pour recueillir et consommer les fruits d'un bénéfice. En conséquence
de cette décision le jeune tonsuré avait été investi du canonicat, bien
qu'il fût bâtard d'un roi; toujours en vertu des canons de l'Église,
qui acceptaient par présomption la légitimité d'un enfant présenté aux
bénéfices et patronné par des souverains, bien que d'autre part les mêmes
arrêts canoniques exigeassent que tout prétendant aux biens ecclésiastiques
fût issu de bon et légitime mariage, à défaut de quoi on pouvait le
déclarer _incapable_, voire _indigne_ et _infâme_ au besoin. Mais il est
avec le ciel tant d'accommodements, que, dans de certaines circonstances,
le droit canonique établissait qu'un enfant trouvé peut être regardé comme
légitime, par la raison, d'ailleurs fort chrétienne, que dans les cas de
parenté mystérieuse on doit supposer le bien plutôt que le mal. Le petit
chanoine était donc entré en possession d'une superbe prébende, à titre de
chanoine majeur; et arrivé vers sa cinquantième année, à une quarantaine
d'années de services prétendus effectifs dans le chapitre, il était
désormais reconnu chanoine jubilaire, c'est-à-dire chanoine en retraite,
libre de résider où bon lui semblait, et de ne plus remplir aucune fonction
capitulaire, tout en jouissant pleinement des avantages, revenus et
priviléges de son canonicat. Il est vrai que le digne chanoine avait rendu
de bien grands services au chapitre dès ses jeunes années. Il s'était fait
déclarer _absent_, ce qui, aux termes du droit canonique, signifie une
permission de résider loin du chapitre, en vertu de divers prétextes
plus ou moins spécieux, sans perdre les fruits du bénéfice attaché à
l'exercice effectif. Le cas de peste dans une résidence est un cas
d'_absence_ admissible. Il y a aussi des raisons de santé délicate ou
délabrée qui motivent l'_absence_. Mais le plus honorable et le plus assuré
des droits d'absence était celui qui avait pour motif le cas d'études.
On entreprenait et on annonçait un gros ouvrage sur les cas de conscience,
sur les Pères de l'Église, sur les sacrements, ou, mieux encore, sur la
constitution du chapitre auquel on appartenait, sur les principes de sa
fondation, sur les avantages honorifiques et manuels qui s'y rattachaient,
sur les prétentions qu'on pouvait faire valoir à l'encontre d'autres
chapitres, sur un procès qu'on avait ou qu'on voulait avoir contre une
communauté rivale à propos d'une terre, d'un droit de patronage, ou d'une
maison bénéficiale; et ces sortes de subtilités chicanière et financières,
étant beaucoup plus intéressantes pour les corps ecclésiastiques que les
commentaires sur la doctrine et les éclaircissements sur le dogme, pour peu
qu'un membre distingué du chapitre proposât de faire des recherches, de
compulser des parchemins, de griffonner des mémoires de procédure, des
réclamations, voire des libelles contre de riches adversaires, on lui
accordait le lucratif et agréable droit de rentrer dans la vie privée et de
manger son revenu soit en voyages, soit dans sa maison bénéficiale, au coin
de son feu. Ainsi faisait notre chanoine.
Homme d'esprit, beau diseur, écrivain élégant, il avait promis, il se
promettait, et il devait promettre toute sa vie de faire un livre sur les
droits, immunités et privilèges de son chapitre. Entouré d'_in-quarto_
poudreux qu'il n'avait jamais ouverts, il n'avait pas fait le sien, il ne
le faisait pas, il ne devait jamais le faire. Les deux secrétaires qu'il
avait engagés aux frais du chapitre, étaient occupés à parfumer sa
personne et à préparer son repas. On parlait beaucoup du fameux livre;
on l'attendait, on bâtissait sur la puissance de ses arguments mille rêves
de gloire, de vengeance et d'argent. Ce livre, qui n'existait pas, avait
déjà fait à son auteur une réputation de persévérance, d'érudition et
d'éloquence, dont il n'était pas pressé de fournir la preuve; non qu'il
fût incapable de justifier l'opinion favorable de ses confrères, mais
parce que la vie est courte, les repas longs; la toilette indispensable,
et le _far niente_ délicieux. Et puis notre chanoine avait deux passions
innocentes mais insatiables: il aimait l'horticulture et la musique.
Avec tant d'affaires et d'occupations, où eût-il trouvé le temps de faire
son livre? Enfin, il est si doux de parler d'un livre qu'on ne fait pas,
et si désagréable au contraire d'entendre parler de celui qu'on a fait!
Le bénéfice de ce saint personnage consistait en une terre d'un bon
rapport, annexée au prieuré sécularisé où il vivait huit à neuf mois
de l'année, adonné à la culture de ses fleurs et à celle de son estomac.
L'habitation était spacieuse et romantique. Il l'avait rendue confortable
et même luxueuse. Abandonnant à une lente destruction le corps de logis
qu'avaient habité les anciens moines, il entretenait avec soin et ornait
avec goût la partie la plus favorable à ses habitudes de bien-être.
De nouvelles distributions avaient fait de l'antique monastère un vrai
petit château où il menait une vie de gentilhomme. C'était un excellent
naturel d'homme d'église: tolérant, bel esprit au besoin, orthodoxe et
disert avec ceux de son état, enjoué, anecdotique et facile avec ceux du
monde, affable, cordial et généreux avec les artistes. Ses domestiques,
participant à la bonne vie qu'il savait se faire, l'aidaient de tout leur
pouvoir. Sa gouvernante était un peu tracassière, mais elle lui faisait de
si bonnes confitures, et s'entendait si bien à conserver ses fruits, qu'il
supportait sa méchante humeur, et soutenait l'orage avec calme, se disant
qu'un homme doit savoir supporter les défauts d'autrui, mais qu'il ne peut
se passer de beau dessert et de bon café.
Nos jeunes artistes furent accueillis par lui avec la plus gracieuse
bonhomie.
«Vous êtes des enfants pleins d'esprit et d'invention, leur dit-il, et je
vous aime de tout mon coeur. De plus, vous avez infiniment de talent; et
il y a un de vous deux, je ne sais plus lequel, qui possède la voix la plus
douce, la plus sympathique, la plus émouvante que j'aie entendue de ma vie.
Cette voix-là est un prodige, un trésor; et j'étais tout triste, ce soir,
de vous avoir vus partir si brusquement de chez le curé, en songeant que
je ne vous retrouverais peut-être jamais, que je ne vous entendrais plus.
Vrai! je ne n'avais pas d'appétit, j'étais sombre, préoccupé... Cette belle
voix et cette belle musique ne me sortaient pas de l'âme et de l'oreille.
Mais la Providence, qui me veut bien du bien, vous ramène vers moi, et
peut-être aussi votre bon coeur, mes enfants; car vous aurez deviné que
j'avais su vous comprendre et vous apprécier...
--Nous sommes forcés d'avouer, monsieur le chanoine, répondit Joseph, que
le hasard seul nous a conduits ici, et que nous étions loin de compter sur
cette bonne fortune.
--La bonne fortune est pour moi, reprit l'aimable chanoine; et vous allez
me chanter... Mais non, ce serait trop d'égoïsme de ma part; vous êtes
fatigués, à jeun peut-être... Vous allez souper d'abord, puis passer une
bonne nuit dans ma maison, et demain nous ferons de la musique; oh! de
la musique toute la journée! André, vous allez mener ces jeunes gens à
l'office, et vous en aurez le plus grand soin... Mais non, qu'ils restent;
mettez-leur deux couverts au bout de ma table, et qu'ils soupent avec moi.»
André obéit avec empressement, et même avec une sorte de satisfaction
bienveillante. Mais dame Brigide montra des dispositions tout opposées;
elle hocha la tête, haussa les épaules, et grommela entre ses dents:
«Voilà des gens bien propres pour manger sur votre nappe, et une singulière
société pour un homme de votre rang!»
«Taisez-vous, Brigide, répondit le chanoine avec calme. Vous n'êtes jamais
contente de rien ni de personne; et dès que voyez les autres prendre un
petit plaisir, vous entrez en fureur.
--Vous ne savez quoi imaginer pour passer le temps, reprit-elle sans tenir
compte des reproches qui lui étaient adressés. Avec des flatteries, des
sornettes, des flonflons, on vous mènerait comme un petit enfant!
--Taisez-vous donc, dit le chanoine en élevant un peu le ton, mais sans
perdre son sourire enjoué; vous avez la voix aigre comme une crécelle, et
si vous continuez à gronder, vous allez perdre la tête et manquer mon café.
--Beau plaisir! et grand honneur, en vérité, dit la vieille, que de
préparer le café à de pareils hôtes!
--Oh! il vous faut de hauts personnages à vous! Vous aimez la grandeur;
vous voudriez ne traiter que des évêques, des princes et des chanoinesses
à seize quartiers! Tout cela ne vaut pas pour moi un couplet de chanson
bien dit.»
Consuelo écoutait avec étonnement ce personnage d'une apparence si noble
se disputer avec sa bonne avec une sorte de plaisir enfantin; et, pendant
tout le souper, elle s'émerveilla de la puérilité de ses préoccupations.
A propos de tout, il disait une foule de riens pour passer le temps et pour
se tenir en belle humeur. Il interpellait ses domestiques à chaque instant,
tantôt discutant sérieusement la sauce d'un poisson, tantôt s'inquiétant de
la confection d'un meuble, donnant des ordres contradictoires, interrogeant
son monde sur les détails les plus oiseux de son ménage, réfléchissant
sur ces misères avec une solennité digne de sujets sérieux, écoutant l'un,
reprenant l'autre, tenant tête à dame Brigide qui le contredisait sur
toutes choses, et ne manquant jamais de mettre quelque mot plaisant dans
ses questions et dans ses réponses. On eût dit que, réduit par l'isolement
et la nonchalance de sa vie à la société de ses domestiques, il cherchait
à tenir son esprit en haleine, et à faciliter l'oeuvre de sa digestion par
un exercice hygiénique de la pensée point trop grave et point trop léger.
Le souper fut exquis et d'une abondance inouïe. A l'entremets, le cuisinier
fut appelé devant M. le chanoine, et affectueusement loué par lui pour la
confection de certains plats, doucement réprimandé et doctement enseigné à
propos de certains autres qui n'avaient pas atteint le dernier degré de
perfection. Les deux voyageurs tombaient des nues, et se regardaient
l'un l'autre, croyant faire un rêve facétieux, tant ces raffinements
leur semblaient incompréhensibles.
«Allons! allons! ce n'est pas mal, dit le bon chanoine en congédiant
l'artiste culinaire; je ferai quelque chose de toi, si tu as de la bonne
volonté, et si tu continues à aimer ton devoir.»
Ne semblerait-il pas, pensa Consuelo, qu'il s'agit d'un enseignement
paternel, ou d'une exhortation religieuse?
Au dessert, après que le chanoine eut donné aussi à la gouvernante sa part
d'éloges et d'avertissements, il oublia enfin ces graves questions pour
parler musique, et il se montra sous un meilleur jour à ses jeunes hôtes.
Il avait une bonne instruction musicale, un fonds d'études solides, des
idées justes et un goût éclairé. Il était assez bon organiste; et, s'étant
mis au clavecin après le dîner, il leur fit entendre des fragments de
plusieurs vieux maîtres allemands, qu'il jouait avec beaucoup de pureté
et selon les bonnes traditions du temps passé. Cette audition ne fut pas
sans intérêt pour Consuelo; et bientôt, ayant trouvé sur le clavecin un
gros livre de cette ancienne musique, elle se mit à le feuilleter et à
oublier la fatigue et l'heure qui s'avançait, pour demander au chanoine
de lui jouer, avec sa bonne manière nette et large, plusieurs morceaux
qui avaient frappé son esprit et ses yeux. Le chanoine trouva un plaisir
extrême à être ainsi écouté. La musique qu'il connaissait n'étant plus
guère de mode, il ne trouvait pas souvent d'amateurs selon son coeur. Il
se prit donc d'une affection extraordinaire pour Consuelo particulièrement,
Joseph, accablé de lassitude, s'étant assoupi sur un grand fauteuil
perfidement délicieux.
«Vraiment! s'écria le chanoine dans un moment d'enthousiasme, tu es
un enfant heureusement doué, et ton jugement précoce annonce un avenir
extraordinaire. Voici la première fois de ma vie que je regrette le célibat
que m'impose ma profession.»
Ce compliment fit rougir et trembler Consuelo, qui se crut reconnue
Pour une femme; mais elle se remit bien vite, lorsque le chanoine ajouta
naïvement:
«Oui, je regrette de n'avoir pas d'enfants, car le ciel m'eût peut-être
donné un fils tel que toi, et c'eût été le bonheur de ma vie... quand
même Brigide eût été la mère. Mais dis-moi, mon ami, que penses-tu de ce
Sébastien Bach dont les compositions fanatisent les savants d'aujourd'hui?
Crois-tu aussi que ce soit un génie prodigieux? J'ai là un gros livre
De ses oeuvres que j'ai rassemblé et fait relier, parce qu'il faut avoir
de tout... Et puis, c'est peut-être beau en effet... Mais c'est d'une
difficulté extrême à lire, et je t'avoue que le premier essai m'ayant
rebuté, j'ai eu la paresse de ne pas m'y remettre... D'ailleurs, j'ai si
peu de temps à moi! Je ne fais de musique que dans de rares instants,
dérobés à des soins plus sérieux... De ce que tu m'as vu très-occupé
de la gouverne de mon petit ménage, il ne faut pas conclure que je sois
un homme libre et heureux. Je suis esclave, au contraire, d'un travail
énorme, effrayant, que je me suis imposé. Je fais un livre auquel je
travaille depuis trente ans, et qu'un autre n'eût pas fait en soixante;
un livre qui demande des études incroyables, des veilles, une patience
à toute épreuve et les plus profondes réflexions. Aussi je pense que ce
livre-là fera quelque bruit!
--Mais il est bientôt fini? demanda Consuelo.
--Pas encore, pas encore! répondit le chanoine désireux de se dissimuler
à lui-même qu'il ne l'avait pas commencé. Nous disions donc que la musique
de ce Bach est terriblement difficile, et que, quant à moi, elle me semble
bizarre.
--Je pense cependant que si vous surmontiez votre répugnance, vous en
viendriez à penser que c'est un génie qui embrasse, résume et vivifie
toute la science du passé et du présent.
--Eh bien, reprit le chanoine, s'il en est ainsi, nous essaierons demain
à nous trois d'en déchiffrer quelque chose. Voici l'heure pour vous de
prendre du repos, et pour moi de me livrer à l'étude. Mais demain vous
passerez la journée chez moi, c'est entendu, n'est-ce pas?
--La journée, c'est beaucoup dire, Monsieur; nous devons nous presser
d'arriver à Vienne; mais dans la matinée nous serons à vos ordres.»
Le chanoine se récria, insista, et Consuelo feignit de céder, se promettant
de presser un peu les adagios du grand Bach, et de quitter le prieuré
vers onze heures ou midi. Quand il fut question d'aller dormir, une vive
discussion s'engagea sur l'escalier entre dame Brigide et le premier valet
de chambre. Le zélé Joseph, empressé de complaire à son maître, avait
préparé pour les jeunes musiciens deux jolies cellules situées dans le
bâtiment fraîchement restauré qu'occupaient le chanoine et sa suite.
Brigide, au contraire, s'obstinait à les envoyer coucher dans les cellules
abandonnées du vieux prieuré, parce que ce corps de logis était séparé du
nouveau par de bonnes portes et de solides verrous.
«Quoi! disait-elle en élevant sa vois aigre dans l'escalier sonore, vous
prétendez loger ces vagabonds porte à porte avec nous! Et ne voyez-vous pas
à leur mine, à leur tenue et à leur profession, que ce sont des bohémiens,
des coureurs d'aventures, de méchants petits bandits qui se sauveront d'ici
avant le jour en nous emportant notre vaisselle plate! Qui sait s'ils ne
nous assassineront pas!
--Nous assassiner! ces enfants-là! reprenait Joseph en riant: vous êtes
folle, Brigide; toute vieille et cassée que vous voilà, vous les mettriez
encore en fuite, rien qu'en leur montrant les dents.
--Vieux et cassé vous-même, entendez-vous! criait la vieille avec fureur.
Je vous dis qu'ils ne coucheront pas ici, je ne le veux pas. Oui-da! je ne
fermerais pas l'oeil de toute la nuit!
--Vous auriez grand tort; je suis bien sûr que ces enfants n'ont pas plus
envie que moi de troubler votre respectable sommeil. Allons, finissons!
monsieur le chanoine m'a ordonné de bien traiter ses hôtes, et je n'irai
pas les fourrer dans cette masure pleine de rats et ouverte à tous les
vents. Voudriez-vous les faire coucher sur le carreau?
--Je leur y ai fait dresser par le jardinier deux bons lits de sangle;
croyez-vous que ces va-nu-pieds soient habitués à des lits de duvet?
--Ils en auront pourtant cette nuit, parce que monsieur le veut ainsi;
je ne connais que les ordres de monsieur, dame Brigide! Laissez-moi faire
mon devoir, et songez que le vôtre comme le mien est d'obéir et non de
commander.
--Bien parlé, Joseph! dit le chanoine, qui, de la porte entr'ouverte de
l'antichambre, avait écouté en riant toute la dispute. Allez me préparer
mes pantoufles, Brigide, et ne nous rompez plus la tête. Au revoir, mes
petits amis! Suivez Joseph, et dormez bien. Vive la musique, vive la belle
journée de demain.»
--Après que nos voyageurs eurent pris possession de leurs jolies cellules,
ils entendirent encore longtemps gronder au loin la gouvernante, comme la
bise d'hiver sifflant dans les corridors. Quand le mouvement qui annonçait
le coucher solennel du chanoine eut cessé entièrement, dame Brigide vint
sur la pointe du pied à la porte de ses jeunes hôtes, et donna lestement
un tour de clef à chaque serrure pour les enfermer. Joseph, plongé dans le
meilleur lit qu'il eût rencontré de sa vie, dormait déjà profondément,
et Consuelo en fit autant de son côté, après avoir ri de bon coeur en
elle-même des terreurs de Brigide. Elle qui avait tremblé presque toutes
les nuits durant son voyage, elle faisait trembler à son tour. Elle eût pu
s'appliquer la fable du lièvre et des grenouilles; mais il me serait
impossible de vous affirmer que Consuelo connût les fables de La Fontaine.
Leur mérite était contesté à cette époque par les plus beaux esprits de
l'univers: Voltaire s'en moquait, et le grand Frédéric, pour singer son
philosophe les méprisait profondément.
LXXVIII.
Au jour naissant, Consuelo, voyant le soleil briller, et se sentant invitée
à la promenade par les joyeux gazouillements de mille oiseaux qui faisaient
déjà chère lie dans le jardin essaya de sortir de sa chambre; mais la
consigne n'était pas encore levée, et dame Brigide tenait toujours ses
prisonniers sous clef. Consuelo pensa que c'était peut-être une idée
ingénieuse du chanoine, qui, voulant assurer les jouissances musicales
de sa journée, avait jugé bon de s'assurer avant tout de la personne des
musiciens. La jeune fille, rendue hardie et agile par ses habits d'homme,
examina la fenêtre, vit l'escalade facilitée par une grande vigne soutenue
d'un solide treillis qui garnissait tout le mur; et, descendant avec
lenteur et précaution, pour ne point endommager les beaux raisins du
prieuré, elle atteignit le sol, et s'enfonça dans le jardin, riant en
elle-même de la surprise et du désappointement de Brigide, lorsqu'elle
verrait ses précautions déjouées.
Consuelo revit sous un autre aspect les superbes fleurs et les fruits
somptueux qu'elle avait admirés au clair de la lune. L'haleine du matin
et la coloration oblique du soleil rose et riant donnaient une poésie
nouvelle à ces belles productions de la terre. Une robe de satin velouté
enveloppait les fruits, la rosée se suspendait en perles de cristal à
toutes les branches, et les gazons glacés d'argent exhalaient cette
légère vapeur qui semble le souffle aspirateur de la terre s'efforçant
de rejoindre le ciel et de s'unir à lui dans une subtile effusion d'amour.
Mais rien n'égalait la fraîcheur et la beauté des fleurs encore toutes
chargées de l'humidité de la nuit, à cette heure mystérieuse de l'aube où
elles s'entr'ouvrent comme pour découvrir des trésors de pureté et répandre
des recherches de parfums que le plus matinal et le plus pur des rayons du
soleil est seul digne d'entrevoir et de posséder un instant. Le parterre du
chanoine était un lieu de délices pour un amateur d'horticulture. Aux yeux
de Consuelo il était trop symétrique et trop soigné. Mais les cinquante
espèces de roses, les rares et charmants hibiscus, les sauges purpurines,
les géraniums variés à l'infini, les daturas embaumés, profondes coupes
d'opales imprégnées de l'ambroisie des dieux; les élégantes asclépiades,
poisons subtils où l'insecte trouve la mort dans la volupté; les splendides
cactées, étalant leurs éclatantes rosaces sur des tiges rugueuses
bizarrement agencées; mille plantes curieuses et superbes que Consuelo
n'avait jamais vues, et dont elle ne savait ni les noms ni la patrie,
occupèrent son attention pendant longtemps.
En examinant leurs diverses attitudes et l'expression du sentiment que
chacune de leurs physionomies semblait traduire, elle cherchait dans son
esprit le rapport de la musique avec les fleurs, et voulait se rendre
compte de l'association de ces deux instincts dans l'organisation de
son hôte. Il y avait longtemps que l'harmonie des sons lui avait semblé
répondre d'une certaine manière à l'harmonie des couleurs; mais l'harmonie
de ces harmonies, il lui sembla que c'était le parfum. En cet instant,
plongée dans une vague et douce rêverie, elle s'imaginait entendre une voix
sortir de chacune de ces corolles charmantes, et lui raconter les mystères
de la poésie dans une langue jusqu'alors inconnue pour elle. La rose lui
disait ses ardentes amours, le lis sa chasteté céleste; le magnolia superbe
l'entretenait des pures jouissances d'une sainte fierté; et la mignonne
hépathique lui racontait tout bas les délices de la vie simple et cachée.
Certaines fleurs avaient de fortes voix qui disaient d'un accent large
et puissant: «Je suis belle et je règne.» D'autres qui murmuraient avec
des sons à peine saisissables, mais d'une douceur infinie et d'un charme
pénétrant: «Je suis petite et je suis aimée,» disaient-elles; et toutes
ensemble se balançaient en mesure au vent du matin, unissant leurs voix
dans un choeur aérien qui se perdait peu à peu dans les herbes émues, et
sous les feuillages avides d'en recueillir le sens mystérieux.
Tout à coup, au milieu de ces harmonies idéales et de cette contemplation
délicieuse, Consuelo entendit des cris aigus, horribles et bien
douloureusement humains, partir de derrière les massifs d'arbres qui lui
cachaient le mur d'enceinte. A ces cris, qui se perdirent dans le silence
de la campagne, succéda le roulement d'une voiture, puis la voiture parut
s'arrêter, et l'on frappa à grands coups sur la grille de fer qui fermait
le jardin de ce côté-là. Mais, soit que tout le monde fût encore endormi
dans la maison, soit que personne ne voulût répondre, on frappa vainement
à plusieurs reprises, et les cris perçants d'une voix de femme, entrecoupés
par les jurements énergiques d'une voix d'homme qui appelait au secours,
frappèrent les murs du prieuré et n'éveillèrent pas plus d'échos sur ces
pierres insensibles que dans le coeur de ceux qui les habitaient. Toutes
les fenêtres de cette façade étaient si bien calfeutrées pour protéger
le sommeil du chanoine, qu'aucun bruit extérieur ne pouvait percer les
volets de plein chêne garnis de cuir et rembourrés de crin. Les valets,
occupés dans le préau situé derrière ce bâtiment, n'entendaient pas les
cris; il n'y avait pas de chiens dans le prieuré. Le chanoine n'aimait pas
ces gardiens importuns qui, sous prétexte d'écarter les voleurs, troublent
le repos de leurs maîtres. Consuelo essaya de pénétrer dans l'habitation
pour signaler l'approche de voyageurs en détresse; mais tout était si bien
fermé qu'elle y renonça, et, suivant son impulsion, elle courut à la grille
d'où partait le bruit.
Une voiture de voyage, tout encombrée de paquets, et toute blanchie par la
poussière d'une longue route, était arrêtée devant l'allée principale du
jardin. Les postillons étaient descendus de cheval et tâchaient d'ébranler
cette porte inhospitalière tandis que des gémissements et des plaintes
sortaient de la voiture.
«Ouvrez, cria-t-on à Consuelo, si vous êtes des chrétiens! Il y a là une
dame qui se meurt.
--Ouvrez! s'écria en se penchant à la portière une femme dont les traits
étaient inconnus à Consuelo, mais dont l'accent vénitien la frappa
vivement. Madame va mourir, si on ne lui donne l'hospitalité au plus vite.
Ouvrez donc, si vous êtes des hommes!»
Consuelo, sans songer aux résultats de son premier mouvement, s'efforça
d'ouvrir la grille; mais elle était fermée d'un énorme cadenas dont la clef
était vraisemblablement dans la poche de dame Brigide. La sonnette était
également arrêtée par un ressort à secret. Dans ce pays tranquille et
honnête, de telles précautions n'avaient pas été prises contre les
malfaiteurs, mais bien contre le bruit et le dérangement des visites trop
tardives ou trop matinales. Il fut impossible à Consuelo de satisfaire
au voeu de son coeur, et elle supporta douloureusement les injures de la
femme de chambre qui, en parlant vénitien à sa maîtresse, s'écriait avec
impatience:
«L'imbécile! le petit maladroit, qui ne sait pas ouvrir une porte!»
Les postillons allemands, plus patients et plus calmes, s'efforçaient
d'aider Consuelo, mais sans plus de succès, lorsque la dame malade,
s'avançant à son tour à la portière, cria d'une voix forte en mauvais
allemand:
Hé, par le sang du diable! allez donc chercher quelqu'un pour ouvrir,
misérable petit animal que vous êtes!
Cette apostrophe énergique rassura Consuelo sur le trépas imminent de la
dame. «Si elle est près de mourir, pensa-t-elle, c'est au moins de mort
violente,» et, adressant la parole en vénitien à cette voyageuse dont
l'accent n'était pas plus problématique que celui de sa suivante;
«Je n'appartiens pas à cette maison, lui dit-elle, j'y ai reçu
l'hospitalité cette nuit; je vais tâcher d'éveiller les maîtres, ce qui ne
sera ni prompt, ni facile. Êtes-vous dans un tel danger, Madame, que vous
ne puissiez attendre un peu ici sans vous désespérer?
--J'accouche, imbécile! cria la voyageuse; je n'ai pas le temps d'attendre:
cours, crie, casse tout, amène du monde, et fais-moi entrer ici, tu seras
bien payé de ta peine...»
Elle se remit à jeter les hauts cris, et Consuelo sentit trembler ses
genoux; cette figure, cette voix ne lui étaient pas inconnues...
«Le nom de votre maîtresse! cria-t-elle à la femme de chambre.
--Eh! qu'est-ce que cela te fait? Cours donc, malheureux! dit la soubrette
toute bouleversée. Ah! si tu perds du temps, tu n'auras rien de nous!
--Eh! je ne veux rien de vous non plus, répondit Consuelo avec feu; mais
je veux savoir qui vous êtes. Si votre maîtresse est musicienne, vous serez
reçus ici d'emblée, et, si je ne me trompe pas, elle est une chanteuse
célèbre.
--Va, mon petit, dit la dame en mal d'enfant, qui, dans l'intervalle entre
chaque douleur aiguë, retrouvait beaucoup de sang-froid et d'énergie,
tu ne te trompes pas; va dire aux habitants de cette maison que la fameuse
Corilla est près de mourir, si quelque âme de chrétien ou d'artiste ne
prend pitié de sa position. Je paierai... dis que je paierai largement.
Hélas! Sofia, dit-elle à sa suivante, fais-moi mettre par terre, je
souffrirai moins étendue sur le chemin que dans cette infernale voiture!»
Consuelo courait déjà vers le prieuré, résolue de faire un bruit
épouvantable et de parvenir à tout prix jusqu'au chanoine. Elle ne songeait
déjà plus à s'étonner et à s'émouvoir de l'étrange hasard qui amenait en
ce lieu sa rivale, la cause de tous ses malheurs; elle n'était occupée que
du désir de lui porter secours. Elle n'eut pas la peine de frapper, elle
trouva Brigide qui, attirée enfin par les cris, sortait de la maison,
escortée du jardinier et du valet de chambre.
«Belle histoire! répondit-elle avec dureté, lorsque Consuelo lui eut exposé
le fait. N'y allez pas, André, ne bougez d'ici, maître jardinier! Ne
voyez-vous pas que c'est un coup monté par ces bandits pour nous dévaliser
et nous assassiner? Je m'attendais à cela! une alerte, une feinte! une
bande de scélérats rôdant autour de la maison, tandis que ceux à qui nous
avons donné asile tâcheraient de les faire entrer sous un honnête prétexte.
Aller chercher vos fusils, Messieurs, et soyez prêts à assommer cette
prétendue dame en mal d'enfant qui porte des moustaches et des pantalons.
Ah bien, oui! une femme en couche! Quand cela serait, prend-elle notre
maison pour un hôpital? Nous n'avons pas de sage-femme ici, je n'entends
rien à un pareil office, et monsieur le chanoine n'aime pas les
vagissements. Comment une dame se serait-elle mise en route étant sur son
terme? Et si elle l'a fait, à qui la faute? pouvons-nous l'empêcher de
souffrir? qu'elle accouche dans sa voiture, elle y sera tout aussi bien
que chez nous, où nous n'avons rien de disposé pour une pareille aubaine.»
Ce discours, commencé pour Consuelo, et grommelé tout le long de l'allée,
fut achevé à la grille pour la femme de chambre de Corilla. Tandis que les
voyageuses, après avoir parlementé en vain, échangeaient des reproches,
des invectives, et même des injures avec l'intraitable gouvernante,
Consuelo, espérant dans la bonté et dans le dilettantisme du chanoine,
avait pénétré dans la maison. Elle chercha en vain la chambre du maître;
elle ne fit que s'égarer dans cette vaste habitation dont elle ne
connaissait pas les détours. Enfin elle rencontra Haydn qui la cherchait,
et qui lui dit avoir vu le chanoine entrer dans son orangerie. Ils s'y
rendirent ensemble, et virent le digne personnage venir à leur rencontre,
sous un berceau de jasmin, avec un visage frais et riant comme la belle
matinée d'automne qu'il faisait ce jour-là. En regardant cet homme affable
marcher dans sa bonne douillette ouatée, sur des sentiers où son pied
délicat ne risquait pas de trouver un caillou dans le sable fin et
fraîchement passé au râteau, Consuelo ne douta pas qu'un être si heureux,
si serein dans sa conscience et si satisfait dans tous ses voeux, ne fût
charmé de faire une bonne action. Elle commençait à lui exposer la requête
de la pauvre Corilla, lorsque Brigide, apparaissant tout à coup lui coupa
la parole et parla en ces termes:
«Il y a là-bas à votre porte une vagabonde, une chanteuse de théâtre, qui
se dit fameuse, et qui a l'air et le ton d'une dévergondée. Elle se dit
en mal d'enfant, crie et jure comme trente démons; elle prétend accoucher
chez vous; voyez si cela vous convient!»
Le chanoine fit un geste de dégoût et de refus.
«Monsieur le chanoine, dit Consuelo, quelle que soit cette femme,
elle souffre, sa vie est peut-être en danger ainsi que celle d'une
innocente créature que Dieu appelle en ce monde, et que la religion vous
commande peut-être d'y recevoir chrétiennement et paternellement. Vous
n'abandonnerez pas cette malheureuse, vous ne la laisserez pas gémir et
agoniser à votre porte.
--Est-elle mariée? demanda froidement le chanoine après un instant de
réflexion.
--Je l'ignore; il est possible qu'elle le soit. Mais qu'importe? Dieu lui
accorde le bonheur d'être mère: lui seul a le droit de la juger...
--Elle a dit son nom, monsieur le chanoine, reprit la Brigide avec force;
et vous la connaissez, vous qui fréquentez tous les histrions de Vienne.
Elle s'appelle Corilla.
--Corilla! s'écria le chanoine. Elle est déjà venue à Vienne, j'en ai
beaucoup entendu parler. C'était une belle voix, dit-on.
--En faveur de sa belle voix, faites-lui ouvrir la porte; elle est par
terre sur le sable du chemin, dit Consuelo.
--Mais c'est une femme de mauvaise vie, reprit le chanoine. Elle a fait du
scandale à Vienne, il y a deux ans.
--Et il y a beaucoup de gens jaloux de votre bénéfice, monsieur le
chanoine! vous m'entendez? Une femme perdue qui accoucherait dans votre
maison... cela ne serait point présenté comme un hasard, encore moins
comme une oeuvre de miséricorde. Vous savez que le chanoine Herbert a
des prétentions au jubilariat, et qu'il a déjà fait déposséder un jeune
confrère, sous prétexte qu'il négligeait les offices pour une dame qui
se confessait toujours à lui à ces heures-là. Monsieur le chanoine, un
bénéfice comme le vôtre est plus facile à perdre qu'à gagner!»
Ces paroles firent sur le chanoine une impression soudaine et décisive.
Il les recueillit dans le sanctuaire de sa prudence, quoiqu'il feignît de
les avoir à peine écoutées.
«Il y a, dit-il, une auberge à deux cents pas d'ici: que cette dame s'y
fasse conduire. Elle y trouvera tout ce qu'il lui faut, et y sera plus
commodément et plus convenablement que chez un garçon. Allez lui dire cela,
Brigide, avec politesse, avec beaucoup de politesse, je vous en prie.
Indiquez l'auberge aux postillons. Vous, mes enfants, dit-il à Consuelo
et à Joseph, venez essayer avec moi une fugue de Bach pendant qu'on nous
servira le déjeuner.
--Monsieur le chanoine, dit Consuelo émue, abandonnerez-vous...
--Ah! dit le chanoine en s'arrêtant d'un air consterné, voilà mon plus beau
volkameria desséché. J'avais bien dit au jardinier qu'il ne l'arrosait pas
assez souvent! La plus rare et la plus admirable plante de mon jardin!
c'est une fatalité, Brigide! voyez donc! Appelez-moi le jardinier,
que je le gronde.
--Je vais d'abord chasser la fameuse Corilla de votre porte, répondit
Brigide en s'éloignant.
--Et vous y consentez, vous l'ordonnez monsieur le chanoine? s'écria
Consuelo indignée.
--Il m'est impossible de faire autrement, répondit-il d'une voix douce,
mais avec un ton dont le calme annonçait une résolution inébranlable.
Je désire qu'on ne m'en parle pas davantage. Venez donc, je vous attends
pour faire de la musique.
--Il n'est plus de musique pour nous ici, reprit Consuelo avec énergie.
Vous ne seriez pas capable de comprendre Bach, vous qui n'avez pas
d'entrailles humaines. Ah! périssent vos fleurs et vos fruits! puisse la
gelée dessécher vos jasmins et fendre vos plus beaux arbres! Cette terre
féconde, qui vous donne tout à profusion, devrait ne produire pour vous que
des ronces; car vous n'avez pas de coeur, et vous volez les dons du ciel,
que vous ne savez pas faire servir à l'hospitalité!»
En parlant ainsi, Consuelo laissa le chanoine ébahi regarder autour de lui,
comme s'il eût craint de voir la malédiction céleste invoquée par cette âme
brûlante tomber sur ses volkamerias précieux et sur ses anémones chéries.
Elle courut à la grille qui était restée fermée, et elle l'escalada pour
sortir, afin de suivre la voiture de Corilla qui se dirigeait au pas
vers le misérable cabaret, gratuitement décoré du titre d'auberge par le
chanoine.
LXXIX.
Joseph Haydn, habitué désormais à se laisser emporter par les subites
résolutions de son amie, mais doué d'un caractère plus prévoyant et plus
calme, la rejoignit après avoir été reprendre le sac de voyage, la musique
et le violon surtout, le gagne-pain, le consolateur et le joyeux compagnon
du voyage. Corilla fut déposée sur un de ces mauvais lits des auberges
allemandes, où il faut choisir, tant ils sont exigus, de faire dépasser
la tête ou les pieds. Par malheur, il n'y avait pas de femme dans cette
bicoque; la maîtresse était allée en pèlerinage à six lieues de là, et la
servante avait été conduire la vache au pâturage. Un vieillard et un enfant
gardaient la maison; et, plus effrayés que satisfaits d'héberger une si
riche voyageuse, ils laissaient mettre leurs pénates au pillage, sans
songer au dédommagement qu'ils pourraient en retirer. Le vieux était sourd,
et l'enfant se mit en campagne pour aller chercher la sage-femme du village
voisin, qui n'était pas à moins d'une lieue de distance. Les postillons
s'inquiétaient beaucoup plus de leurs chevaux, qui n'avaient rien à manger,
que de leur voyageuse; et celle-ci, abandonnée aux soins de sa femme de
chambre, qui avait perdu la tête et criait presque aussi haut qu'elle,
remplissait l'air de ses gémissements, qui ressemblaient à ceux d'une
lionne plus qu'à ceux d'une femme.
Consuelo, saisie d'effroi et de pitié, résolut de ne pas abandonner cette
malheureuse créature.
«Joseph, dit-elle à son camarade, retourne au prieuré, quand même tu
devrais y être mal reçu; il ne faut pas être orgueilleux quand on demande
pour les autres. Dis au chanoine qu'il faut envoyer ici du linge, du
bouillon, du vin vieux, des matelas, des couvertures, enfin tout ce qui
est nécessaire à une personne malade. Parle-lui avec douceur, avec force,
et promets-lui, s'il le faut, que nous irons lui faire de la musique,
pourvu qu'il envoie des secours à cette femme.»
Joseph partit, et la pauvre Consuelo assista à cette scène repoussante
d'une femme sans foi et sans entrailles, subissant, avec des imprécations
et des blasphèmes, l'auguste martyre de la maternité. La chaste et pieuse
enfant frissonnait à la vue de ces tortures que rien ne pouvait adoucir,
puisqu'au lieu d'une sainte joie et d'une religieuse espérance, le
déplaisir et la colère remplissaient le coeur de Corilla. Elle ne cessait
de maudire sa destinée, son voyage, le chanoine et sa gouvernante, et
jusqu'à l'enfant qu'elle allait mettre au monde. Elle brutalisait sa
suivante, et achevait de la rendre incapable de tout service intelligent.
Enfin elle s'emporta contre cette pauvre fille, au point de lui dire:
«Va, je te soignerai de même, quand tu passeras par la même épreuve; car
toi aussi tu es grosse, je le sais fort bien, et je t'enverrai accoucher à
l'hôpital. Ote-toi de devant mes yeux: tu me gênes et tu m'irrites.»
La Sofia, furieuse et désolée, s'en alla pleurer dehors; et Consuelo,
restée seule avec la maîtresse d'Anzoleto et de Zustiniani, essaya de la
calmer et de la secourir. Au milieu de ses tourments et de ses fureurs,
la Corilla conservait une sorte de courage brutal et de force sauvage qui
dévoilaient toute l'impiété de sa nature fougueuse et robuste. Lorsqu'elle
éprouvait un instant de répit, elle redevenait stoïque et même enjouée.
«Parbleu! dit-elle tout d'un coup à Consuelo, qu'elle ne reconnaissait
pas du tout, ne l'ayant jamais vue que de loin ou sur la scène dans des
costumes bien différents de celui qu'elle portait en cet instant, voilà
une belle aventure, et bien des gens ne voudront pas me croire quand je
leur dirai que je suis accouchée dans un cabaret avec un médecin de ton
espèce; car tu m'as l'air d'un petit zingaro, toi, avec ta mine brune et
ton grand oeil noir. Qui es-tu? d'où sors-tu? comment te trouves-tu ici,
et pourquoi me sers-tu? Ah! tiens, ne me le dis pas, je ne pourrais pas
t'entendre, je souffre trop. Ah! _misera, me!_ Pourvu que je ne meure
pas! Oh non! je ne mourrai pas! je ne veux pas mourir! Zingaro, tu ne
m'abandonnes pas? reste là, reste là, ne me laisse pas mourir, entends-tu
bien?»
Et les cris recommençaient, entrecoupés de nouveaux blasphèmes.
«Maudit enfant! disait-elle, je voudrais t'arracher de mon flanc, et te
jeter loin de moi!
--Oh! ne dites pas cela! s'écria Consuelo glacée d'épouvante; vous
allez être mère, vous allez être heureuse de voir votre enfant, vous ne
regretterez pas d'avoir souffert!
--Moi? dit la Corilla avec un sang-froid cynique, tu crois que j'aimerai
cet enfant-là! Ah! que tu te trompes! Le beau plaisir que d'être mère,
comme si je ne savais pas ce qui en est! Souffrir pour accoucher,
travailler pour nourrir ces malheureux que leurs pères renient, les
voir souffrir eux-mêmes, ne savoir qu'en faire, souffrir pour les
abandonner... car, après tout, on les aime... mais je n'aimerai pas
celui-là. Oh! je jure Dieu que je ne l'aimerai pas! que je le haïrai comme
je hais son père!...»
Et Corilla, dont l'air froid et amer cachait un délire croissant, s'écria
dans un de ces mouvements exaspérés qu'une souffrance atroce inspire aux
femmes:
«Ah! maudit! trois fois maudit soit le père de cet enfant-là!»
Des cris inarticulés la suffoquèrent, elle mit en pièces le fichu qui
cachait son robuste sein pantelant de douleur et de rage; et, saisissant
le bras de Consuelo sur lequel elle imprima ses ongles crispés par la
torture, elle s'écria en rugissant:
«Maudit! maudit! maudit soit le vil, l'infâme Anzoleto!»
La Sofia rentra en cet instant, et un quart d'heure après, ayant réussi à
délivrer sa maîtresse, elle jeta sur les genoux de Consuelo le premier
oripeau qu'elle arracha au hasard d'une malle ouverte à la hâte. C'était
un manteau de théâtre, en salin fané, bordé de franges de clinquant.
Ce fut dans ce lange improvisé que la noble et pure fiancée d'Albert reçut
et enveloppa l'enfant d'Anzoleto et de Corilla.
«Allons, Madame, consolez-vous, dit la pauvre soubrette avec un accent de
bonté simple et sincère: vous êtes heureusement accouchée, et vous avez
une belle petite fille.
--Fille ou garçon, je ne souffre plus, répondit la Corilla en se relevant
sur son coude, sans regarder son enfant; donne-moi un grand verre de vin.»
Joseph venait d'en apporter du prieuré, et du meilleur. Le chanoine s'était
exécuté généreusement, et bientôt la malade eut à discrétion tout ce que
son état réclamait. Corilla souleva d'une main ferme le gobelet d'argent
qu'on lui présentait, et le vida avec l'aplomb d'une vivandière; puis,
se jetant sur les bons coussins du chanoine, elle s'y endormit aussitôt
avec la profonde insouciance que donnent un corps de fer et une âme de
glace. Pendant son sommeil, l'enfant fut convenablement emmailloté, et
Consuelo alla chercher dans la prairie voisine une brebis qui lui servit
de première nourrice. Lorsque la mère s'éveilla, elle se fit soulever par
la Sofia; et, ayant encore avalé un verre de vin, elle se recueillit un
instant; Consuelo; tenant l'enfant dans ses bras, attendait le réveil de
la tendresse maternelle: Corilla avait bien autre chose en tête. Elle posa
sa voix en _ut_ majeur, et fit gravement une gamme de deux octaves. Alors
elle frappa ses mains l'une dans l'autre, en s'écriant:
«_Brava_, Corilla! tu n'as rien perdu de ta voix, et tu peux faire des
enfants tant qu'il te plaira!»
Puis elle éclata de rire, embrassa la Sofia, et lui mit au doigt un diamant
qu'elle avait au sien, en lui disant:
«C'est pour te consoler des injures que je t'ai dites. Où est mon petit
singe? Ah! mon Dieu, s'écria-t-elle en regardant son enfant, il est blond,
il lui ressemble! Tant pis pour lui! malheur à lui; ne défaites pas tant de
malles, Sofia! à quoi songez-vous! croyez-vous que je veuille rester ici?
Allons donc! vous êtes sotte, et vous ne savez pas encore ce que c'est que
la vie. Demain, je compte bien me remettre en route. Ah! zingaro, tu portes
les enfants comme une vraie femme. Combien veux-tu pour tes soins et pour
ta peine? Sais-tu, Sofia, que jamais je n'ai été mieux soignée et mieux
servie? Tu es donc de Venise, mon petit ami? m'as-tu entendue chanter?»
Consuelo ne répondit rien à ces questions, dont on n'eût pas écouté la
réponse. La Corilla lui faisait horreur. Elle remit l'enfant à la servante
du cabaret, qui venait de rentrer et qui paraissait une bonne créature;
puis elle appela Joseph et retourna avec lui au prieuré.
«Je ne m'étais pas engagé, lui dit, chemin faisant, son compagnon, à vous
ramener au chanoine. Il paraissait honteux de sa conduite, quoiqu'il
affectât beaucoup de grâce et d'enjouement; malgré son égoïsme, ce n'est
pas un méchant homme. Il s'est montré vraiment heureux d'envoyer à la
Corilla tout ce qui pouvait lui être utile.
--Il y a des âmes si dures et si affreuses, répondit Consuelo, que les âmes
faibles doivent faire plus de pitié que d'horreur. Je veux réparer mon
emportement envers ce pauvre chanoine; et puisque la Corilla n'est pas
morte, puisque, comme on dit, la mère et l'enfant se portent bien, puisque
notre chanoine y a contribué autant qu'il l'a pu, sans compromettre la
possession de son cher bénéfice, je veux le remercier. D'ailleurs, j'ai mes
raisons pour rester au prieuré jusqu'au départ de la Corilla. Je te les
dirai demain.»
La Brigide était allée visiter une ferme voisine, et Consuelo, qui
s'attendait à affronter ce cerbère, eut le plaisir d'être reçue par le
doucereux et prévenant André.
«Eh! arrivez donc, mes petits amis, s'écria-t-il en leur ouvrant la marche
vers les appartements du maître; M. le chanoine est d'une mélancolie
affreuse. Il n'a presque rien mangé à son déjeuner, et il a interrompu
trois fois sa sieste. Il a eu deux grands chagrins aujourd'hui; il a
perdu son plus beau volkameria et l'espérance d'entendre de la musique.
Heureusement vous voilà de retour, et une de ses peines sera adoucie.
--Se moque-t-il de son maître ou de nous? dit Consuelo à Joseph.
--L'un et l'autre, répondit Haydn. Pourvu que le chanoine ne nous boude
pas, nous allons nous amuser.»
Loin de bouder, le chanoine les reçut à bras ouverts, les força de
déjeuner, et ensuite se mit au piano avec eux. Consuelo lui fit comprendre
et admirer les préludes admirables du grand Bach, et, pour achever de
le mettre de bonne humeur, elle lui chanta les plus beaux airs de son
répertoire, sans chercher à déguiser sa voix, et sans trop s'inquiéter de
lui laisser deviner son sexe et son âge. Le chanoine était déterminé à
ne rien deviner et à jouir avec délices de ce qu'il entendait. Il était
véritablement amateur passionné de musique, et ses transports eurent une
sincérité et une effusion dont Consuelo ne put se défendre d'être touchée.
«Ah! cher enfant, noble enfant, heureux enfant, s'écriait le bonhomme
les larmes aux yeux, tu fais de ce jour le plus beau de ma vie. Mais que
deviendrai-je désormais? Non, je ne pourrai supporter la perte d'une telle
jouissance, et l'ennui me consumera; je ne pourrai plus faire de musique;
j'aurai l'âme remplie d'un idéal que tout me fera regretter! Je n'aimerai
plus rien, pas même mes fleurs.
--Et vous aurez grand tort, monsieur le chanoine, répondit Consuelo;
car vos fleurs chantent mieux que moi.
--Que dis-tu? mes fleurs chantent? Je ne les ai jamais entendues.
--C'est que vous ne les avez jamais écoutées, Moi, je les ai entendues
ce matin, j'ai surpris leurs mystères, et j'ai compris leur mélodie.
--Tu es un étrange enfant, un enfant de génie! s'écria le chanoine en
caressant la tête brune de Consuelo avec une chasteté paternelle; tu portes
la livrée de la misère, et tu devrais être porté en triomphe. Mais qui
es-tu, dis-moi, où as-tu appris ce que tu sais?
--Le hasard, la nature, monsieur le chanoine!
--Ah! tu me trompes, dit malignement le chanoine, qui avait toujours le mot
pour rire; tu es quelque fils de Caffarelli ou de Farinello! Mais, écoutez,
mes enfants, ajouta-t-il d'un air sérieux et animé: je ne veux plus que
vous me quittiez. Je me charge de vous; restez avec moi. J'ai de la
fortune, je vous en donnerai. Je serai pour vous ce que Gravina a été
pour Metastasio. Ce sera mon bonheur, ma gloire. Attachez-vous à moi;
il ne s'agira que d'entrer dans les ordres mineurs. Je vous ferai avoir
quelques jolis bénéfices, et après ma mort vous trouverez quelques bonnes
petites économies que je ne prétends pas laisser à cette harpie de
Brigide.»
Comme le chanoine disait cela, Brigide entra brusquement et entendit ses
dernières paroles.
«Et moi, s'écria-t-elle d'une voix glapissante et avec des larmes de rage,
je ne prétends pas vous servir davantage. C'est assez longtemps sacrifier
ma jeunesse et ma réputation à un maître ingrat.
--Ta réputation? ta jeunesse? interrompit moqueusement le chanoine sans
se déconcerter. Eh! tu te flattes, ma pauvre vieille; ce qu'il te plaît
d'appeler l'une protège l'autre.
--Oui, oui, raillez, répliqua-t-elle; mais préparez-vous à ne plus me
revoir. Je quitte de ce pas une maison où je ne puis établir aucun ordre
et aucune décence. Je voulais vous empêcher de faire des folies, de
gaspiller votre bien, de dégrader votre rang; mais je vois que c'était
en vain. Votre caractère, faible et votre mauvaise étoile vous poussent à
votre perte, et les premiers saltimbanques qui vous tombent sous la main
vous tournent si bien la tête, que vous êtes tout prêt à vous laisser
dévaliser par eux. Allons, allons, il y a longtemps que le chanoine Herbert
me demande à son service et m'offre de plus beaux avantages que ceux que
vous me faites. Je suis lasse de tout ce que je vois ici. Faites-moi mon
compte. Je ne passerai pas la nuit sous votre toit.
--En sommes-nous là? dit le chanoine avec calme. Eh bien, Brigide, tu me
fais grand plaisir, et puisses-tu ne pas te raviser. Je n'ai jamais chassé
personne, et je crois que j'aurais le diable à mon service que je ne
le mettrais pas dehors, tant je suis débonnaire; mais si le diable me
quittait, je lui souhaiterais un bon voyage et chanterais un _Magnificat_
à son départ. Va faire ton paquet, Brigide; et quant à tes comptes,
fais-les toi-même, mon enfant. Tout ce que tu voudras, tout ce que je
possède, si tu veux, pourvu que tu t'en ailles bien vite.
--Eh! monsieur le chanoine, dit Haydn tout ému de cette scène domestique,
vous regretterez une vieille servante qui vous paraît fort attachée...
--Elle est attachée à mon bénéfice, répondit le chanoine, et moi, je ne
regretterai que son café.
--Vous vous habituerez à vous passer de bon café, monsieur le chanoine,
dit l'austère Consuelo avec fermeté, et vous ferez bien. Tais-toi, Joseph,
et ne parle pas pour elle. Je veux le dire devant elle, moi, parce que
c'est la vérité. Elle est méchante et elle est nuisible à son maître.
Il est bon, lui; la nature l'a fait noble et généreux. Mais cette fille
le rend égoïste. Elle refoule les bons mouvements de son âme; et s'il la
garde, il deviendra dur et inhumain comme elle. Pardonnez-moi, monsieur le
chanoine, si je vous parle ainsi. Vous m'avez fait tant chanter, et vous
m'avez tant poussé à l'exaltation en manifestant la vôtre, que je suis
peut-être un peu hors de moi. Si j'éprouve une sorte d'ivresse, c'est votre
faute; mais soyez sûr que la vérité parle dans ces ivresses-là, parce
qu'elles sont nobles et développent en nous ce que nous avons de meilleur.
Elles nous mettent le coeur sur les lèvres, et c'est mon coeur qui vous
parle en ce moment. Quand je serai calme, je serai plus respectueux et
non plus sincère. Croyez-moi, je ne veux pas de votre fortune, je n'en ai
aucune envie, aucun besoin. Quand je voudrai, j'en aurai plus que vous,
et la vie d'artiste est vouée à tant de hasards, que vous me survivrez
peut-être. Ce sera peut-être à moi de vous inscrire sur mon testament,
en reconnaissance de ce que vous avez voulu faire le vôtre en ma faveur.
Demain nous partons pour ne vous revoir peut-être jamais; mais nous
partirons le coeur plein de joie, de respect, d'estime et de reconnaissance
pour vous si vous renvoyez madame Brigide, à qui je demande bien pardon de
ma façon de penser.»
Consuelo parlait avec tant de feu, et la franchise de son caractère se
peignait si vivement dans tous ses traits, que le chanoine en fut frappé
comme d'un éclair.
«Va-t'en, Brigide, dit-il à sa gouvernante d'un air digne et ferme. La
vérité parle par la bouche des enfants, et cet enfant-là a quelque chose
de grand dans l'esprit. Va-t'en, car tu m'as fait faire ce matin une
mauvaise action, et tu m'en ferais faire d'autres, parce que je suis
faible et parfois craintif. Va-t'en, parce que tu me rends malheureux, et
que cela ne peut pas te faire faire ton salut; va-t'en, ajouta-t-il en
souriant, parce que tu commences à brûler trop ton café et à tourner toutes
les crèmes où tu mets le nez.»
Ce dernier reproche fut plus sensible à Brigide que tous les autres, et
Son orgueil, blessé à l'endroit le plus irritable, lui ferma la bouche
complètement. Elle se redressa, jeta sur le chanoine un regard de pitié,
presque de mépris, et sortit d'un air théâtral. Deux heures après, cette
reine dépossédée quittait le prieuré, après l'avoir un peu mis au pillage.
Le chanoine ne voulut pas s'en apercevoir, et à l'air de béatitude qui se
Répandit sur son visage, Haydn reconnut que Consuelo lui avait rendu un
véritable service. A dîner, cette dernière, pour l'empêcher d'éprouver
le moindre regret, lui fit du café à la manière de Venise, qui est bien
la première manière du monde. André se mit aussitôt à l'étude sous sa
direction, et le chanoine déclara qu'il n'avait dégusté meilleur café de
sa vie. On fit encore de la musique le soir, après avoir envoyé demander
des nouvelles de la Corilla, qui était déjà assise, leur dit-on, sur le
fauteuil que le chanoine lui avait envoyé. On se promena au clair de la
lune dans le jardin, par une soirée magnifique. Le chanoine, appuyé sur
le bras de Consuelo, ne cessait de la supplier d'entrer dans les ordres
mineurs et de s'attacher à lui comme fils adoptif.
«Prenez garde, lui dit Joseph lorsqu'ils rentrèrent dans leurs chambres;
ce bon chanoine s'éprend de vous un peu trop sérieusement.
--Rien ne doit inquiéter en voyage, lui répondit-elle. Je ne serai pas
plus abbé que je n'ai été trompette. M. Mayer, le comte Hoditz et le
chanoine ont tous compté sans le lendemain.»
LXXX.
Cependant Consuelo souhaita le bonsoir à Joseph, et se retira dans sa
chambre sans lui avoir donné, comme il s'y attendait, le signal du départ
pour le retour de l'aube. Elle avait ses raisons pour ne pas se hâter, et
Joseph attendit qu'elle les lui confiât, enchanté de passer quelques heures
de plus avec elle dans cette jolie maison, tout en menant cette bonne vie
de chanoine qui ne lui déplaisait pas. Consuelo se permit de dormir la
grasse matinée, et de ne paraître qu'au second déjeuner du chanoine.
Celui-ci avait l'habitude de se lever de bonne heure, de prendre un repas
léger et friand, de se promener dans ses jardins et dans ses serres pour
examiner ses plantes, un bréviaire à la main; et d'aller faire un second
somme en attendant le déjeuner à la fourchette.
«Notre voisine la voyageuse se porte bien, dit-il à ses jeunes hôtes dès
qu'il les vit paraître. J'ai envoyé André lui faire son déjeuner. Elle a
exprimé beaucoup de reconnaissance pour nos attentions, et, comme elle
se dispose à partir aujourd'hui pour Vienne, contre toute prudence, je
l'avoue, elle vous fait prier d'aller la voir, afin de vous récompenser
du zèle charitable que vous lui avez montré. Ainsi, mes enfants, déjeunez
vite; et rendez-vous auprès d'elle; sans doute elle vous destine quelque
joli présent.
--Nous déjeunerons aussi lentement qu'il vous plaira, monsieur le chanoine,
répondit Consuelo, et nous n'irons pas voir la malade; elle n'a plus besoin
de nous, et nous n'aurons jamais besoin de ses présents.
--Singulier enfant! dit le chanoine émerveillé. Ton désintéressement
romanesque, ta générosité enthousiaste, me gagnent le coeur à tel point,
que jamais, je le sens, je ne pourrai consentir à me séparer de toi...»
Consuelo sourit, et l'on se mit à table. Le repas fut exquis et dura bien
deux heures; mais le dessert fut autre que le chanoine ne s'y attendait.
«Monsieur le révérend, dit André en paraissant à la porte, voici la mère
Berthe, la femme du cabaret voisin, qui vous apporte une grande corbeille
de la part de l'accouchée.
--C'est l'argenterie que je lui ai prêtée, répondit le chanoine. André,
recevez-la, c'est votre affaire. Elle part donc décidément cette dame?
--Monsieur le révérend, elle est partie.
--Déjà! c'est une folle! Elle veut se tuer cette diablesse-là!
--Non, monsieur le chanoine, dit Consuelo, elle ne veut pas se tuer, et
elle ne se tuera pas.
--Eh bien, André, que faites-vous là d'un air cérémonieux? dit le chanoine
à son valet.
--Monsieur le révérend, c'est que la mère Berthe refuse de me remettre la
corbeille; elle dit qu'elle ne la remettra qu'à vous, et qu'elle a quelque
chose à vous dire.
--Allons, c'est un scrupule ou une affectation de dépositaire. Fais-la
entrer, finissons-en.»
La vieille femme fut introduite, et, après avoir fait de grandes
révérences, elle déposa sur la table une grande corbeille couverte d'un
voile. Consuelo y porta une main empressée, tandis que le chanoine tournait
la tête vers Berthe; et ayant un peu écarté le voile, elle le referma
en disant tout bas à Joseph:
«Voilà ce que j'attendais, voilà pourquoi je suis restée. Oh! oui, j'en
étais sûre: Corilla devait agir ainsi.»
Joseph, qui n'avait pas eu le temps d'apercevoir le contenu de la
corbeille, regardait sa compagne d'un air étonné.
«Eh bien, mère Berthe, dit le chanoine, vous me rapportez les objets que
j'ai prêtés à votre hôtesse? C'est bon, c'est bon. Je n'en étais pas en
peine, et je n'ai pas besoin d'y regarder pour être sûr qu'il n'y manque
rien.»
--Monsieur le révérend, répondit la vieille, ma servante a tout apporté;
j'ai tout remis à _vos officiers_. Il n'y manque rien en effet, et je suis
bien tranquille là-dessus. Mais cette corbeille, on m'a fait jurer de ne la
remettre qu'à vous, et ce qu'elle contient, vous le savez aussi bien que
moi.
--Je veux être pendu si je le sais, dit le chanoine en avançant la main
négligemment vers la corbeille.»
Mais sa main resta comme frappée de catalepsie, et sa bouche demeura
entr'ouverte de surprise, lorsque, le voile s'étant agité et entr'ouvert
comme de lui-même, une petite main d'enfant, rose et mignonne, apparut en
faisant le mouvement vague de chercher à saisir le doigt du chanoine.
«Oui, monsieur le révérend, reprit la vieille femme avec un sourire de
satisfaction confiante; le voilà sain et sauf, bien gentil, bien éveillé,
et ayant bonne envie de vivre.
Le chanoine stupéfait avait perdu la parole; la vieille continua:
«Dame! Votre Révérence l'avait demandé à sa mère pour l'élever et
l'adopter! La pauvre dame a eu un peu de peine à s'y décider; mais enfin
nous lui avons dit que son enfant ne pouvait pas être en de meilleures
mains, et elle l'a recommandé à la Providence en nous le remettant pour
vous l'apporter: «Dites bien à ce digne chanoine, à ce saint homme,
s'est-elle exclamée en montant dans sa voiture, que je n'abuserai pas
longtemps de son zèle charitable. Bientôt je reviendrai chercher ma
fille et payer les dépenses qu'il aura faites pour elle. Puisqu'il veut
absolument se charger de lui trouver une bonne nourrice, remettez-lui pour
moi cette bourse, que je le prie de partager entre cette nourrice et le
petit musicien qui m'a si bien soignée hier, s'il est encore chez lui.»
Quant à moi, elle m'a bien payée, monsieur le révérend, et je ne demande
rien, je suis fort contente.
--Ah! vous êtes contente! s'écria le chanoine d'un ton tragi-comique.
Eh bien, j'en suis fort aise! Mais veuillez remporter cette bourse et ce
marmot. Dépensez l'argent, élevez l'enfant, ceci ne me regarde en aucune
façon.
--Élever l'enfant, moi? Oh! que nenni, monsieur le révérend! je suis trop
vieille pour me charger d'un nouveau-né. Cela crie toute la nuit, et mon
pauvre homme, bien qu'il soit sourd, ne s'arrangerait pas d'une pareille
société.
--Et moi donc! il faut que je m'en arrange? Grand merci! Ah'! vous comptiez
là-dessus?
--Puisque Votre Révérence l'a demandé à sa mère!
--Moi! je l'ai demandé? où diantre avez-vous pris cela?
--Mais puisque Votre Révérence a écrit ce matin...
--Moi, j'ai écrit? où est ma lettre, s'il vous-plaît! qu'on me présente
ma lettre!
--Ah! dame, je ne l'ai pas vue, votre lettre, et d'ailleurs personne ne
sait lire chez nous; mais M. André est venu saluer l'accouchée de la part
de Votre Révérence, et elle nous a dit qu'il lui avait remis une lettre.
Nous l'avons cru, nous, bonnes gens! qui est-ce qui ne l'eût pas cru?
--C'est un mensonge abominable! c'est un tour de bohémienne! s'écria le
chanoine, et vous êtes les compères de cette sorcière-là. Allons, allons,
emportez-moi le marmot, rendez-le à sa mère, gardez-le, arrangez-vous
comme il vous plaira, je m'en lave les mains. Si c'est de l'argent que
vous voulez me tirer, je consens à vous en donner. Je ne refuse jamais
l'aumône, même aux intrigants et aux escrocs, c'est la seule manière de
s'en débarrasser; mais prendre un enfant dans ma maison, merci de moi!
allez tous au diable!
--Ah! Pour ce qui est de cela, repartit la vieille femme d'un ton fort
décidé, je ne le ferai point, n'en déplaise à Votre Révérence. Je n'ai
pas consenti à me charger de l'enfant pour mon compte. Je sais comment
finissent toutes ces histoires-là. On vous donne pour commencer un peu d'or
qui brille, on vous promet monts et merveilles; et puis vous n'entendez
plus parler de rien; l'enfant vous reste. Ça n'est jamais fort, ces
enfants-là; c'est fainéant et orgueilleux de nature. On ne sait qu'en
faire. Si ce sont des garçons, ça tourne au brigandage; si ce sont des
filles, ça tourne encore plus mal! Ah!, par ma foi, non! ni moi, ni mon
vieux, ne voulons de l'enfant. On nous a dit que Votre Révérence le
demandait; nous l'avons cru, le voilà. Voilà l'argent, et nous sommes
quittes. Quant à être compères, nous ne connaissons pas ces tours-là, et,
j'en demande pardon à Votre Révérence; elle veut rire quand elle nous
accuse de lui en imposer. Je suis bien la servante de Votre Révérence, et
je m'en retourne à la maison. Nous avons des pèlerins qui s'en reviennent
du _voeu_ et qui ont pardieu grand soif!
La vieille salua à plusieurs reprises en s'en allant; puis revenant sur ses
pas:
«J'allais oublier, dit-elle; l'enfant doit s'appeler Angèle, en italien.
Ah! par ma foi, je ne me souviens plus comment elles m'ont dit cela.
--Angiolina, Anzoleta? dit Consuelo.
--C'est cela, précisément, dit la vieille; et saluant encore le chanoine,
elle se retira tranquillement.
--Eh bien, comment trouvez-vous le tour! dit le chanoine stupéfait en se
retournant vers ses hôtes.
--Je le trouve digne de celle qui l'a imaginé, répondit Consuelo en ôtant
de la corbeille l'enfant qui commençait à s'impatienter, et en lui faisant
avaler doucement quelques cuillerées d'un reste de lait du déjeuner qui
était encore chaud, dans la tasse japonaise du chanoine.
--Cette Corilla est donc un démon? reprit le chanoine; vous la connaissiez?
--Seulement de réputation; mais maintenant je la connais parfaitement, et
vous aussi, monsieur le chanoine.
--Et c'est une connaissance dont je me serais fort bien passé! Mais
qu'allons-nous faire de ce pauvre abandonné? ajouta-t-il en jetant un
regard de pitié sur l'enfant.
--Je vais le porter, répondit Consuelo, à votre jardinière, à qui j'ai vu
allaiter hier un beau garçon de cinq à six mois.
--Allez donc, dit le chanoine; ou plutôt sonnez pour qu'elle vienne
ici le recevoir. Elle nous indiquera une nourrice dans quelque ferme
voisine... pas trop voisine pourtant; car Dieu sait le tort que peut faire
à un homme d'église la moindre marque d'un intérêt marqué pour un enfant
tombé ainsi des nues dans sa maison.
--A votre place, monsieur le chanoine, je me mettrais au-dessus de ces
misères-là. Je ne voudrais ni prévoir, ni apprendre les suppositions
absurdes de la calomnie. Je vivrais au milieu des sots propos comme s'ils
n'existaient pas, j'agirais toujours comme s'ils étaient impossibles.
A quoi servirait donc une vie de sagesse et de dignité, si elle n'assurait
pas le calme de la conscience et la liberté des bonnes actions? Voyez, cet
enfant vous est confié, mon révérend. S'il est mal soigné loin de vos yeux,
s'il languit, s'il meurt, vous vous le reprocherez éternellement!
--Que dis-tu là, que cet enfant m'est confié? en ai-je accepté le dépôt?
et le caprice ou la fourberie d'autrui nous imposent-ils de pareils
devoirs? Tu t'exaltes, mon enfant, et tu déraisonnes.
--Non, mon cher monsieur le chanoine, reprit Consuelo en s'animant de plus
en plus; je ne déraisonne pas. La méchante mère qui abandonne ici son
enfant n'a aucun droit et ne peut rien vous imposer. Mais celui qui a droit
de vous commander, celui qui dispose des destinées de l'enfant naissant,
celui envers qui vous serez éternellement responsable, c'est Dieu. Oui,
c'est Dieu qui a eu des vues particulières de miséricorde sur cette
innocente petite créature en inspirant à sa mère la pensée hardie de vous
le confier. C'est lui qui, par un bizarre concours de circonstances, le
fait entrer dans votre maison malgré vous, et le pousse dans vos bras en
dépit de toute votre prudence. Ah! monsieur le chanoine, rappelez-vous
l'exemple de saint Vincent de Paul, qui allait ramassant sur les marches
des maisons les pauvres orphelins abandonnés, et ne rejetez pas celui
que la Providence apporte dans votre sein. Je crois bien que si vous
le faisiez, cela vous porterait malheur; et le monde, qui a une sorte
d'instinct de justice dans sa méchanceté même, dirait, avec une apparence
de vérité, que vous avez eu des raisons pour l'éloigner de vous. Au lieu
que si vous le gardez, on ne vous en supposera pas d'autres que les
véritables: votre miséricorde et votre charité.
--Tu ne sais pas, dit le chanoine ébranlé et incertain, ce que c'est que
le monde! Tu es un enfant sauvage de droiture et de vertu. Tu ne sais pas
surtout ce que c'est que le clergé, et Brigide, la méchante Brigide, savait
bien ce qu'elle disait hier, en prétendant que certaines gens étaient
jaloux de ma position, et travaillaient à me la faire perdre. Je tiens mes
bénéfices de la protection de feu l'empereur Charles, qui a bien voulu me
servir de patron pour me les faire obtenir. L'impératrice Marie-Thérèse
m'a protégé aussi pour me faire passer jubilaire avant l'âge. Eh bien, ce
que nous croyons tenir de l'Église ne nous est jamais assuré absolument.
Au-dessus de nous, au-dessus des souverains qui nous favorisent, nous avons
toujours un maître, c'est l'Église. Comme elle nous déclare _capables_
quand il lui plaît, alors même que nous ne le sommes pas, elle nous
déclare _incapables_ quand il lui convient, alors même que nous lui avons
rendu les plus grands services. _L'ordinaire_, c'est-à-dire l'évêque
diocésain, et son conseil, si on les indispose et si on les irrite contre
nous, peuvent nous accuser, nous traduire à leur barre, nous juger et
nous dépouiller, sous prétexte d'inconduite, d'irrégularité de moeurs ou
d'exemples scandaleux, afin de reporter sur de nouvelles créatures les dons
qu'ils s'étaient laissé arracher pour nous. Le ciel m'est témoin que ma vie
est aussi pure que celle de cet enfant qui est né hier. Eh bien, sans une
extrême prudence dans toutes mes relations, ma vertu n'eût pas suffi à me
défendre des mauvaises interprétations. Je ne suis pas très-courtisan
envers les prélats; mon indolence, et un peu l'orgueil de ma naissance
peut-être, m'en ont toujours empêché. J'ai des envieux dans le chapitre...
--Mais vous avez pour vous Marie-Thérèse, qui est une grande âme, une noble
femme et une tendre mère, reprit Consuelo. Si elle était là pour vous
juger, et que vous vinssiez à lui dire avec l'accent de la vérité, que la
vérité seule peut avoir: «Reine, j'ai balancé un instant entre la crainte
de donner des armes à mes ennemis et, le besoin de pratiquer la première
vertu de mon état, la charité; j'ai vu d'un côté des calomnies, des
intrigues auxquelles je pouvais succomber, de l'autre un pauvre être
abandonné du ciel et des hommes, qui n'avait de refuge, que dans ma
pitié, et d'avenir que dans ma sollicitude; et j'ai choisi de risquer ma
réputation, mon repos et ma fortune, pour faire les oeuvres de la foi et
de la miséricorde.» Ah! je n'en doute pas, si vous disiez cela à Marie
Thérèse, Marie-Thérèse, qui peut tout, au lieu d'un prieuré, vous donnerait
un palais, et au lieu d'un canonicat un évêché. N'a-t-elle pas comblé
d'honneurs et de richesses l'abbé Metastasio pour avoir fait des rimes?
que ne ferait-elle pas pour la vertu, si elle récompense ainsi le talent?
Allons, mon révérend, vous garderez cette pauvre Angiolina dans votre
maison; votre jardinière la nourrira, et plus tard vous l'élèverez dans la
religion et dans la vertu. Sa mère en eût fait un démon pour l'enfer, et
vous en ferez un ange pour le ciel!
--Tu fais de moi ce que tu veux, dit le chanoine ému et attendri,
en laissant son favori déposer l'enfant sur ses genoux; allons, nous
baptiserons Angèle demain matin, tu seras son parrain... Si Brigide
était encore là, nous la forcerions à être ta commère, et sa fureur nous
divertirait. Sonne pour qu'on nous amène la nourrice, et que tout soit
fait selon la volonté de Dieu! Quant à la bourse que Corilla nous a
laissée... (oui-da! cinquante sequins de Venise!) nous n'en avons que faire
ici. Je me charge des dépenses présentes pour l'enfant, et de son sort
futur, si on ne le réclame pas. Prends donc cet or, il t'est bien dû pour
la vertu singulière, et le grand coeur dont tu as fait preuve dans tout
ceci.
--De l'or pour payer ma vertu et la bonté de mon coeur! s'écria Consuelo
en repoussant la bourse avec dégoût. Et l'or de la Corilla! le prix du
mensonge, de la prostitution peut-être! Ah! monsieur le chanoine, cela
souille même la vue! Distribuez-le aux pauvres, cela portera bonheur à
notre pauvre Angèle.»
LXXXI.
Pour la première fois de sa vie peut-être le chanoine ne dormit guère. Il
sentait en lui une émotion et une agitation étranges. Sa tête était pleine
d'accords, de mélodies et de modulations qu'un léger sommeil venait briser
à chaque instant, et qu'à chaque intervalle de réveil il cherchait malgré
lui, et même avec une sorte de dépit, à reprendre et à renouer sans pouvoir
y parvenir. Il avait retenu par coeur les phrases les plus saillantes des
morceaux que Consuelo lui avait chantés; il les entendait résonner encore
dans sa cervelle, dans son diaphragme; et puis tout à coup le fil de
l'idée musicale se brisait dans sa mémoire au plus bel endroit, et il la
recommençait mentalement cent fois de suite, sans pouvoir aller une note
plus loin. C'est en vain que, fatigué de cette audition imaginaire, il
s'efforçait de la chasser; elle revenait toujours se placer dans son
oreille, et il lui semblait que la clarté de son feu vacillait en mesure
sur le satin cramoisi de ses rideaux. Les petits sifflements qui sortent
des bûches enflammées avaient l'air de vouloir chanter aussi ces maudites
phrases dont la fin restait dans l'imagination fatiguée du chanoine comme
un arcane impénétrable. S'il eût pu en retrouver une entière, il lui
semblait qu'il eût pu être délivré de cette obsession de réminiscences.
Mais la mémoire musicale est ainsi faite, qu'elle nous tourmente et nous
persécute jusqu'à ce que nous l'ayons rassasiée de ce dont elle est avide
et inquiète.
Jamais la musique n'avait fait tant d'impression sur le cerveau du
chanoine, bien qu'il eût été toute sa vie un dilettante remarquable.
Jamais voix humaine n'avait bouleversé ses entrailles comme celle de
Consuelo. Jamais physionomie, jamais langage et manières n'avaient
exercé sur son âme une fascination comparable à celle que les traits,
la contenance et les paroles de Consuelo exerçaient sur lui depuis
trente-six heures. Le chanoine devinait-il ou ne devinait-il pas le sexe
du prétendu Bertoni? Oui et non. Comment vous expliquer cela? Il faut que
vous sachiez qu'à cinquante ans le chanoine avait l'esprit aussi chaste
que les moeurs, et les moeurs aussi pures qu'une jeune fille. A cet égard,
c'était un saint homme que notre chanoine; il avait toujours été ainsi,
et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que, bâtard du roi le plus
débauché dont l'histoire fasse mention, il ne lui en avait presque rien
coûté pour garder son voeu de chasteté. Né avec un tempérament flegmatique
(nous disons aujourd'hui lymphatique), il avait été si bien élevé dans
l'idée du canonicat, il avait toujours tant chéri le bien-être et la
tranquillité, il était si peu propre aux luttes cachées que les passions
brutales livrent à l'ambition ecclésiastique; en un mot, il désirait tant
le repos et le bonheur, qu'il avait eu pour premier et pour unique principe
dans la vie, de sacrifier tout à la possession tranquille d'un bénéfice;
amour, amitié, vanité, enthousiasme, vertu même, s'il l'eût fallu. Il
s'était préparé de bonne heure et habitué de longue main à tout immoler
sans effort et presque sans regret. Malgré cette théorie affreuse de
l'égoïsme, il était resté bon, humain, affectueux et enthousiaste à
beaucoup d'égards, parce que sa nature était bonne, et que la nécessité
de réprimer ses meilleurs instincts ne s'était presque jamais présentée.
Sa position indépendante lui avait toujours permis de cultiver l'amitié,
la tolérance et les arts; mais l'amour lui était interdit, et il avait tué
l'amour, comme le plus dangereux ennemi de son repos et de sa fortune.
Cependant, comme l'amour est de nature divine, c'est-à-dire immortel,
quand nous croyons l'avoir tué, nous n'avons pas fait autre chose que de
l'ensevelir vivant dans notre coeur. Il peut y sommeiller sournoisement
durant de longues années, jusqu'au jour où il lui plaît de se ranimer.
Consuelo apparaissait à l'automne de cette vie de chanoine, et cette longue
apathie de l'âme se changeait en une langueur tendre, profonde, et plus
tenace qu'on ne pouvait le prévoir. Ce coeur apathique ne savait point
bondir et palpiter pour un objet aimé; mais il pouvait se fondre comme la
glace au soleil, se livrer, connaître l'abandon de soi-même, la soumission,
et cette sorte d'abnégation patiente qu'on est surpris de rencontrer
quelquefois chez les égoïstes quand l'amour s'empare de leur forteresse.
Il aimait donc, ce pauvre chanoine; à cinquante ans, il aimait pour la
première fois, et il aimait celle qui ne pouvait jamais répondre à son
amour. Il ne le pressentait que trop, et voilà pourquoi il voulait se
persuader à lui-même, en dépit de toute vraisemblance, que ce n'était
pas de l'amour qu'il éprouvait, puisque ce n'était pas une femme qui le
lui inspirait.
A cet égard il s'abusait complètement, et, dans toute la naïveté de son
coeur, il prenait Consuelo pour un garçon. Lorsqu'il remplissait des
fonctions canoniques à la cathédrale de Vienne, il avait vu nombre de
beaux et jeunes enfants à la maîtrise; il avait entendu des voix claires,
argentines et quasi femelles pour la pureté et la flexibilité; celle de
Bertoni était plus pure et plus flexible mille fois. Mais c'était une voix
italienne, pensait-il; et puis Bertoni était une nature d'exception, un de
ces enfants précoces dont les facultés, le génie et l'aptitude sont des
prodiges. Et tout fier, tout enthousiasmé d'avoir ce trésor sur le grand
chemin, le chanoine rêvait déjà de le faire connaître au monde, de le
lancer, d'aider à sa fortune et à sa gloire. Il s'abandonnait à tous les
élans d'une affection paternelle et d'un orgueil bienveillant, et sa
conscience ne devait pas s'en effrayer; car l'idée d'un amour vicieux et
immonde, comme celui qu'on avait attribué à Gravina pour Métastase, le
chanoine ne savait même pas ce que c'était. Il n'y pensait pas, il n'y
croyait même pas, et cet ordre d'idées paraissait à son esprit chaste et
droit une abominable et bizarre supposition des méchantes langues.
Personne n'eût cru à cette pureté enfantine dans l'imagination du chanoine,
homme d'esprit un peu railleur, très-facétieux, plein de finesse et de
pénétration en tout ce qui avait rapport à la vie sociale. Il y avait
pourtant tout un monde d'idées, d'instincts et de sentiments qui lui était
inconnu. Il s'était endormi dans la joie de son coeur, en faisant mille
projets pour son jeune protégé, en se promettant pour lui-même de passer sa
vie dans les plus saintes délices musicales, et en s'attendrissant à l'idée
de cultiver, en les tempérant un peu, les vertus qui brillaient dans cette
âme généreuse et ardente; mais réveillé à toutes les heures de la nuit par
une émotion singulière, poursuivi par l'image de cet enfant merveilleux,
tantôt inquiet et effrayé à l'idée de le voir se soustraire à sa tendresse
déjà un peu jalouse, tantôt impatient d'être au lendemain pour lui réitérer
sérieusement des offres, des promesses et des prières qu'il avait eu l'air
d'écouter en riant, le chanoine, étonné de ce qui se passait en lui, se
persuada mille choses autres que la vérité.
«J'étais donc destiné par la nature à avoir beaucoup d'enfants et à les
aimer avec passion, se demandait-il avec une honnête simplicité, puisque
la seule pensée d'en adopter un aujourd'hui me jette dans une pareille
agitation? C'est pourtant la première fois de ma vie que ce sentiment-là
se révèle à mon coeur, et voilà que dans un seul jour l'admiration
m'attache à l'un, la sympathie à l'autre, la pitié à un troisième! Bertoni,
Beppo, Angiolina! me voilà en famille tout d'un coup, moi qui plaignais
les embarras des parents, et qui remerciais Dieu d'être obligé par état
au repos de la solitude! Est-ce la quantité et l'excellence de la musique
que j'ai entendue aujourd'hui qui me donne une exaltation d'idées si
nouvelle?... C'est plutôt ce délicieux café à la vénitienne dont j'ai pris
deux tasses au lieu d'une, par pure gourmandise!... J'ai eu la tête si
bien montée tout le jour, que je n'ai presque pas pensé à mon volkameria,
desséché pourtant par la faute de Pierre!
«Il mio cor si divide...»
Allons, voilà encore cette maudite phrase qui me revient! La peste soit de
ma mémoire!... Que ferai-je pour dormir?... Quatre heures du matin, c'est
inouï!... J'en ferai une maladie!»
Une idée lumineuse vint enfin au secours du bon chanoine; il se leva,
prit son écritoire, et résolut de travailler à ce fameux livre entrepris
depuis si longtemps, et non encore commencé. Il lui fallait consulter
le Dictionnaire du droit canonique pour se remettre dans son sujet;
il n'en eut pas lu deux pages que ses idées s'embrouillèrent, ses yeux
s'appesantirent, le livre coula doucement de l'édredon sur le tapis, la
bougie s'éteignit à un soupir de béatitude somnolente exhalé de la robuste
poitrine du saint homme, et il dormit enfin du sommeil du juste jusqu'à
dix heures du matin.
Hélas! que son réveil fut amer, lorsque, d'une main engourdie et
nonchalante, il ouvrit le billet suivant, déposé par André sur son
guéridon, avec sa tasse de chocolat!
«Nous partons, monsieur et révérend chanoine; un devoir impérieux nous
appelait à Vienne, et nous avons craint de ne pouvoir résister à vos
généreuses instances. Nous nous sauvons comme des ingrats: mais nous
ne le sommes point, et jamais nous ne perdrons le souvenir de votre
hospitalité envers nous, et de votre charité sublime pour l'enfant
abandonné. Nous viendrons vous en remercier. Avant huit jours, vous nous
reverrez; veuillez différer jusque là le baptême d'Angèle, et compter sur
le dévouement respectueux et tendre de vos humbles protégés.»
«BERTONI, BEPPO.»
Le chanoine pâlit, soupira et agita sa sonnette.
«Ils sont partis? dit-il à André.
--Avant le jour, monsieur le chanoine.
--Et qu'ont-ils dit en partant? ont-ils déjeuné, au moins? ont-ils désigné
le jour où ils reviendraient?
--Personne ne les a vus partir, monsieur le chanoine. Ils se sont en allés
comme ils sont venus, par-dessus les murs. En m'éveillant j'ai trouvé leurs
chambres désertes; le billet que vous tenez était sur leur table, et toutes
les portes de la maison et de l'enclos fermées comme je les avais laissées
hier soir. Ils n'ont pas emporté une épingle, ils n'ont pas touché à un
fruit, les pauvres enfants!...
--Je le crois bien!» s'écria le chanoine, et ses yeux se remplirent de
larmes.
Pour chasser sa mélancolie, André essaya de lui faire faire le menu de
son dîner.
«Donne-moi ce que tu voudras, André!» répondit le chanoine d'une voix
déchirante, et il retomba en gémissant sur son oreiller.
Le soir de ce jour-là, Consuelo et Joseph entrèrent dans Vienne à la faveur
des ombres. Le brave perruquier Keller fut mis dans la confidence, les
reçut à bras ouverts, et hébergea de son mieux la noble voyageuse. Consuelo
fit mille amitiés à la fiancée de Joseph, tout en s'affligeant en secret de
ne la trouver ni gracieuse ni belle. Le lendemain matin, Keller tressa les
cheveux flottants de Consuelo; sa fille l'aida à reprendre les vêtements
de son sexe, et lui servit de guide jusqu'à la maison qu'habitait le
Porpora.
LXXXII
A la joie que Consuelo éprouva de serrer dans ses bras son maître et son
bienfaiteur, succéda un pénible sentiment qu'elle eut peine à renfermer.
Un an ne s'était pas écoulé depuis qu'elle avait quitté le Porpora, et
cette année d'incertitudes, d'ennuis et de chagrins avait imprimé au
front soucieux du maestro les traces profondes de la souffrance et de
la vieillesse. Il avait pris cet embonpoint maladif où l'inaction et la
langueur de l'âme font tomber les organisations affaissées. Son regard
avait le feu qui l'animait encore naguère, et une certaine coloration
bouffie de ses traits trahissait de funestes efforts tentés pour chercher
dans le vin l'oubli de ses maux ou le retour de l'inspiration refroidie
par l'âge et le découragement.
L'infortuné compositeur s'était flatté de retrouver à Vienne quelques
nouvelles chances de succès et de fortune. Il avait été reçu avec une
froide estime, et il trouvait ses rivaux, plus heureux, en possession de
la faveur impériale et de l'engouement du public. Métastase avait écrit
des drames et des oratorio pour Caldera, pour Predieri, pour Fuchs, pour
Reüter et pour Hasse; Métastase, le poëte de la cour (_poeta cesareo_),
l'écrivain à la mode, le _nouvel Albane_, le favori des muses et des dames,
le charmant, le précieux, l'harmonieux, le coulant, le divin Métastase,
en un mot, celui de tous les cuisiniers dramatiques dont les mets avaient
le goût le plus agréable et la digestion la plus facile, n'avait rien
écrit pour Porpora, et n'avait voulu lui rien promettre. Le maestro avait
peut-être encore des idées; il avait au moins sa science, son admirable
entente des voix, ses bonnes traditions napolitaines, son goût sévère, son
large style, et ses fiers et mâles récitatifs dont la beauté grandiose
n'a jamais été égalée. Mais il n'avait pas de public, et il demandait en
vain un poëme. Il n'était ni flatteur ni intrigant; sa rude franchise lui
faisait des ennemis, et sa mauvaise humeur rebutait tout le monde.
Il porta ce sentiment jusque dans l'accueil affectueux et paternel qu'il
fit à Consuelo.
«Et pourquoi as-tu quitté si tôt la Bohême? lui dit-il après l'avoir
embrassée avec émotion. Que viens-tu faire ici, malheureuse enfant? Il
n'y a point ici d'oreilles pour t'écouter, ni de coeurs pour te comprendre;
il n'y a point ici de place pour toi, ma fille. Ton vieux maître est tombé
dans le mépris public, et, si tu veux réussir, tu feras bien d'imiter les
autres en feignant de ne pas le connaître, ou de le mépriser, comme font
tous ceux qui lui doivent leur talent, leur fortune et leur gloire.
--Hélas! vous doutez donc aussi de moi? lui dit Consuelo, dont les yeux se
remplirent de larmes. Vous voulez renier mon affection et mon dévouement,
et faire tomber sur moi le soupçon et le dédain que les autres ont mis dans
votre âme! O mon maître! vous verrez que je ne mérite pas cet outrage. Vous
le verrez! voilà tout ce que je puis-vous dire.»
Le Porpora fronça le sourcil, tourna le dos, fit quelques pas dans sa
chambre, revint vers Consuelo, et voyant qu'elle pleurait, mais ne trouvant
rien de doux et de tendre à lui dire, il lui prit son mouchoir des mains
et le lui passa sur les yeux avec une rudesse paternelle, en lui disant:
«Allons, allons!»
Consuelo vit qu'il était pâle et qu'il étouffait de gros soupirs dans sa
large poitrine; mais il contint son émotion, et tirant une chaise à côté
d'elle:
«Allons, reprit-il, raconte-moi ton séjour en Bohême, et dis-moi pourquoi
tu es revenue si brusquement? Parle donc, ajouta-t-il avec un peu
d'impatience. Est-ce que tu n'as pas mille choses à me dire? Tu t'ennuyais
là-bas? ou bien les Rudolstadt ont été mal pour toi? Oui, eux aussi sont
capables de t'avoir blessée et tourmentée! Dieu sait que c'étaient les
seules personnes de l'univers en qui j'avais encore foi: mais Dieu sait
aussi que tous les hommes sont capables de tout ce qui est mal!
--Ne dites pas cela, mon ami, répondit Consuelo. Les Rudolstadt sont des
anges, et je ne devrais parler d'eux qu'à genoux; mais j'ai dû les quitter,
j'ai dû les fuir, et même sans les prévenir, sans leur dire adieu.
--Qu'est-ce à dire? Est-ce toi qui as quelque chose à te reprocher envers
eux? Me faudrait-il rougir de toi, et me reprocher de t'avoir envoyée chez
ces braves gens?
--Oh, non! non, Dieu merci, maître! Je n'ai rien à me reprocher, et vous
n'avez point à rougir de moi.
--Alors, qu'est-ce donc?»
Consuelo, qui savait combien il fallait faire au Porpora les réponses
courtes et promptes lorsqu'il donnait son attention à la connaissance
d'un fait ou d'une idée, lui annonça, en peu de mots, que le comte Albert
voulait l'épouser, et qu'elle n'avait pu se décider à lui rien promettre
avant d'avoir consulté son père adoptif.
Le Porpora fit une grimace de colère et d'ironie.
«Le comte Albert! s'écria-t-il, l'héritier des Rudolstadt, le descendant
des rois de Bohême, le seigneur de Riesenburg! il a voulu t'épouser, toi,
petite Égyptienne? toi, la laideron de la Scuola, la fille sans père, la
comédienne sans argent et sans engagement? toi, qui as demandé l'aumône,
pieds nus, dans les carrefours de Venise?
--Moi! votre élève! moi, votre fille adoptive! oui, moi, la Porporina!
répondit Consuelo avec un orgueil tranquille et doux.
--Belle illustration et brillante condition! En effet, reprit le maestro
avec amertume, j'avais oublié celles-là dans la nomenclature. La dernière
et l'unique élève d'un maître sans école, l'héritière future de ses
guenilles et de sa honte, la continuatrice d'un nom qui est déjà effacé de
la mémoire des hommes! il y a de quoi se vanter, et voilà de quoi rendre
fous les fils des plus illustres familles!
--Apparemment, maître, dit Consuelo avec un sourire mélancolique et
caressant, que nous ne sommes pas encore tombés si bas dans l'estime des
hommes de bien qu'il vous plaît de le croire; car il est certain que le
comte veut m'épouser, et que je viens ici vous demander votre agrément pour
y consentir, ou votre protection pour m'en défendre.
--Consuelo, répondit le Porpora d'un ton froid et sévère, je n'aime point
ces sottises-là. Vous devriez savoir que je hais les romans de pensionnaire
ou les aventures de coquette. Jamais je ne vous aurais crue capable de
vous mettre en tête pareilles billevesées, et je suis vraiment honteux pour
vous d'entendre de telles choses. Il est possible que le jeune comte de
Rudolstadt ait pris pour vous une fantaisie, et que, dans l'ennui de la
solitude, ou dans l'enthousiasme de la musique, il vous ait fait deux
doigts de cour; mais comment avez-vous été assez impertinente pour prendre
l'affaire au sérieux, et pour vous donner, par cette feinte ridicule, les
airs d'une princesse de roman? Vous me faites pitié; et si le vieux comte,
si la chanoinesse, si la baronne Amélie sont informés de vos prétentions,
vous me faites honte; je vous le dis encore une fois, je rougis de vous.»
Consuelo savait qu'il ne fallait pas contredire le Porpora lorsqu'il était
en train de déclamer, ni l'interrompre au milieu d'un sermon. Elle le
laissa exhaler son indignation, et quand il lui eut dit tout ce qu'il put
imaginer de plus blessant et de plus injuste, elle lui raconta de point
en point, avec l'accent de la vérité et la plus scrupuleuse exactitude,
tout ce qui s'était passé au château des Géants, entre elle, le comte
Albert, le comte Christian, Amélie, la chanoinesse et Anzoleto. Le Porpora,
qui, après avoir donné un libre cours à son besoin d'emportement et
d'invectives, savait, lui aussi, écouter et comprendre, prêta la plus
sérieuse attention à son récit; et quand elle eut fini, il lui adressa
encore plusieurs questions pour s'enquérir de nouveaux détails et pénétrer
complétement dans la vie intime et dans les sentiments de toute la famille.
«Alors!... lui dit-il enfin, tu as bien agi, Consuelo. Tu as été sage, tu
as été digne, tu as été forte comme je devais l'attendre de toi. C'est
bien. Le ciel t'a protégée, et il te récompensera en te délivrant une fois
pour toutes de cet infâme Anzoleto. Quant au jeune comte, tu n'y dois pas
penser. Je te le défends. Un pareil sort ne te convient pas. Jamais le
comte Christian ne te permettra de redevenir artiste, sois assurée de cela.
Je connais mieux que toi l'orgueil indomptable des nobles. Or, à moins que
tu ne te fasses à cet égard des illusions que je trouverais puériles et
insensées, je ne pense pas que tu hésites un instant entre la fortune des
grands et celle des enfants de l'art... Qu'en penses-tu?... Réponds-moi
donc! Par le corps de Bacchus, on dirait que tu ne m'entends pas!
--Je vous entends fort bien, mon maître, et je vois que vous n'avez rien
compris à tout ce que je vous ai dit.
--Comment, je n'ai rien compris! Je ne comprends plus rien, n'est-ce pas?»
Et les petits yeux noirs du maestro retrouvèrent le feu de la colère.
Consuelo, qui connaissait son Porpora sur le bout de son doigt, vit qu'il
fallait lui tenir tête, si elle voulait se faire écouter de nouveau.
«Non, Vous ne m'avez pas comprise, répliqua-t-elle avec assurance; car
vous me supposez des velléités d'ambition très-différentes de celles que
j'ai. Je n'envie pas la fortune des grands, soyez-en persuadé; et ne me
dites jamais, mon maître, que je la fais entrer pour quelque chose dans mes
irrésolutions. Je méprise les avantages qu'on n'acquiert pas par son propre
mérite, vous m'avez élevée dans ce principe, et je n'y saurais déroger.
Mais il y a bien dans la vie quelque autre chose que l'argent et la vanité,
et ce quelque chose est assez précieux pour contre-balancer les enivrements
de la gloire et les joies de la vie d'artiste. C'est l'amour d'un homme
comme Albert, c'est le bonheur domestique, ce sont les joies de la famille.
Le public est un maître capricieux, ingrat et tyrannique. Un noble époux
est un ami, un soutien, un autre soi-même. Si j'arrivais à aimer Albert
comme il m'aime, je ne penserais plus à la gloire, et probablement je
serais plus heureuse.
--Quel sot langage est-ce là? s'écria le maestro. Êtes-vous devenue folle?
Donnez-vous dans la sentimentalité allemande? Bon Dieu! dans quel mépris de
l'art vous êtes tombée, madame la comtesse! Vous venez de me raconter que
votre Albert, comme vous vous permettez de l'appeler, vous faisait plus de
peur que d'envie; que vous vous sentiez mourir de froid et de crainte à ses
côtés, et mille autres choses que j'ai très-bien entendues et comprises, ne
vous en déplaise; et maintenant que vous êtes délivrée de ses poursuites,
maintenant que vous êtes rendue à la liberté, le seul bien, la seule
condition de développement de l'artiste, vous venez me demander s'il ne
faut point vous remettre la pierre au cou pour vous jeter au fond du puits
qu'habite votre amant visionnaire? Eh! allez donc! faites, si bon vous
semble; je ne me mêle plus de vous, et je n'ai plus rien à vous dire.
Je ne perdrai pas mon temps à causer davantage avec une personne qui ne
sait ni ce qu'elle dit, ni ce qu'elle veut. Vous n'avez pas le sens commun,
et je suis votre serviteur.»
En disant cela, le Porpora se mit à son clavecin et improvisa d'une main
ferme et sèche plusieurs modulations savantes pendant lesquelles Consuelo,
désespérant de l'amener ce jour-là à examiner le fond de la question,
réfléchit au moyen de le remettre au moins de meilleure humeur. Elle y
réussit en lui chantant les airs nationaux qu'elle avait appris en Bohême,
et dont l'originalité transporta le vieux maître. Puis elle l'amena
doucement à lui faire voir les dernières compositions qu'il avait essayées.
Elle les lui chanta à livre ouvert avec une si grande perfection, qu'il
retrouva tout son enthousiasme, toute sa tendresse pour elle. L'infortuné,
n'ayant plus d'élève habile auprès de lui, et se méfiant de tout ce qui
l'approchait, ne goûtait plus le plaisir de voir ses pensées rendues par
une belle voix et comprises par une belle âme. Il fut si touché de
s'entendre exprimé selon son coeur, par sa grande et toujours docile
Porporina, qu'il versa des larmes de joie et la pressa sur son sein en
s'écriant:
«Ah! tu es la première cantatrice du monde! Ta voix a doublé de volume et
d'étendue, et tu as fait autant de progrès que si je t'avais donné des
leçons tous les jours depuis un an. Encore, encore, ma fille; redis-moi ce
thème. Tu me donnes le premier instant de bonheur que j'aie goûté depuis
bien des mois!»
Ils dînèrent ensemble, bien maigrement, à une petite table, près de la
fenêtre. Le Porpora était mal logé; sa chambre, triste, sombre et toujours
en désordre, donnait sur un angle de rue étroite et déserte. Consuelo,
le voyant bien disposé, se hasarda à lui parler de Joseph Haydn. La seule
chose qu'elle lui eût cachée, c'était son long voyage pédestre avec ce
jeune homme, et les incidents bizarres qui avaient établi entre eux une
si douce et si loyale intimité. Elle savait que son maître prendrait en
grippe, selon sa coutume, tout aspirant à ses leçons dont on commencerait
par lui faire l'éloge. Elle raconta donc d'un air d'indifférence qu'elle
avait rencontré, dans une voiture aux approches de Vienne, un pauvre petit
diable qui lui avait parlé de l'école du Porpora avec tant de respect et
d'enthousiasme, qu'elle lui avait presque promis d'intercéder en sa faveur
auprès du Porpora lui-même.
«Eh! quel est-il, ce jeune homme? demanda le maestro; à quoi se
destine-t-il? A être artiste, sans doute, puisqu'il est pauvre diable!
Oh! je le remercie de sa clientèle. Je ne veux plus enseigner le chant qu'à
des fils de famille. Ceux-là paient, n'apprennent rien, et sont fiers de
nos leçons, parce qu'ils se figurent savoir quelque chose en sortant de
nos mains. Mais les artistes! tous lâches, tous ingrats, tous traîtres et
menteurs. Qu'on ne m'en parle pas. Je ne veux jamais en voir un franchir
le seuil de cette chambre. Si cela arrivait, vois-tu, je le jetterais par
la fenêtre à l'instant même.»
Consuelo essaya de le dissuader de ces préventions; mais elle les trouva
si obstinées, qu'elle y renonça, et, se penchant un peu à la fenêtre,
dans un moment où son maître avait le dos tourné, elle fit avec ses doigts
un premier signe, et puis un second. Joseph, qui rôdait dans la rue en
attendant ce signal convenu, comprit que le premier mouvement des doigts
lui disait de renoncer à tout espoir d'être admis comme élève auprès du
Porpora; le second l'avertissait de ne pas paraître avant une demi-heure.
Consuelo parla d'autre chose, pour faire oublier au Porpora ce qu'elle
venait de lui dire; et, la demi-heure écoulée, Joseph frappa à la porte.
Consuelo alla lui ouvrir, feignit de ne pas le connaître, et revint
annoncer au maestro que c'était un domestique qui se présentait pour
entrer à son service.
«Voyons ta figure! cria le Porpora au jeune homme tremblant; approche!
Qui t'a dit que j'eusse besoin d'un domestique? Je n'en ai aucun besoin.
--Si vous n'avez pas besoin de domestique, répondit Joseph éperdu, mais
faisant bonne contenance comme Consuelo le lui avait recommandé, c'est bien
malheureux pour moi, Monsieur; car j'ai bien besoin de trouver un maître.
--On dirait qu'il n'y a que moi qui puisse te faire gagner ta vie! Répliqua
le Porpora. Tiens, regarde mon appartement et mon mobilier; crois-tu que
j'aie besoin d'un laquais pour arranger tout cela?
--Eh! vraiment oui, Monsieur, vous en auriez besoin, reprit Haydn en
affectant une confiante simplicité; car tout cela est fort mal en ordre.»
En parlant ainsi, il se mit tout de suite à la besogne, et commença à
ranger la chambre avec une symétrie et un sang-froid apparent qui donnèrent
envie de rire au Porpora. Joseph jouait le tout pour le tout; car si son
zèle n'eût diverti le maître, il eût fort risqué d'être payé à coups de
canne.
Voilà un drôle de corps, qui veut me servir malgré moi, dit le Porpora en
le regardant faire. Je te dis, idiot, que je n'ai pas le moyen de payer un
domestique. Continueras-tu à faire l'empressé?
--Qu'à cela ne tienne, Monsieur! Pourvu que vous me donniez vos vieux
habits, et un morceau de pain tous les jours, je m'en contenterai. Je suis
si misérable, que je me trouverai fort heureux de ne pas mendier mon pain.
--Mais pourquoi n'entres-tu pas dans une maison riche?
--Impossible, Monsieur; on me trouve trop petit et trop laid. D'ailleurs,
je n'entends rien à la musique, et vous savez que tous les grands seigneurs
d'aujourd'hui veulent que leurs laquais sachent faire une petite partie de
viole ou de flûte pour la musique de chambre. Moi, je n'ai jamais pu me
fourrer une note de musique dans la tête.
--Ah! ah! tu n'entends rien à la musique. Eh bien, tu es l'homme qu'il
me faut. Si tu te contentes de la nourriture et des vieux habits, je te
prends; car, aussi bien, voilà ma fille qui aura besoin d'un garçon
diligent pour faire ses commissions. Voyons! que sais-tu faire? Brosser
les habits, cirer les souliers, balayer, ouvrir et fermer la porte?
--Oui, Monsieur, je sais faire tout cela.
--Eh bien, commence. Prépare-moi l'habit que tu vois étendu sur mon lit,
car je vais dans une heure chez l'ambassadeur. Tu m'accompagneras,
Consuelo. Je veux te présenter à monsignor Corner, que tu connais déjà,
et qui vient d'arriver des eaux avec la signora. Il y a là-bas une petite
chambre que je te cède; va faire un peu de toilette aussi pendant que je me
préparerai.»
Consuelo obéit, traversa l'antichambre, et, entrant dans le cabinet sombre
qui allait devenir son appartement, elle endossa son éternelle robe noire
et son fidèle fichu blanc, qui avaient fait le voyage sur l'épaule de
Joseph.
«Pour aller à l'ambassade, ce n'est pas un très-bel équipage, pensa-t-elle;
mais on m'a vue commencer ainsi à Venise, et cela ne m'a pas empêchée de
bien chanter et d'être écoutée avec plaisir.»
Quand elle fut prête, elle repassa dans l'antichambre, et y trouva Haydn,
qui crêpait gravement la perruque du Porpora, plantée sur un bâton. En se
regardant, ils étouffèrent de part et d'autre un grand éclat de rire.
«Eh! comment fais-tu pour arranger cette belle perruque? lui dit-elle à
voix bien basse, pour ne pas être entendue du Porpora, qui s'habillait
dans la chambre voisine.
--Bah! répondit Joseph, cela va tout seul. J'ai souvent vu travailler
Keller! Et puis, il m'a donné une leçon ce matin, et il m'en donnera
encore, afin que j'arrive à la perfection du lissé et du crêpé.
--Ah! prends courage, mon pauvre garçon, dit Consuelo en lui serrant la
main; le maître finira par se laisser désarmer. Les routes de l'art sont
encombrées d'épines mais on parvient à y cueillir de belles fleurs.
--Merci de la métaphore, chère soeur Consuelo. Sois sûre que je ne me
rebuterai pas, et pourvu qu'en passant auprès de moi sur l'escalier ou
dans la cuisine tu me dises de temps en temps un petit mot d'encouragement
et d'amitié, je supporterai tout avec plaisir.
--Et je t'aiderai à remplir tes fonctions, reprit Consuelo en souriant.
Crois-tu donc que moi aussi je n'aie pas commencé comme toi? Quand j'étais
petite, j'étais souvent la servante du Porpora. J'ai plus d'une fois fait
ses commissions, battu son chocolat et repassé ses rabats. Tiens, pour
commencer, je vais t'enseigner à brosser cet habit, car tu n'y entends
rien; tu casses les boutons et tu fanes les revers.»
Elle lui prit la brosse des mains, et lui donna l'exemple avec adresse et
dextérité. Mais, entendant le Porpora qui approchait, elle lui repassa la
brosse précipitamment, et prit un air grave pour lui dire en présence du
maître:
--«Eh bien, petit, dépêchez-vous donc!»
LXXXIII.
Ce n'était point à l'ambassade de Venise, mais chez l'ambassadeur,
c'est-à-dire dans la maison de sa maîtresse, que le Porpora conduisait
Consuelo. La Wilhelmine était une belle créature, infatuée de musique, et
dont tout le plaisir, dont toute la prétention était de rassembler chez
elle, en petit comité, les artistes et les dilettanti qu'elle pouvait y
attirer sans compromettre par trop d'apparat la dignité diplomatique de
monsignor Corner. A l'apparition de Consuelo, il y eut un moment de
surprise, de doute, puis un cri de joie et une effusion de cordialité dès
qu'on se fut assuré que c'était bien la Zingarella, la merveille de l'année
précédente à San-Samuel. Wilhelmine, qui l'avait vue tout enfant venir chez
elle, derrière le Porpora, portant ses cahiers, et le suivant comme un
petit chien, s'était beaucoup refroidie à son endroit, en lui voyant
ensuite recueillir tant d'applaudissements et d'hommages dans les salons
de la noblesse, et tant de couronnes sur la scène. Ce n'est pas que cette
belle personne fût méchante, ni qu'elle daignât être jalouse d'une fille
si longtemps réputée laide à faire peur. Mais la Wilhelmine aimait à faire
la grande dame, comme toutes celles qui ne le sont pas. Elle avait chanté
de grands airs avec le Porpora (qui, la traitant comme un talent d'amateur,
lui avait laissé essayer de tout), lorsque la pauvre Consuelo étudiait
encore cette fameuse petite feuille de carton où le maître renfermait toute
sa méthode de chant, et à laquelle il tenait ses élèves sérieux durant cinq
ou six ans. La Wilhelmine ne se figurait donc pas qu'elle pût avoir pour
la Zingarella un autre sentiment que celui d'un charitable intérêt. Mais
de ce qu'elle lui avait jadis donné quelques bonbons, ou de ce qu'elle lui
avait mis entre les mains un livre d'images pour l'empêcher de s'ennuyer
dans son antichambre, elle concluait qu'elle avait été une des plus
officieuses protectrices de ce jeune talent. Elle avait donc trouvé fort
extraordinaire et fort inconvenant que Consuelo, parvenue en un instant
au faîte du triomphe, ne se fût pas montrée humble, empressée, et remplie
de reconnaissance envers elle. Elle avait compté que lorsqu'elle aurait
de petites réunions d'hommes choisis, Consuelo ferait gracieusement et
gratuitement les frais de la soirée, en chantant pour elle et avec elle
aussi souvent et aussi longtemps qu'elle le désirerait, et qu'elle pourrait
la présenter à ses amis, en se donnant les gants de l'avoir aidée dans ses
débuts et quasi formée à l'intelligence de la musique. Les choses s'étaient
passées autrement: le Porpora, qui avait beaucoup plus à coeur d'élever
d'emblée son élève Consuelo au rang qui lui convenait dans la hiérarchie
de l'art, que de complaire à sa protectrice Wilhelmine, avait ri, dans sa
barbe, des prétentions de cette dernière; et il avait défendu à Consuelo
d'accepter les invitations un peu trop familières d'abord, un peu trop
impérieuses ensuite, de madame l'ambassadrice _de la main gauche_.
Il avait su trouver mille prétextes pour se dispenser de la lui amener,
et la Wilhelmine en avait pris un étrange dépit contre la débutante,
jusqu'à dire qu'elle n'était pas assez belle pour avoir jamais des succès
incontestés; que sa voix, agréable dans un salon, à la vérité, manquait de
sonorité au théâtre, qu'elle ne tenait pas sur la scène tout ce qu'avait
promis son enfance, et autres malices de même genre connues de tout temps
et en tous pays.
Mais bientôt la clameur enthousiaste du public avait étouffé ces petites
insinuations, et la Wilhelmine, qui se piquait d'être un bon juge, une
savante élève du Porpora, et une âme généreuse, n'avait osé poursuivre
cette guerre sourde contre la plus brillante élève du Maestro, et contre
l'idole du public. Elle avait mêlé sa voix à celle des vrais dilettanti
pour exalter Consuelo, et si elle l'avait un peu dénigrée encore pour
l'orgueil et l'ambition dont elle avait fait preuve en ne mettant pas
sa voix à la disposition de _madame l'ambassadrice_, c'était bien bas et
tout à fait à l'oreille de quelques-uns que _madame l'ambassadrice_ se
permettait de l'en blâmer.
Cette fois, lorsqu'elle vit Consuelo venir à elle dans sa petite toilette
des anciens jours, et lorsque le Porpora la lui présenta officiellement,
ce qu'il n'avait jamais fait auparavant, vaine et légère comme elle était,
la Wilhelmine pardonna tout, et s'attribua un rôle de grandeur généreuse.
Embrassant la Zingarella sur les deux joues,
«Elle est ruinée, pensa-t-elle; elle a fait quelque folie, ou perdu la
voix, peut-être; car on n'a pas entendu parler d'elle depuis longtemps.
Elle nous revient à discrétion. Voici le vrai moment de la plaindre, de la
protéger, et de mettre ses talents à l'épreuve ou à profit.»
Consuelo avait l'air si doux et si conciliant, que la Wilhelmine, ne
retrouvant pas ce ton de hautaine prospérité qu'elle lui avait supposé
à Venise, se sentit fort à l'aise avec elle et la combla de prévenances.
Quelques Italiens, amis de l'ambassadeur, qui se trouvaient là, se
joignirent à elle pour accabler Consuelo d'éloges et de questions, qu'elle
sut éluder avec adresse et enjouement. Mais tout à coup sa figure devint
sérieuse, et une certaine émotion s'y trahit, lorsqu'au milieu du groupe
d'Allemands qui la regardaient curieusement de l'autre extrémité du salon,
elle reconnut une figure qui l'avait déjà gênée ailleurs; celle de
l'inconnu, ami du chanoine, qui l'avait tant examinée et interrogée,
trois jours auparavant, chez le curé du village où elle avait chanté la
messe avec Joseph Haydn. Cet inconnu l'examinait encore avec une curiosité
extrême, et il était facile de voir qu'il questionnait ses voisins sur son
compte. La Wilhelmine s'aperçut de la préoccupation de Consuelo.
«Vous regardez M. Holzbaüer? lui dit-elle. Le connaissez-vous?
--Je ne le connais pas, répondit Consuelo, et j'ignore si c'est celui que
je regarde.
--C'est le premier à droite de la console, reprit l'ambassadrice. Il est
actuellement directeur du théâtre de la cour, et sa femme est première
cantatrice à ce même théâtre. Il abuse de sa position, ajouta-t-elle tout
bas, pour régaler la cour et la ville de ses opéras, qui, entre nous, ne
valent pas le diable. Voulez-vous que je vous fasse faire connaissance
avec lui? C'est un fort galant homme.
--Mille grâces, Signora; répondit Consuelo, je suis trop peu de chose ici
pour être présentée à ce personnage, et je suis certaine d'avance qu'il ne
m'engagera pas à son théâtre.
--Et pourquoi cela mon coeur? Cette belle voix, qui n'avait pas sa pareille
dans toute l'Italie, aurait-elle souffert du séjour de la Bohême? car vous
avez vécu tout ce temps en Bohême, nous dit-on; dans le pays le plus froid
et le plus triste du monde! C'est bien mauvais pour la poitrine, et je ne
m'étonne pas que vous en ayez ressenti les effets. Mais ce n'est rien, la
voix vous reviendra à notre beau soleil de Venise.»
Consuelo, voyant que la Wilhelmine était fort pressée de décréter
l'altération de sa voix, s'abstint de démentir cette opinion, d'autant plus
que son interlocutrice avait fait elle-même la question et la réponse. Elle
ne se tourmentait pas de cette charitable supposition, mais de l'antipathie
qu'elle devait s'attendre à rencontrer chez Holzbaüer à cause d'une réponse
un peu brusque et un peu sincère qui lui était échappée sur sa musique
au déjeuner du presbytère. Le maestro de la cour ne manquerait pas de se
venger en racontant dans quel équipage et en quelle compagnie il l'avait
rencontrée sur les chemins, et Consuelo craignait que cette aventure,
arrivant aux oreilles du Porpora, ne l'indisposât contre elle, et surtout
contre le pauvre Joseph.
Il en fut autrement: Holzbaüer ne dit pas un mot de l'aventure, pour
des raisons que l'on saura par la suite; et loin de montrer la moindre
animosité à Consuelo, il s'approcha d'elle, et lui adressa des regards dont
la malignité enjouée n'avait rien que de bienveillant. Elle feignit de ne
pas les comprendre. Elle eût craint de paraître lui demander le secret, et
quelles que pussent être les suites de leur rencontre, elle était trop
fière pour ne pas les affronter tranquillement.
Elle fut distraite de cet incident par la figure d'un vieillard à l'air
Dur et hautain, qui montrait cependant beaucoup d'empressement à lier
conversation avec le Porpora; mais celui-ci, fidèle à sa mauvaise humeur,
lui répondait à peine, et à chaque instant faisait un effort et cherchait
un prétexte pour se débarrasser de lui.
«Celui-ci, dit Wilhelmine, qui n'était pas fâchée de faire à Consuelo la
liste des célébrités qui ornaient son salon, c'est un maître illustre,
c'est le Buononcini. Il arrive de Paris, où il a joué lui-même une partie
de violoncelle dans un motet de sa composition en présence du roi; vous
savez que c'est lui qui a fait fureur si longtemps à Londres, et qui, après
une lutte obstinée de théâtre à théâtre contre Haendel, a fini par vaincre
ce dernier dans l'opéra.
--Ne dites pas cela, signora, dit avec vivacité le Porpora qui venait de
se débarrasser du Buononcini, et, qui, se rapprochant des deux femmes,
avait entendu les dernières paroles de Wilhelmine; oh! ne dites pas un
pareil blasphème! Personne n'a vaincu Haendel, personne ne le vaincra.
Je connais mon Haendel, et vous ne le connaissez pas encore. C'est le
premier d'entre nous, et je le confesse, quoique j'aie eu l'audace de
lutter aussi contre lui dans des jours de folle jeunesse; j'ai été écrasé,
cela devait être, cela est juste. Buononcini, plus heureux, mais non
plus modeste ni plus habile que moi, a triomphé aux yeux des sots et aux
oreilles des barbares. Ne croyez donc pas ceux qui vous parlent de ce
triomphe-là; ce sera l'éternel ridicule de mon confrère Buononcini, et
l'Angleterre rougira un jour d'avoir préféré ses opéras à ceux d'un génie,
d'un géant tel que Haendel. La mode, la _fashion_, comme ils disent là-bas,
le mauvais goût, l'emplacement favorable du théâtre, une coterie, des
intrigues et, plus que tout cela, le talent de prodigieux chanteurs que
le Buononcini avait pour interprètes, l'ont emporté en apparence. Mais
Haendel prend dans la musique sacrée une revanche formidable... Et, quant à
M. Buononcini, je n'en fais pas grand cas. Je n'aime pas les escamoteurs,
et je dis qu'il a escamoté son succès dans l'opéra tout aussi légitimement
que dans la cantate.»
Le Porpora faisait allusion à un vol scandaleux qui avait mis en émoi tout
le monde musical; le Buononcini s'étant attribué en Angleterre la gloire
d'une composition que Lotti avait faite trente ans auparavant, et qu'il
avait réussi à prouver sienne d'une manière éclatante, après un long débat
avec l'effronté maestro. La Wilhelmine essaya de défendre le Buononcini,
et cette contradiction ayant enflammé la bile du Porpora:
«Je vous dis, je vous soutiens, s'écria-t-il sans se soucier d'être entendu
de Buononcini, que Haendel est supérieur, même dans l'opéra, à tous les
hommes du passé et du présent. Je veux vous le prouver sur l'heure.
Consuelo, mets-toi au piano, et chante-nous l'air que je te désignerai.
--Je meurs d'envie d'entendre l'admirable Porporina, reprit la Wilhelmine;
mais je vous supplie, qu'elle ne débute pas ici, en présence du Buononcini
et de M. Holzbaüer, par du Haendel. Ils ne pourraient être flattés d'un
pareil choix...
--Je le crois bien, dit Porpora, c'est leur condamnation vivante, leur
arrêt de mort!
--Eh bien, en ce cas, reprit-elle, faites chanter quelque chose de vous,
maître!
--Vous savez, sans doute, que cela n'exciterait la jalousie de personne!
mais moi, je veux qu'elle chante du Haendel! je le veux!
--Maître, n'exigez pas que je chante aujourd'hui, dit Consuelo, j'arrive
d'un long voyage...
--Certainement, ce serait abuser de son obligeance, et je ne lui demande
rien, moi, reprit Wilhelmine. En présence des juges qui sont ici, et de
M. Holzbaüer surtout, qui a la direction du théâtre impérial, il ne faut
pas compromettre votre élève; prenez-y garde!
--La compromettre! à quoi songez-vous? dit brusquement Porpora en haussant
les épaules; je l'ai entendue ce matin, et je sais si elle risque de se
compromettre devant vos Allemands!»
Ce débat fût heureusement interrompu par l'arrivée d'un nouveau personnage.
Tout le monde s'empressa pour lui faire accueil, et Consuelo, qui avait vu
et entendu à Venise, dans son enfance, cet homme grêle, efféminé de visage
avec des manières rogues et une tournure bravache, quoiqu'elle le retrouvât
vieilli, fané, enlaidi, frisé ridiculement et habillé avec le mauvais goût
d'un Céladon suranné, reconnut à l'instant même, tant elle en avait gardé
un profond souvenir, l'incomparable, l'inimitable sopraniste Majorano, dit
Caffarelli ou plutôt Caffariello, comme on l'appelle partout, excepté en
France.
Il était impossible de voir un fat plus impertinent que ce bon Caffariello.
Les femmes l'avaient gâté par leurs engouements, les acclamations du public
lui avaient fait tourner la tête. Il avait été si beau, ou, pour mieux
dire, si joli dans sa jeunesse, qu'il avait débuté en Italie dans les rôles
de femme; maintenant qu'il tirait sur la cinquantaine (il paraissait même
beaucoup plus vieux que son âge, comme la plupart des sopranistes), il
était difficile de le se représenter en Didon, ou en Galathée, sans avoir
grande envie de rire. Pour racheter ce qu'il y avait de bizarre dans sa
personne, il se donnait de grands airs de matamore, et à tout propos
élevait sa voix claire et douce, sans pouvoir en changer la nature. Il y
avait dans toutes ces affectations, et dans cette exubérance de vanité,
un bon côté cependant. Caffariello sentait trop la supériorité de son
talent pour être aimable; mais aussi il sentait trop la dignité de son rôle
d'artiste pour être courtisan. Il tenait tête follement et crânement aux
plus importants personnages, aux souverains même, et pour cela il n'était
point aimé des plats adulateurs, dont son impertinence faisait par trop la
critique. Les vrais amis de l'art lui pardonnaient tout, à cause de son
génie de virtuose; et malgré toutes les lâchetés qu'on lui reprochait
comme homme, on était bien forcé de reconnaître qu'il y avait dans sa vie
des traits de courage et de générosité comme artiste.
Ce n'était point volontairement, et de propos délibéré, qu'il avait montré
de la négligence et une sorte d'ingratitude envers le Porpora. Il se
souvenait bien d'avoir étudié huit ans avec lui, et d'avoir appris de lui
tout ce qu'il savait; mais il se souvenait encore davantage du jour où
son maître lui avait dit: «A présent je n'ai plus rien à t'apprendre:
_Va, figlio mio, tu sei il primo musico del mondo_.» Et, de ce jour,
Caffariello, qui était effectivement (après Farinelli) le premier chanteur
Du monde, avait cessé de s'intéresser à tout ce qui n'était pas lui-même.
«Puisque je suis le premier, s'était-il dit, apparemment je suis le seul.
Le monde a été créé pour moi; le ciel n'a donné le génie aux poëtes et aux
Compositeurs que pour faire chanter Caffariello. Le Porpora n'a été le
premier maître de chant de l'univers que parce qu'il était destiné à former
Caffariello. Maintenant l'oeuvre du Porpora est finie, sa mission est
achevée, et pour la gloire, pour le bonheur, pour l'immortalité du Porpora,
il suffit que Caffariello vive et chante.» Caffariello avait vécu et
chanté, il était riche et triomphant, le Porpora était pauvre et délaissé;
mais Caffariello était fort tranquille, et se disait qu! il avait amassé
assez d'or et de célébrité pour que son maître fût bien payé d'avoir lancé
dans le monde un prodige tel que lui.
LXXXIV.
Caffariello, en entrant, salua fort peu tout le monde, mais alla baiser
tendrement et respectueusement la main de Wilhelmine: après quoi, il
accosta son directeur Holzbaüer avec un air d'affabilité protectrice, et
secoua la main de son maître Porpora avec une familiarité insouciante.
Partagé entre l'indignation que lui causaient ses manières et la nécessité
de le ménager (car en demandant un opéra de lui au théâtre, et en se
chargeant du premier rôle, Caffariello pouvait rétablir les affaires du
maestro), le Porpora se mit à le complimenter et à le questionner sur les
triomphes qu'il venait d'avoir en France, d'un ton de persiflage trop fin
pour que sa fatuité ne prît pas le change.
«La France?, répondit Caffariello; ne me parlez pas de la France! c'est le
pays de la petite musique, des petits musiciens, des petits amateurs, et
des petits grands seigneurs. Imaginez un faquin comme Louis XV, qui me fait
remettre par un de ses premiers gentilshommes, après m'avoir entendu dans
une demi-douzaine de concerts spirituels, devinez quoi? une mauvaise
tabatière!
--Mais en or, et garnie de diamants de prix, sans doute? dit le Porpora
en tirant avec ostentation la sienne qui n'était qu'en bois de figuier.
--Eh! sans doute, reprit le soprano; mais voyez l'impertinence! point de
portrait! A moi, une simple tabatière, comme si j'avais besoin d'une boîte
pour priser! Fi! quelle bourgeoisie royale! J'en ai été indigné.
--Et j'espère, dit le Porpora en remplissant de tabac son nez malin, que
tu auras donné une bonne leçon à ce petit roi-là?
--Je n'y ai pas manqué, par le corps de Dieu! Monsieur, ai-je dit au
premier gentilhomme en ouvrant un tiroir sous ses yeux éblouis; voilà
trente tabatières, dont la plus chétive vaut trente fois celle que vous
m'offrez; et vous voyez, en outre, que les autres souverains n'ont pas
dédaigné de m'honorer de leurs miniatures. Dites cela au roi votre maître,
Caffariello n'est pas à court de tabatières, Dieu merci!
--Par le sang de Bacchus! voilà un roi qui a dû être bien penaud! reprit
le Porpora.
--Attendez! ce n'est pas tout! Le gentilhomme a eu l'insolence de me
répondre qu'en fait d'étrangers Sa Majesté ne donnait son portrait qu'aux
ambassadeurs!
--Oui-da! le paltoquet! Et qu'as tu répondu?
--Écoutez bien, Monsieur, ai-je dit; apprenez qu'avec tous les ambassadeurs
du monde on ne ferait pas un Caffariello!
--Belle et bonne réponse! Ah! que je reconnais bien là mon Caffariello!
et tu n'as pas accepté sa tabatière?
--Non, pardieu! répondit Caffariello en tirant de sa poche par
préoccupation, une tabatière d'or enrichie de brillants.
--Ce ne serait pas celle-ci, par hasard? dit le Porpora en regardant
la boîte d'un air indifférent. Mais, dis-moi, as-tu vu là notre jeune
princesse de Saxe? Celle à qui j'ai mis pour la première fois les doigts
sur le clavecin, à Dresde, alors que la reine de Pologne, sa mère,
m'honorait de sa protection? C'était une aimable petite princesse!
--Marie-Joséphine?
--Oui, la grande dauphine de France.
--Si je l'ai vue? dans l'intimité! C'est une bien bonne personne. Ah!
la bonne femme! Sur mon honneur, nous sommes les meilleurs amis du monde.
Tiens! c'est elle qui m'a donné cela!»
Et il montra un énorme diamant qu'il avait au doigt.
«Mais on dit aussi qu'elle a ri aux éclats de ta réponse au roi sur son
présent.
--Sans doute, elle a trouvé que j'avais fort bien répondu, et que le roi
son beau-père avait agi avec moi comme un cuistre.
--Elle t'a dit cela, vraiment?
--Elle me l'a fait entendre, et m'a remis un passe-port qu'elle avait fait
signer par le roi lui-même.»
Tous ceux qui écoutaient ce dialogue se détournèrent pour rire sous cape.
Le Buononcini, en parlant des forfanteries de Caffariello en France,
Avait raconté, une heure auparavant, que la dauphine, en lui remettant
ce passe-port, illustré de la griffe du maître, lui avait fait remarquer
qu'il n'était valable que pour dix jours, ce qui équivalait clairement à
un ordre de sortir du royaume dans le plus court délai.
Caffariello, craignant peut-être qu'on ne l'interrogeât sur cette
circonstance, changea de conversation.
«Eh bien, maestro! dit-il au Porpora, as-tu fait beaucoup d'élèves à
Venise, dans ces derniers temps? En as-tu produit quelques-uns qui te
donnent de l'espérance?
--Ne m'en parle pas! répondit le Porpora. Depuis toi, le ciel a été avare,
et mon école stérile. Quand Dieu eut fait l'homme, il se reposa. Depuis que
le Porpora a fait le Caffariello, il se croise les bras et s'ennuie.
--Bon maître! reprit Caffariello charmé du compliment, qu'il prit tout
à fait en bonne part, tu as trop d'indulgence pour moi. Mais tu avais
pourtant quelques élèves qui promettaient, quand je t'ai vu à la _Scuola
dei Mendicanti?_ Tu y avais déjà formé la petite Corilla qui était goûtée
du public; une belle créature, par ma foi!
--Une belle créature, rien de plus.
--Rien de plus, en vérité? demanda M. Holzbaüer, qui avait l'oreille au
guet.
--Rien de plus, vous dis-je, répliqua le Porpora d'un ton d'autorité.
--Cela est bon à savoir, dit Holzbaüer en lui parlant à l'oreille. Elle est
arrivée ici hier soir, assez malade à ce qu'on m'a dit: et pourtant, dès ce
matin, j'ai reçu des propositions de sa part pour entrer au théâtre de la
cour.
--Ce n'est pas ce qu'il vous faut, reprit le Porpora. Votre femme
chante... dix fois mieux qu'elle!» Il avait failli dire moins mal, mais
il sut se retourner à temps.
«Je vous remercie de votre avis, répondit le directeur.
--Eh quoi! pas d'autre élève que la grosse Corilla? reprit Caffariello.
Venise est à sec? J'ai envie d'y aller le printemps prochain avec la Tesi.
--Pourquoi non?
--Mais la Tesi est entichée de Dresde. Ne trouverai-je donc pas un chat
pour miauler à Venise? Je ne suis pas bien difficile, moi, et le public
ne l'est pas, quand il a un primo-uomo de ma qualité pour enlever tout
l'opéra. Une jolie voix, docile et intelligente, me suffirait pour les
duos. Ah! à propos, maître! qu'as-tu fait d'une petite moricaude que je
t'ai vue?
--J'ai enseigné beaucoup de moricaudes.
--Oh! celle-là avait une voix prodigieuse, et je me souviens que je t'ai
dit en l'écoutant: Voilà une petite laideron qui ira loin! Je me suis
même amusé à lui chanter quelque chose. Pauvre petite! elle en a pleuré
d'admiration.
--Ah! ah! dit Porpora en regardant Consuelo, qui devint rouge comme le nez
du maestro.
--Comment diable s'appelait-elle? reprit Caffariello. Un nom
bizarre... Allons, tu dois t'en souvenir, maestro; elle était laide
comme tous les diables.
--C'était moi,» répondit Consuelo, qui surmonta avec franchise et bonhomie
son embarras, pour venir saluer gaiement et respectueusement Caffariello.
Caffariello ne se déconcerta pas pour si peu.
«Vous? lui dit-il lestement en lui prenant la main. Vous mentez; car vous
êtes une fort belle fille, et celle dont je parle...
--Oh! c'était bien moi! reprit Consuelo. Regardez-moi bien! Vous devez me
reconnaître. C'est bien la même Consuelo!
--Consuelo! oui, c'était son diable de nom. Mais je ne vous reconnais pas
du tout; et j'ai bien peur qu'on ne vous ait changée. Mon enfant, si, en
acquérant de la beauté, vous avez perdu la voix et le talent que vous
annonciez, vous auriez mieux fait de rester laide.
--Je veux que tu l'entendes!» dit le Porpora qui brûlait du désir de
produire son élève devant Holzbaüer.
Et il poussa Consuelo au clavecin, un peu malgré elle; car il y avait
longtemps qu'elle n'avait affronté un auditoire savant, et elle ne s'était
nullement préparée à chanter ce soir-là.
«Vous me mystifiez, disait Caffariello. Ce n'est pas la même que j'ai vue
à Venise.
--Tu vas en juger, répondait le Porpora.
--En vérité, maître, c'est une cruauté de me faire chanter, quand j'ai
encore cinquante lieues de poussière dans le gosier, dit Consuelo
timidement.
--C'est égal, chante, répondit le maestro.
--N'ayez pas peur de moi, mon enfant, dit Caffariello; je sais l'indulgence
qu'il faut avoir, et, pour vous ôter la peur, je vais chanter avec vous,
si vous voulez.
--A cette condition-là, j'obéirai, répondit-elle, et le bonheur que j'aurai
de vous entendre m'empêchera de penser à moi-même.
--Que pouvons-nous chanter ensemble? dit Caffariello au Porpora. Choisis
un duo, toi.
--Choisis toi-même, répondit-il. Il n'y a rien qu'elle ne puisse chanter
avec toi.
--Eh bien donc, quelque chose de ta façon, je veux te faire plaisir
aujourd'hui, maestro; et d'ailleurs je sais que la signora Wilhelmine a
ici toute ta musique, reliée et dorée avec un luxe oriental.
--Oui, grommela Porpora entre ses dents, mes oeuvres sont plus richement
habillées que moi.»
Caffariello prit les cahiers, feuilleta, et choisit un duo de
l'_Eumène_, opéra que le maestro avait écrit à Rome pour Farinelli. Il
chanta le premier solo avec cette grandeur, cette perfection, cette
_maestria_, qui faisaient oublier en un instant tous ses ridicules pour
ne laisser de place qu'à l'admiration et à l'enthousiasme. Consuelo se
sentit ranimée et vivifiée de toute la puissance de cet homme
extraordinaire, et chanta, à son tour, le solo de femme, mieux peut-être
qu'elle n'avait chanté de sa vie. Caffariello n'attendit pas qu'elle eût
fini pour l'interrompre par des explosions d'applaudissements.
«Ah! _cara!_ s'écria-t-il à plusieurs reprises: c'est à présent que je te
reconnais. C'est bien l'enfant merveilleux que j'avais remarqué à Venise:
mais à présent _figlia mia_, tu es un prodige (_un portento_), c'est
Caffariello qui te le déclare.»
La Wilhelmine fut un peu surprise, un peu décontenancée, de retrouver
Consuelo plus puissante qu'à Venise. Malgré le plaisir d'avoir les débuts
d'un tel talent dans son salon à Vienne, elle ne se vit pas, sans un peu
d'effroi et de chagrin, réduite à ne plus oser chanter à ses habitués,
après une telle virtuose, Elle fit pourtant grand bruit de son admiration.
Holzbaüer, toujours souriant dans sa cravate, mais craignant de ne pas
Trouver dans sa caisse assez d'argent pour payer un si grand talent,
garda, au milieu de ses louanges, une réserve diplomatique; le Buononcini
déclara que Consuelo surpassait encore madame Hasse et madame Cuzzoni.
L'ambassadeur entra dans de tels transports, que la Wilhelmine en fut
effrayée, surtout quand elle le vit ôter de son doigt un gros saphir pour
le passer à celui de Consuelo, qui n'osait ni l'accepter ni le refuser.
Le duo fut redemandé avec fureur; mais la porte s'ouvrit, et le laquais
Annonça avec une respectueuse solennité M. le comte de Hoditz: tout le
monde se leva par ce mouvement de respect instinctif que l'on porte, non
au plus illustre, non au plus digne, mais au plus riche.
«Il faut que j'aie bien du malheur, pensa Consuelo, pour rencontrer ici
d'emblée, et sans avoir eu le temps de parlementer, deux personnes qui
m'ont vue en voyage avec Joseph, et qui ont pris sans doute une fausse
idée de mes moeurs et de mes relations avec lui. N'importe, bon et honnête
Joseph, au prix de toutes les calomnies que notre amitié pourra susciter,
je ne la désavouerai jamais dans mon coeur ni dans mes paroles.»
Le comte Hoditz, tout chamarré d'or et de broderies, s'avança vers
Wilhelmine, et, à la manière dont on baisait la main de cette femme
entretenue, Consuelo comprit la différence qu'on faisait entre une telle
maîtresse de maison et les fières patriciennes qu'elle avait vues à Venise.
On était plus galant, plus aimable et plus gai auprès de Wilhelmine;
mais on parlait plus vite, on marchait moins légèrement, on croisait
les jambes plus haut, on mettait le dos à la cheminée: enfin on était un
autre homme que dans le monde officiel. On paraissait se plaire davantage
à ce sans-gêne; mais il y avait au fond quelque chose de blessant et de
méprisant que Consuelo sentit tout de suite, quoique ce quelque chose,
masqué par l'habitude du grand monde et les égards qu'on devait à
l'ambassadeur, fût quasi imperceptible.
Le comte Hoditz était, entre tous, remarquable par cette fine nuance de
laisser-aller qui, loin de choquer Wilhelmine, lui semblait un hommage
de plus. Consuelo n'en souffrait que pour cette pauvre personne dont
la gloriole satisfaite lui paraissait misérable. Quant à elle-même,
elle n'en était pas offensée; Zingarella, elle ne prétendait à rien,
et, n'exigeant pas seulement un regard, elle ne se souciait guère d'être
saluée deux ou trois lignes plus haut ou plus bas. «Je viens ici faire mon
métier de chanteuse, se disait-elle, et, pourvu que l'on m'approuve quand
j'ai fini, je ne demande qu'à me tenir inaperçue dans un coin; mais
cette femme, qui mêle sa vanité à son amour (si tant est qu'elle mêle un
peu d'amour à toute cette vanité), combien elle rougirait si elle voyait
le dédain et l'ironie cachés sous des manières si galantes et si
complimenteuses!»
On la fit chanter encore; on la porta aux nues, et elle partagea
littéralement avec Caffariello les honneurs de la soirée. A chaque instant
elle s'attendait à se voir abordée par le comte Hoditz, et à soutenir le
feu de quelque malicieux éloge. Mais, chose étrange! le comte Hoditz ne
s'approcha pas du clavecin, vers lequel elle affectait de se tenir tournée
pour qu'il ne vît pas ses traits, et lorsqu'il se fut enquis de son nom
et de son âge, il ne parut pas avoir jamais entendu parler d'elle. Le fait
est qu'il n'avait pas reçu le billet imprudent que, dans son audace
voyageuse, Consuelo lui avait adressé par la femme du déserteur. Il avait,
en outre, la vue fort basse; et comme ce n'était pas alors la mode de
lorgner en plein salon, il distinguait très-vaguement la pâle figure de
la cantatrice. On s'étonnera peut-être que, mélomane comme il se piquait
d'être, il n'eût pas la curiosité de voir de plus près une virtuose si
remarquable. Il faut qu'on se souvienne que le seigneur morave n'aimait
que sa propre musique, sa propre méthode et ses propres chanteurs. Les
grands talents ne lui inspiraient aucun intérêt et aucune sympathie; il
aimait à rabaisser dans son estime leurs exigences et leurs prétentions:
Et, lorsqu'on lui disait que la Faustina Bordoni gagnait à Londres
cinquante mille francs par an, et Farinelli cent cinquante mille francs,
il haussait les épaules et disait qu'il avait pour cinq cents francs de
gages, à son théâtre de Roswald, en Moravie, des chanteurs formés par lui
qui valaient bien Farinelli, Faustina, et M. Caffariello par-dessus le
marché.
Les grands airs de ce dernier lui étaient particulièrement antipathiques
et insupportables, par la raison que, dans sa sphère, M. le comte Hoditz
avait les mêmes travers et les mêmes ridicules. Si les vantards déplaisent
aux gens modestes et sages, c'est aux vantards surtout qu'ils inspirent le
plus d'aversion et de dégoût. Tout vaniteux déteste son pareil, et raille
en lui le vice qu'il porte en lui-même. Pendant qu'on écoutait le chant de
Caffariello, personne ne songeait à la fortune et au dilettantisme du comte
Hoditz. Pendant que Caffariello débitait ses hâbleries, le comte Hoditz ne
pouvait trouver place pour les siennes; enfin ils se gênaient l'un l'autre.
Aucun salon n'était assez vaste, aucun auditoire assez attentif, pour
contenir et contenter deux hommes dévorés d'une telle _approbativité_
(style phrénologique de nos jours).
Une troisième raison empêcha le comte Hoditz d'aller regarder et
reconnaître son Bertoni de Passaw: c'est qu'il ne l'avait presque pas
regardé à Passaw, et qu'il eût eu bien de la peine à le reconnaître ainsi
transformé. Il avait vu une petite fille _assez bien faite_, comme on
disait alors pour exprimer une personne passable; il avait entendu une
jolie voix fraîche et facile; il avait pressenti une intelligence assez
éducable; il n'avait senti et deviné rien de plus, et il ne lui fallait
rien de plus pour son théâtre de Roswald. Riche, il était habitué à acheter
sans trop d'examen et sans débat parcimonieux tout ce qui se trouvait à sa
convenance. Il avait voulu acheter le talent et la personne de Consuelo
comme nous achetons un couteau à Châtellerault et de la verroterie à
Venise. Le marché ne s'était pas conclu, et, comme il n'avait pas eu un
instant d'amour pour elle, il n'avait pas eu un instant de regret. Le dépit
avait bien un peu troublé la sérénité de son réveil à Passaw; mais les gens
qui s'estiment beaucoup ne souffrent pas longtemps d'un échec de ce genre.
Ils l'oublient vite; le monde n'est-il pas à eux, surtout quand ils sont
riches? Une aventure manquée, cent de retrouvées! s'était dit le noble
comte. Il chuchota avec la Wilhelmine durant le dernier morceau que chanta
Consuelo, et, s'apercevant que le Porpora lui lançait des regards furieux,
il sortit bientôt sans avoir trouvé aucun plaisir parmi ces musiciens
pédants et mal appris.
LXXXV.
Le premier mouvement de Consuelo, en rentrant dans la chambre, fut
d'écrire à Albert; mais elle s'aperçut bientôt que cela n'était pas aussi
facile à faire qu'elle se l'était imaginé. Dans un premier brouillon, elle
commençait à lui raconter tous les incidents de son voyage, lorsque la
crainte lui vint de l'émouvoir trop violemment par la peinture des fatigues
et des dangers qu'elle lui mettait sous les yeux. Elle se rappelait
l'espèce de fureur délirante qui s'était emparée de lui lorsqu'elle lui
avait raconté dans le souterrain les terreurs qu'elle venait d'affronter
pour arriver jusqu'à lui. Elle déchira donc cette lettre, et, pensant
qu'à une âme aussi profonde et à une organisation aussi impressionnable
il fallait la manifestation d'une idée dominante et d'un sentiment unique,
elle résolut de lui épargner tout le détail émouvant de la réalité, pour
ne lui exprimer, en peu de mots, que l'affection promise et la fidélité
jurée. Mais ce peu de mots ne pouvait être vague; s'il n'était pas
complétement affirmatif, il ferait naître des angoisses et des craintes
affreuses. Comment pouvait-elle affirmer qu'elle avait enfin reconnu
en elle-même l'existence de cet amour absolu et de cette résolution
inébranlable dont Albert avait besoin pour exister en l'attendant? La
sincérité, l'honneur de Consuelo, ne pouvaient se plier à une demi-vérité.
En interrogeant sévèrement son coeur et sa conscience, elle y trouvait bien
la force et le calme de la victoire remportée sur Anzoleto. Elle y trouvait
bien aussi, au point de vue de l'amour et de l'enthousiasme, la plus
complète indifférence pour tout autre homme qu'Albert; mais cette sorte
d'amour, mais cet enthousiasme sérieux qu'elle avait pour lui seul, c'était
toujours le même sentiment qu'elle avait éprouvé auprès de lui. Il ne
suffisait pas que le souvenir d'Anzoleto fût vaincu, que sa présence fût
écartée, pour que le comte Albert devînt l'objet d'une passion violente
dans le coeur de cette jeune fille. Il ne dépendait pas d'elle de se
rappeler sans effroi la maladie mentale du pauvre Albert, la triste
solennité du château des Géants, les répugnances aristocratiques de la
chanoinesse, le meurtre de Zdenko, la grotte lugubre de Schreckenstein,
enfin toute cette vie sombre et bizarre qu'elle avait comme rêvée en
Bohême; car, après avoir humé le grand air du vagabondage sur les cimes
du Boehmerwald, et en se retrouvant en pleine musique auprès du Porpora,
Consuelo ne se représentait déjà plus la Bohême que comme un cauchemar.
Quoiqu'elle eût résisté aux sauvages aphorismes artistiques du Porpora,
elle se voyait retombée dans une existence si bien appropriée à son
éducation, à ses facultés, et à ses habitudes d'esprit, qu'elle ne
concevait plus la possibilité de se transformer en châtelaine de
Riesenburg. Que pouvait-elle donc annoncer à Albert? que pouvait-elle
lui promettre et lui affirmer de nouveau? N'était-elle pas dans les mêmes
irrésolutions, dans le même effroi qu'à son départ du château? Si elle
était venue se réfugier à Vienne plutôt qu'ailleurs, c'est qu'elle y était
sous la protection de la seule autorité légitime qu'elle eût à reconnaître
dans sa vie. Le Porpora était son bienfaiteur, son père, son appui et son
maître dans l'acception la plus religieuse du mot. Près de lui, elle ne
se sentait plus orpheline; et elle ne se reconnaissait plus le droit de
disposer d'elle-même suivant la seule inspiration de son coeur ou de sa
raison. Or, le Porpora blâmait, raillait, et repoussait avec énergie
l'idée d'un mariage qu'il regardait comme le meurtre d'un génie, comme
l'immolation d'une grande destinée à la fantaisie d'un dévouement
romanesque. A Riesenburg aussi, il y avait un vieillard généreux, noble
et tendre, qui s'offrait pour père à Consuelo; mais change-t-on de père
suivant les besoins de sa situation? Et quand le Porpora disait non,
Consuelo pouvait-elle accepter le oui du comte Christian? Cela ne se devait
ni ne se pouvait, et il fallait attendre ce que prononcerait le Porpora
lorsqu'il aurait mieux examiné les faits et les sentiments. Mais, en
attendant cette confirmation ou cette transformation de son jugement,
que dire au malheureux Albert pour lui faire prendre patience en lui
laissant l'espoir? Avouer la première bourrasque de mécontentement du
Porpora, c'était bouleverser toute la sécurité d'Albert; la lui cacher,
c'était le tromper, et Consuelo ne voulait pas dissimuler avec lui. La vie
de ce noble jeune homme eût-elle dépendu d'un mensonge, Consuelo n'eût pas
fait ce mensonge. Il est des êtres qu'on respecte trop pour les tromper,
même en les sauvant.
Elle recommença donc, et déchira vingt commencements de lettre, sans
pouvoir se décider à en continuer une seule. De quelque façon qu'elle s'y
prît, au troisième mot, elle tombait toujours dans une assertion téméraire
ou dans une dubitation qui pouvait avoir de funestes effets. Elle se mit
au lit, accablée de lassitude, de chagrin et d'anxiétés, et elle y souffrit
longtemps du froid et de l'insomnie, sans pouvoir s'arrêter à aucune
résolution, à aucune conception nette de son avenir et de sa destinée.
Elle finit par s'endormir, et resta assez tard au lit pour que le Porpora,
qui était fort matinal, fût déjà sorti pour ses courses. Elle trouva Haydn
occupé, comme la veille, à brosser les habits et à ranger les meubles de
son nouveau maître.
«Allons donc, belle dormeuse, s'écria-t-il en voyant enfin paraître son
amie, je me meurs d'ennui, de tristesse, et de peur surtout, quand je ne
vous vois pas, comme un ange gardien, entre ce terrible professeur et moi.
Il me semble qu'il va toujours pénétrer mes intentions, déjouer le
complot, et m'enfermer dans son vieux clavecin, pour m'y faire périr
d'une suffocation harmonique. Il me fait dresser les cheveux sur la tête,
ton Porpora; et je ne peux pas me persuader que ce ne soit pas un vieux
diable italien, le Satan de ce pays-là étant reconnu beaucoup plus méchant
et plus fin que le nôtre.
--Rassure-toi, ami, répondit Consuelo; notre maître n'est que malheureux;
il n'est pas méchant. Commençons par mettre tous nos soins à lui donner
un peu de bonheur, et nous le verrons s'adoucir et revenir à son vrai
caractère. Dans mon enfance, je l'ai vu cordial et enjoué; on le citait
pour la finesse et la gaîté de ses reparties: c'est qu'alors il avait des
succès, des amis et de l'espérance. Si tu l'avais connu à l'époque où l'on
chantait son _Polifeme_ au théâtre de San-Mose, lorsqu'il me faisait entrer
avec lui sur le théâtre, et me mettait dans la coulisse d'où je pouvais
voir le dos des comparses et la tête du géant! Comme tout cela me semblait
beau et terrible, de mon petit coin! Accroupie derrière un rocher de
carton, ou grimpée sur une échelle à quinquets, je respirais à peine; et,
malgré moi, je faisais, avec ma tête et mes petits bras, tous les gestes,
tous les mouvements que je voyais faire aux acteurs. Et quand le maître
était rappelé sur la scène et forcé, par les cris du parterre, à repasser
sept fois devant le rideau, le long de la rampe, je me figurais que c'était
un dieu: c'est qu'il était fier, il était beau d'orgueil et d'effusion de
coeur, dans ces moments-là! Hélas! il n'est pas encore bien vieux, et le
voilà si changé, si abattu! Voyons, Beppo, mettons-nous à l'oeuvre, pour
qu'en rentrant il retrouve son pauvre logis un peu plus agréable qu'il ne
l'a laissé. D'abord je vais faire l'inspection de ses nippes, afin de voir
ce qui lui manque.
--Ce qui lui manque sera un peu long à compter, et ce qu'il a, très-court
à voir, répondit Joseph; car je ne sache que ma garde-robe qui soit plus
pauvre et en plus mauvais état.
--Eh bien, je m'occuperai aussi de remonter la tienne, car je suis ton
débiteur, Joseph; tu m'as nourrie et vêtue tout le long du voyage. Songeons
d'abord au Porpora. Ouvre-moi cette armoire. Quoi! un seul habit? celui
qu'il avait hier soir chez l'ambassadeur?
--Hélas! oui! un habit marron à boutons d'acier taillés, et pas très-frais,
encore! L'autre habit, qui est mûr et délabré à faire pitié, il l'a mis
pour sortir; et quant à sa robe de chambre, je ne sais si elle a jamais
existé; mais je la cherche en vain depuis une heure.»
Consuelo et Joseph s'étant mis à fureter partout, reconnurent que la robe
de chambre du Porpora était une chimère de leur imagination, de même que
son _pardessus_ et son manchon. Compte fait des chemises, il n'y en avait
que trois en haillons; les manchettes tombaient en ruines, et ainsi du
reste.
«Joseph, dit Consuelo, voilà une belle bague qu'on m'a donnée hier soir
en paiement de mes chansons; je ne veux pas la vendre, cela attirerait
l'attention sur moi, et indisposerait peut-être contre ma cupidité les
gens qui m'en ont gratifiée. Mais je puis la mettre en gage, et me faire
prêter dessus l'argent qui nous est nécessaire. Keller est honnête et
intelligent: il saura bien évaluer ce bijou, et connaîtra certainement
quelque usurier qui, en le prenant en dépôt, m'avancera une bonne somme.
Va vite et reviens.
--Ce sera bientôt fait, répondit Joseph. Il y a une espèce de bijoutier
israélite dans la maison de Keller, et ce dernier étant pour ces sortes
d'affaires secrètes le factotum de plus d'une belle dame, il vous fera
compter de l'argent d'ici à une heure; mais je ne veux rien pour moi,
entendez-vous, Consuelo! Vous-même, dont l'équipage a fait toute la route
sur mon épaule, vous avez grand besoin de toilette, et vous serez forcée
de paraître demain, ce soir peut-être, avec une robe un peu moins fripée
que celle-ci.
--Nous réglerons nos comptes plus tard, et comme je l'entendrai, Beppo.
N'ayant pas refusé tes services, j'ai le droit d'exiger que tu ne refuses
pas les miens. Allons! cours chez Keller.»
Au bout d'une heure, en effet, Haydn revint avec Keller et mille cinq
cents florins; Consuelo lui ayant expliqué ses intentions, Keller ressortit
et ramena bientôt un tailleur de ses amis, habile et expéditif, qui,
ayant pris la mesure de l'habit du Porpora et des autres pièces de
son habillement, s'engagea à rapporter dans peu de jours deux autres
habillements complets, une bonne robe de chambre ouatée, et même du linge
et d'autres objets nécessaires à la toilette, qu'il se chargea de commander
à des ouvrières _recommandables_.
«Maintenant dit Consuelo à Keller quand le tailleur fut parti, il me faut
le plus grand secret sur tout ceci. Mon maître est aussi fier qu'il est
pauvre, et certainement il jetterait mes pauvres dons par la fenêtre s'il
soupçonnait seulement qu'ils viennent de moi.
--Comment ferez-vous donc, signora, observa Joseph, pour lui faire endosser
ses habits neufs et abandonner les vieux sans qu'il s'en aperçoive?
--Oh! je le connais, et je vous réponds qu'il ne s'en apercevra pas.
Je sais comment il faut s'y prendre!
--Et maintenant, signora, reprit Joseph, qui, hors du tête-à-tête, avait
le bon goût de parler très-cérémonieusement à son amie, pour ne pas donner
une fausse opinion de la nature de leur amitié, ne penserez-vous pas aussi
à vous-même? Vous n'avez presque rien apporté avec vous de la Bohême, et
vos habits, d'ailleurs, ne sont pas à la mode de ce pays-ci.
--J'allais oublier cette importante affaire! Il faut que le bon monsieur
Keller soit mon conseil et mon guide.
--Oui-da! reprit Keller, je m'y entends, et si je ne vous fais pas
confectionner une toilette du meilleur goût, dites que je suis un ignorant
et un présomptueux.
--Je m'en remets à vous, bon Keller; seulement je vous avertis, en général,
que j'ai l'humeur simple, et que les choses voyantes, les couleurs
tranchées, ne conviennent ni à ma pâleur habituelle ni à mes goûts
tranquilles.
--Vous me faites injure, signora, en présumant que j'aie besoin de cet
avis. Ne sais-je pas, par état, les couleurs qu'il faut assortir aux
physionomies, et ne vois-je pas dans la vôtre l'expression de votre
naturel? Soyez tranquille, vous serez contente de moi, et bientôt vous
pourrez paraître à la cour, si bon vous semble, sans cesser d'être modeste
et simple comme vous voilà. Orner la personne, et non point la changer,
tel est l'art du coiffeur et celui du costumier.
--Encore un mot à l'oreille, cher monsieur Keller, dit Consuelo en
éloignant le perruquier de Joseph. Vous allez aussi faire habiller de neuf
maître Haydn des pieds à la tête, et, avec le reste de l'argent, vous
offrirez de ma part à votre fille une belle robe de soie pour le jour de
ses noces avec lui. J'espère qu'elles ne tarderont pas; car si j'ai du
succès ici, je pourrai être utile à notre ami et l'aider à se faire
connaître. Il a du talent, beaucoup de talent, soyez-en certain.
--En a-t-il réellement, signora? Je suis heureux de ce que vous me dites;
je m'en étais toujours douté. Que dis-je? j'en étais certain dès le premier
jour où je l'ai remarqué, tout petit enfant de choeur, à la maîtrise.
--C'est un noble garçon, reprit Consuelo, et vous serez récompensé par sa
reconnaissance et sa loyauté de ce que vous avez fait pour lui; car vous
aussi, Keller, je le sais, vous êtes un digne homme et un noble
coeur... Maintenant, dites-nous, ajouta-t-elle en se rapprochant de
Joseph avec Keller, si vous avez fait déjà ce dont nous étions convenus à
l'égard des protecteurs de Joseph. L'idée était venue de vous: l'avez-vous
mise à exécution?
--Si je l'ai fait, signora! répondit Keller. Dire et faire sont tout un
pour votre serviteur. En allant accommoder mes pratiques ce matin, j'ai
averti d'abord monseigneur l'ambassadeur de Venise (je n'ai pas l'honneur
de le coiffer en personne, mais je frise monsieur son secrétaire),
ensuite M. l'abbé de Métastase, dont je fais la barbe tous les matins,
et mademoiselle Marianne Martinez, sa pupille, dont la tête est également
dans mes mains. Elle demeure, ainsi que lui, dans ma maison... c'est-à-dire
que je demeure dans leur maison: n'importe! Enfin j'ai pénétré chez deux
ou trois autres personnes qui connaissent également la figure de Joseph,
et qu'il est exposé à rencontrer chez maître Porpora. Celles dont je
n'avais pas la pratique, je les abordais sous un prétexte quelconque:
«J'ai ouï dire que madame la baronne faisait chercher chez mes confrères
de la véritable graisse d'ours pour les cheveux, et je m'empresse de lui en
apporter que je garantis. Je l'offre gratis comme échantillon aux personnes
du grand monde, et ne leur demande que leur clientèle pour cette fourniture
si elles en sont satisfaites.» Ou bien: «Voici un livre d'église qui a été
trouvé à Saint-Etienne, dimanche dernier; et comme je coiffe la cathédrale
(c'est-à-dire la maîtrise de la cathédrale), j'ai été chargé de demander
à Votre Excellence si ce livre ne lui appartient pas.» C'était un vieux
bouquin de cuir doré et armorié, que j'avais pris dans le banc de quelque
chanoine pour le présenter, sachant bien que personne ne le réclamerait.
Enfin, quand j'avais réussi à me faire écouter un instant sous un prétexte
ou sous un autre, je me mettais à babiller avec l'aisance et l'esprit que
l'on tolère chez les gens de ma profession. Je disais, par exemple:
«J'ai beaucoup entendu parler de Votre Seigneurie à un habile musicien
de mes amis, Joseph Haydn; c'est ce qui m'a donné l'assurance de me
présenter dans la respectable maison de Votre Seigneurie.--Comment, me
disait-on, le petit Joseph? Un charmant talent, un jeune homme qui promet
beaucoup.--Ah! vraiment, répondais-je alors tout content de venir au fait,
Votre Seigneurie doit s'amuser de ce qui lui arrive de singulier et
d'avantageux dans ce moment-ci.--Que lui arrive-t-il donc? Je l'ignore
absolument.--Eh! il n'y a rien de plus comique et de plus intéressant
à la fois.--Il s'est fait valet de chambre.--Comment, lui, valet? Fi,
quelle dégradation! quel malheur pour un pareil talent! Il est donc
bien misérable? Je veux le secourir.--Il ne s'agit pas de cela, Seigneurie,
répondais-je; c'est l'amour de l'art qui lui a fait prendre cette
singulière résolution. Il voulait à toute force avoir des leçons de
l'illustre maître Porpora...--Ah! oui, je sais cela, et le Porpora refusait
de l'entendre et de l'admettre. C'est un homme de génie bien quinteux
et bien morose.--C'est un grand homme, un grand coeur, répondais-je
conformément aux intentions de la signora Consuelo, qui ne veut pas que
son maître soit raillé et blâmé dans tout ceci. Soyez sûr, ajoutais-je,
qu'il reconnaîtra bientôt la grande capacité du petit Haydn, et qu'il
lui donnera tous ses soins: mais, pour ne pas irriter sa mélancolie, et
pour s'introduire auprès de lui sans l'effaroucher, Joseph n'a rien trouvé
de plus ingénieux que d'entrer à son service comme valet, et de feindre la
plus complète ignorance en musique.--L'idée est touchante, charmante, me
répondait-on tout attendri; c'est l'héroïsme d'un véritable artiste; mais
il faut qu'il se dépêche d'obtenir les bonnes grâces du Porpora avant qu'il
soit reconnu et signalé à ce dernier comme un artiste déjà remarquable; car
le jeune Haydn est déjà aimé et protégé de quelques personnes, lesquelles
fréquentent précisément ce Porpora.--Ces personnes, disais-je alors d'un
air insinuant, sont trop généreuses, trop grandes, pour ne pas garder
à Joseph son petit secret tant qu'il sera nécessaire, et pour ne pas
feindre un peu avec le Porpora afin de lui conserver sa confiance.--Oh!
s'écriait-on alors, ce ne sera certainement pas moi qui trahirai le bon,
l'habile musicien Joseph! vous pouvez lui en donner ma parole, et défense
sera faite à mes gens de laisser échapper un mot imprudent aux oreilles du
maestro.» Alors on me renvoyait avec un petit présent ou une commande de
graisse d'ours, et, quant à monsieur le secrétaire d'ambassade, il s'est
vivement intéressé à l'aventure et m'a promis d'en régaler monseigneur
Corner à son déjeuner, afin que lui, qui aime Joseph particulièrement,
se tienne tout le premier sur ses gardes vis-à-vis du Porpora. Voilà ma
mission diplomatique remplie. Êtes-vous contente, signora?
--Si j'étais reine, je vous nommerais ambassadeur sur-le-champ, répondit
Consuelo. Mais j'aperçois dans la rue le maître qui revient. Sauvez-vous,
cher Keller, qu'il ne vous voie pas!
--Et pourquoi me sauverais-je, Signora! Je vais me mettre à vous coiffer,
et vous serez censée avoir envoyé chercher le premier perruquier venu par
votre valet Joseph.
--Il a plus d'esprit cent fois que nous, dit Consuelo à Joseph;» et elle
abandonna sa noire chevelure aux mains légères de Keller, tandis que Joseph
reprenait son plumeau et son tablier, et que le Porpora montait pesamment
l'escalier en fredonnant une phrase de son futur opéra.
LXXXVI.
Comme il était naturellement fort distrait, le Porpora, en embrassant au
front sa fille adoptive, ne remarqua pas seulement Keller qui la tenait
par les cheveux, et se mit à chercher dans sa musique le fragment écrit
de la phrase qui lui trottait par la cervelle. Ce fut en voyant ses
papiers, ordinairement épars sur le clavecin dans un désordre incomparable,
rangés en piles symétriques, qu'il sortit de sa préoccupation en s'écriant:
«Malheureux drôle! il s'est permis de toucher à mes manuscrits. Voilà bien
les valets! Ils croient ranger quand ils entassent! J'avais bien besoin,
ma foi, de prendre un valet! Voilà le commencement de mon supplice.
--Pardonnez-lui, maître, répondit Consuelo; votre musique était dans
le chaos...
--Je me reconnaissais dans ce chaos! je pouvais me lever la nuit et prendre
à tâtons dans l'obscurité n'importe quel passage de mon opéra; à présent
je ne sais plus rien, je suis perdu; j'en ai pour un mois avant de me
reconnaître.
--Non, maître, vous allez vous y retrouver tout de suite. C'est moi qui ai
fait la faute d'ailleurs, et quoique les pages ne fussent pas numérotées,
je crois avoir mis chaque feuillet à sa place. Regardez! je suis sûre que
vous lirez plus aisément dans le cahier que j'en ai fait que dans toutes
ces feuilles volantes qu'un coup de vent pouvait emporter par la fenêtre.
--Un coup de vent! prends-tu ma chambre pour les lagunes Fusine?
--Sinon un coup de vent, du moins un coup de plumeau, un coup de balai.
--Eh! qu'y avait-il besoin de balayer et d'épousseter ma chambre? Il y a
quinze jours que je l'habite, et je n'ai permis à personne d'y entrer.
--Je m'en suis bien aperçu, pensa Joseph.
--Eh bien, maître, il faut que vous me permettiez de changer cette
habitude. Il est malsain de dormir dans une chambre qui n'est pas aérée
et nettoyée tous les jours. Je me chargerai de rétablir méthodiquement
chaque jour le désordre que vous aimez, après que Beppo aura balayé et
rangé.
--Beppo! Beppo! qu'est-ce que cela? Je ne connais pas Beppo.
--Beppo, c'est lui, dit Consuelo en montrant Joseph. Il avait un nom si dur
à prononcer, que vous en auriez eu les oreilles déchirées à chaque instant.
Je lui ai donné le premier nom vénitien qui m'est venu. Beppo est bien;
c'est court; cela peut se chanter.
--Comme tu voudras! répondit le Porpora qui commençait à se radoucir en
feuilletant son opéra, et en le retrouvant parfaitement réuni et cousu en
un seul livre.
--Convenez, maître, dit Consuelo en le voyant sourire, que c'est plus
commode ainsi.
--Ah! tu veux toujours avoir raison, toi, reprit le maestro; tu seras
opiniâtre toute ta vie.
--Maître, avez-vous déjeuné? reprit Consuelo que Keller venait de rendre
à la liberté.
--As-tu déjeuné toi-même, répondit Porpora avec un mélange d'impatience et
de sollicitude.
--J'ai déjeuné. Et vous, maître?
--Et ce garçon, ce... Beppo, a-t-il mangé quelque chose?
--Il a déjeuné. Et vous, maître?
--Vous avez donc trouvé quelque chose ici? Je ne me souviens pas si j'avais
quelques provisions.
--Nous avons très-bien déjeuné. Et vous, maître?
--Et vous, maître! et vous, maître! Va au diable avec les questions.
Qu'est-ce cela te fait?
--Maître, tu n'as pas déjeuné! reprit Consuelo, qui se permettait
quelquefois de tutoyer le Porpora avec la familiarité vénitienne.
--Ah! je vois bien que le diable est entré dans ma maison. Elle ne me
laissera pas tranquille! Allons, viens ici, et chante-moi cette phrase.
Attention, je te prie.»
Consuelo s'approcha du clavecin et chanta la phrase, tandis que Keller,
qui était un dilettante renforcé, restait à l'autre bout de la chambre,
le peigne à la main et la bouche entr'ouverte. Le maestro, qui n'était
pas content de sa phrase, se la fit répéter trente fois de suite, tantôt
faisant appuyer sur certaines notes, tantôt sur certaines autres, cherchant
la nuance qu'il rêvait avec une obstination que pouvaient seules égaler la
patience et la soumission de Consuelo. Pendant ce temps, Joseph, sur un
signe de cette dernière, avait été chercher le chocolat qu'elle avait
préparé elle-même pendant les courses de Keller. Il l'apporta, et, devinant
les intentions de son amie, il le posa doucement sur le pupitre sans
éveiller l'attention du maître, qui, au bout d'un instant, le prit
machinalement, le versa dans la tasse, et l'avala avec grand appétit.
Une seconde tasse fut apportée et avalée de même avec renfort de pain et
de beurre, et Consuelo, qui était un peu taquine, lui dit en le voyant
manger avec plaisir: «Je le savais bien, maître, que tu n'avais pas
déjeuné.
--C'est vrai! répondit-il sans humeur; je crois que je l'avais oublié;
cela m'arrive souvent quand je compose, et je ne m'en aperçois que dans
la journée, quand j'éprouve des tiraillements d'estomac et des spasmes.
--Et alors, tu bois de l'eau-de-vie, maître?
--Qui t'a dit cela, petite sotte?
--J'ai trouvé la bouteille.
--Eh bien, que t'importe? Ne vas-tu pas m'interdire l'eau-de-vie?
--Oui, je te l'interdirai! Tu étais sobre à Venise, et tu te portais bien.
--Cela, c'est la vérité, dit le Porpora avec tristesse. Il me semblait que
tout allait au plus mal, et qu'ici tout irait mieux. Cependant tout va de
mal en pis pour moi. La fortune, la santé, les idées... tout!» Et il pencha
sa tête dans ses mains.
«Veux-tu que je te dise pourquoi tu as de la peine à travailler ici? reprit
Consuelo qui voulait le distraire, par des choses de détail, de l'idée de
découragement qui le dominait. C'est que tu n'as pas ton bon café à la
vénitienne, qui donne tant de force et de gaieté. Tu veux t'exciter à la
manière des Allemands, avec de la bière et des liqueurs; cela ne te va pas.
--Ah! c'est encore la vérité; mon bon café de Venise! c'était une source
intarissable de bons mots et de grandes idées. C'était le génie, c'était
l'esprit, qui coulaient dans mes veines avec une douce chaleur. Tout ce
qu'on boit ici rend triste ou fou.
--Eh bien, maître, prends ton café!
--Ici? du café? je n'en veux pas. Cela fait trop d'embarras. Il faut du
feu, une servante, une vaisselle qu'on lave, qu'on remue, qu'on casse avec
un bruit discordant au milieu d'une combinaison harmonique! Non, pas de
tout cela! Ma bouteille, par terre, entre mes jambes; c'est plus commode,
c'est plus tôt fait.
--Cela se casse aussi. Je l'ai cassée ce matin, en voulant la mettre dans
l'armoire.
--Tu m'as cassé ma bouteille! je ne sais à quoi tient, petite laide, que
je ne te casse ma canne sur les épaules.
--Bah! il y a quinze ans que vous me dites cela, et vous ne m'avez pas
encore donné une chiquenaude! Je n'ai pas peur du tout.
--Babillarde! chanteras-tu? me tireras-tu de cette phrase maudite? Je
parie que tu ne la sais pas encore, tant tu es distraite ce matin.
--Vous allez voir si je ne la sais pas par coeur,» dit Consuelo en fermant
le cahier brusquement.
Et elle la chanta comme elle la concevait, c'est-à-dire autrement que
Le Porpora. Connaissant son humeur, bien qu'elle eût compris, dès le
premier essai, qu'il s'était embrouillé dans son idée, et qu'à force de
la travailler il en avait dénaturé le sentiment, elle n'avait pas voulu
se permettre de lui donner un conseil. Il l'eût rejeté par esprit de
contradiction: mais en lui chantant cette phrase à sa propre manière,
tout en feignant de faire une erreur de mémoire, elle était bien sûre
qu'il en serait frappé. A peine l'eut-il entendue, qu'il bondit sur sa
chaise en frappant dans ses deux mains et en s'écriant:
«La voilà! la voilà! voilà ce que je voulais, et ce que je ne pouvais pas
trouver! Comment diable cela t'est-il venu?
--Est-ce que ce n'est pas ce que vous avez écrit? ou bien est-ce que le
hasard?... Si fait, c'est votre phrase.
--Non, c'est la tienne, fourbe! s'écria le Porpora qui était la candeur
même, et qui, malgré son amour maladif et immodéré de la gloire, n'eût
jamais rien fardé par vanité; c'est toi qui l'as trouvée! Répète-la-moi.
Elle est bonne, et j'en fais mon profit.»
Consuelo recommença plusieurs fois, et le Porpora écrivit sous sa dictée;
puis il pressa son élève sur son coeur en disant:
«Tu es le diable! J'ai toujours pensé que tu étais le diable!
--Un bon diable, croyez-moi, maître, répondit Consuelo en souriant.»
Le Porpora, transporté de joie d'avoir sa phrase, après une matinée
entière d'agitations stériles et de tortures musicales, chercha par terre
machinalement le goulot de sa bouteille, et, ne le trouvant pas, il se
remit à tâtonner sur le pupitre, et avala au hasard ce qui s'y trouvait.
C'était du café exquis, que Consuelo lui avait savamment et patiemment
préparé en même temps que le chocolat, et que Joseph venait d'apporter
tout brûlant, à un nouveau signe de son amie.
«O nectar des dieux! ô ami des musiciens! s'écria le Porpora en le
savourant: quel est l'ange, quelle est la fée qui t'a apporté de Venise
sous son aile?
--C'est le diable, répondit Consuelo.
--Tu es un ange et une fée, ma pauvre enfant, dit le Porpora avec douceur
en retombant sur son pupitre. Je vois bien que tu m'aimes, que tu me
soignes, que tu veux me rendre heureux! Jusqu'à ce pauvre garçon, qui
s'intéresse à mon sort! ajouta-t-il en apercevant Joseph qui, debout au
seuil de l'antichambre, le regardait avec des yeux humides et brillants!
Ah! mes pauvres enfants, vous voulez adoucir une vie bien déplorable!
Imprudents! vous ne savez pas ce que vous faites. Je suis voué à la
désolation, et quelques jours de sympathie et de bien-être me feront
sentir plus vivement l'horreur de ma destinée, quand ces beaux jours
seront envolés!
--Je ne te quitterai jamais, je serai toujours ta fille et ta servante,»
dit Consuelo en lui jetant ses bras autour du cou.
Le Porpora enfonça sa tête chauve dans son cahier et fondit en larmes.
Consuelo et Joseph pleuraient aussi, et Keller, que la passion de la
musique avait retenu jusque-là, et qui, pour motiver sa présence,
s'occupait à arranger la perruque du maître dans l'antichambre, voyant,
par la porte entr'ouverte, le tableau respectable et déchirant de sa
douleur, la piété filiale de Consuelo, et l'enthousiasme qui commençait
à faire battre le coeur de Joseph pour l'illustre vieillard, laissa tomber
son peigne, et prenant la perruque du Porpora pour un mouchoir, il la porta
à ses yeux, plongé qu'il était dans une sainte distraction.
Pendant quelques jours Consuelo fut retenue à la maison par un rhume. Elle
avait bravé, pendant ce long et aventureux voyage, toutes les intempéries
de l'air, tous les caprices de l'automne, tantôt brûlant, tantôt pluvieux
et froid, suivant les régions diverses qu'elle avait traversées. Vêtue à
la légère, coiffée d'un chapeau de paille, n'ayant ni manteau ni habits de
rechange lorsqu'elle était mouillée, elle n'avait pourtant pas eu le plus
léger enrouement. A peine fut-elle claquemurée dans ce logement sombre,
humide et mal aéré du Porpora, qu'elle sentit le froid et le malaise
paralyser son énergie et sa voix. Le Porpora eut beaucoup d'humeur de
ce contretemps. Il savait que pour obtenir à son élève un engagement au
théâtre Italien, il fallait se hâter; car madame Tesi, qui avait désiré
se rendre à Dresde, paraissait hésiter, séduite par les instances de
Caffariello et les brillantes propositions de Holzbaüer, jaloux d'attacher
au théâtre impérial une cantatrice aussi célèbre. D'un autre côté, la
Corilla, encore retenue au lit par les suites de son accouchement, faisait
intriguer auprès des directeurs ceux de ses amis qu'elle avait retrouvés à
Vienne, et se faisait fort de débuter dans huit jours si on avait besoin
d'elle. Le Porpora désirait ardemment que Consuelo fût engagée, et pour
elle-même, et pour le succès de l'opéra qu'il espérait faire accepter avec
elle.
Consuelo, pour sa part, ne savait à quoi se résoudre. Prendre un
engagement, c'était reculer le moment possible de sa réunion avec Albert;
c'était porter l'épouvante et la consternation chez les Rudolstadt, qui ne
s'attendaient certes pas à ce qu'elle reparût sur la scène; c'était, dans
leur opinion, renoncer à l'honneur de leur appartenir, et signifier au
jeune comte qu'elle lui préférait la gloire et la liberté. D'un autre
côté, refuser cet engagement, c'était détruire les dernières espérances
du Porpora; c'était lui montrer, à son tour, cette ingratitude qui avait
fait le désespoir et le malheur de sa vie; c'était enfin lui porter un coup
de poignard. Consuelo, effrayée de se trouver dans cette alternative, et
voyant qu'elle allait frapper un coup mortel, quelque parti qu'elle pût
prendre, tomba dans un morne chagrin. Sa robuste constitution la préserva
d'une indisposition sérieuse; mais durant ces quelques jours d'angoisse
et d'effroi, en proie à des frissons fébriles, à une pénible langueur,
accroupie auprès d'un maigre feu, ou se traînant d'une chambre à l'autre
pour vaquer aux soins du ménage, elle désira et espéra tristement qu'une
maladie grave vînt la soustraire aux devoirs et aux anxiétés de sa
situation.
L'humeur du Porpora, qui s'était épanouie un instant, redevint sombre,
querelleuse et injuste dès qu'il vit Consuelo, la source de son espoir
et le siège de sa force, tomber tout à coup dans l'abattement et
l'irrésolution. Au lieu de la soutenir et de la ranimer par l'enthousiasme
et la tendresse, il lui témoigna une impatience maladive qui acheva de
la consterner. Tour à tour faible et violent, le tendre et irascible
vieillard, dévoré du spleen qui devait bientôt consumer Jean-Jacques
Rousseau, voyait partout des ennemis, des persécuteurs et des ingrats,
sans s'apercevoir que ses soupçons, ses emportements et ses injustices
provoquaient et motivaient un peu chez les autres les mauvaises intentions
et les mauvais procédés qu'il leur attribuait. Le premier mouvement de ceux
qu'il blessait ainsi était de le considérer comme fou; le second, de le
croire méchant; le troisième, de se détacher, de se préserver, ou de se
venger de lui. Entre une lâche complaisance et une sauvage misanthropie,
il y a un milieu que le Porpora ne concevait pas, et auquel il n'arriva
jamais.
Consuelo, après avoir tenté d'inutiles efforts, voyant qu'il était moins
disposé que jamais à lui permettre l'amour et le mariage, se résigna à
ne plus provoquer des explications qui aigrissaient de plus en plus les
préventions de son infortuné maître. Elle ne prononça plus le nom d'Albert,
et se tint prête à signer l'engagement qui lui serait imposé par le
Porpora. Lorsqu'elle se retrouvait seule avec Joseph, elle éprouvait
quelque soulagement à lui ouvrir son coeur.
«Quelle destinée bizarre est la mienne! lui disait-elle souvent. Le ciel
m'a donné des facultés et une âme pour l'art, des besoins de liberté,
l'amour d'une fière et chaste indépendance; mais en même temps, au lieu
de me donner ce froid et féroce égoïsme qui assure aux artistes la force
nécessaire pour se frayer une route à travers les difficultés et les
séductions de la vie, cette volonté céleste m'a mis dans la poitrine un
coeur tendre et sensible qui ne bat que pour les autres, qui ne vit que
d'affection et de dévouement. Ainsi partagée entre deux forces contraires,
ma vie s'use, et mon but est toujours manqué. Si je suis née pour pratiquer
le dévouement, Dieu veuille donc ôter de ma tête l'amour de l'art, la
poésie, et l'instinct de la liberté, qui font de mes dévouements un
supplice et une agonie; si je suis née pour l'art et pour la liberté,
qu'il ôte donc de mon coeur la pitié, l'amitié, la sollicitude et la
crainte de faire souffrir, qui empoisonneront toujours mes triomphes et
entraveront ma carrière!
--Si j'avais un conseil à te donner, pauvre Consuelo, répondait Haydn,
ce serait d'écouter la voix de ton génie et d'étouffer le cri de ton coeur.
Mais je te connais bien maintenant, et je sais que tu ne le pourras pas.
--Non, je ne le peux pas, Joseph, et il me semble que je ne le pourrai
jamais. Mais, vois mon infortune, vois la complication de mon sort étrange
et malheureux! Même dans la voie du dévouement je suis si bien entravée et
tiraillée en sens contraires, que je ne puis aller où mon coeur me pousse,
sans briser ce coeur qui voudrait faire le bien de la main gauche, comme de
la main droite. Si je me consacre à celui-ci, j'abandonne et laisse périr
celui-là. J'ai par le monde un époux adoptif dont je ne puis être la femme
sans tuer mon père adoptif; et réciproquement, si je remplis mes devoirs de
fille, je tue mon époux. Il a été écrit que la femme quitterait son père et
sa mère pour suivre son époux; mais je ne suis, en réalité, ni épouse ni
fille. La loi n'a rien prononcé pour moi, la société ne s'est pas occupée
de mon sort. Il faut que mon coeur choisisse. La passion d'un homme ne le
gouverne pas, et, dans l'alternative où je suis, la passion du devoir et
du dévouement ne peut pas éclairer mon choix. Albert et le Porpora sont
également malheureux, également menacés de perdre la raison ou la vie.
Je suis aussi nécessaire à l'un qu'à l'autre... Il faut que je sacrifie
l'un des deux.
--Et pourquoi? Si vous épousiez le comte, le Porpora n'irait-il pas vivre
près de vous deux? Vous l'arracheriez ainsi à la misère, vous le ranimeriez
par vos soins, vous accompliriez vos deux dévouements à la fois.
--S'il pouvait en être ainsi, je te jure, Joseph, que je renoncerais à
l'art et à la liberté, mais tu ne connais pas le Porpora; c'est de gloire
et non de bien-être et de sécurité qu'il est avide. Il est dans la misère,
et il ne s'en aperçoit pas; il en souffre sans savoir d'où lui vient son
mal. D'ailleurs, rêvant toujours des triomphes et l'admiration des hommes,
il ne saurait descendre à accepter leur pitié. Sois sûr que sa détresse
est, en grande partie, l'ouvrage de son incurie et de son orgueil. S'il
disait un mot, il a encore quelques amis, on viendrait à son secours; mais,
outre qu'il n'a jamais regardé si sa poche était vide ou pleine (tu as bien
vu qu'il n'en sait pas davantage à l'égard dé son estomac), il aimerait