et un homme parfaitement aimable. Sa société animait et fortifiait le

maestro; l'humeur de celui-ci en devenait plus douce, et, partant,

l'intérieur de Consuelo plus agréable.


Un jour qu'il n'y avait pas de répétition (on était à l'avant-veille de la

représentation d'_Antigono_), le Porpora étant allé à la campagne avec un

confrère, le chanoine proposa à ses jeunes amis d'aller faire une descente

au prieuré pour surprendre ceux de ses gens qu'il y avait laissés, et voir

par lui-même, en tombant sur eux comme une bombe, si la jardinière soignait

bien Angèle, et si le jardinier ne négligeait pas le volkameria. La partie

fut acceptée. La voiture du chanoine fut bourrée de pâtés et de bouteilles,

(car on ne pouvait pas faire un voyage de quatre lieues sans avoir quelque

appétit), et l'on arriva au bénéfice après avoir fait un petit détour et

laissé la voiture à quelque distance pour mieux ménager la surprise.


Le volkameria se portait à merveille; il avait chaud, et ses racines

étaient fraîches. Sa floraison s'était épuisée au retour de la froidure,

mais ses jolies feuilles tombaient sans langueur sur son tronc dégagé. La

serre était bien tenue, et les chrysanthèmes bleus bravaient l'hiver et

semblaient rire derrière le vitrage. Angèle, suspendue au sein de la

nourrice, commençait à rire aussi, quand on l'excitait par des minauderies;

et le chanoine décréta fort sagement qu'il ne fallait pas abuser de cette

bonne disposition, parce que le rire forcé, provoqué trop souvent chez

ces petites créatures, développait en elles le tempérament nerveux mal à

propos.


On en était là, on causait librement dans la jolie maisonnette du

jardinier; le chanoine, enveloppé dans sa douillette fourrée, se chauffait

les tibias devant un grand feu de racines sèches et de pommes de pin;

Joseph jouait avec les beaux enfants de la belle jardinière, et Consuelo,

assise au milieu de la chambre, tenait Angèle dans ses bras et la

contemplait avec un mélange de tendresse et de douleur. Il lui semblait

que cet enfant lui appartenait plus qu'à tout autre, et qu'une mystérieuse

fatalité attachait le sort de ce petit être à son propre sort, lorsque la

porte s'ouvrit brusquement, et la Corilla se trouva vis-à-vis d'elle, comme

une apparition évoquée par sa rêverie mélancolique.


Pour la première fois depuis le jour de sa délivrance, la Corilla avait

senti sinon un élan d'amour, du moins un accès de remords maternel, et

elle venait voir son enfant à la dérobée. Elle savait que le chanoine

habitait Vienne; arrivée derrière lui, à une demi-heure de distance, et

ne rencontrant pas même les traces de sa voiture aux abords du prieuré,

puisqu'il avait fait un détour avant que d'y entrer, elle pénétra

furtivement par les jardins, et sans voir personne, jusque dans la maison

où elle savait qu'Angèle était en nourrice; car elle n'avait pas laissé

de prendre quelques informations à ce sujet. Elle avait beaucoup ri de

l'embarras et de la chrétienne résignation du chanoine; mais elle ignorait

la part que Consuelo avait eue à l'aventure. Ce fut donc avec une surprise

mêlée d'épouvante et de consternation qu'elle vit sa rivale en cet endroit;

et, ne sachant point, n'osant point deviner quel était l'enfant qu'elle

berçait ainsi, elle faillit tourner les talons et s'enfuir. Mais Consuelo,

qui, par un mouvement instinctif, avait serré l'enfant contre son sein

comme la perdrix cache ses poussins sous son aile à l'approche du vautour;

Consuelo, qui était au théâtre, et qui, le lendemain, pourrait présenter

sous un autre jour ce secret de la comédie que Corilla avait raconté

jusqu'alors à sa manière; Consuelo enfin, qui la regardait avec un mélange

d'effroi et d'indignation, la retint clouée et comme fascinée au milieu de

la chambre.


Cependant la Corilla était une comédienne trop consommée pour perdre

longtemps l'esprit et la parole. Sa tactique était de prévenir une

humiliation par une insulte; et, pour se mettre en voix, elle commença

son rôle par cette apostrophe, dite en dialecte vénitien, d'un ton leste

et acerbe:


«Eh! par Dieu! ma pauvre Zingarella, cette maison est-elle un dépôt

d'enfants trouvés? Y es-tu venue aussi pour chercher ou pour déposer le

tien? Je vois que nous courons mêmes chances et que nous avons même

fortune. Sans doute nos deux enfants ont le même père, car nos aventures

datent de Venise et de la même époque; et j'ai vu avec compassion pour toi

que ce n'est pas pour te rejoindre, comme nous le pensions, que le bel

Anzoleto nous a si brusquement plantés là au milieu de son engagement,

à la saison dernière.


--Madame, répondit Consuelo pâle mais calme, si j'avais eu le malheur

d'être aussi intime avec Anzoleto que vous l'avez été, et si j'avais eu,

par suite de ce malheur, le bonheur d'être mère (car c'en est toujours un

pour qui sait le sentir), mon enfant ne serait point ici.


--Ah! je comprends, reprit l'autre avec un feu sombre dans les yeux; il

serait élevé à la villa Zustiniani. Tu aurais eu l'esprit qui m'a manqué

pour persuader au cher comte que son honneur était engagé à le reconnaître.

Mais tu n'as pas eu le malheur, à ce que tu prétends, d'être la maîtresse

d'Anzoleto, et Zustiniani a eu le bonheur de ne pas te laisser de preuves

de son amour. On dit que Joseph Haydn, l'élève de ton maître, t'a consolée

de toutes tes infortunes, et sans doute l'enfant que tu berces...


--Est le vôtre, Mademoiselle, s'écria Joseph, qui comprenait très-bien

maintenant le dialecte, et qui s'avança entre Consuelo et la Corilla

d'un air à faire reculer cette dernière. C'est Joseph Haydn qui vous le

certifie, car il était présent quand vous l'avez mis au monde.»


La figure de Joseph, que Corilla n'avait pas revue depuis ce jour

malencontreux, lui remit aussitôt en mémoire toutes les circonstances

qu'elle cherchait vainement à se rappeler, et le Zingaro Bertoni lui

apparut enfin sous les véritables traits de la Zingarella Consuelo. Un cri

de surprise lui échappa, et pendant un instant la honte et le dépit se

disputèrent dans son sein. Mais, bientôt le cynisme lui revint au coeur et

l'outrage à la bouche.


«En vérité, mes enfants, s'écria-t-elle d'un air atrocement bénin, je ne

vous remettais pas. Vous étiez bien gentils tous les deux, quand je vous

rencontrai courant les aventures, et la Consuelo était vraiment un joli

garçon sous son déguisement. C'est donc dans cette sainte maison qu'elle

a passé dévotement son temps, entre le gros chanoine et le petit Joseph

depuis un an qu'elle s'est sauvée de Venise? Allons, Zingarella, ne

t'inquiète pas, mon enfant. Nous avons le secret l'une de l'autre, et

l'impératrice, qui veut tout savoir, ne saura rien d'aucune de nous.


--A supposer que j'eusse un secret, répondit froidement Consuelo, il n'est

entre vos mains que d'aujourd'hui; et j'étais en possession du vôtre le

jour où j'ai parlé pendant une heure avec l'impératrice, trois jours avant

la signature de votre engagement, Corilla!


--Et tu lui as dit du mal de moi? s'écria Corilla en devenant rouge de

colère.


--Si je lui avais dit ce que je sais de vous, vous ne seriez point engagée.

Si vous l'êtes, c'est qu'apparemment je n'ai point voulu profiter de

l'occasion.


--Et pourquoi ne l'as-tu pas fait? Il faut que tu sois bien bête!» reprit

Corilla avec une candeur de perversité admirable à voir.


Consuelo et Joseph ne purent s'empêcher de sourire en se regardant; le

sourire de Joseph était plein de mépris pour la Corilla; celui de Consuelo

était angélique et s'élevait vers le ciel.


«Oui, Madame, répondit-elle avec une douceur accablante, je suis telle que

vous dites, et je m'en trouve fort bien.


--Pas trop bien, ma pauvre fille, puisque je suis engagée et que tu ne

l'as pas été! reprit la Corilla ébranlée et un peu soucieuse; on me l'avait

dit, à Venise, que tu manquais d'esprit, et que tu ne saurais jamais faire

tes affaires. C'est la seule chose vraie qu'Anzoleto m'ait dite de toi.

Mais, qu'y faire? ce n'est pas ma faute si tu es ainsi... A ta place

j'aurais dit ce que je savais de la Corilla; je me serais donnée pour

une vierge, pour une sainte. L'impératrice l'aurait cru: elle n'est pas

difficile à persuader... et j'aurais supplanté toutes mes rivales. Mais tu

ne l'as pas fait!... c'est étrange, et je te plains de savoir si peu mener

ta barque.»


Pour le coup, le mépris l'emporta sur l'indignation; Consuelo et Joseph

éclatèrent de rire, et la Corilla, qui, en sentant ce qu'elle appelait dans

son esprit l'impuissance de sa rivale, perdait cette amertume agressive

dont elle s'était armée d'abord, se mit à l'aise, tira une chaise auprès

du feu, et s'apprêta à continuer tranquillement la conversation, afin de

mieux sonder le fort et le faible de ses adversaires. En cet instant elle

se trouva face à face, avec le chanoine, qu'elle n'avait pas encore aperçu,

parce que celui-ci, guidé par son instinct de prudence ecclésiastique,

avait fait signe à la robuste jardinière et à ses deux enfants de se tenir

devant lui jusqu'à ce qu'il eût compris ce qui se passait.





XCIV.



Après l'insinuation qu'elle avait lancée quelques minutes auparavant sur

les relations de Consuelo avec le gros chanoine, l'aspect de ce dernier

produisit un peu sur Corilla l'effet de la tête de Méduse. Mais elle

se rassura en pensant qu'elle avait parlé vénitien, et elle le salua en

allemand avec ce mélange d'embarras et d'effronterie qui caractérise le

regard et la physionomie particulière de la femme de mauvaise vie.

Le chanoine, ordinairement si poli et si gracieux dans son hospitalité,

ne se leva pourtant point et ne lui rendit même pas son salut. Corilla,

qui s'était bien informée de lui à Vienne, avait ouï dire à tout le

monde qu'il était excessivement bien élevé, grand amateur de musique, et

incapable de sermonner pédantesquement une femme, une cantatrice surtout.

Elle s'était promis de l'aller voir et de le fasciner pour l'empêcher de

parler contre elle. Mais si elle avait dans ces sortes d'affaires le genre

d'esprit qui manquait à Consuelo, elle avait aussi cette nonchalance et ce

décousu d'habitudes qui tiennent au désordre, à la paresse, et, quoique

ceci ne paraisse pas venir à propos, à la malpropreté. Toutes ces pauvretés

s'enchaînent dans la vie des organisations grossières. La mollesse du corps

et de l'âme rendent impuissants les effets de l'intrigue, et Corilla,

qui avait l'instinct de toutes les perfidies, avait rarement l'énergie de

les mener à bien. Elle avait donc remis d'un jour à l'autre sa visite au

chanoine, et quand elle le trouva si froid et si sévère, elle commença à se

déconcerter visiblement.


Alors, cherchant par un trait d'audace à se remettre en scène, elle dit à

Consuelo, qui tenait toujours Angèle dans ses bras:


«Eh bien, toi, pourquoi ne me laisses-tu pas embrasser ma fille, et la

déposer aux pieds de monsieur le chanoine, pour...


--_Dame Corilla_, dit le chanoine du même ton sec et froidement railleur

dont il disait autrefois _dame Brigide_, faites-moi le plaisir de laisser

cet enfant tranquille.»


Et, s'exprimant en italien avec beaucoup d'élégance, quoique avec une

lenteur un peu trop accentuée, il continua ainsi sans ôter son bonnet de

dessus ses oreilles:


«Depuis un quart d'heure que je vous écoute, et bien que je ne sois pas

très-familiarisé avec votre patois, j'en ai assez entendu pour être

autorisé à vous dire que vous êtes bien la plus effrontée coquine que

j'ai rencontrée dans ma vie. Cependant, je crois que vous êtes plus stupide

que méchante, et plus lâche que dangereuse. Vous ne comprenez rien aux

belles choses, et ce serait temps perdu que d'essayer de vous les faire

comprendre. Je n'ai qu'une chose à vous dire: cette jeune fille, cette

vierge, cette sainte, comme vous l'avez nommée tout à l'heure en croyant

railler, vous la souillez en lui parlant: ne lui parlez donc plus. Quant à

cet enfant qui est né de vous, vous le flétririez en le touchant: ne le

touchez donc pas. C'est un être sacré qu'un enfant; Consuelo l'a dit, et

je l'ai compris. C'est par l'intercession, par la persuasion de cette même

Consuelo que j'ai osé me charger de votre fille, sans craindre que les

instincts pervers qu'elle peut tenir de vous vinssent à m'en faire repentir

un jour. Nous nous sommes dit que la bonté divine donne à toute créature le

pouvoir de connaître et de pratiquer le bien, et nous nous sommes promis de

lui enseigner le bien, et de le lui rendre aimable et facile. Avec vous,

il en serait tout autrement. Veuillez donc, dès aujourd'hui, ne plus

considérer cet enfant comme le vôtre. Vous l'avez abandonné, vous l'avez

cédé, donné; il ne vous appartient plus. Vous avez remis une somme d'argent

pour nous payer son éducation...»


Il fit un signe à la jardinière, qui prévenue par lui depuis quelques

instants avait tiré de l'armoire un sac lié et cacheté; celui que Corilla

avait envoyé au chanoine avec sa fille, et qui n'avait pas été ouvert.

Il le prit et le jeta aux pieds de la Corilla, en ajoutant:


«Nous n'en avons que faire et nous n'en voulons pas. Maintenant, je vous

prie de sortir de chez moi et de n'y jamais remettre les pieds, sous

quelque prétexte que ce soit. A ces conditions, et à celle que vous ne vous

permettrez jamais d'ouvrir la bouche sur les circonstances qui nous ont

forcé d'être en rapport avec vous, nous vous promettons le silence le plus

absolu sur tout ce qui vous concerne. Mais si vous agissez autrement, je

vous avertis que j'ai plus de moyens que vous ne pensez de faire entendre

la vérité à Sa Majesté Impériale, et que vous pourriez bien voir changer

vos couronnes de théâtre et les trépignements de vos admirateurs en un

séjour de quelques années dans un couvent de filles repenties.»


Ayant ainsi parlé, le chanoine se leva, fit signe à la nourrice de prendre

l'enfant dans ses bras, et à Consuelo de se retirer, avec Joseph, au

fond de l'appartement; puis il montra du doigt la porte à Corilla qui,

terrifiée, pâle et tremblante, sortit convulsivement et comme égarée, sans

savoir où elle allait, et sans comprendre ce qui se passait autour d'elle.


Le chanoine avait eu, durant cette sorte d'imprécation, une indignation

d'honnête homme qui, peu à peu, l'avait rendu étrangement puissant.

Consuelo et Joseph ne l'avaient jamais vu ainsi. L'habitude d'autorité qui

ne s'efface jamais chez le prêtre, et aussi l'attitude du commandement

royal qui passe un peu dans le sang, et qui trahissait en cet instant le

bâtard d'Auguste II, revêtaient le chanoine, peut-être à son insu, d'une

sorte de majesté irrésistible. La Corilla, à qui jamais aucun homme n'avait

parlé ainsi dans le calme austère de la vérité, ressentit plus d'effroi et

de terreur que jamais ses amants furieux ne lui en avaient inspiré dans

les outrages de la vengeance et du mépris. Italienne et superstitieuse,

elle eut véritablement peur de cet ecclésiastique et de son anathème, et

s'enfuit éperdue à travers les jardins, tandis que le chanoine, épuisé de

cet effort si contraire à ses habitudes de bienveillance et d'enjouement,

retomba sur sa chaise, pâle et presque en défaillance.


Tout en s'empressant pour le secourir, Consuelo suivait involontairement

de l'oeil la démarche agitée et vacillante de la pauvre Corilla. Elle la

vit trébucher au bout de l'allée et tomber sur l'herbe, soit qu'elle eût

fait un faux pas dans son trouble, soit qu'elle n'eût plus la force de se

soutenir. Emportée par son bon coeur, et trouvant la leçon plus cruelle

qu'elle n'eût eu la force de la donner, elle laissa le chanoine aux soins

de Joseph, et courut rejoindre sa rivale qui était en proie à une violente

attaque de nerfs. Ne pouvant la calmer et n'osant la ramener au prieuré,

elle l'empêcha de se rouler par terre et de se déchirer les mains sur

le sable. Corilla fut comme folle pendant quelques instants; mais quand

elle eut reconnu la personne qui la secourait, et qui s'efforçait de

la consoler, elle se calma et devint d'une pâleur bleuâtre. Ses lèvres

contractées gardèrent un morne silence, et ses yeux éteints fixés sur la

terre ne se relevèrent pas. Elle se laissa pourtant reconduire jusqu'à

sa voiture qui l'attendait à la grille, et y monta soutenue par sa rivale,

sans lui dire un seul mot.


«Vous êtes bien mal? lui dit Consuelo, effrayée de l'altération de ses

traits. Laissez-moi vous accompagner un bout de chemin, je reviendrai à

pied.»


La Corilla, pour toute réponse, la repoussa brusquement, puis la regarda

un instant avec une expression impénétrable. Et tout à coup, éclatant

en sanglots, elle cacha son visage dans une de ses mains, en faisant,

de l'autre, signe à son cocher de partir et en baissant le store de la

voiture entre elle et sa généreuse ennemie.


Le lendemain, à l'heure de la dernière répétition de l'_Antigono_,

Consuelo était à son poste et attendait la Corilla pour commencer. Cette

dernière envoya son domestique dire qu'elle arriverait dans une demi-heure.

Caffariello la donna à tous les diables, prétendit qu'il n'était point aux

ordres d'une pareille péronnelle, qu'il ne l'attendrait pas, et fît mine

de s'en aller. Madame Tesi, pâle et souffrante, avait voulu assister à la

répétition pour se divertir aux dépens de la Corilla; elle s'était fait

apporter un sofa de théâtre, et, allongée dessus, derrière cette première

coulisse, peinte en rideau replié, qu'en style de coulisse précisément

on appelle _manteau d'arlequin_, elle calmait son ami, et s'obstinait

à attendre Corilla, pensant que c'était pour éviter son contrôle

qu'elle hésitait à paraître. Enfin, la Corilla arriva plus pâle et

plus languissante que madame Tesi elle-même, qui reprenait ses couleurs

et ses forces en la voyant ainsi. Au lieu de se débarrasser de son

mantelet et de sa coiffe avec les grands mouvements et l'air dégagé qu'elle

se donnait de coutume, elle se laissa tomber sur un trône de bois doré

oublié au fond de la scène, et parla ainsi à Holzbaüer d'une voix éteinte:


«Monsieur le directeur, je vous déclare que je suis horriblement malade,

que je n'ai pas de voix, que j'ai passé une nuit affreuse... (Avec qui?

demanda languissamment la Tesi à Caffariello.) Et que pour toutes ces

raisons, continua la Corilla, il m'est impossible de répéter aujourd'hui

et de chanter demain, à moins que je ne reprenne le rôle d'Ismène, et que

vous ne donniez celui de Bérénice à une autre.


--Y songez-vous, Madame? s'écria Holzbaüer frappé comme d'un coup de

foudre. Est-ce à la vieille de la représentation, et lorsque la cour en

a fixé l'heure, que vous pouvez alléguer une défaite? C'est impossible,

je ne saurais en aucune façon y consentir.


--Il faudra bien que vous y consentiez, répliqua-t-elle en reprenant sa

voix naturelle, qui n'était pas douce. Je suis engagée pour les seconds

rôles, et rien dans mon traité, ne me force à faire les premiers. C'est

un acte d'obligeance qui m'a portée à les accepter au défaut de la signora

Tesi, et pour ne pas interrompre les plaisirs de la cour. Or, je suis trop

malade pour tenir ma promesse, et vous ne me ferez point chanter malgré

moi.


--Ma chère amie, on te fera chanter _par ordre_, reprit Caffariello, et tu

chanteras mal, nous y étions préparés. C'est un petit malheur à ajouter à

tous ceux que tu as voulu affronter dans ta vie; mais il est trop tard

pour t'en repentir. Il fallait faire tes réflexions un peu plus tôt. Tu as

trop présumé de tes moyens. Tu feras _fiasco_; peu nous importe, à nous

autres. Je chanterai de manière à ce qu'on oublie que le rôle de Bérénice

existe. La Porporina aussi, dans son petit rôle d'Ismène, dédommagera le

public, et tout le monde sera content, excepté toi. Ce sera une leçon dont

tu profiteras, ou dont tu ne profiteras pas, une autre fois.


--Vous vous trompez beaucoup sur mes motifs de refus, répondit la Corilla

avec assurance. Si je n'étais malade, je chanterais peut-être le rôle aussi

bien qu'_une autre_; mais comme je ne peux pas le chanter, il y a quelqu'un

ici qui le chantera mieux qu'on ne l'a encore chanté à Vienne, et cela pas

plus tard que demain. Ainsi la représentation ne sera pas retardée, et je

reprendrai avec plaisir mon rôle d'Ismène, qui ne me fatigue point.


--Vous comptez donc, dit Holzbaüer surpris, que madame Tesi se trouvera

assez rétablie demain pour chanter le sien?


--Je sais fort bien que madame Tesi ne pourra chanter de longtemps, dit la

Corilla à haute voix, de manière à ce que, du trône où elle se prélassait,

elle pût être entendue de la Tesi, étalée sur son sofa à dix pas d'elle,

voyez comme elle est changée! sa figure est effrayante. Mais je vous ai

dit que vous aviez une Bérénice parfaite, incomparable, supérieure à nous

toutes, et la voici, ajouta-t-elle en se levant et en prenant Consuelo par

la main pour l'attirer au milieu du groupe inquiet et agité qui s'était

formé autour d'elle.


--Moi? s'écria Consuelo qui croyait faire un rêve.


--Toi! s'écria Corilla en la poussant sur le trône avec un mouvement

convulsif. Te voilà reine, Porporina, te voilà au premier rang; c'est moi

qui t'y place, je te devais cela. Ne l'oublie pas!»


Dans sa détresse, Holzbaüer, à la veille de manquer à son devoir et d'être

forcé peut-être de donner sa démission, ne put repousser ce secours

inattendu. Il avait bien vu, d'après la manière dont Consuelo avait fait

l'Ismène, qu'elle pouvait faire la Bérénice d'une manière supérieure.

Malgré, l'éloignement qu'il avait pour elle et pour le Porpora, il ne lui

fut permis d'avoir en cet instant qu'une seule crainte: c'est qu'elle ne

voulût point accepter le rôle.


Elle s'en défendit, en effet, très-sérieusement; et, pressant les mains de

la Corilla avec cordialité, elle la supplia, à voix basse, de ne pas lui

faire un sacrifice qui l'enorgueillissait si peu, tandis que, dans les

idées de sa rivale, c'était la plus terrible des expiations, et la

soumission la plus épouvantable qu'elle pût s'imposer. Corilla demeura

inébranlable dans cette résolution. Madame Tesi, effrayée de cette

concurrence sérieuse qui la menaçait, eut bien envie d'essayer sa voix et

de reprendre son rôle, dût-elle expirer après, car elle était sérieusement

indisposée; mais elle ne l'osa pas. Il n'était pas permis, au théâtre de la

cour, d'avoir les caprices auxquels le souverain débonnaire de nos jours,

le bon public, sait se ranger si patiemment. La cour s'attendait à voir

quelque chose de nouveau dans ce rôle de Bérénice: on le lui avait annoncé,

et l'impératrice y comptait.


«Allons, décide-toi, dit Caffariello à la Porporina. Voici le premier trait

d'esprit que la Corilla ait eu dans sa vie: profitons-en.


--Mais je ne sais point le rôle; je ne l'ai pas étudié, disait Consuelo;

je ne pourrai pas le savoir demain.


--Tu l'as entendu: donc tu le sais, et tu le chanteras demain, dit enfin

le Porpora d'une voix de tonnerre. Allons, point de grimaces, et que ce

débat finisse. Voilà plus d'une heure que nous perdons à babiller. Monsieur

le directeur, faites commencer les violons: Et toi, Bérénice, en scène!

Point de cahier! à bas ce cahier! Quand on a répété trois fois, on doit

savoir tous les rôles par coeur. Je te dis que tu le sais!»


_No, tutto, ô Berenice_, chanta la Corilla, redevenue Ismène,


Tu non apri il tuo cor.


Et à présent, pensa cette fille, qui jugeait de l'orgueil de Consuelo par

le sien propre, _tout ce qu'elle sait de mes aventures lui paraîtra peu de

chose_.


Consuelo, dont le Porpora connaissait bien la prodigieuse mémoire et la

victorieuse facilité, chanta effectivement le rôle, musique et paroles,

sans la moindre hésitation. Madame Tesi fut si frappée de son jeu et de

son chant, qu'elle se trouva beaucoup plus malade, et se fit remporter

chez elle, après la répétition du premier acte. Le lendemain, il fallut

que Consuelo eût préparé son costume, arrangé les _traits_ de son rôle et

repassé toute sa partie attentivement à cinq heures du soir. Elle eut un

succès si complet que l'impératrice dit en sortant:


«Voilà une admirable jeune fille: il faut absolument que je la marie:

j'y songerai.»


Dès le jour suivant, on commença à répéter la _Zenobia_ de Métastase,

musique de Predieri. La Corilla s'obstina encore à céder le premier rôle

à Consuelo. Madame Holzbaüer fit, cette fois, le second; et comme elle

était meilleure musicienne que la Corilla, cet opéra fut beaucoup mieux

étudié que l'autre. Le Métastase était ravi de voir sa muse, négligée

et oubliée durant la guerre, reprendre faveur à la cour et faire fureur

à Vienne. Il ne pensait presque plus à ses maux; et, pressé par la

bienveillance de Marie-Thérèse et par les devoirs de son emploi, d'écrire

de nouveaux drames lyriques, il se préparait, par la lecture des tragiques

grecs et des classiques latins, à produire quelqu'un de ces chefs-d'oeuvre

que les Italiens de Vienne et les Allemands de l'Italie mettaient, sans

façon, au-dessus des tragédies de Corneille, de Racine, de Shakespeare, de

Calderon, au-dessus de tout, pour le dire sans détour et sans mauvaise

honte.


Ce n'est pas au beau milieu de cette histoire, déjà si longue et si chargée

de détails, que nous abuserons encore de la patience, peut-être depuis

longtemps épuisée, du lecteur, pour lui dire ce que nous pensons du génie

de Métastase. Peu lui importe. Nous allons donc lui répéter seulement ce

que Consuelo en disait tout bas à Joseph:


«Mon pauvre Beppo, tu ne saurais croire quelle peine j'ai à jouer ces rôles

qu'on dit si sublimes et si pathétiques. Il est vrai que les mots sont bien

arrangés, et qu'ils arrivent facilement sur la langue, quand on les chante;

mais quand on pense au personnage qui les dit, on ne sait où prendre, je ne

dis pas de l'émotion, mais du sérieux pour les prononcer. Quelle bizarre

convention est donc celle qu'on a faite, en arrangeant l'antiquité à la

mode de notre temps, pour mettre sur la scène des intrigues, des passions

et des moralités qui seraient bien placées peut-être dans des mémoires de

la margrave de Bareith, du baron de Trenck, ou de la princesse de Culmbach,

mais qui, de la part de Rhadamiste, de Bérénice, ou d'Arsinoé, sont des

contre-sens absurdes? Lorsque j'étais convalescente au château des Géants,

le comte Albert me faisait souvent la lecture pour m'endormir; mais moi,

je ne dormais pas, et j'écoutais de toutes mes oreilles. Il me lisait

des tragédies grecques de Sophocle, d'Eschyle ou d'Euripide, et il les

lisait en espagnol, lentement, mais nettement et sans hésitation, quoique

ce fût un texte grec qu'il avait sous les yeux. Il était si versé dans

les langues anciennes et nouvelles, qu'on eût dit qu'il lisait une

traduction admirablement écrite. Il s'attachait à la faire assez fidèle,

disait-il, pour que je pusse saisir, dans l'exactitude scrupuleuse de

son interprétation, le génie des Grecs dans toute sa simplicité. Quelle

grandeur, mon Dieu! quelles images! quelle poésie, et quelle sobriété!

Quels personnages de dix coudées, quels caractères purs et forts, quelles

énergiques situations, quelles douleurs profondes et vraies, quels

tableaux déchirants et terribles il faisait passer devant moi! faible

encore, et l'imagination toujours frappée des émotions violentes qui

avaient causé ma maladie, j'étais si bouleversée de ce que j'entendais,

que je m'imaginais, en l'écoutant, être tour à tour Antigone, Clytemnestre,

Médée, Electre, et jouer en personne ces drames sanglants et douloureux,

non sur un théâtre à la lueur des quinquets, mais dans des solitudes

affreuses, au seuil des grottes béantes, ou sous les colonnes des antiques

parvis, auprès des pâles foyers où l'on pleurait les morts en conspirant

contre les vivants. J'entendais ces choeurs lamentables des Troyennes et

des captives de Dardanie. Les Euménides dansaient autour de moi... sur

quels rhythmes bizarres et sur quelles infernales modulations! Je n'y

pense pas sans un souvenir de plaisir et de terreur qui me fait encore

frissonner. Jamais je n'aurai, sur le théâtre, dans la réalisation de

mes rêves, les mêmes émotions et la même puissance que je sentais gronder

alors dans mon coeur et dans mon cerveau. C'est là que je me suis sentie

tragédienne pour la première fois, et que j'ai conçu des types dont aucun

artiste ne m'avait fourni le modèle. C'est là que j'ai compris le drame,

l'effet tragique, la poésie du théâtre; et, à mesure qu'Albert lisait,

j'improvisais intérieurement un chant sur lequel je m'imaginais suivre et

dire moi-même tout ce que j'entendais. Je me surprenais quelquefois dans

l'attitude et avec la physionomie des personnages qu'il faisait parler,

et il lui arriva souvent de s'arrêter effrayé, croyant voir apparaître

Andromaque ou Ariane devant lui. Oh! va, j'en ai plus appris et plus

deviné en un mois avec ces lectures-là que je ne le ferai dans toute ma

vie, employée à répéter les drames de M. Métastase; et si les compositeurs

n'avaient mis dans la musique le sentiment et la vérité qui manquent à

l'action, je crois que je succomberais sous le dégoût que j'éprouve à faire

parler la grande-duchesse Zénobie avec la landgrave Églé, et à entendre

le feld-maréchal Rhadamiste se disputer avec le cornette de pandoures

Zopire. Oh! tout cela est faux, archi-faux, mon pauvre Beppo! faux comme

nos costumes, faux comme la perruque blonde de Caffariello Tiridate, comme

le déshabillé Pompadour de madame Holzbaüer en pastourelle d'Arménie,

comme les mollets de tricot rose du prince Démétrius, comme ces décors que

nous voyons là de près, et qui ressemblent à l'Asie comme l'abbé Métastase

ressemble au vieil Homère.


--Ce que tu me dis là, répondit Haydn, m'explique pourquoi, en sentant la

nécessité d'écrire des opéras pour le théâtre, si tant est que je puisse

arriver jusque-là, je me sens plus d'inspiration et d'espérance quand je

pense à composer des oratorios. Là où les puérils artifices de la scène ne

viennent pas donner un continuel démenti à la vérité du sentiment, dans ce

cadre symphonique où tout est musique, où l'âme parle à l'âme par l'oreille

et non par les yeux, il me semble que le compositeur peut développer toute

son inspiration, et entraîner l'imagination d'un auditoire dans des régions

vraiment élevées.»


En parlant ainsi; Joseph et Consuelo, en attendant que tout le monde fût

rassemblé pour la répétition, marchaient côte à côte le long d'une grande

toile de fond qui devait être ce soir-là le fleuve Araxe, et qui n'était,

dans le demi-jour du théâtre, qu'une énorme bande d'indigo étendue parmi

de grosses taches d'ocre, destinées à représenter les montagnes du Caucase.

On sait que ces toiles de fond, préparées pour la représentation, sont

placées les unes derrière les autres, de manière à être relevées sur un

cylindre au changement à vue. Dans l'intervalle qui les sépare les unes

des autres, les acteurs circulent durant la représentation; les comparses

s'endorment ou échangent des prises de tabac, assis ou couchés dans la

poussière, sous les gouttes d'huile qui tombent languissamment des

quinquets mal assurés. Dans la journée, les acteurs se promènent le long

de ces couloirs étroits et obscurs, en répétant leurs rôles, ou en

s'entretenant de leurs affaires; quelquefois en épiant les petites

confidences ou surprenant les profondes machinations d'autres promeneurs

causant tout près d'eux sans les voir, derrière un bras de mer ou une place

publique.


Heureusement, Métastase n'était point sur l'autre rive de l'Araxe,

tandis que l'inexpérimentée Consuelo épanchait ainsi son indignation

d'artiste avec Haydn. La répétition commença. C'était la seconde de

_Zénobie_, et elle alla si bien, que les musiciens de l'orchestre

applaudirent, selon l'usage, avec leurs archets sur le ventre de leurs

violons. La musique de Predieri était charmante, et le Porpora la dirigeait

avec plus d'enthousiasme qu'il n'avait pu le faire pour celle de Hasse.

Le rôle de Tiridate était un des triomphes de Caffariello, et il n'avait

garde de trouver mauvais qu'en l'équipant en farouche guerrier parthe,

on le fit roucouler en Céladon et parler en Clitandre. Consuelo, si

elle sentait son rôle faux et guindé dans la bouche d'une héroïne de

l'antiquité, trouvait au moins là un caractère de femme agréablement

indiqué. Il offrait même une sorte de rapprochement avec la situation

d'esprit où elle s'était trouvée entre Albert et Anzoleto; et oubliant

tout à fait la _couleur locale_, comme nous disons aujourd'hui, pour ne

se représenter que les sentiments humains, elle s'aperçut qu'elle était

sublime dans cet air dont le sens avait été si souvent dans son coeur:


Voi leggete in ogni core;

Voi sapete, o giusti Dei,

Se son puri i voti miei,

Se innocente è la pietà.


Elle eut donc en cet instant la conscience d'une émotion vraie et d'un

triomphe mérité. Elle n'eut pas besoin que le regard de Caffariello, qui

n'était pas gêné ce jour-là par la présence de la Tesi, et qui admirait

de bonne foi, lui confirmât ce qu'elle sentait déjà, la certitude d'un

effet irrésistible à produire sur tous les publics du monde et dans toutes

les conditions possibles, avec ce morceau capital. Elle se trouva ainsi

toute réconciliée avec sa partie, avec l'opéra, avec ses camarades, avec

elle-même, avec le théâtre, en un mot; et malgré toutes les imprécations

qu'elle venait de faire contre son état une heure auparavant, elle ne

put se défendre d'un de ces tressaillements intérieurs, si profonds, si

soudains et si puissants, qu'il est impossible à quiconque n'est pas

artiste en quelque chose, de comprendre quels siècles de labeur, de

déceptions et de souffrances ils peuvent racheter en un instant.





XCV.



En qualité d'élève, encore à demi serviteur du Porpora, Haydn, avide

d'entendre de la musique et d'étudier, même sous un point de vue matériel,

la contexture des opéras, obtenait la permission de se glisser dans les

coulisses lorsque Consuelo chantait. Depuis deux jours, il remarqua que

le Porpora, d'abord assez mal disposé à l'admettre ainsi dans l'intérieur

du théâtre, l'y autorisait d'un air de bonne humeur, avant même qu'il osât

le lui demander. C'est qu'il s'était passé quelque chose de nouveau dans

l'esprit du professeur. Marie-Thérèse, parlant musique avec l'ambassadeur

de Venise, était revenue à son idée fixe de matrimoniomanie, comme disait

Consuelo. Elle lui avait dit qu'elle verrait avec plaisir cette grande

cantatrice se fixer à Vienne en épousant le jeune musicien, élève de son

maître; elle avait pris des informations sur Haydn auprès de l'ambassadeur

même, et ce dernier lui en ayant dit beaucoup de bien, l'ayant assurée

qu'il annonçait de grandes facultés musicales, et surtout qu'il était

très-bon catholique, Sa Majesté l'avait engagé à arranger ce mariage,

promettant de faire un sort convenable aux jeunes époux. L'idée avait souri

à M. Cormer, qui aimait tendrement Joseph, et déjà lui faisait une pension

de soixante-douze francs par mois pour l'aider à continuer librement ses

études. Il en avait parlé chaudement au Porpora, et celui-ci, craignant

que sa Consuelo ne persistât dans l'idée de se retirer du théâtre pour

épouser un gentilhomme, après avoir beaucoup hésité, beaucoup résisté

(il eût préféré à tout que son élève vécût sans hymen et sans amour),

s'était enfin laissé persuader. Pour frapper un grand coup, l'ambassadeur

s'était déterminé à lui faire voir des compositions de Haydn, et à lui

avouer que la sérénade en trio dont il s'était montré si satisfait était

de la façon de Beppo. Le Porpora avait confessé qu'il y avait là le germe

d'un grand talent; qu'il pourrait lui imprimer une bonne direction et

l'aider par ses conseils à écrire pour la voix; enfin que le sort d'une

cantatrice mariée à un compositeur pouvait être fort avantageux. La grande

jeunesse du couple et ses minces ressources lui imposaient la nécessité

de s'adonner au travail sans autre espoir d'ambition, et Consuelo se

trouverait ainsi enchaînée au théâtre. Le maestro se rendit. Il n'avait pas

reçu plus que Consuelo de réponse de Riesenburg. Ce silence lui faisait

craindre quelque résistance à ses vues, quelque coup de tête du jeune

comte: «Si je pouvais sinon marier, du moins fiancer Consuelo à un autre,

pensa-t-il, je n'aurais plus rien à craindre de ce côté-là.»


Le difficile était d'amener Consuelo à cette résolution. L'y exhorter eût

été lui inspirer la pensée de résister. Avec sa finesse napolitaine, il se

dit que la force des choses devait amener un changement insensible dans

l'esprit de cette jeune fille. Elle avait de l'amitié pour Beppo, et

Beppo, quoiqu'il eût vaincu l'amour dans son coeur, montrait tant de zèle,

d'admiration et de dévouement pour elle, que le Porpora put bien s'imaginer

qu'il en était violemment épris. Il pensa qu'en ne le gênant point dans ses

rapports avec elle, il lui laisserait les moyens de faire agréer ses voeux;

qu'en l'éclairant en temps et lieu sur les desseins de l'impératrice et sur

sa propre adhésion, il lui donnerait le courage de l'éloquence et le feu

de la persuasion. Enfin il cessa tout à coup de le brutaliser et de le

rabaisser, et laissa un libre cours à leurs épanchements fraternels,

se flattant que les choses iraient plus vite ainsi que s'il s'en mêlait

ostensiblement.


Le Porpora, en ne doutant pas assez du succès, commettait une grande

faute. Il livrait la réputation de Consuelo à la médisance; car il ne

fallait que voir Joseph deux fois de suite dans les coulisses auprès d'elle

pour que toute la gent dramatique proclamât ses amours avec ce jeune homme,

et la pauvre Consuelo, confiante et imprévoyante comme toutes les âmes

droites et chastes, ne songeait nullement à prévoir le danger et à s'en

garantir. Aussi, dès le jour de cette répétition de _Zénobie_, les yeux

prirent l'éveil et les langues la volée. Dans chaque coulisse, derrière

chaque décor, il y eut entre les acteurs, entre les choristes, entre les

employés de toutes sortes qui circulaient, une remarque maligne ou enjouée,

accusatrice ou bienveillante, sur le scandale de cette intrigue naissante

ou sur la candeur de ces heureuses accordailles.


Consuelo, toute à son rôle, toute à son émotion d'artiste, ne voyait,

n'entendait et ne pressentait rien. Joseph, tout rêveur, tout absorbé

par l'opéra qu'on chantait et par celui qu'il méditait dans son âme

musicale, entendait bien quelques mots à la dérobée, et ne les comprenait

pas, tant il était loin de se flatter d'une vaine espérance. Quand il

surprenait en passant quelque parole équivoque, quelque observation

piquante, il levait la tête, regardait autour de lui, cherchait l'objet

de ces satires, et, ne le trouvant pas, profondément indifférent aux propos

de ce genre, il retombait dans ses contemplations.


Entre chaque acte de l'opéra, on donnait souvent un intermède bouffe,

et ce jour-là on répéta l'_Impressario delle Canarie_, assemblage de

petites scènes très-gaies et très-comiques de Métastase. La Corilla,

en y remplissant le rôle d'une prima donna exigeante, impérieuse et

fantasque, était d'une vérité parfaite, et le succès qu'elle avait

ordinairement dans cette bluette la consolait un peu du sacrifice de

son grand rôle de Zénobie. Pendant qu'on répétait la dernière partie de

l'intermède, en attendant qu'on répétât le troisième acte, Consuelo,

un peu oppressée par l'émotion de son rôle, alla derrière la toile de fond,

entre l'_horrible vallée hérissée de montagnes et de précipices_, qui

formait le premier décor, et ce bon fleuve Araxe, bordé d'_aménissimes

montagnes_, qui devait apparaître à la troisième scène pour reposer

agréablement les yeux du spectateur _sensible_. Elle marchait un peu vite,

allant et revenant sur ses pas, lorsque Joseph lui apporta son éventail

qu'elle avait laissé sur la niche du souffleur, et dont elle se servit avec

beaucoup de plaisir. L'instinct du coeur et la volontaire préoccupation du

Porpora poussaient machinalement Joseph à rejoindre son amie; l'habitude de

la confiance et le besoin d'épanchement portaient Consuelo à l'accueillir

toujours joyeusement. De ce double mouvement d'une sympathie dont les

anges n'eussent pas rougi dans le ciel, la destinée avait résolu de faire

le signal et la cause d'étranges infortunes... Nous savons très-bien

que nos lectrices de romans, toujours pressées d'arriver à l'événement,

ne nous demandent que plaie et bosse; nous les supplions d'avoir un peu

de patience.


«Eh bien, mon amie, dit Joseph en souriant à Consuelo et en lui tendant

la main, il me semble que tu n'es plus si mécontente du drame, de notre

illustre abbé, et que tu as trouvé dans ton air de la prière une fenêtre

ouverte par laquelle le démon du génie qui te possède va prendre une bonne

fois sa volée.


--Tu trouves donc que je l'ai bien chanté?


--Est-ce que tu ne vois pas que j'ai les yeux rouges?


--Ah! oui, tu as pleuré. C'est bon, tant mieux! je suis bien contente de

t'avoir fait pleurer.


--Comme si c'était la première fois! Mais tu deviens artiste comme le

Porpora veut que tu le sois; ma bonne Consuelo! La fièvre du succès s'est

allumée en toi. Quand tu chantais dans les sentiers du Boehmer-Wald, tu me

voyais bien pleurer et tu pleurais toi-même, attendrie par la beauté de ton

chant; maintenant c'est autre chose: tu ris de bonheur, et tu tressailles

d'orgueil en voyant les larmes que tu fais couler. Allons, courage,

ma Consuelo, te voilà _prima donna_ dans toute la force du terme!


--Ne me dis pas cela, ami. Je ne serai jamais comme celle de là-bas.»


Et elle désignait du geste la Corilla, qui chantait de l'autre côté de la

toile de fond, sur la scène.


«Ne le prends pas en mauvaise part, repartit Joseph; je veux, dire que le

dieu de l'inspiration t'a vaincue. En vain ta raison froide, ton austère

philosophie et le souvenir de Riesenburg ont lutté contre l'esprit de

Python. Le voilà qui te remplit et te déborde. Avoue que tu étouffes de

plaisir: je sens ton bras trembler contre le mien; ta figure est animée,

et jamais je ne t'ai vu le regard, que tu as dans ce moment-ci. Non, tu

n'étais pas plus agitée, pas plus inspirée quand le comte Albert te lisait

les tragiques grecs!


--Ah! quel mal tu me fais! s'écria Consuelo en pâlissant tout à coup et

en retirant son bras de celui de Joseph. Pourquoi prononces-tu ce nom-là

ici? C'est un nom sacré qui ne devrait pas retentir dans ce temple de la

folie. C'est un nom terrible qui, comme un coup de tonnerre, fait rentrer

dans la nuit toutes les illusions et tous les fantômes des songes dorés!


--Eh bien, Consuelo, veux-tu que je te le dise? reprit Haydn après un

moment de silence: jamais tu ne pourras te décider à épouser cet homme-là.


--Tais-toi, tais-toi, je l'ai promis!...


--Eh bien, si tu tiens ta promesse, jamais tu ne seras heureuse avec lui.

Quitter le théâtre, toi? renoncer à être artiste? Il est trop tard d'une

heure. Tu viens de savourer une joie dont le souvenir ferait le tourment

de toute ta vie.


--Tu me fais peur, Beppo! Pourquoi me dis-tu de pareilles choses

aujourd'hui?


--Je ne sais, je te les dis comme malgré moi. Ta fièvre a passé dans mon

cerveau, et il me semble que je vais, en rentrant chez nous, écrire quelque

chose de sublime. Ce sera quelque platitude: n'importe, je me sens plein

de génie pour le quart d'heure.


--Comme tu es gai, comme tu es tranquille, toi! moi! au milieu de cette

fièvre d'orgueil et de joie dont tu parles, j'éprouve une atroce douleur,

et j'ai à la fois envie de rire et de pleurer.


--Tu souffres, j'en suis certain; tu dois souffrir. Au moment où tu sens ta

puissance éclater, une pensée lugubre te saisit et te glace...


--Oui, c'est vrai, qu'est-ce que cela veut dire?


--Cela veut dire que tu es artiste, et que tu t'es imposé comme un devoir

l'obligation farouche, abominable à Dieu et à toi-même, de renoncer à

l'art.


--Il me semblait hier que non, et aujourd'hui il me semble que oui.

C'est que j'ai mal aux nerfs, c'est que ces agitations sont terribles

et funestes, je le vois. J'avais toujours nié leur entraînement et leur

puissance. J'avais toujours abordé la scène avec calme, avec une attention

consciencieuse et modeste. Aujourd'hui je ne me possède plus, et s'il me

fallait entrer en représentation en cet instant, il me semble que je ferais

des folies sublimes ou des extravagances misérables. Les rênes de ma

volonté m'échappent; j'espère que demain je ne serai pas ainsi, car cette

émotion tient à la fois du délire et de l'agonie.


--Pauvre amie! je crains qu'il n'en soit toujours ainsi désormais, ou

plutôt je l'espère; car tu ne seras vraiment puissante que dans le feu de

cette émotion. J'ai ouï dire à tous les musiciens, à tous les acteurs

que j'ai abordés, que, sans ce délire ou sans ce trouble, ils ne pouvaient

rien; et qu'au lieu de se calmer avec l'âge et l'habitude, ils devenaient

toujours plus impressionnables à chaque étreinte de leur démon.


--Ceci est un grand mystère, dit Consuelo en soupirant. Il ne me semble pas

que la vanité, la jalousie des autres, le lâche besoin du triomphe, aient

pu s'emparer de moi si soudainement et bouleverser mon être du jour au

lendemain. Non! je t'assure qu'en chantant cette prière de Zénobie et ce

duo avec Tiridate, où la passion et la vigueur de Caffariello m'emportaient

comme un tourbillon d'orage, je ne songeais ni au public, ni à mes rivales,

ni à moi-même. J'étais Zénobie; je pensais aux dieux immortels de l'olympe

avec une ardeur toute chrétienne, et je brûlais d'amour pour ce bon

Caffariello, qu'après la ritournelle je ne puis pas regarder sans rire:

Tout cela est étrange, et je commence à croire que, l'art dramatique étant

un mensonge perpétuel, Dieu nous punit en nous frappant de la folie d'y

croire nous-mêmes et de prendre au sérieux ce que nous faisons pour

produire l'illusion chez les autres. Non! il n'est pas permis à l'homme

d'abuser de toutes les passions et de toutes les émotions de la vie réelle

pour s'en faire un jeu. Il veut que nous gardions notre âme saine et

puissante pour des affections vraies, pour des actions utiles, et quand

nous faussons ses vues, il nous châtie et nous rend insensés.


--Dieu! Dieu! la volonté de Dieu! voilà où gît le mystère, Consuelo!

Qui peut pénétrer les desseins de Dieu envers nous? Nous donnerait-il,

dès le berceau, ces instincts, ces besoins d'un certain art, que nous ne

pouvons jamais étouffer, s'il proscrivait l'usage que nous sommes appelés

à en faire? Pourquoi, dès mon enfance, n'aimais-je pas les jeux de mes

petits camarades? pourquoi, dès que j'ai été livré à moi-même, ai-je

travaillé à la musique avec un acharnement dont rien ne pouvait me

distraire, et une assiduité qui eût tué tout autre enfant de mon âge?

Le repos me fatiguait, le travail me donnait la vie. Il en était ainsi de

toi, Consuelo. Tu me l'as dit cent fois, et quand l'un de nous racontait sa

vie à l'autre, celui-ci croyait entendre la sienne propre. Va, la main de

Dieu est dans tout, et toute puissance, toute inclination est son ouvrage,

quand même nous n'en comprenons pas le but. Tu es née artiste, donc il faut

que tu le sois, et quiconque t'empêchera de l'être te donnera la mort ou

une vie pire que la tombe.


--Ah! Beppo, s'écria Consuelo consternée et presque égarée, si tu étais

véritablement mon ami, je sais bien ce que tu ferais.


--Eh! quoi donc, chère Consuelo? Ma vie ne t'appartient-elle pas?


--Tu me tuerais demain au moment où l'on baissera la toile, après que

j'aurai été vraiment artiste, vraiment inspirée, pour la première et la

dernière fois de ma vie.


--Ah! dit Joseph avec une gaîté triste, j'aimerais mieux tuer ton comte

Albert ou moi-même.»


En ce moment, Consuelo leva les yeux vers la coulisse qui s'ouvrit

vis-à-vis d'elle, et la mesura des yeux avec une préoccupation

mélancolique. L'intérieur d'un grand théâtre, vu au jour, est quelque chose

de si différent de ce qu'il nous apparaît de la salle, aux lumières, qu'il

est impossible de s'en faire une idée quand on ne l'a pas contemplé ainsi.

Rien de plus triste, de plus sombre et de plus effrayant que cette salle

plongée dans l'obscurité, dans la solitude, dans le silence. Si quelque

figure humaine venait à se montrer distinctement dans ces loges fermées

comme des tombeaux, elle semblerait un spectre, et ferait reculer d'effroi

le plus intrépide comédien. La lumière rare et terne qui tombe de plusieurs

lucarnes situées dans les combles sur le fond de la scène, rampe en

biais sur des échafaudages, sur des haillons grisâtres, sur des planches

poudreuses. Sur la scène, l'oeil, privé du prestige de la perspective,

s'étonne de cette étroite enceinte où tant de personnes et de passions

doivent agir, en simulant des mouvements majestueux, des masses imposantes,

des élans indomptables, qui sembleront tels aux spectateurs, et qui sont

étudiés, mesurés à une ligne près, pour ne point s'embarrasser et se

confondre, ou se briser contre les décors. Mais si la scène se montre

petite et mesquine, en revanche, la hauteur du vaisseau destiné à

loger tant de décorations et à faire mouvoir tant de machines paraît

immense, dégagé de toutes ces toiles festonnées en nuages, en corniches

d'architecture ou en rameaux verdoyants qui la coupent dans une certaine

proportion pour l'oeil du spectateur. Dans sa disproportion réelle, cette

élévation a quelque chose d'austère, et, si en regardant la scène, on se

croit dans un cachot, en regardant les combles, on se croirait dans une

église gothique, mais dans une église ruinée ou inachevée; car tout ce qui

est là est blafard, informe, fantasque, incohérent. Des échelles suspendues

sans symétrie pour les besoins du machiniste, coupées comme au hasard

et lancées sans motif apparent vers d'autres échelles qu'on ne distingue

point dans la confusion de ces détails incolores; des amas, de planches

bizarrement tailladées, décors vus à l'envers et dont le dessin n'offre

aucun sens à l'esprit; des cordes entremêlées comme des hiéroglyphes; des

débris sans nom, des poulies et des rouages qui semblent préparés pour des

supplices inconnus, tout cela ressemble à ces rêves que nous faisons à

l'approche du réveil, et où nous voyons, des choses incompréhensibles,

en faisant de vains efforts pour savoir où nous sommes. Tout est vague,

tout flotte, tout semble prêt à se disloquer. On voit un homme qui

travaille tranquillement sur ces solives, et qui semble porté par des

toiles d'araignée; il peut vous paraître un marin grimpant aux cordages

d'un vaisseau, aussi bien qu'un rat gigantesque sciant et rongeant les

charpentes vermoulues. On entend des paroles qui viennent on ne sait d'où.

Elles se prononcent à quatre-vingts pieds au-dessus de vous, et la

sonorité bizarre des échos accroupis dans tous les coins du dôme

fantastique vous les apporte à l'oreille, distinctes ou confuses, selon

que vous faites un pas en avant ou de côté, qui change l'effet acoustique.

Un bruit épouvantable ébranle les échafauds et se répète en sifflements

prolongés. Est-ce donc la voûte qui s'écroule? Est-ce un de ces frêles

balcons qui craque et tombe, entraînant de pauvres ouvriers sous ses

ruines? Non, c'est un pompier qui éternue, ou c'est un chat qui s'élance

à la poursuite de son gibier, à travers les précipices de ce labyrinthe

suspendu. Avant que vous soyez habitué à tous ces objets et à tous ces

bruits, vous avez peur; vous ne savez de quoi il s'agit, et contre quelles

apparitions inouïes il faut vous armer de sang-froid. Vous ne comprenez

rien, et ce que l'on ne distingue pas par la vue ou par la pensée, ce qui

est incertain et inconnu alarme toujours la logique de la sensation. Tout

ce qu'on peut se figurer de plus raisonnable, quand on pénètre pour la

première fois dans un pareil chaos, c'est qu'on va assister à quelque

sabbat insensé dans le laboratoire d'une mystérieuse alchimie[1].


[Note 1: Et cependant, comme tout a sa beauté pour l'oeil qui sait voir,

ces limbes théâtrales ont une beauté bien plus émouvante pour l'imagination

que tous les prétendus prestiges de la scène éclairée et ordonnée à l'heure

du spectacle. Je me suis demandé souvent en quoi consistait cette beauté,

et comment il me serait possible de la décrire, si je voulais en faire

passer le secret dans l'âme d'un autre. Quoi! sans couleurs, sans formes,

sans ordre et sans clarté, les objets extérieurs peuvent-ils, me dira-t-on,

revêtir un aspect qui parle aux yeux et à l'esprit? Un peintre seul pourra

me répondre: Oui, je le comprends. Il se rappellera le _Philosophe en

méditation_ de Rembrandt: cette grande chambre perdue dans l'ombre,

ces escaliers sans fin, qui tournent on ne sait comment; ces lueurs vagues

qui s'allument et s'éteignent, on ne sait pourquoi, sur les divers plans

du tableau; toute cette scène indécise et nette en même temps, cette

couleur puissante répandue sur un sujet qui, en somme, n'est peint qu'avec

du brun clair et du brun sombre; cette magie du clair-obscur, ce jeu de

la lumière ménagée sur les objets les plus insignifiants, sur une chaise,

sur une cruche, sur un vase de cuivre; et voilà que ces objets, qui ne

méritent pas d'être regardés, et encore moins d'être peints, deviennent si

intéressants, si beaux à leur manière, que vous ne pouvez pas en détacher

vos yeux. Ils ont reçu la vie, ils existent et sont dignes d'exister,

parce que l'artiste les a touchés de sa baguette, parce qu'il y a fixé une

parcelle du soleil, parce que entre eux et lui il a su étendre un voile

transparent, mystérieux, l'air que nous voyons, que nous respirons, et

dans lequel nous croyons entrer en nous enfonçant par l'imagination dans

la profondeur de sa toile. Eh bien, si nous retrouvons dans la réalité un

de ses tableaux, fût-il composé d'objets plus méprisables encore, d'als

brisés, de haillons flétris, de murailles enfumées; si une pâle lumière y

jette son prestige avec précaution, si le clair-obscur y déploie cet art

essentiel qui est dans l'effet, dans la rencontre, dans l'harmonie de

toutes les choses existantes sans que l'homme ait besoin de l'y mettre,

l'homme sait l'y trouver, et il le goûte, il l'admire, il en jouit comme

d'une conquête qu'il vient de faire.


Il est à peu près impossible d'expliquer avec des paroles ces mystères

que le coup de pinceau d'un grand maître, traduit intelligiblement à tous

les yeux. En voyant les intérieurs de Rembrandt, de Teniers, de Gérard

Dow, l'oeil le plus vulgaire se rappellera la réalité qui pourtant ne

l'avait jamais frappé poétiquement. Pour voir poétiquement cette réalité et

en faire, par la pensée, un tableau de Rembrandt, il ne faut qu'être doué

du sens pittoresque commun a beaucoup d'organisations. Mais pour décrire

et faire passer ce tableau, par le discours, dans l'esprit d'autrui, il

faudrait une puissance si ingénieuse, qu'en l'essayant, je déclare que je

cède à une fantaisie sans aucun espoir de réussite. Le génie doué de

cette puissance, et qui l'exprime en vers (chose bien plus prodigieuse à

tenter!) n'a pas toujours réussi. Et cependant je doute que dans notre

siècle aucun artiste littéraire puisse approcher des résultats qu'il a

obtenus en ce genre. Relisez une pièce de vers qui s'appelle les _Puits de

l'Inde_; ce sera un chef-d'oeuvre, ou une orgie d'imagination, selon que

vous aurez on non des facultés sympathiques à celles du poète. Quant à moi,

j'avoue que j'en ai été horriblement choqué à la lecture. Je ne pouvais

approuver ce désordre et cette débauche de description. Puis, quand

j'eus fermé le livre, je ne pouvais plus voir autre chose dans mon cerveau

que ces puits, ces souterrains, ces escaliers, ces gouffres par où le

poète m'avait fait passer. Je les voyais en rêve, je les voyais tout

éveillé. Je n'en pouvais plus sortir, j'y étais enterré vivant. J'étais

subjugué, et je ne voulus pas relire ce morceau, de crainte de trouver

qu'un si grand peintre, comme un si grand poète, n'était pas un écrivain

sans défaut. Cependant je retins par coeur pendant longtemps les huit

derniers vers, qui, dans tous les temps et pour tous les goûts, seront un

trait profond, sublime, et sans reproche, qu'on l'entende avec le coeur,

avec l'oreille ou l'esprit.]


Consuelo laissait donc errer ses yeux distraits sur cet édifice singulier,

et la poésie de ce désordre se révélait à elle pour la première fois.

A chaque extrémité du couloir formé par les deux toiles de fond s'ouvrait

une coulisse noire et profonde où quelques figures passaient de temps en

temps comme des ombres. Tout à coup elle vit une de ces figures s'arrêter

comme pour l'attendre, et elle crut voir un geste qui l'appelait.


« Est-ce le Porpora? demanda-t-elle à Joseph.


--Non; dit-il, mais c'est sans doute quelqu'un qui vient d'avertir qu'on va

répéter le troisième acte. »


Consuelo doubla le pas, en se dirigeant vers ce personnage, dont elle

ne pouvait distinguer les traits, parce qu'il avait reculé jusqu'à la

muraille. Mais lorsqu'elle fut à trois pas de lui, et au moment de

l'interroger, il glissa rapidement derrière les coulisses suivantes, et

gagna le fond de la scène en passant derrière toutes les toiles.


«Voilà quelqu'un qui avait l'air de nous épier, dit Joseph.


--Et qui a l'air de se sauver, ajouta Consuelo, frappée de l'empressement

avec lequel il s'était dérobé à ses regards. Je ne sais pourquoi il m'a

fait peur.»


Elle rentra sur la scène et répéta son dernier acte, vers la fin duquel

elle ressentit encore les mouvements d'enthousiasme qui l'avaient

transportée. Quand elle voulut remettre son mantelet pour se retirer, elle

le chercha, éblouie par une clarté subite: on venait d'ouvrir une lucarne

au-dessus de sa tête, et le rayon du soleil couchant tombait obliquement

devant elle. Le contraste de cette brusque lumière avec l'obscurité des

objets environnants égara un instant sa vue; et elle fit deux ou trois pas

au hasard, lorsque tout à coup elle se trouva auprès du même personnage

en manteau noir, qui l'avait inquiétée dans la coulisse. Elle le voyait

confusément, et cependant il lui sembla le reconnaître. Elle fit un cri, et

s'élança vers lui; mais il avait déjà disparu, et ce fut en vain qu'elle

le chercha des yeux.


«Qu'as-tu? lui dit Joseph en lui présentant son mantelet; t'es-tu heurtée

contre quelque décor? t'es-tu blessée?


--Non, dit-elle, mais j'ai vu le comte Albert.


--Le comte Albert ici? en es-tu sûre? est-ce possible!


--C'est possible, c'est certain,» dit Consuelo en l'entraînant.


Et elle se mit à parcourir les coulisses, en courant et en pénétrant dans

tous les coins. Joseph l'aidait à cette recherche, persuadé cependant

qu'elle s'était trompée, tandis que le Porpora l'appelait avec impatience

pour la ramener au logis. Consuelo ne trouva personne qui lui rappelât le

moindre trait d'Albert; et lorsque, forcée de sortir avec son maître, elle

vit passer toutes les personnes qui avaient été sur la scène en même temps

qu'elle, elle remarqua plusieurs manteaux assez semblables à celui qui

l'avait frappée.


«C'est égal, dit-elle tout bas à Joseph, qui lui en faisait l'observation,

je l'ai vu; il était là!


--C'est une hallucination que tu as eue, reprit Joseph. Si c'eût été

vraiment le comte Albert, il t'aurait parlé; et tu dis que deux fois il a

fui à ton approche.


--Je ne dis pas que ce soit lui réellement; mais je l'ai vu, et comme tu

le dis, Joseph, je crois maintenant que c'est une vision. Il faut qu'il

lui soit arrivé quelque malheur. Oh! j'ai envie de partir tout de suite,

de m'enfuir en Bohême. Je suis sûre qu'il est en danger, qu'il m'appelle,

qu'il m'attend.


--Je vois qu'il t'a, entre autres mauvais offices, communiqué sa folie,

ma pauvre Consuelo. L'exaltation que tu as eue en chantant t'a disposée à

ces rêveries. Reviens à toi, je t'en conjure, et sois certaine que si le

comte Albert est à Vienne, tu le verras bien vivant accourir chez toi avant

la fin de la journée.»


Cette espérance ranima Consuelo. Elle doubla le pas avec Beppo, laissant

derrière elle le vieux Porpora, qui ne trouva pas mauvais cette fois

qu'elle l'oubliât dans la chaleur de son entretien avec ce jeune homme.

Mais Consuelo, ne pensait pas plus à Joseph qu'au maestro. Elle courut,

elle arriva tout essoufflée, monta à son appartement, et n'y trouva

personne. Joseph s'informa auprès des domestiques si quelqu'un l'avait

demandée pendant son absence. Personne n'était venu, personne ne vint.

Consuelo attendit en vain toute la journée. Le soir et assez avant dans

la nuit, elle regarda par la fenêtre tous les passants attardés qui

traversaient la rue. Il lui semblait toujours voir quelqu'un se diriger

vers sa porte et s'arrêter. Mais ce quelqu'un passait outre, l'un en

chantant, l'autre en faisant entendre une toux de vieillard, et ils se

perdaient dans les ténèbres. Consuelo, convaincue qu'elle avait fait un

rêve, alla se coucher, et le lendemain matin, cette impression se trouvant

dissipée, elle avoua à Joseph qu'elle n'avait réellement distingué aucun

des traits du personnage en question. L'ensemble de sa taille, la coupe

et la pose de son manteau, un teint pâle, quelque chose de noir au bas

du visage, qui pouvait être une barbe ou l'ombrage du chapeau fortement

dessinée par la lumière bizarre du théâtre, ces vagues ressemblances,

rapidement saisies par son imagination, lui avaient suffi pour se persuader

qu'elle voyait Albert.


«Si un homme tel que tu me l'as si souvent dépeint s'était trouvé sur le

théâtre, lui dit Joseph, il y avait là assez de monde circulant de tous

côtés pour que sa mise négligée, sa longue barbe et ses cheveux noirs

eussent attiré les remarques. Or, j'ai interrogé de tous côtés, et,

jusqu'aux portiers du théâtre, qui ne laissent pénétrer personne dans

l'intérieur sans le reconnaître ou voir son autorisation, et qui que ce

soit n'avait vu un homme étranger au théâtre ce jour-là.


--Allons, il est certain que je l'ai rêvé. J'étais émue, hors de moi. J'ai

pensé à Albert, son image a passé dans mon esprit. Quelqu'un s'est trouvé

là devant mes yeux, et j'en ai fait Albert. Ma tête est donc devenue bien

faible? Il est certain que j'ai crié du fond du coeur, et qu'il s'est passé

en moi quelque chose de bien extraordinaire et de bien absurde.


--N'y pense plus, dit Joseph; ne te fatigue pas avec des chimères.

Repasse ton rôle, et songe à ce soir.»





XCVI.



Dans la journée, Consuelo vit de ses fenêtres une troupe fort étrange

défiler vers la place. C'étaient des hommes trapus, robustes et hâlés,

avec de longues moustaches, les jambes nues chaussées de courroies

entre-croisées comme des cothurnes antiques, la tête couverte de bonnets

pointus, la ceinture garnie de quatre pistolets, les bras, le cou

découvert, la main armée d'une longue carabine albanaise, et le tout

rehaussé d'un grand manteau rouge.


«Est-ce une mascarade? demanda Consuelo au chanoine, qui était venu lui

rendre visite; nous ne sommes point en carnaval, que je sache.


--Regardez bien ces hommes-là, lui répondit le chanoine; car nous ne les

reverrons pas de longtemps, s'il plaît à Dieu de maintenir le règne de

Marie-Thérèse. Voyez comme le peuple les examine avec curiosité, quoique

avec une sorte de dégoût et de frayeur! Vienne les a vus accourir dans

ses jours d'angoisse et de détresse, et alors elle les a accueillis plus

joyeusement qu'elle ne le fait aujourd'hui, honteuse et consternée qu'elle

est de leur devoir son salut!


--Sont-ce là ces brigands esclavons dont on m'a tant parlé en Bohême et

qui y ont fait tant de mal? reprit Consuelo.


--Oui, ce sont eux, répliqua le chanoine; ce sont les débris de ces hordes

de serfs et de bandits croates que le fameux baron François de Trenck,

cousin germain de votre ami le baron Frédéric de Trenck, avait affranchis

ou asservis avec une hardiesse et une habileté incroyables, pour en faire

presque des troupes régulières au service de Marie-Thérèse. Tenez, le

voilà, ce héros effroyable, ce Trenck à la gueule brûlée, comme l'appellent

nos soldats; ce partisan fameux, le plus rusé, le plus intrépide, le plus

nécessaire des tristes et belliqueuses années qui viennent de s'écouler:

le plus grand hâbleur et le plus grand pillard de son siècle, à coup sûr;

mais aussi l'homme le plus brave, le plus robuste, le plus actif, le plus

fabuleusement téméraire des temps modernes. C'est lui; c'est Trenck le

pandoure, avec ses loups affamés, meute sanguinaire dont il est le sauvage

pasteur.»


François de Trenck était plus grand encore que son cousin de Prusse.

Il avait près de six pieds. Son manteau écarlate, attaché à son cou par

une agrafe de rubis, s'entr'ouvrait sur sa poitrine pour laisser voir tout

un musée d'artillerie turque, chamarrée de pierreries, dont sa ceinture

était l'arsenal. Pistolets, sabres recourbés et coutelas, rien ne manquait

pour lui donner l'apparence du plus expéditif et du plus déterminé tueur

d'hommes. En guise d'aigrette, il portait à son bonnet le simulacre d'une

petite faux à quatre lames tranchantes, retombant sur son front. Son aspect

était horrible. L'explosion d'un baril de poudre[1] en le défigurant, avait

achevé de lui donner l'air diabolique. «On ne pouvait le regarder sans

frémir,» disent tous les mémoires du temps.


[Note 1: Étant descendu dans une cave au pillage d'une ville de la Bohème

et dans l'espérance de découvrir le premier des tonnes d'or dont on lui

avait signalé l'existence, il avait approché précipitamment une lumière

d'un de ces tonneaux précieux; mais c'était de la poudre qu'il contenait.

L'explosion avait fait crouler sur lui une partie de la voûte, et on

l'avait retiré des décombres, mourant, le corps sillonné d'énormes

brûlures, le visage couvert de plaies profondes et indélébiles.]


«C'est donc là ce monstre, cet ennemi de l'humanité! dit Consuelo en

détournant les yeux avec horreur. La Bohême se rappellera longtemps son

passage; les villes brûlées, saccagées, les vieillards et les enfants mis

en pièces, les femmes outragées, les campagnes épuisées de contributions,

les moissons dévastées, les troupeaux détruits quand on ne pouvait les

enlever, partout la ruine, la désolation, le meurtre et l'incendie. Pauvre

Bohême! rendez-vous éternel de toutes les luttes, théâtre de toutes les

tragédies!


--Oui, pauvre Bohême! victime de toutes les fureurs, arène de tous les

combats, reprit le chanoine; François de Trenck y a renouvelé les farouches

excès du temps de Jean Ziska. Comme lui invaincu, il n'a jamais fait

quartier; et la terreur de son nom était si grande, que ses avant-gardes

ont enlevé des villes d'assaut, lorsqu'il était encore à quatre milles de

distance, aux prises avec d'autres ennemis. C'est de lui qu'on peut dire,

comme d'Attila, que l'herbe ne repousse jamais là ou son cheval a passé.

C'est lui que les vaincus maudiront jusqu'à la quatrième génération.»


François de Trenck se perdit dans l'éloignement; mais pendant longtemps

Consuelo et le chanoine virent défiler ses magnifiques chevaux richement

caparaçonnés, que ses gigantesques hussards croates conduisaient en main.


«Ce que vous voyez n'est qu'un faible échantillon de ses richesses, dit

le chanoine. Des mulets et des chariots chargés d'armes, de tableaux, de

pierreries, de lingots d'or et d'argent, couvrent incessamment les routes

qui conduisent à ses terres d'Esclavonie. C'est là qu'il enfouit des

trésors qui pourraient fournir la rançon de trois rois. Il mange dans

la vaisselle d'or qu'il a enlevée au roi de Prusse à Sorow, alors qu'il

a failli enlever le roi de Prusse lui-même. Les uns disent qu'il l'a

manqué d'un quart d'heure; les autres prétendent qu'il l'a tenu prisonnier

dans ses mains et qu'il lui a chèrement vendu sa liberté. Patience!

Trenck le pandoure ne jouira peut-être pas longtemps de tant de gloire

et de richesses. On dit qu'un procès criminel le menace, que les plus

épouvantables accusations pèsent sur sa tête, que l'impératrice en a

grand peur; enfin que ceux de ses Croates qui n'ont pas pris, selon leur

coutume, leur congé sous leur bonnet, vont être incorporés dans les troupes

régulières et tenus en bride à la manière prussienne. Quant à lui... j'ai

mauvaise idée des compliments et des récompenses qui l'attendent à la cour!


--Ils ont sauvé la couronne d'Autriche, à ce qu'on dit!


--Cela est certain. Depuis les frontières de la Turquie jusqu'à celles

de la France, ils ont semé l'épouvante et emporté les places les mieux

défendues, les batailles les plus désespérées. Toujours les premiers à

l'attaque d'un front d'armée, à la tête d'un pont, à la brèche d'un fort;

ils ont forcé nos plus grands généraux à l'admiration, et nos ennemis à la

fuite. Les Français ont partout reculé devant eux, et le grand Frédéric

a pâli, dit-on, comme un simple mortel, à leur cri de guerre. Il n'est

point de fleuve rapide, de forêt inextricable, de marais vaseux, de roche

escarpée, de grêle de balles et de torrents de flammes qu'ils n'aient

franchis, à toutes les heures de la nuit, et dans les plus rigoureuses

saisons. Oui; certes, ils ont sauvé la couronne de Marie-Thérèse plus que

la vieille tactique militaire de tous nos généraux et toutes les ruses de

nos diplomates.


--En ce cas, leurs crimes seront impunis et leurs vols sanctifiés!


--Peut-être qu'ils seront trop punis, au contraire.


--On ne se défait pas de gens qui ont rendu de pareils services!


--Pardon, dit le chanoine malignement: quand on n'a plus besoin d'eux...


--Mais ne leur a-t-on pas permis tous les excès qu'ils ont commis sur les

terres de l'Empire et sur celles des alliés?


--Sans doute; on leur a tout permis, puisqu'ils étaient nécessaires!


--Et maintenant?


--Et maintenant qu'ils ne le sont plus, on leur reproche tout ce qu'on leur

avait permis.


--Et la grande âme de Marie-Thérèse?


--Ils ont profané des églises!


--J'entends. Trenck est perdu, monsieur le chanoine.


--Chut! cela se dit tout bas, reprit-il.


--As-tu vu les pandoures? s'écria Joseph en entrant tout essoufflé.


--Avec peu de plaisir, répondit Consuelo.


--Eh bien, ne les as-tu pas reconnus?


--C'est la première fois que je les vois.


--Non pas, Consuelo, ce n'est pas la première fois que ces figures-là

frappent tes regards. Mous en avons rencontré dans le Boehmer-Wald.


--Grâce à Dieu, aucun à ma souvenance.


--Tu as donc oublié un chalet où nous avons passé la nuit sur la fougère,

et où nous nous sommes aperçus tout d'un coup que dix ou douze hommes

dormaient là autour de nous?».


Consuelo se rappela l'aventure du chalet et la rencontre de ces farouches

personnages qu'elle avait pris, ainsi que Joseph, pour des contrebandiers.

D'autres émotions, qu'elle n'avait ni partagées ni devinées, gravaient

dans la mémoire de Joseph toutes les circonstances de cette nuit orageuse.


«Eh bien, lui dit-il, ces prétendus contrebandiers qui ne s'aperçurent pas

de notre présence à côté d'eux et qui sortirent du chalet avant le jour,

portant des sacs et de lourds paquets, c'étaient des pandoures: c'étaient

les armes, les figures, les moustaches et les manteaux que je viens de voir

passer, et la Providence nous avait soustraits, à notre insu, à la plus

funeste rencontre que nous pussions faire en voyage.


--Sans aucun doute, dit le chanoine, à qui tous les détails de ce voyage

avaient été souvent racontés par Joseph; ces honnêtes gens s'étaient

licenciés de leur propre gré, comme c'est leur coutume quand ils ont les

poches pleines, et ils gagnaient la frontière pour revenir dans leur pays

par un long circuit, plutôt que de passer avec leur butin sur les terres

de l'Empire, où ils craignent toujours d'avoir à rendre des comptes. Mais

soyez sûrs qu'ils n'y seront pas arrivés sans encombre. Ils se volent et

s'assassinent les uns les autres tout le long du chemin, et c'est le plus

fort qui regagne ses forêts et ses cavernes, chargé de la part de ses

compagnons.


L'heure de la représentation vint distraire Consuelo du sombre souvenir des

pandoures de Trenck, et elle se rendit au théâtre. Elle n'y avait point de

loge pour s'habiller; jusque-là madame Tesi lui avait prêté la sienne.

Mais, cette fois, madame Tesi fort courroucée de ses succès, et déjà son

ennemie jurée, avait emporté la clef, et la prima donna de la soirée se

trouva fort embarrassée de savoir où se réfugier. Ces petites perfidies

sont usitées au théâtre. Elles irritent et inquiètent la rivale dont on

veut paralyser les moyens. Elle perd du temps à demander une loge, elle

craint de n'en point trouver. L'heure s'avance; ses camarades lui disent

en passant: «Eh quoi! pas encore habillée? on va commencer.» Enfin, après

bien des demandes et bien des pas, à force de colère et de menaces, elle

réussit à se faire ouvrir une loge où elle ne trouve rien de ce qui lui est

nécessaire. Pour peu que les tailleuses soient gagnées, le costume n'est

pas prêt ou va mal. Les habilleuses sont aux ordres de toute autre que

la victime dévouée à ce petit supplice. La cloche sonne, l'avertisseur

(le _buttafuori_) crie de sa voix glapissante dans les corridors: _Signore

e signori, si va cominciar!_ mots terribles que la débutante n'entend pas

sans un froid mortel; elle n'est pas prête; elle se hâte, elle brise ses

lacets, elle déchire ses manches; elle met son manteau de travers, et son

diadème va tomber au premier pas qu'elle fera sur la scène. Palpitante,

indignée, nerveuse, les yeux pleins de larmes, il faut paraître avec un

sourire céleste sur le visage; il faut déployer une voix pure, fraîche

et sûre d'elle-même, lorsque la gorge est serrée et le coeur prêt à se

briser... Oh! toutes ces couronnes de fleurs qui pleuvent sur la scène au

moment du triomphe ont, en dessous, des milliers d'épines.


Heureusement pour Consuelo, elle rencontra la Corilla, qui lui dit en lui

prenant la main:


«Viens dans ma loge; la Tesi s'est flattée de te jouer le même tour qu'elle

me jouait dans les commencements. Mais je viendrai à ton secours, ne fût-ce

que pour la faire enrager! c'est à charge de revanche, au moins! Au train

dont tu y vas, Porporina, je risque bien de te voir passer avant moi,

partout où j'aurai le malheur de te rencontrer. Tu oublieras sans doute

alors la manière dont je me conduis ici avec toi: tu ne te rappelleras

que le mal que je t'ai fait.


--Le mal que vous m'avez fait, Corilla? dit Consuelo en entrant dans la

loge de sa rivale et en commençant sa toilette derrière un paravent, tandis

que les habilleuses allemandes partageaient leurs soins entre les deux

cantatrices, qui pouvaient s'entretenir en vénitien sans être entendues.

Vraiment je ne sais quel mal vous m'avez, fait; je ne m'en souviens plus.


--La preuve que tu me gardes rancune, c'est que tu me dis _vous_, comme si

tu étais une duchesse et comme si tu me méprisais.


--Eh bien, je ne me souviens pas que tu m'aies fait du mal, reprit Consuelo

surmontant la répugnance qu'elle éprouvait à traiter familièrement une

femme à qui elle ressemblait si peu.


--Est-ce vrai ce que tu dis là? repartit l'autre. As-tu oublié à ce point

le pauvre Zoto?


--J'étais libre et maîtresse de l'oublier, je l'ai fait,» reprit Consuelo

en attachant son cothurne de reine avec ce courage et cette liberté

d'esprit que donne l'entrain du métier à certains moments: et elle fit

une brillante roulade pour ne pas oublier de se tenir en voix.


La Corilla riposta par une autre roulade pour faire de même, puis elle

s'interrompit pour dire à sa soubrette:


«Et par le sang du diable, Mademoiselle, vous me serrez trop. Croyez-vous

habiller une poupée de Nuremberg? Ces Allemandes, reprit-elle en dialecte,

elles ne savent pas ce que c'est que des épaules. Elles nous rendraient

carrées comme leurs douairières, si on se laissait faire. Porporina, ne te

laisse pas empaqueter jusqu'aux oreilles comme la dernière fois: c'était

absurde.


--Ah! pour cela, ma chère, c'est la consigne impériale. Ces dames le

savent, et je ne tiens pas à me révolter pour si peu de chose.


--Peu de chose! nos épaules, peu de chose.


--Je ne dis pas cela pour toi, qui as les plus belles formes de l'univers;

mais moi...


--Hypocrite! dit Corilla en soupirant; tu as dix ans de moins que moi, et

mes épaules ne se soutiendront bientôt plus que par leur réputation.


--C'est toi qui es hypocrite,» reprit Consuelo, horriblement ennuyée de

ce genre de conversation; et pour l'interrompre, elle se mit, tout en se

coiffant, à faire des gammes et des traits.


«Tais-toi, lui dit tout à coup Corilla, qui l'écoutait malgré elle; tu

m'enfonces mille poignards dans le gosier... Ah! je te céderais de bon

coeur tous mes amants, je serais bien sûre d'en trouver d'autres; mais ta

voix et ta méthode, jamais je ne pourrai te les disputer. Tais-toi, car

j'ai envie de t'étrangler.»


Consuelo, qui vit bien que la Corilla ne plaisantait qu'à demi, et que ces

flatteries railleuses cachaient une souffrance réelle, se le tint pour dit;

mais au bout d'un instant, celle-ci reprit:


«Comment fais-tu ce trait-là?


--Veux-tu le faire? je te le cède, répondit Consuelo en riant, avec sa

bonhomie admirable. Tiens, je vais te l'apprendre. Mets le dès ce soir dans

quelque endroit de ton rôle. Moi, j'en trouverai un autre.


--C'en sera un autre encore plus fort. Je n'y gagnerai rien.


--Eh bien, je ne le ferai cas du tout. Aussi bien le Porpora ne se soucie

pas de ces choses-là, et ce sera un reproche de moins qu'il me fera ce

soir. Tiens, voilà mon trait.»


Et tirant de sa poche une ligne de musique écrite sur un petit bout de

papier plié, elle le passa par-dessus le paravent à Corilla, qui se mit à

l'étudier aussitôt. Consuelo l'aida, le lui chanta plusieurs fois et finit

par le lui apprendre. Les toilettes allaient toujours leur train.


Mais avant que Consuelo eût passé sa robe, la Corilla écarta impétueusement

le paravent et vint l'embrasser pour la remercier du sacrifice de son

trait. Ce n'était pas un mouvement de reconnaissance bien sincère qui la

poussait à cette démonstration. Il s'y mêlait un perfide désir de voir la

taille de sa rivale en corset, afin de pouvoir trahir le secret de quelque

imperfection. Mais Consuelo n'avait pas de corset. Sa ceinture, déliée

comme un roseau, et ses formes chastes et nobles, n'empruntaient pas les

secours de l'art. Elle pénétra l'intention de Corilla et sourit.


«Tu peux examiner ma personne et pénétrer mon coeur, pensa-t-elle, tu n'y

trouveras rien de faux.


--Zingarella, lui dit la Corilla en reprenant malgré elle son air hostile

et sa voix âpre, tu n'aimes donc plus du tout Anzoleto?


--Plus du tout, répondit Consuelo en riant.


--Et lui, il t'a beaucoup aimée?


--Pas du tout, reprit Consuelo avec la même assurance et le même

détachement bien senti et bien sincère.


--C'est bien ce qu'il me disait!» s'écria la Corilla en attachant sur

elle ses yeux bleus, clairs et ardents, espérant surprendre un regret et

réveiller une blessure dans le passé de sa rivale.


Consuelo ne se piquait pas de finesse, mais elle avait celle des âmes

franches, si forte quand elle lutte contre des desseins astucieux. Elle

sentit le coup et y résista tranquillement. Elle n'aimait plus Anzoleto,

elle ne connaissait pas la souffrance de l'amour-propre: elle laissa donc

ce triomphe à la vanité de Corilla.


«Il te disait la vérité, reprit-elle; il ne m'aimait pas.


--Mais toi, tu ne l'as donc jamais aimé?» dit l'autre, plus étonnée que

satisfaite de cette concession.


Consuelo sentit qu'elle ne devait pas être franche à demi. Corilla voulait

l'emporter, il fallait la satisfaire.


«Moi, répondit-elle, je l'ai beaucoup aimé.


--Et tu l'avoues ainsi? tu n'as donc pas de fierté, pauvre fille?


--J'en ai eu assez pour me guérir.


--C'est-à-dire que tu as eu assez de philosophie pour te consoler avec un

autre. Dis-moi avec qui, Porporina. Ce ne peut être avec ce petit Haydn,

qui n'a ni sou ni maille!


--Ce ne serait pas une raison. Mais je ne me suis consolée avec personne

de la manière dont tu l'entends.


--Ah! je sais! j'oubliais que tu as la prétention... Ne dis donc pas de

ces choses-là ici, ma chère; tu te feras tourner en ridicule.


--Aussi je ne les dirai pas sans qu'on m'interroge, et je ne me laisserai

pas interroger par tout le monde. C'est une liberté que je t'ai laissé

prendre, Corilla; c'est à toi de n'en pas abuser, si tu n'es pas mon

ennemie.


--Vous êtes une masque! s'écria la Corilla. Vous avez de l'esprit, quoique

vous fassiez l'ingénue. Vous en avez tant que je suis sur le point de vous

croire aussi pure que je l'étais à douze ans. Pourtant cela est impossible.

Ah! que tu es habile, Zingarella! Tu feras croire aux hommes tout ce que

tu voudras.


--Je ne leur ferai rien croire du tout, car je ne leur permettrai pas de

s'intéresser assez à mes affaires pour m'interroger.


--Ce sera le plus sage: ils abusent toujours de nos confessions, et ne

les ont pas plus tôt arrachées, qu'ils nous humilient de leurs reproches.

Je vois que tu sais ton affaire. Tu feras bien de ne pas vouloir inspirer

de passions: comme cela, tu n'auras pas d'embarras, pas d'orages; tu agiras

librement sans tromper personne. A visage découvert, on trouve plus

d'amants et on fait plus vite fortune. Mais il faut pour cela plus de

courage que je n'en ai; il faut que personne ne te plaise et que tu ne

te soucies d'être aimée de personne, car on ne goûte ces dangereuses

douceurs de l'amour qu'à force de précautions et de mensonges. Je t'admire,

Zingarella! oui, je me sens frappée de respect en te voyant, si jeune,

triompher de l'amour; car la chose la plus funeste à notre repos, à notre

voix, à la durée de notre beauté, à notre fortune, à nos succès, c'est bien

l'amour, n'est-ce pas? Oh! oui, je le sais par expérience. Si j'avais pu

m'en tenir toujours à la froide galanterie, je n'aurais pas tant souffert;

je n'aurais pas perdu deux mille sequins, et deux notes dans le haut. Mais,

vois-tu, je m'humilie devant toi; je suis une pauvre créature, je suis née

malheureuse. Toujours, au milieu de mes plus belles affaires, j'ai fait

quelque sottise qui a tout gâté, je me suis laissé prendre à quelque folle

passion pour quelque pauvre diable, et adieu la fortune! J'aurais pu

épouser Zustiniani dans un temps; oui, je l'aurais pu; il m'adorait et

je ne pouvais pas le souffrir; j'étais maîtresse de son sort. Ce misérable

Anzoleto m'a plu... j'ai perdu ma position. Allons, tu me donneras des

conseils, tu seras mon amie, n'est-ce pas? Tu me préserveras des faiblesses

de coeur et des coups de tête. Et, pour commencer... il faut que je t'avoue

que j'ai une inclination depuis huit jours pour un homme dont la faveur

baisse singulièrement, et qui, avant peu, pourra être plus dangereux

qu'utile à la cour; un homme qui est riche à millions, mais qui pourrait

bien se trouver ruiné dans un tour de main. Oui, je veux m'en détacher

avant qu'il m'entraîne dans son précipice... Allons! le diable veut me

démentir, car le voici qui vient; je l'entends, et je sens le feu de la

jalousie me monter au visage. Ferme bien ton paravent, Porporina, et ne

bouge pas: je ne veux pas qu'il te voie.»


Consuelo se hâta de tirer avec soin le paravent. Elle n'avait pas besoin de

l'avis pour désirer de n'être pas examinée par les amants de la Corilla.

Une voix d'homme assez vibrante et juste, quoique privée de fraîcheur,

fredonnait dans les corridors. On frappa pour la forme, et on entra sans

attendre la réponse.


«Horrible métier! pensa Consuelo. Non, je ne me laisserai pas séduire par

les enivrements de la scène; l'intérieur de la coulisse est trop immonde.»


Et elle se cacha dans son coin, humiliée de se trouver en pareille

compagnie, indignée et consternée de la manière dont la Corilla l'avait

comprise, et plongeant pour la première fois dans cet abîme de corruption

dont elle n'avait pas encore eu l'idée.





XCVII.



En achevant sa toilette à la hâte, dans la crainte d'une surprise, elle

entendit le dialogue suivant en italien:


«Que venez-vous faire ici? Je vous ai défendu d'entrer dans ma loge.

L'impératrice nous a interdit, sous les peines les plus sévères, d'y

recevoir d'autres hommes que nos camarades, et encore faut-il qu'il y

ait nécessité urgente pour les affaires du théâtre. Voyez à quoi vous

m'exposez! Je ne conçois pas qu'on fasse si mal la police des loges.


--Il n'y a pas de police pour les gens qui paient bien, ma toute belle.

Il n'y a que les pleutres qui rencontrent la résistance ou la délation sur

leur chemin. Allons, recevez-moi un peu mieux, ou, par le corps du diable,

je ne reviendrai plus.


--C'est le plus grand plaisir que vous puissiez me faire. Partez donc!

Eh bien, vous ne partez pas?


--Tu as l'air de le désirer de si bonne foi, que je reste pour te faire

enrager.


--Je vous avertis que je vais mander ici le régisseur, afin qu'il me

débarrasse de vous.


--Qu'il vienne s'il est las de vivre! j'y consens.


--Mais êtes-vous insensé? Je vous dis que vous me compromettez, que vous

me faites manquer au règlement récemment introduit par ordre de Sa Majesté,

que vous, m'exposez à une forte amende, à un renvoi peut-être.


--L'amende, je me charge de la payer à ton directeur en coups de canne.

Quant à ton renvoi, je ne demande pas mieux; je t'emmène dans mes terres,

où nous mènerons joyeuse vie.


--Moi, suivre un brutal tel que vous? jamais! Allons, sortons ensemble

d'ici, puisque vous vous obstinez à ne pas m'y laisser seule.


--Seule? seule, ma charmante? C'est ce dont je m'assurerai avant de vous

quitter. Voilà un paravent qui tient bien de la place dans cette petite

chambre. Il me semble que si je le repoussais contre la muraille d'un bon

coup de pied, je vous rendrais service.


--Arrêtez! Monsieur, arrêtez! c'est une dame qui s'habille là. Voulez-vous

tuer ou blesser une femme, brigand que vous êtes!


--Une femme! Ah! c'est bien différent; mais je veux voir si elle n'a pas

une épée au côté.»


Le paravent commença à s'agiter. Consuelo, qui était habillée entièrement,

jeta son manteau sur ses épaules, et tandis qu'on ouvrait la première

feuille du paravent, elle essaya de pousser la dernière, afin de

s'esquiver par la porte, qui n'en était qu'à deux pas. Mais la Corilla,

qui vit son mouvement, l'arrêta en lui disant:


«Reste là, Porporina; s'il ne t'y trouvait pas, il serait capable de croire

que c'est un homme qui s'enfuit, et il me tuerait.»


Consuelo, effrayée, prit le parti de se montrer; mais la Corilla qui

s'était cramponnée au paravent, entre elle et son amant, l'en empêcha

encore. Peut-être espérait-elle qu'en excitant sa jalousie, elle allumerait

en lui assez de passion pour qu'il ne prît pas garde à la grâce touchante

de sa rivale.


« Si c'est une dame qui est-là, dit-il en riant, qu'elle me réponde.

Madame, êtes-vous habillée? peut-on vous présenter ses hommages?


--Monsieur, répondit Consuelo sur un signe de la Corilla, veuillez garder

vos hommages pour une autre, et me dispenser de les recevoir. Je ne suis

pas visible.


--C'est-à-dire que c'est le bon moment pour vous regarder, dit l'amant de

Corilla en faisant mine de pousser le paravent.


--Prenez garde à ce que vous allez faire, dit Corilla avec un rire forcé;

si, au lieu d'une bergère en déshabillé, vous alliez trouver une duègne

respectable!


--Diable!... Mais non!, sa voix est trop fraîche pour n'être pas âgée de

vingt ans tout au plus; et si elle n'était pas jolie, tu me l'aurais déjà

montrée.»


Le paravent était très-élevé, et malgré sa grande taille, l'amant ne

pouvait regarder par-dessus, à moins de jeter à bas tous les chiffons de

Corilla qui encombraient les chaises; d'ailleurs depuis qu'il ne pensait

plus à s'alarmer de la présence d'un homme, le jeu l'amusait.


« Madame, cria-t-il, si vous êtes vieille et laide, ne dites rien, et je

respecte votre asile; mais parbleu, si vous êtes jeune et belle, ne vous

laissez pas calomnier par la Corilla, et dites un mot pour que je force

la consigne.»


Consuelo ne répondit rien...


«Ah! ma foi! s'écria le curieux après un moment d'attente, je n'en serai

pas dupe! Si vous étiez vieille ou mal faite, vous ne vous rendriez pas

justice si tranquillement; c'est parce que vous êtes un ange que vous vous

moquez de mes doutes. Il faut, dans tous les cas, que je vous voie; car,

ou vous êtes un prodige de beauté capable d'inspirer des craintes à la

belle Corilla elle-même, ou vous êtes une personne assez spirituelle pour

avouer votre laideur, et je serai bien aise de voir, pour la première fois

de ma vie, une laide femme sans prétentions.»


Il prit le bras de Corilla avec deux doigts seulement, et le fit plier

comme un brin de paille. Elle jeta un grand cri, prétendit qu'il l'avait

meurtrie, blessée; il n'en tint compte, et, ouvrant la feuille du paravent,

il montra aux regards de Consuelo l'horrible figure du baron François

de Trenck. Un habit de ville des plus riches et des plus galants avait

remplacé son sauvage costume de guerre; mais à sa taille gigantesque

et aux larges taches d'un noir rougeâtre qui sillonnaient son visage

basané, il était difficile de méconnaître un seul instant l'intrépide et

impitoyable chef des pandoures.


Consuelo ne put retenir un cri d'effroi, et retomba sur sa chaise en

pâlissant.


« N'ayez pas peur de moi, Madame, dit le baron en mettant un genou en

terre, et pardonnez-moi une témérité dont il m'est impossible, en vous

regardant, de me repentir comme je le devrais. Mais laissez-moi croire que

c'était par pitié pour moi (sachant bien que je ne pourrais vous voir sans

vous adorer) que vous refusiez de vous montrer. Ne me donnez pas ce chagrin

de penser que je vous fais peur; je suis assez laid, j'en conviens. Mais si

la guerre a fait d'un assez joli garçon une espèce de monstre, soyez sûre

qu'elle ne m'a pas rendu plus méchant pour cela.


--Plus méchant? cela était sans doute impossible! répondit Consuelo en lui

tournant le dos.


--Oui-da, répondit le baron, vous êtes une enfant bien sauvage, et votre

nourrice vous aura fait des contes de vampire sur moi, comme les vieilles

femmes de ce pays-ci n'y manquent point. Mais les jeunes me rendent plus de

justice; elles savent que si je suis un peu rude dans mes façons avec les

ennemis de la patrie, je suis très-facile à apprivoiser quand elles veulent

s'en donner la peine.»


Et, se penchant vers le miroir où Consuelo feignait de se regarder, il

attacha sur elle ce regard à la fois voluptueux et féroce dont la Corilla

avait subi la brutale fascination. Consuelo vit qu'elle ne pouvait se

débarrasser de lui qu'en l'irritant.


« Monsieur le baron, lui dit-elle, ce n'est pas de la peur que vous

m'inspirez, c'est du dégoût et de l'aversion. Vous aimez à tuer, et moi je

ne crains pas la mort; mais je hais les âmes sanguinaires, et je connais

la vôtre. J'arrive de Bohême, et j'y ai trouvé la trace de vos pas.»


Le baron changea de visage, et dit en haussant les épaules et en se

tournant vers la Corilla:


« Quelle diablesse est-ce là? La baronne de Lestock, qui m'a tiré un coup

de pistolet à bout portant dans une rencontre, n'était pas plus enragée

contre moi! Aurais-je écrasé son amant par mégarde en galopant sur quelque

buisson? Allons, ma belle, calmez-vous; je voulais plaisanter avec vous.

Si vous êtes d'humeur revêche, je vous salue; aussi bien je mérite cela

pour m'être laissé distraire un moment de ma divine Corilla.


--Votre divine Corilla, répondit cette dernière, se soucie fort peu de

vos distractions, et vous prie de vous retirer; car, dans un instant, le

directeur va venir faire sa tournée, et à moins que vous ne vouliez faire

un esclandre...


--Je m'en vais, dit le baron; je ne veux pas t'affliger et priver le public

de la fraîcheur de tes accents en te faisant verser quelques larmes. Je

t'attendrai avec ma voiture à la sortie du théâtre après la représentation.

C'est entendu?»


Il l'embrassa bon gré mal gré devant Consuelo, et se retira.


Aussitôt la Corilla se jeta au cou de sa compagne pour la remercier d'avoir

si bien repoussé les fadeurs du baron. Consuelo détourna la tête; la belle

Corilla, toute souillée du baiser de cet homme, lui causait presque le même

dégoût que lui.


« Comment pouvez-vous être jalouse d'un être aussi repoussant? lui

dit-elle.


--Zingarella, tu ne t'y connais pas, répondit Corilla en souriant.

Le baron plaît à des femmes plus haut placées et soi-disant plus vertueuses

que nous. Sa taille est superbe, et son visage, bien que gâté par des

cicatrices, a des agréments auxquels tu ne résisterais pas s'il se mettait

en tête de te le faire trouver beau.


--Ah! Corilla, ce n'est pas son visage qui me répugne le plus. Son âme

est plus hideuse encore. Tu ne sais donc pas que son coeur est celui d'un

tigre!


--Et voilà ce qui m'a tourné la tête! répondit lestement la Corilla.

Entendre les fadeurs de tous ces efféminés qui vous harcèlent, belle

merveille en vérité! Mais enchaîner un tigre, dominer un lion des forêts,

le conduire en laisse: faire soupirer, pleurer, rugir et trembler celui

dont le regard met en fuite des armées entières, et dont un coup de sabre

fait voler la tête d'un boeuf comme celle d'un pavot, c'est un plaisir plus

âpre que tous ceux que j'ai connus. Anzoleto avait bien un peu de cela;

je l'aimais pour sa méchanceté, mais le baron est pire. L'autre était

capable de battre sa maîtresse, celui-ci est capable de la tuer. Oh! je

l'aime davantage!


--Pauvre Corilla! dit Consuelo en laissant tomber sur elle le regard d'une

profonde pitié.


--Tu me plains de cet amour, et tu as raison; mais tu aurais encore plus de

raison si tu me l'enviais. J'aime mieux que tu m'en plaignes, après tout,

que de me le disputer.


--Sois tranquille! dit Consuelo.


--_Signora, si va cominciar!_ cria l'avertisseur à la porte.


--_Commencez!_, cria une voix de stentor à l'étage supérieur, occupé par

les salles des choristes.


--_Commencez!_» répéta une autre voix lugubre et sourde au bas de

l'escalier qui donnait sur le fond du théâtre; et les dernières syllabes,

passant comme un écho affaibli de coulisse en coulisse, aboutirent en

mourant jusqu'au souffleur, qui le traduisit au chef d'orchestre en

frappant trois coups sur le plancher. Celui-ci frappa à son tour de son

archet sur le pupitre, et, après cet instant de recueillement et de

palpitation qui précède le début de l'ouverture, la symphonie prit son

élan et imposa silence dans les loges comme au parterre.


Dès le premier acte de _Zénobie_, Consuelo produisit cet effet complet,

irrésistible, que Haydn lui avait prédit la veille. Les plus grands talents

n'ont pas tous les jours un triomphe infaillible sur la scène; même en

supposant que leurs forces n'aient pas un instant de défaillance, tous

les rôles, toutes les situations ne sont pas propres au développement de

leurs facultés les plus brillantes. C'était la première fois que Consuelo

rencontrait ce rôle et ces situations où elle pouvait être elle-même et

se manifester dans sa candeur, dans sa force, dans sa tendresse et dans

sa pureté, sans faire un travail d'art et d'attention pour s'identifier

à un personnage inconnu. Elle put oublier ce travail terrible, s'abandonner

à l'émotion du moment, s'inspirer tout à coup de mouvements pathétiques

et profonds qu'elle n'avait pas eu le temps d'étudier et qui lui furent

révélés par le magnétisme d'un auditoire sympathique. Elle y trouva

un plaisir indicible; et, ainsi qu'elle l'avait éprouvé en moins à la

répétition, ainsi qu'elle l'avait sincèrement exprimé à Joseph, ce ne fut

pas le triomphe que lui décerna le public qui l'enivra de joie, mais bien

le bonheur de réussir à se manifester, la certitude victorieuse d'avoir

atteint dans son art un moment d'idéal. Jusque-là elle s'était toujours

demandé avec inquiétude si elle n'eût pas pu tirer meilleur parti de ses

moyens et de son rôle. Cette fois, elle sentit qu'elle avait révélé toute

sa puissance, et, presque sourde aux clameurs de la foule, elle s'applaudit

elle-même dans le secret de sa conscience.


Après le premier acte, elle resta dans la coulisse pour écouter

l'intermède, où Corilla était charmante, et pour l'encourager par des

éloges sincères. Mais, après la second acte, elle sentit le besoin de

prendre un instant de repos et remonta dans la loge. Le Porpora, occupé

ailleurs, ne l'y suivit pas, et Joseph, qui, par un secret effet de la

protection impériale, avait été subitement admis à faire une partie de

violon dans l'orchestre, resta à son poste comme on peut croire.


Consuelo entra donc seule dans la loge de Corilla, dont cette dernière

venait de lui remettre la clef, y prit un verre d'eau, et se jeta pour un

instant sur le sofa. Mais tout à coup le souvenir du pandoure Trenck lui

causa une sorte de frayeur, et elle courut fermer la porte sur elle à

double tour. Il n'y avait pourtant guère d'apparence qu'il vînt la

tourmenter. Il avait été se mettre dans la salle au lever du rideau,

et Consuelo l'avait distingué à un balcon, parmi ses plus fanatiques

admirateurs. Il était passionné pour la musique; né et élevé en Italie,

il en parlait la langue aussi harmonieusement qu'un Italien véritable,

chantait agréablement, et «s'il ne fût né avec d'autres ressources, il eût

pu faire fortune au théâtre,» à ce que prétendent ses biographes.


Mais quelle terreur s'empara de Consuelo, lorsqu'en retournant au sofa,

elle vit le fatal paravent s'agiter et s'entr'ouvrir pour faire apparaître

le maudit pandoure.


Elle s'élança vers la porte; mais Trenck y fut avant elle, et s'appuyant

le dos contre la serrure:


«Un peu de calme, ma charmante, lui dit-il avec un affreux sourire. Puisque

vous partagez cette loge avec la Corilla, il faut bien vous accoutumer à y

rencontrer l'amant de celle belle, et vous ne pouviez pas ignorer qu'il

avait une double clef dans sa poche. Vous êtes venue vous jeter dans la

caverne du lion... Oh! ne songez pas à crier! Personne ne viendrait. On

connaît la présence d'esprit de Trenck, la force de son poignet, et le peu

de cas qu'il fait de la vie des sots. Si on le laisse pénétrer ici, en

dépit de la consigne impériale, c'est qu'apparemment il n'y a pas, parmi

tous vos baladins, un homme assez hardi pour le regarder en face. Voyons,

qu'avez-vous à pâlir et à trembler? Êtes-vous donc si peu sûre de vous

que vous ne puissiez écouter trois paroles sans perdre la tête? Ou bien

croyez-vous que je sois homme à vous violenter et à vous faire outrage?

Ce sont des contes de vieille femme qu'on vous a faits là, mon enfant.

Trenck n'est pas si méchant qu'on le dit, et c'est pour vous en convaincre

qu'il veut causer un instant avec vous.


--Monsieur, je ne vous écouterai point que vous n'ayez ouvert cette porte,

répondit Consuelo en s'armant de résolution. A ce prix, je consentirai à

vous laisser parler. Mais si vous persistez à me renfermer avec vous ici,

je croirai que cet homme si brave et si fort doute de lui-même, et craint

d'affronter mes camarades les baladins.


--Ah! vous avez raison, dit Trenck en ouvrant la porte toute grande; et,

si vous ne craignez pas de vous enrhumer, j'aime mieux avoir de l'air que

d'étouffer dans le musc dont la Corilla remplit cette petite chambre.

Vous me rendez service.»


En parlant ainsi, il revint s'emparer des deux mains de Consuelo, la força

de s'asseoir sur le sofa, et se mit à ses genoux sans quitter ses mains

qu'elle ne pouvait lui disputer sans entamer une lutte puérile, funeste

peut-être à son honneur; car le baron semblait attendre et provoquer la

résistance qui réveillait ses instincts violents et lui faisait perdre

tout scrupule et tout respect. Consuelo le comprit et se résigna à la

honte d'une transaction douteuse. Mais une larme qu'elle ne put retenir

tomba lentement sur sa joue pâle et morne. Le baron la vit, et, au lieu

d'être attendri et désarmé, il laissa une joie ardente et cruelle jaillir

de ses paupières sanglantes, éraillées et mises à vif par la brûlure.


«Vous êtes bien injuste pour moi, lui dit-il avec une voix dont la douceur

caressante trahissait une satisfaction hypocrite. Vous me haïssez sans

me connaître, et vous ne voulez pas écouter ma justification. Moi, je ne

puis me résigner sottement à votre aversion. Il y a une heure, je ne m'en

souciais pas; mais depuis que j'ai entendu la divine Porporina, depuis que

je l'adore, je sens qu'il faut vivre pour elle, ou mourir de sa main.


--Epargnez-vous cette ridicule comédie... dit Consuelo indignée.


--Comédie? interrompit le baron; tenez, dit-il en tirant de sa poche un

pistolet chargé qu'il arma lui-même et qu'il lui présenta: vous allez

garder cette arme dans une de vos belles mains, et, si je vous offense

malgré moi en vous parlant, si je continue à vous être odieux, tuez-moi

si bon vous semble. Quant à cette autre main, je suis résolu à la retenir

tant que vous ne m'aurez pas permis de la baiser. Mais je ne veux devoir

cette faveur qu'à votre bonté, et vous me verrez la demander et l'attendre

patiemment sous le canon de cette arme meurtrière que vous pouvez tourner

vers moi quand mon obsession vous deviendra insupportable.»


En effet, Trenck mit le pistolet dans la main droite de Consuelo, et

lui retint de force la main gauche, en demeurant à ses genoux avec une

confiance de fatuité incomparable. Consuelo se sentit bien forte dès cet

instant, et, plaçant le pistolet de manière à s'en servir au premier

danger, elle lui dit en souriant:


«Vous pouvez parler, je vous écoute.»


Comme elle disait cela, il lui sembla entendre des pas dans le corridor

et voir l'ombre d'une personne qui se dessinait déjà devant la porte.

Mais cette ombre s'effaça aussitôt, soit que la personne eût retourné

sur ses pas, soit que cette frayeur de Consuelo fût imaginaire. Dans la

situation où elle se trouvait, et n'ayant plus à craindre qu'un scandale,

l'approche de toute personne indifférente ou secourable lui faisait plus

de peur que d'envie; si elle gardait le silence, le baron, surpris à ses

genoux, avec la porte ouverte, ne pouvait manquer de paraître effrontément

en bonne fortune auprès d'elle; si elle appelait, si elle criait au

secours, le baron tuerait certainement le premier qui entrerait. Cinquante

traits de ce genre ornaient le mémorial de sa vie privée, et les victimes

de ses passions n'en passaient pas pour moins faibles ou moins souillées.

Dans cette affreuse alternative, Consuelo ne pouvait que désirer une

prompte explication, et espérer de son propre courage qu'elle mettrait

Trenck à la raison sans qu'aucun témoin pût commenter et interpréter à son

gré celle scène bizarre.


Il comprit une partie de sa pensée, et alla pousser la porte, mais sans la

fermer entièrement.


«Vraiment, Madame, lui dit-il en revenant vers elle, ce serait folie de

vous exposer à la méchanceté des passants, et il faut que cette querelle

se termine entre nous deux seulement. Écoutez-moi; je vois vos craintes,

et je comprends les scrupules de votre amitié pour Corilla. Votre honneur,

votre réputation de loyauté, me sont plus chers encore que les moments

précieux où je vous contemple sans témoins. Je sais bien que cette

panthère, dont j'étais épris encore il y a une heure, vous accuserait de

trahison si elle me surprenait à vos pieds. Elle n'aura pas ce plaisir

les moments sont comptés. Elle en a encore pour dix minutes à divertir

le public par ses minauderies. J'ai donc le temps de vous dire que si je

l'ai aimée, je ne m'en souviens déjà pas plus que de la première pomme que

j'ai cueillie; ainsi ne craignez pas de lui enlever un coeur qui ne lui

appartient plus, et d'où rien ne pourra effacer désormais votre image.

Vous seule, Madame, régnez sur moi et pouvez disposer de ma vie. Pourquoi

hésiteriez-vous? Vous avez, dit-on, un amant; je vous en débarrasserai

avec une chiquenaude. Vous êtes gardée à vue par un vieux tuteur sombre et

jaloux; je vous enlèverai à sa barbe. Vous êtes traversée au théâtre par

mille intrigues; le public vous adore, il est vrai; mais le public est un

ingrat qui vous abandonnera au premier enrouement que vous aurez. Je suis

immensément riche, et je puis faire de vous une princesse, presque une

reine, dans une contrée sauvage, mais où je puis vous bâtir, en un clin

d'oeil, des palais et des théâtres plus beaux et plus vastes que ceux de la

cour de Vienne. S'il vous faut un public, d'un coup de baguette j'en ferai

sortir de terre, un aussi dévoué, aussi soumis, aussi fidèle que celui de

Vienne l'est peu. Je ne suis pas beau, je le sais; mais les cicatrices qui

ornent mon visage sont plus respectables et plus glorieuses que le fard

qui couvre les joues blêmes de vos histrions. Je suis dur à mes esclaves

et implacable à mes ennemis; mais je suis doux pour mes bons serviteurs, et

ceux que j'aime nagent dans la joie, dans la gloire et dans l'opulence.

Enfin, je suis parfois violent; on vous a dit vrai. On n'est pas brave et

fort comme je le suis, sans aimer à faire usage de sa puissance, quand

la vengeance et l'orgueil vous y convient. Mais une femme pure, timide,

douce et charmante comme vous l'êtes, peut dompter ma force, enchaîner ma

volonté, et me tenir sous ses pieds comme un enfant. Essayez seulement;

fiez-vous à moi dans le mystère pendant quelque temps et, quand vous me

connaîtrez, vous verrez que vous pouvez me remettre le soin de votre

avenir et me suivre en Esclavonie. Vous souriez! vous trouvez que ce nom

ressemble à celui d'esclavage. C'est moi, céleste Porporina, qui serai

ton esclave. Regarde-moi et accoutume-toi à cette laideur que ton amour

pourrait embellir. Dis un mot, et tu verras que les yeux rouges de Trenck

l'Autrichien peuvent verser des larmes de tendresse et de joie, aussi

bien que les beaux yeux de Trenck le Prussien, ce cher cousin que j'aime,

quoique nous ayons combattu dans des rangs ennemis, et qui ne t'a pas été

indifférent, à ce qu'on assure. Mais ce Trenck est un enfant; et celui qui

te parle, jeune encore (il n'a que trente-quatre ans, quoique son visage

sillonné de la foudre en accuse le double), a passé l'âge des caprices,

et t'assurera de longues années de bonheur. Parle, parle, dis oui, et tu

verras que la passion peut me transfigurer et faire un Jupiter rayonnant

de Trenck à la gueule brûlée. Tu ne me réponds pas, une touchante pudeur

te fait hésiter encore? Eh bien! ne dis rien, laisse-moi baiser ta main,

et je m'éloigne plein de confiance et de bonheur. Vois si je suis un brutal

et un tigre tel qu'on m'a dépeint! Je ne te demande qu'une innocente

faveur, et je l'implore à genoux, moi qui, de mon souffle, pouvais te

terrasser et connaître encore, malgré ta haine, un bonheur dont les dieux

eussent été jaloux!»


Consuelo examinait avec surprise cet homme affreux qui séduisait tant de

femmes. Elle étudiait cette fascination qui, en effet, eût été irrésistible

en dépit de la laideur, si c'eût été la figure d'un homme de bien, animé

de la passion d'un homme de coeur; mais ce n'était que la laideur d'un

voluptueux effréné, et sa passion n'était que le don quichottisme d'une

présomption impertinente.


«Avez-vous tout dit, monsieur le baron?» lui demanda-t-elle avec

tranquillité.


Mais, tout à coup elle rougit et pâlit en regardant une poignée de gros

brillants, de perles énormes et de rubis d'un grand prix que le despote

slave venait de jeter sur ses genoux. Elle se leva brusquement et fit

rouler par terre toutes ces pierreries que la Corilla devait ramasser.


«Trenck, lui dit-elle avec la force du mépris et de l'indignation, tu es

le dernier des lâches avec toute ta bravoure. Tu n'as jamais combattu que

des agneaux et des biches, et tu les as égorgés sans pitié. Si un homme

véritable s'était retourné contre toi, tu te serais enfui comme un loup

féroce et poltron que tu es. Tes glorieuses cicatrices, je sais que tu les

as reçues dans une cave, où tu cherchais l'or des vaincus au milieu des

cadavres. Tes palais et ton petit royaume, c'est le sang d'un noble peuple

auquel le despotisme impose un compatriote tel que toi, qui les a payés;

c'est le denier arraché à la veuve et à l'orphelin; c'est l'or de la

trahison; c'est le pillage des églises où tu feins de te prosterner et de

réciter le chapelet (car tu es cagot, pour compléter toutes tes grandes

qualités). Ton cousin, Trenck le Prussien, que tu chéris si tendrement, tu

l'as trahi et tu as voulu le faire assassiner; ces femmes dont tu as fait

la gloire et le bonheur, tu les avais violées après avoir égorgé leurs

époux et leurs pères. Cette tendresse que tu viens d'improviser pour moi,

c'est le caprice d'un libertin blasé. Cette soumission chevaleresque qui

t'a fait remettre ta vie dans mes mains, c'est la vanité d'un sot qui se

croit irrésistible; et cette légère faveur que tu me demandes, ce serait

une souillure dont je ne pourrais me laver que par le suicide. Voilà mon

dernier mot, pandoure à la gueule brûlée! Ote-toi de devant mes yeux, fuis!

car si tu ne laisses ma main, que depuis un quart d'heure tu glaces dans la

tienne, je vais purger la terre d'un scélérat en te faisant sauter la tête.


--C'est là ton dernier mot, fille d'enfer? s'écria Trenck; eh bien, malheur

à toi! le pistolet que je dédaigne de faire sauter de ta main tremblante

n'est chargé que de poudre; une petite brûlure de plus ou de moins ne

fait pas grand'peur à celui qui est à l'épreuve du feu. Tire ce pistolet,

fais du bruit, c'est tout ce que je désire! Je serai content d'avoir des

témoins de ma victoire; car maintenant rien ne peut te soustraire à mes

embrassements, et tu as allumé en moi, par ta folie, des feux que tu eusses

pu contenir avec un peu de prudence.»


En parlant ainsi, Trenck saisit Consuelo dans ses bras, mais au même

instant la porte s'ouvrit; un homme dont la figure était entièrement

masquée par un crêpe noir noué derrière la tête, étendit la main sur le

pandoure, le fit plier et osciller comme un roseau battu par le vent,

et le coucha rudement par terre. Ce fut l'affaire de quelques secondes.

Trenck, étourdi d'abord, se releva, et, les yeux hagards, la bouche

écumante, l'épée à la main, s'élança vers son ennemi qui gagnait la

porte et semblait fuir. Consuelo s'élança aussi sur le seuil, croyant

reconnaître, dans cet homme déguisé la tailla élevée et le bras robuste

du comte Albert. Elle le vit reculer jusqu'au bout du corridor, où un

escalier tournant fort rapide descendait vers la rue. Là, il s'arrêta,

attendit Trenck, se baissa rapidement pendant que l'épée du baron allait

frapper la muraille, et le prenant à bras le corps, le précipita par-dessus

ses épaules, la tête la première, dans l'escalier. Consuelo entendit rouler

le géant, elle voulut courir vers son libérateur en l'appelant Albert;

mais il avait disparu avant qu'elle eût eu la force de faire trois pas.

Un affreux silence régnait sur l'escalier.


«_Signora, cinque-minuti!_[1] lui dit d'un air paterne l'avertisseur en

débusquant par l'escalier du théâtre qui aboutissait au même palier.

Comment cette porte se trouve-t-elle ouverte? ajouta-t-il en regardant

la porte de l'escalier où Trenck avait été précipité; vraiment Votre

Seigneurie courait risque de s'enrhumer dans ce corridor!»


[Note 1: On va commencer dans cinq minutes.]


Il tira la porte, qu'il ferma à clef, suivant sa consigne, et Consuelo,

plus morte que vive, rentra dans la loge, jeta par la fenêtre le pistolet

qui était resté sous le sofa, repoussa du pied sous les meubles les

pierreries de Trenck qui brillaient sur le tapis, et se rendit sur le

théâtre où elle trouva Corilla encore toute rouge et toute essoufflée du

triomphe qu'elle venait d'obtenir dans l'intermède.





XCVIII.



Malgré l'agitation convulsive qui s'était emparée de Consuelo, elle se

surpassa encore dans le troisième acte. Elle ne s'y attendait pas, elle n'y

comptait plus; elle entrait sur le théâtre avec la résolution désespérée

d'échouer avec honneur, en se voyant tout à coup privée de sa voix et de

ses moyens au milieu d'une lutte courageuse. Elle n'avait pas peur: mille

sifflets n'eussent rien été au prix du danger et de la honte auxquels

elle venait d'échapper par une sorte d'intervention miraculeuse. Un autre

miracle suivit celui-là; le bon génie de Consuelo semblait veiller sur

elle: elle eut plus de voix qu'elle n'en avait jamais eu; elle chanta avec

plus de _maestria_, et joua avec plus d'énergie et de passion qu'il ne lui

était encore arrivé. Tout son être était exalté à sa plus haute puissance;

il lui semblait bien, à chaque instant, qu'elle allait se briser comme une

corde trop tendue; mais cette excitation fébrile la transportait dans une

sphère fantastique: elle agissait comme dans un rêve, et s'étonnait d'y

trouver les forces de la réalité.


Et puis une pensée de bonheur la ranimait à chaque crainte de défaillance.

Albert, sans aucun doute, était là. Il était à Vienne depuis la veille au

moins. Il l'observait, il suivait tout ses mouvements, il veillait sur

elle; car à quel autre attribuer le secours imprévu qu'elle venait de

recevoir, et la force presque surnaturelle dont il fallait qu'un homme

fût doué pour terrasser François de Trenck, l'Hercule esclavon? Et si, par

une de ces bizarreries dont son caractère n'offrait que trop d'exemples,

il refusait de lui parler, s'il semblait vouloir se dérober à ses regards,

il n'en était pas moins évident qu'il l'aimait toujours ardemment,

puisqu'il la protégeait avec tant de sollicitude, et la préservait avec

tant d'énergie.


«Eh bien, pensa Consuelo, puisque Dieu permet que mes forces ne me

trahissent pas, je veux qu'il me voie belle dans mon rôle, et que, du coin

de la salle d'où sans doute il m'observe en cet instant, il jouisse d'un

triomphe que je ne dois ni à la cabale ni au charlatanisme.»


Tout en se conservant à l'esprit de son rôle, elle le chercha des yeux,

mais elle ne le put découvrir; et lorsqu'elle rentrait dans les coulisses,

elle l'y cherchait encore, avec aussi peu de succès. Où pouvait-il être?

où se cachait-il? avait-il tué le pandoure sur le coup, en le jetant au bas

de l'escalier? Était-il forcé de se dérober aux poursuites? allait-il venir

lui demander asile auprès du Porpora? le retrouverait-elle, cette fois,

en rentrant à l'ambassade? Ces perplexités disparaissaient dès qu'elle

rentrait en scène: elle oubliait alors, comme par un effet magique, tous

les détails de sa vie réelle, pour ne plus sentir qu'une vague attente,

mêlée d'enthousiasme, de frayeur, de gratitude et d'espoir. Et tout cela

était dans son rôle, et se manifestait en accents admirables de tendresse

et de vérité.


Elle fut rappelée après la fin; et l'impératrice lui jeta, la première, de

sa loge, un bouquet où était attaché un présent assez estimable. La cour et

la ville suivirent l'exemple de la souveraine en lui envoyant une pluie de

fleurs. Au milieu de ces palmes embaumées, Consuelo vit tomber à ses pieds

une branche verte, sur laquelle ses yeux s'attachèrent involontairement.

Dès que le rideau fut hissé pour la dernière fois, elle la ramassa.

C'était une branche de cyprès. Alors toutes les couronnes du triomphe

disparurent de sa pensée, pour ne lui laisser à contempler et à commenter

que cet emblème funèbre, un signe de douleur et d'épouvante, l'expression,

peut-être, d'un dernier adieu. Un froid mortel succéda à la fièvre de

l'émotion; une terreur insurmontable fit passer un nuage devant ses yeux.

Ses jambes se dérobèrent, et on l'emporta défaillante dans la voiture de

l'ambassadeur de Venise, où le Porpora chercha en vain à lui arracher un

mot. Ses lèvres étaient glacées; et sa main pétrifiée tenait, sous son

manteau, cette branche de cyprès, qui semblait avoir été jetée sur elle par

le vent de là mort.


En descendant l'escalier du théâtre, elle n'avait pas vu des traces de

sang; et, dans la confusion de la sortie, peu de personnes les avaient

remarquées. Mais tandis qu'elle regagnait l'ambassade, absorbée dans de

sombres méditations, une scène assez triste se passait à huis clos dans le

foyer des acteurs. Peu de temps avant la fin du spectacle, les employés du

théâtre, en rouvrant toutes les portes, avaient trouvé le baron de Trenck

évanoui au bas de l'escalier et baigné dans son sang. On l'avait porté dans

une des salles réservées aux artistes; et, pour ne pas faire d'éclat et de

confusion, on avait averti, sous main, le directeur, le médecin du théâtre

et les officiers de police, afin qu'ils vinssent constater le fait. Le

public et la troupe évacuèrent donc la salle et le théâtre sans savoir

l'événement, tandis que les gens de l'art, les fonctionnaires impériaux et

quelques témoins compatissants s'efforçaient de secourir et d'interroger le

pandoure. La Corilla, qui attendait la voiture de son amant, et qui avait

envoyé plusieurs fois sa soubrette s'informer de lui, fut prise d'humeur

et d'impatience, et se hasarda à descendre elle-même, au risque de s'en

retourner à pied. Elle rencontra M. Holzbaüer, qui connaissait ses

relations avec Trenck, et qui la conduisit au foyer où elle trouva son

amant avec la tête fendue et le corps tellement endolori de contusions,

qu'il ne pouvait faire un mouvement. Elle remplit l'air de ses gémissements

et de ses plaintes. Holzbaüer fit sortir les témoins inutiles, et ferma les

portes. La cantatrice, interrogée, ne put rien dire et rien présumer pour

éclaircir l'affaire. Enfin Trenck, ayant un peu repris ses esprits, déclara

qu'étant venu dans l'intérieur du théâtre sans permission, pour voir de

près les danseuses, il avait voulu se hâter de sortir avant la fin; mais

que, ne connaissant pas les détours du labyrinthe, le pied lui avait manqué

sur la première marche de ce maudit escalier. Il était tombé brusquement et

avait roulé jusqu'en bas. On se contenta de cette explication; et on le

reporta chez lui, où la Corilla l'alla soigner avec un zèle qui lui fit

perdre la faveur du prince Kaunitz, et par suite la bienveillance de Sa

Majesté; mais elle en fit hardiment le sacrifice, et Trenck, dont le corps

de fer avait résisté à des épreuves plus rudes, en fut quitte pour huit

jours de courbature et une cicatrice de plus à la tête. Il ne se vanta à

personne de sa mésaventure, et se promit seulement de la faire payer cher

à Consuelo. Il l'eût fait cruellement sans doute, si un mandat d'arrêt ne

l'eût arraché brusquement des bras de Corilla pour le jeter dans la prison

militaire, à peine rétabli de sa chute et grelottant encore la fièvre[1].

Ce qu'une sourde rumeur publique avait annoncé au chanoine commençait

à se réaliser. Les richesses du pandoure avaient allumé chez des hommes

influents et d'habiles créatures, une soif ardente, inextinguible. Il en

fut la victime mémorable. Accusé de tous les crimes qu'il avait commis et

de tous ceux que lui prêtèrent les gens intéressés à sa perte, il commença

à endurer les lenteurs, les vexations, les prévarications impudentes, les

injustices raffinées d'un long et scandaleux procès. Avare, malgré son

ostentation, et fier, malgré ses vices, il ne voulut pas payer le zèle de

ses protecteurs ou acheter la conscience de ses juges. Nous le laisserons

jusqu'à nouvel ordre dans la prison, où s'étant porté à quelque violence,

il eut la douleur de se voir enchaîné par un pied. Honte et infamie! ce fut

précisément le pied qui avait été brisé d'un éclat de bombe dans une de ses

plus belles actions militaires. Il avait subi la scarification de l'os

gangrené, et, à peine rétabli, il était remonté à cheval pour reprendre

son service avec une fermeté héroïque. On scella un anneau de fer et une

lourde chaîne sur cette affreuse cicatrice. La blessure se rouvrit, et il

supporta de nouvelles tortures, non plus pour servir Marie-Thérèse, mais

pour l'avoir trop bien servie. La grande reine, qui n'avait pas été fâchée

de lui voir pressurer et déchirer cette malheureuse et dangereuse Bohême,

rempart peu assuré contre l'ennemi, à cause de son antique haine nationale,

_le roi_ Marie-Thérèse, qui, n'ayant plus besoin des crimes de Trenck et

des excès des pandoures pour s'affermir sur le trône, commençait à les

trouver monstrueux et irrémissibles, fut censée ignorer ces barbares

traitements; de même que le grand Frédéric fut censé ignorer les féroces

recherches de cruauté, les tortures de l'inanition et les soixante-huit

livres de fers dont fut martyrisé, un peu plus tard, l'autre baron de

Trenck, son beau page, son brillant officier d'ordonnance, le sauveur

et l'ami de notre Consuelo. Tous les flatteurs qui nous ont transmis

légèrement le récit de ces abominables histoires en ont attribué l'odieux

à des officiers subalternes, à des commis obscurs, pour en laver la

mémoire des souverains; mais ces souverains, si mal instruits des abus

de leurs geôles, savaient si bien, au contraire, ce qui s'y passait,

que Frédéric-le-Grand donna en personne le dessin des fers que Trenck

le Prussien porta neuf ans dans son sépulcre de Magdebourg; et si

Marie-Thérèse n'ordonna pas précisément qu'on enchaînât Trenck l'Autrichien

son valeureux pandoure par le pied mutilé, elle fut toujours sourde à ses

plaintes, inaccessible à ses révélations. D'ailleurs, dans la honteuse

orgie que ses gens firent des richesses du vaincu, elle sut fort bien

prélever la part du lion et refuser justice à ses héritiers.


[Note 1: La vérité historique exige que nous disions aussi par quelles

bravades Trenck provoqua ce traitement inhumain. Dès le premier jour

de son arrivée à Vienne, il avait été mis aux arrêts à son domicile par

ordre impérial. Il n'en avait pas moins été se montrer à l'Opéra le soir

même, et dans un entr'acte il avait voulu jeter le comte Gossau dans le

parterre.]


Revenons à Consuelo, car il est de notre devoir de romancier de passer

rapidement sur les détails qui tiennent à l'histoire. Cependant nous ne

savons pas le moyen d'isoler absolument les aventures de notre héroïne

des faits qui se passèrent dans son temps et sous ses yeux. En apprenant

l'infortune du pandoure, elle ne songea plus aux outrages dont il l'avait

menacée, et, profondément révoltée de l'iniquité de son sort, elle aida

Corilla à lui faire passer de l'argent, dans un moment où on lui refusait

les moyens d'adoucir la rigueur de sa captivité. La Corilla, plus prompte

encore à dépenser l'argent qu'à l'acquérir, se trouvait justement à sec le

jour où un émissaire de son amant vint en secret lui réclamer la somme

nécessaire. Consuelo fut la seule personne à laquelle cette fille, dominée

par l'instinct de la confiance et de l'estime, osât recourir. Consuelo

vendit aussitôt le cadeau que l'impératrice lui avait jeté sur la scène à

la fin de _Zénobie_, et en remit le prix à sa camarade, en l'approuvant

de ne point abandonner le malheureux Trenck dans sa détresse. Le zèle et le

courage que mit la Corilla à servir son amant tant qu'il lui fut possible,

jusqu'à s'entendre amiablement à cet égard avec une baronne qui était sa

maîtresse en titre, et dont elle était mortellement jalouse, rendirent une

sorte d'estime à Consuelo pour cette créature corrompue, mais non perverse,

qui avait encore de bons mouvements de coeur et des élans de générosité

désintéressée. «Prosternons-nous devant l'oeuvre de Dieu, disait-elle à

Joseph qui lui reprochait quelquefois d'avoir trop d'abandon avec cette

Corilla. L'âme humaine conserve toujours dans ses égarements quelque chose

de bon et de grand où l'on sent avec respect et où l'on retrouve avec joie

cette empreinte sacrée qui est comme le sceau de la main divine. Là où il y

a beaucoup à plaindre, il y a beaucoup à pardonner, et là où l'on trouve à

pardonner, sois certain, bon Joseph, qu'il y a quelque chose à aimer. Cette

pauvre Corilla, qui vit à la manière des bêtes, a encore parfois les traits

d'un ange. Va, je sens qu'il faut que je m'habitue, si je reste artiste, à

contempler sans effroi et sans colère ces turpitudes douloureuses où la vie

des femmes perdues s'écoule entre le désir du bien et l'appétit du mal,

entre l'ivresse et le remords. Et même, je te l'avoue, il me semble que le

rôle de soeur de charité convient mieux à la santé de ma vertu qu'une vie

plus épurée et plus douce, des relations plus glorieuses et plus agréables,

le calme des êtres forts, heureux et respectés. Je sens que mon coeur est

fait comme le paradis du tendre Jésus, où il y aura plus de joie et

d'accueil pour un pêcheur converti que pour cent justes triomphants.

Je le sens fait pour compatir, plaindre, secourir et consoler. Il me semble

que le nom que ma mère m'a donné au baptême m'impose ce devoir et cette

destinée. Je n'ai pas d'autre nom, Beppo! La société ne m'a pas imposé

l'orgueil d'un nom de famille à soutenir; et si, au dire du monde, je

m'avilis en cherchant quelques parcelles d'or pur au milieu de la fange

des mauvaises moeurs d'autrui, je n'ai pas de compte à rendre au monde.

J'y suis la Consuelo, rien de plus; et c'est assez pour la fille de la

Rosmunda; car la Rosmunda était une pauvre femme dont on parlait plus mal

encore que de la Corilla, et, telle qu'elle était, je devais et je pouvais

l'aimer. Elle n'était pas respectée comme Marie-Thérèse, mais elle n'eût

pas fait attacher Trenck par le pied pour le faire mourir dans les tortures

et s'emparer de son argent. La Corilla ne l'eût pas fait non plus; et

pourtant, au lieu de se battre pour elle, ce Trenck, qu'elle aide dans son

malheur, l'a bien souvent battue. Joseph! Joseph! Dieu est un plus grand

empereur que tous les nôtres; et peut-être bien, puisque Madeleine a chez

lui un tabouret de duchesse à côté de la Vierge sans tache, la Corilla

aura-t-elle le pas sur Marie-Thérèse pour entrer à cette cour-là. Quant à

moi, dans ces jours que j'ai à passer sur la terre, je t'avoue que, s'il

me fallait quitter les âmes coupables et malheureuses pour m'asseoir au

banquet des justes dans la prospérité morale, je croirais n'être plus dans

le chemin de mon salut. Oh! le noble Albert l'entendait bien comme moi, et

ce ne serait pas lui qui me blâmerait d'être bonne pour Corilla.»


Lorsque Consuelo disait ces choses à son ami Beppo, quinze jours s'étaient

écoulés depuis la soirée de _Zénobie_ et l'aventure du baron de Trenck.

Les six représentations pour lesquelles on l'avait engagée avaient eu lieu.

Madame Tesi avait reparu au théâtre. L'impératrice travaillait le Porpora

en dessous main par l'ambassadeur Corner, et faisait toujours du mariage

de Consuelo avec Haydn la condition de l'engagement définitif de cette

dernière au théâtre impérial, après l'expiration de celui de la Tesi.

Joseph ignorait tout. Consuelo ne pressentait rien. Elle ne songeait qu'à

Albert qui n'avait pas reparu, et dont elle ne recevait point de nouvelles.

Elle roulait dans son esprit mille conjectures et mille décisions

contraires. Ces perplexités et le choc de ces émotions l'avaient rendue un

peu malade. Elle gardait la chambre depuis qu'elle en avait fini avec le

théâtre, et contemplait sans cesse cette branche de cyprès qui lui semblait

avoir été enlevée à quelque tombe dans la grotte du Schreckenstein.


Beppo, seul ami à qui elle pût ouvrir son coeur, avait d'abord voulu la

dissuader de l'idée qu'Albert était venu à Vienne. Mais lorsqu'elle lui eut

montré la branche de cyprès, il rêva profondément à tout ce mystère, et

finit par croire à la part du jeune comte dans l'aventure de Trenck.


«Ecoute, lui dit-il, je crois avoir compris ce qui se passe. Albert est

venu à Vienne effectivement. Il t'a vue, il t'a écoutée, il a observé

toutes tes démarches, il a suivi tous tes pas. Le jour où nous causions

sur la scène, le long du décor de l'Araxe, il a pu être de l'autre côté de

cette toile et entendre les regrets que j'exprimais de te voir enlevée au

théâtre au début de ta gloire. Toi-même tu as laissé échapper je ne sais

quelles exclamations qui ont pu lui faire penser que tu préférais l'éclat

de ta carrière à la tristesse solennelle de son amour. Le lendemain, il t'a

vue entrer dans cette chambre de Corilla, où peut-être, puisqu'il était là

toujours en observation, il avait vu entrer le pandoure quelques instants

auparavant. Le temps qu'il a mis à te secourir prouverait presque qu'il te

croyait là de ton plein gré; et ce sera donc après avoir succombé à la

tentation d'écouter à la porte, qu'il aura compris l'imminence de son

intervention.


--Fort bien, dit Consuelo; mais pourquoi agir avec mystère? pourquoi se

cacher la figure d'un crêpe?


--Tu sais comme la police autrichienne est ombrageuse. Peut-être a-t-il été

l'objet de méchants rapports à la cour; peut-être avait-il des raisons de

politique pour se cacher: peut-être son visage n'était-il pas inconnu à

Trenck. Qui sait si, durant les dernières guerres, il ne l'a pas vu en

Bohême, s'il ne l'a pas affronté, menacé? s'il ne lui a pas fait lâcher

prise lorsqu'il avait la main sur quelque innocent? Le comte Albert a pu

faire obscurément de grands actes de courage et d'humanité dans son pays,

tandis qu'on le croyait endormi dans sa grotte du Schreckenstein: et s'il

les a faits, il est certain qu'il n'aura pas songé à te les raconter,

puisqu'il est, à ton dire, le plus humble et le plus modeste des hommes.

Il a donc agi sagement en ne châtiant pas le pandoure à visage découvert;

car si l'impératrice punit le pandoure aujourd'hui pour avoir dévasté sa

chère Bohême, sois sûre qu'elle n'en est pas plus disposée pour cela à

laisser impunie dans le passé une résistance ouverte contre le pandoure

de la part d'un Bohémien.


--Tout ce que tu dis est fort juste, Joseph, et me donne à penser. Mille

inquiétudes s'élèvent en moi maintenant. Albert peut avoir été reconnu,

arrêté, et cela peut avoir été aussi ignoré du public que la chute de

Trenck dans l'escalier. Hélas! peut-être est-il, en cet instant, dans les

prisons de l'arsenal, à côté du cachot de Trenck!. Et c'est pour moi qu'il

subit ce malheur!


--Rassure-toi, je ne crois pas cela. Le comte Albert aura quitté Vienne

sur-le-champ, et tu recevras bientôt de lui une lettre datée de Riesenburg.


--En as-tu le pressentiment, Joseph?


--Oui, je l'ai. Mais si tu veux que je te dise toute ma pensée, je

crois que cette lettre sera toute différente de celle que tu attends.

Je suis convaincu que, loin de persister à obtenir d'une généreuse amitié

le sacrifice que tu voulais lui faire de ta carrière d'artiste, il a

renoncé déjà à ce mariage, et va bientôt te rendre ta liberté. S'il est

intelligent, noble et juste, comme tu le dis, il doit se faire un scrupule

de t'arracher au théâtre, que tu aimes passionnément... ne le nie pas!

Je l'ai bien vu, et il a dû le voir et le comprendre aussi bien que moi,

en écoutant _Zénobie_. Il rejettera donc un sacrifice au-dessus de

tes forces, et je l'estimerais peu s'il ne le faisait pas.


--Mais relis donc son dernier billet! Tiens, le voilà, Joseph! Ne me

disait-il pas qu'il m'aimerait au théâtre aussi bien que dans le monde

ou dans un couvent? Ne pouvait-il admettre l'idée de me laisser libre en

m'épousant?


--Dire et faire, penser et être sont deux. Dans le rêve de la passion,

tout semble possible; mais quand la réalité frappe tout à coup nos yeux,

nous revenons avec effroi à nos anciennes idées. Jamais je ne croirai qu'un

homme de qualité voie sans répugnance son épouse exposée aux caprices et

aux outrages d'un parterre. En mettant le pied, pour la première fois de sa

vie certainement, dans les coulisses, le comte a eu, dans la conduite de

Trenck envers toi, un triste échantillon des malheurs et des dangers de ta

vie de théâtre. Il se sera éloigné, désespéré, il est vrai, mais guéri de

sa passion et revenu de ses chimères. Pardonne-moi si je te parle ainsi,

ma soeur Consuelo. Je le dois; car c'est un bien pour toi que l'abandon du

comte Albert. Tu le sentiras plus tard, quoique tes yeux se remplissent de

larmes en ce moment. Sois juste envers ton fiancé, au lieu d'être humiliée

de son changement. Quand il te disait que le théâtre ne lui répugnait

point, il s'en faisait un idéal qui s'est écroulé au premier examen.

Il a reconnu alors qu'il devait faire ton malheur en t'en arrachant, ou

consommer le sien en t'y suivant.


--Tu as raison, Joseph. Je sens que tu es dans le vrai; mais laisse-moi

pleurer. Ce n'est point l'humiliation d'être délaissée et dédaignée qui me

serre le coeur: c'est le regret à un idéal que je m'étais fait de l'amour

et de sa puissance, comme Albert s'était fait un idéal de ma vie de

théâtre. Il a reconnu maintenant que je ne pouvais me conserver digne de

lui (du moins dans l'opinion des hommes) en suivant ce chemin-là. Et moi je

suis forcée de reconnaître que l'amour n'est pas assez fort pour vaincre

tous les obstacles et abjurer tous les préjugés.


--Sois équitable, Consuelo, et ne demande pas plus que tu n'as pu accorder.

Tu n'aimais pas assez pour renoncer à ton art sans hésitation et sans

déchirement: ne trouve pas mauvais que le comte Albert n'ait pas pu rompre

avec le monde sans épouvante et sans consternation.


--Mais, quelle que fût ma secrète douleur (je puis bien l'avouer

maintenant), j'étais résolue à lui sacrifier tout; et lui, au contraire...


--Songe que la passion était en lui, non en toi. Il demandait avec ardeur;

tu consentais avec effort. Il voyait bien que tu allais t'immoler; il a

senti, non-seulement qu'il avait le droit de te débarrasser d'un amour que

tu n'avais pas provoqué, et dont ton âme ne reconnaissait pas la nécessité,

mais encore qu'il était obligé par sa conscience à le faire.»


Cette raisonnable conclusion convainquit Consuelo de la sagesse et de la

générosité d'Albert. Elle craignait, en s'abandonnant à la douleur, de

céder aux suggestions de l'orgueil blessé, et, en acceptant l'hypothèse

de Joseph, elle se soumit et se calma; mais, par une bizarrerie bien

connue du coeur humain, elle ne se vit pas plus tôt libre de suivre

son goût pour le théâtre, sans distraction et sans remords, qu'elle se

sentit effrayée de son isolement au milieu de toute cette corruption, et

consternée de l'avenir de fatigues et de luttes qui s'ouvrait devant elle.

La scène est une arène brûlante; quand on y est, on s'y exalte, et toutes

les émotions de la vie paraissent froides et pâles en comparaison; mais

quand on s'en éloigne brisé de lassitude, on s'effraie d'avoir subi cette

épreuve du feu, et le désir qui vous y ramène est traversé par l'épouvante.

Je m'imagine que l'acrobate est le type de cette vie pénible, ardente et

périlleuse. Il doit éprouver un plaisir nerveux et terrible sur ces cordes

et ces échelles où il accomplit des prodiges au-dessus des forces humaines;

mais lorsqu'il en est descendu vainqueur, il doit se sentir défaillir à

l'idée d'y remonter, et d'étreindre encore une fois la mort et le triomphe,

spectre à deux faces qui plane incessamment sur sa tête.


Alors le château des Géants, et jusqu'à la pierre d'épouvante, ce cauchemar

de toutes ses nuits, apparurent à Consuelo, à travers le voile d'un

exil consommé, comme un paradis perdu, comme le séjour d'une paix et

d'une candeur à jamais augustes et respectables dans son souvenir. Elle

attacha la branche de cyprès, dernière image, dernier envoi de la grotte

Hussitique, aux pieds du crucifix de sa mère, et, confondant ensemble ces

deux emblèmes du catholicisme et de l'hérésie, elle éleva son coeur vers

la notion de la religion unique, éternelle, absolue. Elle y puisa le

sentiment de la résignation à ses maux personnels, et de la foi aux

desseins providentiels de Dieu sur Albert, et sur tous les hommes, bons

et mauvais, qu'il lui fallait désormais traverser seule et sans guide.





XCIX.



Un matin, le Porpora l'appela dans sa chambre plus tôt que de coutume.

Il avait l'air rayonnant, et il tenait une grosse et grande lettre d'une

main, ses lunettes de l'autre. Consuelo tressaillit et trembla de tout

son corps, s'imaginant que c'était enfin la réponse de Riesenburg. Mais,

elle fut bientôt détrompée: c'était, une lettre d'Hubert, le Porporino.

Ce chanteur célèbre annonçait à son maître que toutes les conditions

proposées par lui pour l'engagement de Consuelo étaient acceptées, et il

lui envoyait le contrat signé du baron de Poelnitz, directeur du théâtre

royal de Berlin, et n'attendant plus que la signature de Consuelo et

la sienne. A cet acte était jointe une lettre fort affectueuse et fort

honorable du dit baron, qui engageait le Porpora à venir briguer la

maîtrise de chapelle du roi de Prusse tout en faisant ses preuves par la

production et l'exécution d'autant d'opéras et de fugues nouvelles qu'il

lui plairait d'en apporter. Le Porporino se réjouissait d'avoir à chanter

bientôt, selon son coeur, avec _une soeur en Porpora_, et invitait vivement

le maître à quitter Vienne pour _Sans-Souci_, le délicieux séjour de

Frédéric le Grand.


Cette lettre mettait le Porpora en grande joie, et cependant elle le

remplissait d'incertitude. Il lui semblait que la fortune commençait à

dérider pour lui sa face si longtemps rechignée, et que, de deux côtés,

la faveur des monarques (alors si nécessaire au développement des

artistes) lui offrait une heureuse perspective. Frédéric l'appelait à

Berlin; à Vienne, Marie-Thérèse lui faisait faire de belles promesses.

Des deux parts, il fallait que Consuelo fût l'instrument de sa victoire;

à Berlin, en faisant beaucoup valoir ses productions; à Vienne, en

épousant Joseph Haydn.


Le moment était donc venu de remettre son sort entre les mains de sa fille

adoptive. Il lui proposa le mariage ou le départ, à son choix; et, dans ces

nouvelles circonstances, il mit beaucoup moins d'ardeur à lui offrir le

coeur et la main de Beppo qu'il en eût mis la veille encore. Il était un

peu las de Vienne, et la pensée de se voir apprécié et fêté chez l'ennemi

lui souriait comme une petite vengeance dont il s'exagérait l'effet

probable sur la cour d'Autriche. Enfin, à tout prendre, Consuelo ne lui

parlant plus d'Albert depuis quelque temps et lui paraissant y avoir

renoncé, il aimait mieux qu'elle ne se mariât pas du tout.


Consuelo eut bientôt mis fin à ses incertitudes en lui déclarant qu'elle

n'épouserait jamais Joseph Haydn par beaucoup de raisons, et d'abord parce

qu'il ne l'avait jamais recherchée en mariage, étant engagé avec la fille

de son bienfaiteur, Anna Keller.


«En ce cas, dit le Porpora, il n'y a pas à balancer. Voici ton contrat

d'engagement avec Berlin. Signe, et disposons-nous à partir; car il n'y a

pas d'espoir pour nous ici, si tu ne te soumets à la _matrimoniomanie_ de

l'impératrice. Sa protection est à ce prix, et un refus décisif va nous

rendre à ses yeux plus noirs que les diables.


--Mon cher maître, répondit Consuelo avec plus de fermeté qu'elle n'en

avait encore montré au Porpora, je suis prête à vous obéir dès que ma

conscience sera en repos sur un point capital. Certains engagements

d'affection et d'estime sérieuse me liaient au seigneur de Rudolstadt.

Je ne vous cacherai pas que, malgré votre incrédulité, vos reproches et

vos railleries, j'ai persévéré, depuis trois mois que nous sommes ici,

à me conserver libre de tout engagement contraire à ce mariage. Mais, après

une lettre décisive que j'ai écrite il y a six semaines, et qui a passé par

vos mains, il s'est passé des choses qui me font croire que la famille de

Rudolstadt a renoncé à moi. Chaque jour qui s'écoule me confirme dans la

pensée que ma parole m'est rendue et que je suis libre de vous consacrer

entièrement mes soins et mon travail. Vous voyez que j'accepte cette

destinée sans regret et sans hésitation. Cependant, d'après cette lettre

que j'ai écrite, je ne pourrais pas être tranquille avec moi-même si je

n'en recevais pas la réponse. Je l'attends tous les jours, elle ne peut

plus tarder. Permettez-moi de ne signer l'engagement avec Berlin qu'après

la réception de...


--Eh! ma pauvre enfant, dit le Porpora, qui, dès le premier mot de son

élève, avait dressé ses batteries préparées à l'avance, tu attendrais

longtemps! la réponse que tu demandes m'a été adressée depuis un mois...


--Et vous ne me l'avez pas montrée? s'écria Consuelo; et vous m'avez

laissée dans une telle incertitude? Maître, tu es bien bizarre! Quelle

confiance puis-je avoir en toi, si tu me trompes ainsi?


--En quoi t'ai-je trompée? La lettre m'était adressée, et il m'était

enjoint de ne te la montrer que lorsque je te verrais guérie de ton fol

amour, et disposée à écouter la raison et les bienséances.


--Sont-ce là les termes dont on s'est servi? dit Consuelo en rougissant.

Il est impossible que le comte Christian ou le comte Albert aient qualifié

ainsi une amitié aussi calme, aussi discrète, aussi fière que la mienne.


--Les termes n'y font rien, dit le Porpora, les gens du monde parlent

toujours un beau langage, c'est à nous de le comprendre: tant il y a que

le vieux comte ne se souciait nullement d'avoir une bru dans les coulisses;

et que, lorsqu'il a su que tu avais paru ici sur les planches, il a fait

renoncer son fils à l'avilissement d'un tel mariage. Le bon Albert s'est

fait une raison, et on te rend ta parole. Je vois avec plaisir que tu n'en

es pas fâchée. Donc, tout est pour le mieux, et en route pour la Prusse!


--Maître, montrez-moi cette lettre, dit Consuelo, et je signerai le contrat

aussitôt après.


--Cette lettre, cette lettre! pourquoi veux-tu la voir? elle te fera de la

peine. Il est de certaines folies du cerveau qu'il faut savoir pardonner

aux autres et à soi-même. Oublie tout cela.


--On n'oublie pas par un seul acte de la volonté, reprit Consuelo; la

réflexion nous aide, et les causes nous éclairent. Si je suis repoussée

des Rudolstadt avec dédain, je serai bientôt consolée; si je suis rendue

à la liberté avec estime et affection, je serai consolée autrement avec

moins d'effort. Montrez-moi la lettre; que craignez-vous, puisque d'une

manière ou de l'autre je vous obéirai?


--Eh bien! je vais te la montrer,» dit le malicieux professeur en ouvrant

son secrétaire, et en feignant de chercher la lettre.


Il ouvrit tous ses tiroirs, remua toutes ses paperasses, et cette

lettre, qui n'avait jamais existé, put bien ne pas s'y trouver. Il

feignit de s'impatienter; Consuelo s'impatienta tout de bon. Elle mit

elle-même la main à la recherche; il la laissa faire. Elle renversa tous

les tiroirs, elle bouleversa tous les papiers. La lettre fut

introuvable. Le Porpora essaya de se la rappeler, et improvisa une

version polie et décisive. Consuelo ne pouvait pas soupçonner son maître

d'une dissimulation si soutenue. Il faut croire, pour l'honneur du vieux

professeur, qu'il ne s'en tira pas merveilleusement; mais il en fallait

peu pour persuader un esprit aussi candide que celui de Consuelo. Elle

finit par croire que la lettre avait servi à allumer la pipe du Porpora

dans un moment de distraction; et, après être rentrée dans sa chambre

pour faire sa prière, et jurer sur le cyprès une éternelle amitié au

comte Albert _quand même_, elle revint tranquillement signer un

engagement de deux mois avec le théâtre de Berlin, exécutable à la fin

de celui où l'on venait d'entrer. C'était le temps plus que nécessaire

pour les préparatifs du départ et pour le voyage. Quand Porpora vit

l'encre fraîche sur le papier, il embrassa son élève, et la salua

solennellement du titre d'artiste.


«Ceci est ton jour de confirmation, lui dit-il, et s'il était en mon

pouvoir de te faire prononcer des voeux, je te dicterais celui de renoncer

pour toujours à l'amour et au mariage; car te voilà prêtresse du dieu de

l'harmonie; les Muses sont vierges, et celle qui se consacre à Apollon

devrait faire le serment des vestales.


--Je ne dois pas faire le serment de ne pas me marier, répondit Consuelo,

quoiqu'il me semble en ce moment-ci que rien ne me serait plus facile

à promettre et à tenir. Mais je puis changer d'avis, et j'aurais à me

repentir alors d'un engagement que je ne saurais pas rompre.


--Tu es donc esclave de ta parole, toi? Oui, il me semble que tu diffères

en cela du reste de l'espèce humaine, et que si tu avais fait dans ta vie

une promesse solennelle, tu l'aurais tenue.


--Maître, je crois avoir déjà fait mes preuves, car depuis que j'existe,

j'ai toujours été sous l'empire de quelque voeu. Ma mère m'avait donné le

précepte et l'exemple de cette sorte de religion qu'elle poussait jusqu'au

fanatisme. Quand nous voyagions ensemble, elle avait coutume de me dire,

aux approches des grandes villes: Consuelita, si je fais ici de bonnes

affaires, je te prends à témoin que je fais voeu d'aller pieds nus prier

pendant deux heures à la chapelle le plus en réputation de sainteté dans

le pays. Et quand elle avait fait ce qu'elle appelait de bonnes affaires,

la pauvre âme! c'est-à-dire quand elle avait gagné quelques écus avec ses

chansons, nous ne manquions jamais d'accomplir notre pèlerinage, quelque

temps qu'il fit, et à quelque distance que fût la chapelle en vogue.

Ce n'était pas de la dévotion bien éclairée ni bien sublime; mais enfin,

je regardais ces voeux comme sacrés; et quand ma mère, à son lit de mort,

me fit jurer de n'appartenir jamais à Anzoleto qu'en légitime mariage,

elle savait bien qu'elle pouvait mourir tranquille sur la foi de mon

serment. Plus tard, j'avais fait aussi, au comte Albert, la promesse de ne

point songer à un autre qu'à lui, et d'employer toutes les forces de mon

coeur à l'aimer comme il le voulait. Je n'ai pas manqué à ma parole, et

s'il ne m'en dégageait lui-même aujourd'hui, j'aurais bien pu lui rester

fidèle toute ma vie.


--Laisse là ton comte Albert, auquel tu ne dois plus songer; et puisqu'il

faut que tu sois sous l'empire de quelque voeu, dis-moi par lequel tu vas

t'engager envers moi.


--Oh! maître, fie-toi à ma raison, à mes bonnes moeurs et à mon dévouement

pour toi! ne me demande pas de serments; car c'est un joug effrayant qu'on

s'impose. La peur d'y manquer ôte le plaisir qu'on a à bien penser et à

bien agir.


--Je ne me paie pas de ces défaites-là, moi! reprit le Porpora d'un air

moitié sévère, moitié enjoué: je vois que tu as fait des serments à tout

le monde, excepté à moi. Passe pour celui que ta mère avait exigé. Il t'a

porté bonheur, ma pauvre enfant! sans lui, tu serais peut-être tombée dans

les pièges de cet infâme Anzoleto. Mais, puisque ensuite tu as pu faire,

sans amour et par pure bonté d'âme, des promesses si graves à ce Rudolstadt

qui n'était pour toi qu'un étranger, je trouverais bien méchant que dans un

jour comme celui-ci, jour heureux et mémorable où tu es rendue à la liberté

et fiancée au dieu de l'art, tu n'eusses pas le plus petit voeu à faire

pour ton vieux, professeur, pour ton meilleur ami.


--Oh oui, mon meilleur ami; mon bienfaiteur, mon appui et mon père! s'écria

Consuelo en se jetant avec effusion dans les bras du Porpora, qui était si

avare de tendres paroles que deux ou trois fois dans sa vie seulement il

lui avait montré à coeur ouvert son amour paternel. Je puis bien faire,

sans terreur et sans hésitation, le voeu de me dévouer à votre bonheur et

à votre gloire, tant que j'aurai un souffle de vie.


--Mon bonheur, c'est la gloire, Consuelo, tu le sais, dit le Porpora en

la pressant sur son coeur. Je n'en conçois pas d'autre. Je ne suis pas de

ces vieux bourgeois allemands qui ne rêvent d'autre félicité que d'avoir

leur petite fille auprès d'eux pour charger leur pipe ou pétrir leur

gâteau. Je n'ai besoin ni de pantoufles, ni de tisane, Dieu merci; et

quand je n'aurai plus besoin que de cela, je ne consentirai pas à ce

que tu me consacres tes jours comme tu le fais déjà avec trop de zèle

maintenant. Non, ce n'est pas là le dévouement que je te demande, tu le

sais bien; celui que j'exige, c'est que tu sois franchement artiste, une

grande artiste! Me promets-tu de l'être? de combattre cette langueur,

cette irrésolution, cette sorte de dégoût que tu avais ici dans les

commencements, de repousser les fleurettes de ces beaux seigneurs qui

recherchent les femmes de théâtre, ceux-ci parce qu'ils se flattent d'en

faire de bonnes ménagères, et qui les plantent là dès qu'ils voient en

elles une vocation contraire; ceux-là parce qu'ils sont ruinés et que le

plaisir de retrouver un carrosse et une bonne table aux frais de leurs

lucratives moitiés les font passer par-dessus le déshonneur attaché dans

leur caste à ces sortes d'alliances? Voyons! me promets-tu encore de ne

point te laisser tourner la tête par quelque petit ténor à voix grasse et

à cheveux bouclés, comme ce drôle d'Anzoleto qui n'aura jamais de mérite

que dans ses mollets, et de succès que par son impudence?


--Je vous promets, je vous jure tout cela solennellement, répondit Consuelo

en riant avec bonhomie des exhortations du Porpora, toujours un peu

piquantes en dépit de lui-même, mais auxquelles elle était parfaitement

habituée. Et je fais plus, ajouta-t-elle en reprenant son sérieux: je jure

que vous n'aurez jamais à vous plaindre d'un jour d'ingratitude dans ma

vie.


--Ah cela! je n'en demande pas tant! répondit-il d'un ton amer: c'est plus

que l'humaine nature ne comporte. Quand tu seras une cantatrice renommée

chez toutes les nations de l'Europe, tu auras des besoins de vanité, des

ambitions, des vices de coeur dont aucun grand artiste n'a jamais pu se

défendre. Tu voudras du succès à tout prix. Tu ne te résigneras pas à le

conquérir patiemment, ou à le risquer pour rester fidèle, soit à l'amitié,

soit au culte du vrai beau. Tu céderas au joug de la mode comme ils font

tous; dans chaque ville tu chanteras la musique en faveur, sans tenir

compte du mauvais goût du public ou de la cour. Enfin tu feras ton chemin

et tu seras grande malgré cela, puisqu'il n'y a pas moyen de l'être

autrement aux yeux du grand nombre. Pourvu que tu n'oublies pas de bien

choisir et de bien chanter quand tu auras à subir le jugement d'un petit

comité de vieilles têtes comme moi, et que devant le grand Haendel ou le

vieux Bach, tu fasses honneur à la méthode du Porpora et à toi-même, c'est

tout ce que je demande, tout ce que j'espère! Tu vois que je ne suis pas

un père égoïste, comme quelques-uns de tes flatteurs m'accusent sans doute

de l'être. Je ne te demande rien qui ne soit pour ton succès et pour ta

gloire.


--Et moi, je ne me soucie de rien de ce qui est pour mon avantage

personnel, répondit Consuelo attendrie et affligée. Je puis me laisser

emporter au milieu d'un succès par une ivresse involontaire; mais je ne

puis pas songer de sang-froid à édifier toute une vie de triomphe pour m'y

couronner de mes propres mains. Je veux avoir de la gloire pour vous, mon

maître; en dépit de votre incrédulité, je veux vous montrer que c'est pour

vous seul que Consuelo travaille et voyage; et pour vous prouver tout de

suite que vous l'avez calomniée, puisque vous croyez à ses serments, je

vous fais celui de prouver ce que j'avance.


--Et sur quoi jures-tu cela? dit le Porpora avec un sourire de tendresse

où la méfiance perçait encore.


--Sur les cheveux blancs, sur la tête sacrée du Porpora,» répondit Consuelo

en prenant cette tête blanche dans ses deux mains, et la baisant au front

avec ferveur.


Ils furent interrompus par le comte Hoditz, qu'un grand heiduque vint

annoncer. Ce laquais, en demandant pour son maître la permission de

présenter ses respects au Porpora et à sa pupille, regarda cette dernière

d'un air d'attention, d'incertitude et d'embarras qui surprit Consuelo,

sans qu'elle se souvînt pourtant où elle avait vu cette bonne figure un peu

bizarre. Le comte fut admis, et il présenta sa requête dans les termes les

plus courtois. Il partait pour sa seigneurie de Roswald, en Moravie, et,

voulant rendre ce séjour agréable à la margrave son épouse, il préparait,

pour la surprendre à son arrivée, une fête magnifique. En conséquence, il

proposait à Consuelo d'aller chanter pendant trois soirées consécutives

à Roswald, et il désirait même que le Porpora voulût bien l'accompagner

pour l'aider à diriger les concerts, spectacles et sérénades dont il

comptait régaler madame la margrave.


Le Porpora allégua l'engagement qu'on venait de signer et l'obligation de

se trouver à Berlin à jour fixe. Le comte voulut voir l'engagement, et

comme le Porpora avait toujours eu à se louer de ses bons procédés, il lui

procura le petit plaisir d'être mis dans la confidence de cette affaire,

de commenter l'acte, de faire l'entendu, de donner des conseils: après quoi

Hoditz insista sur sa demande, représentant qu'on avait plus de temps qu'il

n'en fallait pour y satisfaire sans manquer au terme assigné.


«Vous pouvez achever vos préparatifs en trois jours, dit-il, et aller à

Berlin par la Moravie.»


Ce n'était pas tout à fait le chemin; mais, au lieu de faire lentement

la route par la Bohême, dans un pays mal servi et récemment dévasté par

la guerre, le Porpora et son élève se rendraient très-promptement et

très-commodément à Roswald dans une bonne voiture que le comte mettait à

leur disposition ainsi que les relais, c'est-à-dire qu'il se chargeait des

embarras et des dépenses. Il se chargeait encore de les faire conduire de

même de Roswald à Pardubitz, s'ils voulaient descendre l'Elbe jusqu'à

Dresde, ou à Chrudim s'ils voulaient passer par Prague. Les commodités

qu'il leur offrait jusque-là abrégeaient effectivement la durée de leur

voyage, et la somme assez ronde qu'il y ajoutait donnait les moyens de

faire le reste plus agréablement. Porpora accepta, malgré la petite mine

que lui faisait Consuelo pour l'en dissuader. Le marché fut conclu, et le

départ fixé au dernier jour de la semaine.


Lorsque après lui avoir respectueusement baisé la main Hoditz eut laissé

Consuelo seule avec son maître, elle reprocha à celui-ci de s'être

laissé gagner si facilement. Quoiqu'elle n'eût plus rien à redouter des

impertinences du comte, elle lui en gardait un peu de ressentiment, et

n'allait pas chez lui avec plaisir. Elle ne voulait pas raconter au Porpora

l'aventure de Passaw, mais elle lui rappela les plaisanteries que lui-même

avait faites sur les inventions musicales du comte Hoditz.


«Ne voyez-vous pas, lui dit-elle, que je vais être condamnée à chanter sa

musique, et que vous, vous serez forcé de diriger sérieusement des cantates

et peut-être même des opéras de sa façon? Est-ce ainsi que vous me faites

tenir mon voeu de rester fidèle au culte du beau?


--Bast! répondit le Porpora en riant, je ne ferai pas cela si gravement que

tu penses; je compte, au contraire, m'en divertir copieusement, sans que

le patricien maestro s'en aperçoive le moins du monde. Faire ces choses-là

sérieusement et devant un public respectable, sera en effet un blasphème

et une honte; mais il est permis de s'amuser, et l'artiste serait bien

malheureux si, en gagnant sa vie, il n'avait pas le droit de rire dans sa

barbe de ceux qui la lui font gagner. D'ailleurs, tu verras là ta princesse

de Culmbach, que tu aimes et qui est charmante. Elle rira avec nous,

quoiqu'elle ne rie guère, de la musique de son beau-père.»


Il fallut céder, faire les paquets, les emplettes nécessaires et les

adieux. Joseph était au désespoir. Cependant une bonne fortune, une grande

joie d'artiste venait de lui arriver et faisait un peu compensation, ou

tout au-moins diversion forcée à la douleur de cette séparation. En jouant

sa sérénade sous la fenêtre de l'excellent mime Bernadone, l'arlequin

renommé du théâtre de la porte de Carinthie, il avait frappé d'étonnement

et de sympathie cet artiste aimable et intelligent. On l'avait fait monter,

on lui avait demandé de qui était ce trio agréable et original. On s'était

émerveillé de sa jeunesse, et de son talent. Enfin on lui avait confié,

séance tenante, le poëme d'un ballet intitulé le Diable Boiteux, dont il

commençait à écrire la musique. Il travaillait à cette tempête qui lui

coûta tant de soins, et dont le souvenir faisait rire encore le bonhomme

Haydn à quatre-vingts ans. Consuelo chercha à le distraire de sa tristesse,

en lui parlant toujours de sa tempête, que Bernadone voulait terrible,

et que Beppo, n'ayant jamais vu la mer, ne pouvait réussir à se peindre.

Consuelo lui décrivait l'Adriatique en fureur et lui chantait la plainte

des vagues, non sans rire avec lui de ces effets d'harmonie imitative,

aidés de celui des toiles bleues qu'on secoue d'une coulisse à l'autre à

force de bras.


«Écoute, lui dit le Porpora pour le tirer de peine, tu travaillerais

cent ans avec les plus beaux instruments du monde et les plus exactes

connaissances des bruits de l'onde et du vent, que tu ne rendrais pas

l'harmonie sublime de la nature. Ceci n'est pas le fait de la musique.

Elle s'égare puérilement quand elle court après les tours de force et les

effets de sonorité. Elle est plus grande que cela; elle a l'émotion pour

domaine. Son but est de l'inspirer, comme sa cause est d'être inspirée

par elle. Songe donc aux impressions de l'homme livré à la tourmente;

figure-toi un spectacle affreux, magnifique, terrible, un danger imminent:

place-toi, musicien, c'est-à-dire voix humaine, plainte humaine, âme

vivante et vibrante, au milieu de cette détresse, de ce désordre, de

cet abandon et de ces épouvantes; rends tes angoisses, et l'auditoire,

intelligent ou non, les partagera. Il s'imaginera voir la mer, entendre

les craquements du navire, les cris des matelots, le désespoir des

passagers. Que dirais-tu d'un poëte, qui, pour peindre une bataille, te

dirait en vers que le canon faisait _boum, boum_, et le tambour _plan,

plan_? Ce serait pourtant de l'harmonie imitative plus exacte que de

grandes images; mais ce ne serait pas de la poésie. La peinture elle-même,

cet art de description par excellence, n'est pas un art d'imitation

servile. L'artiste retracerait en vain le vert sombre de la mer, le ciel

noir de l'orage, la carcasse brisée du navire. S'il n'a le sentiment

pour rendre la terreur et la poésie de l'ensemble, son tableau sera sans

couleur, fût-il aussi éclatant qu'une enseigne à bière. Ainsi, jeune homme,

émeus-toi à l'idée d'un grand désastre, c'est ainsi que tu le rendras

émouvant pour les autres.»


Il lui répétait encore paternellement ces exhortations, tandis que la

voiture, attelée dans la cour de l'ambassade, recevait les paquets de

voyage. Joseph écoutait attentivement ses leçons, les buvant à la source,

pour ainsi dire: mais lorsque Consuelo, en mantelet et en bonnet fourré,

vint se jeter à son cou, il pâlit, étouffa un cri, et ne pouvant se

résoudre à la voir monter en voiture, il s'enfuit et alla cacher ses

sanglots au fond de l'arrière-boutique de Keller. Métastase le prit en

amitié, le perfectionna dans l'italien, et le dédommagea un peu par de

bons conseils et de généreux services de l'absence du Porpora; mais Joseph

fut bien longtemps triste et malheureux, avant de s'habituer à celle de

Consuelo.


Celle-ci, quoique triste aussi, et regrettant un si fidèle et si aimable

ami, sentit revenir son courage, son ardeur et la poésie de ses impressions

à mesure qu'elle s'enfonça dans les montagnes de la Moravie. Un nouveau

soleil se levait sur sa vie. Dégagée de tout lien et de toute domination

étrangère à son art, il lui semblait qu'elle s'y devait tout entière.

Le Porpora, rendu à l'espérance et à l'enjouement de sa jeunesse,

l'exaltait par d'éloquentes déclamations; et la noble fille, sans cesser

d'aimer Albert et Joseph comme deux frères qu'elle devait retrouver dans

le sein de Dieu, se sentait légère, comme l'alouette qui monte en chantant

dans le ciel, au matin d'un beau jour.





C.



Dès le second relais, Consuelo avait reconnu dans le domestique qui

l'accompagnait, et qui, placé sur le siège de la voiture, payait les guides

et gourmandait la lenteur des postillons, ce même heiduque qui avait

annoncé le comte Hoditz, le jour où il était venu lui proposer la partie

de plaisir de Roswald. Ce grand et fort garçon, qui la regardait toujours

comme à la dérobée, et qui semblait partagé entre le désir et la crainte de

lui parler, finit par fixer son attention; et, un matin qu'elle déjeunait

dans une auberge isolée, au pied des montagnes, le Porpora ayant été faire

un tour de promenade à la chasse de quelque motif musical, en attendant que

les chevaux eussent rafraîchi, elle se tourna vers ce valet, au moment où

il lui présentait son café, et le regarda en face d'un air un peu sévère et

irrité. Mais il fit alors une si piteuse mine, qu'elle ne put retenir un

grand éclat de rire. Le soleil d'avril brillait sur la neige qui couronnait

encore les monts; et notre jeune voyageuse se sentait en belle humeur.


«Hélas! lui dit enfin le mystérieux heiduque, votre seigneurie ne daigne

donc pas me reconnaître? Moi, je l'aurais toujours reconnue, fut-elle

déguisée en Turc ou en caporal prussien; et pourtant je ne l'avais vue

qu'un instant, mais quel instant dans ma vie!»


En parlant ainsi, il posa sur la table le plateau qu'il apportait; et,

s'approchant de Consuelo, il fit gravement un grand signe de croix, mit

un genou en terre, et baisa le plancher devant elle.


«Ah! s'écria Consuelo, Karl le déserteur, n'est-ce pas?


--Oui, signora, répondit Karl en baisant la main qu'elle lui tendait; du

moins on m'a dit qu'il fallait vous appeler ainsi, quoique je n'aie jamais

bien compris si vous étiez un monsieur ou une dame.


--En vérité? Et d'où vient ton incertitude?


--C'est que je vous ai vue garçon, et que depuis, quoique je vous aie bien

reconnue, vous étiez devenue aussi semblable à une jeune fille que vous

étiez auparavant semblable à un petit garçon. Mais cela ne fait rien: soyez

ce que vous voudrez, vous m'avez rendu des services que je n'oublierai

jamais; et vous pourriez me commander de me jeter du sommet de ce pic qui

est là haut, si cela vous faisait plaisir, je ne vous le refuserais pas.


--Je ne te demande rien, mon brave Karl, que d'être heureux et de jouir de

ta liberté; car te voilà libre, et je pense que tu aimes la vie maintenant?


--Libre, oui! dit Karl en secouant la tête; mais heureux... J'ai perdu ma

pauvre femme!»


Les yeux de Consuelo se remplirent de larmes, par un mouvement sympathique,

en voyant les joues carrées du pauvre Karl se couvrir d'un ruisseau de

pleurs.


«Ah! dit-il en secouant sa moustache rousse, d'où les larmes dégouttaient

comme la pluie d'un buisson, elle avait trop souffert, la pauvre âme!

Le chagrin de me voir enlever une seconde fois par les Prussiens, un long

voyage à pied, lorsqu'elle était déjà bien malade; ensuite la joie de me

revoir, tout cela lui a causé une révolution; et elle est morte huit jours

après être arrivée à Vienne, où je la cherchais, et où, grâce à un billet

de vous, elle m'avait retrouvé, avec l'aide du comte Hoditz. Ce généreux

seigneur lui avait envoyé son médecin et des secours; mais rien n'y a fait:

elle était fatiguée de vivre, voyez-vous, et elle a été se reposer dans le

ciel du bon Dieu.


--Et ta fille? dit Consuelo, qui songeait à le ramener à une idée

consolante.


--Ma fille? dit-il d'un air sombre et un peu égaré, le roi de Prusse me

l'a tuée aussi.


--Comment tuée? que dis-tu?


--N'est-ce pas le roi de Prusse qui a tué la mère en lui causant tout ce

mal? Eh bien, l'enfant a suivi la mère. Depuis le soir où, m'ayant vu

frappé au sang, garrotté et emporté par les recruteurs, toutes deux étaient

restées, couchées et comme mortes, en travers du chemin, la petite avait

toujours tremblé d'une grosse fièvre; la fatigue et la misère de la route

les ont achevées. Quand vous les avez rencontrées sur un pont, à l'entrée

de je ne sais plus quel village d'Autriche, il y avait deux jours qu'elles

n'avaient rien mangé. Vous leur avez donné de l'argent, vous leur avez

appris que j'étais sauvé, vous avez tout fait pour les consoler et les

guérir; elles m'ont dit tout cela: mais il était trop tard. Elles n'ont

fait qu'empirer depuis notre réunion, et au moment où nous pouvions être

heureux, elles se sont en allées dans le cimetière. La terre n'était pas

encore foulée sur le corps de ma femme, quand il a fallu recreuser le même

endroit pour y mettre mon enfant; et à présent, grâce au roi de Prusse,

Karl est seul au monde!


--Non, mon pauvre Karl, tu n'es pas abandonné; il te reste des amis qui

s'intéresseront toujours à tes infortunes et à ton bon coeur.


--Je le sais. Oui, il y a de braves gens, et vous en êtes. Mais de quoi

ai-je besoin maintenant que je n'ai plus ni femme, ni enfant, ni pays!

car je ne serai jamais en sûreté dans le mien; ma montagne est trop bien

connue de ces brigands qui sont venus m'y chercher deux fois. Aussitôt

que je me suis vu seul, j'ai demandé si nous étions en guerre ou si nous

y serions bientôt. Je n'avais qu'une idée: c'était de servir contre la

Prusse, afin de tuer le plus de Prussiens que je pourrais. Ah! saint

Wenceslas, le patron de la Bohême, aurait conduit mon bras; et je suis

bien sûr qu'il n'y aurait pas eu une seule balle perdue, sortie de mon

fusil; et je me disais: Peut-être la Providence permettra-t-elle que je

rencontre le roi de Prusse dans quelque défilé; et alors... fût-il cuirassé

comme l'archange Michel... dusse-je le suivre comme un chien suit un loup

à la piste... Mais j'ai appris que la paix était assurée pour longtemps;

et alors, ne me sentant plus de goût à rien, j'ai été trouver monseigneur

le comte Hoditz pour le remercier, et le prier de ne point me présenter à

l'impératrice, comme il en avait eu l'intention. Je voulais me tuer; mais

il a été si bon pour moi, et la princesse de Culmbach, sa belle-fille,

à qui il avait raconté en secret toute mon histoire, m'a dit de si belles

paroles sur les devoirs du chrétien, que j'ai consenti à vivre et à entrer

à leur service, où je suis, en vérité, trop bien nourri et trop bien traité

pour le peu d'ouvrage que j'ai à faire.


--Maintenant dis-moi, mon cher Karl, reprit Consuelo en s'essuyant les

yeux, comment tu as pu me reconnaître.


--N'êtes-vous pas venue, un soir, chanter chez ma nouvelle maîtresse,

madame la margrave? Je vous vis passer tout habillée de blanc, et je vous

reconnus tout de suite, bien que vous fussiez devenue une demoiselle.

C'est que, voyez-vous, je ne me souviens pas beaucoup des endroits où j'ai

passé, ni des noms des personnes que j'ai rencontrées; mais pour ce qui est

des figures, je ne les oublie jamais. Je commençais à faire le signe de la

croix quand je vis un jeune garçon qui vous suivait, et que je reconnus

pour Joseph; et au lieu d'être votre maître, comme je l'avais vu au moment

de ma délivrance (car il était mieux habillé que vous dans ce temps-là),

il était devenu votre domestique; et il resta dans l'antichambre. Il ne me

reconnut pas; et comme monsieur le comte m'avait défendu de dire un seul

mot à qui que ce soit de ce qui m'était arrivé (je n'ai jamais su ni

demandé pourquoi), je ne parlai pas à ce bon Joseph, quoique j'eusse bien

envie de lui sauter au cou. Il s'en alla presque tout de suite dans une

autre pièce. J'avais ordre de ne point quitter celle où je me trouvais;

un bon serviteur ne connaît que sa consigne; Mais quand tout le monde fut

parti, le valet de chambre de monseigneur, qui a toute sa confiance, me

dit: «Karl, tu n'as pas parlé à ce petit laquais du Porpora, quoique tu

l'aies reconnu; et tu as bien fait. Monsieur le comte sera content de toi.

Quant à la demoiselle qui a chanté ce soir...--Oh! je l'ai reconnue aussi,

m'écriai-je, et je n'ai rien dit.--Eh bien, ajouta-t-il; tu as encore bien

fait. Monsieur le comte ne veut pas qu'on sache qu'elle a voyagé avec lui

jusqu'à Passaw.--Cela ne me regarde point, repris-je; mais puis-je te

demander, à toi, comment elle m'a délivré des mains des Prussiens?»

Henri me raconta alors comment la chose s'était passée (car il était là),

comment vous aviez couru après la voiture de monsieur le comte, et comment,

lorsque vous n'aviez plus rien à craindre pour vous-même; vous aviez voulu

absolument qu'il vînt me délivrer. Vous en aviez dit quelque chose à ma

pauvre femme; et elle me l'avait raconté aussi; car elle est morte en vous

recommandant au bon Dieu; et en me disant: «Ce sont de pauvres enfants,

qui ont l'air presque aussi malheureux que nous; et cependant ils m'ont

donné tout ce qu'ils avaient; et ils pleuraient comme si nous eussions été

de leur famille.» Aussi, quand j'ai vu M. Joseph à votre service, ayant

été chargé de lui porter quelque argent de la part de monseigneur chez qui

il avait joué du violon un autre soir, j'ai mis dans le papier quelques

ducats, les premiers que j'eusse gagnés dans cette maison. Il ne l'a pas

su, et il ne m'a pas reconnu, lui; mais si nous retournons à Vienne, je

m'arrangerai pour qu'il ne soit jamais dans l'embarras tant que je pourrai

gagner ma vie.


--Joseph n'est plus à mon service, bon Karl, il est mon ami. Il n'est

plus dans l'embarras, il est musicien, et gagnera sa vie aisément. Ne te

dépouille donc pas pour lui.


--Quant à vous, signora, dit Karl, je ne puis pas grand chose pour vous,

puisque vous êtes une grande actrice, à ce qu'on dit; mais voyez-vous,

si jamais vous vous trouvez dans la position d'avoir besoin d'un serviteur,

et de ne pouvoir le payer, adressez-vous à Karl, et comptez sur lui. Il

vous servira pour rien et sera bien heureux de travailler pour vous.



--Je suis assez payée par ta reconnaissance, mon ami. Je ne veux rien de

ton dévouement.


--Voici maître Porpora qui revient. Souvenez-vous, signora, que je n'ai

pas l'honneur de vous connaître autrement que comme un domestique mis à

vos ordres par mon maître.»


Le lendemain, nos voyageurs s'étant levés de grand matin, arrivèrent,

non sans peine, vers midi, au château de Roswald. Il était situé dans une

région élevée, au versant des plus belles montagnes de la Moravie, et si

bien abrité des vents froids, que le printemps s'y faisait déjà sentir,

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