pour recueillir et consommer les fruits d'un bénéfice. En conséquence

de cette décision le jeune tonsuré avait été investi du canonicat, bien

qu'il fût bâtard d'un roi; toujours en vertu des canons de l'Église,

qui acceptaient par présomption la légitimité d'un enfant présenté aux

bénéfices et patronné par des souverains, bien que d'autre part les mêmes

arrêts canoniques exigeassent que tout prétendant aux biens ecclésiastiques

fût issu de bon et légitime mariage, à défaut de quoi on pouvait le

déclarer _incapable_, voire _indigne_ et _infâme_ au besoin. Mais il est

avec le ciel tant d'accommodements, que, dans de certaines circonstances,

le droit canonique établissait qu'un enfant trouvé peut être regardé comme

légitime, par la raison, d'ailleurs fort chrétienne, que dans les cas de

parenté mystérieuse on doit supposer le bien plutôt que le mal. Le petit

chanoine était donc entré en possession d'une superbe prébende, à titre de

chanoine majeur; et arrivé vers sa cinquantième année, à une quarantaine

d'années de services prétendus effectifs dans le chapitre, il était

désormais reconnu chanoine jubilaire, c'est-à-dire chanoine en retraite,

libre de résider où bon lui semblait, et de ne plus remplir aucune fonction

capitulaire, tout en jouissant pleinement des avantages, revenus et

priviléges de son canonicat. Il est vrai que le digne chanoine avait rendu

de bien grands services au chapitre dès ses jeunes années. Il s'était fait

déclarer _absent_, ce qui, aux termes du droit canonique, signifie une

permission de résider loin du chapitre, en vertu de divers prétextes

plus ou moins spécieux, sans perdre les fruits du bénéfice attaché à

l'exercice effectif. Le cas de peste dans une résidence est un cas

d'_absence_ admissible. Il y a aussi des raisons de santé délicate ou

délabrée qui motivent l'_absence_. Mais le plus honorable et le plus assuré

des droits d'absence était celui qui avait pour motif le cas d'études.

On entreprenait et on annonçait un gros ouvrage sur les cas de conscience,

sur les Pères de l'Église, sur les sacrements, ou, mieux encore, sur la

constitution du chapitre auquel on appartenait, sur les principes de sa

fondation, sur les avantages honorifiques et manuels qui s'y rattachaient,

sur les prétentions qu'on pouvait faire valoir à l'encontre d'autres

chapitres, sur un procès qu'on avait ou qu'on voulait avoir contre une

communauté rivale à propos d'une terre, d'un droit de patronage, ou d'une

maison bénéficiale; et ces sortes de subtilités chicanière et financières,

étant beaucoup plus intéressantes pour les corps ecclésiastiques que les

commentaires sur la doctrine et les éclaircissements sur le dogme, pour peu

qu'un membre distingué du chapitre proposât de faire des recherches, de

compulser des parchemins, de griffonner des mémoires de procédure, des

réclamations, voire des libelles contre de riches adversaires, on lui

accordait le lucratif et agréable droit de rentrer dans la vie privée et de

manger son revenu soit en voyages, soit dans sa maison bénéficiale, au coin

de son feu. Ainsi faisait notre chanoine.


Homme d'esprit, beau diseur, écrivain élégant, il avait promis, il se

promettait, et il devait promettre toute sa vie de faire un livre sur les

droits, immunités et privilèges de son chapitre. Entouré d'_in-quarto_

poudreux qu'il n'avait jamais ouverts, il n'avait pas fait le sien, il ne

le faisait pas, il ne devait jamais le faire. Les deux secrétaires qu'il

avait engagés aux frais du chapitre, étaient occupés à parfumer sa

personne et à préparer son repas. On parlait beaucoup du fameux livre;

on l'attendait, on bâtissait sur la puissance de ses arguments mille rêves

de gloire, de vengeance et d'argent. Ce livre, qui n'existait pas, avait

déjà fait à son auteur une réputation de persévérance, d'érudition et

d'éloquence, dont il n'était pas pressé de fournir la preuve; non qu'il

fût incapable de justifier l'opinion favorable de ses confrères, mais

parce que la vie est courte, les repas longs; la toilette indispensable,

et le _far niente_ délicieux. Et puis notre chanoine avait deux passions

innocentes mais insatiables: il aimait l'horticulture et la musique.

Avec tant d'affaires et d'occupations, où eût-il trouvé le temps de faire

son livre? Enfin, il est si doux de parler d'un livre qu'on ne fait pas,

et si désagréable au contraire d'entendre parler de celui qu'on a fait!


Le bénéfice de ce saint personnage consistait en une terre d'un bon

rapport, annexée au prieuré sécularisé où il vivait huit à neuf mois

de l'année, adonné à la culture de ses fleurs et à celle de son estomac.

L'habitation était spacieuse et romantique. Il l'avait rendue confortable

et même luxueuse. Abandonnant à une lente destruction le corps de logis

qu'avaient habité les anciens moines, il entretenait avec soin et ornait

avec goût la partie la plus favorable à ses habitudes de bien-être.

De nouvelles distributions avaient fait de l'antique monastère un vrai

petit château où il menait une vie de gentilhomme. C'était un excellent

naturel d'homme d'église: tolérant, bel esprit au besoin, orthodoxe et

disert avec ceux de son état, enjoué, anecdotique et facile avec ceux du

monde, affable, cordial et généreux avec les artistes. Ses domestiques,

participant à la bonne vie qu'il savait se faire, l'aidaient de tout leur

pouvoir. Sa gouvernante était un peu tracassière, mais elle lui faisait de

si bonnes confitures, et s'entendait si bien à conserver ses fruits, qu'il

supportait sa méchante humeur, et soutenait l'orage avec calme, se disant

qu'un homme doit savoir supporter les défauts d'autrui, mais qu'il ne peut

se passer de beau dessert et de bon café.


Nos jeunes artistes furent accueillis par lui avec la plus gracieuse

bonhomie.


«Vous êtes des enfants pleins d'esprit et d'invention, leur dit-il, et je

vous aime de tout mon coeur. De plus, vous avez infiniment de talent; et

il y a un de vous deux, je ne sais plus lequel, qui possède la voix la plus

douce, la plus sympathique, la plus émouvante que j'aie entendue de ma vie.

Cette voix-là est un prodige, un trésor; et j'étais tout triste, ce soir,

de vous avoir vus partir si brusquement de chez le curé, en songeant que

je ne vous retrouverais peut-être jamais, que je ne vous entendrais plus.

Vrai! je ne n'avais pas d'appétit, j'étais sombre, préoccupé... Cette belle

voix et cette belle musique ne me sortaient pas de l'âme et de l'oreille.

Mais la Providence, qui me veut bien du bien, vous ramène vers moi, et

peut-être aussi votre bon coeur, mes enfants; car vous aurez deviné que

j'avais su vous comprendre et vous apprécier...


--Nous sommes forcés d'avouer, monsieur le chanoine, répondit Joseph, que

le hasard seul nous a conduits ici, et que nous étions loin de compter sur

cette bonne fortune.


--La bonne fortune est pour moi, reprit l'aimable chanoine; et vous allez

me chanter... Mais non, ce serait trop d'égoïsme de ma part; vous êtes

fatigués, à jeun peut-être... Vous allez souper d'abord, puis passer une

bonne nuit dans ma maison, et demain nous ferons de la musique; oh! de

la musique toute la journée! André, vous allez mener ces jeunes gens à

l'office, et vous en aurez le plus grand soin... Mais non, qu'ils restent;

mettez-leur deux couverts au bout de ma table, et qu'ils soupent avec moi.»


André obéit avec empressement, et même avec une sorte de satisfaction

bienveillante. Mais dame Brigide montra des dispositions tout opposées;

elle hocha la tête, haussa les épaules, et grommela entre ses dents:


«Voilà des gens bien propres pour manger sur votre nappe, et une singulière

société pour un homme de votre rang!»


«Taisez-vous, Brigide, répondit le chanoine avec calme. Vous n'êtes jamais

contente de rien ni de personne; et dès que voyez les autres prendre un

petit plaisir, vous entrez en fureur.


--Vous ne savez quoi imaginer pour passer le temps, reprit-elle sans tenir

compte des reproches qui lui étaient adressés. Avec des flatteries, des

sornettes, des flonflons, on vous mènerait comme un petit enfant!


--Taisez-vous donc, dit le chanoine en élevant un peu le ton, mais sans

perdre son sourire enjoué; vous avez la voix aigre comme une crécelle, et

si vous continuez à gronder, vous allez perdre la tête et manquer mon café.


--Beau plaisir! et grand honneur, en vérité, dit la vieille, que de

préparer le café à de pareils hôtes!


--Oh! il vous faut de hauts personnages à vous! Vous aimez la grandeur;

vous voudriez ne traiter que des évêques, des princes et des chanoinesses

à seize quartiers! Tout cela ne vaut pas pour moi un couplet de chanson

bien dit.»


Consuelo écoutait avec étonnement ce personnage d'une apparence si noble

se disputer avec sa bonne avec une sorte de plaisir enfantin; et, pendant

tout le souper, elle s'émerveilla de la puérilité de ses préoccupations.

A propos de tout, il disait une foule de riens pour passer le temps et pour

se tenir en belle humeur. Il interpellait ses domestiques à chaque instant,

tantôt discutant sérieusement la sauce d'un poisson, tantôt s'inquiétant de

la confection d'un meuble, donnant des ordres contradictoires, interrogeant

son monde sur les détails les plus oiseux de son ménage, réfléchissant

sur ces misères avec une solennité digne de sujets sérieux, écoutant l'un,

reprenant l'autre, tenant tête à dame Brigide qui le contredisait sur

toutes choses, et ne manquant jamais de mettre quelque mot plaisant dans

ses questions et dans ses réponses. On eût dit que, réduit par l'isolement

et la nonchalance de sa vie à la société de ses domestiques, il cherchait

à tenir son esprit en haleine, et à faciliter l'oeuvre de sa digestion par

un exercice hygiénique de la pensée point trop grave et point trop léger.


Le souper fut exquis et d'une abondance inouïe. A l'entremets, le cuisinier

fut appelé devant M. le chanoine, et affectueusement loué par lui pour la

confection de certains plats, doucement réprimandé et doctement enseigné à

propos de certains autres qui n'avaient pas atteint le dernier degré de

perfection. Les deux voyageurs tombaient des nues, et se regardaient

l'un l'autre, croyant faire un rêve facétieux, tant ces raffinements

leur semblaient incompréhensibles.


«Allons! allons! ce n'est pas mal, dit le bon chanoine en congédiant

l'artiste culinaire; je ferai quelque chose de toi, si tu as de la bonne

volonté, et si tu continues à aimer ton devoir.»


Ne semblerait-il pas, pensa Consuelo, qu'il s'agit d'un enseignement

paternel, ou d'une exhortation religieuse?


Au dessert, après que le chanoine eut donné aussi à la gouvernante sa part

d'éloges et d'avertissements, il oublia enfin ces graves questions pour

parler musique, et il se montra sous un meilleur jour à ses jeunes hôtes.

Il avait une bonne instruction musicale, un fonds d'études solides, des

idées justes et un goût éclairé. Il était assez bon organiste; et, s'étant

mis au clavecin après le dîner, il leur fit entendre des fragments de

plusieurs vieux maîtres allemands, qu'il jouait avec beaucoup de pureté

et selon les bonnes traditions du temps passé. Cette audition ne fut pas

sans intérêt pour Consuelo; et bientôt, ayant trouvé sur le clavecin un

gros livre de cette ancienne musique, elle se mit à le feuilleter et à

oublier la fatigue et l'heure qui s'avançait, pour demander au chanoine

de lui jouer, avec sa bonne manière nette et large, plusieurs morceaux

qui avaient frappé son esprit et ses yeux. Le chanoine trouva un plaisir

extrême à être ainsi écouté. La musique qu'il connaissait n'étant plus

guère de mode, il ne trouvait pas souvent d'amateurs selon son coeur. Il

se prit donc d'une affection extraordinaire pour Consuelo particulièrement,

Joseph, accablé de lassitude, s'étant assoupi sur un grand fauteuil

perfidement délicieux.


«Vraiment! s'écria le chanoine dans un moment d'enthousiasme, tu es

un enfant heureusement doué, et ton jugement précoce annonce un avenir

extraordinaire. Voici la première fois de ma vie que je regrette le célibat

que m'impose ma profession.»


Ce compliment fit rougir et trembler Consuelo, qui se crut reconnue

Pour une femme; mais elle se remit bien vite, lorsque le chanoine ajouta

naïvement:


«Oui, je regrette de n'avoir pas d'enfants, car le ciel m'eût peut-être

donné un fils tel que toi, et c'eût été le bonheur de ma vie... quand

même Brigide eût été la mère. Mais dis-moi, mon ami, que penses-tu de ce

Sébastien Bach dont les compositions fanatisent les savants d'aujourd'hui?

Crois-tu aussi que ce soit un génie prodigieux? J'ai là un gros livre

De ses oeuvres que j'ai rassemblé et fait relier, parce qu'il faut avoir

de tout... Et puis, c'est peut-être beau en effet... Mais c'est d'une

difficulté extrême à lire, et je t'avoue que le premier essai m'ayant

rebuté, j'ai eu la paresse de ne pas m'y remettre... D'ailleurs, j'ai si

peu de temps à moi! Je ne fais de musique que dans de rares instants,

dérobés à des soins plus sérieux... De ce que tu m'as vu très-occupé

de la gouverne de mon petit ménage, il ne faut pas conclure que je sois

un homme libre et heureux. Je suis esclave, au contraire, d'un travail

énorme, effrayant, que je me suis imposé. Je fais un livre auquel je

travaille depuis trente ans, et qu'un autre n'eût pas fait en soixante;

un livre qui demande des études incroyables, des veilles, une patience

à toute épreuve et les plus profondes réflexions. Aussi je pense que ce

livre-là fera quelque bruit!


--Mais il est bientôt fini? demanda Consuelo.


--Pas encore, pas encore! répondit le chanoine désireux de se dissimuler

à lui-même qu'il ne l'avait pas commencé. Nous disions donc que la musique

de ce Bach est terriblement difficile, et que, quant à moi, elle me semble

bizarre.


--Je pense cependant que si vous surmontiez votre répugnance, vous en

viendriez à penser que c'est un génie qui embrasse, résume et vivifie

toute la science du passé et du présent.


--Eh bien, reprit le chanoine, s'il en est ainsi, nous essaierons demain

à nous trois d'en déchiffrer quelque chose. Voici l'heure pour vous de

prendre du repos, et pour moi de me livrer à l'étude. Mais demain vous

passerez la journée chez moi, c'est entendu, n'est-ce pas?


--La journée, c'est beaucoup dire, Monsieur; nous devons nous presser

d'arriver à Vienne; mais dans la matinée nous serons à vos ordres.»


Le chanoine se récria, insista, et Consuelo feignit de céder, se promettant

de presser un peu les adagios du grand Bach, et de quitter le prieuré

vers onze heures ou midi. Quand il fut question d'aller dormir, une vive

discussion s'engagea sur l'escalier entre dame Brigide et le premier valet

de chambre. Le zélé Joseph, empressé de complaire à son maître, avait

préparé pour les jeunes musiciens deux jolies cellules situées dans le

bâtiment fraîchement restauré qu'occupaient le chanoine et sa suite.

Brigide, au contraire, s'obstinait à les envoyer coucher dans les cellules

abandonnées du vieux prieuré, parce que ce corps de logis était séparé du

nouveau par de bonnes portes et de solides verrous.


«Quoi! disait-elle en élevant sa vois aigre dans l'escalier sonore, vous

prétendez loger ces vagabonds porte à porte avec nous! Et ne voyez-vous pas

à leur mine, à leur tenue et à leur profession, que ce sont des bohémiens,

des coureurs d'aventures, de méchants petits bandits qui se sauveront d'ici

avant le jour en nous emportant notre vaisselle plate! Qui sait s'ils ne

nous assassineront pas!


--Nous assassiner! ces enfants-là! reprenait Joseph en riant: vous êtes

folle, Brigide; toute vieille et cassée que vous voilà, vous les mettriez

encore en fuite, rien qu'en leur montrant les dents.


--Vieux et cassé vous-même, entendez-vous! criait la vieille avec fureur.

Je vous dis qu'ils ne coucheront pas ici, je ne le veux pas. Oui-da! je ne

fermerais pas l'oeil de toute la nuit!


--Vous auriez grand tort; je suis bien sûr que ces enfants n'ont pas plus

envie que moi de troubler votre respectable sommeil. Allons, finissons!

monsieur le chanoine m'a ordonné de bien traiter ses hôtes, et je n'irai

pas les fourrer dans cette masure pleine de rats et ouverte à tous les

vents. Voudriez-vous les faire coucher sur le carreau?


--Je leur y ai fait dresser par le jardinier deux bons lits de sangle;

croyez-vous que ces va-nu-pieds soient habitués à des lits de duvet?


--Ils en auront pourtant cette nuit, parce que monsieur le veut ainsi;

je ne connais que les ordres de monsieur, dame Brigide! Laissez-moi faire

mon devoir, et songez que le vôtre comme le mien est d'obéir et non de

commander.


--Bien parlé, Joseph! dit le chanoine, qui, de la porte entr'ouverte de

l'antichambre, avait écouté en riant toute la dispute. Allez me préparer

mes pantoufles, Brigide, et ne nous rompez plus la tête. Au revoir, mes

petits amis! Suivez Joseph, et dormez bien. Vive la musique, vive la belle

journée de demain.»


--Après que nos voyageurs eurent pris possession de leurs jolies cellules,

ils entendirent encore longtemps gronder au loin la gouvernante, comme la

bise d'hiver sifflant dans les corridors. Quand le mouvement qui annonçait

le coucher solennel du chanoine eut cessé entièrement, dame Brigide vint

sur la pointe du pied à la porte de ses jeunes hôtes, et donna lestement

un tour de clef à chaque serrure pour les enfermer. Joseph, plongé dans le

meilleur lit qu'il eût rencontré de sa vie, dormait déjà profondément,

et Consuelo en fit autant de son côté, après avoir ri de bon coeur en

elle-même des terreurs de Brigide. Elle qui avait tremblé presque toutes

les nuits durant son voyage, elle faisait trembler à son tour. Elle eût pu

s'appliquer la fable du lièvre et des grenouilles; mais il me serait

impossible de vous affirmer que Consuelo connût les fables de La Fontaine.

Leur mérite était contesté à cette époque par les plus beaux esprits de

l'univers: Voltaire s'en moquait, et le grand Frédéric, pour singer son

philosophe les méprisait profondément.





LXXVIII.



Au jour naissant, Consuelo, voyant le soleil briller, et se sentant invitée

à la promenade par les joyeux gazouillements de mille oiseaux qui faisaient

déjà chère lie dans le jardin essaya de sortir de sa chambre; mais la

consigne n'était pas encore levée, et dame Brigide tenait toujours ses

prisonniers sous clef. Consuelo pensa que c'était peut-être une idée

ingénieuse du chanoine, qui, voulant assurer les jouissances musicales

de sa journée, avait jugé bon de s'assurer avant tout de la personne des

musiciens. La jeune fille, rendue hardie et agile par ses habits d'homme,

examina la fenêtre, vit l'escalade facilitée par une grande vigne soutenue

d'un solide treillis qui garnissait tout le mur; et, descendant avec

lenteur et précaution, pour ne point endommager les beaux raisins du

prieuré, elle atteignit le sol, et s'enfonça dans le jardin, riant en

elle-même de la surprise et du désappointement de Brigide, lorsqu'elle

verrait ses précautions déjouées.


Consuelo revit sous un autre aspect les superbes fleurs et les fruits

somptueux qu'elle avait admirés au clair de la lune. L'haleine du matin

et la coloration oblique du soleil rose et riant donnaient une poésie

nouvelle à ces belles productions de la terre. Une robe de satin velouté

enveloppait les fruits, la rosée se suspendait en perles de cristal à

toutes les branches, et les gazons glacés d'argent exhalaient cette

légère vapeur qui semble le souffle aspirateur de la terre s'efforçant

de rejoindre le ciel et de s'unir à lui dans une subtile effusion d'amour.

Mais rien n'égalait la fraîcheur et la beauté des fleurs encore toutes

chargées de l'humidité de la nuit, à cette heure mystérieuse de l'aube où

elles s'entr'ouvrent comme pour découvrir des trésors de pureté et répandre

des recherches de parfums que le plus matinal et le plus pur des rayons du

soleil est seul digne d'entrevoir et de posséder un instant. Le parterre du

chanoine était un lieu de délices pour un amateur d'horticulture. Aux yeux

de Consuelo il était trop symétrique et trop soigné. Mais les cinquante

espèces de roses, les rares et charmants hibiscus, les sauges purpurines,

les géraniums variés à l'infini, les daturas embaumés, profondes coupes

d'opales imprégnées de l'ambroisie des dieux; les élégantes asclépiades,

poisons subtils où l'insecte trouve la mort dans la volupté; les splendides

cactées, étalant leurs éclatantes rosaces sur des tiges rugueuses

bizarrement agencées; mille plantes curieuses et superbes que Consuelo

n'avait jamais vues, et dont elle ne savait ni les noms ni la patrie,

occupèrent son attention pendant longtemps.


En examinant leurs diverses attitudes et l'expression du sentiment que

chacune de leurs physionomies semblait traduire, elle cherchait dans son

esprit le rapport de la musique avec les fleurs, et voulait se rendre

compte de l'association de ces deux instincts dans l'organisation de

son hôte. Il y avait longtemps que l'harmonie des sons lui avait semblé

répondre d'une certaine manière à l'harmonie des couleurs; mais l'harmonie

de ces harmonies, il lui sembla que c'était le parfum. En cet instant,

plongée dans une vague et douce rêverie, elle s'imaginait entendre une voix

sortir de chacune de ces corolles charmantes, et lui raconter les mystères

de la poésie dans une langue jusqu'alors inconnue pour elle. La rose lui

disait ses ardentes amours, le lis sa chasteté céleste; le magnolia superbe

l'entretenait des pures jouissances d'une sainte fierté; et la mignonne

hépathique lui racontait tout bas les délices de la vie simple et cachée.

Certaines fleurs avaient de fortes voix qui disaient d'un accent large

et puissant: «Je suis belle et je règne.» D'autres qui murmuraient avec

des sons à peine saisissables, mais d'une douceur infinie et d'un charme

pénétrant: «Je suis petite et je suis aimée,» disaient-elles; et toutes

ensemble se balançaient en mesure au vent du matin, unissant leurs voix

dans un choeur aérien qui se perdait peu à peu dans les herbes émues, et

sous les feuillages avides d'en recueillir le sens mystérieux.


Tout à coup, au milieu de ces harmonies idéales et de cette contemplation

délicieuse, Consuelo entendit des cris aigus, horribles et bien

douloureusement humains, partir de derrière les massifs d'arbres qui lui

cachaient le mur d'enceinte. A ces cris, qui se perdirent dans le silence

de la campagne, succéda le roulement d'une voiture, puis la voiture parut

s'arrêter, et l'on frappa à grands coups sur la grille de fer qui fermait

le jardin de ce côté-là. Mais, soit que tout le monde fût encore endormi

dans la maison, soit que personne ne voulût répondre, on frappa vainement

à plusieurs reprises, et les cris perçants d'une voix de femme, entrecoupés

par les jurements énergiques d'une voix d'homme qui appelait au secours,

frappèrent les murs du prieuré et n'éveillèrent pas plus d'échos sur ces

pierres insensibles que dans le coeur de ceux qui les habitaient. Toutes

les fenêtres de cette façade étaient si bien calfeutrées pour protéger

le sommeil du chanoine, qu'aucun bruit extérieur ne pouvait percer les

volets de plein chêne garnis de cuir et rembourrés de crin. Les valets,

occupés dans le préau situé derrière ce bâtiment, n'entendaient pas les

cris; il n'y avait pas de chiens dans le prieuré. Le chanoine n'aimait pas

ces gardiens importuns qui, sous prétexte d'écarter les voleurs, troublent

le repos de leurs maîtres. Consuelo essaya de pénétrer dans l'habitation

pour signaler l'approche de voyageurs en détresse; mais tout était si bien

fermé qu'elle y renonça, et, suivant son impulsion, elle courut à la grille

d'où partait le bruit.


Une voiture de voyage, tout encombrée de paquets, et toute blanchie par la

poussière d'une longue route, était arrêtée devant l'allée principale du

jardin. Les postillons étaient descendus de cheval et tâchaient d'ébranler

cette porte inhospitalière tandis que des gémissements et des plaintes

sortaient de la voiture.


«Ouvrez, cria-t-on à Consuelo, si vous êtes des chrétiens! Il y a là une

dame qui se meurt.


--Ouvrez! s'écria en se penchant à la portière une femme dont les traits

étaient inconnus à Consuelo, mais dont l'accent vénitien la frappa

vivement. Madame va mourir, si on ne lui donne l'hospitalité au plus vite.

Ouvrez donc, si vous êtes des hommes!»


Consuelo, sans songer aux résultats de son premier mouvement, s'efforça

d'ouvrir la grille; mais elle était fermée d'un énorme cadenas dont la clef

était vraisemblablement dans la poche de dame Brigide. La sonnette était

également arrêtée par un ressort à secret. Dans ce pays tranquille et

honnête, de telles précautions n'avaient pas été prises contre les

malfaiteurs, mais bien contre le bruit et le dérangement des visites trop

tardives ou trop matinales. Il fut impossible à Consuelo de satisfaire

au voeu de son coeur, et elle supporta douloureusement les injures de la

femme de chambre qui, en parlant vénitien à sa maîtresse, s'écriait avec

impatience:


«L'imbécile! le petit maladroit, qui ne sait pas ouvrir une porte!»


Les postillons allemands, plus patients et plus calmes, s'efforçaient

d'aider Consuelo, mais sans plus de succès, lorsque la dame malade,

s'avançant à son tour à la portière, cria d'une voix forte en mauvais

allemand:


Hé, par le sang du diable! allez donc chercher quelqu'un pour ouvrir,

misérable petit animal que vous êtes!


Cette apostrophe énergique rassura Consuelo sur le trépas imminent de la

dame. «Si elle est près de mourir, pensa-t-elle, c'est au moins de mort

violente,» et, adressant la parole en vénitien à cette voyageuse dont

l'accent n'était pas plus problématique que celui de sa suivante;


«Je n'appartiens pas à cette maison, lui dit-elle, j'y ai reçu

l'hospitalité cette nuit; je vais tâcher d'éveiller les maîtres, ce qui ne

sera ni prompt, ni facile. Êtes-vous dans un tel danger, Madame, que vous

ne puissiez attendre un peu ici sans vous désespérer?


--J'accouche, imbécile! cria la voyageuse; je n'ai pas le temps d'attendre:

cours, crie, casse tout, amène du monde, et fais-moi entrer ici, tu seras

bien payé de ta peine...»


Elle se remit à jeter les hauts cris, et Consuelo sentit trembler ses

genoux; cette figure, cette voix ne lui étaient pas inconnues...


«Le nom de votre maîtresse! cria-t-elle à la femme de chambre.


--Eh! qu'est-ce que cela te fait? Cours donc, malheureux! dit la soubrette

toute bouleversée. Ah! si tu perds du temps, tu n'auras rien de nous!


--Eh! je ne veux rien de vous non plus, répondit Consuelo avec feu; mais

je veux savoir qui vous êtes. Si votre maîtresse est musicienne, vous serez

reçus ici d'emblée, et, si je ne me trompe pas, elle est une chanteuse

célèbre.


--Va, mon petit, dit la dame en mal d'enfant, qui, dans l'intervalle entre

chaque douleur aiguë, retrouvait beaucoup de sang-froid et d'énergie,

tu ne te trompes pas; va dire aux habitants de cette maison que la fameuse

Corilla est près de mourir, si quelque âme de chrétien ou d'artiste ne

prend pitié de sa position. Je paierai... dis que je paierai largement.

Hélas! Sofia, dit-elle à sa suivante, fais-moi mettre par terre, je

souffrirai moins étendue sur le chemin que dans cette infernale voiture!»


Consuelo courait déjà vers le prieuré, résolue de faire un bruit

épouvantable et de parvenir à tout prix jusqu'au chanoine. Elle ne songeait

déjà plus à s'étonner et à s'émouvoir de l'étrange hasard qui amenait en

ce lieu sa rivale, la cause de tous ses malheurs; elle n'était occupée que

du désir de lui porter secours. Elle n'eut pas la peine de frapper, elle

trouva Brigide qui, attirée enfin par les cris, sortait de la maison,

escortée du jardinier et du valet de chambre.


«Belle histoire! répondit-elle avec dureté, lorsque Consuelo lui eut exposé

le fait. N'y allez pas, André, ne bougez d'ici, maître jardinier! Ne

voyez-vous pas que c'est un coup monté par ces bandits pour nous dévaliser

et nous assassiner? Je m'attendais à cela! une alerte, une feinte! une

bande de scélérats rôdant autour de la maison, tandis que ceux à qui nous

avons donné asile tâcheraient de les faire entrer sous un honnête prétexte.

Aller chercher vos fusils, Messieurs, et soyez prêts à assommer cette

prétendue dame en mal d'enfant qui porte des moustaches et des pantalons.

Ah bien, oui! une femme en couche! Quand cela serait, prend-elle notre

maison pour un hôpital? Nous n'avons pas de sage-femme ici, je n'entends

rien à un pareil office, et monsieur le chanoine n'aime pas les

vagissements. Comment une dame se serait-elle mise en route étant sur son

terme? Et si elle l'a fait, à qui la faute? pouvons-nous l'empêcher de

souffrir? qu'elle accouche dans sa voiture, elle y sera tout aussi bien

que chez nous, où nous n'avons rien de disposé pour une pareille aubaine.»


Ce discours, commencé pour Consuelo, et grommelé tout le long de l'allée,

fut achevé à la grille pour la femme de chambre de Corilla. Tandis que les

voyageuses, après avoir parlementé en vain, échangeaient des reproches,

des invectives, et même des injures avec l'intraitable gouvernante,

Consuelo, espérant dans la bonté et dans le dilettantisme du chanoine,

avait pénétré dans la maison. Elle chercha en vain la chambre du maître;

elle ne fit que s'égarer dans cette vaste habitation dont elle ne

connaissait pas les détours. Enfin elle rencontra Haydn qui la cherchait,

et qui lui dit avoir vu le chanoine entrer dans son orangerie. Ils s'y

rendirent ensemble, et virent le digne personnage venir à leur rencontre,

sous un berceau de jasmin, avec un visage frais et riant comme la belle

matinée d'automne qu'il faisait ce jour-là. En regardant cet homme affable

marcher dans sa bonne douillette ouatée, sur des sentiers où son pied

délicat ne risquait pas de trouver un caillou dans le sable fin et

fraîchement passé au râteau, Consuelo ne douta pas qu'un être si heureux,

si serein dans sa conscience et si satisfait dans tous ses voeux, ne fût

charmé de faire une bonne action. Elle commençait à lui exposer la requête

de la pauvre Corilla, lorsque Brigide, apparaissant tout à coup lui coupa

la parole et parla en ces termes:


«Il y a là-bas à votre porte une vagabonde, une chanteuse de théâtre, qui

se dit fameuse, et qui a l'air et le ton d'une dévergondée. Elle se dit

en mal d'enfant, crie et jure comme trente démons; elle prétend accoucher

chez vous; voyez si cela vous convient!»


Le chanoine fit un geste de dégoût et de refus.


«Monsieur le chanoine, dit Consuelo, quelle que soit cette femme,

elle souffre, sa vie est peut-être en danger ainsi que celle d'une

innocente créature que Dieu appelle en ce monde, et que la religion vous

commande peut-être d'y recevoir chrétiennement et paternellement. Vous

n'abandonnerez pas cette malheureuse, vous ne la laisserez pas gémir et

agoniser à votre porte.


--Est-elle mariée? demanda froidement le chanoine après un instant de

réflexion.


--Je l'ignore; il est possible qu'elle le soit. Mais qu'importe? Dieu lui

accorde le bonheur d'être mère: lui seul a le droit de la juger...


--Elle a dit son nom, monsieur le chanoine, reprit la Brigide avec force;

et vous la connaissez, vous qui fréquentez tous les histrions de Vienne.

Elle s'appelle Corilla.


--Corilla! s'écria le chanoine. Elle est déjà venue à Vienne, j'en ai

beaucoup entendu parler. C'était une belle voix, dit-on.


--En faveur de sa belle voix, faites-lui ouvrir la porte; elle est par

terre sur le sable du chemin, dit Consuelo.


--Mais c'est une femme de mauvaise vie, reprit le chanoine. Elle a fait du

scandale à Vienne, il y a deux ans.


--Et il y a beaucoup de gens jaloux de votre bénéfice, monsieur le

chanoine! vous m'entendez? Une femme perdue qui accoucherait dans votre

maison... cela ne serait point présenté comme un hasard, encore moins

comme une oeuvre de miséricorde. Vous savez que le chanoine Herbert a

des prétentions au jubilariat, et qu'il a déjà fait déposséder un jeune

confrère, sous prétexte qu'il négligeait les offices pour une dame qui

se confessait toujours à lui à ces heures-là. Monsieur le chanoine, un

bénéfice comme le vôtre est plus facile à perdre qu'à gagner!»


Ces paroles firent sur le chanoine une impression soudaine et décisive.

Il les recueillit dans le sanctuaire de sa prudence, quoiqu'il feignît de

les avoir à peine écoutées.


«Il y a, dit-il, une auberge à deux cents pas d'ici: que cette dame s'y

fasse conduire. Elle y trouvera tout ce qu'il lui faut, et y sera plus

commodément et plus convenablement que chez un garçon. Allez lui dire cela,

Brigide, avec politesse, avec beaucoup de politesse, je vous en prie.

Indiquez l'auberge aux postillons. Vous, mes enfants, dit-il à Consuelo

et à Joseph, venez essayer avec moi une fugue de Bach pendant qu'on nous

servira le déjeuner.


--Monsieur le chanoine, dit Consuelo émue, abandonnerez-vous...


--Ah! dit le chanoine en s'arrêtant d'un air consterné, voilà mon plus beau

volkameria desséché. J'avais bien dit au jardinier qu'il ne l'arrosait pas

assez souvent! La plus rare et la plus admirable plante de mon jardin!

c'est une fatalité, Brigide! voyez donc! Appelez-moi le jardinier,

que je le gronde.


--Je vais d'abord chasser la fameuse Corilla de votre porte, répondit

Brigide en s'éloignant.


--Et vous y consentez, vous l'ordonnez monsieur le chanoine? s'écria

Consuelo indignée.


--Il m'est impossible de faire autrement, répondit-il d'une voix douce,

mais avec un ton dont le calme annonçait une résolution inébranlable.

Je désire qu'on ne m'en parle pas davantage. Venez donc, je vous attends

pour faire de la musique.


--Il n'est plus de musique pour nous ici, reprit Consuelo avec énergie.

Vous ne seriez pas capable de comprendre Bach, vous qui n'avez pas

d'entrailles humaines. Ah! périssent vos fleurs et vos fruits! puisse la

gelée dessécher vos jasmins et fendre vos plus beaux arbres! Cette terre

féconde, qui vous donne tout à profusion, devrait ne produire pour vous que

des ronces; car vous n'avez pas de coeur, et vous volez les dons du ciel,

que vous ne savez pas faire servir à l'hospitalité!»


En parlant ainsi, Consuelo laissa le chanoine ébahi regarder autour de lui,

comme s'il eût craint de voir la malédiction céleste invoquée par cette âme

brûlante tomber sur ses volkamerias précieux et sur ses anémones chéries.

Elle courut à la grille qui était restée fermée, et elle l'escalada pour

sortir, afin de suivre la voiture de Corilla qui se dirigeait au pas

vers le misérable cabaret, gratuitement décoré du titre d'auberge par le

chanoine.





LXXIX.



Joseph Haydn, habitué désormais à se laisser emporter par les subites

résolutions de son amie, mais doué d'un caractère plus prévoyant et plus

calme, la rejoignit après avoir été reprendre le sac de voyage, la musique

et le violon surtout, le gagne-pain, le consolateur et le joyeux compagnon

du voyage. Corilla fut déposée sur un de ces mauvais lits des auberges

allemandes, où il faut choisir, tant ils sont exigus, de faire dépasser

la tête ou les pieds. Par malheur, il n'y avait pas de femme dans cette

bicoque; la maîtresse était allée en pèlerinage à six lieues de là, et la

servante avait été conduire la vache au pâturage. Un vieillard et un enfant

gardaient la maison; et, plus effrayés que satisfaits d'héberger une si

riche voyageuse, ils laissaient mettre leurs pénates au pillage, sans

songer au dédommagement qu'ils pourraient en retirer. Le vieux était sourd,

et l'enfant se mit en campagne pour aller chercher la sage-femme du village

voisin, qui n'était pas à moins d'une lieue de distance. Les postillons

s'inquiétaient beaucoup plus de leurs chevaux, qui n'avaient rien à manger,

que de leur voyageuse; et celle-ci, abandonnée aux soins de sa femme de

chambre, qui avait perdu la tête et criait presque aussi haut qu'elle,

remplissait l'air de ses gémissements, qui ressemblaient à ceux d'une

lionne plus qu'à ceux d'une femme.


Consuelo, saisie d'effroi et de pitié, résolut de ne pas abandonner cette

malheureuse créature.


«Joseph, dit-elle à son camarade, retourne au prieuré, quand même tu

devrais y être mal reçu; il ne faut pas être orgueilleux quand on demande

pour les autres. Dis au chanoine qu'il faut envoyer ici du linge, du

bouillon, du vin vieux, des matelas, des couvertures, enfin tout ce qui

est nécessaire à une personne malade. Parle-lui avec douceur, avec force,

et promets-lui, s'il le faut, que nous irons lui faire de la musique,

pourvu qu'il envoie des secours à cette femme.»


Joseph partit, et la pauvre Consuelo assista à cette scène repoussante

d'une femme sans foi et sans entrailles, subissant, avec des imprécations

et des blasphèmes, l'auguste martyre de la maternité. La chaste et pieuse

enfant frissonnait à la vue de ces tortures que rien ne pouvait adoucir,

puisqu'au lieu d'une sainte joie et d'une religieuse espérance, le

déplaisir et la colère remplissaient le coeur de Corilla. Elle ne cessait

de maudire sa destinée, son voyage, le chanoine et sa gouvernante, et

jusqu'à l'enfant qu'elle allait mettre au monde. Elle brutalisait sa

suivante, et achevait de la rendre incapable de tout service intelligent.

Enfin elle s'emporta contre cette pauvre fille, au point de lui dire:


«Va, je te soignerai de même, quand tu passeras par la même épreuve; car

toi aussi tu es grosse, je le sais fort bien, et je t'enverrai accoucher à

l'hôpital. Ote-toi de devant mes yeux: tu me gênes et tu m'irrites.»


La Sofia, furieuse et désolée, s'en alla pleurer dehors; et Consuelo,

restée seule avec la maîtresse d'Anzoleto et de Zustiniani, essaya de la

calmer et de la secourir. Au milieu de ses tourments et de ses fureurs,

la Corilla conservait une sorte de courage brutal et de force sauvage qui

dévoilaient toute l'impiété de sa nature fougueuse et robuste. Lorsqu'elle

éprouvait un instant de répit, elle redevenait stoïque et même enjouée.


«Parbleu! dit-elle tout d'un coup à Consuelo, qu'elle ne reconnaissait

pas du tout, ne l'ayant jamais vue que de loin ou sur la scène dans des

costumes bien différents de celui qu'elle portait en cet instant, voilà

une belle aventure, et bien des gens ne voudront pas me croire quand je

leur dirai que je suis accouchée dans un cabaret avec un médecin de ton

espèce; car tu m'as l'air d'un petit zingaro, toi, avec ta mine brune et

ton grand oeil noir. Qui es-tu? d'où sors-tu? comment te trouves-tu ici,

et pourquoi me sers-tu? Ah! tiens, ne me le dis pas, je ne pourrais pas

t'entendre, je souffre trop. Ah! _misera, me!_ Pourvu que je ne meure

pas! Oh non! je ne mourrai pas! je ne veux pas mourir! Zingaro, tu ne

m'abandonnes pas? reste là, reste là, ne me laisse pas mourir, entends-tu

bien?»


Et les cris recommençaient, entrecoupés de nouveaux blasphèmes.


«Maudit enfant! disait-elle, je voudrais t'arracher de mon flanc, et te

jeter loin de moi!


--Oh! ne dites pas cela! s'écria Consuelo glacée d'épouvante; vous

allez être mère, vous allez être heureuse de voir votre enfant, vous ne

regretterez pas d'avoir souffert!


--Moi? dit la Corilla avec un sang-froid cynique, tu crois que j'aimerai

cet enfant-là! Ah! que tu te trompes! Le beau plaisir que d'être mère,

comme si je ne savais pas ce qui en est! Souffrir pour accoucher,

travailler pour nourrir ces malheureux que leurs pères renient, les

voir souffrir eux-mêmes, ne savoir qu'en faire, souffrir pour les

abandonner... car, après tout, on les aime... mais je n'aimerai pas

celui-là. Oh! je jure Dieu que je ne l'aimerai pas! que je le haïrai comme

je hais son père!...»


Et Corilla, dont l'air froid et amer cachait un délire croissant, s'écria

dans un de ces mouvements exaspérés qu'une souffrance atroce inspire aux

femmes:


«Ah! maudit! trois fois maudit soit le père de cet enfant-là!»


Des cris inarticulés la suffoquèrent, elle mit en pièces le fichu qui

cachait son robuste sein pantelant de douleur et de rage; et, saisissant

le bras de Consuelo sur lequel elle imprima ses ongles crispés par la

torture, elle s'écria en rugissant:


«Maudit! maudit! maudit soit le vil, l'infâme Anzoleto!»


La Sofia rentra en cet instant, et un quart d'heure après, ayant réussi à

délivrer sa maîtresse, elle jeta sur les genoux de Consuelo le premier

oripeau qu'elle arracha au hasard d'une malle ouverte à la hâte. C'était

un manteau de théâtre, en salin fané, bordé de franges de clinquant.

Ce fut dans ce lange improvisé que la noble et pure fiancée d'Albert reçut

et enveloppa l'enfant d'Anzoleto et de Corilla.


«Allons, Madame, consolez-vous, dit la pauvre soubrette avec un accent de

bonté simple et sincère: vous êtes heureusement accouchée, et vous avez

une belle petite fille.


--Fille ou garçon, je ne souffre plus, répondit la Corilla en se relevant

sur son coude, sans regarder son enfant; donne-moi un grand verre de vin.»


Joseph venait d'en apporter du prieuré, et du meilleur. Le chanoine s'était

exécuté généreusement, et bientôt la malade eut à discrétion tout ce que

son état réclamait. Corilla souleva d'une main ferme le gobelet d'argent

qu'on lui présentait, et le vida avec l'aplomb d'une vivandière; puis,

se jetant sur les bons coussins du chanoine, elle s'y endormit aussitôt

avec la profonde insouciance que donnent un corps de fer et une âme de

glace. Pendant son sommeil, l'enfant fut convenablement emmailloté, et

Consuelo alla chercher dans la prairie voisine une brebis qui lui servit

de première nourrice. Lorsque la mère s'éveilla, elle se fit soulever par

la Sofia; et, ayant encore avalé un verre de vin, elle se recueillit un

instant; Consuelo; tenant l'enfant dans ses bras, attendait le réveil de

la tendresse maternelle: Corilla avait bien autre chose en tête. Elle posa

sa voix en _ut_ majeur, et fit gravement une gamme de deux octaves. Alors

elle frappa ses mains l'une dans l'autre, en s'écriant:


«_Brava_, Corilla! tu n'as rien perdu de ta voix, et tu peux faire des

enfants tant qu'il te plaira!»


Puis elle éclata de rire, embrassa la Sofia, et lui mit au doigt un diamant

qu'elle avait au sien, en lui disant:


«C'est pour te consoler des injures que je t'ai dites. Où est mon petit

singe? Ah! mon Dieu, s'écria-t-elle en regardant son enfant, il est blond,

il lui ressemble! Tant pis pour lui! malheur à lui; ne défaites pas tant de

malles, Sofia! à quoi songez-vous! croyez-vous que je veuille rester ici?

Allons donc! vous êtes sotte, et vous ne savez pas encore ce que c'est que

la vie. Demain, je compte bien me remettre en route. Ah! zingaro, tu portes

les enfants comme une vraie femme. Combien veux-tu pour tes soins et pour

ta peine? Sais-tu, Sofia, que jamais je n'ai été mieux soignée et mieux

servie? Tu es donc de Venise, mon petit ami? m'as-tu entendue chanter?»


Consuelo ne répondit rien à ces questions, dont on n'eût pas écouté la

réponse. La Corilla lui faisait horreur. Elle remit l'enfant à la servante

du cabaret, qui venait de rentrer et qui paraissait une bonne créature;

puis elle appela Joseph et retourna avec lui au prieuré.


«Je ne m'étais pas engagé, lui dit, chemin faisant, son compagnon, à vous

ramener au chanoine. Il paraissait honteux de sa conduite, quoiqu'il

affectât beaucoup de grâce et d'enjouement; malgré son égoïsme, ce n'est

pas un méchant homme. Il s'est montré vraiment heureux d'envoyer à la

Corilla tout ce qui pouvait lui être utile.


--Il y a des âmes si dures et si affreuses, répondit Consuelo, que les âmes

faibles doivent faire plus de pitié que d'horreur. Je veux réparer mon

emportement envers ce pauvre chanoine; et puisque la Corilla n'est pas

morte, puisque, comme on dit, la mère et l'enfant se portent bien, puisque

notre chanoine y a contribué autant qu'il l'a pu, sans compromettre la

possession de son cher bénéfice, je veux le remercier. D'ailleurs, j'ai mes

raisons pour rester au prieuré jusqu'au départ de la Corilla. Je te les

dirai demain.»


La Brigide était allée visiter une ferme voisine, et Consuelo, qui

s'attendait à affronter ce cerbère, eut le plaisir d'être reçue par le

doucereux et prévenant André.


«Eh! arrivez donc, mes petits amis, s'écria-t-il en leur ouvrant la marche

vers les appartements du maître; M. le chanoine est d'une mélancolie

affreuse. Il n'a presque rien mangé à son déjeuner, et il a interrompu

trois fois sa sieste. Il a eu deux grands chagrins aujourd'hui; il a

perdu son plus beau volkameria et l'espérance d'entendre de la musique.

Heureusement vous voilà de retour, et une de ses peines sera adoucie.


--Se moque-t-il de son maître ou de nous? dit Consuelo à Joseph.


--L'un et l'autre, répondit Haydn. Pourvu que le chanoine ne nous boude

pas, nous allons nous amuser.»


Loin de bouder, le chanoine les reçut à bras ouverts, les força de

déjeuner, et ensuite se mit au piano avec eux. Consuelo lui fit comprendre

et admirer les préludes admirables du grand Bach, et, pour achever de

le mettre de bonne humeur, elle lui chanta les plus beaux airs de son

répertoire, sans chercher à déguiser sa voix, et sans trop s'inquiéter de

lui laisser deviner son sexe et son âge. Le chanoine était déterminé à

ne rien deviner et à jouir avec délices de ce qu'il entendait. Il était

véritablement amateur passionné de musique, et ses transports eurent une

sincérité et une effusion dont Consuelo ne put se défendre d'être touchée.


«Ah! cher enfant, noble enfant, heureux enfant, s'écriait le bonhomme

les larmes aux yeux, tu fais de ce jour le plus beau de ma vie. Mais que

deviendrai-je désormais? Non, je ne pourrai supporter la perte d'une telle

jouissance, et l'ennui me consumera; je ne pourrai plus faire de musique;

j'aurai l'âme remplie d'un idéal que tout me fera regretter! Je n'aimerai

plus rien, pas même mes fleurs.


--Et vous aurez grand tort, monsieur le chanoine, répondit Consuelo;

car vos fleurs chantent mieux que moi.


--Que dis-tu? mes fleurs chantent? Je ne les ai jamais entendues.


--C'est que vous ne les avez jamais écoutées, Moi, je les ai entendues

ce matin, j'ai surpris leurs mystères, et j'ai compris leur mélodie.


--Tu es un étrange enfant, un enfant de génie! s'écria le chanoine en

caressant la tête brune de Consuelo avec une chasteté paternelle; tu portes

la livrée de la misère, et tu devrais être porté en triomphe. Mais qui

es-tu, dis-moi, où as-tu appris ce que tu sais?


--Le hasard, la nature, monsieur le chanoine!


--Ah! tu me trompes, dit malignement le chanoine, qui avait toujours le mot

pour rire; tu es quelque fils de Caffarelli ou de Farinello! Mais, écoutez,

mes enfants, ajouta-t-il d'un air sérieux et animé: je ne veux plus que

vous me quittiez. Je me charge de vous; restez avec moi. J'ai de la

fortune, je vous en donnerai. Je serai pour vous ce que Gravina a été

pour Metastasio. Ce sera mon bonheur, ma gloire. Attachez-vous à moi;

il ne s'agira que d'entrer dans les ordres mineurs. Je vous ferai avoir

quelques jolis bénéfices, et après ma mort vous trouverez quelques bonnes

petites économies que je ne prétends pas laisser à cette harpie de

Brigide.»


Comme le chanoine disait cela, Brigide entra brusquement et entendit ses

dernières paroles.


«Et moi, s'écria-t-elle d'une voix glapissante et avec des larmes de rage,

je ne prétends pas vous servir davantage. C'est assez longtemps sacrifier

ma jeunesse et ma réputation à un maître ingrat.


--Ta réputation? ta jeunesse? interrompit moqueusement le chanoine sans

se déconcerter. Eh! tu te flattes, ma pauvre vieille; ce qu'il te plaît

d'appeler l'une protège l'autre.


--Oui, oui, raillez, répliqua-t-elle; mais préparez-vous à ne plus me

revoir. Je quitte de ce pas une maison où je ne puis établir aucun ordre

et aucune décence. Je voulais vous empêcher de faire des folies, de

gaspiller votre bien, de dégrader votre rang; mais je vois que c'était

en vain. Votre caractère, faible et votre mauvaise étoile vous poussent à

votre perte, et les premiers saltimbanques qui vous tombent sous la main

vous tournent si bien la tête, que vous êtes tout prêt à vous laisser

dévaliser par eux. Allons, allons, il y a longtemps que le chanoine Herbert

me demande à son service et m'offre de plus beaux avantages que ceux que

vous me faites. Je suis lasse de tout ce que je vois ici. Faites-moi mon

compte. Je ne passerai pas la nuit sous votre toit.


--En sommes-nous là? dit le chanoine avec calme. Eh bien, Brigide, tu me

fais grand plaisir, et puisses-tu ne pas te raviser. Je n'ai jamais chassé

personne, et je crois que j'aurais le diable à mon service que je ne

le mettrais pas dehors, tant je suis débonnaire; mais si le diable me

quittait, je lui souhaiterais un bon voyage et chanterais un _Magnificat_

à son départ. Va faire ton paquet, Brigide; et quant à tes comptes,

fais-les toi-même, mon enfant. Tout ce que tu voudras, tout ce que je

possède, si tu veux, pourvu que tu t'en ailles bien vite.


--Eh! monsieur le chanoine, dit Haydn tout ému de cette scène domestique,

vous regretterez une vieille servante qui vous paraît fort attachée...


--Elle est attachée à mon bénéfice, répondit le chanoine, et moi, je ne

regretterai que son café.


--Vous vous habituerez à vous passer de bon café, monsieur le chanoine,

dit l'austère Consuelo avec fermeté, et vous ferez bien. Tais-toi, Joseph,

et ne parle pas pour elle. Je veux le dire devant elle, moi, parce que

c'est la vérité. Elle est méchante et elle est nuisible à son maître.

Il est bon, lui; la nature l'a fait noble et généreux. Mais cette fille

le rend égoïste. Elle refoule les bons mouvements de son âme; et s'il la

garde, il deviendra dur et inhumain comme elle. Pardonnez-moi, monsieur le

chanoine, si je vous parle ainsi. Vous m'avez fait tant chanter, et vous

m'avez tant poussé à l'exaltation en manifestant la vôtre, que je suis

peut-être un peu hors de moi. Si j'éprouve une sorte d'ivresse, c'est votre

faute; mais soyez sûr que la vérité parle dans ces ivresses-là, parce

qu'elles sont nobles et développent en nous ce que nous avons de meilleur.

Elles nous mettent le coeur sur les lèvres, et c'est mon coeur qui vous

parle en ce moment. Quand je serai calme, je serai plus respectueux et

non plus sincère. Croyez-moi, je ne veux pas de votre fortune, je n'en ai

aucune envie, aucun besoin. Quand je voudrai, j'en aurai plus que vous,

et la vie d'artiste est vouée à tant de hasards, que vous me survivrez

peut-être. Ce sera peut-être à moi de vous inscrire sur mon testament,

en reconnaissance de ce que vous avez voulu faire le vôtre en ma faveur.

Demain nous partons pour ne vous revoir peut-être jamais; mais nous

partirons le coeur plein de joie, de respect, d'estime et de reconnaissance

pour vous si vous renvoyez madame Brigide, à qui je demande bien pardon de

ma façon de penser.»


Consuelo parlait avec tant de feu, et la franchise de son caractère se

peignait si vivement dans tous ses traits, que le chanoine en fut frappé

comme d'un éclair.


«Va-t'en, Brigide, dit-il à sa gouvernante d'un air digne et ferme. La

vérité parle par la bouche des enfants, et cet enfant-là a quelque chose

de grand dans l'esprit. Va-t'en, car tu m'as fait faire ce matin une

mauvaise action, et tu m'en ferais faire d'autres, parce que je suis

faible et parfois craintif. Va-t'en, parce que tu me rends malheureux, et

que cela ne peut pas te faire faire ton salut; va-t'en, ajouta-t-il en

souriant, parce que tu commences à brûler trop ton café et à tourner toutes

les crèmes où tu mets le nez.»


Ce dernier reproche fut plus sensible à Brigide que tous les autres, et

Son orgueil, blessé à l'endroit le plus irritable, lui ferma la bouche

complètement. Elle se redressa, jeta sur le chanoine un regard de pitié,

presque de mépris, et sortit d'un air théâtral. Deux heures après, cette

reine dépossédée quittait le prieuré, après l'avoir un peu mis au pillage.

Le chanoine ne voulut pas s'en apercevoir, et à l'air de béatitude qui se

Répandit sur son visage, Haydn reconnut que Consuelo lui avait rendu un

véritable service. A dîner, cette dernière, pour l'empêcher d'éprouver

le moindre regret, lui fit du café à la manière de Venise, qui est bien

la première manière du monde. André se mit aussitôt à l'étude sous sa

direction, et le chanoine déclara qu'il n'avait dégusté meilleur café de

sa vie. On fit encore de la musique le soir, après avoir envoyé demander

des nouvelles de la Corilla, qui était déjà assise, leur dit-on, sur le

fauteuil que le chanoine lui avait envoyé. On se promena au clair de la

lune dans le jardin, par une soirée magnifique. Le chanoine, appuyé sur

le bras de Consuelo, ne cessait de la supplier d'entrer dans les ordres

mineurs et de s'attacher à lui comme fils adoptif.


«Prenez garde, lui dit Joseph lorsqu'ils rentrèrent dans leurs chambres;

ce bon chanoine s'éprend de vous un peu trop sérieusement.


--Rien ne doit inquiéter en voyage, lui répondit-elle. Je ne serai pas

plus abbé que je n'ai été trompette. M. Mayer, le comte Hoditz et le

chanoine ont tous compté sans le lendemain.»





LXXX.



Cependant Consuelo souhaita le bonsoir à Joseph, et se retira dans sa

chambre sans lui avoir donné, comme il s'y attendait, le signal du départ

pour le retour de l'aube. Elle avait ses raisons pour ne pas se hâter, et

Joseph attendit qu'elle les lui confiât, enchanté de passer quelques heures

de plus avec elle dans cette jolie maison, tout en menant cette bonne vie

de chanoine qui ne lui déplaisait pas. Consuelo se permit de dormir la

grasse matinée, et de ne paraître qu'au second déjeuner du chanoine.

Celui-ci avait l'habitude de se lever de bonne heure, de prendre un repas

léger et friand, de se promener dans ses jardins et dans ses serres pour

examiner ses plantes, un bréviaire à la main; et d'aller faire un second

somme en attendant le déjeuner à la fourchette.


«Notre voisine la voyageuse se porte bien, dit-il à ses jeunes hôtes dès

qu'il les vit paraître. J'ai envoyé André lui faire son déjeuner. Elle a

exprimé beaucoup de reconnaissance pour nos attentions, et, comme elle

se dispose à partir aujourd'hui pour Vienne, contre toute prudence, je

l'avoue, elle vous fait prier d'aller la voir, afin de vous récompenser

du zèle charitable que vous lui avez montré. Ainsi, mes enfants, déjeunez

vite; et rendez-vous auprès d'elle; sans doute elle vous destine quelque

joli présent.


--Nous déjeunerons aussi lentement qu'il vous plaira, monsieur le chanoine,

répondit Consuelo, et nous n'irons pas voir la malade; elle n'a plus besoin

de nous, et nous n'aurons jamais besoin de ses présents.


--Singulier enfant! dit le chanoine émerveillé. Ton désintéressement

romanesque, ta générosité enthousiaste, me gagnent le coeur à tel point,

que jamais, je le sens, je ne pourrai consentir à me séparer de toi...»


Consuelo sourit, et l'on se mit à table. Le repas fut exquis et dura bien

deux heures; mais le dessert fut autre que le chanoine ne s'y attendait.


«Monsieur le révérend, dit André en paraissant à la porte, voici la mère

Berthe, la femme du cabaret voisin, qui vous apporte une grande corbeille

de la part de l'accouchée.


--C'est l'argenterie que je lui ai prêtée, répondit le chanoine. André,

recevez-la, c'est votre affaire. Elle part donc décidément cette dame?


--Monsieur le révérend, elle est partie.


--Déjà! c'est une folle! Elle veut se tuer cette diablesse-là!


--Non, monsieur le chanoine, dit Consuelo, elle ne veut pas se tuer, et

elle ne se tuera pas.


--Eh bien, André, que faites-vous là d'un air cérémonieux? dit le chanoine

à son valet.


--Monsieur le révérend, c'est que la mère Berthe refuse de me remettre la

corbeille; elle dit qu'elle ne la remettra qu'à vous, et qu'elle a quelque

chose à vous dire.


--Allons, c'est un scrupule ou une affectation de dépositaire. Fais-la

entrer, finissons-en.»


La vieille femme fut introduite, et, après avoir fait de grandes

révérences, elle déposa sur la table une grande corbeille couverte d'un

voile. Consuelo y porta une main empressée, tandis que le chanoine tournait

la tête vers Berthe; et ayant un peu écarté le voile, elle le referma

en disant tout bas à Joseph:


«Voilà ce que j'attendais, voilà pourquoi je suis restée. Oh! oui, j'en

étais sûre: Corilla devait agir ainsi.»


Joseph, qui n'avait pas eu le temps d'apercevoir le contenu de la

corbeille, regardait sa compagne d'un air étonné.


«Eh bien, mère Berthe, dit le chanoine, vous me rapportez les objets que

j'ai prêtés à votre hôtesse? C'est bon, c'est bon. Je n'en étais pas en

peine, et je n'ai pas besoin d'y regarder pour être sûr qu'il n'y manque

rien.»


--Monsieur le révérend, répondit la vieille, ma servante a tout apporté;

j'ai tout remis à _vos officiers_. Il n'y manque rien en effet, et je suis

bien tranquille là-dessus. Mais cette corbeille, on m'a fait jurer de ne la

remettre qu'à vous, et ce qu'elle contient, vous le savez aussi bien que

moi.


--Je veux être pendu si je le sais, dit le chanoine en avançant la main

négligemment vers la corbeille.»


Mais sa main resta comme frappée de catalepsie, et sa bouche demeura

entr'ouverte de surprise, lorsque, le voile s'étant agité et entr'ouvert

comme de lui-même, une petite main d'enfant, rose et mignonne, apparut en

faisant le mouvement vague de chercher à saisir le doigt du chanoine.


«Oui, monsieur le révérend, reprit la vieille femme avec un sourire de

satisfaction confiante; le voilà sain et sauf, bien gentil, bien éveillé,

et ayant bonne envie de vivre.


Le chanoine stupéfait avait perdu la parole; la vieille continua:


«Dame! Votre Révérence l'avait demandé à sa mère pour l'élever et

l'adopter! La pauvre dame a eu un peu de peine à s'y décider; mais enfin

nous lui avons dit que son enfant ne pouvait pas être en de meilleures

mains, et elle l'a recommandé à la Providence en nous le remettant pour

vous l'apporter: «Dites bien à ce digne chanoine, à ce saint homme,

s'est-elle exclamée en montant dans sa voiture, que je n'abuserai pas

longtemps de son zèle charitable. Bientôt je reviendrai chercher ma

fille et payer les dépenses qu'il aura faites pour elle. Puisqu'il veut

absolument se charger de lui trouver une bonne nourrice, remettez-lui pour

moi cette bourse, que je le prie de partager entre cette nourrice et le

petit musicien qui m'a si bien soignée hier, s'il est encore chez lui.»

Quant à moi, elle m'a bien payée, monsieur le révérend, et je ne demande

rien, je suis fort contente.


--Ah! vous êtes contente! s'écria le chanoine d'un ton tragi-comique.

Eh bien, j'en suis fort aise! Mais veuillez remporter cette bourse et ce

marmot. Dépensez l'argent, élevez l'enfant, ceci ne me regarde en aucune

façon.


--Élever l'enfant, moi? Oh! que nenni, monsieur le révérend! je suis trop

vieille pour me charger d'un nouveau-né. Cela crie toute la nuit, et mon

pauvre homme, bien qu'il soit sourd, ne s'arrangerait pas d'une pareille

société.


--Et moi donc! il faut que je m'en arrange? Grand merci! Ah'! vous comptiez

là-dessus?


--Puisque Votre Révérence l'a demandé à sa mère!


--Moi! je l'ai demandé? où diantre avez-vous pris cela?


--Mais puisque Votre Révérence a écrit ce matin...


--Moi, j'ai écrit? où est ma lettre, s'il vous-plaît! qu'on me présente

ma lettre!


--Ah! dame, je ne l'ai pas vue, votre lettre, et d'ailleurs personne ne

sait lire chez nous; mais M. André est venu saluer l'accouchée de la part

de Votre Révérence, et elle nous a dit qu'il lui avait remis une lettre.

Nous l'avons cru, nous, bonnes gens! qui est-ce qui ne l'eût pas cru?


--C'est un mensonge abominable! c'est un tour de bohémienne! s'écria le

chanoine, et vous êtes les compères de cette sorcière-là. Allons, allons,

emportez-moi le marmot, rendez-le à sa mère, gardez-le, arrangez-vous

comme il vous plaira, je m'en lave les mains. Si c'est de l'argent que

vous voulez me tirer, je consens à vous en donner. Je ne refuse jamais

l'aumône, même aux intrigants et aux escrocs, c'est la seule manière de

s'en débarrasser; mais prendre un enfant dans ma maison, merci de moi!

allez tous au diable!


--Ah! Pour ce qui est de cela, repartit la vieille femme d'un ton fort

décidé, je ne le ferai point, n'en déplaise à Votre Révérence. Je n'ai

pas consenti à me charger de l'enfant pour mon compte. Je sais comment

finissent toutes ces histoires-là. On vous donne pour commencer un peu d'or

qui brille, on vous promet monts et merveilles; et puis vous n'entendez

plus parler de rien; l'enfant vous reste. Ça n'est jamais fort, ces

enfants-là; c'est fainéant et orgueilleux de nature. On ne sait qu'en

faire. Si ce sont des garçons, ça tourne au brigandage; si ce sont des

filles, ça tourne encore plus mal! Ah!, par ma foi, non! ni moi, ni mon

vieux, ne voulons de l'enfant. On nous a dit que Votre Révérence le

demandait; nous l'avons cru, le voilà. Voilà l'argent, et nous sommes

quittes. Quant à être compères, nous ne connaissons pas ces tours-là, et,

j'en demande pardon à Votre Révérence; elle veut rire quand elle nous

accuse de lui en imposer. Je suis bien la servante de Votre Révérence, et

je m'en retourne à la maison. Nous avons des pèlerins qui s'en reviennent

du _voeu_ et qui ont pardieu grand soif!


La vieille salua à plusieurs reprises en s'en allant; puis revenant sur ses

pas:


«J'allais oublier, dit-elle; l'enfant doit s'appeler Angèle, en italien.

Ah! par ma foi, je ne me souviens plus comment elles m'ont dit cela.


--Angiolina, Anzoleta? dit Consuelo.


--C'est cela, précisément, dit la vieille; et saluant encore le chanoine,

elle se retira tranquillement.


--Eh bien, comment trouvez-vous le tour! dit le chanoine stupéfait en se

retournant vers ses hôtes.


--Je le trouve digne de celle qui l'a imaginé, répondit Consuelo en ôtant

de la corbeille l'enfant qui commençait à s'impatienter, et en lui faisant

avaler doucement quelques cuillerées d'un reste de lait du déjeuner qui

était encore chaud, dans la tasse japonaise du chanoine.


--Cette Corilla est donc un démon? reprit le chanoine; vous la connaissiez?


--Seulement de réputation; mais maintenant je la connais parfaitement, et

vous aussi, monsieur le chanoine.


--Et c'est une connaissance dont je me serais fort bien passé! Mais

qu'allons-nous faire de ce pauvre abandonné? ajouta-t-il en jetant un

regard de pitié sur l'enfant.


--Je vais le porter, répondit Consuelo, à votre jardinière, à qui j'ai vu

allaiter hier un beau garçon de cinq à six mois.


--Allez donc, dit le chanoine; ou plutôt sonnez pour qu'elle vienne

ici le recevoir. Elle nous indiquera une nourrice dans quelque ferme

voisine... pas trop voisine pourtant; car Dieu sait le tort que peut faire

à un homme d'église la moindre marque d'un intérêt marqué pour un enfant

tombé ainsi des nues dans sa maison.


--A votre place, monsieur le chanoine, je me mettrais au-dessus de ces

misères-là. Je ne voudrais ni prévoir, ni apprendre les suppositions

absurdes de la calomnie. Je vivrais au milieu des sots propos comme s'ils

n'existaient pas, j'agirais toujours comme s'ils étaient impossibles.

A quoi servirait donc une vie de sagesse et de dignité, si elle n'assurait

pas le calme de la conscience et la liberté des bonnes actions? Voyez, cet

enfant vous est confié, mon révérend. S'il est mal soigné loin de vos yeux,

s'il languit, s'il meurt, vous vous le reprocherez éternellement!


--Que dis-tu là, que cet enfant m'est confié? en ai-je accepté le dépôt?

et le caprice ou la fourberie d'autrui nous imposent-ils de pareils

devoirs? Tu t'exaltes, mon enfant, et tu déraisonnes.


--Non, mon cher monsieur le chanoine, reprit Consuelo en s'animant de plus

en plus; je ne déraisonne pas. La méchante mère qui abandonne ici son

enfant n'a aucun droit et ne peut rien vous imposer. Mais celui qui a droit

de vous commander, celui qui dispose des destinées de l'enfant naissant,

celui envers qui vous serez éternellement responsable, c'est Dieu. Oui,

c'est Dieu qui a eu des vues particulières de miséricorde sur cette

innocente petite créature en inspirant à sa mère la pensée hardie de vous

le confier. C'est lui qui, par un bizarre concours de circonstances, le

fait entrer dans votre maison malgré vous, et le pousse dans vos bras en

dépit de toute votre prudence. Ah! monsieur le chanoine, rappelez-vous

l'exemple de saint Vincent de Paul, qui allait ramassant sur les marches

des maisons les pauvres orphelins abandonnés, et ne rejetez pas celui

que la Providence apporte dans votre sein. Je crois bien que si vous

le faisiez, cela vous porterait malheur; et le monde, qui a une sorte

d'instinct de justice dans sa méchanceté même, dirait, avec une apparence

de vérité, que vous avez eu des raisons pour l'éloigner de vous. Au lieu

que si vous le gardez, on ne vous en supposera pas d'autres que les

véritables: votre miséricorde et votre charité.


--Tu ne sais pas, dit le chanoine ébranlé et incertain, ce que c'est que

le monde! Tu es un enfant sauvage de droiture et de vertu. Tu ne sais pas

surtout ce que c'est que le clergé, et Brigide, la méchante Brigide, savait

bien ce qu'elle disait hier, en prétendant que certaines gens étaient

jaloux de ma position, et travaillaient à me la faire perdre. Je tiens mes

bénéfices de la protection de feu l'empereur Charles, qui a bien voulu me

servir de patron pour me les faire obtenir. L'impératrice Marie-Thérèse

m'a protégé aussi pour me faire passer jubilaire avant l'âge. Eh bien, ce

que nous croyons tenir de l'Église ne nous est jamais assuré absolument.

Au-dessus de nous, au-dessus des souverains qui nous favorisent, nous avons

toujours un maître, c'est l'Église. Comme elle nous déclare _capables_

quand il lui plaît, alors même que nous ne le sommes pas, elle nous

déclare _incapables_ quand il lui convient, alors même que nous lui avons

rendu les plus grands services. _L'ordinaire_, c'est-à-dire l'évêque

diocésain, et son conseil, si on les indispose et si on les irrite contre

nous, peuvent nous accuser, nous traduire à leur barre, nous juger et

nous dépouiller, sous prétexte d'inconduite, d'irrégularité de moeurs ou

d'exemples scandaleux, afin de reporter sur de nouvelles créatures les dons

qu'ils s'étaient laissé arracher pour nous. Le ciel m'est témoin que ma vie

est aussi pure que celle de cet enfant qui est né hier. Eh bien, sans une

extrême prudence dans toutes mes relations, ma vertu n'eût pas suffi à me

défendre des mauvaises interprétations. Je ne suis pas très-courtisan

envers les prélats; mon indolence, et un peu l'orgueil de ma naissance

peut-être, m'en ont toujours empêché. J'ai des envieux dans le chapitre...


--Mais vous avez pour vous Marie-Thérèse, qui est une grande âme, une noble

femme et une tendre mère, reprit Consuelo. Si elle était là pour vous

juger, et que vous vinssiez à lui dire avec l'accent de la vérité, que la

vérité seule peut avoir: «Reine, j'ai balancé un instant entre la crainte

de donner des armes à mes ennemis et, le besoin de pratiquer la première

vertu de mon état, la charité; j'ai vu d'un côté des calomnies, des

intrigues auxquelles je pouvais succomber, de l'autre un pauvre être

abandonné du ciel et des hommes, qui n'avait de refuge, que dans ma

pitié, et d'avenir que dans ma sollicitude; et j'ai choisi de risquer ma

réputation, mon repos et ma fortune, pour faire les oeuvres de la foi et

de la miséricorde.» Ah! je n'en doute pas, si vous disiez cela à Marie

Thérèse, Marie-Thérèse, qui peut tout, au lieu d'un prieuré, vous donnerait

un palais, et au lieu d'un canonicat un évêché. N'a-t-elle pas comblé

d'honneurs et de richesses l'abbé Metastasio pour avoir fait des rimes?

que ne ferait-elle pas pour la vertu, si elle récompense ainsi le talent?

Allons, mon révérend, vous garderez cette pauvre Angiolina dans votre

maison; votre jardinière la nourrira, et plus tard vous l'élèverez dans la

religion et dans la vertu. Sa mère en eût fait un démon pour l'enfer, et

vous en ferez un ange pour le ciel!


--Tu fais de moi ce que tu veux, dit le chanoine ému et attendri,

en laissant son favori déposer l'enfant sur ses genoux; allons, nous

baptiserons Angèle demain matin, tu seras son parrain... Si Brigide

était encore là, nous la forcerions à être ta commère, et sa fureur nous

divertirait. Sonne pour qu'on nous amène la nourrice, et que tout soit

fait selon la volonté de Dieu! Quant à la bourse que Corilla nous a

laissée... (oui-da! cinquante sequins de Venise!) nous n'en avons que faire

ici. Je me charge des dépenses présentes pour l'enfant, et de son sort

futur, si on ne le réclame pas. Prends donc cet or, il t'est bien dû pour

la vertu singulière, et le grand coeur dont tu as fait preuve dans tout

ceci.


--De l'or pour payer ma vertu et la bonté de mon coeur! s'écria Consuelo

en repoussant la bourse avec dégoût. Et l'or de la Corilla! le prix du

mensonge, de la prostitution peut-être! Ah! monsieur le chanoine, cela

souille même la vue! Distribuez-le aux pauvres, cela portera bonheur à

notre pauvre Angèle.»





LXXXI.



Pour la première fois de sa vie peut-être le chanoine ne dormit guère. Il

sentait en lui une émotion et une agitation étranges. Sa tête était pleine

d'accords, de mélodies et de modulations qu'un léger sommeil venait briser

à chaque instant, et qu'à chaque intervalle de réveil il cherchait malgré

lui, et même avec une sorte de dépit, à reprendre et à renouer sans pouvoir

y parvenir. Il avait retenu par coeur les phrases les plus saillantes des

morceaux que Consuelo lui avait chantés; il les entendait résonner encore

dans sa cervelle, dans son diaphragme; et puis tout à coup le fil de

l'idée musicale se brisait dans sa mémoire au plus bel endroit, et il la

recommençait mentalement cent fois de suite, sans pouvoir aller une note

plus loin. C'est en vain que, fatigué de cette audition imaginaire, il

s'efforçait de la chasser; elle revenait toujours se placer dans son

oreille, et il lui semblait que la clarté de son feu vacillait en mesure

sur le satin cramoisi de ses rideaux. Les petits sifflements qui sortent

des bûches enflammées avaient l'air de vouloir chanter aussi ces maudites

phrases dont la fin restait dans l'imagination fatiguée du chanoine comme

un arcane impénétrable. S'il eût pu en retrouver une entière, il lui

semblait qu'il eût pu être délivré de cette obsession de réminiscences.

Mais la mémoire musicale est ainsi faite, qu'elle nous tourmente et nous

persécute jusqu'à ce que nous l'ayons rassasiée de ce dont elle est avide

et inquiète.


Jamais la musique n'avait fait tant d'impression sur le cerveau du

chanoine, bien qu'il eût été toute sa vie un dilettante remarquable.

Jamais voix humaine n'avait bouleversé ses entrailles comme celle de

Consuelo. Jamais physionomie, jamais langage et manières n'avaient

exercé sur son âme une fascination comparable à celle que les traits,

la contenance et les paroles de Consuelo exerçaient sur lui depuis

trente-six heures. Le chanoine devinait-il ou ne devinait-il pas le sexe

du prétendu Bertoni? Oui et non. Comment vous expliquer cela? Il faut que

vous sachiez qu'à cinquante ans le chanoine avait l'esprit aussi chaste

que les moeurs, et les moeurs aussi pures qu'une jeune fille. A cet égard,

c'était un saint homme que notre chanoine; il avait toujours été ainsi,

et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que, bâtard du roi le plus

débauché dont l'histoire fasse mention, il ne lui en avait presque rien

coûté pour garder son voeu de chasteté. Né avec un tempérament flegmatique

(nous disons aujourd'hui lymphatique), il avait été si bien élevé dans

l'idée du canonicat, il avait toujours tant chéri le bien-être et la

tranquillité, il était si peu propre aux luttes cachées que les passions

brutales livrent à l'ambition ecclésiastique; en un mot, il désirait tant

le repos et le bonheur, qu'il avait eu pour premier et pour unique principe

dans la vie, de sacrifier tout à la possession tranquille d'un bénéfice;

amour, amitié, vanité, enthousiasme, vertu même, s'il l'eût fallu. Il

s'était préparé de bonne heure et habitué de longue main à tout immoler

sans effort et presque sans regret. Malgré cette théorie affreuse de

l'égoïsme, il était resté bon, humain, affectueux et enthousiaste à

beaucoup d'égards, parce que sa nature était bonne, et que la nécessité

de réprimer ses meilleurs instincts ne s'était presque jamais présentée.

Sa position indépendante lui avait toujours permis de cultiver l'amitié,

la tolérance et les arts; mais l'amour lui était interdit, et il avait tué

l'amour, comme le plus dangereux ennemi de son repos et de sa fortune.

Cependant, comme l'amour est de nature divine, c'est-à-dire immortel,

quand nous croyons l'avoir tué, nous n'avons pas fait autre chose que de

l'ensevelir vivant dans notre coeur. Il peut y sommeiller sournoisement

durant de longues années, jusqu'au jour où il lui plaît de se ranimer.

Consuelo apparaissait à l'automne de cette vie de chanoine, et cette longue

apathie de l'âme se changeait en une langueur tendre, profonde, et plus

tenace qu'on ne pouvait le prévoir. Ce coeur apathique ne savait point

bondir et palpiter pour un objet aimé; mais il pouvait se fondre comme la

glace au soleil, se livrer, connaître l'abandon de soi-même, la soumission,

et cette sorte d'abnégation patiente qu'on est surpris de rencontrer

quelquefois chez les égoïstes quand l'amour s'empare de leur forteresse.


Il aimait donc, ce pauvre chanoine; à cinquante ans, il aimait pour la

première fois, et il aimait celle qui ne pouvait jamais répondre à son

amour. Il ne le pressentait que trop, et voilà pourquoi il voulait se

persuader à lui-même, en dépit de toute vraisemblance, que ce n'était

pas de l'amour qu'il éprouvait, puisque ce n'était pas une femme qui le

lui inspirait.


A cet égard il s'abusait complètement, et, dans toute la naïveté de son

coeur, il prenait Consuelo pour un garçon. Lorsqu'il remplissait des

fonctions canoniques à la cathédrale de Vienne, il avait vu nombre de

beaux et jeunes enfants à la maîtrise; il avait entendu des voix claires,

argentines et quasi femelles pour la pureté et la flexibilité; celle de

Bertoni était plus pure et plus flexible mille fois. Mais c'était une voix

italienne, pensait-il; et puis Bertoni était une nature d'exception, un de

ces enfants précoces dont les facultés, le génie et l'aptitude sont des

prodiges. Et tout fier, tout enthousiasmé d'avoir ce trésor sur le grand

chemin, le chanoine rêvait déjà de le faire connaître au monde, de le

lancer, d'aider à sa fortune et à sa gloire. Il s'abandonnait à tous les

élans d'une affection paternelle et d'un orgueil bienveillant, et sa

conscience ne devait pas s'en effrayer; car l'idée d'un amour vicieux et

immonde, comme celui qu'on avait attribué à Gravina pour Métastase, le

chanoine ne savait même pas ce que c'était. Il n'y pensait pas, il n'y

croyait même pas, et cet ordre d'idées paraissait à son esprit chaste et

droit une abominable et bizarre supposition des méchantes langues.


Personne n'eût cru à cette pureté enfantine dans l'imagination du chanoine,

homme d'esprit un peu railleur, très-facétieux, plein de finesse et de

pénétration en tout ce qui avait rapport à la vie sociale. Il y avait

pourtant tout un monde d'idées, d'instincts et de sentiments qui lui était

inconnu. Il s'était endormi dans la joie de son coeur, en faisant mille

projets pour son jeune protégé, en se promettant pour lui-même de passer sa

vie dans les plus saintes délices musicales, et en s'attendrissant à l'idée

de cultiver, en les tempérant un peu, les vertus qui brillaient dans cette

âme généreuse et ardente; mais réveillé à toutes les heures de la nuit par

une émotion singulière, poursuivi par l'image de cet enfant merveilleux,

tantôt inquiet et effrayé à l'idée de le voir se soustraire à sa tendresse

déjà un peu jalouse, tantôt impatient d'être au lendemain pour lui réitérer

sérieusement des offres, des promesses et des prières qu'il avait eu l'air

d'écouter en riant, le chanoine, étonné de ce qui se passait en lui, se

persuada mille choses autres que la vérité.


«J'étais donc destiné par la nature à avoir beaucoup d'enfants et à les

aimer avec passion, se demandait-il avec une honnête simplicité, puisque

la seule pensée d'en adopter un aujourd'hui me jette dans une pareille

agitation? C'est pourtant la première fois de ma vie que ce sentiment-là

se révèle à mon coeur, et voilà que dans un seul jour l'admiration

m'attache à l'un, la sympathie à l'autre, la pitié à un troisième! Bertoni,

Beppo, Angiolina! me voilà en famille tout d'un coup, moi qui plaignais

les embarras des parents, et qui remerciais Dieu d'être obligé par état

au repos de la solitude! Est-ce la quantité et l'excellence de la musique

que j'ai entendue aujourd'hui qui me donne une exaltation d'idées si

nouvelle?... C'est plutôt ce délicieux café à la vénitienne dont j'ai pris

deux tasses au lieu d'une, par pure gourmandise!... J'ai eu la tête si

bien montée tout le jour, que je n'ai presque pas pensé à mon volkameria,

desséché pourtant par la faute de Pierre!


«Il mio cor si divide...»


Allons, voilà encore cette maudite phrase qui me revient! La peste soit de

ma mémoire!... Que ferai-je pour dormir?... Quatre heures du matin, c'est

inouï!... J'en ferai une maladie!»


Une idée lumineuse vint enfin au secours du bon chanoine; il se leva,

prit son écritoire, et résolut de travailler à ce fameux livre entrepris

depuis si longtemps, et non encore commencé. Il lui fallait consulter

le Dictionnaire du droit canonique pour se remettre dans son sujet;

il n'en eut pas lu deux pages que ses idées s'embrouillèrent, ses yeux

s'appesantirent, le livre coula doucement de l'édredon sur le tapis, la

bougie s'éteignit à un soupir de béatitude somnolente exhalé de la robuste

poitrine du saint homme, et il dormit enfin du sommeil du juste jusqu'à

dix heures du matin.


Hélas! que son réveil fut amer, lorsque, d'une main engourdie et

nonchalante, il ouvrit le billet suivant, déposé par André sur son

guéridon, avec sa tasse de chocolat!


«Nous partons, monsieur et révérend chanoine; un devoir impérieux nous

appelait à Vienne, et nous avons craint de ne pouvoir résister à vos

généreuses instances. Nous nous sauvons comme des ingrats: mais nous

ne le sommes point, et jamais nous ne perdrons le souvenir de votre

hospitalité envers nous, et de votre charité sublime pour l'enfant

abandonné. Nous viendrons vous en remercier. Avant huit jours, vous nous

reverrez; veuillez différer jusque là le baptême d'Angèle, et compter sur

le dévouement respectueux et tendre de vos humbles protégés.»


«BERTONI, BEPPO.»


Le chanoine pâlit, soupira et agita sa sonnette.


«Ils sont partis? dit-il à André.


--Avant le jour, monsieur le chanoine.


--Et qu'ont-ils dit en partant? ont-ils déjeuné, au moins? ont-ils désigné

le jour où ils reviendraient?


--Personne ne les a vus partir, monsieur le chanoine. Ils se sont en allés

comme ils sont venus, par-dessus les murs. En m'éveillant j'ai trouvé leurs

chambres désertes; le billet que vous tenez était sur leur table, et toutes

les portes de la maison et de l'enclos fermées comme je les avais laissées

hier soir. Ils n'ont pas emporté une épingle, ils n'ont pas touché à un

fruit, les pauvres enfants!...


--Je le crois bien!» s'écria le chanoine, et ses yeux se remplirent de

larmes.


Pour chasser sa mélancolie, André essaya de lui faire faire le menu de

son dîner.


«Donne-moi ce que tu voudras, André!» répondit le chanoine d'une voix

déchirante, et il retomba en gémissant sur son oreiller.


Le soir de ce jour-là, Consuelo et Joseph entrèrent dans Vienne à la faveur

des ombres. Le brave perruquier Keller fut mis dans la confidence, les

reçut à bras ouverts, et hébergea de son mieux la noble voyageuse. Consuelo

fit mille amitiés à la fiancée de Joseph, tout en s'affligeant en secret de

ne la trouver ni gracieuse ni belle. Le lendemain matin, Keller tressa les

cheveux flottants de Consuelo; sa fille l'aida à reprendre les vêtements

de son sexe, et lui servit de guide jusqu'à la maison qu'habitait le

Porpora.





LXXXII



A la joie que Consuelo éprouva de serrer dans ses bras son maître et son

bienfaiteur, succéda un pénible sentiment qu'elle eut peine à renfermer.

Un an ne s'était pas écoulé depuis qu'elle avait quitté le Porpora, et

cette année d'incertitudes, d'ennuis et de chagrins avait imprimé au

front soucieux du maestro les traces profondes de la souffrance et de

la vieillesse. Il avait pris cet embonpoint maladif où l'inaction et la

langueur de l'âme font tomber les organisations affaissées. Son regard

avait le feu qui l'animait encore naguère, et une certaine coloration

bouffie de ses traits trahissait de funestes efforts tentés pour chercher

dans le vin l'oubli de ses maux ou le retour de l'inspiration refroidie

par l'âge et le découragement.


L'infortuné compositeur s'était flatté de retrouver à Vienne quelques

nouvelles chances de succès et de fortune. Il avait été reçu avec une

froide estime, et il trouvait ses rivaux, plus heureux, en possession de

la faveur impériale et de l'engouement du public. Métastase avait écrit

des drames et des oratorio pour Caldera, pour Predieri, pour Fuchs, pour

Reüter et pour Hasse; Métastase, le poëte de la cour (_poeta cesareo_),

l'écrivain à la mode, le _nouvel Albane_, le favori des muses et des dames,

le charmant, le précieux, l'harmonieux, le coulant, le divin Métastase,

en un mot, celui de tous les cuisiniers dramatiques dont les mets avaient

le goût le plus agréable et la digestion la plus facile, n'avait rien

écrit pour Porpora, et n'avait voulu lui rien promettre. Le maestro avait

peut-être encore des idées; il avait au moins sa science, son admirable

entente des voix, ses bonnes traditions napolitaines, son goût sévère, son

large style, et ses fiers et mâles récitatifs dont la beauté grandiose

n'a jamais été égalée. Mais il n'avait pas de public, et il demandait en

vain un poëme. Il n'était ni flatteur ni intrigant; sa rude franchise lui

faisait des ennemis, et sa mauvaise humeur rebutait tout le monde.


Il porta ce sentiment jusque dans l'accueil affectueux et paternel qu'il

fit à Consuelo.


«Et pourquoi as-tu quitté si tôt la Bohême? lui dit-il après l'avoir

embrassée avec émotion. Que viens-tu faire ici, malheureuse enfant? Il

n'y a point ici d'oreilles pour t'écouter, ni de coeurs pour te comprendre;

il n'y a point ici de place pour toi, ma fille. Ton vieux maître est tombé

dans le mépris public, et, si tu veux réussir, tu feras bien d'imiter les

autres en feignant de ne pas le connaître, ou de le mépriser, comme font

tous ceux qui lui doivent leur talent, leur fortune et leur gloire.


--Hélas! vous doutez donc aussi de moi? lui dit Consuelo, dont les yeux se

remplirent de larmes. Vous voulez renier mon affection et mon dévouement,

et faire tomber sur moi le soupçon et le dédain que les autres ont mis dans

votre âme! O mon maître! vous verrez que je ne mérite pas cet outrage. Vous

le verrez! voilà tout ce que je puis-vous dire.»


Le Porpora fronça le sourcil, tourna le dos, fit quelques pas dans sa

chambre, revint vers Consuelo, et voyant qu'elle pleurait, mais ne trouvant

rien de doux et de tendre à lui dire, il lui prit son mouchoir des mains

et le lui passa sur les yeux avec une rudesse paternelle, en lui disant:


«Allons, allons!»


Consuelo vit qu'il était pâle et qu'il étouffait de gros soupirs dans sa

large poitrine; mais il contint son émotion, et tirant une chaise à côté

d'elle:


«Allons, reprit-il, raconte-moi ton séjour en Bohême, et dis-moi pourquoi

tu es revenue si brusquement? Parle donc, ajouta-t-il avec un peu

d'impatience. Est-ce que tu n'as pas mille choses à me dire? Tu t'ennuyais

là-bas? ou bien les Rudolstadt ont été mal pour toi? Oui, eux aussi sont

capables de t'avoir blessée et tourmentée! Dieu sait que c'étaient les

seules personnes de l'univers en qui j'avais encore foi: mais Dieu sait

aussi que tous les hommes sont capables de tout ce qui est mal!


--Ne dites pas cela, mon ami, répondit Consuelo. Les Rudolstadt sont des

anges, et je ne devrais parler d'eux qu'à genoux; mais j'ai dû les quitter,

j'ai dû les fuir, et même sans les prévenir, sans leur dire adieu.


--Qu'est-ce à dire? Est-ce toi qui as quelque chose à te reprocher envers

eux? Me faudrait-il rougir de toi, et me reprocher de t'avoir envoyée chez

ces braves gens?


--Oh, non! non, Dieu merci, maître! Je n'ai rien à me reprocher, et vous

n'avez point à rougir de moi.


--Alors, qu'est-ce donc?»


Consuelo, qui savait combien il fallait faire au Porpora les réponses

courtes et promptes lorsqu'il donnait son attention à la connaissance

d'un fait ou d'une idée, lui annonça, en peu de mots, que le comte Albert

voulait l'épouser, et qu'elle n'avait pu se décider à lui rien promettre

avant d'avoir consulté son père adoptif.


Le Porpora fit une grimace de colère et d'ironie.


«Le comte Albert! s'écria-t-il, l'héritier des Rudolstadt, le descendant

des rois de Bohême, le seigneur de Riesenburg! il a voulu t'épouser, toi,

petite Égyptienne? toi, la laideron de la Scuola, la fille sans père, la

comédienne sans argent et sans engagement? toi, qui as demandé l'aumône,

pieds nus, dans les carrefours de Venise?


--Moi! votre élève! moi, votre fille adoptive! oui, moi, la Porporina!

répondit Consuelo avec un orgueil tranquille et doux.


--Belle illustration et brillante condition! En effet, reprit le maestro

avec amertume, j'avais oublié celles-là dans la nomenclature. La dernière

et l'unique élève d'un maître sans école, l'héritière future de ses

guenilles et de sa honte, la continuatrice d'un nom qui est déjà effacé de

la mémoire des hommes! il y a de quoi se vanter, et voilà de quoi rendre

fous les fils des plus illustres familles!


--Apparemment, maître, dit Consuelo avec un sourire mélancolique et

caressant, que nous ne sommes pas encore tombés si bas dans l'estime des

hommes de bien qu'il vous plaît de le croire; car il est certain que le

comte veut m'épouser, et que je viens ici vous demander votre agrément pour

y consentir, ou votre protection pour m'en défendre.


--Consuelo, répondit le Porpora d'un ton froid et sévère, je n'aime point

ces sottises-là. Vous devriez savoir que je hais les romans de pensionnaire

ou les aventures de coquette. Jamais je ne vous aurais crue capable de

vous mettre en tête pareilles billevesées, et je suis vraiment honteux pour

vous d'entendre de telles choses. Il est possible que le jeune comte de

Rudolstadt ait pris pour vous une fantaisie, et que, dans l'ennui de la

solitude, ou dans l'enthousiasme de la musique, il vous ait fait deux

doigts de cour; mais comment avez-vous été assez impertinente pour prendre

l'affaire au sérieux, et pour vous donner, par cette feinte ridicule, les

airs d'une princesse de roman? Vous me faites pitié; et si le vieux comte,

si la chanoinesse, si la baronne Amélie sont informés de vos prétentions,

vous me faites honte; je vous le dis encore une fois, je rougis de vous.»


Consuelo savait qu'il ne fallait pas contredire le Porpora lorsqu'il était

en train de déclamer, ni l'interrompre au milieu d'un sermon. Elle le

laissa exhaler son indignation, et quand il lui eut dit tout ce qu'il put

imaginer de plus blessant et de plus injuste, elle lui raconta de point

en point, avec l'accent de la vérité et la plus scrupuleuse exactitude,

tout ce qui s'était passé au château des Géants, entre elle, le comte

Albert, le comte Christian, Amélie, la chanoinesse et Anzoleto. Le Porpora,

qui, après avoir donné un libre cours à son besoin d'emportement et

d'invectives, savait, lui aussi, écouter et comprendre, prêta la plus

sérieuse attention à son récit; et quand elle eut fini, il lui adressa

encore plusieurs questions pour s'enquérir de nouveaux détails et pénétrer

complétement dans la vie intime et dans les sentiments de toute la famille.


«Alors!... lui dit-il enfin, tu as bien agi, Consuelo. Tu as été sage, tu

as été digne, tu as été forte comme je devais l'attendre de toi. C'est

bien. Le ciel t'a protégée, et il te récompensera en te délivrant une fois

pour toutes de cet infâme Anzoleto. Quant au jeune comte, tu n'y dois pas

penser. Je te le défends. Un pareil sort ne te convient pas. Jamais le

comte Christian ne te permettra de redevenir artiste, sois assurée de cela.

Je connais mieux que toi l'orgueil indomptable des nobles. Or, à moins que

tu ne te fasses à cet égard des illusions que je trouverais puériles et

insensées, je ne pense pas que tu hésites un instant entre la fortune des

grands et celle des enfants de l'art... Qu'en penses-tu?... Réponds-moi

donc! Par le corps de Bacchus, on dirait que tu ne m'entends pas!


--Je vous entends fort bien, mon maître, et je vois que vous n'avez rien

compris à tout ce que je vous ai dit.


--Comment, je n'ai rien compris! Je ne comprends plus rien, n'est-ce pas?»


Et les petits yeux noirs du maestro retrouvèrent le feu de la colère.

Consuelo, qui connaissait son Porpora sur le bout de son doigt, vit qu'il

fallait lui tenir tête, si elle voulait se faire écouter de nouveau.


«Non, Vous ne m'avez pas comprise, répliqua-t-elle avec assurance; car

vous me supposez des velléités d'ambition très-différentes de celles que

j'ai. Je n'envie pas la fortune des grands, soyez-en persuadé; et ne me

dites jamais, mon maître, que je la fais entrer pour quelque chose dans mes

irrésolutions. Je méprise les avantages qu'on n'acquiert pas par son propre

mérite, vous m'avez élevée dans ce principe, et je n'y saurais déroger.

Mais il y a bien dans la vie quelque autre chose que l'argent et la vanité,

et ce quelque chose est assez précieux pour contre-balancer les enivrements

de la gloire et les joies de la vie d'artiste. C'est l'amour d'un homme

comme Albert, c'est le bonheur domestique, ce sont les joies de la famille.

Le public est un maître capricieux, ingrat et tyrannique. Un noble époux

est un ami, un soutien, un autre soi-même. Si j'arrivais à aimer Albert

comme il m'aime, je ne penserais plus à la gloire, et probablement je

serais plus heureuse.


--Quel sot langage est-ce là? s'écria le maestro. Êtes-vous devenue folle?

Donnez-vous dans la sentimentalité allemande? Bon Dieu! dans quel mépris de

l'art vous êtes tombée, madame la comtesse! Vous venez de me raconter que

votre Albert, comme vous vous permettez de l'appeler, vous faisait plus de

peur que d'envie; que vous vous sentiez mourir de froid et de crainte à ses

côtés, et mille autres choses que j'ai très-bien entendues et comprises, ne

vous en déplaise; et maintenant que vous êtes délivrée de ses poursuites,

maintenant que vous êtes rendue à la liberté, le seul bien, la seule

condition de développement de l'artiste, vous venez me demander s'il ne

faut point vous remettre la pierre au cou pour vous jeter au fond du puits

qu'habite votre amant visionnaire? Eh! allez donc! faites, si bon vous

semble; je ne me mêle plus de vous, et je n'ai plus rien à vous dire.

Je ne perdrai pas mon temps à causer davantage avec une personne qui ne

sait ni ce qu'elle dit, ni ce qu'elle veut. Vous n'avez pas le sens commun,

et je suis votre serviteur.»


En disant cela, le Porpora se mit à son clavecin et improvisa d'une main

ferme et sèche plusieurs modulations savantes pendant lesquelles Consuelo,

désespérant de l'amener ce jour-là à examiner le fond de la question,

réfléchit au moyen de le remettre au moins de meilleure humeur. Elle y

réussit en lui chantant les airs nationaux qu'elle avait appris en Bohême,

et dont l'originalité transporta le vieux maître. Puis elle l'amena

doucement à lui faire voir les dernières compositions qu'il avait essayées.

Elle les lui chanta à livre ouvert avec une si grande perfection, qu'il

retrouva tout son enthousiasme, toute sa tendresse pour elle. L'infortuné,

n'ayant plus d'élève habile auprès de lui, et se méfiant de tout ce qui

l'approchait, ne goûtait plus le plaisir de voir ses pensées rendues par

une belle voix et comprises par une belle âme. Il fut si touché de

s'entendre exprimé selon son coeur, par sa grande et toujours docile

Porporina, qu'il versa des larmes de joie et la pressa sur son sein en

s'écriant:


«Ah! tu es la première cantatrice du monde! Ta voix a doublé de volume et

d'étendue, et tu as fait autant de progrès que si je t'avais donné des

leçons tous les jours depuis un an. Encore, encore, ma fille; redis-moi ce

thème. Tu me donnes le premier instant de bonheur que j'aie goûté depuis

bien des mois!»


Ils dînèrent ensemble, bien maigrement, à une petite table, près de la

fenêtre. Le Porpora était mal logé; sa chambre, triste, sombre et toujours

en désordre, donnait sur un angle de rue étroite et déserte. Consuelo,

le voyant bien disposé, se hasarda à lui parler de Joseph Haydn. La seule

chose qu'elle lui eût cachée, c'était son long voyage pédestre avec ce

jeune homme, et les incidents bizarres qui avaient établi entre eux une

si douce et si loyale intimité. Elle savait que son maître prendrait en

grippe, selon sa coutume, tout aspirant à ses leçons dont on commencerait

par lui faire l'éloge. Elle raconta donc d'un air d'indifférence qu'elle

avait rencontré, dans une voiture aux approches de Vienne, un pauvre petit

diable qui lui avait parlé de l'école du Porpora avec tant de respect et

d'enthousiasme, qu'elle lui avait presque promis d'intercéder en sa faveur

auprès du Porpora lui-même.


«Eh! quel est-il, ce jeune homme? demanda le maestro; à quoi se

destine-t-il? A être artiste, sans doute, puisqu'il est pauvre diable!

Oh! je le remercie de sa clientèle. Je ne veux plus enseigner le chant qu'à

des fils de famille. Ceux-là paient, n'apprennent rien, et sont fiers de

nos leçons, parce qu'ils se figurent savoir quelque chose en sortant de

nos mains. Mais les artistes! tous lâches, tous ingrats, tous traîtres et

menteurs. Qu'on ne m'en parle pas. Je ne veux jamais en voir un franchir

le seuil de cette chambre. Si cela arrivait, vois-tu, je le jetterais par

la fenêtre à l'instant même.»


Consuelo essaya de le dissuader de ces préventions; mais elle les trouva

si obstinées, qu'elle y renonça, et, se penchant un peu à la fenêtre,

dans un moment où son maître avait le dos tourné, elle fit avec ses doigts

un premier signe, et puis un second. Joseph, qui rôdait dans la rue en

attendant ce signal convenu, comprit que le premier mouvement des doigts

lui disait de renoncer à tout espoir d'être admis comme élève auprès du

Porpora; le second l'avertissait de ne pas paraître avant une demi-heure.


Consuelo parla d'autre chose, pour faire oublier au Porpora ce qu'elle

venait de lui dire; et, la demi-heure écoulée, Joseph frappa à la porte.

Consuelo alla lui ouvrir, feignit de ne pas le connaître, et revint

annoncer au maestro que c'était un domestique qui se présentait pour

entrer à son service.


«Voyons ta figure! cria le Porpora au jeune homme tremblant; approche!

Qui t'a dit que j'eusse besoin d'un domestique? Je n'en ai aucun besoin.


--Si vous n'avez pas besoin de domestique, répondit Joseph éperdu, mais

faisant bonne contenance comme Consuelo le lui avait recommandé, c'est bien

malheureux pour moi, Monsieur; car j'ai bien besoin de trouver un maître.


--On dirait qu'il n'y a que moi qui puisse te faire gagner ta vie! Répliqua

le Porpora. Tiens, regarde mon appartement et mon mobilier; crois-tu que

j'aie besoin d'un laquais pour arranger tout cela?


--Eh! vraiment oui, Monsieur, vous en auriez besoin, reprit Haydn en

affectant une confiante simplicité; car tout cela est fort mal en ordre.»


En parlant ainsi, il se mit tout de suite à la besogne, et commença à

ranger la chambre avec une symétrie et un sang-froid apparent qui donnèrent

envie de rire au Porpora. Joseph jouait le tout pour le tout; car si son

zèle n'eût diverti le maître, il eût fort risqué d'être payé à coups de

canne.


Voilà un drôle de corps, qui veut me servir malgré moi, dit le Porpora en

le regardant faire. Je te dis, idiot, que je n'ai pas le moyen de payer un

domestique. Continueras-tu à faire l'empressé?


--Qu'à cela ne tienne, Monsieur! Pourvu que vous me donniez vos vieux

habits, et un morceau de pain tous les jours, je m'en contenterai. Je suis

si misérable, que je me trouverai fort heureux de ne pas mendier mon pain.


--Mais pourquoi n'entres-tu pas dans une maison riche?


--Impossible, Monsieur; on me trouve trop petit et trop laid. D'ailleurs,

je n'entends rien à la musique, et vous savez que tous les grands seigneurs

d'aujourd'hui veulent que leurs laquais sachent faire une petite partie de

viole ou de flûte pour la musique de chambre. Moi, je n'ai jamais pu me

fourrer une note de musique dans la tête.


--Ah! ah! tu n'entends rien à la musique. Eh bien, tu es l'homme qu'il

me faut. Si tu te contentes de la nourriture et des vieux habits, je te

prends; car, aussi bien, voilà ma fille qui aura besoin d'un garçon

diligent pour faire ses commissions. Voyons! que sais-tu faire? Brosser

les habits, cirer les souliers, balayer, ouvrir et fermer la porte?


--Oui, Monsieur, je sais faire tout cela.


--Eh bien, commence. Prépare-moi l'habit que tu vois étendu sur mon lit,

car je vais dans une heure chez l'ambassadeur. Tu m'accompagneras,

Consuelo. Je veux te présenter à monsignor Corner, que tu connais déjà,

et qui vient d'arriver des eaux avec la signora. Il y a là-bas une petite

chambre que je te cède; va faire un peu de toilette aussi pendant que je me

préparerai.»


Consuelo obéit, traversa l'antichambre, et, entrant dans le cabinet sombre

qui allait devenir son appartement, elle endossa son éternelle robe noire

et son fidèle fichu blanc, qui avaient fait le voyage sur l'épaule de

Joseph.


«Pour aller à l'ambassade, ce n'est pas un très-bel équipage, pensa-t-elle;

mais on m'a vue commencer ainsi à Venise, et cela ne m'a pas empêchée de

bien chanter et d'être écoutée avec plaisir.»


Quand elle fut prête, elle repassa dans l'antichambre, et y trouva Haydn,

qui crêpait gravement la perruque du Porpora, plantée sur un bâton. En se

regardant, ils étouffèrent de part et d'autre un grand éclat de rire.


«Eh! comment fais-tu pour arranger cette belle perruque? lui dit-elle à

voix bien basse, pour ne pas être entendue du Porpora, qui s'habillait

dans la chambre voisine.


--Bah! répondit Joseph, cela va tout seul. J'ai souvent vu travailler

Keller! Et puis, il m'a donné une leçon ce matin, et il m'en donnera

encore, afin que j'arrive à la perfection du lissé et du crêpé.


--Ah! prends courage, mon pauvre garçon, dit Consuelo en lui serrant la

main; le maître finira par se laisser désarmer. Les routes de l'art sont

encombrées d'épines mais on parvient à y cueillir de belles fleurs.


--Merci de la métaphore, chère soeur Consuelo. Sois sûre que je ne me

rebuterai pas, et pourvu qu'en passant auprès de moi sur l'escalier ou

dans la cuisine tu me dises de temps en temps un petit mot d'encouragement

et d'amitié, je supporterai tout avec plaisir.


--Et je t'aiderai à remplir tes fonctions, reprit Consuelo en souriant.

Crois-tu donc que moi aussi je n'aie pas commencé comme toi? Quand j'étais

petite, j'étais souvent la servante du Porpora. J'ai plus d'une fois fait

ses commissions, battu son chocolat et repassé ses rabats. Tiens, pour

commencer, je vais t'enseigner à brosser cet habit, car tu n'y entends

rien; tu casses les boutons et tu fanes les revers.»


Elle lui prit la brosse des mains, et lui donna l'exemple avec adresse et

dextérité. Mais, entendant le Porpora qui approchait, elle lui repassa la

brosse précipitamment, et prit un air grave pour lui dire en présence du

maître:


--«Eh bien, petit, dépêchez-vous donc!»





LXXXIII.



Ce n'était point à l'ambassade de Venise, mais chez l'ambassadeur,

c'est-à-dire dans la maison de sa maîtresse, que le Porpora conduisait

Consuelo. La Wilhelmine était une belle créature, infatuée de musique, et

dont tout le plaisir, dont toute la prétention était de rassembler chez

elle, en petit comité, les artistes et les dilettanti qu'elle pouvait y

attirer sans compromettre par trop d'apparat la dignité diplomatique de

monsignor Corner. A l'apparition de Consuelo, il y eut un moment de

surprise, de doute, puis un cri de joie et une effusion de cordialité dès

qu'on se fut assuré que c'était bien la Zingarella, la merveille de l'année

précédente à San-Samuel. Wilhelmine, qui l'avait vue tout enfant venir chez

elle, derrière le Porpora, portant ses cahiers, et le suivant comme un

petit chien, s'était beaucoup refroidie à son endroit, en lui voyant

ensuite recueillir tant d'applaudissements et d'hommages dans les salons

de la noblesse, et tant de couronnes sur la scène. Ce n'est pas que cette

belle personne fût méchante, ni qu'elle daignât être jalouse d'une fille

si longtemps réputée laide à faire peur. Mais la Wilhelmine aimait à faire

la grande dame, comme toutes celles qui ne le sont pas. Elle avait chanté

de grands airs avec le Porpora (qui, la traitant comme un talent d'amateur,

lui avait laissé essayer de tout), lorsque la pauvre Consuelo étudiait

encore cette fameuse petite feuille de carton où le maître renfermait toute

sa méthode de chant, et à laquelle il tenait ses élèves sérieux durant cinq

ou six ans. La Wilhelmine ne se figurait donc pas qu'elle pût avoir pour

la Zingarella un autre sentiment que celui d'un charitable intérêt. Mais

de ce qu'elle lui avait jadis donné quelques bonbons, ou de ce qu'elle lui

avait mis entre les mains un livre d'images pour l'empêcher de s'ennuyer

dans son antichambre, elle concluait qu'elle avait été une des plus

officieuses protectrices de ce jeune talent. Elle avait donc trouvé fort

extraordinaire et fort inconvenant que Consuelo, parvenue en un instant

au faîte du triomphe, ne se fût pas montrée humble, empressée, et remplie

de reconnaissance envers elle. Elle avait compté que lorsqu'elle aurait

de petites réunions d'hommes choisis, Consuelo ferait gracieusement et

gratuitement les frais de la soirée, en chantant pour elle et avec elle

aussi souvent et aussi longtemps qu'elle le désirerait, et qu'elle pourrait

la présenter à ses amis, en se donnant les gants de l'avoir aidée dans ses

débuts et quasi formée à l'intelligence de la musique. Les choses s'étaient

passées autrement: le Porpora, qui avait beaucoup plus à coeur d'élever

d'emblée son élève Consuelo au rang qui lui convenait dans la hiérarchie

de l'art, que de complaire à sa protectrice Wilhelmine, avait ri, dans sa

barbe, des prétentions de cette dernière; et il avait défendu à Consuelo

d'accepter les invitations un peu trop familières d'abord, un peu trop

impérieuses ensuite, de madame l'ambassadrice _de la main gauche_.

Il avait su trouver mille prétextes pour se dispenser de la lui amener,

et la Wilhelmine en avait pris un étrange dépit contre la débutante,

jusqu'à dire qu'elle n'était pas assez belle pour avoir jamais des succès

incontestés; que sa voix, agréable dans un salon, à la vérité, manquait de

sonorité au théâtre, qu'elle ne tenait pas sur la scène tout ce qu'avait

promis son enfance, et autres malices de même genre connues de tout temps

et en tous pays.


Mais bientôt la clameur enthousiaste du public avait étouffé ces petites

insinuations, et la Wilhelmine, qui se piquait d'être un bon juge, une

savante élève du Porpora, et une âme généreuse, n'avait osé poursuivre

cette guerre sourde contre la plus brillante élève du Maestro, et contre

l'idole du public. Elle avait mêlé sa voix à celle des vrais dilettanti

pour exalter Consuelo, et si elle l'avait un peu dénigrée encore pour

l'orgueil et l'ambition dont elle avait fait preuve en ne mettant pas

sa voix à la disposition de _madame l'ambassadrice_, c'était bien bas et

tout à fait à l'oreille de quelques-uns que _madame l'ambassadrice_ se

permettait de l'en blâmer.


Cette fois, lorsqu'elle vit Consuelo venir à elle dans sa petite toilette

des anciens jours, et lorsque le Porpora la lui présenta officiellement,

ce qu'il n'avait jamais fait auparavant, vaine et légère comme elle était,

la Wilhelmine pardonna tout, et s'attribua un rôle de grandeur généreuse.

Embrassant la Zingarella sur les deux joues,


«Elle est ruinée, pensa-t-elle; elle a fait quelque folie, ou perdu la

voix, peut-être; car on n'a pas entendu parler d'elle depuis longtemps.

Elle nous revient à discrétion. Voici le vrai moment de la plaindre, de la

protéger, et de mettre ses talents à l'épreuve ou à profit.»


Consuelo avait l'air si doux et si conciliant, que la Wilhelmine, ne

retrouvant pas ce ton de hautaine prospérité qu'elle lui avait supposé

à Venise, se sentit fort à l'aise avec elle et la combla de prévenances.

Quelques Italiens, amis de l'ambassadeur, qui se trouvaient là, se

joignirent à elle pour accabler Consuelo d'éloges et de questions, qu'elle

sut éluder avec adresse et enjouement. Mais tout à coup sa figure devint

sérieuse, et une certaine émotion s'y trahit, lorsqu'au milieu du groupe

d'Allemands qui la regardaient curieusement de l'autre extrémité du salon,

elle reconnut une figure qui l'avait déjà gênée ailleurs; celle de

l'inconnu, ami du chanoine, qui l'avait tant examinée et interrogée,

trois jours auparavant, chez le curé du village où elle avait chanté la

messe avec Joseph Haydn. Cet inconnu l'examinait encore avec une curiosité

extrême, et il était facile de voir qu'il questionnait ses voisins sur son

compte. La Wilhelmine s'aperçut de la préoccupation de Consuelo.


«Vous regardez M. Holzbaüer? lui dit-elle. Le connaissez-vous?


--Je ne le connais pas, répondit Consuelo, et j'ignore si c'est celui que

je regarde.


--C'est le premier à droite de la console, reprit l'ambassadrice. Il est

actuellement directeur du théâtre de la cour, et sa femme est première

cantatrice à ce même théâtre. Il abuse de sa position, ajouta-t-elle tout

bas, pour régaler la cour et la ville de ses opéras, qui, entre nous, ne

valent pas le diable. Voulez-vous que je vous fasse faire connaissance

avec lui? C'est un fort galant homme.


--Mille grâces, Signora; répondit Consuelo, je suis trop peu de chose ici

pour être présentée à ce personnage, et je suis certaine d'avance qu'il ne

m'engagera pas à son théâtre.


--Et pourquoi cela mon coeur? Cette belle voix, qui n'avait pas sa pareille

dans toute l'Italie, aurait-elle souffert du séjour de la Bohême? car vous

avez vécu tout ce temps en Bohême, nous dit-on; dans le pays le plus froid

et le plus triste du monde! C'est bien mauvais pour la poitrine, et je ne

m'étonne pas que vous en ayez ressenti les effets. Mais ce n'est rien, la

voix vous reviendra à notre beau soleil de Venise.»


Consuelo, voyant que la Wilhelmine était fort pressée de décréter

l'altération de sa voix, s'abstint de démentir cette opinion, d'autant plus

que son interlocutrice avait fait elle-même la question et la réponse. Elle

ne se tourmentait pas de cette charitable supposition, mais de l'antipathie

qu'elle devait s'attendre à rencontrer chez Holzbaüer à cause d'une réponse

un peu brusque et un peu sincère qui lui était échappée sur sa musique

au déjeuner du presbytère. Le maestro de la cour ne manquerait pas de se

venger en racontant dans quel équipage et en quelle compagnie il l'avait

rencontrée sur les chemins, et Consuelo craignait que cette aventure,

arrivant aux oreilles du Porpora, ne l'indisposât contre elle, et surtout

contre le pauvre Joseph.


Il en fut autrement: Holzbaüer ne dit pas un mot de l'aventure, pour

des raisons que l'on saura par la suite; et loin de montrer la moindre

animosité à Consuelo, il s'approcha d'elle, et lui adressa des regards dont

la malignité enjouée n'avait rien que de bienveillant. Elle feignit de ne

pas les comprendre. Elle eût craint de paraître lui demander le secret, et

quelles que pussent être les suites de leur rencontre, elle était trop

fière pour ne pas les affronter tranquillement.


Elle fut distraite de cet incident par la figure d'un vieillard à l'air

Dur et hautain, qui montrait cependant beaucoup d'empressement à lier

conversation avec le Porpora; mais celui-ci, fidèle à sa mauvaise humeur,

lui répondait à peine, et à chaque instant faisait un effort et cherchait

un prétexte pour se débarrasser de lui.


«Celui-ci, dit Wilhelmine, qui n'était pas fâchée de faire à Consuelo la

liste des célébrités qui ornaient son salon, c'est un maître illustre,

c'est le Buononcini. Il arrive de Paris, où il a joué lui-même une partie

de violoncelle dans un motet de sa composition en présence du roi; vous

savez que c'est lui qui a fait fureur si longtemps à Londres, et qui, après

une lutte obstinée de théâtre à théâtre contre Haendel, a fini par vaincre

ce dernier dans l'opéra.


--Ne dites pas cela, signora, dit avec vivacité le Porpora qui venait de

se débarrasser du Buononcini, et, qui, se rapprochant des deux femmes,

avait entendu les dernières paroles de Wilhelmine; oh! ne dites pas un

pareil blasphème! Personne n'a vaincu Haendel, personne ne le vaincra.

Je connais mon Haendel, et vous ne le connaissez pas encore. C'est le

premier d'entre nous, et je le confesse, quoique j'aie eu l'audace de

lutter aussi contre lui dans des jours de folle jeunesse; j'ai été écrasé,

cela devait être, cela est juste. Buononcini, plus heureux, mais non

plus modeste ni plus habile que moi, a triomphé aux yeux des sots et aux

oreilles des barbares. Ne croyez donc pas ceux qui vous parlent de ce

triomphe-là; ce sera l'éternel ridicule de mon confrère Buononcini, et

l'Angleterre rougira un jour d'avoir préféré ses opéras à ceux d'un génie,

d'un géant tel que Haendel. La mode, la _fashion_, comme ils disent là-bas,

le mauvais goût, l'emplacement favorable du théâtre, une coterie, des

intrigues et, plus que tout cela, le talent de prodigieux chanteurs que

le Buononcini avait pour interprètes, l'ont emporté en apparence. Mais

Haendel prend dans la musique sacrée une revanche formidable... Et, quant à

M. Buononcini, je n'en fais pas grand cas. Je n'aime pas les escamoteurs,

et je dis qu'il a escamoté son succès dans l'opéra tout aussi légitimement

que dans la cantate.»


Le Porpora faisait allusion à un vol scandaleux qui avait mis en émoi tout

le monde musical; le Buononcini s'étant attribué en Angleterre la gloire

d'une composition que Lotti avait faite trente ans auparavant, et qu'il

avait réussi à prouver sienne d'une manière éclatante, après un long débat

avec l'effronté maestro. La Wilhelmine essaya de défendre le Buononcini,

et cette contradiction ayant enflammé la bile du Porpora:


«Je vous dis, je vous soutiens, s'écria-t-il sans se soucier d'être entendu

de Buononcini, que Haendel est supérieur, même dans l'opéra, à tous les

hommes du passé et du présent. Je veux vous le prouver sur l'heure.

Consuelo, mets-toi au piano, et chante-nous l'air que je te désignerai.


--Je meurs d'envie d'entendre l'admirable Porporina, reprit la Wilhelmine;

mais je vous supplie, qu'elle ne débute pas ici, en présence du Buononcini

et de M. Holzbaüer, par du Haendel. Ils ne pourraient être flattés d'un

pareil choix...


--Je le crois bien, dit Porpora, c'est leur condamnation vivante, leur

arrêt de mort!


--Eh bien, en ce cas, reprit-elle, faites chanter quelque chose de vous,

maître!


--Vous savez, sans doute, que cela n'exciterait la jalousie de personne!

mais moi, je veux qu'elle chante du Haendel! je le veux!


--Maître, n'exigez pas que je chante aujourd'hui, dit Consuelo, j'arrive

d'un long voyage...


--Certainement, ce serait abuser de son obligeance, et je ne lui demande

rien, moi, reprit Wilhelmine. En présence des juges qui sont ici, et de

M. Holzbaüer surtout, qui a la direction du théâtre impérial, il ne faut

pas compromettre votre élève; prenez-y garde!


--La compromettre! à quoi songez-vous? dit brusquement Porpora en haussant

les épaules; je l'ai entendue ce matin, et je sais si elle risque de se

compromettre devant vos Allemands!»


Ce débat fût heureusement interrompu par l'arrivée d'un nouveau personnage.

Tout le monde s'empressa pour lui faire accueil, et Consuelo, qui avait vu

et entendu à Venise, dans son enfance, cet homme grêle, efféminé de visage

avec des manières rogues et une tournure bravache, quoiqu'elle le retrouvât

vieilli, fané, enlaidi, frisé ridiculement et habillé avec le mauvais goût

d'un Céladon suranné, reconnut à l'instant même, tant elle en avait gardé

un profond souvenir, l'incomparable, l'inimitable sopraniste Majorano, dit

Caffarelli ou plutôt Caffariello, comme on l'appelle partout, excepté en

France.


Il était impossible de voir un fat plus impertinent que ce bon Caffariello.

Les femmes l'avaient gâté par leurs engouements, les acclamations du public

lui avaient fait tourner la tête. Il avait été si beau, ou, pour mieux

dire, si joli dans sa jeunesse, qu'il avait débuté en Italie dans les rôles

de femme; maintenant qu'il tirait sur la cinquantaine (il paraissait même

beaucoup plus vieux que son âge, comme la plupart des sopranistes), il

était difficile de le se représenter en Didon, ou en Galathée, sans avoir

grande envie de rire. Pour racheter ce qu'il y avait de bizarre dans sa

personne, il se donnait de grands airs de matamore, et à tout propos

élevait sa voix claire et douce, sans pouvoir en changer la nature. Il y

avait dans toutes ces affectations, et dans cette exubérance de vanité,

un bon côté cependant. Caffariello sentait trop la supériorité de son

talent pour être aimable; mais aussi il sentait trop la dignité de son rôle

d'artiste pour être courtisan. Il tenait tête follement et crânement aux

plus importants personnages, aux souverains même, et pour cela il n'était

point aimé des plats adulateurs, dont son impertinence faisait par trop la

critique. Les vrais amis de l'art lui pardonnaient tout, à cause de son

génie de virtuose; et malgré toutes les lâchetés qu'on lui reprochait

comme homme, on était bien forcé de reconnaître qu'il y avait dans sa vie

des traits de courage et de générosité comme artiste.


Ce n'était point volontairement, et de propos délibéré, qu'il avait montré

de la négligence et une sorte d'ingratitude envers le Porpora. Il se

souvenait bien d'avoir étudié huit ans avec lui, et d'avoir appris de lui

tout ce qu'il savait; mais il se souvenait encore davantage du jour où

son maître lui avait dit: «A présent je n'ai plus rien à t'apprendre:

_Va, figlio mio, tu sei il primo musico del mondo_.» Et, de ce jour,

Caffariello, qui était effectivement (après Farinelli) le premier chanteur

Du monde, avait cessé de s'intéresser à tout ce qui n'était pas lui-même.

«Puisque je suis le premier, s'était-il dit, apparemment je suis le seul.

Le monde a été créé pour moi; le ciel n'a donné le génie aux poëtes et aux

Compositeurs que pour faire chanter Caffariello. Le Porpora n'a été le

premier maître de chant de l'univers que parce qu'il était destiné à former

Caffariello. Maintenant l'oeuvre du Porpora est finie, sa mission est

achevée, et pour la gloire, pour le bonheur, pour l'immortalité du Porpora,

il suffit que Caffariello vive et chante.» Caffariello avait vécu et

chanté, il était riche et triomphant, le Porpora était pauvre et délaissé;

mais Caffariello était fort tranquille, et se disait qu! il avait amassé

assez d'or et de célébrité pour que son maître fût bien payé d'avoir lancé

dans le monde un prodige tel que lui.





LXXXIV.



Caffariello, en entrant, salua fort peu tout le monde, mais alla baiser

tendrement et respectueusement la main de Wilhelmine: après quoi, il

accosta son directeur Holzbaüer avec un air d'affabilité protectrice, et

secoua la main de son maître Porpora avec une familiarité insouciante.

Partagé entre l'indignation que lui causaient ses manières et la nécessité

de le ménager (car en demandant un opéra de lui au théâtre, et en se

chargeant du premier rôle, Caffariello pouvait rétablir les affaires du

maestro), le Porpora se mit à le complimenter et à le questionner sur les

triomphes qu'il venait d'avoir en France, d'un ton de persiflage trop fin

pour que sa fatuité ne prît pas le change.


«La France?, répondit Caffariello; ne me parlez pas de la France! c'est le

pays de la petite musique, des petits musiciens, des petits amateurs, et

des petits grands seigneurs. Imaginez un faquin comme Louis XV, qui me fait

remettre par un de ses premiers gentilshommes, après m'avoir entendu dans

une demi-douzaine de concerts spirituels, devinez quoi? une mauvaise

tabatière!


--Mais en or, et garnie de diamants de prix, sans doute? dit le Porpora

en tirant avec ostentation la sienne qui n'était qu'en bois de figuier.


--Eh! sans doute, reprit le soprano; mais voyez l'impertinence! point de

portrait! A moi, une simple tabatière, comme si j'avais besoin d'une boîte

pour priser! Fi! quelle bourgeoisie royale! J'en ai été indigné.


--Et j'espère, dit le Porpora en remplissant de tabac son nez malin, que

tu auras donné une bonne leçon à ce petit roi-là?


--Je n'y ai pas manqué, par le corps de Dieu! Monsieur, ai-je dit au

premier gentilhomme en ouvrant un tiroir sous ses yeux éblouis; voilà

trente tabatières, dont la plus chétive vaut trente fois celle que vous

m'offrez; et vous voyez, en outre, que les autres souverains n'ont pas

dédaigné de m'honorer de leurs miniatures. Dites cela au roi votre maître,

Caffariello n'est pas à court de tabatières, Dieu merci!


--Par le sang de Bacchus! voilà un roi qui a dû être bien penaud! reprit

le Porpora.


--Attendez! ce n'est pas tout! Le gentilhomme a eu l'insolence de me

répondre qu'en fait d'étrangers Sa Majesté ne donnait son portrait qu'aux

ambassadeurs!


--Oui-da! le paltoquet! Et qu'as tu répondu?


--Écoutez bien, Monsieur, ai-je dit; apprenez qu'avec tous les ambassadeurs

du monde on ne ferait pas un Caffariello!


--Belle et bonne réponse! Ah! que je reconnais bien là mon Caffariello!

et tu n'as pas accepté sa tabatière?


--Non, pardieu! répondit Caffariello en tirant de sa poche par

préoccupation, une tabatière d'or enrichie de brillants.


--Ce ne serait pas celle-ci, par hasard? dit le Porpora en regardant

la boîte d'un air indifférent. Mais, dis-moi, as-tu vu là notre jeune

princesse de Saxe? Celle à qui j'ai mis pour la première fois les doigts

sur le clavecin, à Dresde, alors que la reine de Pologne, sa mère,

m'honorait de sa protection? C'était une aimable petite princesse!


--Marie-Joséphine?


--Oui, la grande dauphine de France.


--Si je l'ai vue? dans l'intimité! C'est une bien bonne personne. Ah!

la bonne femme! Sur mon honneur, nous sommes les meilleurs amis du monde.

Tiens! c'est elle qui m'a donné cela!»


Et il montra un énorme diamant qu'il avait au doigt.


«Mais on dit aussi qu'elle a ri aux éclats de ta réponse au roi sur son

présent.


--Sans doute, elle a trouvé que j'avais fort bien répondu, et que le roi

son beau-père avait agi avec moi comme un cuistre.


--Elle t'a dit cela, vraiment?


--Elle me l'a fait entendre, et m'a remis un passe-port qu'elle avait fait

signer par le roi lui-même.»


Tous ceux qui écoutaient ce dialogue se détournèrent pour rire sous cape.

Le Buononcini, en parlant des forfanteries de Caffariello en France,

Avait raconté, une heure auparavant, que la dauphine, en lui remettant

ce passe-port, illustré de la griffe du maître, lui avait fait remarquer

qu'il n'était valable que pour dix jours, ce qui équivalait clairement à

un ordre de sortir du royaume dans le plus court délai.


Caffariello, craignant peut-être qu'on ne l'interrogeât sur cette

circonstance, changea de conversation.


«Eh bien, maestro! dit-il au Porpora, as-tu fait beaucoup d'élèves à

Venise, dans ces derniers temps? En as-tu produit quelques-uns qui te

donnent de l'espérance?


--Ne m'en parle pas! répondit le Porpora. Depuis toi, le ciel a été avare,

et mon école stérile. Quand Dieu eut fait l'homme, il se reposa. Depuis que

le Porpora a fait le Caffariello, il se croise les bras et s'ennuie.


--Bon maître! reprit Caffariello charmé du compliment, qu'il prit tout

à fait en bonne part, tu as trop d'indulgence pour moi. Mais tu avais

pourtant quelques élèves qui promettaient, quand je t'ai vu à la _Scuola

dei Mendicanti?_ Tu y avais déjà formé la petite Corilla qui était goûtée

du public; une belle créature, par ma foi!


--Une belle créature, rien de plus.


--Rien de plus, en vérité? demanda M. Holzbaüer, qui avait l'oreille au

guet.



--Rien de plus, vous dis-je, répliqua le Porpora d'un ton d'autorité.


--Cela est bon à savoir, dit Holzbaüer en lui parlant à l'oreille. Elle est

arrivée ici hier soir, assez malade à ce qu'on m'a dit: et pourtant, dès ce

matin, j'ai reçu des propositions de sa part pour entrer au théâtre de la

cour.


--Ce n'est pas ce qu'il vous faut, reprit le Porpora. Votre femme

chante... dix fois mieux qu'elle!» Il avait failli dire moins mal, mais

il sut se retourner à temps.


«Je vous remercie de votre avis, répondit le directeur.


--Eh quoi! pas d'autre élève que la grosse Corilla? reprit Caffariello.

Venise est à sec? J'ai envie d'y aller le printemps prochain avec la Tesi.


--Pourquoi non?


--Mais la Tesi est entichée de Dresde. Ne trouverai-je donc pas un chat

pour miauler à Venise? Je ne suis pas bien difficile, moi, et le public

ne l'est pas, quand il a un primo-uomo de ma qualité pour enlever tout

l'opéra. Une jolie voix, docile et intelligente, me suffirait pour les

duos. Ah! à propos, maître! qu'as-tu fait d'une petite moricaude que je

t'ai vue?


--J'ai enseigné beaucoup de moricaudes.


--Oh! celle-là avait une voix prodigieuse, et je me souviens que je t'ai

dit en l'écoutant: Voilà une petite laideron qui ira loin! Je me suis

même amusé à lui chanter quelque chose. Pauvre petite! elle en a pleuré

d'admiration.


--Ah! ah! dit Porpora en regardant Consuelo, qui devint rouge comme le nez

du maestro.


--Comment diable s'appelait-elle? reprit Caffariello. Un nom

bizarre... Allons, tu dois t'en souvenir, maestro; elle était laide

comme tous les diables.


--C'était moi,» répondit Consuelo, qui surmonta avec franchise et bonhomie

son embarras, pour venir saluer gaiement et respectueusement Caffariello.


Caffariello ne se déconcerta pas pour si peu.


«Vous? lui dit-il lestement en lui prenant la main. Vous mentez; car vous

êtes une fort belle fille, et celle dont je parle...


--Oh! c'était bien moi! reprit Consuelo. Regardez-moi bien! Vous devez me

reconnaître. C'est bien la même Consuelo!


--Consuelo! oui, c'était son diable de nom. Mais je ne vous reconnais pas

du tout; et j'ai bien peur qu'on ne vous ait changée. Mon enfant, si, en

acquérant de la beauté, vous avez perdu la voix et le talent que vous

annonciez, vous auriez mieux fait de rester laide.


--Je veux que tu l'entendes!» dit le Porpora qui brûlait du désir de

produire son élève devant Holzbaüer.


Et il poussa Consuelo au clavecin, un peu malgré elle; car il y avait

longtemps qu'elle n'avait affronté un auditoire savant, et elle ne s'était

nullement préparée à chanter ce soir-là.


«Vous me mystifiez, disait Caffariello. Ce n'est pas la même que j'ai vue

à Venise.


--Tu vas en juger, répondait le Porpora.


--En vérité, maître, c'est une cruauté de me faire chanter, quand j'ai

encore cinquante lieues de poussière dans le gosier, dit Consuelo

timidement.


--C'est égal, chante, répondit le maestro.


--N'ayez pas peur de moi, mon enfant, dit Caffariello; je sais l'indulgence

qu'il faut avoir, et, pour vous ôter la peur, je vais chanter avec vous,

si vous voulez.


--A cette condition-là, j'obéirai, répondit-elle, et le bonheur que j'aurai

de vous entendre m'empêchera de penser à moi-même.


--Que pouvons-nous chanter ensemble? dit Caffariello au Porpora. Choisis

un duo, toi.


--Choisis toi-même, répondit-il. Il n'y a rien qu'elle ne puisse chanter

avec toi.


--Eh bien donc, quelque chose de ta façon, je veux te faire plaisir

aujourd'hui, maestro; et d'ailleurs je sais que la signora Wilhelmine a

ici toute ta musique, reliée et dorée avec un luxe oriental.


--Oui, grommela Porpora entre ses dents, mes oeuvres sont plus richement

habillées que moi.»


Caffariello prit les cahiers, feuilleta, et choisit un duo de

l'_Eumène_, opéra que le maestro avait écrit à Rome pour Farinelli. Il

chanta le premier solo avec cette grandeur, cette perfection, cette

_maestria_, qui faisaient oublier en un instant tous ses ridicules pour

ne laisser de place qu'à l'admiration et à l'enthousiasme. Consuelo se

sentit ranimée et vivifiée de toute la puissance de cet homme

extraordinaire, et chanta, à son tour, le solo de femme, mieux peut-être

qu'elle n'avait chanté de sa vie. Caffariello n'attendit pas qu'elle eût

fini pour l'interrompre par des explosions d'applaudissements.


«Ah! _cara!_ s'écria-t-il à plusieurs reprises: c'est à présent que je te

reconnais. C'est bien l'enfant merveilleux que j'avais remarqué à Venise:

mais à présent _figlia mia_, tu es un prodige (_un portento_), c'est

Caffariello qui te le déclare.»


La Wilhelmine fut un peu surprise, un peu décontenancée, de retrouver

Consuelo plus puissante qu'à Venise. Malgré le plaisir d'avoir les débuts

d'un tel talent dans son salon à Vienne, elle ne se vit pas, sans un peu

d'effroi et de chagrin, réduite à ne plus oser chanter à ses habitués,

après une telle virtuose, Elle fit pourtant grand bruit de son admiration.

Holzbaüer, toujours souriant dans sa cravate, mais craignant de ne pas

Trouver dans sa caisse assez d'argent pour payer un si grand talent,

garda, au milieu de ses louanges, une réserve diplomatique; le Buononcini

déclara que Consuelo surpassait encore madame Hasse et madame Cuzzoni.

L'ambassadeur entra dans de tels transports, que la Wilhelmine en fut

effrayée, surtout quand elle le vit ôter de son doigt un gros saphir pour

le passer à celui de Consuelo, qui n'osait ni l'accepter ni le refuser.

Le duo fut redemandé avec fureur; mais la porte s'ouvrit, et le laquais

Annonça avec une respectueuse solennité M. le comte de Hoditz: tout le

monde se leva par ce mouvement de respect instinctif que l'on porte, non

au plus illustre, non au plus digne, mais au plus riche.


«Il faut que j'aie bien du malheur, pensa Consuelo, pour rencontrer ici

d'emblée, et sans avoir eu le temps de parlementer, deux personnes qui

m'ont vue en voyage avec Joseph, et qui ont pris sans doute une fausse

idée de mes moeurs et de mes relations avec lui. N'importe, bon et honnête

Joseph, au prix de toutes les calomnies que notre amitié pourra susciter,

je ne la désavouerai jamais dans mon coeur ni dans mes paroles.»


Le comte Hoditz, tout chamarré d'or et de broderies, s'avança vers

Wilhelmine, et, à la manière dont on baisait la main de cette femme

entretenue, Consuelo comprit la différence qu'on faisait entre une telle

maîtresse de maison et les fières patriciennes qu'elle avait vues à Venise.

On était plus galant, plus aimable et plus gai auprès de Wilhelmine;

mais on parlait plus vite, on marchait moins légèrement, on croisait

les jambes plus haut, on mettait le dos à la cheminée: enfin on était un

autre homme que dans le monde officiel. On paraissait se plaire davantage

à ce sans-gêne; mais il y avait au fond quelque chose de blessant et de

méprisant que Consuelo sentit tout de suite, quoique ce quelque chose,

masqué par l'habitude du grand monde et les égards qu'on devait à

l'ambassadeur, fût quasi imperceptible.


Le comte Hoditz était, entre tous, remarquable par cette fine nuance de

laisser-aller qui, loin de choquer Wilhelmine, lui semblait un hommage

de plus. Consuelo n'en souffrait que pour cette pauvre personne dont

la gloriole satisfaite lui paraissait misérable. Quant à elle-même,

elle n'en était pas offensée; Zingarella, elle ne prétendait à rien,

et, n'exigeant pas seulement un regard, elle ne se souciait guère d'être

saluée deux ou trois lignes plus haut ou plus bas. «Je viens ici faire mon

métier de chanteuse, se disait-elle, et, pourvu que l'on m'approuve quand

j'ai fini, je ne demande qu'à me tenir inaperçue dans un coin; mais

cette femme, qui mêle sa vanité à son amour (si tant est qu'elle mêle un

peu d'amour à toute cette vanité), combien elle rougirait si elle voyait

le dédain et l'ironie cachés sous des manières si galantes et si

complimenteuses!»


On la fit chanter encore; on la porta aux nues, et elle partagea

littéralement avec Caffariello les honneurs de la soirée. A chaque instant

elle s'attendait à se voir abordée par le comte Hoditz, et à soutenir le

feu de quelque malicieux éloge. Mais, chose étrange! le comte Hoditz ne

s'approcha pas du clavecin, vers lequel elle affectait de se tenir tournée

pour qu'il ne vît pas ses traits, et lorsqu'il se fut enquis de son nom

et de son âge, il ne parut pas avoir jamais entendu parler d'elle. Le fait

est qu'il n'avait pas reçu le billet imprudent que, dans son audace

voyageuse, Consuelo lui avait adressé par la femme du déserteur. Il avait,

en outre, la vue fort basse; et comme ce n'était pas alors la mode de

lorgner en plein salon, il distinguait très-vaguement la pâle figure de

la cantatrice. On s'étonnera peut-être que, mélomane comme il se piquait

d'être, il n'eût pas la curiosité de voir de plus près une virtuose si

remarquable. Il faut qu'on se souvienne que le seigneur morave n'aimait

que sa propre musique, sa propre méthode et ses propres chanteurs. Les

grands talents ne lui inspiraient aucun intérêt et aucune sympathie; il

aimait à rabaisser dans son estime leurs exigences et leurs prétentions:

Et, lorsqu'on lui disait que la Faustina Bordoni gagnait à Londres

cinquante mille francs par an, et Farinelli cent cinquante mille francs,

il haussait les épaules et disait qu'il avait pour cinq cents francs de

gages, à son théâtre de Roswald, en Moravie, des chanteurs formés par lui

qui valaient bien Farinelli, Faustina, et M. Caffariello par-dessus le

marché.


Les grands airs de ce dernier lui étaient particulièrement antipathiques

et insupportables, par la raison que, dans sa sphère, M. le comte Hoditz

avait les mêmes travers et les mêmes ridicules. Si les vantards déplaisent

aux gens modestes et sages, c'est aux vantards surtout qu'ils inspirent le

plus d'aversion et de dégoût. Tout vaniteux déteste son pareil, et raille

en lui le vice qu'il porte en lui-même. Pendant qu'on écoutait le chant de

Caffariello, personne ne songeait à la fortune et au dilettantisme du comte

Hoditz. Pendant que Caffariello débitait ses hâbleries, le comte Hoditz ne

pouvait trouver place pour les siennes; enfin ils se gênaient l'un l'autre.

Aucun salon n'était assez vaste, aucun auditoire assez attentif, pour

contenir et contenter deux hommes dévorés d'une telle _approbativité_

(style phrénologique de nos jours).


Une troisième raison empêcha le comte Hoditz d'aller regarder et

reconnaître son Bertoni de Passaw: c'est qu'il ne l'avait presque pas

regardé à Passaw, et qu'il eût eu bien de la peine à le reconnaître ainsi

transformé. Il avait vu une petite fille _assez bien faite_, comme on

disait alors pour exprimer une personne passable; il avait entendu une

jolie voix fraîche et facile; il avait pressenti une intelligence assez

éducable; il n'avait senti et deviné rien de plus, et il ne lui fallait

rien de plus pour son théâtre de Roswald. Riche, il était habitué à acheter

sans trop d'examen et sans débat parcimonieux tout ce qui se trouvait à sa

convenance. Il avait voulu acheter le talent et la personne de Consuelo

comme nous achetons un couteau à Châtellerault et de la verroterie à

Venise. Le marché ne s'était pas conclu, et, comme il n'avait pas eu un

instant d'amour pour elle, il n'avait pas eu un instant de regret. Le dépit

avait bien un peu troublé la sérénité de son réveil à Passaw; mais les gens

qui s'estiment beaucoup ne souffrent pas longtemps d'un échec de ce genre.

Ils l'oublient vite; le monde n'est-il pas à eux, surtout quand ils sont

riches? Une aventure manquée, cent de retrouvées! s'était dit le noble

comte. Il chuchota avec la Wilhelmine durant le dernier morceau que chanta

Consuelo, et, s'apercevant que le Porpora lui lançait des regards furieux,

il sortit bientôt sans avoir trouvé aucun plaisir parmi ces musiciens

pédants et mal appris.





LXXXV.



Le premier mouvement de Consuelo, en rentrant dans la chambre, fut

d'écrire à Albert; mais elle s'aperçut bientôt que cela n'était pas aussi

facile à faire qu'elle se l'était imaginé. Dans un premier brouillon, elle

commençait à lui raconter tous les incidents de son voyage, lorsque la

crainte lui vint de l'émouvoir trop violemment par la peinture des fatigues

et des dangers qu'elle lui mettait sous les yeux. Elle se rappelait

l'espèce de fureur délirante qui s'était emparée de lui lorsqu'elle lui

avait raconté dans le souterrain les terreurs qu'elle venait d'affronter

pour arriver jusqu'à lui. Elle déchira donc cette lettre, et, pensant

qu'à une âme aussi profonde et à une organisation aussi impressionnable

il fallait la manifestation d'une idée dominante et d'un sentiment unique,

elle résolut de lui épargner tout le détail émouvant de la réalité, pour

ne lui exprimer, en peu de mots, que l'affection promise et la fidélité

jurée. Mais ce peu de mots ne pouvait être vague; s'il n'était pas

complétement affirmatif, il ferait naître des angoisses et des craintes

affreuses. Comment pouvait-elle affirmer qu'elle avait enfin reconnu

en elle-même l'existence de cet amour absolu et de cette résolution

inébranlable dont Albert avait besoin pour exister en l'attendant? La

sincérité, l'honneur de Consuelo, ne pouvaient se plier à une demi-vérité.

En interrogeant sévèrement son coeur et sa conscience, elle y trouvait bien

la force et le calme de la victoire remportée sur Anzoleto. Elle y trouvait

bien aussi, au point de vue de l'amour et de l'enthousiasme, la plus

complète indifférence pour tout autre homme qu'Albert; mais cette sorte

d'amour, mais cet enthousiasme sérieux qu'elle avait pour lui seul, c'était

toujours le même sentiment qu'elle avait éprouvé auprès de lui. Il ne

suffisait pas que le souvenir d'Anzoleto fût vaincu, que sa présence fût

écartée, pour que le comte Albert devînt l'objet d'une passion violente

dans le coeur de cette jeune fille. Il ne dépendait pas d'elle de se

rappeler sans effroi la maladie mentale du pauvre Albert, la triste

solennité du château des Géants, les répugnances aristocratiques de la

chanoinesse, le meurtre de Zdenko, la grotte lugubre de Schreckenstein,

enfin toute cette vie sombre et bizarre qu'elle avait comme rêvée en

Bohême; car, après avoir humé le grand air du vagabondage sur les cimes

du Boehmerwald, et en se retrouvant en pleine musique auprès du Porpora,

Consuelo ne se représentait déjà plus la Bohême que comme un cauchemar.

Quoiqu'elle eût résisté aux sauvages aphorismes artistiques du Porpora,

elle se voyait retombée dans une existence si bien appropriée à son

éducation, à ses facultés, et à ses habitudes d'esprit, qu'elle ne

concevait plus la possibilité de se transformer en châtelaine de

Riesenburg. Que pouvait-elle donc annoncer à Albert? que pouvait-elle

lui promettre et lui affirmer de nouveau? N'était-elle pas dans les mêmes

irrésolutions, dans le même effroi qu'à son départ du château? Si elle

était venue se réfugier à Vienne plutôt qu'ailleurs, c'est qu'elle y était

sous la protection de la seule autorité légitime qu'elle eût à reconnaître

dans sa vie. Le Porpora était son bienfaiteur, son père, son appui et son

maître dans l'acception la plus religieuse du mot. Près de lui, elle ne

se sentait plus orpheline; et elle ne se reconnaissait plus le droit de

disposer d'elle-même suivant la seule inspiration de son coeur ou de sa

raison. Or, le Porpora blâmait, raillait, et repoussait avec énergie

l'idée d'un mariage qu'il regardait comme le meurtre d'un génie, comme

l'immolation d'une grande destinée à la fantaisie d'un dévouement

romanesque. A Riesenburg aussi, il y avait un vieillard généreux, noble

et tendre, qui s'offrait pour père à Consuelo; mais change-t-on de père

suivant les besoins de sa situation? Et quand le Porpora disait non,

Consuelo pouvait-elle accepter le oui du comte Christian? Cela ne se devait

ni ne se pouvait, et il fallait attendre ce que prononcerait le Porpora

lorsqu'il aurait mieux examiné les faits et les sentiments. Mais, en

attendant cette confirmation ou cette transformation de son jugement,

que dire au malheureux Albert pour lui faire prendre patience en lui

laissant l'espoir? Avouer la première bourrasque de mécontentement du

Porpora, c'était bouleverser toute la sécurité d'Albert; la lui cacher,

c'était le tromper, et Consuelo ne voulait pas dissimuler avec lui. La vie

de ce noble jeune homme eût-elle dépendu d'un mensonge, Consuelo n'eût pas

fait ce mensonge. Il est des êtres qu'on respecte trop pour les tromper,

même en les sauvant.


Elle recommença donc, et déchira vingt commencements de lettre, sans

pouvoir se décider à en continuer une seule. De quelque façon qu'elle s'y

prît, au troisième mot, elle tombait toujours dans une assertion téméraire

ou dans une dubitation qui pouvait avoir de funestes effets. Elle se mit

au lit, accablée de lassitude, de chagrin et d'anxiétés, et elle y souffrit

longtemps du froid et de l'insomnie, sans pouvoir s'arrêter à aucune

résolution, à aucune conception nette de son avenir et de sa destinée.

Elle finit par s'endormir, et resta assez tard au lit pour que le Porpora,

qui était fort matinal, fût déjà sorti pour ses courses. Elle trouva Haydn

occupé, comme la veille, à brosser les habits et à ranger les meubles de

son nouveau maître.


«Allons donc, belle dormeuse, s'écria-t-il en voyant enfin paraître son

amie, je me meurs d'ennui, de tristesse, et de peur surtout, quand je ne

vous vois pas, comme un ange gardien, entre ce terrible professeur et moi.

Il me semble qu'il va toujours pénétrer mes intentions, déjouer le

complot, et m'enfermer dans son vieux clavecin, pour m'y faire périr

d'une suffocation harmonique. Il me fait dresser les cheveux sur la tête,

ton Porpora; et je ne peux pas me persuader que ce ne soit pas un vieux

diable italien, le Satan de ce pays-là étant reconnu beaucoup plus méchant

et plus fin que le nôtre.


--Rassure-toi, ami, répondit Consuelo; notre maître n'est que malheureux;

il n'est pas méchant. Commençons par mettre tous nos soins à lui donner

un peu de bonheur, et nous le verrons s'adoucir et revenir à son vrai

caractère. Dans mon enfance, je l'ai vu cordial et enjoué; on le citait

pour la finesse et la gaîté de ses reparties: c'est qu'alors il avait des

succès, des amis et de l'espérance. Si tu l'avais connu à l'époque où l'on

chantait son _Polifeme_ au théâtre de San-Mose, lorsqu'il me faisait entrer

avec lui sur le théâtre, et me mettait dans la coulisse d'où je pouvais

voir le dos des comparses et la tête du géant! Comme tout cela me semblait

beau et terrible, de mon petit coin! Accroupie derrière un rocher de

carton, ou grimpée sur une échelle à quinquets, je respirais à peine; et,

malgré moi, je faisais, avec ma tête et mes petits bras, tous les gestes,

tous les mouvements que je voyais faire aux acteurs. Et quand le maître

était rappelé sur la scène et forcé, par les cris du parterre, à repasser

sept fois devant le rideau, le long de la rampe, je me figurais que c'était

un dieu: c'est qu'il était fier, il était beau d'orgueil et d'effusion de

coeur, dans ces moments-là! Hélas! il n'est pas encore bien vieux, et le

voilà si changé, si abattu! Voyons, Beppo, mettons-nous à l'oeuvre, pour

qu'en rentrant il retrouve son pauvre logis un peu plus agréable qu'il ne

l'a laissé. D'abord je vais faire l'inspection de ses nippes, afin de voir

ce qui lui manque.


--Ce qui lui manque sera un peu long à compter, et ce qu'il a, très-court

à voir, répondit Joseph; car je ne sache que ma garde-robe qui soit plus

pauvre et en plus mauvais état.


--Eh bien, je m'occuperai aussi de remonter la tienne, car je suis ton

débiteur, Joseph; tu m'as nourrie et vêtue tout le long du voyage. Songeons

d'abord au Porpora. Ouvre-moi cette armoire. Quoi! un seul habit? celui

qu'il avait hier soir chez l'ambassadeur?


--Hélas! oui! un habit marron à boutons d'acier taillés, et pas très-frais,

encore! L'autre habit, qui est mûr et délabré à faire pitié, il l'a mis

pour sortir; et quant à sa robe de chambre, je ne sais si elle a jamais

existé; mais je la cherche en vain depuis une heure.»


Consuelo et Joseph s'étant mis à fureter partout, reconnurent que la robe

de chambre du Porpora était une chimère de leur imagination, de même que

son _pardessus_ et son manchon. Compte fait des chemises, il n'y en avait

que trois en haillons; les manchettes tombaient en ruines, et ainsi du

reste.


«Joseph, dit Consuelo, voilà une belle bague qu'on m'a donnée hier soir

en paiement de mes chansons; je ne veux pas la vendre, cela attirerait

l'attention sur moi, et indisposerait peut-être contre ma cupidité les

gens qui m'en ont gratifiée. Mais je puis la mettre en gage, et me faire

prêter dessus l'argent qui nous est nécessaire. Keller est honnête et

intelligent: il saura bien évaluer ce bijou, et connaîtra certainement

quelque usurier qui, en le prenant en dépôt, m'avancera une bonne somme.

Va vite et reviens.


--Ce sera bientôt fait, répondit Joseph. Il y a une espèce de bijoutier

israélite dans la maison de Keller, et ce dernier étant pour ces sortes

d'affaires secrètes le factotum de plus d'une belle dame, il vous fera

compter de l'argent d'ici à une heure; mais je ne veux rien pour moi,

entendez-vous, Consuelo! Vous-même, dont l'équipage a fait toute la route

sur mon épaule, vous avez grand besoin de toilette, et vous serez forcée

de paraître demain, ce soir peut-être, avec une robe un peu moins fripée

que celle-ci.


--Nous réglerons nos comptes plus tard, et comme je l'entendrai, Beppo.

N'ayant pas refusé tes services, j'ai le droit d'exiger que tu ne refuses

pas les miens. Allons! cours chez Keller.»


Au bout d'une heure, en effet, Haydn revint avec Keller et mille cinq

cents florins; Consuelo lui ayant expliqué ses intentions, Keller ressortit

et ramena bientôt un tailleur de ses amis, habile et expéditif, qui,

ayant pris la mesure de l'habit du Porpora et des autres pièces de

son habillement, s'engagea à rapporter dans peu de jours deux autres

habillements complets, une bonne robe de chambre ouatée, et même du linge

et d'autres objets nécessaires à la toilette, qu'il se chargea de commander

à des ouvrières _recommandables_.


«Maintenant dit Consuelo à Keller quand le tailleur fut parti, il me faut

le plus grand secret sur tout ceci. Mon maître est aussi fier qu'il est

pauvre, et certainement il jetterait mes pauvres dons par la fenêtre s'il

soupçonnait seulement qu'ils viennent de moi.


--Comment ferez-vous donc, signora, observa Joseph, pour lui faire endosser

ses habits neufs et abandonner les vieux sans qu'il s'en aperçoive?


--Oh! je le connais, et je vous réponds qu'il ne s'en apercevra pas.

Je sais comment il faut s'y prendre!


--Et maintenant, signora, reprit Joseph, qui, hors du tête-à-tête, avait

le bon goût de parler très-cérémonieusement à son amie, pour ne pas donner

une fausse opinion de la nature de leur amitié, ne penserez-vous pas aussi

à vous-même? Vous n'avez presque rien apporté avec vous de la Bohême, et

vos habits, d'ailleurs, ne sont pas à la mode de ce pays-ci.


--J'allais oublier cette importante affaire! Il faut que le bon monsieur

Keller soit mon conseil et mon guide.


--Oui-da! reprit Keller, je m'y entends, et si je ne vous fais pas

confectionner une toilette du meilleur goût, dites que je suis un ignorant

et un présomptueux.


--Je m'en remets à vous, bon Keller; seulement je vous avertis, en général,

que j'ai l'humeur simple, et que les choses voyantes, les couleurs

tranchées, ne conviennent ni à ma pâleur habituelle ni à mes goûts

tranquilles.


--Vous me faites injure, signora, en présumant que j'aie besoin de cet

avis. Ne sais-je pas, par état, les couleurs qu'il faut assortir aux

physionomies, et ne vois-je pas dans la vôtre l'expression de votre

naturel? Soyez tranquille, vous serez contente de moi, et bientôt vous

pourrez paraître à la cour, si bon vous semble, sans cesser d'être modeste

et simple comme vous voilà. Orner la personne, et non point la changer,

tel est l'art du coiffeur et celui du costumier.


--Encore un mot à l'oreille, cher monsieur Keller, dit Consuelo en

éloignant le perruquier de Joseph. Vous allez aussi faire habiller de neuf

maître Haydn des pieds à la tête, et, avec le reste de l'argent, vous

offrirez de ma part à votre fille une belle robe de soie pour le jour de

ses noces avec lui. J'espère qu'elles ne tarderont pas; car si j'ai du

succès ici, je pourrai être utile à notre ami et l'aider à se faire

connaître. Il a du talent, beaucoup de talent, soyez-en certain.


--En a-t-il réellement, signora? Je suis heureux de ce que vous me dites;

je m'en étais toujours douté. Que dis-je? j'en étais certain dès le premier

jour où je l'ai remarqué, tout petit enfant de choeur, à la maîtrise.


--C'est un noble garçon, reprit Consuelo, et vous serez récompensé par sa

reconnaissance et sa loyauté de ce que vous avez fait pour lui; car vous

aussi, Keller, je le sais, vous êtes un digne homme et un noble

coeur... Maintenant, dites-nous, ajouta-t-elle en se rapprochant de

Joseph avec Keller, si vous avez fait déjà ce dont nous étions convenus à

l'égard des protecteurs de Joseph. L'idée était venue de vous: l'avez-vous

mise à exécution?


--Si je l'ai fait, signora! répondit Keller. Dire et faire sont tout un

pour votre serviteur. En allant accommoder mes pratiques ce matin, j'ai

averti d'abord monseigneur l'ambassadeur de Venise (je n'ai pas l'honneur

de le coiffer en personne, mais je frise monsieur son secrétaire),

ensuite M. l'abbé de Métastase, dont je fais la barbe tous les matins,

et mademoiselle Marianne Martinez, sa pupille, dont la tête est également

dans mes mains. Elle demeure, ainsi que lui, dans ma maison... c'est-à-dire

que je demeure dans leur maison: n'importe! Enfin j'ai pénétré chez deux

ou trois autres personnes qui connaissent également la figure de Joseph,

et qu'il est exposé à rencontrer chez maître Porpora. Celles dont je

n'avais pas la pratique, je les abordais sous un prétexte quelconque:

«J'ai ouï dire que madame la baronne faisait chercher chez mes confrères

de la véritable graisse d'ours pour les cheveux, et je m'empresse de lui en

apporter que je garantis. Je l'offre gratis comme échantillon aux personnes

du grand monde, et ne leur demande que leur clientèle pour cette fourniture

si elles en sont satisfaites.» Ou bien: «Voici un livre d'église qui a été

trouvé à Saint-Etienne, dimanche dernier; et comme je coiffe la cathédrale

(c'est-à-dire la maîtrise de la cathédrale), j'ai été chargé de demander

à Votre Excellence si ce livre ne lui appartient pas.» C'était un vieux

bouquin de cuir doré et armorié, que j'avais pris dans le banc de quelque

chanoine pour le présenter, sachant bien que personne ne le réclamerait.

Enfin, quand j'avais réussi à me faire écouter un instant sous un prétexte

ou sous un autre, je me mettais à babiller avec l'aisance et l'esprit que

l'on tolère chez les gens de ma profession. Je disais, par exemple:

«J'ai beaucoup entendu parler de Votre Seigneurie à un habile musicien

de mes amis, Joseph Haydn; c'est ce qui m'a donné l'assurance de me

présenter dans la respectable maison de Votre Seigneurie.--Comment, me

disait-on, le petit Joseph? Un charmant talent, un jeune homme qui promet

beaucoup.--Ah! vraiment, répondais-je alors tout content de venir au fait,

Votre Seigneurie doit s'amuser de ce qui lui arrive de singulier et

d'avantageux dans ce moment-ci.--Que lui arrive-t-il donc? Je l'ignore

absolument.--Eh! il n'y a rien de plus comique et de plus intéressant

à la fois.--Il s'est fait valet de chambre.--Comment, lui, valet? Fi,

quelle dégradation! quel malheur pour un pareil talent! Il est donc

bien misérable? Je veux le secourir.--Il ne s'agit pas de cela, Seigneurie,

répondais-je; c'est l'amour de l'art qui lui a fait prendre cette

singulière résolution. Il voulait à toute force avoir des leçons de

l'illustre maître Porpora...--Ah! oui, je sais cela, et le Porpora refusait

de l'entendre et de l'admettre. C'est un homme de génie bien quinteux

et bien morose.--C'est un grand homme, un grand coeur, répondais-je

conformément aux intentions de la signora Consuelo, qui ne veut pas que

son maître soit raillé et blâmé dans tout ceci. Soyez sûr, ajoutais-je,

qu'il reconnaîtra bientôt la grande capacité du petit Haydn, et qu'il

lui donnera tous ses soins: mais, pour ne pas irriter sa mélancolie, et

pour s'introduire auprès de lui sans l'effaroucher, Joseph n'a rien trouvé

de plus ingénieux que d'entrer à son service comme valet, et de feindre la

plus complète ignorance en musique.--L'idée est touchante, charmante, me

répondait-on tout attendri; c'est l'héroïsme d'un véritable artiste; mais

il faut qu'il se dépêche d'obtenir les bonnes grâces du Porpora avant qu'il

soit reconnu et signalé à ce dernier comme un artiste déjà remarquable; car

le jeune Haydn est déjà aimé et protégé de quelques personnes, lesquelles

fréquentent précisément ce Porpora.--Ces personnes, disais-je alors d'un

air insinuant, sont trop généreuses, trop grandes, pour ne pas garder

à Joseph son petit secret tant qu'il sera nécessaire, et pour ne pas

feindre un peu avec le Porpora afin de lui conserver sa confiance.--Oh!

s'écriait-on alors, ce ne sera certainement pas moi qui trahirai le bon,

l'habile musicien Joseph! vous pouvez lui en donner ma parole, et défense

sera faite à mes gens de laisser échapper un mot imprudent aux oreilles du

maestro.» Alors on me renvoyait avec un petit présent ou une commande de

graisse d'ours, et, quant à monsieur le secrétaire d'ambassade, il s'est

vivement intéressé à l'aventure et m'a promis d'en régaler monseigneur

Corner à son déjeuner, afin que lui, qui aime Joseph particulièrement,

se tienne tout le premier sur ses gardes vis-à-vis du Porpora. Voilà ma

mission diplomatique remplie. Êtes-vous contente, signora?


--Si j'étais reine, je vous nommerais ambassadeur sur-le-champ, répondit

Consuelo. Mais j'aperçois dans la rue le maître qui revient. Sauvez-vous,

cher Keller, qu'il ne vous voie pas!


--Et pourquoi me sauverais-je, Signora! Je vais me mettre à vous coiffer,

et vous serez censée avoir envoyé chercher le premier perruquier venu par

votre valet Joseph.


--Il a plus d'esprit cent fois que nous, dit Consuelo à Joseph;» et elle

abandonna sa noire chevelure aux mains légères de Keller, tandis que Joseph

reprenait son plumeau et son tablier, et que le Porpora montait pesamment

l'escalier en fredonnant une phrase de son futur opéra.





LXXXVI.



Comme il était naturellement fort distrait, le Porpora, en embrassant au

front sa fille adoptive, ne remarqua pas seulement Keller qui la tenait

par les cheveux, et se mit à chercher dans sa musique le fragment écrit

de la phrase qui lui trottait par la cervelle. Ce fut en voyant ses

papiers, ordinairement épars sur le clavecin dans un désordre incomparable,

rangés en piles symétriques, qu'il sortit de sa préoccupation en s'écriant:


«Malheureux drôle! il s'est permis de toucher à mes manuscrits. Voilà bien

les valets! Ils croient ranger quand ils entassent! J'avais bien besoin,

ma foi, de prendre un valet! Voilà le commencement de mon supplice.


--Pardonnez-lui, maître, répondit Consuelo; votre musique était dans

le chaos...


--Je me reconnaissais dans ce chaos! je pouvais me lever la nuit et prendre

à tâtons dans l'obscurité n'importe quel passage de mon opéra; à présent

je ne sais plus rien, je suis perdu; j'en ai pour un mois avant de me

reconnaître.


--Non, maître, vous allez vous y retrouver tout de suite. C'est moi qui ai

fait la faute d'ailleurs, et quoique les pages ne fussent pas numérotées,

je crois avoir mis chaque feuillet à sa place. Regardez! je suis sûre que

vous lirez plus aisément dans le cahier que j'en ai fait que dans toutes

ces feuilles volantes qu'un coup de vent pouvait emporter par la fenêtre.


--Un coup de vent! prends-tu ma chambre pour les lagunes Fusine?


--Sinon un coup de vent, du moins un coup de plumeau, un coup de balai.


--Eh! qu'y avait-il besoin de balayer et d'épousseter ma chambre? Il y a

quinze jours que je l'habite, et je n'ai permis à personne d'y entrer.


--Je m'en suis bien aperçu, pensa Joseph.


--Eh bien, maître, il faut que vous me permettiez de changer cette

habitude. Il est malsain de dormir dans une chambre qui n'est pas aérée

et nettoyée tous les jours. Je me chargerai de rétablir méthodiquement

chaque jour le désordre que vous aimez, après que Beppo aura balayé et

rangé.


--Beppo! Beppo! qu'est-ce que cela? Je ne connais pas Beppo.


--Beppo, c'est lui, dit Consuelo en montrant Joseph. Il avait un nom si dur

à prononcer, que vous en auriez eu les oreilles déchirées à chaque instant.

Je lui ai donné le premier nom vénitien qui m'est venu. Beppo est bien;

c'est court; cela peut se chanter.


--Comme tu voudras! répondit le Porpora qui commençait à se radoucir en

feuilletant son opéra, et en le retrouvant parfaitement réuni et cousu en

un seul livre.


--Convenez, maître, dit Consuelo en le voyant sourire, que c'est plus

commode ainsi.


--Ah! tu veux toujours avoir raison, toi, reprit le maestro; tu seras

opiniâtre toute ta vie.


--Maître, avez-vous déjeuné? reprit Consuelo que Keller venait de rendre

à la liberté.


--As-tu déjeuné toi-même, répondit Porpora avec un mélange d'impatience et

de sollicitude.


--J'ai déjeuné. Et vous, maître?


--Et ce garçon, ce... Beppo, a-t-il mangé quelque chose?


--Il a déjeuné. Et vous, maître?


--Vous avez donc trouvé quelque chose ici? Je ne me souviens pas si j'avais

quelques provisions.


--Nous avons très-bien déjeuné. Et vous, maître?


--Et vous, maître! et vous, maître! Va au diable avec les questions.

Qu'est-ce cela te fait?


--Maître, tu n'as pas déjeuné! reprit Consuelo, qui se permettait

quelquefois de tutoyer le Porpora avec la familiarité vénitienne.


--Ah! je vois bien que le diable est entré dans ma maison. Elle ne me

laissera pas tranquille! Allons, viens ici, et chante-moi cette phrase.

Attention, je te prie.»


Consuelo s'approcha du clavecin et chanta la phrase, tandis que Keller,

qui était un dilettante renforcé, restait à l'autre bout de la chambre,

le peigne à la main et la bouche entr'ouverte. Le maestro, qui n'était

pas content de sa phrase, se la fit répéter trente fois de suite, tantôt

faisant appuyer sur certaines notes, tantôt sur certaines autres, cherchant

la nuance qu'il rêvait avec une obstination que pouvaient seules égaler la

patience et la soumission de Consuelo. Pendant ce temps, Joseph, sur un

signe de cette dernière, avait été chercher le chocolat qu'elle avait

préparé elle-même pendant les courses de Keller. Il l'apporta, et, devinant

les intentions de son amie, il le posa doucement sur le pupitre sans

éveiller l'attention du maître, qui, au bout d'un instant, le prit

machinalement, le versa dans la tasse, et l'avala avec grand appétit.

Une seconde tasse fut apportée et avalée de même avec renfort de pain et

de beurre, et Consuelo, qui était un peu taquine, lui dit en le voyant

manger avec plaisir: «Je le savais bien, maître, que tu n'avais pas

déjeuné.


--C'est vrai! répondit-il sans humeur; je crois que je l'avais oublié;

cela m'arrive souvent quand je compose, et je ne m'en aperçois que dans

la journée, quand j'éprouve des tiraillements d'estomac et des spasmes.


--Et alors, tu bois de l'eau-de-vie, maître?


--Qui t'a dit cela, petite sotte?


--J'ai trouvé la bouteille.


--Eh bien, que t'importe? Ne vas-tu pas m'interdire l'eau-de-vie?


--Oui, je te l'interdirai! Tu étais sobre à Venise, et tu te portais bien.


--Cela, c'est la vérité, dit le Porpora avec tristesse. Il me semblait que

tout allait au plus mal, et qu'ici tout irait mieux. Cependant tout va de

mal en pis pour moi. La fortune, la santé, les idées... tout!» Et il pencha

sa tête dans ses mains.


«Veux-tu que je te dise pourquoi tu as de la peine à travailler ici? reprit

Consuelo qui voulait le distraire, par des choses de détail, de l'idée de

découragement qui le dominait. C'est que tu n'as pas ton bon café à la

vénitienne, qui donne tant de force et de gaieté. Tu veux t'exciter à la

manière des Allemands, avec de la bière et des liqueurs; cela ne te va pas.


--Ah! c'est encore la vérité; mon bon café de Venise! c'était une source

intarissable de bons mots et de grandes idées. C'était le génie, c'était

l'esprit, qui coulaient dans mes veines avec une douce chaleur. Tout ce

qu'on boit ici rend triste ou fou.


--Eh bien, maître, prends ton café!


--Ici? du café? je n'en veux pas. Cela fait trop d'embarras. Il faut du

feu, une servante, une vaisselle qu'on lave, qu'on remue, qu'on casse avec

un bruit discordant au milieu d'une combinaison harmonique! Non, pas de

tout cela! Ma bouteille, par terre, entre mes jambes; c'est plus commode,

c'est plus tôt fait.


--Cela se casse aussi. Je l'ai cassée ce matin, en voulant la mettre dans

l'armoire.


--Tu m'as cassé ma bouteille! je ne sais à quoi tient, petite laide, que

je ne te casse ma canne sur les épaules.


--Bah! il y a quinze ans que vous me dites cela, et vous ne m'avez pas

encore donné une chiquenaude! Je n'ai pas peur du tout.


--Babillarde! chanteras-tu? me tireras-tu de cette phrase maudite? Je

parie que tu ne la sais pas encore, tant tu es distraite ce matin.


--Vous allez voir si je ne la sais pas par coeur,» dit Consuelo en fermant

le cahier brusquement.


Et elle la chanta comme elle la concevait, c'est-à-dire autrement que

Le Porpora. Connaissant son humeur, bien qu'elle eût compris, dès le

premier essai, qu'il s'était embrouillé dans son idée, et qu'à force de

la travailler il en avait dénaturé le sentiment, elle n'avait pas voulu

se permettre de lui donner un conseil. Il l'eût rejeté par esprit de

contradiction: mais en lui chantant cette phrase à sa propre manière,

tout en feignant de faire une erreur de mémoire, elle était bien sûre

qu'il en serait frappé. A peine l'eut-il entendue, qu'il bondit sur sa

chaise en frappant dans ses deux mains et en s'écriant:


«La voilà! la voilà! voilà ce que je voulais, et ce que je ne pouvais pas

trouver! Comment diable cela t'est-il venu?


--Est-ce que ce n'est pas ce que vous avez écrit? ou bien est-ce que le

hasard?... Si fait, c'est votre phrase.


--Non, c'est la tienne, fourbe! s'écria le Porpora qui était la candeur

même, et qui, malgré son amour maladif et immodéré de la gloire, n'eût

jamais rien fardé par vanité; c'est toi qui l'as trouvée! Répète-la-moi.

Elle est bonne, et j'en fais mon profit.»


Consuelo recommença plusieurs fois, et le Porpora écrivit sous sa dictée;

puis il pressa son élève sur son coeur en disant:


«Tu es le diable! J'ai toujours pensé que tu étais le diable!


--Un bon diable, croyez-moi, maître, répondit Consuelo en souriant.»


Le Porpora, transporté de joie d'avoir sa phrase, après une matinée

entière d'agitations stériles et de tortures musicales, chercha par terre

machinalement le goulot de sa bouteille, et, ne le trouvant pas, il se

remit à tâtonner sur le pupitre, et avala au hasard ce qui s'y trouvait.

C'était du café exquis, que Consuelo lui avait savamment et patiemment

préparé en même temps que le chocolat, et que Joseph venait d'apporter

tout brûlant, à un nouveau signe de son amie.


«O nectar des dieux! ô ami des musiciens! s'écria le Porpora en le

savourant: quel est l'ange, quelle est la fée qui t'a apporté de Venise

sous son aile?


--C'est le diable, répondit Consuelo.


--Tu es un ange et une fée, ma pauvre enfant, dit le Porpora avec douceur

en retombant sur son pupitre. Je vois bien que tu m'aimes, que tu me

soignes, que tu veux me rendre heureux! Jusqu'à ce pauvre garçon, qui

s'intéresse à mon sort! ajouta-t-il en apercevant Joseph qui, debout au

seuil de l'antichambre, le regardait avec des yeux humides et brillants!

Ah! mes pauvres enfants, vous voulez adoucir une vie bien déplorable!

Imprudents! vous ne savez pas ce que vous faites. Je suis voué à la

désolation, et quelques jours de sympathie et de bien-être me feront

sentir plus vivement l'horreur de ma destinée, quand ces beaux jours

seront envolés!


--Je ne te quitterai jamais, je serai toujours ta fille et ta servante,»

dit Consuelo en lui jetant ses bras autour du cou.


Le Porpora enfonça sa tête chauve dans son cahier et fondit en larmes.

Consuelo et Joseph pleuraient aussi, et Keller, que la passion de la

musique avait retenu jusque-là, et qui, pour motiver sa présence,

s'occupait à arranger la perruque du maître dans l'antichambre, voyant,

par la porte entr'ouverte, le tableau respectable et déchirant de sa

douleur, la piété filiale de Consuelo, et l'enthousiasme qui commençait

à faire battre le coeur de Joseph pour l'illustre vieillard, laissa tomber

son peigne, et prenant la perruque du Porpora pour un mouchoir, il la porta

à ses yeux, plongé qu'il était dans une sainte distraction.


Pendant quelques jours Consuelo fut retenue à la maison par un rhume. Elle

avait bravé, pendant ce long et aventureux voyage, toutes les intempéries

de l'air, tous les caprices de l'automne, tantôt brûlant, tantôt pluvieux

et froid, suivant les régions diverses qu'elle avait traversées. Vêtue à

la légère, coiffée d'un chapeau de paille, n'ayant ni manteau ni habits de

rechange lorsqu'elle était mouillée, elle n'avait pourtant pas eu le plus

léger enrouement. A peine fut-elle claquemurée dans ce logement sombre,

humide et mal aéré du Porpora, qu'elle sentit le froid et le malaise

paralyser son énergie et sa voix. Le Porpora eut beaucoup d'humeur de

ce contretemps. Il savait que pour obtenir à son élève un engagement au

théâtre Italien, il fallait se hâter; car madame Tesi, qui avait désiré

se rendre à Dresde, paraissait hésiter, séduite par les instances de

Caffariello et les brillantes propositions de Holzbaüer, jaloux d'attacher

au théâtre impérial une cantatrice aussi célèbre. D'un autre côté, la

Corilla, encore retenue au lit par les suites de son accouchement, faisait

intriguer auprès des directeurs ceux de ses amis qu'elle avait retrouvés à

Vienne, et se faisait fort de débuter dans huit jours si on avait besoin

d'elle. Le Porpora désirait ardemment que Consuelo fût engagée, et pour

elle-même, et pour le succès de l'opéra qu'il espérait faire accepter avec

elle.


Consuelo, pour sa part, ne savait à quoi se résoudre. Prendre un

engagement, c'était reculer le moment possible de sa réunion avec Albert;

c'était porter l'épouvante et la consternation chez les Rudolstadt, qui ne

s'attendaient certes pas à ce qu'elle reparût sur la scène; c'était, dans

leur opinion, renoncer à l'honneur de leur appartenir, et signifier au

jeune comte qu'elle lui préférait la gloire et la liberté. D'un autre

côté, refuser cet engagement, c'était détruire les dernières espérances

du Porpora; c'était lui montrer, à son tour, cette ingratitude qui avait

fait le désespoir et le malheur de sa vie; c'était enfin lui porter un coup

de poignard. Consuelo, effrayée de se trouver dans cette alternative, et

voyant qu'elle allait frapper un coup mortel, quelque parti qu'elle pût

prendre, tomba dans un morne chagrin. Sa robuste constitution la préserva

d'une indisposition sérieuse; mais durant ces quelques jours d'angoisse

et d'effroi, en proie à des frissons fébriles, à une pénible langueur,

accroupie auprès d'un maigre feu, ou se traînant d'une chambre à l'autre

pour vaquer aux soins du ménage, elle désira et espéra tristement qu'une

maladie grave vînt la soustraire aux devoirs et aux anxiétés de sa

situation.


L'humeur du Porpora, qui s'était épanouie un instant, redevint sombre,

querelleuse et injuste dès qu'il vit Consuelo, la source de son espoir

et le siège de sa force, tomber tout à coup dans l'abattement et

l'irrésolution. Au lieu de la soutenir et de la ranimer par l'enthousiasme

et la tendresse, il lui témoigna une impatience maladive qui acheva de

la consterner. Tour à tour faible et violent, le tendre et irascible

vieillard, dévoré du spleen qui devait bientôt consumer Jean-Jacques

Rousseau, voyait partout des ennemis, des persécuteurs et des ingrats,

sans s'apercevoir que ses soupçons, ses emportements et ses injustices

provoquaient et motivaient un peu chez les autres les mauvaises intentions

et les mauvais procédés qu'il leur attribuait. Le premier mouvement de ceux

qu'il blessait ainsi était de le considérer comme fou; le second, de le

croire méchant; le troisième, de se détacher, de se préserver, ou de se

venger de lui. Entre une lâche complaisance et une sauvage misanthropie,

il y a un milieu que le Porpora ne concevait pas, et auquel il n'arriva

jamais.


Consuelo, après avoir tenté d'inutiles efforts, voyant qu'il était moins

disposé que jamais à lui permettre l'amour et le mariage, se résigna à

ne plus provoquer des explications qui aigrissaient de plus en plus les

préventions de son infortuné maître. Elle ne prononça plus le nom d'Albert,

et se tint prête à signer l'engagement qui lui serait imposé par le

Porpora. Lorsqu'elle se retrouvait seule avec Joseph, elle éprouvait

quelque soulagement à lui ouvrir son coeur.


«Quelle destinée bizarre est la mienne! lui disait-elle souvent. Le ciel

m'a donné des facultés et une âme pour l'art, des besoins de liberté,

l'amour d'une fière et chaste indépendance; mais en même temps, au lieu

de me donner ce froid et féroce égoïsme qui assure aux artistes la force

nécessaire pour se frayer une route à travers les difficultés et les

séductions de la vie, cette volonté céleste m'a mis dans la poitrine un

coeur tendre et sensible qui ne bat que pour les autres, qui ne vit que

d'affection et de dévouement. Ainsi partagée entre deux forces contraires,

ma vie s'use, et mon but est toujours manqué. Si je suis née pour pratiquer

le dévouement, Dieu veuille donc ôter de ma tête l'amour de l'art, la

poésie, et l'instinct de la liberté, qui font de mes dévouements un

supplice et une agonie; si je suis née pour l'art et pour la liberté,

qu'il ôte donc de mon coeur la pitié, l'amitié, la sollicitude et la

crainte de faire souffrir, qui empoisonneront toujours mes triomphes et

entraveront ma carrière!


--Si j'avais un conseil à te donner, pauvre Consuelo, répondait Haydn,

ce serait d'écouter la voix de ton génie et d'étouffer le cri de ton coeur.

Mais je te connais bien maintenant, et je sais que tu ne le pourras pas.


--Non, je ne le peux pas, Joseph, et il me semble que je ne le pourrai

jamais. Mais, vois mon infortune, vois la complication de mon sort étrange

et malheureux! Même dans la voie du dévouement je suis si bien entravée et

tiraillée en sens contraires, que je ne puis aller où mon coeur me pousse,

sans briser ce coeur qui voudrait faire le bien de la main gauche, comme de

la main droite. Si je me consacre à celui-ci, j'abandonne et laisse périr

celui-là. J'ai par le monde un époux adoptif dont je ne puis être la femme

sans tuer mon père adoptif; et réciproquement, si je remplis mes devoirs de

fille, je tue mon époux. Il a été écrit que la femme quitterait son père et

sa mère pour suivre son époux; mais je ne suis, en réalité, ni épouse ni

fille. La loi n'a rien prononcé pour moi, la société ne s'est pas occupée

de mon sort. Il faut que mon coeur choisisse. La passion d'un homme ne le

gouverne pas, et, dans l'alternative où je suis, la passion du devoir et

du dévouement ne peut pas éclairer mon choix. Albert et le Porpora sont

également malheureux, également menacés de perdre la raison ou la vie.

Je suis aussi nécessaire à l'un qu'à l'autre... Il faut que je sacrifie

l'un des deux.


--Et pourquoi? Si vous épousiez le comte, le Porpora n'irait-il pas vivre

près de vous deux? Vous l'arracheriez ainsi à la misère, vous le ranimeriez

par vos soins, vous accompliriez vos deux dévouements à la fois.


--S'il pouvait en être ainsi, je te jure, Joseph, que je renoncerais à

l'art et à la liberté, mais tu ne connais pas le Porpora; c'est de gloire

et non de bien-être et de sécurité qu'il est avide. Il est dans la misère,

et il ne s'en aperçoit pas; il en souffre sans savoir d'où lui vient son

mal. D'ailleurs, rêvant toujours des triomphes et l'admiration des hommes,

il ne saurait descendre à accepter leur pitié. Sois sûr que sa détresse

est, en grande partie, l'ouvrage de son incurie et de son orgueil. S'il

disait un mot, il a encore quelques amis, on viendrait à son secours; mais,

outre qu'il n'a jamais regardé si sa poche était vide ou pleine (tu as bien

vu qu'il n'en sait pas davantage à l'égard dé son estomac), il aimerait

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