un
hommage rendu à la pureté et à la fierté de Consuelo. Il la savait
incapable de transiger avec une position équivoque, et d'accepter une
protection qui la ferait rougir. Il y avait encore dans son âme coupable
et corrompue une foi inébranlable dans l'innocence de cette jeune fille,
qu'il comptait retrouver aussi chaste, aussi fidèle; aussi dévouée qu'il
l'avait laissée quelques jours auparavant. Mais comment concilier cette
religion envers elle, avec le dessein arrêté de la tromper et de rester
son fiancé, son ami, sans rompre avec la Corilla? Il voulait faire
rentrer cette dernière avec lui au théâtre, et ne pouvait songer à s'en
détacher dans un moment où son succès allait dépendre d'elle
entièrement. Ce plan audacieux et lâche était cependant formulé dans sa
pensée, et il traitait Consuelo comme ces madones dont les femmes
italiennes implorent la protection à l'heure du repentir, et dont elles
voilent la face à l'heure du péché.
Quand il la vit si brillante et si folle en apparence au théâtre, dans
son rôle bouffe, il commença à craindre d'avoir perdu trop de temps à
mûrir son projet. Quand il la vit rentrer dans la gondole du comte, et
approcher avec un éclat de rire convulsif, ne comprenant pas la détresse
de cette âme en délire, il pensa qu'il venait trop tard, et le dépit
s'empara de lui. Mais quand il la vit se relever de ses insultes et le
chasser avec mépris, le respect lui revint avec la crainte, et il erra
longtemps dans l'escalier et sur la rive attendant qu'elle le rappelât.
Il se hasarda même à frapper et à implorer son pardon à travers la
porte. Mais un profond silence régna dans cette chambre, dont il ne
devait plus jamais repasser le seuil avec Consuelo. Il se retira confus
et dépité, se promettant de revenir le lendemain et se flattant d'être
plus heureux. «Après tout, se disait-il, mon projet va réussir; elle
sait l'amour du comte; la besogne est à moitié faite.»
Accablé de fatigue, il dormit longtemps; et dans l'après-midi il se
rendit chez la Corilla.
«Grande nouvelle! s'écria-t-elle en lui tendant les bras: la Consuelo
est partie!
--Partie! et avec qui, grand Dieu! et pour quel pays?
--Pour Vienne, où le Porpora l'envoie, en attendant qu'il s'y rende
lui-même. Elle nous a tous trompés, cette petite masque. Elle était
engagée pour le théâtre de l'empereur, où le Porpora va faire
représenter son nouvel opéra.
--Partie! partie sans me dire un mot! s'écria Anzoleto en courant vers
la porte.
--Oh! rien ne te servira de la chercher à Venise, dit la Corilla avec un
rire méchant et un regard de triomphe. Elle s'est embarquée pour
Palestrine au jour naissant; elle est déjà loin en terre ferme.
Zustiniani, qui se croyait aimé et qui était joué, est furieux; il est
au lit avec la fièvre. Mais il m'a dépêché tout à l'heure le Porpora,
pour me prier de chanter ce soir; et Stefanini, qui est très-fatigué du
théâtre et très impatient d'aller jouir dans son château des douceurs de
la retraite, est fort désireux de te voir reprendre tes débuts. Ainsi
songe à reparaître demain dans, _Ipermnestre_. Moi, je vais à la
répétition: on m'attend. Tu peux, si tu ne me crois pas, aller faire un
tour dans la ville, tu te convaincras de la vérité.
--Ah! furie! s'écria Anzoleto, tu l'emportes! mais tu m'arraches la
vie.»
Et il tomba évanoui sur le tapis de Perse de la courtisane.
XXI.
Le plus embarrassé de son rôle, lors de la fuite de Consuelo, ce fut le
comte Zustiniani. Après avoir laissé dire et donné à penser à tout
Venise que la merveilleuse débutante était sa maîtresse, comment
expliquer d'une manière flatteuse pour son amour-propre qu'au premier
mot de déclaration elle s'était soustraite brusquement et
mystérieusement à ses désirs et à ses espérances? Plusieurs personnes
pensèrent que, jaloux de son trésor, il l'avait cachée dans une de ses
maisons de campagne. Mais lorsqu'on entendit le Porpora dire avec cette
austérité de franchise qui ne s'était jamais démentie, le parti qu'avait
pris son élève d'aller l'attendre en Allemagne, il n'y eut plus qu'à
chercher les motifs de cette étrange résolution. Le comte affecta bien,
pour donner le change, de ne montrer ni dépit ni surprise; mais son
chagrin perça malgré lui, et on cessa de lui attribuer cette bonne
fortune dont on l'avait tant félicité. La majeure partie de la vérité
devint claire pour tout le monde; savoir: l'infidélité d'Anzoleto, la
rivalité de Corilla, et le désespoir de la pauvre Espagnole, qu'on se
prit à plaindre et à regretter vivement.
Le premier mouvement d'Anzoleto avait été de courir chez le Porpora;
mais celui-ci l'avait repoussé sévèrement:
«Cesse de m'interroger, jeune ambitieux sans coeur et sans-foi, lui
avait répondu le maître indigné; tu ne méritas jamais l'affection de
cette noble fille, et tu ne sauras jamais de moi ce qu'elle est devenue.
Je mettrai tous mes soins à ce que tu ne retrouves pas sa trace, et
j'espère que si le hasard te la fait rencontrer un jour, ton image sera
effacée de son coeur et de sa mémoire autant que je le désire et que j'y
travaille.»
De chez le Porpora, Anzoleto s'était rendu à la Corte-Minelli. Il avait
trouvé la chambre de Consuelo déjà livrée à un nouvel occupant et tout
encombrée des matériaux de son travail. C'était un ouvrier en
verroterie, installé depuis longtemps dans la maison, et qui
transportait là son atelier avec beaucoup de gaieté.
«Ah!'ah! c'est toi mon garçon, dit-il au jeune ténor. Tu viens me voir
dans mon nouveau logement? J'y serai fort bien, et ma femme est toute
joyeuse d'avoir de quoi loger tous ses enfants en bas. Que cherches-tu?
Consuelina aurait-elle oublié quelque chose ici? Cherche, mon enfant;
regarde. Cela ne me fâche point.
--Où a-t-on mis ses meubles? dit Anzoleto tout troublé, et déchiré au
fond du coeur de ne plus retrouver aucun vestige de Consuelo, dans ce
lieu consacré aux plus pures jouissances de toute sa vie passée.
--Les meubles sont en bas, dans la cour. Elle en a fait cadeau à la mère
Agathe; elle a bien fait. La vieille est pauvre, et va se faire un peu
d'argent avec cela. Oh! la Consuelo a toujours eu un bon coeur. Elle n'a
pas laissé un sou de dette dans la _Corte_; et elle a fait un petit
présent à tout le monde en s'en allant. Elle n'a emporté que son
crucifix. C'est drôle tout de même, ce départ, au milieu de la nuit et
sans prévenir personne! Maître Porpora est venu ici dès le matin
arranger toutes ses affaires; c'était comme l'exécution d'un testament.
Ça a fait de la peine à tous les voisins; mais enfin on s'en console en
pensant qu'elle va habiter sans doute un beau palais sur le Canalazzo, à
présent qu'elle est riche et grande dame! Moi, j'avais toujours dit
qu'elle ferait fortune avec sa voix. Elle travaillait tant! Et à quand
la noce, Anzoleto? J'espère que tu m'achèteras quelque chose pour faire
de petits présents aux jeunes filles du quartier.
--Oui, oui! répondit Anzoleto tout égaré.»
Il s'enfuit la mort dans l'âme, et vit dans la cour toutes les commères
de l'endroit qui mettaient à l'enchère le lit et la table de Consuelo;
ce lit où il l'avait vue dormir, cette table où il l'avait vue
travailler!
«O mon Dieu! déjà plus rien d'elle!» s'écria-t-il involontairement en se
tordant les mains.
Il eut envie d'aller poignarder la Corilla.
Au bout de trois jours il remonta sur le théâtre avec la Corilla. Tous
deux furent outrageusement sifflés, et on fut obligé de baisser le
rideau sans pouvoir achever la pièce: Anzoleto était furieux, et la
Corilla impassible.
«Voilà ce que me vaut ta protection,» lui dit-il d'un ton menaçant dès
qu'il se retrouva seul avec elle.
Là prima-donna lui répondit avec beaucoup de tranquillité:
«Tu t'affectes de peu, mon pauvre enfant; on voit que tu ne connais
guère le public et que tu n'as jamais affronté ses caprices. J'étais si
bien préparée à l'échec de ce soir, que je ne m'étais pas donné la peine
de repasser mon rôle: et si je ne t'ai pas annoncé ce qui devait
arriver, c'est parce que je savais bien que tu n'aurais pas le courage
d'entrer en scène avec la certitude d'être sifflé. Maintenant il faut
que tu saches ce qui nous attend encore. La prochaine fois nous serons
maltraités de plus belle. Trois, quatre, six, huit représentations
peut-être, se passeront ainsi; mais durant ces orages une opposition se
manifestera en notre faveur. Fussions-nous les derniers cabotins du
monde, l'esprit de contradiction et d'indépendance nous susciterait
encore des partisans de plus en plus zélés. Il y a tant de gens qui
croient se grandir en outrageant les autres, qu'il n'en manque pas qui
croient se grandir aussi en les protégeant. Après une douzaine
d'épreuves, durant lesquelles la salle sera un champ de bataille entre
les sifflets et les applaudissements, les récalcitrants se fatigueront,
les opiniâtres bouderont, et nous entrerons dans une nouvelle phase. La
portion du public qui nous aura soutenus sans trop savoir pourquoi, nous
écoutera assez froidement; ce sera pour nous comme un nouveau début, et
alors; c'est à nous, vive Dieu! de passionner cet auditoire, et de
rester les maîtres. Je te prédis de grands succès pour ce moment-là,
cher Anzoleto; le charme qui pesait sur toi naguère sera dissipé. Tu
respireras une atmosphère d'encouragements et de douces louanges qui te
rendra ta puissance. Rappelle-toi l'effet que tu as produit chez
Zustiniani la première fois que tu t'es fait entendre. Tu n'eus pas le
temps de consolider ta conquête; un astre plus brillant est venu trop
tôt t'éclipser: mais cet astre s'est laissé retomber sous l'horizon, et
tu dois te préparer à remonter avec moi dans l'empyrée.»
Tout se passa ainsi que la Corilla l'avait prédit. A la vérité, on fit
payer cher aux deux amants, pendant quelques jours, la perte que le
public avait faite dans la personne de Consuelo. Mais leur constance à
braver la tempête épuisa un courroux trop expansif pour être durable. Le
comte encouragea les efforts de Corilla. Quant à Anzoleto, après avoir
fait de vaines démarches pour attirer à Venise un _primo-uomo_ dans une
saison avancée, où tous les engagements étaient faits avec les
principaux théâtres de l'Europe, le comte prit son parti, et l'accepta
pour champion dans la lutte qui s'établissait entre le public et
l'administration de son théâtre. Ce théâtre avait eu une vogue trop
brillante pour la perdre avec tel ou tel sujet. Rien de semblable ne
pouvait vaincre les habitudes consacrées. Toutes les loges étaient
louées pour la saison. Les dames y tenaient leur salon et y causaient
comme de coutume. Les vrais dilettanti boudèrent quelque temps; ils
étaient en trop petit nombre pour qu'on s'en aperçût. D'ailleurs ils
finirent par s'ennuyer de leur rancune, et un beau soir la Corilla,
ayant chanté avec feu, fut unanimement rappelée. Elle reparut,
entraînant avec elle Anzoleto, qu'on ne redemandait pas, et qui semblait
céder à une douce violence d'un air modeste et craintif. Il reçut sa
part des applaudissements, et fut rappelé le lendemain. Enfin, avant
qu'un mois se fût écoulé, Consuelo était oubliée, comme l'éclair qui
traverse un ciel d'été. Corilla faisait fureur comme auparavant, et le
méritait peut-être davantage; car l'émulation lui avait donné plus
d'_entrain_, et l'amour lui inspirait parfois une expression mieux
sentie. Quant à Anzoleto, quoiqu'il n'eût point perdu ses défauts, il
avait réussi à déployer ses incontestables qualités. On s'était habitué
aux uns, et on admirait les autres. Sa personne charmante fascinait les
femmes: on se l'arrachait dans les salons, d'autant plus que la jalousie
de Corilla donnait plus de piquant aux coquetteries dont il était
l'objet. La Clorinda aussi développait ses moyens au théâtre,
c'est-à-dire sa lourde beauté et la nonchalance lascive d'une stupidité
sans exemple, mais non sans attrait pour une certaine fraction des
spectateurs. Zustiniani, pour se distraire d'un chagrin assez profond,
en avait fait sa maîtresse, la couvrait de diamants, et la poussait aux
premiers rôles, espérant la faire succéder dans cet emploi à la Corilla,
qui s'était définitivement engagée avec Paris pour la saison suivante.
Corilla voyait sans dépit cette concurrence dont elle n'avait rien à
craindre, ni dans le présent, ni dans l'avenir; elle prenait même un
méchant plaisir à faire ressortir cette incapacité froidement impudente
qui ne reculait devant rien. Ces deux créatures vivaient donc en bonne
intelligence, et gouvernaient souverainement l'administration. Elles
mettaient à l'index toute partition sérieuse, et se vengeaient du
Porpora en refusant ses opéras pour accepter et faire briller ses plus
indignes rivaux. Elles s'entendaient pour nuire à tout ce qui leur
déplaisait, pour protéger tout ce qui s'humiliait devant leur pouvoir.
Grâce à elles, on applaudit cette année-là à Venise les oeuvres de la
décadence, et on oublia que la vraie, la grande musique y avait régné
naguère.
Au milieu de son succès et de sa prospérité (car le comte lui avait fait
un engagement assez avantageux), Anzoleto était accablé d'un profond
dégoût, et succombait sous le poids d'un bonheur déplorable. C'était
pitié de le voir se traîner aux répétitions, attaché au bras de la
triomphante Corilla, pâle, languissant, beau comme un ange, ridicule de
fatuité, ennuyé comme un homme qu'on adore, anéanti et débraillé sous
les lauriers et les myrtes qu'il avait si aisément et si largement
cueillis. Même aux représentations, lorsqu'il était en scène avec sa
fougueuse amante, il cédait au besoin de protester contre elle par son
attitude superbe et sa langueur impertinente. Lorsqu'elle le dévorait
des yeux, il semblait, par ses regards, dire au public: N'allez pas
croire que je réponde à tant d'amour. Qui m'en délivrera, au contraire,
me rendra un grand service.
Le fait est qu'Anzoleto, gâté et corrompu par la Corilla, tournait
contre elle les instincts d'égoïsme et d'ingratitude qu'elle lui
suggérait contre le monde entier. Il ne lui restait plus dans le coeur
qu'un sentiment vrai et pur dans son essence: l'indestructible amour
qu'en dépit de ses vices il nourrissait pour Consuelo. Il pouvait s'en
distraire, grâce à sa légèreté naturelle; mais il n'en pouvait pas
guérir, et cet amour lui revenait comme un remords, comme une torture,
au milieu de ses plus coupables égarements. Infidèle à la Corilla,
adonné à mille intrigues galantes, un jour avec la Clorinda pour se
venger en secret du comte, un autre avec quelque illustre beauté du
grand monde, et le troisième avec la plus malpropre des comparses;
passant du boudoir mystérieux à l'orgie insolente, et des fureurs de la
Corilla aux insouciantes débauches de la table, il semblait qu'il eût
pris à tâche d'étouffer en lui tout souvenir du passé. Mais au milieu de
ce désordre, un spectre semblait s'acharner à ses pas; et de longs
sanglots s'échappaient de sa poitrine, lorsqu'au milieu de la nuit, il
passait en gondole, avec ses bruyants compagnons de plaisir, le long des
sombres masures de la Corte-Minelli.
La Corilla, longtemps dominée par ses mauvais traitements, et portée,
comme toutes les âmes viles, à n'aimer qu'en raison des mépris et des
outrages qu'elle recevait, commençait pourtant elle-même à se lasser de
cette passion funeste. Elle s'était flattée de vaincre et d'enchaîner
cette sauvage indépendance. Elle y avait travaillé avec acharnement,
elle y avait tout sacrifié. Quand elle reconnut qu'elle n'y parviendrait
jamais, elle commença à le haïr, et à chercher des distractions et des
vengeances. Une nuit qu'Anzoleto errait en gondole dans Venise avec la
Clorinda, il vit filer rapidement une autre gondole dont le fanal éteint
annonçait quelque furtif rendez-vous. Il y fit peu d'attention; mais la
Clorinda, qui, dans sa frayeur d'être découverte, était toujours aux
aguets, lui dit:
«Allons plus lentement. C'est la gondole du comte; j'ai reconnu le
gondolier.
--En ce cas, allons plus vite, répondit Anzoleto; je veux le rejoindre,
et savoir de quelle infidélité il paie la tienne cette nuit.
--Non, non, retournons! s'écria Clorinda. Il a l'oeil si perçant; et
l'oreille si fine! Gardons-nous bien de le troubler.
--Marche! te dis-je, cria Anzoleto à son barcarolle; je veux rejoindre
cette barque que tu vois là devant nous.»
Ce fut, malgré la prière et la terreur de Clorinda, l'affaire d'un
instant. Les deux barques s'effleurèrent de nouveau, et Anzoleto
entendit un éclat de rire mal étouffé partir de la gondole.
«A la bonne heure, dit-il, ceci est de bonne guerre: c'est la Corilla
qui prend le frais avec monsieur le comte.»
En parlant ainsi, Anzoleto sauta sur l'avant de sa gondole, prit la rame
des mains de son barcarolle, et suivant l'autre gondole avec rapidité,
la rejoignit, l'effleura de nouveau, et, soit qu'il eût entendu son nom
au milieu des éclats de rire de la Corilla, soit qu'un accès de démence
se fût emparé de lui, il se mit à dire tout haut:
«Chère Clorinda, tu es sans contredit la plus belle et la plus aimée de
toutes les femmes.
--J'en disais autant tout à l'heure à la Corilla, répondit aussitôt le
comte en sortant de sa cabanette, et en s'avançant vers l'autre barque
avec une grande aisance; et maintenant que nos promenades sont terminées
de part et d'autre, nous pourrions faire un échange, comme entre gens de
bonne foi qui trafiquent de richesses équivalentes:
«Monsieur le comte rend justice à ma loyauté, répondit Anzoleto sur le
même ton. Je vais, s'il veut bien le permettre, lui offrir mon bras pour
qu'il puisse venir reprendre son bien où il le retrouve.»
Le comte avança le bras pour s'appuyer sur Anzoleto, dans je ne sais
quelle intention railleuse et méprisante pour lui et leurs communes
maîtresses. Mais le ténor, dévoré de haine, et transporté d'une rage
profonde, s'élança de tout le poids de son corps sur la gondole du
comte, et la fit chavirer en s'écriant d'une voix sauvage:
«Femme pour femme, monsieur le comte; et _gondole pour gondole!_»
Puis, abandonnant ses victimes à leur destinée, ainsi que la Clorinda à
sa stupeur et aux conséquences de l'aventure, il gagna à la nage la rive
opposée, prit sa course à travers les rues sombres et tortueuses, entra
dans son logement, changea de vêtements en un clin d'oeil, emporta tout
l'argent qu'il possédait, sortit, se jeta dans la première chaloupe qui
mettait à la voile; et, cinglant vers Trieste, il fit claquer ses doigts
en signe de triomphe, en voyant les clochers et les dômes de Venise
s'abaisser sous les flots aux premières clartés du matin.
XXII.
Dans la ramification occidentale des monts Carpathes qui sépare la
Bohême de la Bavière, et qui prend dans ces contrées le nom de
Boehmer-Wald (forêt de Bohême), s'élevait encore, il y a une centaine
d'années, un vieux manoir très vaste, appelé, en vertu de je ne sais
quelle tradition, le _Château des Géants_. Quoiqu'il eut de loin
l'apparence d'une antique forteresse, ce n'était plus qu'une maison de
plaisance, décorée à l'intérieur, dans le goût, déjà suranné à cette
époque, mais toujours somptueux et noble, de Louis XIV. L'architecture
féodale avait aussi subi d'heureuses modifications dans les parties de
l'édifice occupées par les seigneurs de Rudolstadt, maîtres de ce riche
domaine.
Cette famille, d'origine bohème, avait germanisé son nom en abjurant la
Réforme à l'époque la plus tragique de la guerre de trente ans. Un noble
et vaillant aïeul, protestant inflexible, avait été massacré sur la
montagne voisine de son château par la soldatesque fanatique. Sa veuve,
qui était de famille saxonne, sauva la fortune et la vie de ses jeunes
enfants, en se proclamant catholique, et en confiant l'éducation des
héritiers de Rudolstadt à des jésuites. Après deux générations, la
Bohême étant muette et opprimée, la puissance autrichienne
définitivement affermie, la gloire et les malheurs de la Réforme
oubliés, du moins en apparence, les seigneurs de Rudolstadt pratiquaient
doucement les vertus chrétiennes, professaient le dogme romain, et
vivaient dans leurs terres avec une somptueuse simplicité, en bons
aristocrates et en fidèles serviteurs de Marie-Thérèse. Ils avaient fait
leurs preuves de bravoure autrefois au service de l'empereur Charles VI.
Mais on s'étonnait que le dernier de cette race illustre et vaillante,
le jeune Albert, fils unique du comte Christian de Rudolstadt, n'eût
point porté les armes dans la guerre de succession qui venait de finir,
et qu'il fut arrivé à l'âge de trente ans sans avoir connu ni recherché
d'autre grandeur que celle de sa naissance et de sa fortune. Cette
conduite étrange avait inspiré à sa souveraine des soupçons de
complicité avec ses ennemis. Mais le comte Christian, ayant eu l'honneur
de recevoir l'impératrice dans son château, lui avait donné de la
conduite de son fils des excuses dont elle avait paru satisfaite. De
l'entretien de Marie-Thérèse avec le comte de Rudolstadt, rien n'avait
transpiré. Un mystère étrange régnait dans le sanctuaire de cette
famille dévote et bienfaisante, que, depuis dix ans, aucun voisin ne
fréquentait assidûment; qu'aucune affaire, aucun plaisir, aucune
agitation politique ne faisait sortir de ses domaines; qui payait
largement, et sans murmurer, tous les subsides de la guerre, ne montrant
aucune agitation au milieu des dangers et des malheurs publics; qui,
enfin, ne semblait plus vivre de la même vie que les autres nobles, et
de laquelle on se méfiait, bien qu'on n'eût jamais eu à enregistrer de
ses faits extérieurs que de bonnes actions et de nobles procédés. Ne
sachant à quoi attribuer cette vie froide et retirée, on accusait les
Rudolstadt, tantôt de misanthropie, tantôt d'avarice; mais comme, à
chaque instant, leur conduite donnait un démenti à ces imputations, on
était réduit à leur reprocher simplement trop d'apathie et de
nonchalance. On disait que le comte Christian n'avait pas voulu exposer
les jours de son fils unique, dernier héritier de son nom, dans ces
guerres désastreuses, et que l'impératrice avait accepté, en échange de
ses services militaires, une somme d'argent assez forte pour équiper un
régiment de hussards. Les nobles dames qui avaient des filles à marier
disaient que le comte avait fort bien agi; mais lorsqu'elles apprirent
la résolution que semblait manifester Christian de marier son fils dans
sa propre famille, en lui faisant épouser la fille du baron Frédérick,
son frère; quand elles surent que la jeune baronne Amélie venait de
quitter le couvent où elle avait été élevée à Prague, pour habiter
désormais, auprès de son cousin, le château des Géants, ces nobles dames
déclarèrent unanimement que la famille des Rudolstadt était une tanière
de loups, tous plus insociables et plus sauvages les uns que les autres.
Quelques serviteurs incorruptibles et quelques amis dévoués surent seuls
le secret de la famille, et le gardèrent fidèlement.
Cette noble famille était rassemblée un soir autour d'une table chargée
à profusion de gibier et de ces mets substantiels dont nos aïeux se
nourrissaient encore à cette époque dans les pays slaves, en dépit des
raffinements que la cour de Louis XV avait introduits dans les habitudes
aristocratiques d'une grande partie de l'Europe. Un poêle immense, où
brûlaient des chênes tout entiers, réchauffait la salle vaste et sombre.
Le comte Christian venait d'achever à voix haute le _Benedicite_, que
les autres membres de la famille avaient écouté debout. De nombreux
serviteurs, tous vieux et graves, en costume du pays, en larges culottes
de Mameluks, et en longues moustaches, se pressaient lentement autour de
leurs maîtres révérés. Le chapelain du château s'assit à la droite du
comte, et sa nièce, la jeune baronne Amélie, à sa gauche, le _côté du
coeur_, comme il affectait de le dire avec un air de galanterie austère
et paternelle. Le baron Frédérick, son frère puîné, qu'il appelait
toujours son jeune frère, parce qu'il n'avait guère que soixante ans, se
plaça en face de lui. La chanoinesse Wenceslawa de Rudolstadt, sa soeur
aînée, respectable personnage sexagénaire affligé d'une bosse énorme et
d'une maigreur effrayante, s'assit à un bout de la table, et le comte
Albert, fils du comte Christian, le fiancé d'Amélie, le dernier des
Rudolstadt, vint, pâle et morne, s'installer d'un air distrait à l'autre
bout, vis-à-vis de sa noble tante.
De tous ces personnages silencieux, Albert était certainement le moins
disposé et le moins habitué à donner de l'animation aux autres. Le
chapelain était si dévoué à ses maîtres et si respectueux envers le chef
de la famille, qu'il n'ouvrait guère la bouche sans y être sollicité par
un regard du comte Christian; et celui-ci était d'une nature si paisible
et si recueillie, qu'il n'éprouvait presque jamais le besoin de chercher
dans les autres une distraction à ses propres pensées.
Le baron Frédérick était un caractère moins profond et un tempérament
plus actif; mais son esprit n'était guère plus animé. Aussi doux et
aussi bienveillant que son aîné, il avait moins d'intelligence et
d'enthousiasme intérieur. Sa dévotion était toute d'habitude et de
savoir-vivre. Son unique passion était la chasse. Il y passait toutes
ses journées, rentrait chaque soir, non fatigué (c'était un corps de
fer), mais rouge, essoufflé, et affamé. Il mangeait comme dix, buvait
comme trente, s'égayait un peu au dessert en racontant comment son chien
Saphyr avait forcé le lièvre, comment sa chienne Panthère avait dépisté
le loup, comment son faucon Attila avait pris le vol; et quand on
l'avait écouté avec une complaisance inépuisable, il s'assoupissait
doucement auprès du feu dans un grand fauteuil de cuir noir jusqu'à ce
que sa fille l'eût averti que son heure d'aller se mettre au lit venait
de sonner.
La chanoinesse était la plus causeuse de la famille. Elle pouvait même
passer pour babillarde; car il lui arrivait au moins deux fois par
semaine de discuter un quart d'heure durant avec le chapelain sur la