l'une de l'autre de plus en plus. Anzoleto, n'accompagnant plus que d'une

main, avait passé son autre bras autour du corps flexible de son amie, et

l'attirait insensiblement contre le sien. Six mois d'indignation et de

douleur s'étaient effacés comme un rêve de l'esprit de la jeune fille.

Elle se croyait à Venise; elle priait la Madone de bénir son amour pour le

beau fiancé que lui avait donné sa mère, et qui priait avec elle, main

contre main, coeur contre coeur. Albert était sorti sans qu'elle s'en

aperçût, et l'air était plus léger, le crépuscule plus doux autour d'elle.

Tout à coup elle sentit à la fin d'une strophe les lèvres ardentes de son

Premier fiancé sur les siennes. Elle retint un cri; et, se penchant sur le

clavier, elle fondit en larmes.


En ce moment le comte Albert rentra, entendit ses sanglots, et vit la

Joie insultante d'Anzoleto. Le chant interrompu par l'émotion de la jeune

artiste n'étonna pas autant les autres témoins de cette scène rapide.

Personne n'avait vu le baiser; et chacun concevait que le souvenir de son

enfance et l'amour de son art lui eussent arraché des pleurs. Le comte

Christian s'affligeait un peu de cette sensibilité, qui annonçait tant

d'attachement et de regrets pour des choses dont il demandait le

sacrifice. La chanoinesse et le chapelain s'en réjouissaient, espérant

que ce sacrifice ne pourrait s'accomplir. Albert ne s'était pas encore

demandé si la comtesse de Rudolstadt pouvait redevenir artiste ou cesser

de l'être. Il eût tout accepté, tout permis, tout exigé même, pour qu'elle

fût heureuse et libre dans la retraite, dans le monde ou au théâtre, à son

choix. Son absence de préjugés et d'égoïsme allait jusqu'à l'imprévoyance

des cas les plus simples. Il ne lui vint donc pas à l'esprit que Consuelo

pût songer à s'imposer des sacrifices pour lui qui n'en voulait aucun.

Mais en ne voyant pas ce premier fait, il vit au delà, comme il voyait

toujours; il pénétra au coeur de l'arbre, et mit la main sur le ver

rongeur. Le véritable titre d'Anzoleto auprès de Consuelo, le véritable

but qu'il poursuivait, et le véritable sentiment qu'il inspirait, lui

furent révélés en un instant. Il regarda attentivement cet homme qui lui

était antipathique, et sur lequel jusque là il n'avait pas voulu jeter

les yeux parce qu'il ne voulait pas haïr le frère de Consuelo. Il vit en

lui un amant audacieux, acharné, et dangereux. Le noble Albert ne songea

pas à lui-même; ni le soupçon ni la jalousie n'entrèrent dans son coeur.

Le danger était tout pour Consuelo; car, d'un coup d'oeil profond et

lucide, cet homme, dont le regard vague et la vue délicate ne supportaient

pas le soleil et ne discernaient ni les couleurs ni les formes, lisait

au fond de l'âme et pénétrait, par la puissance mystérieuse de la

divination, dans les plus secrètes pensées des méchants et des fourbes. Je

n'expliquerai pas d'une manière naturelle ce don étrange qu'il possédait

parfois. Certaines facultés (non approfondies et non définies par la

science) restèrent chez lui incompréhensibles pour ses proches, comme

elles le sont pour l'historien qui vous les raconte, et qui, à l'égard de

ces sortes de choses, n'est pas plus avancé, après cent ans écoulés, que

ne le sont les grands esprits de son siècle, Albert, en voyant à nu l'âme

égoïste et vaine de son rival, ne se dit pas: Voilà mon ennemi; mais il se

dit: Voilà l'ennemi de Consuelo. Et, sans rien faire paraître de sa

découverte, il se promit de veiller sur elle, et de la préserver.





LXI.



Aussitôt que Consuelo vit un instant favorable, elle sortit du salon, et

alla dans le jardin. Le soleil était couché, et les premières étoiles

brillaient sereines et blanches dans un ciel encore rose vers l'occident,

déjà noir à l'est. La jeune artiste cherchait à respirer le calme dans

cet air pur et frais des premières soirées d'automne. Son sein était

oppressé d'une langueur voluptueuse; et cependant elle en éprouvait des

remords, et appelait au secours de sa volonté toutes les forces de son

âme. Elle eût pu se dire: «_Ne puis-je donc savoir si j'aime ou si je

hais?_» Elle tremblait, comme si elle eût senti son courage l'abandonner

dans la crise la plus dangereuse de sa vie; et, pour la première fois,

elle ne retrouvait pas en elle cette droiture de premier mouvement, cette

sainte confiance dans ses intentions, qui l'avaient toujours soutenue

dans ses épreuves. Elle avait quitté le salon pour se dérober à la

fascination qu'Anzoleto exerçait sur elle, et elle avait éprouvé en

même temps comme un vague désir d'être suivie par lui. Les feuilles

commençaient à tomber. Lorsque le bord de son vêtement les faisait crier

derrière elle, elle s'imaginait entendre des pas sur les siens, et, prête

à fuir, n'osant se retourner, elle restait enchaînée à sa place par une

puissance magique.


Quelqu'un la suivait, en effet, mais sans oser et sans vouloir se montrer:

c'était Albert. Étranger à toutes ces petites dissimulations qu'on appelle

les convenances, et se sentant par la grandeur de son amour au-dessus de

toute mauvaise honte, il était sorti un instant après elle, résolu de la

protéger à son insu, et d'empêcher son séducteur de la rejoindre. Anzoleto

avait remarqué cet empressement naïf, sans en être fort alarmé. Il avait

trop bien vu le trouble de Consuelo, pour ne pas regarder sa victoire

comme assurée; et, grâce à la fatuité que de faciles succès avaient

développée en lui, il était résolu à ne plus brusquer les choses, à ne

plus irriter son amante, et à ne plus effaroucher la famille. «Il n'est

plus nécessaire de tant me presser, se disait-il. La colère pourrait lui

donner des forces. Un air de douleur et d'abattement lui fera perdre le

reste de courroux qu'elle a contre moi. Son esprit est fier, attaquons ses

sens. Elle est sans doute moins austère qu'à Venise; elle s'est civilisée

ici. Qu'importe que mon rival soit heureux un jour de plus? Demain elle

est à moi; cette nuit peut-être! Nous verrons bien. Ne la poussons pas par

la peur à quelque résolution désespérée. Elle ne m'a pas trahi auprès

d'eux. Soit pitié, soit crainte, elle ne dément pas mon rôle de frère; et

les grands parents, malgré toutes mes sottises, paraissent résolus à me

supporter pour l'amour d'elle. Changeons donc de tactique. J'ai été plus

vite que je n'espérais. Je puis bien faire halte.»


Le comte Christian, la chanoinesse et le chapelain furent donc fort

surpris de lui voir prendre tout d'un coup de très-bonnes manières, un ton

modeste, et un maintien doux et prévenant. Il eut l'adresse de se plaindre

tout bas au chapelain d'un grand mal de tête, et d'ajouter qu'étant fort

sobre d'habitude, le vin de Hongrie, dont il ne s'était pas méfié au

dîner, lui avait porté au cerveau. Au bout d'un instant, cet aveu fut

communiqué en allemand à la chanoinesse et au comte, qui accepta cette

espèce de justification avec un charitable empressement. Wenceslawa fut

d'abord moins indulgente; mais les soins que le comédien se donna pour lui

plaire, l'éloge respectueux qu'il sut faire, à propos, des avantages

de la noblesse, l'admiration qu'il montra pour l'ordre établi dans le

château, désarmèrent promptement cette âme bienveillante et incapable de

rancune. Elle l'écouta d'abord par désoeuvrement, et finit par causer avec

lui avec intérêt, et par convenir avec son frère que c'était un excellent

et charmant jeune homme. Lorsque Consuelo revint de sa promenade, une

heure s'était écoulée, pendant laquelle Anzoleto n'avait pas perdu son

temps. Il avait si bien regagné les bonnes grâces de la famille, qu'il

était sûr de pouvoir rester autant de jours au château qu'il lui en

faudrait pour arriver à ses fins. Il ne comprit pas ce que le vieux comte

disait à Consuelo en allemand; mais il devina, aux regards tournés vers

lui, et à l'air de surprise et d'embarras de la jeune fille, que Christian

venait de faire de lui le plus complet éloge, en la grondant un peu de ne

pas marquer plus d'intérêt à un frère aussi aimable.


«Allons, signora, dit la chanoinesse, qui, malgré son dépit contre la

Porporina, ne pouvait s'empêcher de lui vouloir du bien, et qui, de plus,

croyait accomplir un acte de religion; vous avez boudé votre frère à

dîner, et il est vrai de dire qu'il le méritait bien dans ce moment-là.

Mais il est meilleur qu'il ne nous avait paru d'abord. Il vous aime

tendrement, et vient de nous parler de vous à plusieurs reprises avec

toute sorte d'affection, même de respect. Ne soyez pas plus sévère que

nous. Je suis sûre que s'il se souvient de s'être grisé à dîner, il en est

tout chagrin, surtout à cause de vous. Parlez-lui donc, et ne battez pas

froid à celui qui vous tient de si près par le sang. Pour mon compte,

quoique mon frère le baron d'Albert, qui était fort taquin dans sa

jeunesse, m'ait fâchée bien souvent, je n'ai jamais pu rester une heure

brouillée avec lui.»


Consuelo, n'osant confirmer ni détruire l'erreur de la bonne dame, resta

comme atterrée à cette nouvelle attaque d'Anzoleto, dont elle comprenait

bien la puissance et l'habileté.


«Vous n'entendez pas ce que dit ma soeur? dit Christian au jeune homme; je

vais vous le traduire en deux mots. Elle reproche à Consuelo de faire trop

la petite maman avec vous; et je suis sûr que Consuelo meurt d'envie de

faire la paix. Embrassez-vous donc, mes enfants. Allons, vous, jeune

homme, faites le premier pas; et si vous avez eu autrefois envers elle

quelques torts dont vous vous repentiez, dites-le-lui afin qu'elle vous le

pardonne.»


Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois; et, saisissant la main

tremblante de Consuelo, qui n'osait la lui retirer:


«Oui, dit-il, j'ai eu de grands torts envers elle, et je m'en repens si

amèrement, que tous mes efforts pour m'étourdir à ce sujet ne servent qu'à

briser mon coeur de plus en plus. Elle le sait bien; et si elle n'avait pas

une âme de fer, orgueilleuse comme la force, et impitoyable comme la

vertu, elle aurait compris que mes remords m'ont bien assez puni. Ma

soeur, pardonne-moi donc, et rends-moi ton amour; ou bien je vais partir

aussitôt, et promener mon désespoir, mon isolement et mon ennui par toute

la terre. Étranger partout, sans appui, sans conseil, sans affection, je

ne pourrai plus croire à Dieu, et mon égarement retombera sur ta tête.»


Cette homélie attendrit vivement le comte, et arracha des larmes à la

bonne chanoinesse.


«Vous l'entendez, Porporina, s'écria-t-elle; ce qu'il vous dit est

très-beau et très-vrai. Monsieur le chapelain, vous devez, au nom de la

religion, ordonner à la signora de se réconcilier avec son frère.»


Le chapelain allait s'en mêler. Anzoleto n'attendit pas le sermon, et,

saisissant Consuelo dans ses bras, malgré sa résistance et son effroi,

il l'embrassa passionnément à la barbe du chapelain et à la grande

édification de l'assistance. Consuelo, épouvantée d'une tromperie si

impudente, ne put s'y associer plus longtemps.


«Arrêtez! dit-elle, monsieur le comte, écoutez-moi!...»


Elle allait tout révéler, lorsque Albert parut. Aussitôt l'idée de

Zdenko revint glacer de crainte l'âme prête à s'épancher. L'implacable

Protecteur de Consuelo pouvait vouloir la débarrasser, sans bruit et sans

délibération, de l'ennemi contre lequel elle allait l'invoquer. Elle

pâlit, regarda Anzoleto d'un air de reproche douloureux, et la parole

expira sur ses lèvres.


A sept heures sonnantes, on se remit à table pour souper. Si l'idée de ces

fréquents repas est faite pour ôter l'appétit à mes délicates lectrices,

je leur dirai que la mode de ne point manger n'était pas en vigueur dans

ce temps-là et dans ce pays-là. Je crois l'avoir déjà dit: on mangeait

lentement, copieusement, et souvent, à Riesenburg. La moitié de la journée

se passait presque à table; et j'avoue que Consuelo, habituée dès son

enfance, et pour cause, à vivre tout un jour avec quelques cuillerées de

riz cuit à l'eau, trouvait ces homériques repas mortellement longs. Pour

la première fois, elle ne sut point si celui-ci dura une heure, un instant

ou un siècle. Elle ne vivait pas plus qu'Albert lorsqu'il était seul au

fond de sa grotte. Il lui semblait qu'elle était ivre, tant la honte

d'elle-même, l'amour et la terreur, agitaient tout son être. Elle ne

mangea point, n'entendit et ne vit rien autour d'elle. Consternée comme

quelqu'un qui se sent rouler dans un précipice, et qui voit se briser une

à une les faibles branches qu'il voulait saisir pour arrêter sa chute,

elle regardait le fond de l'abîme, et le vertige bourdonnait dans son

cerveau. Anzoleto était près d'elle; il effleurait son vêtement, il

pressait avec des mouvements convulsifs son coude contre son coude, son

pied contre son pied. Dans son empressement à la servir, il rencontrait

ses mains, et les retenait dans les siennes pendant une seconde; mais

cette rapide et brûlante pression résumait tout un siècle de volupté. Il

lui disait à la dérobée de ces mots qui étouffent, il lui lançait de ces

regards qui dévorent. Il profitait d'un instant fugitif comme l'éclair

pour échanger son verre avec le sien, et pour toucher de ses lèvres le

cristal que ses lèvres avaient touché. Et il savait être tout de feu

pour elle, tout de marbre aux yeux des autres. Il se tenait à merveille,

parlait convenablement, était plein d'égards attentifs pour la

chanoinesse, traitait le chapelain avec respect, lui offrait les meilleurs

morceaux des viandes qu'il se chargeait de découper avec la dextérité et

la grâce d'un convive habitué à la bonne chère. Il avait remarqué que le

saint homme était gourmand, que sa timidité lui imposait à cet égard de

fréquentes privations; et celui-ci se trouva si bien de ses préférences,

qu'il souhaita voir le nouvel écuyer-tranchant passer le reste de ses

jours au château des Géants.


On remarqua qu'Anzoleto ne buvait que de l'eau; et lorsque le chapelain,

par échange de bons procédés, lui offrit du vin, il répondit assez haut

pour être entendu:


«Mille grâces! on ne m'y prendra plus. Votre beau vin est un perfide avec

lequel je cherchais à m'étourdir tantôt. Maintenant, je n'ai plus de

chagrins, et je reviens à l'eau, ma boisson habituelle et ma loyale amie.»


On prolongea la veillée un peu plus que de coutume. Anzoleto chanta

encore; et cette fois il chanta pour Consuelo. Il choisit les airs favoris

de ses vieux auteurs, qu'elle lui avait appris elle-même; et il les dit

avec tout le soin, avec toute la pureté de goût et de délicatesse

d'intention qu'elle avait coutume d'exiger de lui. C'était lui rappeler

encore les plus chers et les plus purs souvenirs de son amour et de son art.


Au moment où l'on allait se séparer, il prit un instant favorable pour lui

dire tout bas:


«Je sais où est ta chambre; on m'en a donné une dans la même galerie.

A minuit, je serai à genoux à ta porte, j'y resterai prosterné jusqu'au

jour. Ne refuse pas de m'entendre un instant. Je ne veux pas reconquérir

ton amour, je ne le mérite pas. Je sais que tu ne peux plus m'aimer, qu'un

autre est heureux, et qu'il faut que je parte. Je partirai la mort dans

l'âme, et le reste de ma vie est dévoué aux furies! Mais ne me chasse pas

sans m'avoir dit un mot de pitié, un mot d'adieu. Si tu n'y consens pas,

je partirai dès la pointe du jour, et ce sera fait de moi pour jamais!


--Ne dites pas cela, Anzoleto. Nous devons nous quitter ici, nous dire un

éternel adieu. Je vous pardonne, et je vous souhaite....


--Un bon voyage! reprit-il avec ironie; puis, reprenant aussitôt son ton

hypocrite: Tu es impitoyable, Consuelo. Tu veux que je sois perdu, qu'il

ne reste pas en moi un bon sentiment, un bon souvenir. Que crains-tu?

Ne t'ai-je pas prouvé mille fois mon respect et la pureté de mon amour?

Quand on aime éperdument, n'est-on pas esclave, et ne sais-tu pas qu'un

mot de toi me dompte et m'enchaîne? Au nom du ciel, si tu n'es pas la

maîtresse de cet homme que tu vas épouser, s'il n'est pas le maître de ton

appartement et le compagnon inévitable de toutes tes nuits...


--Il ne l'est pas, il ne le fut jamais,» dit Consuelo avec l'accent de la

fière innocence.


Elle eût mieux fait de réprimer ce mouvement d'un orgueil bien fondé, mais

trop sincère en cette occasion. Anzoleto n'était pas poltron; mais il

aimait la vie, et s'il eût cru trouver dans la chambre de Consuelo un

gardien déterminé, il fût resté fort paisiblement dans la sienne. L'accent

de vérité qui accompagna la réponse de la jeune fille l'enhardit tout à

fait.


«En ce cas, dit-il, je ne compromets pas ton avenir. Je serai si prudent,

si adroit, je marcherai si légèrement, je te parlerai si bas, que ta

réputation ne sera pas ternie. D'ailleurs, ne suis-je pas ton frère?

Devant partir à l'aube du jour, qu'y aurait-il d'extraordinaire à ce que

j'aille te dire adieu?


--Non! non! ne venez pas! dit Consuelo épouvantée. L'appartement du

comte Albert n'est pas éloigné; peut-être a-t-il tout deviné... Anzoleto,

si vous vous exposez... je ne réponds pas de votre vie. Je vous parle

sérieusement, et mon sang se glace dans mes veines!»


Anzoleto sentit en effet sa main, qu'il avait prise dans la sienne,

devenir plus froide que le marbre.


«Si tu discutes, si tu parlementes à ta porte, tu exposes mes jours,

dit-il en souriant; mais si ta porte est ouverte, si nos baisers sont

muets, nous ne risquons rien. Rappelle-toi que nous avons passé des nuits

ensemble sans éveiller un seul des nombreux voisins de la Corte-Minelli.

Quant à moi, s'il n'y a pas d'autre obstacle que la jalousie du comte, et

pas d'autre danger que la mort....»


Consuelo vit en cet instant le regard du comte Albert, ordinairement si

vague, redevenir clair et profond en s'attachant sur Anzoleto. Il ne

pouvait entendre; mais il semblait qu'il entendit avec les yeux. Elle

retira sa main de celle d'Anzoleto, en lui disant d'une voix étouffée:


«Ah! si tu m'aimes, ne brave pas cet homme terrible!


--Est-ce pour toi que tu crains dit Anzoleto rapidement.


--Non, mais pour tout ce qui m'approche et me menace.


--Et pour tout ce qui t'adore, sans doute? Eh bien, soit. Mourir à tes

yeux, mourir à tes pieds; oh! je ne demande que cela. J'y serai à minuit;

résiste, et tu ne feras que hâter ma perte.


--Vous partez demain, et vous ne prenez congé de personne? dit Consuelo en

voyant qu'il saluait le comte et la chanoinesse sans leur parler de son

départ.


--Non, dit-il; ils me retiendraient, et, malgré moi, voyant tout conspirer

pour prolonger mon agonie, je céderais. Tu leur feras mes excuses et mes

adieux. Les ordres sont donnés à mon guide pour que mes chevaux soient

prêts à quatre heures du matin.»


Cette dernière assertion était plus que vraie. Les regards singuliers

d'Albert depuis quelques heures n'avaient pas échappé à Anzoleto. Il

était résolu à tout oser; mais il se tenait prêt pour la fuite en cas

d'événement. Ses chevaux étaient déjà sellés dans l'écurie, et son guide

avait reçu l'ordre de ne pas se coucher.


Rentrée dans sa chambre, Consuelo fut saisie d'une véritable épouvante.

Elle ne voulait point recevoir Anzoleto, et en même temps elle craignait

qu'il fût empêché de venir la trouver. Toujours ce sentiment double, faux,

insurmontable, tourmentait sa pensée, et mettait son coeur aux prises avec

sa conscience. Jamais elle ne s'était sentie si malheureuse, si exposée,

si seule sur la terre. «O mon maître Porpora, où êtes-vous? s'écriait-elle.

Vous seul pourriez me sauver; vous seul connaissez mon mal et les périls

auxquels je suis livrée. Vous seul êtes rude, sévère, et méfiant, comme

devrait l'être un ami et un père, pour me retirer de cet abîme où je

tombe!... Mais n'ai-je pas des amis autour de moi? N'ai-je pas un père dans

le comte Christian? La chanoinesse ne serait-elle pas une mère pour moi, si

j'avais le courage de braver ses préjugés et de lui ouvrir mon coeur? Et

Albert n'est-il pas mon soutien, mon frère, mon époux, si je consens à dire

un mot! Oh! oui, c'est lui qui doit être mon sauveur; et je le crains!

et je le repousse!... Il faut que j'aille les trouver tous les trois,

ajoutait-elle en se levant et en marchant avec agitation dans sa chambre.

Il faut que je m'engage avec eux, que je m'enchaîne à leurs bras

protecteurs, que je m'abrite sous les ailes de ces anges gardiens. Le

repos, la dignité, l'honneur, résident avec eux; l'abjection et le

désespoir m'attendent auprès d'Anzoleto. Oh! oui! il faut que j'aille leur

faire la confession de cette affreuse journée, que je leur dise ce qui se

passe en moi, afin qu'ils me préservent et me défendent de moi-même. Il

faut que je me lie à eux par un serment, que je dise ce _oui_ terrible qui

mettra une invincible barrière entre moi et mon fléau! J'y vais!...»


Et, au lieu d'y aller, elle retombait épuisée sur sa chaise, et pleurait

avec déchirement son repos perdu, sa force brisée.


«Mais quoi! disait-elle, j'irai leur faire un nouveau mensonge! j'irai leur

offrir une fille égarée, une épouse adultère! car je le suis par le coeur,

et la bouche qui jurerait une immuable fidélité au plus sincère des hommes

est encore toute brûlante du baiser d'un autre; et mon coeur tressaille

d'un plaisir impur rien que d'y songer! Ah! mon amour même pour l'indigne

Anzoleto est changé comme lui. Ce n'est plus cette affection tranquille

et sainte avec laquelle je dormais heureuse sous les ailes que ma mère

étendait sur moi du haut des cieux. C'est un entraînement lâche et

impétueux comme l'être qui l'inspire. Il n'y a plus rien de grand ni de

vrai dans mon âme. Je me mens à moi-même depuis ce matin, comme je mens aux

autres. Comment ne leur mentirais-je pas désormais à toutes les heures de

ma vie? Présent ou absent, Anzoleto sera toujours devant mes yeux; la seule

pensée de le quitter demain me remplit de douleur, et dans le sein d'un

autre je ne rêverais que de lui. Que faire, que devenir?»


L'heure s'avançait avec une affreuse rapidité, avec une affreuse lenteur.

«Je le verrai, se disait-elle. Je lui dirai que je le hais, que je le

méprise, que je ne veux jamais le revoir. Mais non, je mens encore; car je

ne le lui dirai pas; ou bien, si j'ai ce courage, je me rétracterai un

instant après. Je ne puis plus même être sûre de ma chasteté; il n'y croit

plus, il ne me respectera pas. Et moi, je ne crois plus à moi-même, je ne

crois plus à rien. Je succomberai par peur encore plus que par faiblesse.

Oh! plutôt mourir que de descendre ainsi dans ma propre estime, et de

donner ce triomphe à la ruse et au libertinage d'autrui, sur les instincts

sacrés et les nobles desseins que Dieu avait mis en moi!»


Elle se mit à sa fenêtre, et eut véritablement l'idée de se précipiter,

pour échapper par la mort à l'infamie dont elle se croyait déjà souillée.

En luttant contre cette sombre tentation, elle songea aux moyens de salut

qui lui restaient. Matériellement parlant, elle n'en manquait pas, mais

tous lui semblaient entraîner d'autres dangers. Elle avait commencé par

verrouiller la porte par laquelle Anzoleto pouvait venir. Mais elle ne

connaissait encore qu'à demi cet homme froid et personnel, et, ayant vu des

preuves de son courage physique, elle ne savait pas qu'il était tout à fait

dépourvu du courage moral qui fait affronter la mort pour satisfaire la

passion. Elle pensait qu'il oserait venir jusque là, qu'il insisterait pour

être écouté, qu'il ferait quelque bruit; et elle savait qu'il ne fallait

qu'un souffle pour attirer Albert. Il y avait auprès de sa chambre un

cabinet avec un escalier dérobé, comme dans presque tous les appartements

du château; mais cet escalier donnait à l'étage inférieur, tout auprès de

la chanoinesse. C'était le seul refuge qu'elle pût chercher contre l'audace

imprudente d'Anzoleto; et, pour se faire ouvrir, il fallait tout confesser,

même d'avance, afin de ne pas donner lieu à un scandale, que la bonne

Wenceslawa, dans sa frayeur, pourrait bien prolonger. Il y avait encore le

jardin; mais si Anzoleto, qui paraissait avoir exploré tout le château avec

soin, s'y rendait de son côté, c'était courir à sa perte.


En rêvant ainsi, elle vit de la fenêtre de son cabinet, qui donnait sur une

cour de derrière, de la lumière auprès des écuries. Elle examina un homme

qui rentrait et sortait de ces écuries sans éveiller les autres serviteurs,

et qui paraissait faire des apprêts de départ. Elle reconnut à son costume

le guide d'Anzoleto, qui arrangeait ses chevaux conformément à ses

instructions. Elle vit aussi de la lumière chez le gardien du pont-levis,

et pensa avec raison qu'il avait été averti par le guide d'un départ dont

l'heure n'était pas encore fixée. En observant ces détails, et en se

livrant à mille conjectures, à mille projets, Consuelo conçut un dessein

assez étrange et fort téméraire. Mais comme il lui offrait un terme moyen

entre les deux extrêmes qu'elle redoutait, et lui ouvrait en même temps

une nouvelle perspective sur les événements de sa vie, il lui parut une

véritable inspiration du ciel. Elle n'avait pas de temps à employer pour en

examiner les moyens et les suites. Les uns lui parurent se présenter par

l'effet d'un hasard providentiel; les autres lui semblèrent pouvoir être

détournés. Elle se mit à écrire ce qui suit, fort à la hâte, comme on peut

croire, car l'horloge, du château venait de sonner onze heures:


«Albert, je suis forcée de partir. Je vous chéris de toute mon âme, vous le

savez. Mais il y a dans mon. être des contradictions, des souffrances, et

des révoltes que je ne puis expliquer ni à vous ni à moi-même. Si je vous

voyais en ce moment, je vous dirais que je me fie à vous, que je vous

abandonne le soin de mon avenir, que je consens à être votre femme. Je vous

dirais peut-être que je le veux. Et pourtant je vous tromperais, ou je

ferais un serment téméraire; car mon coeur n'est pas assez purifié de

l'ancien amour, pour vous appartenir dès à présent, sans effroi, et pour

mériter le vôtre sans remords. Je fuis; je vais à Vienne, rejoindre ou

attendre le Porpora, qui doit y être ou y arriver dans peu de jours, comme

sa lettre à votre père vous l'a annoncé dernièrement. Je vous jure que je

vais chercher auprès de lui l'oubli et la haine du passé, et l'espoir d'un

avenir dont vous êtes pour moi la pierre angulaire. Ne me suivez pas; je

vous le défends, au nom de cet avenir que votre impatience compromettrait

et détruirait peut-être. Attendez-moi, et tenez-moi le serment que vous

m'avez fait de ne pas retourner sans moi à... Vous me comprenez! Comptez

sur moi, je vous l'ordonne; car je m'en vais avec la sainte espérance de

revenir ou de vous appeler bientôt. Dans ce moment je fais un rêve affreux.

Il me semble que quand je serai seule avec moi-même, je me réveillerai

digne de vous. Je ne veux point que mon frère me suive. Je vais le tromper,

lui faire prendre une route opposée à celle que je prends moi-même. Sur

tout ce que vous avez de plus cher au monde, ne contrariez en rien mon

projet, et croyez-moi sincère. C'est à cela que je verrai si vous m'aimez

véritablement, et si je puis sacrifier sans rougir ma pauvreté à votre

richesse, mon obscurité à votre rang, mon ignorance à la science de votre

esprit. Adieu! mais non: au revoir, Albert. Pour vous prouver que je ne

m'en vais pas irrévocablement, je vous charge de rendre votre digne et

chère tante favorable à notre union, et de me conserver les bontés de votre

père, le meilleur, le plus respectable des hommes! Dites-lui la vérité sur

tout ceci. Je vous écrirai de Vienne.»


L'espérance de convaincre et de calmer par une telle lettre un homme

aussi épris qu'Albert était téméraire sans doute, mais non déraisonnable.

Consuelo sentait revenir, pendant qu'elle lui écrivait, l'énergie de sa

volonté et la loyauté de son caractère. Tout ce qu'elle lui écrivait, elle

le pensait. Tout ce qu'elle annonçait, elle allait le faire. Elle croyait à

la pénétration puissante et presque à la seconde vue d'Albert; elle n'eût

pas espéré de le tromper; elle était sûre qu'il croirait en elle, et que,

son caractère donné, il lui obéirait ponctuellement. En ce moment, elle

jugea les choses, et Albert lui-même, d'aussi haut que lui.


Après avoir plié sa lettre sans la cacheter, elle jeta sur ses épaules son

manteau de voyage, enveloppa sa tête dans un voile noir très-épais, mit

de fortes chaussures, prit sur elle le peu d'argent qu'elle possédait, fit

un mince paquet de linge, et, descendant sur la pointe du pied avec

d'incroyables précautions, elle traversa les étages inférieurs, parvint à

l'appartement du comte Christian, se glissa jusqu'à son oratoire, où elle

savait qu'il entrait régulièrement à six heures du matin. Elle déposa la

lettre sur le coussin où il mettait son livre avant de s'agenouiller par

terre. Puis, descendant jusqu'à la cour, sans éveiller personne, elle

marcha droit aux écuries.


Le guide, qui n'était pas trop rassuré de se voir seul en pleine nuit dans

un grand château où tout le monde dormait comme les pierres, eut d'abord

peur de cette femme noire qui s'avançait sur lui comme un fantôme. Il

recula jusqu'au fond de son écurie, n'osant ni crier ni l'interroger: c'est

ce que voulait Consuelo. Dès qu'elle se vit hors de la portée des regards

et de la voix (elle savait d'ailleurs que ni des fenêtres d'Albert ni de

celles d'Anzoleto on n'avait vue sur cette cour), elle dit au guide:


«Je suis la soeur du jeune homme que tu as amené ici ce matin. Il m'enlève.

C'est convenu avec lui depuis un instant, mets vite une selle de femme sur

son cheval: il y en a ici plusieurs. Suis-moi à Tusta sans dire un seul

mot, sans faire un seul pas qui puisse apprendre aux gens du château que

je me sauve. Tu seras payé double. Tu as l'air étonné? Allons, dépêche!

A peine serons-nous rendus à la ville, qu'il faudra que tu reviennes ici

avec les mêmes chevaux pour chercher mon frère.»


Le guide secoua la tête.


«Tu seras payé triple.»


Le guide fit un signe de consentement.


«Et tu le ramèneras bride abattue à Tusta, où je vous attendrai.»


Le guide hocha encore la tête.


«Tu auras quatre fois autant à la dernière course qu'à la première.»


Le guide obéit. En un instant le cheval que devait monter Consuelo fut

préparé en selle de femme.


«Ce n'est pas tout, dit Consuelo en sautant dessus avant même qu'il fût

bridé entièrement; donne-moi ton chapeau, et jette ton manteau par-dessus

le mien. C'est pour un instant.


--J'entends, dit l'autre, c'est pour tromper le portier; c'est facile! Oh!

ce n'est pas la première fois que j'enlève une demoiselle! Votre amoureux

paiera bien, je pense, quoique vous soyez sa soeur, ajouta-t-il d'un air

narquois.


--Tu seras bien payé par moi la première. Tais-toi. Es-tu prêt?


--Je suis à cheval.


--Passe le premier, et fais baisser le pont.»


Ils le franchirent au pas, firent un détour pour ne point passer sous les

murs du château, et au bout d'un quart d'heure gagnèrent la grande route

sablée. Consuelo n'avait jamais monté à cheval de sa vie. Heureusement,

celui-là, quoique vigoureux, était d'un bon caractère. Son maître l'animait

en faisant claquer sa langue, et il prit un galop ferme et soutenu, qui, à

travers bois et bruyères, conduisit l'amazone à son but au bout de deux

heures.


Consuelo lui retint la bride et sauta à terse à l'entrée de la ville.


«Je ne veux pas qu'on me voie ici, dit-elle au guide en lui mettant dans la

main le prix convenu pour elle et pour Anzoleto. Je vais traverser la ville

à pied, et j'y prendrai chez des gens que je connais une voiture qui me

conduira sur la route de Prague. J'irai vite, pour m'éloigner le plus

possible, avant le jour, du pays où ma figure est connue; au jour, je

m'arrêterai, et j'attendrai mon frère.


--Mais en quel endroit?


--Je ne puis le savoir. Mais dis-lui que ce sera à un relais de poste.

Qu'il ne fasse pas de questions avant dix lieues d'ici. Alors il demandera

partout madame Wolf; c'est le premier nom venu; ne l'oublie pas pourtant.

Il n'y a qu'une route pour Prague?


--Qu'une seule jusqu'à ...


--C'est bon. Arrête-toi dans le faubourg pour faire rafraîchir tes chevaux.

Tâche qu'on ne voie pas la selle de femme; jette ton manteau dessus; ne

réponds à aucune question, et repars. Attends! encore un mot: dis à mon

frère de ne pas hésiter, de ne pas tarder, de s'esquiver sans être vu.

Il y a danger de mort pour lui au château.


--Dieu soit avec vous, la jolie fille! répondit le guide, qui avait eu le

temps de rouler entre ses doigts l'argent qu'il venait de recevoir. Quand

mes pauvres chevaux devraient en crever, je suis content de vous avoir

rendu service.--Je suis pourtant fâché, se dit-il quand elle eut disparu

dans l'obscurité, de ne pas avoir aperçu le bout de son nez; je voudrais

savoir si elle est assez jolie pour se faire enlever. Elle m'a fait peur

d'abord avec son voile noir et son pas résolu; aussi ils m'avaient fait

tant de contes à l'office, que je ne savais plus où j'en étais. Sont-ils

superstitieux et simples, ces gens-là, avec leurs revenants et leur homme

noir du chêne de Schreckenstein! Bah! j'y ai passé plus de cent fois, et

je ne l'ai jamais vu! J'avais bien soin de baisser la tête, et de regarder

du côté du ravin quand je passais au pied de la montagne.»


En faisant ces réflexions naïves, le guide, après avoir donné l'avoine à

ses chevaux, et s'être administré à lui-même, dans un cabaret voisin, une

large pinte d'hydromel pour se réveiller, reprit le chemin de Riesenburg,

sans trop se presser, ainsi que Consuelo l'avait bien espéré et prévu tout

en lui recommandant de faire diligence. Le brave garçon, à mesure qu'il

s'éloignait d'elle, se perdait en conjectures sur l'aventure romanesque

dont il venait d'être l'entremetteur. Peu à peu les vapeurs de la nuit, et

peut-être aussi celles de la boisson fermentée, lui firent paraître cette

aventure plus merveilleuse encore. «Il serait plaisant, pensait-il, que

cette femme noire fût un homme, et cet homme le revenant du château, le

fantôme noir du Schreckenstein? On dit qu'il joue toutes sortes de mauvais

tours aux voyageurs de nuit, et le vieux Hanz m'a juré l'avoir vu plus de

dix fois dans son écurie lorsqu'il allait donner l'avoine aux chevaux du

vieux baron d'Albert avant le jour. Diable! ce ne serait pas si plaisant!

la rencontre et la société de ces êtres-là est toujours suivie de quelque

malheur. Si mon pauvre grison a porté Satan cette nuit, il en mourra pour

sûr. Il me semble qu'il jette déjà du feu par les naseaux; pourvu qu'il ne

prenne pas le mors aux dents! Pardieu! je suis curieux d'arriver au

château, pour voir si, au lieu de l'argent que cette diablesse m'a donné,

je ne vais pas trouver des feuilles sèches dans ma poche. Et si l'on venait

me dire que la signora Porporina dort bien tranquillement dans son lit au

lieu de courir sur la route de Prague, qui serait pris, du diable ou de

moi? Le fait est qu'elle galopait comme le vent, et qu'elle a disparu en me

quittant, comme si elle se fût enfoncée sous terre.»





LXII.



Anzoleto n'avait pas manqué de se lever à minuit, de prendre son stylet, de

se parfumer, et d'éteindre son flambeau. Mais au moment où il crut pouvoir

ouvrir sa porte sans bruit (il avait déjà remarqué que la serrure était

douce et fonctionnait très discrètement), il fut fort étonné de ne pouvoir

imprimer à la clef le plus léger mouvement. Il s'y brisa les doigts, et

s'y épuisa de fatigue, au risque d'éveiller quelqu'un en secouant trop

fortement la porte. Tout fut inutile. Son appartement n'avait pas d'autre

issue; la fenêtre donnait sur les jardins à une élévation de cinquante

pieds, parfaitement nue et impossible à franchir; la seule pensée en

donnait le vertige.


«Ceci n'est pas l'ouvrage du hasard, se dit Anzoleto après avoir encore

inutilement essayé d'ébranler sa porte. Que ce soit Consuelo (et ce serait

bon signe; sa peur me répondrait de sa faiblesse) ou que ce soit le comte

Albert, tous deux me le paieront à la fois!»


II prit le parti de se rendormir. Le dépit l'en empêcha; et peut-être

Aussi un certain malaise voisin de la crainte. Si Albert était l'auteur

de cette précaution, lui seul n'était pas dupe, dans la maison, de ses

rapports fraternels avec Consuelo. Cette dernière avait paru véritablement

épouvantée en l'avertissant de prendre garde à _cet homme terrible_.

Anzoleto avait beau se dire qu'étant fou, le jeune comte ne mettrait

peut-être pas de suite dans ses idées, ou qu'étant d'une illustre

naissance, il ne voudrait pas, suivant le préjugé du temps, se commettre

dans une partie d'honneur avec un comédien; ces suppositions ne le

rassuraient point. Albert lui avait paru un fou bien tranquille et bien

maître de lui-même; et quant à ses préjugés, il fallait qu'ils ne fussent

pas fort enracinés pour lui permettre de vouloir épouser une comédienne.

Anzoleto commença donc à craindre sérieusement d'avoir maille à partir avec

lui, avant d'en venir à ses fins, et de se faire quelque mauvaise affaire

en pure perte. Ce dénouement lui paraissait plus honteux que funeste. Il

avait appris à manier l'épée, et se flattait de tenir tête à quelque homme

de qualité que ce fût. Néanmoins il ne se sentit pas tranquille, et ne

dormit pas.


Vers cinq heures du matin, il crut entendre des pas dans le corridor, et

peu après sa porte s'ouvrit sans bruit et sans difficulté. Il ne faisait

pas encore bien jour; et en voyant un homme entrer dans sa chambre avec

aussi peu de cérémonie, Anzoleto crut que le moment décisif était venu.

Il sauta sur son stylet en bondissant comme un taureau. Mais il reconnut

aussitôt, à la lueur du crépuscule, son guide qui lui faisait signe de

parler bas et de ne pas faire de bruit.


«Que veux-tu dire avec tes simagrées, et que me veux-tu, imbécile? Dit

Anzoleto avec humeur. Comment as-tu fait pour entrer ici?


--Eh! par où, si ce n'est pas la porte, mon bon seigneur?


--La porte était fermée à clef.


--Mais vous aviez laissé la clef en dehors.


--Impossible! la voilà sur ma table.


--Belle merveille! il y en a une autre.


--Et qui donc m'a joué le tour de m'enfermer ainsi? Il n'y avait qu'une

clef hier soir: serait-ce toi, en venant chercher ma valise?


--Je jure que ce n'est pas moi, et que je n'ai pas vu de clef.


--Ce sera donc le diable! Mais que me veux-tu avec ton air affairé et

mystérieux? Je ne t'ai pas fait appeler.


--Vous ne me laissez pas le temps de parler! Vous me voyez, d'ailleurs, et

vous savez bien sans doute ce que je vous veux. La signora est arrivée sans

encombre à Tusta, et, suivant ses ordres, me voici avec mes chevaux pour

vous y conduire.»


Il fallut bien quelques instants pour qu'Anzoleto comprit de quoi il

s'agissait; mais il s'accommoda assez vite de la vérité pour empêcher que

son guide, dont les craintes superstitieuses s'effaçaient d'ailleurs avec

les ombres de la nuit, ne retombât dans ses perplexités à l'égard d'une

malice du diable. Le drôle avait commencé par examiner et par faire sonner

sur les pavés de l'écurie l'argent de Consuelo, et il se tenait pour

content de son marché avec l'enfer. Anzoleto comprit à demi-mot, et pensa

que la fugitive avait été de son côté surveillée de manière à ne pouvoir

l'avertir de sa résolution; que, menacée, poussée à bout peut-être par son

jaloux, elle avait saisi un moment propice pour déjouer tous ses efforts,

s'évader et prendre la clef des champs.


«Quoi qu'il en soit, dit-il, il n'y a ni à douter ni à balancer. Les avis

qu'elle me fait donner par cet homme, qui l'a conduite sur la route de

Prague, sont clairs et précis. Victoire! si je puis toutefois sortir d'ici

pour la rejoindre sans être forcé de croiser l'épée!»


Il s'arma jusqu'aux dents: et, tandis qu'il s'apprêtait à la hâte, il

envoya son guide en éclaireur pour voir si les chemins étaient libres.

Sur sa réponse que tout le monde paraissait encore livré au sommeil,

excepté le gardien du pont qui venait de lui ouvrir, Anzoleto descendit

sans bruit, remonta à cheval, et ne rencontra dans les cours qu'un

palefrenier, qu'il appela pour lui donner quelque argent, afin de ne pas

laisser à son départ l'apparence d'une fuite.


«Par saint Wenceslas! dit ce serviteur au guide, voilà une étrange chose,

les chevaux sont couverts de sueur en sortant de l'écurie comme s'ils

avaient couru toute la nuit.


--C'est votre diable noir qui sera venu les panser, répondit l'autre.


--C'est donc cela, reprit le palefrenier, que j'ai entendu un bruit

épouvantable toute la nuit de ce côté-là! Je n'ai pas osé venir voir; mais

j'ai entendu la herse crier, et le pont-levis s'abattre, tout comme je vous

vois dans ce moment-ci: si bien que j'ai cru que c'était vous qui partiez,

et que je ne m'attendais guère à vous revoir ce matin.»


Au pont-levis, ce fut une autre observation du gardien.


«Votre seigneurie est donc double? demanda cet homme en se frottant les

yeux. Je l'ai vue partir vers minuit, et je la vois encore une fois.


--Vous avez rêvé, mon brave homme, dit Anzoleto en lui faisant aussi une

gratification. Je ne serais pas parti sans vous prier de boire à ma santé.


--Votre seigneurie me fait trop d'honneur, dit le portier, qui écorchait un

peu l'italien.


--C'est égal, dit-il au guide dans sa langue, j'en ai vu deux cette nuit!


--Et prends garde d'en voir quatre la nuit prochaine, répondit le guide en

suivant Anzoleto au galop sur le pont: Le diable noir fait de ces tours-là

aux dormeurs de ton espèce.»


Anzoleto, bien averti et bien renseigné par son guide, gagna Tusta ou

Tauss; car c'est, je crois, la même ville. Il la traversa après avoir

congédié son homme et prit des chevaux de poste, s'abstint de faire aucune

question durant dix lieues, et, au terme, désigné, s'arrêta pour déjeuner

(car il n'en pouvait plus), et pour demander une madame Wolf qui devait

être par là avec une voiture.


Personne ne put lui en donner des nouvelles, et pour cause.


Il y avait bien une madame Wolf dans le village; mais elle était établie

depuis cinquante ans dans la ville, et tenait une boutique de mercerie.

Anzoleto, brisé, exténué, pensa que Consuelo n'avait pas jugé à propos de

s'arrêter en cet endroit. Il demanda une voiture à louer, il n'y en avait

pas. Force lui fut de remonter à cheval, et de faire une nouvelle course

à franc étrier. Il regardait comme impossible de ne pas rencontrer à

chaque instant la bienheureuse voiture, où il pourrait s'élancer et se

dédommager de ses anxiétés et de ses fatigues. Mais il rencontra fort peu

de voyageurs, et dans aucune voiture il ne vit Consuelo. Enfin, vaincu par

l'excès de la lassitude, et ne trouvant de voiture de louage nulle part,

il prit le parti de s'arrêter, mortellement vexé, et d'attendre dans une

bourgade, au bord de la route, que Consuelo vînt le rejoindre; car il

pensait l'avoir dépassée. Il eut le loisir de maudire, tout le reste du

jour et toute la nuit suivante, les femmes, les auberges, les jaloux et

les chemins. Le lendemain, il trouva une voiture publique de passage, et

continua de courir vers Prague, sans être plus heureux. Nous le laisserons

cheminer vers le nord, en proie à une véritable rage et à une mortelle

impatience mêlée d'espoir, pour revenir un instant nous-mêmes au château,

et voir l'effet du départ de Consuelo sur les habitants de cette demeure.


On peut penser que le comte Albert n'avait pas plus dormi que les deux

autres personnages de cette brusque aventure. Après s'être muni d'une

double clef de la chambre d'Anzoleto, il l'avait enfermé de dehors, et ne

s'était plus inquiété de ses tentatives, sachant bien qu'à moins que

Consuelo elle-même ne s'en mêlât, nul n'irait le délivrer. A l'égard de

cette première possibilité dont l'idée le faisait frémir, Albert eut

l'excessive délicatesse de ne pas vouloir faire d'imprudente découverte.


«Si elle l'aime à ce point, pensa-t-il, je n'ai plus à lutter; que mon sort

s'accomplisse! Je le saurai assez tôt, car elle est sincère; et demain elle

refusera ouvertement les offres que je lui ai faites aujourd'hui. Si elle

est seulement persécutée et menacée par cet homme dangereux, la voilà du

moins pour une nuit à l'abri de ses poursuites. Maintenant, quelque bruit

furtif que j'entende autour de moi, je ne bougerai pas, et je ne me rendrai

point odieux; je n'infligerai pas à cette infortunée le supplice de la

honte, en me montrant devant elle sans être appelé. Non! je ne jouerai

point le rôle d'un espion lâche, d'un jaloux soupçonneux, lorsque jusqu'ici

ses refus, ses irrésolutions, ne m'ont donné aucun droit sur elle. Je ne

sais qu'une chose, rassurante pour mon honneur, effrayante pour mon amour;

c'est que je ne serai pas trompé. Ame de celle que j'aime, toi qui résides

à la fois dans le sein de la plus parfaite des femmes et dans les

entrailles du Dieu universel, si, à travers les mystères et les ombres de

la pensée humaine, tu peux lire en moi à cette heure, ton sentiment

intérieur doit te dire que j'aime trop pour ne pas croire à ta parole!»


Le courageux Albert tint religieusement l'engagement qu'il venait de

prendre avec lui-même; et bien qu'il crût entendre les pas de Consuelo à

l'étage inférieur au moment de sa fuite, et quelque autre bruit moins

explicable du côté de la herse, il souffrit, pria, et contint de ses mains

jointes son coeur bondissant dans sa poitrine.


Lorsque le jour parut, il entendit marcher et ouvrir les portes du côté

d'Anzoleto.


«L'infâme, se dit-il, la quitte sans pudeur et sans précaution! Il semble

qu'il veuille afficher sa victoire! Ah! le mal qu'il me fait ne serait

rien, si une autre âme, plus précieuse et plus chère que la mienne, ne

devait pas être souillée par son amour.»


A l'heure où le comte Christian avait coutume de se lever, Albert se rendit

auprès de lui, avec l'intention, non de l'avertir de ce qui se passait,

mais de l'engager à provoquer une nouvelle explication avec Consuelo. Il

était sûr qu'elle ne mentirait pas. Il pensait qu'elle devait désirer cette

explication, et s'apprêtait à la soulager de son trouble, à la consoler

même de sa honte, et à feindre une résignation qui pût adoucir l'amertume

de leurs adieux. Albert ne se demandait pas ce qu'il deviendrait après. Il

sentait que ou sa raison, ou sa vie, ne supporterait pas un pareil coup, et

il ne craignait pas d'éprouver une douleur au-dessus de ses forces.


Il trouva son père au moment où il entrait dans son oratoire. La lettre

posée sur le coussin frappa leurs yeux en même temps. Ils la saisirent et

la lurent ensemble. Le vieillard en fut atterré, croyant que son fils ne

supporterait pas l'événement; mais Albert, qui s'était préparé à un plus

grand malheur, fut calme, résigné et ferme dans sa confiance.


«Elle est pure, dit-il; elle veut m'aimer. Elle sent que mon amour est

vrai et ma foi inébranlable. Dieu la sauvera du danger. Acceptons cette

promesse, mon père, et restons tranquilles. Ne craignez pas pour moi; je

serai plus fort que ma douleur, et je commanderai aux inquiétudes si elles

s'emparent de moi.


--Mon fils, dit le vieillard attendri, nous voici devant l'image du Dieu

de tes pères. Tu as accepté d'autres croyances, et je ne te les ai jamais

reprochées avec amertume, tu le sais, quoique mon coeur en ait bien

souffert. Je vais me prosterner devant l'effigie de ce Dieu sur laquelle

je t'ai promis, dans la nuit qui a précédé celle-ci, de faire tout ce qui

dépendrait de moi pour que ton amour fût écouté et sanctifié par un noeud

respectable. J'ai tenu ma promesse, et je te la renouvelle. Je vais

encore prier pour que le Tout-Puissant exauce tes voeux, et les miens

ne contrediront pas ma demande. Ne te joindras-tu pas à moi dans cette

heure solennelle qui décidera peut-être dans les cieux des destinées de ton

amour sur la terre? O toi, mon noble enfant, à qui l'Éternel a conservé

toutes les vertus, malgré les épreuves qu'il a laissé subir à ta foi

première! toi que j'ai vu, dans ton enfance, agenouillé à mes côtés sur la

tombe de ta mère, et priant comme un jeune ange ce maître souverain dont tu

ne doutais pas alors! refuseras-tu aujourd'hui d'élever ta voix vers lui,

pour que la mienne ne soit pas inutile?


--Mon père, répondit Albert en pressant le vieillard dans ses bras, si

notre foi diffère quant à la forme et aux dogmes, nos âmes restent toujours

d'accord sur un principe éternel et divin. Vous servez un Dieu de sagesse

et de bonté, un idéal de perfection, de science, et de justice, que je n'ai

jamais cessé d'adorer.--O divin crucifié, dit-il en s'agenouillant auprès

de son père devant l'image de Jésus; toi que les hommes adorent comme le

Verbe, et que je révère comme la plus noble et la plus pure manifestation

de l'amour universel parmi nous! entends ma prière, toi dont la pensée

vit éternellement en Dieu et en nous! Bénis les instincts justes et les

intentions droites! Plains la perversité qui triomphe, et soutiens

l'innocence qui combat! Qu'il en soit de mon bonheur ce que Dieu voudra!

Mais, ô Dieu humain! que ton influence dirige et anime les coeurs qui n'ont

d'autre force et d'autre consolation que ton passage et ton exemple sur la

terre!»





LXIII.



Anzoleto poursuivait sa route vers Prague en pure perte; car aussitôt

après avoir donné à son guide les instructions trompeuses qu'elle jugeait

nécessaires au succès de son entreprise, Consuelo avait pris, sur la

gauche, un chemin qu'elle connaissait, pour avoir accompagné deux fois en

voiture la baronne Amélie à un château voisin de la petite ville de Tauss.

Ce château était le but le plus éloigné des rares courses qu'elle avait eu

occasion de faire durant son séjour à Riesenburg. Aussi l'aspect de ces

parages et la direction des routes qui les traversaient, s'étaient-ils

présentés naturellement à sa mémoire, lorsqu'elle avait conçu et réalisé

à la hâte le téméraire projet de sa fuite. Elle se rappelait qu'en la

promenant sur la terrasse de ce château, la dame qui l'habitait lui

avait dit, tout en lui faisant admirer la vaste étendue des terres qu'on

découvrait au loin: Ce beau chemin planté que vous voyez là-bas, et qui se

perd à l'horizon, va rejoindre la route du Midi, et c'est par là que nous

nous rendons à Vienne. Consuelo, avec cette indication et ce souvenir

précis, était donc certaine de ne pas s'égarer, et de regagner à une

certaine distance la route par laquelle elle était venue en Bohême. Elle

atteignit le château de Biola, longea les cours du parc, retrouva sans

peine, malgré l'obscurité, le chemin planté; et avant le jour elle avait

réussi à mettre entre elle et le point dont elle voulait s'éloigner une

distance de trois lieues environ à vol d'oiseau. Jeune, forte, et habituée

dès l'enfance à de longues marches, soutenue d'ailleurs par une volonté

audacieuse, elle vit poindre le jour sans éprouver beaucoup de fatigue.

Le ciel était serein, les chemins secs, et couverts d'un sable assez doux

aux pieds. Le galop du cheval, auquel elle n'était point habituée, l'avait

un peu brisée; mais on sait que la marche, en pareil cas, est meilleure

que le repos, et que, pour les tempéraments énergiques, une fatigue délasse

d'une autre.


Cependant, à mesure que les étoiles pâlissaient, et que le crépuscule

achevait de s'éclaircir, elle commençait à s'effrayer de son isolement.

Elle s'était sentie bien tranquille dans les ténèbres. Toujours aux aguets,

elle s'était crue sûre, en cas de poursuite, de pouvoir se cacher avant

d'être aperçue; mais au jour, forcée de traverser de vastes espaces

découverts, elle n'osait plus suivre la route battue; d'autant plus qu'elle

vit bientôt des groupes se montrer au loin, et se répandre comme des points

noirs sur la raie blanche que dessinait le chemin au milieu des terres

encore assombries. Si peu loin de Riesenburg, elle pouvait être reconnue

par le premier passant; et elle prit le parti de se jeter dans un sentier

qui lui sembla devoir abréger son chemin, en allant couper à angle droit le

détour que la route faisait autour d'une colline. Elle marcha encore ainsi

près d'une heure sans rencontrer personne, et entra dans un endroit boisé,

où elle put espérer de se dérober facilement aux regards.


«Si je pouvais ainsi gagner, pensait-elle, une avance de huit à dix lieues

sans être découverte, je marcherais ensuite tranquillement sur la grande

route; et, à la première occasion favorable, je louerais une voiture et des

chevaux.»


Cette pensée lui fit porter la main à sa poche pour y prendre sa bourse,

Et calculer ce qu'après son généreux paiement au guide qui l'avait fait

Sortir de Riesenburg, il lui restait d'argent pour entreprendre ce long et

Difficile voyage. Elle ne s'était pas encore donné le temps d'y réfléchir;

et si elle eût fait toutes les réflexions que suggérait la prudence,

eût-elle résolu cette fuite aventureuse? Mais quelles furent sa surprise

et sa consternation, lorsqu'elle trouva sa bourse beaucoup plus légère

qu'elle ne l'avait supposé! Dans son empressement, elle n'avait emporté

tout au plus que la moitié de la petite somme qu'elle possédait; ou bien

elle avait donné au guide, dans l'obscurité, des pièces d'or pour de

l'argent; ou bien encore, en ouvrant sa bourse pour le payer, elle avait

laissé tomber dans la poussière de la route une partie de sa fortune.

Tant il y a qu'après avoir bien compté et recompté sans pouvoir se faire

illusion sur ses faibles ressources, elle reconnut qu'il fallait faire à

pied toute la route de Vienne.


Cette découverte lui causa un peu de découragement, non pas à cause de la

fatigue, qu'elle ne redoutait point, mais à cause des dangers, inséparables

pour une jeune femme, d'une aussi longue route pédestre. La peur que

jusque là elle avait surmontée, en se persuadant que bientôt elle pourrait

se mettre dans une voiture à l'abri des aventures de grand chemin, commença

à parler plus haut qu'elle ne l'avait prévu dans l'effervescence de ses

idées; et, comme vaincue pour la première fois de sa vie par l'effroi de sa

misère et de sa faiblesse, elle se mit à marcher précipitamment, cherchant

les taillis les plus sombres pour se réfugier en cas d'attaque.


Pour comble d'inquiétude, elle s'aperçut bientôt qu'elle ne suivait plus

aucun sentier battu, et qu'elle marchait au hasard dans un bois de plus en

plus profond et désert. Si cette morne solitude la rassurait à certains

égards, l'incertitude de sa direction lui faisait appréhender de revenir

sur ses pas et de se rapprocher à son insu du château des Géants. Anzoleto

y était peut-être encore: un soupçon, un accident, une idée de vengeance

contre Albert pouvaient l'y avoir retenu. D'ailleurs Albert lui-même

n'était-il pas à craindre dans ce premier moment de trouble et de

désespoir? Consuelo savait bien qu'il se soumettrait à son arrêt; mais

si elle allait se montrer aux environs du château, et qu'on vînt dire au

jeune comte qu'elle était encore là, à portée d'être atteinte et ramenée,

n'accourrait-il pas pour la vaincre par ses supplications et ses larmes?

Fallait-il exposer ce noble jeune homme, et sa famille, et sa propre

fierté, au scandale et au ridicule d'une entreprise avortée aussitôt que

conçue? Le retour d'Anzoleto viendrait peut-être d'ailleurs ramener au bout

de quelques jours les embarras inextricables et les dangers d'une situation

qu'elle venait de trancher par un coup de tête hardi et généreux. Il

fallait donc tout souffrir et s'exposer à tout plutôt que de revenir à

Riesenburg.


Résolue de chercher attentivement la direction de Vienne, et de la suivre

à tout prix, elle s'arrêta dans un endroit couvert et mystérieux, où une

petite source jaillissait entre des rochers ombragés de vieux arbres.

Les alentours semblaient un peu battus par de petits pieds d'animaux.

Étaient-ce les troupeaux du voisinage ou les bêtes de la forêt qui

Venaient boire parfois à cette fontaine cachée? Consuelo s'en approcha,

et, s'agenouillant sur les pierres humectées, trompa la faim, qui

commençait à se faire sentir, en buvant de cette eau froide et limpide.

Puis, restant pliée sur ses genoux, elle médita un peu sur sa situation.


«Je suis bien folle et bien vaine, se dit-elle, si je ne puis réaliser ce

que j'ai conçu. Eh quoi! sera-t-il dit que la fille de ma mère se soit

efféminée dans les douceurs de la vie, au point de ne pouvoir plus braver

le soleil, la faim, la fatigue, et les périls? J'ai fait de si beaux rêves

d'indigence et de liberté au sein de ce bien-être qui m'oppressait, et dont

j'aspirais toujours à sortir! Et voilà que je m'épouvante dès les premiers

pas? N'est-ce pas là le métier pour lequel je suis née, «courir, pâtir, et

oser?» Qu'y a-t-il de changé en moi depuis le temps où je marchais avant le

jour avec ma pauvre mère, souvent à jeun! et où nous buvions aux petites

fontaines des chemins pour nous donner des forces? Voilà vraiment une belle

Zingara, qui n'est bonne qu'à chanter sur les théâtres, à dormir sur le

duvet, et à voyager en carrosse! Quels dangers redoutais-je avec ma mère?

Ne me disait-elle pas, quand nous rencontrions des gens de mauvaise mine:

«Ne crains rien; ceux qui ne possèdent rien n'ont rien qui les menace, et

les misérables ne se font pas la guerre entre eux?» Elle était encore jeune

et belle dans ce temps là! est-ce que je l'ai jamais vue insultée par les

passants? Les plus méchants hommes respectent les êtres sans défense. Et

comment font tant de pauvres filles mendiantes qui courent les chemins, et

qui n'ont que la protection de Dieu? Serais-je comme ces demoiselles qui

n'osent faire un pas dehors sans croire que tout l'univers, enivré de leurs

charmes, va se mettre à les poursuivre! Est-ce à dire que parce qu'on est

seule, et les pieds sur la terre commune, on doit être avilie, et renoncer

à l'honneur quand on n'a pas le moyen de s'entourer de gardiens? D'ailleurs

ma mère était forte comme un homme; elle se serait défendue comme un lion.

Ne puis-je pas être courageuse et forte, moi qui n'ai dans les veines que

du bon sang plébéien? Est-ce qu'on ne peut pas toujours se tuer quand on

est menacée de perdre plus que la vie? Et puis, je suis encore dans un pays

tranquille, dont les habitants sont doux et charitables; et quand je serai

sur des terres inconnues, j'aurai bien du malheur si je ne rencontre pas, à

l'heure du danger, quelqu'un de ces êtres droit et généreux, comme Dieu en

place partout pour servir de providence aux faibles et aux opprimés.

Allons! Du courage. Pour aujourd'hui je n'ai à lutter que contre la faim.

Je ne veux entrer dans une cabane, pour acheter du pain, qu'à la fin de

cette journée, quand il fera sombre et que je serai bien loin, bien loin.

Je connais la faim, et je sais y résister, malgré les éternels festins

auxquels on voulait m'habituer à Riesenburg. Une journée est bientôt

passée. Quand la chaleur sera venue, et mes jambes épuisées, je me

rappellerai l'axiome philosophique que j'ai si souvent entendu dans mon

enfance: «Qui dort dîne.» Je me cacherai dans quelque trou de rocher, et

je te ferai bien voir, ô ma pauvre mère qui veilles sur moi et voyages

invisible à mes côtés, à cette heure, que je sais encore faire la sieste

sans sofa et sans coussins!»


Tout en devisant ainsi avec elle-même, la pauvre enfant oubliait un peu ses

peines de coeur. Le sentiment d'une grande victoire remportée sur elle-même

lui faisait déjà paraître Anzoleto moins redoutable. Il lui semblait même

qu'à partir du moment où elle avait déjoué ses séductions, elle sentait son

âme allégée de ce funeste attachement; et, dans les travaux de son projet

romanesque, elle trouvait une sorte de gaieté mélancolique, qui lui faisait

répéter tout bas à chaque instant: «Mon corps souffre, mais il sauve mon

âme. L'oiseau qui ne peut se défendre a des ailes pour se sauver, et, quand

il est dans les plaines de l'air, il se rit des pièges et des embûches.»


Le souvenir d'Albert, l'idée de son effroi et de sa douleur, se

présentaient différemment à l'esprit de Consuelo; mais elle combattait de

toute sa force l'attendrissement qui la gagnait à cette pensée. Elle avait

formé la résolution de repousser son image, tant qu'elle ne se serait pas

mise à l'abri d'un repentir trop prompt et d'une tendresse imprudente.


«Cher Albert, ami sublime, disait-elle, je ne puis m'empêcher de soupirer

profondément quand je me représente ta souffrance! Mais c'est à Vienne

seulement que je m'arrêterai à la partager et à la plaindre. C'est à

Vienne que je permettrai à mon coeur de me dire combien il te vénère et te

regrette!»


«Allons, en marche!» se dit Consuelo en essayant de se lever. Mais deux ou

trois fois elle tenta en vain d'abandonner cette fontaine si sauvage et si

jolie, dont le doux bruissement semblait l'inviter à prolonger les instants

de son repos. Le sommeil, qu'elle avait voulu remettre à l'heure de midi,

appesantissait ses paupières; et la faim, qu'elle n'était plus habituée à

supporter aussi bien qu'elle s'en flattait, la jetait dans une irrésistible

défaillance. Elle voulait en vain se faire illusion à cet égard. Elle

n'avait presque rien mangé la veille; trop d'agitations et d'anxiétés ne

lui avaient pas permis d'y songer. Un voile s'étendait sur ses yeux; une

sueur froide et pénible alanguissait tout son corps. Elle céda à la

fatigue sans en avoir conscience; et tout en formant une dernière

résolution de se relever et de reprendre sa marche, ses membres

s'affaissèrent sur l'herbe, sa tête retomba sur son petit paquet de voyage,

et elle s'endormit profondément. Le soleil, rouge et chaud, comme il est

parfois dans ces courts étés de Bohème, montait gaiement dans le ciel; la

fontaine bouillonnait sur les cailloux, comme si elle eût voulu bercer de

sa chanson monotone le sommeil de la voyageuse, et les oiseaux voltigeaient

en chantant aussi leurs refrains babillards au-dessus de sa tête.





LXIV.



Il y avait presque trois heures que l'oublieuse fille reposait ainsi,

lorsqu'un autre bruit que celui de la fontaine et des oiseaux jaseurs la

tira de sa léthargie. Elle entr'ouvrit les yeux sans avoir la force de se

relever, sans comprendre encore où elle était, et vit à deux pas d'elle un

homme courbé sur les rochers, occupé à boire à la source comme elle avait

fait elle-même, sans plus de cérémonie et de recherche que de placer sa

bouche au courant de l'eau. Le premier sentiment de Consuelo fut la

frayeur; mais le second coup d'oeil jeté sur l'hôte de sa retraite lui

rendit la confiance. Car, soit qu'il eût déjà regardé à loisir les traits

de la voyageuse durant son sommeil, soit qu'il ne prît pas grand intérêt à

cette rencontre, il ne paraissait pas faire beaucoup d'attention à elle.

D'ailleurs, c'était moins un homme qu'un enfant; il paraissait âgé de

quinze ou seize ans tout au plus, était fort petit, maigre, extrêmement

jaune et hâlé, et sa figure, qui n'était ni belle ni laide, n'annonçait

rien dans cet instant qu'une tranquille insouciance.


Par un mouvement instinctif, Consuelo ramena son voile sur sa figure, et ne

changea pas d'attitude, pensant que si le voyageur ne s'occupait pas d'elle

plus qu'il ne semblait disposé à le faire, il valait mieux feindre de

dormir que de s'attirer des questions embarrassantes. A travers son voile,

elle ne perdait cependant pas un des mouvements de l'inconnu, attendant

qu'il reprit son bissac et son bâton déposés sur l'herbe, et qu'il

continuât son chemin.


Mais elle vit bientôt qu'il était résolu à se reposer aussi, et même à

déjeuner, car il ouvrit son petit sac de pèlerin, et en tira un gros

morceau de pain bis, qu'il se mit à couper avec gravité et à ronger à

belles dents, tout en jetant de temps en temps sur la dormeuse un regard

assez timide, et en prenant le soin de ne pas faire de bruit en ouvrant et

en fermant son couteau à ressort, comme s'il eût craint de la réveiller en

sursaut. Cette marque de déférence rendit une pleine confiance à Consuelo,

et la vue de ce pain que son compagnon mangeait de si bon coeur, réveilla

en elle les angoisses de la faim. Après s'être bien assurée, à la toilette

délabrée de l'enfant et à sa chaussure poudreuse, que c'était un pauvre

voyageur étranger au pays, elle jugea que la Providence lui envoyait un

secours inespéré, dont elle devait profiter. Le morceau de pain était

énorme, et l'enfant pouvait, sans rabattre beaucoup de son appétit, lui en

céder une petite portion. Elle se releva donc, affecta de se frotter les

yeux comme si elle s'éveillait à l'instant même, et regarda le jeune gars

d'un air assuré, afin de lui imposer, au cas où il perdrait le respect dont

jusque là il avait fait preuve.


Cette précaution n'était pas nécessaire. Dès qu'il vit la dormeuse debout,

l'enfant se troubla un peu, baissa les yeux, les releva avec effort à

plusieurs reprises, et enfin, enhardi par la physionomie de Consuelo qui

demeurait irrésistiblement bonne et sympathique, en dépit, du soin qu'elle

prenait de la composer, il lui adressa la parole d'un son de voix si doux

et si harmonieux, que la jeune musicienne fut subitement impressionnée en

sa faveur.


«Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il en souriant, vous voilà donc enfin

réveillée? Vous dormiez là de si bon coeur, que si ce n'eût été la crainte

d'être impoli, j'en aurais fait autant de mon côté.


--Si vous êtes aussi obligeant que poli, lui répondit Consuelo en prenant

un ton maternel, vous allez me rendre un petit service.


--Tout ce que vous voudrez, reprit le jeune voyageur, à qui le son de voix

de Consuelo parut également agréable et pénétrant.


--Vous allez me vendre un petit morceau de votre déjeuner, repartit

Consuelo, si vous le pouvez sans vous priver.


--Vous le vendre! s'écria l'enfant tout surpris et en rougissant: oh! Si

j'avais un déjeuner, je ne vous le vendrais pas! je ne suis pas aubergiste;

mais je voudrais vous l'offrir et vous le donner.


--Vous me le donnerez donc, à condition que je vous donnerai en échange de

quoi acheter un meilleur déjeuner.


--Non pas, non pas, reprit-il. Vous moquez-vous? Êtes-vous trop fière pour

accepter de moi un pauvre morceau de pain? Hélas! vous voyez, je n'ai que

cela à vous offrir.


--Eh bien, je l'accepte, dit Consuelo en tendant la main; votre bon coeur

me ferait rougir d'y mettre de la fierté.


--Tenez, tenez! ma belle demoiselle, s'écria le jeune homme tout joyeux.

Prenez le pain et le couteau, et taillez vous-même. Mais n'y mettez pas de

façons, au moins! Je ne suis pas gros mangeur, et j'en avais là pour toute

ma journée.


--Mais aurez-vous la facilité d'en acheter d'autre pour votre journée?


--Est-ce qu'on ne trouve pas du pain partout? Allons, mangez donc, si vous

voulez me faire plaisir!»


Consuelo ne se fit pas prier davantage; et, sentant bien que ce serait mal

reconnaître l'élan fraternel de son amphitryon que de ne pas manger en sa

compagnie, elle se rassit non loin de lui, et se mit à dévorer ce pain, au

prix duquel les mets les plus succulents qu'elle eût jamais goûtés à la

table des riches lui parurent fades et grossiers.


«Quel bon appétit vous avez! dit l'enfant; cela fait plaisir à voir. Eh

bien, j'ai du bonheur de vous avoir rencontrée; cela me rend tout content.

Tenez, croyez-moi, mangeons-le tout; nous retrouverons bien une maison sur

la route aujourd'hui, quoique ce pays semble un désert.


--Vous ne le connaissez donc pas? dit Consuelo d'un air d'indifférence.


--C'est la première fois que j'y passe, quoique je connaisse la route de

Vienne à Pilsen, que je viens de faire, et que je reprends maintenant pour

retourner là-bas.


--Où, là-bas? à Vienne?


--Oui, à Vienne; est-ce que vous y allez aussi?»


Consuelo, incertaine si elle accepterait ce compagnon de voyage, ou si elle

l'éviterait, feignit d'être distraite pour ne pas répondre tout de suite.


«Bah! qu'est-ce que je dis? reprit le jeune homme. Une belle demoiselle

comme vous n'irait pas comme cela toute seule à Vienne. Cependant vous êtes

en voyage; car vous avez un paquet comme moi, et vous êtes à pied comme

moi!»


Consuelo, décidée à éluder ses questions jusqu'à ce qu'elle vît à quel

point elle pouvait se fier à lui, prit le parti de répondre à une

interrogation par une autre.


«Est-ce que vous êtes de Pilsen? lui demanda-t-elle.


--Non, répondit l'enfant qui n'avait aucun instinct ni aucun motif de

méfiance; je suis de Rohrau en Hongrie; mon père y est charron de son

métier.


--Et comment voyagez-vous si loin de chez vous? Vous ne suivez donc pas

l'état de votre père?


--Oui et non. Mon père est charron, et je ne le suis pas; mais il est en

même temps musicien, et j'aspire à l'être.


--Musicien? Bravo! c'est un bel état!


--C'est peut-être le vôtre aussi?


--Vous n'alliez pourtant pas étudier la musique à Pilsen, qu'on dit être

une triste ville de guerre?


--Oh, non! J'ai été chargé d'une commission pour cet endroit-là, et je m'en

retourne à Vienne pour tâcher d'y gagner ma vie, tout en continuant mes

études musicales.


--Quelle partie avez-vous embrassée? la musique vocale ou instrumentale?


--L'une et l'autre jusqu'à présent. J'ai une assez bonne voix; et tenez,

j'ai là un pauvre petit violon sur lequel je me fais comprendre. Mais mon

ambition est grande, et je voudrais aller plus loin que tout cela.


--Composer, peut-être?


--Vous l'avez dit. Je n'ai dans la tête que cette maudite composition. Je

vais vous montrer que j'ai encore dans mon sac un bon compagnon de voyage;

c'est un gros livre que j'ai coupé par morceaux, afin de pouvoir en

emporter quelques fragments en courant le pays; et quand je suis fatigué de

marcher, je m'assieds dans un coin et j'étudie un peu; cela me repose.


--C'est fort bien vu. Je parie que c'est le _Gradus ad Parnassum_ de Fuchs?


--Précisément. Ah! je vois bien que vous vous y connaissez, et je suis sûr

à présent que vous êtes musicienne, vous aussi. Tout à l'heure, pendant

que vous dormiez, je vous regardais, et je me disais: Voilà une figure qui

n'est pas allemande; c'est une figure méridionale, italienne peut-être; et

qui plus est, c'est une figure d'artiste! Aussi vous m'avez fait bien

plaisir en me demandant de mon pain; et je vois maintenant que vous avez

l'accent étranger, quoique vous parliez l'allemand on ne peut mieux.


--Vous pourriez vous y tromper. Vous n'avez pas non plus la figure

allemande, vous avez le teint d'un Italien, et cependant....


--Oh! vous êtes bien honnête, mademoiselle. J'ai le teint d'un Africain, et

mes camarades de choeur de Saint-Etienne avaient coutume de m'appeler le

Maure. Mais pour en revenir à ce que je disais, quand je vous ai trouvée là

dormant toute seule au milieu du bois, j'ai été un peu étonné. Et puis je

me suis fait mille idées sur vous: c'est peut-être, pensais-je, ma bonne

étoile qui m'a conduit ici pour y rencontrer une bonne âme qui peut m'être

secourable. Enfin ... vous dirai-je tout?


--Dites sans rien craindre.


--Vous voyant trop bien habillée et trop blanche de visage pour une pauvre

coureuse de chemins, voyant cependant que vous aviez un paquet, je me suis

imaginé que vous deviez être quelque personne attachée à une autre personne

étrangère ... et artiste! Oh! une grande artiste, celle-là, que je cherche

à voir, et dont la protection serait mon salut et ma joie. Voyons,

mademoiselle, avouez-moi la vérité! Vous êtes de quelque château voisin,

et vous alliez ou vous veniez de faire quelque commission aux environs? Et

vous connaissez certainement, oh, oui! vous devez connaître le château des

Géants.


--Riesenburg? Vous allez à Riesenburg?


--Je cherche à y aller, du moins; car je me suis si bien égaré dans ce

maudit bois, malgré les indications qu'on m'avait données à Klatau, que je

ne sais si j'en sortirai. Heureusement vous connaissez Riesenburg, et vous

aurez la bonté de me dire si j'en suis encore bien loin.


--Mais que voulez-vous aller faire, à Riesenburg?


--Je veux aller voir la Porporina.


--En vérité!»


Et Consuelo, craignant de se trahir devant un voyageur qui pourrait parler

d'elle au château des Géants, se reprit pour demander d'un air indifférent:


«Et qu'est-ce que cette Porporina, s'il vous plaît?


--Vous ne le savez pas? Hélas! je vois bien que vous êtes tout à fait

étrangère en ce pays. Mais, puisque vous êtes musicienne et que vous

connaissez le nom de Fuchs, vous connaissez bien sans doute celui du

Porpora?


--Et vous, vous connaissez le Porpora?


--Pas encore, et c'est parce que je voudrais le connaître que je cherche à

obtenir la protection de son élève fameuse et chérie, la signora Porporina.


--Contez-moi donc comment cette idée vous est venue. Je pourrai peut-être

chercher avec vous à approcher de ce château et de cette Porporina.


--Je vais vous conter toute mon histoire. Je suis, comme je vous l'ai dit,

fils d'un brave charron, et natif d'un petit bourg aux confins de

l'Autriche et de la Hongrie. Mon père est sacristain et organiste de son

village; ma mère, qui a été cuisinière chez le seigneur de notre endroit, a

une belle voix; et mon père, pour se reposer de son travail, l'accompagnait

le soir sur la harpe. Le goût de la musique m'est venu ainsi tout

naturellement, et je me rappelle que mon plus grand plaisir, quand j'étais

tout petit enfant, c'était de faire ma partie dans nos concerts de famille

sur un morceau de bois que je raclais avec un bout de latte, me figurant

que je tenais un violon et un archet dans mes mains et que j'en tirais

des sons magnifiques. Oh, oui! il me semble encore que mes chères bûches

n'étaient pas muettes, et qu'une voix divine, que les autres n'entendaient

pas, s'exhalait autour de moi et m'enivrait des plus célestes mélodies.


«Notre cousin Franck, maître d'école à Haimburg, vint nous voir, un jour

que je jouais ainsi de mon violon imaginaire, et s'amusa de l'espèce

d'extase où j'étais plongé. Il prétendit que c'était le présage d'un talent

prodigieux, et il m'emmena à Haimburg, où, pendant trois ans, il me donna

une bien rude éducation musicale, je vous assure! Quels beaux points

d'orgue, avec traits et fioritures, il exécutait avec son bâton à marquer

la mesure, sur mes doigts et sur mes oreilles! Cependant je ne me rebutais

pas. J'apprenais à lire, à écrire; j'avais un violon véritable, dont

j'apprenais aussi l'usage élémentaire, ainsi que les premiers principes du

chant, et ceux de la langue latine. Je faisais d'aussi rapides progrès

qu'il m'était possible avec un maître aussi peu endurant que mon cousin

Franck.


«J'avais environ huit ans, lorsque le hasard, ou plutôt la Providence, à

laquelle j'ai toujours cru en bon chrétien, amena chez mon cousin

M. Reuter, le maître de chapelle de la cathédrale de Vienne. On me présenta

à lui comme une petite merveille, et lorsque j'eus déchiffré facilement un

morceau à première vue, il me prit en amitié, m'emmena à Vienne, et me fit

entrer à Saint-Etienne comme enfant de choeur.


«Nous n'avions là que deux heures de travail par jour; et, le reste du

temps, abandonnés à nous-mêmes, nous pouvions vagabonder en liberté. Mais

la passion de la musique étouffait en moi les goûts dissipés et la paresse

de l'enfance. Occupé à jouer sur la place avec mes camarades, à peine

entendais-je les sons de l'orgue, que je quittais tout pour rentrer dans

l'église, et me délecter à écouter les chants et l'harmonie. Je m'oubliais

le soir dans la rue, sous les fenêtres d'où partaient les bruits

entrecoupés d'un concert, ou seulement les sons d'une voix agréable;

j'étais curieux, j'étais avide de connaître et de comprendre tout ce qui

frappait mon oreille. Je voulais surtout composer. A treize ans, sans

connaître aucune des règles, j'osai bien écrire une messe dont je montrai

la partition à notre maître Reuter. Il se moqua de moi, et me conseilla

d'apprendre avant de créer. Cela lui était bien facile à dire. Je n'avais

pas le moyen de payer un maître, et mes parents étaient trop pauvres pour

m'envoyer l'argent nécessaire à la fois à mon entretien et à mon éducation.

Enfin, je reçus d'eux un jour six florins, avec lesquels j'achetai le livre

que vous voyez, et celui de Mattheson; je me mis à les étudier avec ardeur,

et j'y pris un plaisir extrême. Ma voix progressait et passait pour la plus

belle du choeur. Au milieu des doutes et des incertitudes de l'ignorance

que je m'efforçais de dissiper, je sentais bien mon cerveau se développer,

et des idées éclore en moi; mais j'approchais avec effroi de l'âge où il

faudrait, conformément aux règlements de la chapelle, sortir de la

maîtrise, et me voyant sans ressources, sans protection, et sans maîtres,

je me demandais si ces huit années de travail à la cathédrale n'allaient

pas être mes dernières études, et s'il ne faudrait pas retourner chez mes

parents pour y apprendre l'état de charron. Pour comble de chagrin,

je voyais bien que maître Reuter, au lieu de s'intéresser à moi, ne me

traitait plus qu'avec dureté, et ne songeait qu'à hâter le moment fatal de

mon renvoi. J'ignore les causes de cette antipathie, que je n'ai méritée en

rien. Quelques-uns de mes camarades avaient la légèreté de me dire qu'il

était jaloux de moi, parce qu'il trouvait dans mes essais de composition

une sorte de révélation du génie musical, et qu'il avait coutume de haïr et

de décourager les jeunes gens chez lesquels il découvrait un élan supérieur

au sien propre. Je suis loin d'accepter cette vaniteuse interprétation

de ma disgrâce; mais je crois bien que j'avais commis une faute en lui

montrant mes essais. Il me prit pour un ambitieux sans cervelle et un

présomptueux impertinent.


--Et puis, dit Consuelo en interrompant le narrateur, les vieux précepteurs

n'aiment pas les élèves qui ont l'air de comprendre plus vite qu'ils

n'enseignent. Mais dites-moi votre nom, mon enfant.


--Je m'appelle Joseph.


--Joseph qui?


--Joseph Haydn.


--Je veux me rappeler ce nom, afin de savoir un jour, si vous devenez

quelque chose, à quoi m'en tenir sur l'aversion de votre maître, et sur

l'intérêt que m'inspire votre histoire. Continuez-la, je vous prie.»


Le jeune Haydn reprit en ces termes, tandis que Consuelo, frappée

Du rapport de leurs destinées de pauvres et d'artistes, regardait

attentivement la physionomie de l'enfant de choeur. Cette figure chétive

et bilieuse prenait, dans l'épanchement du récit, une singulière animation.

Ses yeux bleus pétillaient d'une finesse à la fois maligne et

bienveillante, et rien dans sa manière d'être et de dire n'annonçait un

esprit ordinaire.





LXV.



«Quoi qu'il en soit des causes de l'antipathie de maître Reuter, il me la

témoigna bien durement, et pour une faute bien légère. J'avais des ciseaux

neufs, et, comme un véritable écolier, je les essayais sur tout ce qui me

tombait sous la main. Un de mes camarades ayant le dos tourné, et sa longue

queue, dont il était très-vain, venant toujours à balayer les caractères

que je traçais avec de la craie sur mon ardoise, j'eus une idée rapide,

fatale! ce fut l'affaire d'un instant. Crac! voilà mes ciseaux ouverts,

voilà la queue par terre. Le maître suivait tous mes mouvements de son oeil

de vautour. Avant que mon pauvre camarade se fût aperçu de la perte

douloureuse qu'il venait de faire, j'étais déjà réprimandé, noté d'infamie,

et renvoyé sans autre forme de procès.


«Je sortis de maîtrise au mois de novembre de l'année dernière, à sept

heures du soir, et me trouvai sur la place, sans argent et sans autre

vêtement que les méchants habits que j'avais sur le corps. J'eus un moment

de désespoir. Je m'imaginai, en me voyant grondé et chassé avec tant de

colère et de scandale, que j'avais commis une faute énorme. Je me mis à

pleurer de toute mon âme cette mèche de cheveux et ce bout de ruban tombés

sous mes fatals ciseaux. Mon camarade, dont j'avais ainsi déshonoré le

chef, passa auprès de moi en pleurant aussi. Jamais on n'a répandu tant de

larmes, jamais on n'a éprouvé tant de regrets et de remords pour une queue

à la prussienne. J'eus envie d'aller me jeter dans ses bras, à ses pieds!

Je ne l'osai pas, et je cachai ma honte dans l'ombre. Peut-être le pauvre

Garçon pleurait-il ma disgrâce encore plus que sa chevelure.


«Je passai la nuit sur le pavé; et, comme je soupirais, le lendemain matin,

en songeant à la nécessité et à l'impossibilité de déjeuner, je fus abordé

par Keller, le perruquier de la maîtrise de Saint-Etienne. Il venait de

coiffer maître Reuter, et celui-ci, toujours furieux contre moi, ne lui

avait parlé que de la terrible aventure de la queue coupée. Aussi le

facétieux Keller, en apercevant ma piteuse figure, partit d'un grand éclat

de rire, et m'accabla de ses sarcasmes.--«Oui-da! me cria-t-il d'aussi loin

qu'il me vit, voilà donc le fléau des perruquiers, l'ennemi général et

particulier de tous ceux qui, comme moi, font profession d'entretenir

la beauté de la chevelure! Hé! mon petit bourreau des queues, mon bon

saccageur de toupets! venez ici un peu que je coupe tous vos beaux cheveux

noirs, pour remplacer toutes les queues qui tomberont sous vos coups!»

J'étais désespéré, furieux. Je cachai mon visage dans mes mains, et, me

croyant l'objet de la vindicte publique, j'allais m'enfuir, lorsque le bon

Keller m'arrêtant: «Où allez-vous ainsi, petit malheureux? me dit-il d'une

voix adoucie; Qu'allez-vous devenir sans pain, sans amis, sans vêtements,

et avec un pareil crime sur la conscience? Allons, j'ai pitié de vous,

surtout à cause de votre belle voix, que j'ai pris si souvent plaisir à

entendre à la cathédrale: venez chez moi. Je n'ai pour moi, ma femme et mes

enfants, qu'une chambre au cinquième étage. C'est encore plus qu'il ne nous

en faut, car la mansarde que je loue au sixième n'est pas occupée. Vous

vous en accommoderez, et vous mangerez avec nous jusqu'à ce que vous ayez

trouvé de l'ouvrage; à condition toutefois que vous respecterez les cheveux

de mes clients, et que vous n'essaierez pas vos grands ciseaux sur mes

perruques.»


«Je suivis mon généreux Keller, mon sauveur, mon père! Outre le logement et

la table, il eut la bonté, tout pauvre artisan qu'il était lui-même, de

m'avancer quelque argent afin que je pusse continuer mes études. Je louai

un mauvais clavecin tout rongé des vers; et, réfugié dans mon galetas avec

mon Fuchs et mon Mattheson, je me livrai sans contrainte à mon ardeur pour

la composition. C'est de ce moment que je puis me considérer comme le

protégé de la Providence. Les six premières sonates d'Emmanuel Bach ont

fait mes délices pendant tout cet hiver, et je crois les avoir bien

comprises. En même temps, le ciel, récompensant mon zèle et ma

persévérance, a permis que je trouvasse un peu d'occupation pour vivre et

m'acquitter envers mon cher hôte. J'ai joué de l'orgue tous les dimanches à

la chapelle du comte de Haugwitz, après avoir fait le matin ma partie de

premier violon à l'église des Pères de la Miséricorde. En outre, j'ai

trouvé deux protecteurs. L'un est un abbé qui fait beaucoup de vers

italiens, très-beaux à ce qu'on assure, et qui est fort bien vu de sa

majesté et l'impératrice-reine. On l'appelle M. de Métastasio; et comme il

demeure dans la même maison que Keller et moi, je donne des leçons à

une jeune personne qu'on dit être sa nièce. Mon autre protecteur est

monseigneur l'ambassadeur de Venise.


--Il signor Corner? demanda Consuelo vivement.


--Ah! vous le connaissez? reprit Haydn; c'est M. l'abbé de Métastasio qui

m'a introduit dans cette maison. Mes petits talents y ont plu, et son

excellence m'a promis de me faire avoir des leçons de maître Porpora, qui

est en ce moment aux bains de Manensdorf avec madame Wilhelmine, la femme

ou la maîtresse de son excellence. Cette promesse m'avait comblé de joie;

devenir l'élève d'un aussi grand professeur, du premier maître de chant de

l'univers! Apprendre la composition, les principes purs et corrects de

l'art italien! Je me regardais comme sauvé, je bénissais mon étoile, je

me croyais déjà un grand maître moi-même. Mais, hélas! Malgré les bonnes

intentions de son excellence, sa promesse n'a pas été aussi facile à

réaliser que je m'en flattais; et si je ne trouve une recommandation

plus puissante auprès du Porpora, je crains bien de ne jamais approcher

seulement de sa personne. On dit que cet illustre maître est d'un caractère

bizarre; et qu'autant il se montre attentif, généreux et dévoué à certains

élèves, autant il est capricieux et cruel pour certains autres. Il paraît

que maître Reuter n'est rien au prix du Porpora, et je tremble à la seule

idée de le voir. Cependant, quoiqu'il ait commencé par refuser net les

propositions de l'ambassadeur à mon sujet, et qu'il ait signifié ne vouloir

plus faire d'élèves, comme je sais que monseigneur Corner insistera,

j'espère encore, et je suis déterminé à subir patiemment les plus cruelles

mortifications, pourvu qu'il m'enseigne quelque chose en me grondant.


--Vous avez formé là, dit Consuelo, une salutaire résolution. On ne vous a

pas exagéré les manières brusques et l'aspect terrible de ce grand maître.

Mais vous avez raison d'espérer; car si vous avez de la patience, une

soumission aveugle, et les véritables dispositions musicales que je

pressens en vous, si vous ne perdez pas la tête au milieu des premières

bourrasques, et que vous réussissiez à lui montrer de l'intelligence et de

la rapidité de jugement, au bout de trois ou quatre leçons, je vous promets

qu'il sera pour vous le plus doux et le plus consciencieux des maîtres.

Peut-être même, si votre coeur répond, comme je le crois, à votre

esprit, Porpora deviendra pour vous un ami solide, un père équitable et

bienfaisant.


--Oh! vous me comblez de joie. Je vois bien que vous le connaissez,

et vous devez aussi connaître sa fameuse élève, la nouvelle comtesse

de Rudolstadt ... la Porporina....


--Mais où avez-vous donc entendu parler de cette Porporina, et

qu'attendez-vous d'elle?


--J'attends d'elle une lettre pour le Porpora, et sa protection active

auprès de lui, quand elle viendra à Vienne; car elle va y venir sans doute

après son mariage avec le riche seigneur de Riesenburg.


--D'où savez-vous ce mariage?


--Par le plus grand hasard du monde. Il faut vous dire que, le mois

dernier, mon ami Keller apprit qu'un parent qu'il avait à Pilsen venait de

mourir, lui laissant un peu de bien. Keller n'avait ni le temps ni le moyen

de faire le voyage, et n'osait s'y déterminer, dans la crainte que la

succession ne valût pas les frais de son déplacement et la perte de son

temps. Je venais de recevoir quelque argent de mon travail. Je lui ai

offert de faire le voyage, et de prendre en main ses intérêts. J'ai

donc été à Pilsen; et, dans une semaine que j'y ai passée, j'ai eu la

satisfaction de voir réaliser l'héritage de Keller. C'est peu de chose sans

doute, mais ce peu n'est pas à dédaigner pour lui; et je lui rapporte les

titres d'une petite propriété qu'il pourra faire vendre ou exploiter selon

qu'il le jugera à propos. En revenant de Pilsen, je me suis trouvé hier

soir dans un endroit qu'on appelle Klatau, et où j'ai passé la nuit. Il y

avait eu un marché dans la journée, et l'auberge était pleine de monde.

J'étais assis auprès d'une table où mangeait un gros homme, qu'on traitait

de docteur Wetzelius, et qui est bien le plus grand gourmand et le plus

grand bavard que j'aie jamais rencontré. «Savez-vous la nouvelle? disait-il

à ses voisins: le comte Albert de Rudolstadt, celui qui est fou, archi-fou,

et quasi enragé, épouse la maîtresse de musique de sa cousine, une

aventurière, une mendiante, qui a été, dit-on, comédienne en Italie, et qui

s'est fait enlever par le vieux musicien Porpora, lequel s'en est dégoûté

et l'a envoyée faire ses couches à Riesenburg. On a tenu l'événement fort

secret; et d'abord, comme on ne comprenait rien à la maladie et aux

convulsions de la demoiselle que l'on croyait très-vertueuse, on m'a fait

appeler comme pour une fièvre putride et maligne. Mais à peine avais-je

tâté le pouls de la malade, que le comte Albert, qui savait sans doute à

quoi s'en tenir sur cette vertu-là, m'a repoussé en se jetant sur moi comme

un furieux, et n'a pas souffert que je rentrasse dans l'appartement. Tout

s'est passé fort secrètement. Je crois que la vieille chanoinesse a fait

l'office de sage-femme; la pauvre dame ne s'était jamais vue à pareille

fête. L'enfant a disparu. Mais ce qu'il y a d'admirable, c'est que le jeune

comte, qui, vous le savez tous, ne connaît pas la mesure du temps, et prend

les mois pour des années, s'est imaginé être le père de cet enfant-là, et a

parlé si énergiquement à sa famille, que, plutôt que de le voir retomber

dans ses accès de fureur, on a consenti à ce beau mariage.»


--Oh! c'est horrible, C'est infâme! s'écria Consuelo hors d'elle-même;

c'est un tissu d'abominables calomnies et d'absurdités révoltantes!


--Ne croyez pas que j'y aie ajouté foi un instant, repartit Joseph Haydn;

la figure de ce vieux docteur était aussi sotte que méchante, et, avant

qu'on l'eût démenti, j'étais déjà sûr qu'il ne débitait que des faussetés

et des folies. Mais à peine avait-il achevé son conte, que cinq ou six

jeunes gens qui l'entouraient ont pris le parti de la jeune personne; et

c'est ainsi que j'ai appris la vérité. C'était à qui louerait la beauté, la

grâce, la pudeur, l'esprit et l'incomparable talent de la Porporina. Tous

approuvaient la passion du comte Albert pour elle, enviaient son bonheur,

et admiraient le vieux comte d'avoir consenti à cette union. Le docteur

Wetzelius a été traité de radoteur et d'insensé; et comme on parlait de la

grande estime de maître Porpora pour une élève à laquelle il a voulu donner

son nom, je me suis mis dans la tête d'aller à Riesenburg, de me jeter aux

pieds de la future ou peut-être de la nouvelle comtesse (car on dit que le

mariage a été déjà célébré, mais qu'on le tient encore secret pour ne pas

indisposer la cour), et de lui raconter mon histoire, pour obtenir d'elle

la faveur de devenir l'élève de son illustre maître.»


Consuelo resta quelques instants pensive; les dernières paroles de Joseph à

propos de la cour l'avaient frappée. Mais revenant bientôt à lui:


«Mon enfant, lui dit-elle, n'allez point à Riesenburg, vous n'y trouveriez

pas la Porporina. Elle n'est point mariée avec le comte de Rudolstadt, et

rien n'est moins assuré que ce mariage-là. Il en a été question, il est

vrai, et je crois que les fiancés étaient dignes l'un de l'autre; mais la

Porporina, quoiqu'elle eût pour le comte Albert une amitié solide, une

estime profonde et un respect sans bornes, n'a pas crû devoir se décider

légèrement à une chose aussi sérieuse. Elle a pesé, d'une part, le tort

qu'elle ferait à cette illustre famille, en lui faisant perdre les bonnes

grâces et peut-être la protection de l'impératrice, en même temps que

l'estime des autres seigneurs et la considération de tout le pays; de

l'autre, le mal qu'elle se ferait à elle-même, en renonçant à exercer l'art

divin qu'elle avait étudié avec passion et embrassé avec courage. Elle

s'est dit que le sacrifice était grand de part et d'autre, et qu'avant de

s'y jeter tête baissée, elle devait consulter le Porpora, et donner au

jeune comte le temps de savoir si sa passion résisterait à l'absence; de

sorte qu'elle est partie pour Vienne à l'improviste, à pied, sans guide et

presque sans argent, mais avec l'espérance de rendre le repos et la raison

à celui qui l'aime, et n'emportant, de toutes les richesses qui lui étaient

offertes, que le témoignage de sa conscience et la fierté de sa condition

d'artiste.


--Oh! c'est une véritable artiste, en effet! c'est une forte tête et une

âme noble, si elle a agi ainsi! s'écria Joseph en fixant ses yeux brillants

sur Consuelo; et si je ne me trompe pas, c'est à elle que je parle, c'est

devant elle que je me prosterne.


--C'est elle qui vous tend la main et qui vous offre son amitié, ses

conseils et son appui auprès du Porpora; car nous allons faire route

ensemble, à ce que je vois; et si Dieu nous protège, comme il nous a

protégés jusqu'ici l'un et l'autre, comme il protège tous ceux qui ne se

reposent qu'en lui, nous serons bientôt à Vienne, et nous prendrons les

leçons du même maître.


--Dieu soit loué! s'écria Haydn en pleurant de joie, et en levant les bras

au ciel avec enthousiasme; je devinais bien, en vous regardant dormir,

qu'il y avait en vous quelque chose de surnaturel, et que ma vie, mon

avenir, étaient entre vos mains.»





LXVI.



Quand les deux jeunes gens eurent fait une plus ample connaissance, en

revenant de part et d'autre sur les détails de leur situation dans un

entretien amical, ils songèrent aux précautions et aux arrangements à

prendre pour retourner à Vienne. La première chose qu'ils firent fut de

tirer leurs bourses et de compter leur argent. Consuelo était encore la

plus riche des deux; mais leurs fonds réunis pouvaient fournir de quoi

faire agréablement la route à pied, sans souffrir de la faim et sans

coucher à la belle étoile. Il ne fallait pas songer à autre chose, et

Consuelo en avait déjà pris son parti. Cependant, malgré la gaieté

philosophique qu'elle montrait à cet égard, Joseph était soucieux et

pensif.


«Qu'avez-vous? lui dit-elle; vous craignez peut-être l'embarras de ma

compagnie. Je gage pourtant que je marche mieux que vous.


--Vous devez tout faire mieux que moi, répondit-il; ce n'est pas là ce qui

m'inquiète. Mais je m'attriste et je m'épouvante quand je songe que vous

êtes jeune et belle, et que tous les regards vont s'attacher sur vous avec

convoitise, tandis que je suis si petit et si chétif que, bien résolu à me

faire tuer pour vous, je n'aurai peut-être pas la force de vous préserver.


--A quoi allez-vous songer, mon pauvre enfant? Si j'étais assez belle pour

fixer les regards des passants, je pense qu'une femme qui se respecte sait

imposer toujours par sa contenance....


--Que vous soyez laide ou belle, jeune ou sur le retour, effrontée ou

modeste, vous n'êtes pas en sûreté sur ces routes couvertes de soldats et

de vauriens de toute espèce. Depuis que la paix est faite, le pays est

inondé de militaires qui retournent dans leurs garnisons, et surtout de ces

volontaires aventuriers qui, se voyant licenciés, et ne sachant plus où

trouver fortune, se mettent à piller les passants, à rançonner les

campagnes, et à traiter les provinces en pays conquis. Notre pauvreté nous

met à l'abri de leur talent de ce côté-là; mais il suffit que vous soyez

femme pour éveiller leur brutalité. Je pense sérieusement à changer de

route; et, au lieu de nous en aller par Piseck et Budweiss, qui sont des

places de guerre offrant un continuel prétexte au passage des troupes

licenciées et autres qui ne valent guère mieux, nous ferons bien de

descendre le cours de la Moldaw, en suivant les gorges de montagnes à peu

près désertes, où la cupidité et les brigandages de ces messieurs ne

trouvent rien qui puisse les amorcer. Nous côtoierons la rivière jusque

vers Reichenau, et nous entrerons tout de suite en Autriche par Freistadt.

Une fois sur les terres de l'Empire, nous serons protégés par une police

Moins impuissante que celle de la Bohême.


--Vous connaissez donc cette route-là?


--Je ne sais pas même s'il y en a une; mais j'ai une petite carte dans ma

poche, et j'avais projeté, en quittant Pilsen, d'essayer de m'en revenir

par les montagnes, afin de changer et de voir du pays.


--Eh bien soit! votre idée me paraît bonne, dit Consuelo en regardant la

carte que Joseph venait d'ouvrir. Il y a partout des sentiers pour les

piétons et des chaumières pour recueillir les gens sobres et courts

d'argent. Je vois là, en effet, une chaîne de montagnes qui nous conduit

jusqu'à la source de la Moldaw, et qui continue le long du fleuve.


--C'est le plus grand Boehmer-Wald, dont les cimes les plus élevées se

trouvent là et servent de frontière entre la Bavière et la Bohême. Nous le

rejoindrons facilement en nous tenant toujours sur ces hauteurs; elles nous

indiquent qu'à droite et à gauche sont les vallées qui descendent vers

les deux provinces. Puisque, Dieu merci, je n'ai plus affaire à cet

introuvable château des Géants, je suis sûr de vous bien diriger, et de ne

pas vous faire faire plus de chemin qu'il ne faut.


--En route donc! dit Consuelo; je me sens tout à fait reposée. Le sommeil

et votre bon pain m'ont rendu mes forces, et je peux encore faire au

moins deux milles aujourd'hui. D'ailleurs j'ai hâte de m'éloigner de

ces environs, où je crains toujours de rencontrer quelque visage de

connaissance.


--Attendez, dit Joseph; j'ai une idée singulière qui me trotte par la

cervelle.


--Voyons-la.


--Si vous n'aviez pas de répugnance à vous habiller en homme, votre

incognito serait assuré, et vous échapperiez à toutes les mauvaises

suppositions qu'on pourra faire dans nos gîtes sur le compte d'une jeune

fille voyageant seule avec un jeune garçon.


--L'idée n'est pas mauvaise, mais vous oubliez que nous ne sommes pas assez

riches pour faire des emplettes. Où trouverais-je d'ailleurs des habits à

ma taille?


--Écoutez, je n'aurais pas eu cette idée si je ne m'étais senti pourvu de

ce qu'il fallait pour la mettre à exécution. Nous sommes absolument de la

même taille, ce qui fait plus d'honneur à vous qu'à moi; et j'ai dans

mon sac un habillement complet, absolument neuf, qui vous déguisera

parfaitement. Voici l'histoire de cet habillement: c'est un envoi de ma

brave femme de mère, qui, croyant me faire un cadeau très-utile, et voulant

me savoir équipé convenablement pour me présenter à l'ambassade, et donner

des leçons aux demoiselles, s'est avisée de me faire faire dans son village

un costume des plus élégants, à la mode de chez nous. Certes, le costume

est pittoresque, et les étoffes bien choisies; vous allez voir! Mais

imaginez-vous l'effet que j'aurais produit à l'ambassade, et le fou rire

qui se serait emparé de la nièce de M. de Métastasio, si je m'étais montré

avec cette rustique casaque et ce large pantalon bouffant! J'ai remercié ma

pauvre mère de ses bonnes intentions, et je me suis promis de vendre le

costume à quelque paysan au dépourvu, ou à quelque comédien en voyage.

Voilà pourquoi je l'ai emporté avec moi; mais par bonheur je n'ai pu

trouver l'occasion de m'en défaire. Les gens de ce pays-ci prétendent que

la mode de cet habit est antique, et ils demandent si cela est polonais ou

turc.


--Eh bien, l'occasion est trouvée, s'écria Consuelo en riant; votre idée

était excellente, et la comédienne en voyage s'accommode de votre habit à

la turque, qui ressemble assez à un jupon. Je vous achète ceci à crédit

toutefois, ou pour mieux dire à condition que vous allez être le caissier

de notre _chatouille_, comme dit le roi de Prusse de son trésor, et que

vous m'avancerez la dépense de mon voyage jusqu'à Vienne.


--Nous verrons cela, dit Joseph en mettant la bourse dans sa poche, et en

se promettant bien de ne pas se laisser payer. Maintenant reste à savoir si

l'habit vous est commode. Je vais m'enfoncer dans ce bois, tandis que vous

entrerez dans ces rochers. Ils vous offriront plus d'un cabinet de toilette

sûr et spacieux.


--Allez, et paraissez sur la scène, répondit Consuelo en lui montrant la

forêt: moi, je rentre dans la coulisse.


Et, se retirant dans les rochers, tandis que son respectueux compagnon

s'éloignait consciencieusement, elle procéda sur-le-champ à sa

transformation. La fontaine lui servit de miroir lorsqu'elle sortit de sa

retraite, et ce ne fut pas sans un certain plaisir qu'elle y vit apparaître

le plus joli petit paysan que la race slave eût jamais produit. Sa taille

fine et souple comme un jonc jouait dans une large ceinture de laine rouge;

et sa jambe, déliée comme celle d'une biche, sortait modestement un peu

au-dessus de la cheville des larges plis du pantalon. Ses cheveux noirs,

qu'elle avait persévéré à ne pas poudrer, avaient été coupés dans sa

maladie, et bouclaient naturellement autour de son visage. Elle y passa ses

doigts pour leur donner tout à fait la négligence rustique qui convient à

un jeune pâtre; et, portant son costume avec l'aisance du théâtre, sachant

même, grâce à son talent mimique, donner tout à coup une expression de

simplicité sauvage à sa physionomie, elle se trouva si bien déguisée que le

courage et la sécurité lui vinrent en un instant. Ainsi qu'il arrive aux

acteurs dès qu'ils ont revêtu leur costume, elle se sentit dans son rôle,

et s'identifia même avec le personnage qu'elle allait jouer, au point

d'éprouver en elle-même comme l'insouciance, le plaisir d'un vagabondage

innocent, la gaîté, la vigueur et la légèreté de corps d'un garçon faisant

l'école buissonnière.


Elle eut à siffler trois fois avant que Haydn, qui s'était éloigné dans le

bois plus qu'il n'était nécessaire, soit pour témoigner son respect, soit

pour échapper à la tentation de tourner ses yeux vers les fentes du rocher,

revînt auprès d'elle. Il fit un cri de surprise et d'admiration en la

voyant ainsi; et même, quoiqu'il s'attendit à la retrouver bien déguisée,

il eut peine à en croire ses yeux dans le premier moment. Cette

transformation embellissait prodigieusement Consuelo: et en même temps

elle lui donnait un aspect tout différent pour l'imagination du jeune

musicien.


L'espèce de plaisir que la beauté de la femme produit sur un adolescent est

toujours mêlé de frayeur; et le vêtement qui en fait, même aux yeux du

moins chaste, un être si voilé et si mystérieux, est pour beaucoup dans

cette impression de trouble et d'angoisse. Joseph était une âme pure,

et, quoi qu'en aient dit quelques biographes, un jeune homme chaste et

craintif. Il avait été ébloui en voyant Consuelo, animée par les rayons du

soleil qui l'inondaient, dormir au bord de la source, immobile comme une

belle statue. En lui parlant, en l'écoutant, son coeur s'était senti agité

de mouvements inconnus, qu'il n'avait attribués qu'à l'enthousiasme et à la

joie d'une si heureuse rencontre. Mais dans le quart d'heure qu'il avait

passé loin d'elle dans le bois, pendant cette mystérieuse toilette, il

avait éprouvé de violentes palpitations. La première émotion était revenue;

et il s'approchait, résolu à faire de grands efforts pour cacher encore

sous un air d'insouciance et d'enjouement le trouble mortel qui s'élevait

dans son âme.


Le changement de costume, si bien _réussi_ qu'il semblait être un véritable

changement de sexe, changea subitement aussi la disposition d'esprit du

jeune homme. Il ne sentit plus en apparence que l'élan fraternel d'une

vive amitié improvisée entre lui et son agréable compagnon de voyage. La

même ardeur de courir et de voir du pays, la même sécurité quant aux

dangers de la route, la même gaieté sympathique, qui animaient Consuelo

dans cet instant, s'emparèrent de lui; et ils se mirent en marche à travers

bois et prairies, aussi légers que deux oiseaux de passage.


Cependant, après quelques pas, il oublia qu'elle était garçon, en lui

voyant porter sur l'épaule, au bout d'un bâton, son petit paquet de hardes,

grossi des habillements de femme dont elle venait de se dépouiller. Une

contestation s'éleva entre eux à ce sujet. Consuelo prétendait qu'avec son

sac, son violon, et son cahier du _gradus ad Parnassum_, Joseph était bien

assez chargé. Joseph, de son côté, jurait qu'il mettrait tout le paquet

de Consuelo dans son sac, et qu'elle ne porterait rien. Il fallut qu'elle

cédât; mais, pour la vraisemblance de son personnage, et afin qu'il y eût

apparence d'égalité entre eux, il consentit à lui laisser porter le violon

en bandoulière.


«Savez-vous, lui disait Consuelo pour le décider à cette concession, qu'il

faut que j'aie l'air de votre serviteur, ou tout au moins de votre guide?

car je suis un paysan, il n'y a pas à dire; et vous, vous êtes un citadin.


--Quel citadin! répondait Haydn en riant. Je n'ai pas mal la tournure du

garçon perruquier de Keller!»


Et en disant ceci, le bon jeune homme se sentait un peu mortifié de ne

pouvoir se montrer à Consuelo sous un accoutrement plus coquet que ses

habits fanés par le soleil et un peu délabrés par le voyage.


«Non! vous avez l'air, dit Consuelo pour lui ôter ce petit chagrin, d'un

fils de famille ruiné reprenant le chemin de la maison paternelle avec son

garçon jardinier, compagnon de ses escapades.


--Je crois bien que nous ferons mieux de jouer des rôles appropriés à notre

situation, reprit Joseph. Nous ne pouvons passer que pour ce que nous

sommes (vous du moins pour le moment), de pauvres artistes ambulants; et,

comme c'est la coutume du métier de s'habiller comme on peut, avec ce

que l'on trouve, et selon l'argent qu'on a; comme on voit souvent les

troubadours de notre espèce traîner par les champs la défroque d'un

marquis ou celle d'un soldat, nous pouvons bien avoir, moi, l'habit noir

râpé d'un petit professeur, et vous la toilette, inusitée dans ce pays-ci,

d'un villageois de la Hongrie. Nous ferons même bien de dire si l'on nous

interroge, que nous avons été dernièrement faire une tournée de ce côté-là.

Je pourrai parler _ex professo_ du célèbre village de Rohran que personne

ne connaît, et de la superbe ville de Haimburg dont personne ne se soucie.

Quant à vous, comme votre petit accent si joli vous trahira toujours, vous

ferez bien de ne pas nier que vous êtes Italien et chanteur de profession.


--A propos, il faut que nous ayons des noms de guerre, c'est l'usage: le

vôtre est tout trouvé pour moi. Je dois, conformément à mes manières

italiennes, vous appeler Beppo, c'est l'abréviation de Joseph.


--Appelez-moi comme vous voudrez. J'ai l'avantage d'être aussi inconnu

sous un nom que sous un autre. Vous, c'est différent. II vous faut un nom

absolument: lequel choisissez-vous?


--La première abréviation vénitienne venue, Nello, Maso, Renzo, Zoto....

Oh! non pas celui-là, s'écria-t-elle après avoir laissé échapper par

habitude la contraction enfantine du nom d'Anzoleto.


--Pourquoi pas celui-là? reprit Joseph qui remarqua l'énergie de son

exclamation.


--Il me porterait malheur. On dit qu'il y a des noms comme cela.


--Eh bien donc, comment vous baptiserons-nous?


--Bertoni. Ce sera un nom italien quelconque, et une espèce de diminutif du

nom d'Albert.


--Il signor Bertoni! cela fait bien! dit Joseph en s'efforçant de sourire.»


Mais ce souvenir de Consuelo pour son noble fiancé lui enfonça un poignard

dans le coeur. Il la regarda marcher devant lui, leste et dégagée:


«A propos, se dit-il pour se consoler, j'oubliais que c'est un garçon!»





LXVII.



Ils trouvèrent bientôt la lisière du bois, et se dirigèrent vers le

sud-est. Consuelo marchait la tête nue, et Joseph, voyant le soleil

enflammer son teint blanc et uni, n'osait en exprimer son chagrin. Le

chapeau qu'il portait lui-même n'était pas neuf, il ne pouvait pas le lui

offrir; et, sentant sa sollicitude inutile, il ne voulait pas l'exprimer;

mais il mit son chapeau sous son bras avec un mouvement brusque qui fut

remarqué de sa compagne.


«Voilà une singulière idée, lui dit-elle. Il paraît que vous trouvez le

temps couvert et la plaine ombragée? Cela me fait penser que je n'ai rien

sur la tête; mais comme je n'ai pas toujours eu toutes mes aises, je sais

bien des manières de me les procurer à peu de frais.»


En parlant ainsi, elle arracha à un buisson un rameau de pampre sauvage,

et, le roulant sur lui-même, elle s'en fit un chapeau de verdure.


«Voilà qu'elle a l'air d'une Muse, pensa Joseph, et le garçon disparaît

encore!» Ils traversèrent un village, où, apercevant une de ces boutiques

où l'on vend de tout, il y entra précipitamment sans qu'elle pût prévoir

son dessein, et en sortit bientôt avec un petit chapeau de paille à larges

bords retroussés sur les oreilles comme les portent les paysans des vallées

danubiennes.


«Si vous commencez par nous jeter dans le luxe, lui dit-elle en essayant

cette nouvelle coiffure, songez que le pain pourra bien manquer vers la fin

du voyage.


--Le pain vous manquer! s'écria Joseph vivement; j'aimerais mieux tendre

la main aux voyageurs, faire des cabrioles sur les places publiques pour

recevoir des gros sous! que sais-je? Oh! non, vous ne manquerez de rien

avec moi.» Et voyant que son enthousiasme étonnait un peu Consuelo, il

ajouta en tâchant de rabaisser ses bons sentiments: «Songez, signor

Bertoni, que mon avenir dépend de vous, que ma fortune est dans vos mains,

et qu'il est de mes intérêts de vous ramener saine et sauve à maître

Porpora.»


L'idée que son compagnon pouvait bien tomber subitement amoureux d'elle

Ne vint pas à Consuelo. Les femmes chastes et simples ont rarement ces

prévisions, que les coquettes ont, au contraire, en toute rencontre,

peut-être à cause de la préoccupation où elles sont d'en faire naître la

cause. En outre, il est rare qu'une femme très-jeune ne regarde pas comme

un enfant un homme de son âge. Consuelo avait deux ans de plus qu'Haydn,

et ce dernier était si petit et si malingre qu'on lui en eût donné à peine

quinze. Elle savait bien qu'il en avait davantage; mais elle ne pouvait

s'aviser de penser que son imagination et ses sens fussent déjà éveillés

par l'amour. Elle s'aperçut cependant d'une émotion extraordinaire lorsque,

s'étant arrêtée pour reprendre haleine dans un autre endroit, d'où elle

admirait un des beaux sites qui s'offrent à chaque pas dans ces régions

élevées, elle surprit les regards de Joseph attachés sur les siens avec une

sorte d'extase.


«Qu'avez-vous, ami Beppo? lui dit-elle naïvement. Il me semble que vous

êtes soucieux, et je ne puis m'ôter de l'idée que ma compagnie vous

embarrasse.


--Ne dites pas cela! s'écria-t-il avec douleur; c'est manquer d'estime pour

moi, c'est me refuser votre confiance et votre amitié que je voudrais payer

de ma vie.


--En ce cas, ne soyez pas triste, à moins que vous n'ayez quelque autre

sujet de chagrin que vous ne m'avez pas confié.»


Joseph tomba dans un morne silence, et ils marchèrent longtemps sans qu'il

pût trouver la force de le rompre. Plus ce silence se prolongeait, plus le

jeune homme en ressentait d'embarras; il craignait de se laisser deviner.

Mais il ne trouvait rien de convenable à dire pour renouer la conversation.

Enfin, faisant un grand effort sur lui-même:


«Savez-vous, lui dit-il, à quoi je songe très-sérieusement?


--Non, je ne le devine pas, répondit Consuelo, qui, pendant tout ce temps,

s'était perdue dans ses propres préoccupations, et qui n'avait rien trouvé

d'étrange à son silence.


--Je pensais, chemin faisant, que, si cela ne vous ennuyait pas, vous

devriez m'enseigner l'italien. Je l'ai commencé avec des livres cet hiver;

mais, n'ayant personne pour me guider dans la prononciation, je n'ose pas

articuler un seul mot devant vous. Cependant je comprends ce que je lis, et

si, pendant notre voyage, vous étiez assez bonne pour me forcer à secouer

ma mauvaise honte, et pour me reprendre à chaque syllabe, il me semble que

j'aurais l'oreille assez musicale pour que votre peine ne fût pas perdue.


--Oh! de tout mon coeur, répondit Consuelo. J'aime qu'on ne perde pas

un seul des précieux instants de la vie pour s'instruire; et comme on

s'instruit soi-même en enseignant, il ne peut être que très-bon pour nous

deux de nous exercer à bien prononcer la langue musicale par excellence.

Vous me croyez Italienne, et je ne le suis pas, quoique j'aie très-peu

d'accent dans cette langue. Mais je ne la prononce vraiment bien qu'en

chantant; et quand je voudrai vous faire saisir l'harmonie des sons

italiens, je chanterai les mots qui vous présenteront des difficultés.

Je suis persuadée qu'on ne prononce mal que parce qu'on entend mal. Si

votre oreille perçoit complètement les nuances, ce ne sera plus pour vous

qu'une affaire de mémoire de les bien répéter.


--Ce sera donc à la fois une leçon d'italien et une leçon de chant! s'écria

Joseph.--Et une leçon qui durera cinquante lieues! pensa-t-il dans son

ravissement. Ah! ma foi, vive l'art! le moins dangereux, le moins ingrat

de tous les amours!»


La leçon commença sur l'heure, et Consuelo, qui eut d'abord de la peine

A ne pas éclater de rire à chaque mot que Joseph disait en italien,

s'émerveilla bientôt de la facilité et de la justesse avec lesquelles il

se corrigeait. Cependant le jeune musicien, qui souhaitait avec ardeur

d'entendre la voix de la cantatrice, et qui n'en voyait pas venir

l'occasion assez vite, la fit naître par une petite ruse. Il feignit

d'être embarrassé de donner à l'_à_ italien la franchise et la netteté

convenables, et il chanta une phrase de Leo où le mot _felicità_ se

trouvait répété plusieurs fois. Aussitôt Consuelo, sans s'arrêter, et sans

être plus essoufflée que si elle eût été assise à son piano, lui chanta

la phrase à plusieurs reprises. A cet accent si généreux et si pénétrant

qu'aucun autre ne pouvait, à cette époque, lui être comparé dans le monde,

Joseph sentit un frisson passer dans tout son corps, et froissa ses mains

l'une contre l'autre avec un mouvement convulsif et une exclamation

passionnée.


«A votre tour, essayez donc,» dit Consuelo sans s'apercevoir de ses

transports.


Haydn essaya la phrase et la dit si bien que son jeune professeur battit

des mains.


«C'est à merveille, lui dit-elle avec un accent de franchise et de bonté.

Vous apprenez vite, et vous avez une voix magnifique.


--Vous pouvez me dire là-dessus tout ce qu'il vous plaira, répondit Joseph;

mais moi je sens que je ne pourrai jamais vous rien dire de vous-même.


--Et pourquoi donc?» dit Consuelo.


Mais, en se retournant vers lui, elle vit qu'il avait les yeux gros

de larmes, et qu'il serrait encore ses mains, en faisant craquer les

phalanges, comme un enfant folâtre et comme un homme enthousiaste.


«Ne chantons plus, lui dit-elle. Voici des cavaliers qui viennent à notre

rencontre.


--Ah! mon Dieu, oui, taisez-vous! s'écria Joseph tout hors de lui. Qu'ils

ne vous entendent pas! car ils mettraient pied à terre, et vous salueraient

à genoux.


--Je ne crains pas ces mélomanes; ce sont des garçons bouchers qui portent

des veaux en croupe.


--Ah! baissez votre chapeau, détournez la tête! dit Joseph en se

rapprochant d'elle avec un sentiment de jalousie exaltée. Qu'ils ne vous

voient pas! qu'ils ne vous entendent pas! que personne autre que moi ne

vous voie et ne vous entende!»


Le reste de la journée s'écoula dans une alternative d'études sérieuses et

de causeries enfantines. Au milieu de ses agitations, Joseph éprouvait une

joie enivrante, et ne savait s'il était le plus tremblant des adorateurs

de la beauté, ou le plus rayonnant des amis de l'art. Tour à tour idole

resplendissante et camarade délicieux, Consuelo remplissait toute sa vie et

transportait tout son être. Vers le soir il s'aperçut qu'elle se traînait

avec peine, et que la fatigue avait vaincu son enjouement. Il est vrai que,

depuis plusieurs heures, malgré les fréquentes haltes qu'ils faisaient

sous les ombrages du chemin, elle se sentait brisée de lassitude; mais

elle voulait qu'il en fût ainsi; et n'eût-il pas été démontré qu'elle

devait s'éloigner de ce pays au plus vite, elle eût encore cherché, dans

le mouvement et dans l'étourdissement d'une gaîté un peu forcée, une

distraction contre le déchirement de son coeur. Les premières ombres du

soir, en répandant de la mélancolie sur la campagne, ramenèrent les

sentiments douloureux qu'elle combattait avec un si grand courage. Elle se

représenta la morne soirée qui commençait au château des Géants, et la

nuit, peut-être terrible, qu'Albert allait passer. Vaincue par cette idée,

elle s'arrêta involontairement au pied d'une grande croix de bois, qui

marquait, au sommet d'une colline nue, le théâtre de quelque miracle ou de

quelque crime traditionnels.


«Hélas! vous êtes plus fatiguée que vous ne voulez en convenir, lui dit

Joseph; mais notre étape touche à sa fin, car je vois briller au fond de

cette gorge les lumières d'un hameau. Vous croyez peut-être que je n'aurais

pas la force de vous porter, et cependant, si vous vouliez....


--Mon enfant, lui répondit-elle en souriant, vous êtes bien fier de votre

sexe. Je vous prie de ne pas tant mépriser le mien, et de croire que j'ai

plus de force qu'il ne vous en reste pour vous porter vous-même. Je suis

essoufflée d'avoir grimpé ce sentier, voilà tout; et si je me repose, c'est

que j'ai envie de chanter.


--Dieu soit loué! s'écria Joseph: chantez donc là, au pied de la croix.

Je vais me mettre à genoux.... Et cependant, si cela allait vous fatiguer

davantage!


--Ce ne sera pas long, dit Consuelo; mais c'est une fantaisie que j'ai de

dire ici un verset de cantique que ma mère me faisait chanter avec elle,

soir et matin, dans la campagne, quand nous rencontrions une chapelle ou

une croix plantée comme celle-ci à la jonction de quatre sentiers.»


L'idée de Consuelo était encore plus romanesque qu'elle ne voulait le

dire. En songeant à Albert, elle s'était représenté cette faculté quasi

surnaturelle qu'il avait souvent de voir et d'entendre à distance. Elle

s'imagina fortement qu'à cette heure même il pensait à elle, et la voyait

peut-être; et, croyant trouver un allégement à sa peine en lui parlant par

un chant sympathique à travers la nuit et l'espace, elle monta sur les

pierres qui assujettissaient le pied de la croix. Alors, se tournant du

côté de l'horizon derrière lequel devait être Riesenburg, elle donna sa

voix dans toute son étendue pour chanter le verset du cantique espagnol:


O Consuelo de mi alma, etc.


«Mon Dieu, mon Dieu! disait Haydn en se parlant à lui-même lorsqu'elle eut

fini, je n'avais jamais entendu chanter; je ne savais pas ce que c'est que

le chant! Y a-t-il donc d'autres voix humaines semblables à celle-ci?

Pourrai-je jamais entendre quelque chose do comparable à ce qui m'est

révélé aujourd'hui? O musique! Sainte musique! ô génie de l'art! que tu

m'embrases, et que tu m'épouvantes!»


Consuelo redescendit de la pierre, où comme une madone elle avait dessiné

sa silhouette élégante dans le bleu transparent de la nuit. A son tour,

inspirée à la manière d'Albert, elle s'imagina qu'elle le voyait, à

travers les bois, les montagnes et les vallées, assis sur la pierre du

Schreckenstein, calme, résigné, et rempli d'une sainte espérance. «Il m'a

entendue, pensait-elle, il a reconnu ma voix et le chant qu'il aime. Il m'a

comprise, et maintenant il va rentrer au château, embrasser son père, et

peut-être s'endormir paisiblement.»


«Tout va bien,» dit-elle à Joseph sans prendre garde à son délire

d'admiration.


Puis, retournant sur ses pas, elle déposa un baiser sur le bois grossier de

la croix. Peut-être en cet instant, par un rapprochement bizarre, Albert

éprouva-t-il comme une commotion électrique qui détendit les ressorts de sa

volonté sombre, et fit passer jusqu'aux profondeurs les plus mystérieuses

de son âme les délices d'un calme divin. Peut-être fut-ce le moment précis

du profond et bienfaisant sommeil où il tomba, et où son père, inquiet et

matinal, eut la satisfaction de le retrouver plongé le lendemain au retour

de l'aurore.


Le hameau dont ils avaient aperçu les feux dans l'ombre n'était qu'une

vaste ferme où ils furent reçus avec hospitalité. Une famille de bons

laboureurs mangeait en plein air devant la porte, sur une table de

bois brut, à laquelle on leur fit place, sans difficulté comme sans

empressement. On ne leur adressa point de questions, on les regarda à

peine. Ces braves gens, fatigués d'une longue et chaude journée de travail,

prenaient leur repas en silence, livrés à la béate jouissance d'une

alimentation simple et copieuse. Consuelo trouva le souper délicieux.

Joseph oublia de manger, occupé qu'il était à regarder cette pâle et noble

figure de Consuelo au milieu de ces larges faces hâlées de paysans, douces

et stupides comme celles de leurs boeufs qui paissaient l'herbe autour

d'eux, et ne faisaient guère un plus grand bruit de mâchoires en ruminant

avec lenteur.


Chacun des convives se retira silencieusement en faisant un signe de croix,

aussitôt qu'il se sentit repu, et alla se livrer au sommeil, laissant

les plus robustes prolonger les douceurs de la table autant qu'ils le

jugeraient à propos. Les femmes qui les servaient s'assirent à leurs

places, dès qu'ils se furent tous levés, et se mirent à souper avec les

enfants. Plus animées et plus curieuses, elles retinrent et questionnèrent

les jeunes voyageurs. Joseph se chargea des contes qu'il tenait tout prêts

pour les satisfaire, et ne s'écarta guère de la vérité, quant au fond, en

leur disant que lui et son camarade étaient de pauvres musiciens ambulants.


«Quel dommage que nous ne soyons pas au dimanche, répondit une des plus

jeunes, vous nous auriez fait danser!»


Elles examinèrent beaucoup Consuelo, qui leur parut un fort joli garçon, et

qui affectait, pour bien remplir son rôle, de les regarder avec des yeux

hardis et bien éveillés. Elle avait soupiré un instant en se représentant

la douceur de ces moeurs patriarcales dont sa profession active et

vagabonde l'éloignait si fort. Mais en observant ces pauvres femmes se

tenir debout derrière leurs maris, les servir avec respect, et manger

ensuite leurs restes avec gaîté, les unes allaitant un petit, les autres

esclaves déjà, par instinct, de leurs jeunes garçons, s'occupant d'eux

avant de songer à leurs filles et à elles-mêmes, elle ne vit plus dans tous

ces bons cultivateurs que des sujets de la faim et de la nécessité; les

mâles enchaînés à la terre, valets de charrue et de bestiaux; les femelles

enchaînées au maître, c'est-à-dire à l'homme, cloîtrées à la maison,

servantes à perpétuité, et condamnées à un travail sans relâche au milieu

des souffrances et des embarras de la maternité. D'un côté le possesseur

de la terre, pressant ou rançonnant le travailleur jusqu'à lui ôter le

nécessaire dans les profits de son aride labeur; de l'autre l'avarice et la

peur qui se communiquent du maître au tenancier, et condamnent celui-ci à

gouverner despotiquement et parcimonieusement sa propre famille et sa

propre vie. Alors cette sérénité apparente ne sembla plus à Consuelo que

l'abrutissement du malheur ou l'engourdissement de la fatigue; et elle se

dit qu'il valait mieux être artiste ou bohémien, que seigneur ou paysan,

puisqu'à la possession d'une terre comme à celle d'une gerbe de blé

s'attachaient ou la tyrannie injuste, ou le morne assujettissement de la

cupidité. _Viva la libertà!_ dit-elle à Joseph, à qui elle exprimait ses

pensées en italien, tandis que les femmes lavaient et rangeaient la

vaisselle à grand bruit, et qu'une vieille impotente tournait son rouet

avec la régularité d'une machine.


Joseph était surpris de voir quelques-unes de ces paysannes parler allemand

tant bien que mal. Il apprit d'elles que le chef de la famille, qu'il avait

vu habillé en paysan, était d'origine noble, et avait eu un peu de fortune

et d'éducation dans sa jeunesse; mais que, ruiné entièrement dans la guerre

de la Succession, il n'avait plus eu d'autres ressources pour élever sa

nombreuse famille que de s'attacher comme fermier à une abbaye voisine.

Cette abbaye le rançonnait horriblement, et il venait de payer le droit de

mitre, c'est-à-dire l'impôt levé par le fisc impérial sur les communautés

religieuses à chaque mutation d'abbé. Cet impôt n'était jamais payé en

réalité que par les vassaux et tenanciers des biens ecclésiastiques, en

surplus de leurs redevances et menus suffrages. Les serviteurs de la ferme

étaient serfs, et ne s'estimaient pas plus malheureux que le chef qui les

employait. Le fermier du fisc était juif; et, renvoyé, de l'abbaye qu'il

tourmentait, aux cultivateurs qu'il tourmentait plus encore, il était

venu dans la matinée réclamer et toucher une somme qui était l'épargne

de plusieurs années. Entre les prêtres catholiques et les exacteurs

israélites, le pauvre agriculteur ne savait lesquels haïr et redouter le

plus.


«Voyez, Joseph, dit Consuelo à son compagnon; ne vous disais-je pas bien

que nous étions seuls riches en ce monde, nous qui ne payons pas d'impôt

sur nos voix, et qui ne travaillons que quand il nous plaît?»


L'heure du coucher étant venue, Consuelo éprouvait tant de fatigue qu'elle

s'endormit sur un banc à la porte de la maison. Joseph profita de ce moment

pour demander des lits à la fermière.


«Des lits, mon enfant? répondit-elle en souriant; si nous pouvions vous en

donner un, ce serait beaucoup, et vous sauriez bien vous en contenter pour

deux.»


Cette réponse fit monter le sang au visage du pauvre Joseph. Il regarda

Consuelo; et, voyant qu'elle n'entendait rien de ce dialogue, il surmonta

son émotion.


«Mon camarade est très-fatigué, dit-il, et si vous pouvez lui céder un

petit lit, nous le paierons ce que vous voudrez. Pour moi, un coin dans la

grange ou dans l'étable me suffira.


--Eh bien, si cet enfant est malade, par humanité nous lui donnerons un lit

dans la chambre commune. Nos trois filles coucheront ensemble. Mais dites à

votre camarade de se tenir tranquille, au moins, et de se comporter

décemment; car mon mari et mon gendre, qui dorment dans la même pièce, le

mettraient à la raison.


--Je vous réponds de la douceur et de l'honnêteté de mon camarade; reste

à savoir s'il ne préférera pas encore dormir dans le foin que dans une

chambre où vous êtes tant de monde.»


II fallut bien que le bon Joseph réveillât le signor Bertoni pour lui

proposer cet arrangement. Consuelo n'en fut pas effarouchée comme il

s'y attendait. Elle trouva que puisque les jeunes filles de la maison

reposaient dans la même pièce que le père et le gendre, elle y serait plus

en sûreté que partout ailleurs; et ayant souhaité le bonsoir à Joseph, elle

se glissa derrière les quatre rideaux de laine brune qui enfermaient le lit

désigné, où, prenant à peine le temps de se déshabiller, elle s'endormit

profondément.





LXVIII.



Cependant, après les premières heures de ce sommeil accablant, elle fut

réveillée par le bruit continuel qui se faisait autour d'elle. D'un côté,

la vieille grand'mère, dont le lit touchait presque au sien, toussait et

râlait sur le ton le plus aigu et le plus déchirant; de l'autre, une

jeune femme allaitait son petit enfant et chantait pour le rendormir;

les ronflements des hommes ressemblaient à des rugissements; un autre

enfant, quatrième dans un lit, pleurait en se querellant avec ses frères;

les femmes se relevaient pour les mettre d'accord, et faisaient plus

de bruit encore par leurs réprimandes et leurs menaces. Ce mouvement

perpétuel, ces cris d'enfants, la malpropreté, la mauvaise odeur et la

chaleur de l'atmosphère chargée de miasmes épais, devinrent si désagréables

à Consuelo, qu'elle n'y put tenir longtemps. Elle se rhabilla sans bruit,

et, profitant d'un moment où tout le monde était endormi, elle sortit de la

maison, et chercha un coin pour dormir jusqu'au jour.


Elle se flattait de dormir mieux en plein air. Ayant passé la nuit

précédente à marcher, elle ne s'était pas aperçue du froid; mais, outre

qu'elle était dans une disposition d'accablement bien différente de

l'excitation de son départ, le climat de cette région élevée se manifestait

déjà plus âpre qu'aux environs de Riesenburg. Elle sentit le frisson la

saisir, et un horrible malaise lui fît craindre de ne pouvoir supporter

une suite de journées de marche et de nuits sans repos, dont le début

s'annonçait si désagréablement. C'est en vain qu'elle se reprocha d'être

devenue princesse dans les douceurs de la vie de château: elle eût donné

le reste de ses jours en cet instant pour une heure de bon sommeil.


Cependant, n'osant rentrer dans la maison de peur d'éveiller et

d'indisposer ses hôtes, elle chercha la porte des granges; et, trouvant

l'étable ouverte à demi, elle y pénétra à tâtons. Un profond silence y

régnait. Jugeant cet endroit désert, elle s'étendit sur une crèche remplie

de paille dont la chaleur et l'odeur saine lui parurent délicieuses.


Elle commençait à s'endormir, lorsqu'elle sentit sur son front une haleine

chaude et humide, qui se retira avec un souffle violent et une sorte

d'imprécation étouffée. La première frayeur passée, elle aperçut, dans le

crépuscule qui commençait à poindre, une longue figure et deux formidables

cornes au-dessus de sa tête: c'était une belle vache qui avait passé le cou

au râtelier, et qui, après l'avoir flairée avec étonnement, se retirait

avec épouvante. Consuelo se tapit dans le coin, de manière à ne pas la

contrarier, et dormit fort tranquillement. Son oreille fut bientôt habituée

à tous les bruits de l'étable, au cri des chaînes dans leurs anneaux, au

mugissement des génisses et au frottement des cornes contre les barres de

la crèche. Elle ne s'éveilla même pas lorsque les laitières entrèrent pour

faire sortir leurs bêtes et les traire en plein air. L'étable se trouva

vide; l'endroit sombre où Consuelo s'était retirée avait empêché qu'on ne

la découvrit; et le soleil était levé lorsqu'elle ouvrit de nouveau les

yeux. Enfoncée dans la paille, elle goûta encore quelques instants le

bien-être de sa situation, et se réjouit de se sentir rafraîchie et

reposée, prête à reprendre sa marche sans effort et sans inquiétude.


Lorsqu'elle sauta à bas de la crèche pour chercher Joseph, le premier objet

qu'elle rencontra fut Joseph lui-même, assis vis-à-vis d'elle sur la crèche

d'en face.


«Vous m'avez donné bien de l'inquiétude, cher signor Bertoni, lui dit-il.

Lorsque les jeunes filles m'ont appris que vous n'étiez plus dans la

chambre, et qu'elles ne savaient ce que vous étiez devenue, je vous ai

cherchée partout, et ce n'est qu'en désespoir de cause que je suis revenu

ici où j'avais passé la nuit, et où je vous ai trouvée, à ma grande

surprise. J'en étais sorti dans l'obscurité du matin, et ne m'étais pas

avisé de vous découvrir, là vis-à-vis de moi, blottie dans cette paille et

sous le nez de ces animaux qui eussent pu vous blesser. Vraiment, signora,

vous êtes téméraire, et vous ne songez pas aux périls de toute espèce que

vous affrontez.


--Quels périls, mon cher Beppo? dit Consuelo en souriant et en lui tendant

la main. Ces bonnes vaches ne sont pas des animaux bien féroces, et je leur

ai fait plus de peur qu'elles ne pouvaient me faire de mal.


--Mais, signora, reprit Joseph en baissant la voix, vous venez au milieu

de la nuit vous réfugier dans le premier endroit qui se présente.

D'autres hommes que moi pouvaient se trouver dans cette étable, quelque

Vagabond moins respectueux que votre fidèle et dévoué Beppo, quelque serf

grossier!... Si, au lieu de la crèche où vous avez dormi, vous aviez choisi

l'autre, et qu'au lieu de moi vous y eussiez éveillé en sursaut quelque

soldat ou quelque rustre!»


Consuelo rougit en songeant qu'elle avait dormi si près de Joseph et toute

seule avec lui dans les ténèbres; mais cette honte ne fit qu'augmenter sa

confiance et son amitié pour le bon jeune homme.


«Joseph, lui dit-elle, vous voyez que, dans mes imprudences, le ciel ne

m'abandonne pas, puisqu'il m'avait conduite auprès de vous. C'est lui qui

m'a fait vous rencontrer hier matin au bord de la fontaine où vous m'avez

donné votre pain, votre confiance et votre amitié; c'est lui encore qui a

placé, cette nuit, mon sommeil insouciant sous votre sauvegarde

fraternelle.»


Elle lui raconta en riant la mauvaise nuit qu'elle avait passée dans la

chambre commune avec la bruyante famille de la ferme, et combien elle

s'était sentie heureuse et tranquille au milieu des vaches.


«II est donc vrai, dit Joseph, que les animaux ont une habitation plus

agréable et des moeurs plus élégantes que l'homme qui les soigne!


--C'est à quoi je songeais tout en m'endormant sur cette crèche. Ces bêtes

ne me causaient ni frayeur ni dégoût, et je me reprochais d'avoir contracté

des habitudes tellement aristocratiques, que la société de mes semblables

et le contact de leur indigence me fussent devenus insupportables. D'où

vient cela, Joseph? Celui qui est né dans la misère devrait, lorsqu'il y

retombe, ne pas éprouver cette répugnance dédaigneuse à laquelle j'ai cédé.

Et quand le coeur ne s'est pas vicié dans l'atmosphère de la richesse,

pourquoi reste-t-on délicat d'habitudes, comme je l'ai été cette nuit en

fuyant la chaleur nauséabonde et la confusion bruyante de cette pauvre

couvée humaine?


--C'est que la propreté, l'air pur et le bon ordre domestique sont sans

doute des besoins légitimes et impérieux pour toutes les organisations

choisies, répondit Joseph. Quiconque est né artiste a le sentiment du beau

et du bien, l'antipathie du grossier et du laid. Et la misère est laide!

Je suis paysan, moi aussi, et mes parents m'ont donné le jour sous le

chaume; mais ils étaient artistes: notre maison, quoique pauvre et petite,

était propre et bien rangée. Il est vrai que notre pauvreté était voisine

de l'aisance, tandis que l'excessive privation ôte peut-être jusqu'au

sentiment du mieux.


--Pauvres gens! dit Consuelo. Si j'étais riche, je voudrais tout de suite

leur faire bâtir une maison; et si j'étais reine, je leur ôterais ces

impôts, ces moines et ces juifs qui les dévorent.


--Si vous étiez riche, vous n'y penseriez pas; et si vous étiez née reine,

vous ne le voudriez pas. Ainsi va le monde!


--Le monde va donc bien mal!


--Hélas oui! et sans la musique qui transporte l'âme dans un monde idéal,

il faudrait se tuer, quand on a le sentiment de ce qui se passe dans

celui-ci.


--Se tuer est fort commode, mais ne fait de bien qu'à soi. Joseph, il

faudrait devenir, riche et rester humain.


--Et comme cela ne paraît guère possible, il faudrait, du moins, que tous

les pauvres fussent artistes.


--Vous n'avez pas là une mauvaise idée, Joseph. Si les malheureux avaient

tous le sentiment et l'amour de l'art pour poétiser la souffrance et

embellir la misère, il n'y aurait plus ni malpropreté, ni découragement,

ni oubli de soi-même, et alors les riches ne se permettraient plus de

tant fouler et mépriser les misérables. On respecte toujours un peu les

artistes.


--Eh! vous m'y faites songer pour la première fois, reprit Haydn. L'art

peut donc avoir un but bien sérieux, bien utile pour les hommes?...


--Aviez-vous donc pensé jusqu'ici que ce n'était qu'un amusement?


--Non, mais une maladie, une passion, un orage qui gronde dans le coeur,

une fièvre qui s'allume en nous et que nous communiquons aux autres... Si

vous savez ce que c'est, dites-le-moi.


--Je vous le dirai quand je le comprendrai bien moi-même; mais c'est

quelque chose de grand, n'en doutez pas, Joseph. Allons, partons et

n'oublions pas le violon, votre unique propriété, ami Beppo, la source de

votre future opulence.»


Ils commencèrent par faire leurs petites provisions pour le déjeuner qu'ils

méditaient de manger sur l'herbe dans quelque lieu romantique. Mais quand

Joseph tira la bourse et voulut payer, la fermière sourit, et refusa sans

affectation, quoique avec fermeté. Quelles que fussent les instances de

Consuelo, elle ne voulut jamais rien accepter, et même elle surveilla ses

jeunes hôtes de manière à ce qu'ils ne pussent pas glisser le plus léger

don aux enfants.


«Rappelez-vous, dit-elle enfin avec un peu de hauteur à Joseph qui

insistait, que mon mari est noble de naissance, et croyez bien que le

malheur ne l'a pas avili au point de lui faire vendre l'hospitalité.


--Cette fierté-là me semble un peu outrée, dit Joseph à sa compagne

lorsqu'ils furent sur le chemin. Il y a plus d'orgueil que de charité

dans le sentiment qui les anime.


--Je n'y veux voir que de la charité, répondit Consuelo, et j'ai le

coeur gros de honte et de repentir en songeant que je n'ai pu supporter

l'incommodité de cette maison qui n'a pas craint d'être souillée et

surchargée par la présence du vagabond que je représente. Ah! maudite

recherche! sotte délicatesse des enfants gâtés de ce monde! tu es une

maladie, puisque tu n'es la santé pour les uns qu'au détriment des autres!


--Pour une grande artiste comme vous l'êtes, je vous trouve trop sensible

aux choses d'ici-bas, lui dit Joseph. Il me semble qu'il faut à l'artiste

un peu plus d'indifférence et d'oubli de tout ce qui ne tient pas à sa

profession. On disait dans l'auberge de Klatau, où j'ai entendu parler de

vous et du château des Géants, que le comte Albert de Rudolstadt était un

grand philosophe dans sa bizarrerie. Vous avez senti, signora, qu'on ne

pouvait être artiste et philosophe en même temps; c'est pourquoi vous avez

pris la fuite. Ne vous affectez donc plus du malheur des humains, et

reprenons notre leçon d'hier.


--Je le veux bien, Beppo; mais sachez auparavant que le comte Albert est un

plus grand artiste que nous, tout philosophe qu'il est.


--En vérité! Il ne lui manque donc rien pour être aimé? reprit Joseph avec

un soupir.


--Rien à mes yeux que d'être pauvre et sans naissance, répondit Consuelo.»


Et doucement gagnée par l'attention que Joseph lui prêtait, stimulée par

d'autres questions naïves qu'il lui adressa en tremblant, elle se laissa

entraîner au plaisir de lui parler assez longuement de son fiancé. Chaque

réponse amenait une explication, et, de détails en détails, elle en vint à

lui raconter minutieusement toutes les particularités de l'affection

qu'Albert lui avait inspirée. Peut-être cette confiance absolue en un jeune

homme qu'elle ne connaissait que depuis la veille eût-elle été inconvenante

en toute autre situation. Il est vrai que cette situation bizarre était

seule capable de la faire naître. Quoi qu'il en soit, Consuelo céda à un

besoin irrésistible de se rappeler à elle-même et de confier à un coeur ami

les vertus de son fiancé; et, tout en parlant ainsi, elle sentit, avec la

même satisfaction qu'on éprouve à faire l'essai de ses forces après une

maladie grave, qu'elle aimait Albert plus qu'elle ne s'en était flattée en

lui promettant de travailler à n'aimer que lui. Son imagination s'exaltait

sans inquiétude, à mesure qu'elle s'éloignait de lui; et tout ce qu'il y

avait de beau, de grand et de respectable dans son caractère, lui apparut

sous un jour plus brillant, lorsqu'elle ne sentit plus en elle la crainte

de prendre trop précipitamment une résolution absolue. Sa fierté ne

souffrait plus de l'idée qu'on pouvait l'accuser d'ambition, car elle

fuyait, elle renonçait en quelque sorte aux avantages matériels attachés à

cette union; elle pouvait donc, sans contrainte et sans honte, se livrer à

l'affection dominante de son âme. Le nom d'Anzoleto ne vint pas une seule

fois sur ses lèvres, et elle s'aperçut encore avec plaisir qu'elle n'avait

pas même songé à faire mention de lui dans le récit de son séjour en

Bohême.


Ces épanchements, tout déplacés et téméraires qu'ils pussent être,

amenèrent les meilleurs résultats. Ils firent comprendre à Joseph combien

l'âme de Consuelo était sérieusement occupée; et les espérances vagues

qu'il pouvait avoir involontairement conçues s'évanouirent comme des

songes, dont il s'efforça même de dissiper le souvenir. Après une ou deux

heures de silence qui succédèrent à cet entretien animé, il prit la ferme

résolution de ne plus voir en elle ni une belle sirène, ni un dangereux et

problématique camarade, mais une grande artiste et une noble femme, dont

les conseils et l'amitié étendraient sur toute sa vie une heureuse

influence.


Autant pour répondre à sa confiance que pour mettre à ses propres désirs

une double barrière, il lui ouvrit son âme, et lui raconta comme quoi, lui

aussi, était engagé, et pour ainsi dire fiancé. Son roman de coeur était

moins poétique que celui de Consuelo; mais pour qui sait l'issue de ce

roman dans la vie de Haydn, il n'était pas moins pur et moins noble. Il

avait témoigné de l'amitié à la fille de son généreux hôte, le perruquier

Keller, et celui-ci, voyant cette innocente liaison, lui avait dit:


«Joseph, je me fie à toi. Tu parais aimer ma fille, et je vois que

tu ne lui es pas indifférent. Si tu es aussi loyal que laborieux et

reconnaissant, quand tu auras assuré ton existence, tu seras mon gendre.»


Dans un mouvement de gratitude exaltée, Joseph avait promis, juré!... et

quoique sa fiancée ne lui inspirât pas la moindre passion, il se regardait

comme enchaîné pour jamais.


Il raconta ceci avec une mélancolie qu'il ne put vaincre en songeant à la

différence de sa position réelle et des rêves enivrants auxquels il lui

fallait renoncer. Consuelo regarda cette tristesse comme l'indice d'un

amour profond et invincible pour la fille de Keller. Il n'osa la détromper;

et son estime, son abandon complet dans la loyauté et la pureté de Beppo en

augmentèrent d'autant.


Leur voyage ne fut donc troublé par aucune de ces crises et de ces

explosions que l'on eût pu présager en voyant partir ensemble pour un

tête-à-tête de quinze jours, et au milieu de toutes les circonstances qui

pouvaient garantir l'impunité, deux jeunes gens aimables, intelligents, et

remplis de sympathie l'un pour l'autre. Quoique Joseph n'aimât pas la fille

de Keller, il consentit à laisser prendre sa fidélité de conscience pour

une fidélité de coeur; et quoiqu'il sentît encore parfois l'orage gronder

dans son sein, il sut si bien l'y maîtriser, que sa chaste compagne,

dormant au fond des bois sur la bruyère, gardée par lui comme par un chien

fidèle, traversant à ses côtés des solitudes profondes, loin de tout regard

humain, passant maintes fois la nuit avec lui dans la même grange ou dans

la même grotte, ne se douta pas une seule fois de ses combats et des

mérites de sa victoire. Dans sa vieillesse, lorsque Haydn lut les premiers

livres des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, il sourit avec des yeux

baignés de larmes en se rappelant sa traversée du Boehmer-Wald avec

Consuelo, l'amour tremblant et la pieuse innocence pour compagnons de

voyage.


Une fois, pourtant, la vertu du jeune musicien se trouva à une rude

épreuve. Lorsque le temps était beau, les chemins faciles, et la lune

brillante, ils adoptaient la vraie et bonne manière de voyager pédestrement

sans courir les risques des mauvais gîtes. Ils s'établissaient dans quelque

lieu tranquille et abrité pour y passer la journée à causer, à dîner, à

faire de la musique et à dormir. Aussitôt que la soirée devenait froide,

ils achevaient de souper, pliaient bagage, et reprenaient leur course

jusqu'au jour. Ils échappaient ainsi à la fatigue d'une marche au soleil,

aux dangers d'être examinés curieusement, à la malpropreté et à la dépense

des auberges. Mais lorsque la pluie, qui devint assez fréquente dans la

partie élevée du Boehmer-Wald où la Moldaw prend sa source, les forçait de

chercher un abri, ils se retiraient où ils pouvaient, tantôt dans la cabane

de quelque serf, tantôt dans les hangars de quelque châtellenie. Ils

fuyaient avec soin les cabarets, où ils eussent pu trouver plus facilement

à se loger, dans la crainte des mauvaises rencontres, des propos grossiers,

et des scènes bruyantes.


Un soir donc, pressés par l'orage, ils entrèrent dans la hutte d'un

chevrier, qui, pour toute démonstration d'hospitalité, leur dit en bâillant

et en étendant les bras du côté de sa bergerie:


«Allez au foin.»


Consuelo se glissa dans un coin bien sombre, comme elle avait coutume

de faire, et Joseph allait s'installer à distance dans un autre coin,

lorsqu'il heurta les jambes d'un homme endormi qui l'apostropha rudement.

D'autres jurements répondirent à l'imprécation du dormeur, et Joseph,

effrayé de cette compagnie, se rapprocha de Consuelo et lui saisit le bras

pour être sûr que personne ne se mettrait entre eux. D'abord leur pensée

fut de sortir; mais la pluie ruisselait à grand bruit sur le toit de

planches de la hutte, et tout le monde était rendormi.


«Restons, dit Joseph à voix basse, jusqu'à ce que la pluie ait cessé. Vous

pouvez dormir sans crainte, je ne fermerai pas l'oeil, je resterai près de

vous. Personne ne peut se douter qu'il y ait une femme ici. Aussitôt que le

temps redeviendra supportable, je vous éveillerai, et nous nous glisserons

dehors.»


Consuelo n'était pas fort rassurée; mais il y avait plus de danger à sortir

tout de suite qu'à rester. Le chevrier et ses hôtes remarqueraient cette

crainte de demeurer avec eux; ils en prendraient des soupçons, ou sur leur

sexe, ou sur l'argent qu'on pourrait leur supposer; et si ces hommes

étaient capables de mauvaises intentions, ils les suivraient dans la

campagne pour les attaquer. Consuelo, ayant fait toutes ces réflexions,

se tint tranquille; mais elle enlaça son bras à celui de Joseph, par un

sentiment de frayeur bien naturelle et de confiance bien fondée en sa

sollicitude.


Quand la pluie cessa, comme ils n'avaient dormi ni l'un ni l'autre, ils

Se disposaient à partir, lorsqu'ils entendirent remuer leurs compagnons

inconnus, qui se levèrent et s'entretinrent à voix basse dans un argot

incompréhensible. Après avoir soulevé de lourds paquets qu'ils chargèrent

sur leurs dos, ils se retirèrent en échangeant avec le chevrier quelques

mots allemands qui firent juger à Joseph qu'ils faisaient la contrebande,

et que leur hôte était dans la confidence. Il n'était guère que minuit,

la lune se levait, et, à la lueur d'un rayon qui tombait obliquement

sur la porte entr'ouverte, Consuelo vit briller leurs armes, tandis qu'ils

s'occupaient à les cacher sous leurs manteaux. En même temps, elle s'assura

qu'il n'y avait plus personne dans la hutte, et le chevrier lui-même l'y

laissa seule avec Haydn; car il suivit les contrebandiers, pour les guider

dans les sentiers de la montagne, et leur enseigner un passage à la

frontière, connu, disait-il, de lui seul.


«Si tu nous trompes, au premier soupçon je te fais sauter la cervelle,»

lui dit un de ces hommes à figure énergique et grave.


Ce fut la dernière parole que Consuelo entendit. Leurs pas mesurés firent

craquer le gravier pendant quelques instants. Le bruit d'un ruisseau

voisin, grossi par la pluie, couvrit celui de leur marche, qui se perdait

dans l'éloignement.


«Nous avions tort de les craindre, dit Joseph sans quitter cependant le

bras de Consuelo qu'il pressait toujours contre sa poitrine. Ce sont des

gens qui évitent les regards encore plus que nous.


--Et à cause de cela, je crois que nous avons couru quelque danger,

répondit Consuelo. Quand vous les avez heurtés dans l'obscurité, vous avez

bien fait de ne rien répondre à leurs jurements; ils vous ont pris pour

un des leurs. Autrement, ils nous auraient peut-être craints comme des

espions, et nous auraient fait un mauvais parti. Grâce à Dieu, il n'y a

plus rien à craindre, et nous voilà enfin seuls.


--Reposez-vous donc, dit Joseph en sentant à regret le bras de Consuelo se

détacher du sien. Je veillerai encore, et au jour nous partirons.»


Consuelo avait été plus fatiguée par la peur que par la marche; elle était

si habituée à dormir sous la garde de son ami, qu'elle céda au sommeil.

Mais Joseph, qui avait pris, lui aussi, après bien des agitations,

l'habitude de dormir auprès d'elle, ne put cette fois goûter aucun repos.

Cette main de Consuelo, qu'il avait tenue toute tremblante dans la sienne

pendant deux heures, ces émotions de terreur et de jalousie qui avaient

réveillé toute l'intensité de son amour, et jusqu'à cette dernière parole

que Consuelo lui disait en s'endormant: «Nous voilà enfin seuls!»

allumaient en lui une fièvre brûlante. Au lieu de se retirer au fond de la

hutte pour lui témoigner son respect, comme il avait accoutumé de faire,

voyant qu'elle-même ne songeait pas à s'éloigner de lui, il resta assis à

ses côtés; et les palpitations de son coeur devinrent si violentes, que

Consuelo eût pu les entendre, si elle n'eût pas été endormie. Tout

l'agitait, le bruit mélancolique du ruisseau, les plaintes du vent dans les

sapins, et les rayons de la lune qui se glissaient par une fente de la

toiture, et venaient éclairer faiblement le visage pâle de Consuelo encadré

dans ses cheveux noirs; enfin, ce je ne sais quoi de terrible et de

farouche qui passe de la nature extérieure dans le coeur de l'homme

quand la vie est sauvage autour de lui. Il commençait à se calmer et à

s'assoupir, lorsqu'il crut sentir des mains sur sa poitrine. Il bondit

sur la fougère, et saisit dans ses bras un petit chevreau qui était venu

s'agenouiller et se réchauffer sur son sein. Il le caressa, et, sans savoir

pourquoi, il le couvrit de larmes et de baisers. Enfin le jour parut; et en

voyant plus distinctement le noble front et les traits graves et purs de

Consuelo, il eut honte de ses tourments. Il sortit pour aller tremper son

visage et ses cheveux dans l'eau glacée du torrent. Il semblait vouloir se

purifier des pensées coupables qui avaient embrasé son cerveau.


Consuelo vint bientôt l'y joindre, et faire la même ablution pour dissiper

l'appesantissement du sommeil et se familiariser courageusement avec

l'atmosphère du matin, comme elle faisait gaiement tous les jours. Elle

s'étonna de voir Haydn si défait et si triste.


«Oh! pour le coup, frère Beppo, lui dit-elle, vous ne supportez pas aussi

bien que moi les fatigues et les émotions; vous voilà aussi pâle que ces

petites fleurs qui ont l'air de pleurer sur la face de l'eau.


--Et vous, vous êtes aussi fraîche que ces belles roses sauvages qui ont

l'air de rire sur ses bords, répondit Joseph. Je crois bien que je sais

braver la fatigue, malgré ma figure terne; mais l'émotion, il est vrai,

signora, que je ne sais guère la supporter.»


Il fut triste pendant toute la matinée; et lorsqu'ils s'arrêtèrent pour

manger du pain et des noisettes dans une belle prairie en pente rapide,

sous un berceau de vigne sauvage, elle le tourmenta de questions si

ingénues pour lui faire avouer la cause de son humeur sombre, qu'il ne put

s'empêcher de lui faire une réponse où entrait un grand dépit contre

lui-même et contre sa propre destinée.


«Eh bien, puisque vous voulez le savoir, dit-il, je songe que je suis bien

malheureux; car j'approche tous les jours un peu plus de Vienne, où ma

destinée est engagée, bien que mon coeur ne le soit pas. Je n'aime pas ma

fiancée; je sens que je ne l'aimerai jamais, et pourtant j'ai promis, et je

tiendrai parole.


--Serait-il possible? s'écria Consuelo, frappée de surprise. En ce cas, mon

pauvre Beppo, nos destinées, que je croyais conformes en bien des points,

sont donc entièrement opposées; car vous courez vers une fiancée que vous

n'aimez pas, et moi, je fuis un fiancé que j'aime. Étrange fortune! qui

donne aux uns ce qu'ils redoutent, pour arracher aux autres ce qu'ils

chérissent.»


Elle lui serra affectueusement la main en parlant ainsi, et Joseph vit bien

que cette réponse ne lui était pas dictée par le soupçon de sa témérité et

le désir de lui donner une leçon. Mais la leçon n'en fut que plus efficace.


Elle le plaignait de son malheur et s'en affligeait avec lui, tout en lui

montrant, par un cri du coeur, sincère et profond, qu'elle en aimait un

autre sans distraction et sans défaillance.


Ce fut la dernière folie de Joseph envers elle. Il prit son violon, et, le

raclant avec force, il oublia cette nuit orageuse. Quand ils se remirent en

route, il avait complètement abjuré un amour impossible, et les événements

qui suivirent ne lui firent plus sentir que la force du dévouement et de

l'amitié. Lorsque Consuelo voyait passer un nuage sur son front, et qu'elle

tâchait de l'écarter par de douces paroles:


«Ne vous inquiétez pas de moi, lui répondait-il. Si je suis condamné à

n'avoir pas d'amour pour ma femme, du moins j'aurai de l'amitié pour elle,

et l'amitié peut consoler de l'amour, je le sens mieux que vous ne croyez!»





LXIX.



Haydn n'eut jamais lieu de regretter ce voyage et les souffrances qu'il

avait combattues; car il y prit les meilleures leçons d'italien, et même

les meilleures notions de musique qu'il eût encore eues dans sa vie. Durant

les longues haltes qu'ils firent dans les beaux jours, sous les solitaires

ombrages du Boehmer-Wald, nos jeunes artistes se révélèrent l'un à l'autre

tout ce qu'ils possédaient d'intelligence et de génie. Quoique Joseph Haydn

eût une belle voix et sût en tirer grand parti comme choriste, quoiqu'il

jouât agréablement du violon et de plusieurs instruments, il comprit

bientôt, en écoutant chanter Consuelo, qu'elle lui était infiniment

supérieure comme virtuose, et qu'elle eût pu faire de lui un chanteur

habile sans l'aide du Porpora. Mais l'ambition et les facultés de Haydn ne

se bornaient pas à cette branche de l'art; et Consuelo, en le voyant si peu

avancé dans la pratique, tandis qu'en théorie il exprimait des idées si

élevées et si saines, lui dit un jour en souriant:


«Je ne sais pas si je fais bien de vous rattacher à l'étude du chant; car

si vous venez à vous passionner pour la profession de chanteur, vous

sacrifierez peut-être de plus hautes facultés qui sont en vous. Voyons

donc un peu vos compositions! Malgré mes longues et sévères études de

contre-point avec un aussi grand maître que le Porpora, ce que j'ai appris

ne me sert qu'à bien comprendre les créations du génie, et je n'aurai plus

le temps, quand même j'en aurais l'audace, de créer moi-même des oeuvres de

longue haleine; au lieu que si vous avez le génie créateur, vous devez

suivre cette route, et ne considérer le chant et l'étude des instruments

que comme vos moyens matériels.»


Depuis que Haydn avait rencontré Consuelo, il est bien vrai qu'il ne

songeait plus qu'à se faire chanteur. La suivre ou vivre auprès d'elle,

la retrouver partout dans sa vie nomade, tel était son rêve ardent

depuis quelques jours. Il fit donc difficulté de lui montrer son dernier

manuscrit, quoiqu'il l'eût avec lui, et qu'il eût achevé de l'écrire en

allant à Pilsen. Il craignait également et de lui sembler médiocre en ce

genre, et de lui montrer un talent qui la porterait à combattre son envie

de chanter. Il céda enfin, et, moitié de gré, moitié de force, se laissa

arracher le cahier mystérieux. C'était une petite sonate pour piano, qu'il

destinait à ses jeunes élèves. Consuelo commença par la lire des yeux, et

Joseph s'émerveilla de la lui voir saisir aussi parfaitement par une simple

lecture que si elle l'eût entendu exécuter. Ensuite elle lui fit essayer

divers passages sur le violon, et chanta elle-même ceux qui étaient

possibles pour la voix. J'ignore si Consuelo devina, d'après cette bluette,

le futur auteur de _la Création_ et de tant d'autres productions éminentes;

mais il est certain qu'elle pressentit un bon maître, et elle lui dit, en

lui rendant son manuscrit:


«Courage, Beppo! tu es un artiste distingué, et tu peux être un grand

compositeur, si tu travailles. Tu as des idées, cela est certain. Avec des

idées et de la science, on peut beaucoup. Acquiers donc de la science, et

triomphons de la mauvaise humeur du Porpora; c'est le maître qu'il te faut.

Mais ne songe plus aux coulisses; ta place est ailleurs, et ton bâton de

commandement est ta plume. Tu ne dois pas obéir, mais imposer. Quand on

peut être l'âme de l'oeuvre, comment songe-t-on à se ranger parmi les

machines? Allons! maestro en herbe, n'étudiez plus le trille et la cadence

avec votre gosier. Sachez où il faut les placer, et non comment il faut les

faire. Ceci regarde votre très-humble servante et subordonnée, qui vous

retient le premier rôle de femme que vous voudrez bien écrire pour un

mezzo-soprano.


--O Consuelo _de mi alma!_ s'écria Joseph, transporté de joie et

d'espérance; écrire pour vous, être compris et exprimé par vous! Quelle

gloire, quelles ambitions vous me suggérez! Mais non, c'est un rêve,

une folie. Enseignez-moi à chanter. J'aime mieux m'exercer à rendre, selon

votre coeur et votre intelligence, les idées d'autrui, que de mettre sur

vos lèvres divines des accents indignes de vous!


--Voyons, voyons, dit Consuelo, trêve de cérémonie. Essayez-vous à

improviser, tantôt sur le violon, tantôt avec la voix. C'est ainsi que

l'âme vient sur les lèvres et au bout des doigts. Je saurai si vous avez

le souffle divin, où si vous n'êtes qu'un écolier adroit, farci de

réminiscences.»


Haydn lui obéit. Elle remarqua avec plaisir qu'il n'était pas savant, et

qu'il y avait de la jeunesse, de la fraîcheur et de la simplicité dans ses

idées premières. Elle l'encouragea de plus en plus, et ne voulut désormais

lui enseigner le chant que pour lui indiquer, comme elle le disait, la

manière de s'en servir.


Ils s'amusèrent ensuite à dire ensemble des petits duos italiens qu'elle

lui fit connaître, et qu'il apprit par coeur.


«Si nous venons à manquer d'argent avant la fin du voyage, lui dit-elle, il

nous faudra bien chanter par les rues. D'ailleurs, la police peut vouloir

mettre nos talents à l'épreuve, si elle nous prend pour des vagabonds

coupeurs de bourses, comme il y en a tant qui déshonorent la profession,

les malheureux! Soyons donc prêts à tout événement. Ma voix, en la prenant

tout à fait en contralto, peut passer pour celle d'un jeune garçon avant la

mue. Il faut que vous appreniez aussi sur le violon quelques chansonnettes

que vous m'accompagnerez. Vous allez voir que ce n'est pas une mauvaise

étude. Ces facéties populaires sont pleines de verve et de sentiment

original; et quant à mes vieux chants espagnols, c'est du génie tout pur,

du diamant brut. Maestro, faites-en votre profit: les idées engendrent les

idées.»


Ces études furent délicieuses pour Haydn. C'est là peut-être qu'il conçut

le génie de ces compositions enfantines et mignonnes qu'il fit plus tard

pour les marionnettes des petits princes Esterhazy. Consuelo mettait à

ces leçons tant de gaieté, de grâce, d'animation et d'esprit, que le bon

jeune homme, ramené à la pétulance et au bonheur insouciant de l'enfance,

oubliait ses pensées d'amour, ses privations, ses inquiétudes, et

souhaitait que cette éducation ambulante ne finît jamais.


Nous ne prétendons pas faire l'itinéraire du voyage de Consuelo et d'Haydn.

Peu familiarisé avec les sentiers du Boehmer-Wald, nous donnerions

peut-être des indications inexactes, si nous en suivions la trace dans

les souvenirs confus qui nous les ont transmis. Il nous suffira de dire que

la première moitié de ce voyage fut, en somme, plus agréable que pénible,

jusqu'au moment d'une aventure que nous ne pouvons nous dispenser de

rapporter.


Ils avaient suivi, dès la source, la rive septentrionale de la Moldaw,

parce qu'elle leur avait semblé la moins fréquentée et la plus pittoresque.

Ils descendirent donc, pendant tout un jour, la gorge encaissée qui

se prolonge en s'abaissant dans la même direction que le Danube; mais

quand ils furent à la hauteur de Schenau, voyant la chaîne de montagnes

s'abaisser vers la plaine, ils regrettèrent de n'avoir pas suivi l'autre

rive du fleuve, et par conséquent l'autre bras de la chaîne qui s'éloignait

en s'élevant du côté de la Bavière. Ces montagnes boisées leur offraient

plus d'abris naturels et de sites poétiques que les vallées de la Bohême.

Dans les stations qu'ils faisaient de jour dans les forêts, ils s'amusaient

à chasser les petits oiseaux à la glu et au lacet; et quand, après leur

sieste, ils trouvaient leurs pièges approvisionnés de ce menu gibier, ils

faisaient avec du bois mort une cuisine en plein vent qui leur paraissait

somptueuse. On n'accordait la vie qu'aux rossignols, sous prétexte que ces

oiseaux musiciens étaient des confrères.


Nos pauvres enfants allaient donc cherchant un gué, et ne le trouvaient

pas; la rivière était rapide, encaissée, profonde, et grossie par les

pluies des jours précédents. Ils rencontrèrent enfin un abordage auquel

était amarrée une petite barque gardée par un enfant. Ils hésitèrent un

peu à s'en approcher, en voyant plusieurs personnes s'en approcher avant

eux et marchander le passage. Ces hommes se divisèrent après s'être dit

adieu. Trois se préparèrent à suivre la rive septentrionale de la Moldaw,

tandis que les deux autres entrèrent dans le bateau. Cette circonstance

détermina Consuelo.


«Rencontre à droite, rencontre à gauche, dit-elle à Joseph; autant vaut

traverser, puisque c'était notre intention.»


Haydn hésitait encore et prétendait que ces gens avaient mauvaise mine, le

parler haut et des manières brutales, lorsqu'un d'entre eux, qui semblait

vouloir démentir cette opinion défavorable, fit arrêter le batelier, et,

s'adressant à Consuelo:


«Hé! mon enfant! approchez donc, lui cria-t-il en allemand et en lui

faisant signe d'un air de bienveillance enjouée; le bateau n'est pas bien

chargé, et vous pouvez passer avec nous, si vous en avez envie.


--Bien obligé, Monsieur, répondit Haydn; nous profiterons de votre

permission.


--Allons, mes enfants, reprit celui qui avait déjà parlé, et que son

compagnon appelait M. Mayer; allons, sautez!»


Joseph, à peine assis dans la barque, remarqua que les deux inconnus

regardaient alternativement Consuelo et lui avec beaucoup d'attention et

de curiosité. Cependant la figure de ce M. Mayer n'annonçait que douceur

et gaieté; sa voix était agréable, ses manières polies, et Consuelo prenait

confiance dans ses cheveux grisonnants et dans son air paternel.


«Vous êtes musicien, mon garçon? dit-il bientôt à cette dernière.


--Pour vous servir, mon bon Monsieur, répondit Joseph.


--Vous aussi? dit M. Mayer à Joseph; et, lui montrant Consuelo:--C'est

votre frère, sans doute? ajouta-t-il.


--Non, Monsieur, c'est mon ami, dit Joseph; nous ne sommes pas de même

nation, et il entend peu l'allemand.


--De quel pays est-il donc? continua M. Mayer en regardant toujours

Consuelo.


--De l'Italie, Monsieur, répondit encore Haydn.


--Vénitien, Génois, Romain, Napolitain ou Calabrais? dit M. Mayer en

articulant chacune de ces dénominations dans le dialecte qui s'y rapporte,

avec une admirable facilité.


--Oh! Monsieur, je vois bien que vous pouvez parler avec toutes sortes

d'Italiens, répondit enfin Consuelo, qui craignait de se faire remarquer

par un silence prolongé; moi je suis de Venise.


--Ah! c'est un beau pays! reprit M. Mayer en se servant tout de suite du

dialecte familier à Consuelo. Est-ce qu'il y a longtemps que vous l'avez

quitté?


--Six mois seulement.


--Et vous courez le pays en jouant du violon?


--Non; c'est lui qui accompagne, répondit Consuelo en montrant Joseph; moi

je chante.


--Et vous ne jouez d'aucun instrument? ni hautbois, ni flûte, ni tambourin?


--Non; cela m'est inutile.


--Mais si vous êtes bon musicien, vous apprendriez facilement, n'est-ce

pas?


--Oh! certainement, s'il le fallait!


--Mais vous ne vous en souciez pas?


--Non, j'aime mieux chanter.


--Et vous avez raison; cependant vous serez forcé d'en venir là, ou de

changer de profession, du moins pendant un certain temps.


--Pourquoi cela, Monsieur?


--Parce que votre voix va bientôt muer, si elle n'a commencé déjà. Quel âge

avez-vous? quatorze ans, quinze ans, tout au plus?


--Quelque chose comme cela.


--Eh bien, avant qu'il soit un an, vous chanterez comme une petite

grenouille, et il n'est pas sûr que vous redeveniez un rossignol. C'est

une épreuve douteuse pour un garçon que de passer de l'enfance à la

jeunesse. Quelquefois on perd la voix en prenant de la barbe. A votre

place, j'apprendrais à jouer du fifre; avec cela on trouve toujours à

gagner sa vie.


--Je verrai, quand j'en serai là.


--Et vous, mon brave? dit M. Mayer en s'adressant à Joseph en allemand, ne

jouez-vous que du violon?


--Pardon, Monsieur, répondit Joseph qui prenait confiance à son tour en

voyant que le bon Mayer ne causait aucun embarras à Consuelo; je joue un

peu de plusieurs instruments.


--Lesquels, par exemple?


--Le piano, la harpe, la flûte; un peu de tout quand je trouve l'occasion

d'apprendre.


--Avec tant de talents, vous avez grand tort de courir les chemins comme

vous faites; c'est un rude métier. Je vois que votre compagnon, qui est

encore plus jeune et plus délicat que vous, n'en peut déjà plus, car il

boite.


--Vous avez remarqué cela? dit Joseph qui ne l'avait que trop remarqué

aussi, quoique sa compagne n'eût pas voulu avouer l'enflure et la

souffrance de ses pieds.


--Je l'ai très-bien vu se traîner avec peine jusqu'au bateau, reprit Mayer.


--An! que voulez-vous, Monsieur! dit Haydn en dissimulant son chagrin sous

un air d'indifférence philosophique: on n'est pas né pour avoir toutes ses

aises, et quand il faut souffrir, on souffre!


--Mais quand on pourrait vivre plus heureux et plus honnête en se fixant!

Je n'aime pas à voir des enfants intelligents et doux, comme vous me

paraissez l'être, faire le métier de vagabonds. Croyez-en un bon homme qui

a des enfants, lui aussi, et qui vraisemblablement ne vous reverra jamais,

mes petits amis. On se tue et on se corrompt à courir les aventures.

Souvenez-vous de ce que je vous dis là.


--Merci de votre bon conseil, Monsieur, reprit Consuelo avec un sourire

affectueux; nous en profiterons peut-être.


--Dieu vous entende, mon petit gondolier! dit M. Mayer à Consuelo, qui

avait pris une rame, et, machinalement, par une habitude toute populaire et

vénitienne, s'était mise à naviguer.»


La barque touchait au rivage, après avoir fait un biais assez considérable

à cause du courant de l'eau qui était un peu rude. M. Mayer adressa un

adieu amical aux jeunes artistes en leur souhaitant un bon voyage, et son

compagnon silencieux les empêcha de payer leur part au batelier. Après les

remerciements convenables, Consuelo et Joseph entrèrent dans un sentier qui

conduisait vers les montagnes, tandis que les deux étrangers suivaient

la rive aplanie du fleuve dans la même direction.


«Ce M. Mayer me paraît un brave homme, dit Consuelo en se retournant une

dernière fois sur la hauteur au moment de le perdre de vue. Je suis sûre

que c'est un bon père de famille.


--Il est curieux et bavard, dit Joseph, et je suis bien aise de vous voir

débarrassée de ses questions.


--Il aime à causer comme toutes les personnes qui ont beaucoup voyagé.

C'est un cosmopolite, à en juger par sa facilité à prononcer les divers

dialectes. De quel pays peut-il être?


--Il a l'accent saxon, quoiqu'il parle bien le bas autrichien. Je le crois

du nord de l'Allemagne, Prussien peut-être!


--Tant pis; je n'aime guère les Prussiens, et le roi Frédéric encore moins

que toute sa nation, d'après tout ce que j'ai entendu raconter de lui au

château des Géants.


--En ce cas, vous vous plairez à Vienne; ce roi batailleur et philosophe

n'a de partisans ni à la cour, ni à la ville.»


En devisant ainsi, ils gagnèrent l'épaisseur des bois, et suivirent des

sentiers qui tantôt se perdaient sous les sapins, et tantôt côtoyaient

un amphithéâtre de montagnes accidentées. Consuelo trouvait ces monts

hyrcinio-carpathiens plus agréables que sublimes; après avoir traversé

maintes fois les Alpes, elle n'éprouvait pas les mêmes transports que

Joseph, qui n'avait jamais vu de cimes aussi majestueuses. Les impressions

de celui-ci le portaient donc à l'enthousiasme, tandis que sa compagne se

sentait plus disposée à la rêverie. D'ailleurs Consuelo était très-fatiguée

ce jour-là, et faisait de grands efforts pour le dissimuler, afin de ne

point affliger Joseph, qui ne s'en affligeait déjà que trop.


Ils prirent du sommeil pendant quelques heures, et après le repas et la

musique, ils repartirent, au coucher du soleil. Mais bientôt Consuelo,

quoiqu'elle eût baigné longtemps ses pieds délicats dans le cristal des

fontaines, à la manière des héroïnes de l'idylle, sentit ses talons se

déchirer sur les cailloux, et fut contrainte d'avouer qu'elle ne pouvait

faire son étape de nuit. Malheureusement le pays était tout à fait désert

de ce côté-là: pas une cabane, pas un moutier, pas un chalet sur le versant

de la Moldaw. Joseph était désespéré. La nuit était trop froide pour

permettre le repos en plein air. A une ouverture entre deux collines, ils

aperçurent enfin des lumières au bas du versant opposé. Cette vallée, où

ils descendirent, c'était la Bavière; mais la ville qu'ils apercevaient

était plus éloignée qu'ils ne l'avaient pensé: il semblait au désolé Joseph

qu'elle reculait à mesure qu'ils marchaient. Pour comble de malheur, le

temps se couvrait de tous côtés, et bientôt une pluie fine et froide se mit

à tomber. En peu d'instants elle obscurcit tellement l'atmosphère, que les

lumières disparurent, et que nos voyageurs, arrivés, non sans péril et sans

peine, au bas de la montagne, ne surent plus de quel côté se diriger.

Ils étaient cependant sur une route assez unie, et ils continuaient à s'y

traîner en la descendant toujours, lorsqu'ils entendirent le bruit d'une

voiture qui venait à leur rencontre. Joseph n'hésita pas à l'aborder pour

demander des indications sur le pays et sur la possibilité d'y trouver un

gîte.


«Qui va là? lui répondit une voix forte; et il entendit en même temps

claquer la batterie d'un pistolet: Éloignez-vous, ou je vous fais sauter

la tête!


--Nous ne sommes pas bien redoutables, répondit Joseph sans se déconcerter.

Voyez! nous sommes deux enfants, et nous ne demandons rien qu'un

renseignement.


--Eh mais! s'écria une autre voix, que Consuelo reconnut aussitôt pour

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