celle de l'honnête M. Mayer, ce sont mes petits drôles de ce matin; je
reconnais l'accent de l'aîné. Êtes-vous là aussi, le gondolier? ajouta-t-il
en vénitien et en appelant Consuelo.
--C'est moi, répondit-elle dans le même dialecte. Nous nous sommes égarés,
et nous vous demandons, mon bon Monsieur, où nous pourrons trouver un
palais ou une écurie pour nous retirer. Dites-le-nous, si vous le savez.
--Eh! mes pauvres enfants! reprit M. Mayer, vous êtes à deux grands milles
au moins de toute espèce d'habitation. Vous ne trouverez pas seulement un
chenil le long de ces montagnes. Mais j'ai pitié de vous: montez dans ma
voiture; je puis vous y donner deux places sans me gêner. Allons, point de
façons, montez!
--Monsieur, vous êtes mille fois trop bon, dit Consuelo, attendrie de
l'hospitalité de ce brave homme mais vous allez vers le nord, et nous vers
l'Autriche.
--Non, je vais à l'ouest. Dans une heure au plus je vous déposerai à
Biberek. Vous y passerez la nuit, et demain vous pourrez gagner l'Autriche.
Cela même abrégera votre route. Allons, décidez-vous, si vous ne trouvez
pas de plaisir à recevoir la pluie, et à nous retarder.
--Eh bien, courage et confiance!» dit Consuelo tout bas à Joseph; et ils
montèrent dans la voiture.
Ils remarquèrent qu'il y avait trois personnes, deux sur le devant, dont
l'une conduisait, l'autre, qui était M. Mayer, occupait la banquette de
derrière. Consuelo prit un coin, et Joseph le milieu. La voiture était une
chaise à six places, spacieuse et solide. Le cheval, grand et fort, fouetté
par une main vigoureuse, reprit le trot et fit sonner les grelots de son
collier, en secouant la tête avec impatience.
LXX.
«Quand je vous le disais! s'écria M. Mayer, reprenant son propos où il
l'avait laissé le matin: y a-t-il un métier plus rude et plus fâcheux que
celui que vous faites? Quand le soleil luit, tout semble beau; mais le
soleil ne luit pas toujours, et votre destinée est aussi variable que
l'atmosphère.
--Quelle destinée n'est pas variable et incertaine? Dit Consuelo. Quand le
ciel est inclément, la Providence met des coeurs secourables sur notre
route: ce n'est donc pas en ce moment que nous sommes tentés de l'accuser.
--Vous avez de l'esprit, mon petit ami, répondit Mayer; vous êtes de ce
beau pays où tout le monde en a. Mais, croyez-moi, ni votre esprit ni
votre belle voix ne vous empêcheront de mourir de faim dans ces tristes
provinces autrichiennes. A votre place, j'irais chercher fortune dans un
pays riche et civilisé, sous la protection d'un grand prince.
--Et lequel, dit Consuelo, surprise de cette insinuation.
--Ah! ma foi, je ne sais; il y en a plusieurs.
--Mais la reine de Hongrie n'est-elle pas une grande princesse, dit Haydn?
n'est-on pas aussi bien protégé dans ses États?...
--Eh! sans doute, répondit Mayer; mais vous ne savez pas que Sa Majesté
Marie-Thérèse déteste la musique, les vagabonds encore plus, et que vous
Serez chassés de Vienne, si vous y paraissez dans les rues en troubadours,
comme vous voilà.»
En ce moment, Consuelo revit, à peu de distance, dans une profondeur
De terrains sombres, au-dessous du chemin, les lumières qu'elle avait
aperçues, et fit part de son observation à Joseph, qui sur-le-champ
manifesta à M. Mayer le désir de descendre, pour gagner ce gîte plus
rapproché que la ville de Biberek.»
«Cela? répondit M. Mayer; vous prenez cela pour des lumières? Ce sont des
lumières, en effet; mais elles n'éclairent d'autres gîtes que des marais
dangereux où bien des voyageurs se sont perdus et engloutis. Avez-vous
jamais vu des feux follets?
--Beaucoup sur les lagunes de Venise, dit Consuelo, et souvent sur les
petits lacs de la Bohême.
--Eh bien, mes enfants, ces lumières que vous voyez ne sont pas autre
chose.
M. Mayer reparla longtemps encore à nos jeunes gens de la nécessité de se
fixer, et du peu de ressources qu'ils trouveraient à Vienne, sans toutefois
déterminer le lieu où il les engageait à se rendre. D'abord Joseph fut
frappé de son obstination, et craignit qu'il n'eût découvert le sexe de sa
compagne; mais la bonne foi avec laquelle il lui parlait comme à un garçon
(allant jusqu'à lui dire qu'elle ferait mieux d'embrasser l'état militaire,
quand elle serait en âge, que de traîner la semelle à travers champs) le
rassura sur ce point, et il se persuada que le bon Mayer était un de ces
cerveaux faibles, à idées fixes, qui répètent un jour entier le premier
propos qui leur est venu à l'esprit en s'éveillant. Consuelo, de son côté,
le prit pour un maître d'école, ou pour un ministre protestant qui n'avait
en tête qu'éducations, bonnes moeurs et prosélytisme.
Au bout d'une heure, ils arrivèrent à Biberek, par une nuit si obscure
qu'ils ne distinguaient absolument rien. La chaise s'arrêta dans une cour
d'auberge, et aussitôt M. Mayer fut abordé par deux hommes qui le tirèrent
à part pour lui parler. Lorsqu'ils entrèrent dans la cuisine, où Consuelo
et Joseph étaient occupés à se sécher et à se réchauffer auprès du feu,
Joseph reconnut dans ces deux personnages, les mêmes qui s'étaient séparés
de M. Mayer au passage de la Moldaw, lorsque celui-ci l'avait traversée,
les laissant sur la rive gauche. L'un des deux était borgne, et l'autre,
quoiqu'il eût ses deux yeux, n'avait pas une figure plus agréable. Celui
qui avait passé l'eau avec M. Mayer, et que nos jeunes voyageurs avaient
retrouvé dans la voiture, vint les rejoindre: le quatrième ne parut pas.
Ils parlèrent tous ensemble un langage inintelligible pour Consuelo
elle-même qui entendait tant de langues. M. Mayer paraissait exercer sur
eux une sorte d'autorité et influencer tout au moins leurs décisions; car,
après un entretien assez animé à voix basse, sur les dernières paroles
qu'il leur dit, ils se retirèrent, à l'exception de celui que Consuelo, en
le désignant à Joseph, appelait _le silencieux_: c'était celui qui n'avait
point quitté M. Mayer.
Haydn s'apprêtait à faire servir le souper frugal de sa compagne et le
sien, sur un bout de la table de cuisine, lorsque M. Mayer, revenant vers
eux, les invita à partager son repas, et insista avec tant de bonhomie
qu'ils n'osèrent le refuser. Il les emmena dans la salle à manger, où ils
trouvèrent un véritable festin, du moins c'en était un pour deux pauvres
enfants privés de toutes les douceurs de ce genre depuis cinq jours d'une
marche assez pénible. Cependant Consuelo n'y prit part qu'avec retenue;
la bonne chère que faisait M. Mayer, l'empressement avec lequel les
domestiques paraissaient le servir, et la quantité de vin qu'il absorbait,
ainsi que son muet compagnon, la forçaient à rabattre un peu de la haute
opinion qu'elle avait prise des vertus presbytériennes de l'amphitryon.
Elle était choquée surtout du désir qu'il montrait de faire boire Joseph
et elle-même au delà de leur soif, et de l'enjouement très-vulgaire avec
lequel il les empêchait de mettre de l'eau dans leur vin. Elle voyait avec
plus d'inquiétude encore que, soit distraction, soit besoin réel de
réparer ses forces, Joseph se laissait aller, et commençait à devenir
plus communicatif et plus animé qu'elle ne l'eût souhaité. Enfin elle prit
un peu d'humeur lorsqu'elle trouva son compagnon insensible aux coups de
coude qu'elle lui donnait pour arrêter ses fréquentes libations; et lui
retirant son verre au moment où M. Mayer allait le remplir de nouveau:
«Non, Monsieur, lui dit-elle, non; permettez-nous de ne pas vous imiter;
cela ne nous convient pas.
--Vous êtes de drôles de musiciens! s'écria Mayer en riant, avec son air
de franchise et d'insouciance; des musiciens qui ne boivent pas! Vous êtes
les premiers de ce caractère que je rencontre!
--Et vous, Monsieur, êtes-vous musicien? dit Joseph. Je gage que vous
l'êtes! Le diable m'emporte si vous n'êtes pas maître de chapelle de
quelque principauté saxonne!
--Peut-être, répondit Mayer en souriant; et voilà pourquoi vous m'inspirez
de la sympathie, mes enfants.
--Si Monsieur est un maître, reprit Consuelo, il y a trop de distance
entre son talent et celui des pauvres chanteurs des rues comme nous pour
l'intéresser bien vivement.
--Il y a de pauvres chanteurs de rues qui ont plus de talent qu'on ne
pense, dit Mayer; et il y a de très-grands maîtres, voire des maîtres de
chapelle des premiers souverains du monde, qui ont commencé par chanter
dans les rues. Si je vous disais que, ce matin, entre neuf et dix heures,
j'ai entendu partir d'un coin de la montagne, sur la rive gauche de la
Moldaw, deux voix charmantes qui disaient un joli duo italien, avec
accompagnement de ritournelles agréables, et même savantes sur le violon!
Eh bien, cela m'est arrivé, tandis que je déjeunais sur un coteau avec mes
amis. Et cependant quand j'ai vu descendre de la colline les musiciens
qui venaient de me charmer, j'ai été fort surpris de trouver en eux deux
pauvres enfants, l'un vêtu en petit paysan, l'autre ... bien gentil, bien
simple, mais peu fortuné en apparence.... Ne soyez donc ni honteux ni
surpris de l'amitié que je vous témoigne, mes petits amis, et faites-moi
celle de boire aux muses, nos communes et divines patronnes.
--Monsieur, maestro! s'écria Joseph tout joyeux et tout à fait gagné, je
veux boire à la vôtre. Oh! Vous êtes un véritable musicien, j'en suis
certain, puisque vous avez été enthousiasmé du talent de ... du signor
Bertoni, mon camarade.
--Non, vous ne boirez pas davantage, dit Consuelo impatientée en lui
arrachant son verre; ni moi non plus, ajouta-t-elle en retournant le sien.
Nous n'avons que nos voix pour vivre, monsieur le professeur, et le vin
gâte la voix; vous devez donc nous encourager à rester sobres, au lieu de
chercher à nous débaucher.
--Eh bien, vous parlez raisonnablement, dit Mayer en replaçant au milieu de
la table la carafe qu'il avait mise derrière lui. Oui, ménageons la voix,
c'est bien dit. Vous avez plus de sagesse que votre âge ne comporte, ami
Bertoni, et je suis bien aise d'avoir fait cette épreuve de vos bonnes
moeurs. Vous irez loin, je le vois à votre prudence autant qu'à votre
talent. Vous irez loin, et je veux avoir l'honneur et le mérite d'y
contribuer.»
Alors le prétendu professeur, se mettant à l'aise, et parlant avec un air
de bonté et de loyauté extrême, leur offrit de les emmener avec lui à
Dresde, où il leur procurerait les leçons du célèbre Hasse et la protection
Spéciale de la reine de Pologne, princesse électorale de Saxe.
Cette princesse, femme d'Auguste III, roi de Pologne, était précisément
élève du Porpora. C'était une rivalité de faveur entre ce maître et le
_Sassone_[1], auprès de la souveraine dilettante, qui avait été la première
cause de leur profonde inimitié. Lors même que Consuelo eût été disposée à
chercher fortune dans le nord de l'Allemagne, elle n'eût pas choisi pour
son début cette cour, où elle se serait trouvée en lutte avec l'école et la
coterie qui avaient triomphé de son maître. Elle en avait assez entendu
parler à ce dernier dans ses heures d'amertume et de ressentiment, pour
être, en tout état de choses, fort peu tentée de suivre le conseil du
professeur Mayer.
[Note 1: Surnom que les Italiens donnaient à Jean-Adolphe Hasse, qui était
Saxon.]
Quant à Joseph, sa situation était fort différente. La tête montée par
Le souper, il se figurait avoir rencontré un puissant protecteur et le
promoteur de sa fortune future. La pensée ne lui venait pas d'abandonner
Consuelo pour suivre ce nouvel ami; mais, un peu gris comme il l'était,
Il se livrait à l'espérance de le retrouver un jour. Il se fiait à sa
bienveillance, et l'en remerciait avec chaleur. Dans cet enivrement de
joie, il prit son violon, et en joua tout de travers. M. Mayer ne l'en
applaudit que davantage, soit qu'il ne voulût pas le chagriner en lui
faisant remarquer ses fausses notes, soit, comme le pensa Consuelo,
qu'il fût lui-même un très-médiocre musicien. L'erreur où il était
très-réellement sur le sexe de cette dernière, quoiqu'il l'eût entendue
chanter, achevait de lui démontrer qu'il ne pouvait pas être un professeur
bien exercé d'oreille, puisqu'il s'en laissait imposer comme eût pu le
faire un serpent de village ou un professeur de trompette.
Cependant M. Mayer insistait toujours pour qu'ils se laissassent emmener à
Dresde. Tout en refusant, Joseph écoutait ses offres d'un air ébloui,
et faisait de telles promesses de s'y rendre le plus tôt possible, que
Consuelo se vit forcée de détromper M. Mayer sur la possibilité de cet
arrangement.
«Il n'y faut pas songer quant à présent, dit-elle d'un ton très-ferme;
Joseph, vous savez bien que cela ne se peut pas, et que vous-même avez
d'autres projets. Mayer renouvela ses offres séduisantes, et fut surpris de
la trouver inébranlable, ainsi que Joseph, à qui la raison revenait lorsque
le signor Bertoni reprenait la parole.»
Sur ces entrefaites, le voyageur silencieux, qui n'avait fait qu'une courte
apparition au souper, vint appeler M. Mayer, qui sortit avec lui. Consuelo
profita de ce moment pour gronder Joseph de sa facilité à écouter les
belles paroles du premier venu et les inspirations du bon vin.
«Ai-je donc dit quelque chose de trop? dit Joseph effrayé.
--Non, reprit-elle; mais c'est déjà une imprudence que de faire société
aussi longtemps avec des inconnus. A force de me regarder, on peut
s'apercevoir ou tout au moins se douter que je ne suis pas un garçon.
J'ai eu beau frotter mes mains avec mon crayon pour les noircir, et les
tenir le plus possible sous la table, il eût été impossible qu'on ne
remarquât point leur faiblesse, si heureusement ces deux messieurs
n'avaient été absorbés, l'un par la bouteille, et l'autre par son propre
babil. Maintenant le plus prudent serait de nous éclipser, et d'aller
dormir dans une autre auberge; car je ne suis pas tranquille avec ces
nouvelles connaissances qui semblent vouloir s'attacher à nos pas.
--Eh quoi! dit Joseph, nous en aller honteusement comme des ingrats, sans
saluer et sans remercier cet honnête homme, cet illustre professeur,
peut-être? Qui sait si ce n'est pas le grand Hasse lui-même que nous
venons d'entretenir.
--Je vous réponds que non; et si vous aviez eu votre tête, vous auriez
remarqué une foule de lieux communs misérables qu'il a dits sur la musique.
Un maître ne parle point ainsi. C'est quelque musicien des derniers rangs
de l'orchestre, bonhomme, grand parleur et passablement ivrogne. Je ne sais
pourquoi je crois voir, à sa figure, qu'il n'a jamais soufflé que dans du
cuivre; et, à son regard de travers, on dirait qu'il a toujours un oeil
sur son chef d'orchestre.
--_Corno_, ou _clarino secondo_, s'écria Joseph en éclatant de rire, ce
n'en est pas moins un convive agréable.
--Et vous, vous ne l'êtes guère, répliqua Consuelo avec un peu d'humeur;
allons, dégrisez-vous, et faisons nos adieux; mais partons.
--La pluie tombe à torrents; écoutez comme elle bat les vitres!
--J'espère que vous n'allez pas vous endormir sur cette table? dit Consuelo
en le secouant pour l'éveiller.»
M, Mayer rentra en cet instant.
«En voici bien d'une autre! s'écria-t-il gaiement. Je croyais pouvoir
coucher ici et repartir demain pour Chamb; mais voilà mes amis qui me font
rebrousser chemin, et qui prétendent que je leur suis nécessaire pour une
affaire d'intérêt qu'ils ont à Passaw. Il faut que je cède! Ma foi, mes
enfants, si j'ai un conseil à vous donner, puisqu'il me faut renoncer au
plaisir de vous emmener à Dresde, c'est de profiter de l'occasion. J'ai
toujours deux places à vous donner dans ma chaise, ces messieurs ayant la
leur. Nous serons demain matin à Passaw, qui n'est qu'à six milles d'ici.
Là, je vous souhaiterai un bon voyage. Vous serez près de la frontière
d'Autriche, et vous pourrez même descendre le Danube en bateau jusqu'à
Vienne, à peu de frais et sans fatigue.»
Joseph trouva la proposition admirable pour reposer les pauvres pieds de
Consuelo. L'occasion semblait bonne, en effet, et la navigation sur le
Danube était une ressource à laquelle ils n'avaient point encore pensé.
Consuelo accepta donc, voyant d'ailleurs que Joseph n'entendrait rien aux
précautions à prendre pour la sécurité de leur gîte ce soir-là. Dans
l'obscurité, retranchée au fond de la voiture, elle n'avait rien à craindre
des observations de ses compagnons de voyage, et M. Mayer disait qu'on
arriverait à Passaw avant le jour. Joseph fut enchanté de sa détermination.
Cependant Consuelo éprouvait je ne sais quelle répugnance, et la tournure
des amis de M. Mayer lui déplaisait de plus en plus. Elle lui demanda si
eux aussi étaient musiciens.
«Tous plus ou moins, lui répondit-il laconiquement.»
Ils trouvèrent les voitures attelées, les conducteurs sur leur banquette,
et les valets d'auberge, fort satisfaits des libéralités de M. Mayer,
s'empressant autour de lui pour le servir jusqu'au dernier moment. Dans un
intervalle de silence, au milieu de cette agitation, Consuelo entendit un
gémissement qui semblait partir du milieu de la cour. Elle se retourna vers
Joseph, qui n'avait rien remarqué; et ce gémissement s'étant répété une
seconde fois, elle sentit un frisson courir dans ses veines. Cependant
personne ne parut s'apercevoir de rien, et elle put attribuer cette plainte
à quelque chien ennuyé de sa chaîne. Mais quoi qu'elle fit pour s'en
distraire, elle en reçut une impression sinistre. Ce cri étouffé au milieu
des ténèbres, du vent, et de la pluie, parti d'un groupe de personnes
animées ou indifférentes, sans qu'elle pût savoir précisément si c'était
une voix humaine ou un bruit imaginaire, la frappa de terreur et de
tristesse. Elle pensa tout de suite à Albert; et comme si elle eût cru
pouvoir participer à ces révélations mystérieuses dont il semblait doué,
elle s'effraya de quelque danger suspendu sur la tête de son fiancé ou sur
la sienne propre.
Cependant la voiture roulait déjà. Un nouveau cheval plus robuste encore
que le premier la traînait avec vitesse. L'autre voiture, également rapide,
marchait tantôt devant, tantôt derrière. Joseph babillait sur nouveaux
frais avec M. Mayer, et Consuelo essayait de s'endormir, faisant semblant
de dormir déjà pour autoriser son silence.
La fatigue surmonta enfin la tristesse et l'inquiétude, et elle tomba
dans un profond sommeil. Lorsqu'elle s'éveilla, Joseph dormait aussi, et
M. Mayer était enfin silencieux. La pluie avait cessé, le ciel était pur,
et le jour commençait à poindre. Le pays avait un aspect tout à fait
inconnu pour Consuelo. Seulement elle voyait de temps en temps paraître
à l'horizon les cimes d'une chaîne de montagnes qui ressemblait au
Boehmer-Wald.
A mesure que la torpeur du sommeil se dissipait, Consuelo remarquait avec
surprise la position de ces montagnes, qui eussent dû se trouver à sa
gauche, et qui se trouvaient à sa droite. Les étoiles avaient disparu,
et le soleil, qu'elle s'attendait à voir lever devant elle, ne se montrait
pas encore. Elle pensa que ce qu'elle voyait était une autre chaîne que
celle du Boehmer-Wald. M. Mayer ronflait, et elle n'osait adresser la
parole au conducteur de la voiture, seul personnage éveillé qui s'y trouvât
en ce moment.
Le cheval prit le pas pour monter une côte assez rapide, et le bruit
des roues s'amortit dans le sable humide des ornières. Ce fut alors que
Consuelo entendit très-distinctement, le même sanglot sourd et douloureux
qu'elle avait entendu dans la cour de l'auberge à Biberek. Cette voix
semblait partir de derrière elle. Elle se retourna machinalement, et ne vit
que le dossier de cuir contre lequel elle était appuyée. Elle crut être
en proie à une hallucination; et, ses pensées se reportant toujours sur
Albert, elle se persuada avec angoisse qu'en cet instant même il était à
l'agonie, et qu'elle recueillait, grâce à la puissance incompréhensible de
l'amour que ressentait cet homme bizarre, le bruit lugubre et déchirant
de ses derniers soupirs. Cette fantaisie s'empara tellement de son cerveau,
qu'elle se sentit défaillir; et, craignant de suffoquer tout à fait, elle
demanda au conducteur, qui s'arrêtait pour faire souffler son cheval à
mi-côte, la permission de monter le reste à pied. Il y consentit, et
mettant pied à terre lui-même, il marcha auprès du cheval en sifflant.
Cet homme était trop bien habillé pour être un voiturier de profession.
Dans un mouvement qu'il fit, Consuelo crut voir qu'il avait des pistolets
à sa ceinture. Cette précaution dans un pays aussi désert que celui où
ils se trouvaient, n'avait rien que de naturel; et d'ailleurs la forme de
la voiture, que Consuelo examina en marchant à côté de la roue, annonçait
qu'elle portait des marchandises. Elle était trop profonde pour qu'il n'y
eût pas, derrière la banquette du fond, une double caisse, comme celles où
l'on met les valeurs et les dépêches. Cependant elle ne paraissait pas
très-chargée, un seul cheval la traînait sans peine. Une observation qui
frappa Consuelo bien davantage fut de voir son ombre s'allonger devant
elle; et, en se retournant, elle trouva le soleil tout à fait sorti de
l'horizon au point opposé où elle eût dû le voir, si la voiture eût marché
dans la direction de Passaw.
«De quel côté allons-nous donc? demanda-t-elle au conducteur en se
rapprochant de lui avec empressement: nous tournons le dos à l'Autriche.
--Oui, pour une demi-heure, répondit-il avec beaucoup de tranquillité; nous
revenons sur nos pas, parce que le pont de la rivière que nous avons à
traverser est rompu, et qu'il nous faut faire un détour d'un demi-mille
pour en retrouver un autre.»
Consuelo, un peu tranquillisée, remonta dans la voiture, échangea quelques
paroles indifférentes avec M. Mayer, qui s'était éveillé, et qui se
rendormit bientôt (Joseph ne s'était pas dérangé un moment de son somme),
et l'on arriva au sommet de la côte. Consuelo vit se dérouler devant elle
un long chemin escarpé et sinueux, et la rivière dont lui avait parlé le
conducteur se montra au fond d'une gorge; mais aussi loin que l'oeil
pouvait s'étendre, on n'apercevait aucun pont, et l'on marchait toujours
vers le nord. Consuelo inquiète et surprise ne put se rendormir.
Une nouvelle montée se présenta bientôt, le cheval semblait très-fatigué.
Les voyageurs descendirent tous, excepté Consuelo, qui souffrait toujours
des pieds. C'est alors que le gémissement frappa de nouveau ses oreilles,
mais si nettement et à tant de reprises différentes, qu'elle ne put
l'attribuer davantage à une illusion de ses sens; le bruit partait sans
aucun doute du double fond de la voiture. Elle l'examina avec soin, et
découvrit, dans le coin où s'était toujours tenu M. Mayer, une petite
lucarne de cuir en forme de guichet, qui communiquait avec ce double fond.
Elle essaya de la pousser, mais elle n'y réussit pas. Il y avait une
serrure, dont la clef était probablement dans la poche du prétendu
professeur.
Consuelo, ardente et courageuse dans ces sortes d'aventures, tira de
Son gousset un couteau à lame forte et bien coupante, dont elle s'était
munie en partant, peut-être par une inspiration de la pudeur, et avec
l'appréhension vague de dangers auxquels le suicide peut toujours
soustraire une femme énergique. Elle profita d'un moment où tous les
voyageurs étaient en avant sur le chemin, même le conducteur, qui n'avait
plus rien à craindre de l'ardeur de son cheval; et élargissant, d'une main
prompte et assurée, la fente étroite que présentait la lucarne à son point
de jonction avec le dossier, elle parvint à l'écarter assez pour y coller
son oeil et voir dans l'intérieur de cette case, mystérieuse. Quels furent
sa surprise et son effroi, lorsqu'elle distingua, dans cette logette
étroite et sombre, qui ne recevait d'air et de jour que par une fente
pratiquée en haut, un homme d'une taille athlétique, bâillonné, couvert de
sang, les mains et les pieds étroitement liés et garrottés, et le corps
replié sur lui-même, dans un état de gêne et de souffrances horribles!
Ce qu'on pouvait distinguer de son visage était d'une pâleur livide, et il
paraissait en proie aux convulsions de l'agonie.
LXXI.
Glacée d'horreur, Consuelo sauta à terre; et, allant rejoindre Joseph, elle
lui pressa le bras à la dérobée, pour qu'il s'éloignât du groupe avec elle.
Lorsqu'ils eurent une avance de quelques pas:
«Nous sommes perdus si nous ne prenons la fuite à l'instant même, lui
dit-elle à voix basse; ces gens-ci sont des voleurs et des assassins. Je
viens d'en avoir la preuve. Doublons le pas, et jetons-nous à travers
champs; car ils ont leurs raisons pour nous tromper comme ils le font.»
Joseph crut qu'un mauvais rêve avait troublé l'imagination de sa compagne.
Il comprenait à peine ce qu'elle lui disait. Lui-même se sentait appesanti
par une langueur inusitée; et les tiraillements d'estomac qu'il éprouvait
lui faisaient croire que le vin qu'il avait bu la veille était frelaté par
l'aubergiste et mêlé de méchantes drogues capiteuses. Il est certain qu'il
n'avait pas fait une assez notable infraction à sa sobriété habituelle pour
se sentir assoupi et abattu comme il l'était.
«Chère signora, répondit-il, vous avez le cauchemar, et je crois l'avoir en
vous écoutant. Quand même ces braves gens seraient des bandits, comme il
vous plaît de l'imaginer, quelle riche capture pourraient-ils espérer en
s'emparant de nous?
--Je l'ignore, mais j'ai peur; et si vous aviez vu comme moi un homme
assassiné dans cette même voiture où nous voyageons....»
Joseph ne put s'empêcher de rire; car cette affirmation de Consuelo avait
en effet l'air d'une vision.
«Eh! ne voyez-vous donc pas tout au moins qu'ils nous égarent? reprit-elle
avec feu; qu'ils nous conduisent vers le nord, tandis que Passaw et le
Danube sont derrière nous? Regardez où est le soleil, et voyez dans quel
désert nous marchons, au lieu d'approcher d'une grande ville!»
La justesse de ces observations frappa enfin Joseph, et commença à dissiper
la sécurité, pour ainsi dire léthargique, où il était plongé.
«Eh bien, dit-il, avançons; et s'ils ont l'air de vouloir nous retenir
malgré nous, nous verrons bien leurs intentions.
--Et si nous ne pouvons leur échapper tout de suite, du sang-froid, Joseph,
entendez-vous? Il faudra jouer au plus fin, et leur échapper dans un autre
moment.»
Alors elle le tira par le bras, feignant de boiter plus encore que la
souffrance ne l'y forçait, et gagnant du terrain néanmoins. Mais ils ne
purent faire dix pas de la sorte sans être rappelés par M. Mayer, d'abord
d'un ton amical, bientôt avec un accent plus sévère, et enfin comme ils
n'en tenaient pas compte, par les jurements énergiques des autres. Joseph
tourna la tête, et vit avec terreur un pistolet braqué sur eux par le
conducteur qui accourait à leur poursuite.
«Ils vont nous tuer, dit-il à Consuelo en ralentissant sa marche.
--Sommes-nous hors de portée? lui dit-elle avec sang-froid, en l'entraînant
toujours et en commençant à courir.
--Je ne sais, répondit Joseph en tâchant de l'arrêter; croyez-moi, le
moment n'est pas venu. Ils vont tirer sur vous.
--Arrêtez-vous, ou vous êtes morts, cria le conducteur qui courait plus
vite qu'eux, et les tenait à portée du pistolet, le bras étendu.
--C'est le moment de payer d'assurance, dit Consuelo en s'arrêtant;
Joseph, faites et dites comme moi. Ah! Ma foi, dit-elle à haute voix en se
retournant, et en riant avec l'aplomb d'une bonne comédienne, si je n'avais
pas trop de mal aux pieds pour courir davantage, je vous ferais bien voir
que la plaisanterie ne prend pas.»
Et, regardant Joseph qui était pâle comme la mort, elle affecta de rire
Aux éclats, en montrant cette figure bouleversée aux autres voyageurs qui
s'étaient rapprochés d'eux.
«Il l'a cru! s'écria-t-elle avec une gaieté parfaitement jouée. Il l'a cru,
mon pauvre camarade! Ah! Beppo, je ne te croyais pas si poltron. Eh!
monsieur le professeur, voyez donc Beppo, qui s'est imaginé tout de bon que
monsieur voulait lui envoyer une balle!»
Consuelo affectait de parler vénitien, tenant ainsi en respect par sa
gaieté l'homme au pistolet, qui n'y entendait rien. M. Mayer affecta de
rire aussi.
Puis, se tournant vers le conducteur:
«Quelle est donc cette mauvaise plaisanterie? lui dit-il non sans un
clignement d'oeil que Consuelo observa très-bien. Pourquoi effrayer ainsi
ces pauvres enfants?
Je voulais savoir s'ils avaient du coeur, répondit l'autre en remettant ses
pistolets dans son ceinturon.
--Hélas! dit malignement Consuelo, monsieur aura maintenant une triste
opinion de toi, mon ami Joseph. Quant à moi, je n'ai pas eu peur,
rendez-moi justice! monsieur Pistolet.
--Vous êtes un brave, répondit M. Mayer; vous feriez un joli tambour, et
vous battriez la charge à la tête d'un régiment, sans sourciller au milieu
de la mitraille.
--Ah! cela, je n'en sais rien, répliqua-t-elle; peut-être aurais-je eu
peur, si j'avais cru que monsieur voulût nous tuer tout de bon. Mais nous
autres Vénitiens, nous connaissons tous les jeux, et on ne nous attrape pas
comme cela.
--C'est égal, la mystification est de mauvais goût, reprit M. Mayer.»
Et, adressant la parole au conducteur, il parut le gronder un peu; mais
Consuelo n'en fut pas dupe, et vit bien aux intonations de leur dialogue
qu'il s'agissait d'une explication dont le résultat était qu'on croyait
s'être mépris sur son intention de fuir.
Consuelo étant remontée dans la voiture avec les autres:
«Convenez, dit-elle en riant à M. Mayer, que votre conducteur à pistolets
est un drôle de corps! Je vais l'appeler à présent _signor Pistola_.
Eh bien, pourtant, monsieur le professeur, convenez que ce n'était pas bien
neuf, ce jeu-là!
--C'est une gentillesse allemande, dit monsieur Mayer; on a plus d'esprit
que cela à Venise, n'est-ce pas?
--Oh! savez-vous ce que des Italiens eussent fait à votre place pour nous
jouer un bon tour? Ils auraient fait entrer la voiture dans le premier
buisson venu de la route, et ils se seraient tous cachés. Alors, quand nous
nous serions retournés, ne voyant plus rien, et croyant que le diable avait
tout emporté, qui eût été bien attrapé? moi, surtout qui ne peux plus me
traîner; et Joseph aussi, qui est poltron comme une vache du Boehmer-Wald,
et qui se serait cru abandonné dans ce désert.»
M. Mayer riait de ses facéties enfantines qu'il traduisait à mesure au
_signor Pistola_, non moins égayé que lui de la simplicité du _gondolier_.
Oh! vous êtes par trop madré! répondait Mayer; on ne se frottera plus à
vous faire des niches! Et Consuelo, qui voyait l'ironie profonde de ce faux
bonhomme percer enfin sous son air jovial et paternel, continuait de son
côté à jouer ce rôle du niais qui se croit malin, accessoire connu de tout
mélodrame.
Il est certain que leur aventure en était un assez sérieux; et, tout en
faisant sa partie avec habileté, Consuelo sentait qu'elle avait la fièvre.
Heureusement c'est dans la fièvre qu'on agit, et dans la stupeur qu'on
succombe.
Elle se montra dès lors aussi gaie qu'elle avait été réservée jusque-là; et
Joseph, qui avait repris toutes ses facultés, la seconda fort bien. Tout en
paraissant ne pas douter qu'ils approchassent de Passaw, ils feignirent
d'ouvrir l'oreille aux propositions d'aller à Dresde, sur lesquelles
M. Mayer ne manqua pas de revenir. Par ce moyen, ils gagnèrent toute sa
confiance, et le mirent à même de trouver quelque expédient pour leur
avouer honnêtement qu'il les y menait sans leur permission. L'expédient fut
bientôt trouvé. M. Mayer n'était pas novice dans ces sortes d'enlèvements.
Il y eut un dialogue animé en langue étrangère entre ces trois individus,
M. Mayer, le signor Pistola, et le silencieux. Et puis tout à coup ils se
mirent à parler allemand, et comme s'ils continuaient le même sujet:
«Je vous le disais bien; s'écria M. Mayer, nous avons fait fausse route; à
preuve que leur voiture ne reparaît pas. Il y a plus de deux heures que
nous les avons laissés derrière nous, et j'ai eu beau regarder à la montée,
je n'ai rien aperçu.
--Je ne la vois pas du tout! dit le conducteur en sortant la tête de la
voiture, et en la rentrant d'un air découragé.»
Consuelo avait fort bien remarqué, dès la première montée, la disparition
de cette autre voiture avec laquelle on était parti de Bibereck.
«J'étais bien sûr que nous étions égarés, observa Joseph; mais je ne
voulais pas le dire.
--Eh! pourquoi diable ne le disiez-vous pas? reprit le silencieux,
affectant un grand déplaisir de cette découverte.
--C'est que cela m'amusait! dit Joseph, inspiré par l'innocent
machiavélisme de Consuelo; c'est drôle de se perdre en voiture! je croyais
que cela n'arrivait qu'aux piétons.
--Ah bien! voilà qui m'amuse aussi, dit Consuelo. Je voudrais à présent que
nous fussions sur la route de Dresde!
--Si je savais où nous sommes, repartit M. Mayer, je me réjouirais avec
vous, mes enfants; car je vous avoue que j'étais assez mécontent d'aller à
Passaw pour le bon plaisir de messieurs mes amis, et je voudrais que nous
nous fussions assez détournés pour avoir un prétexte de borner là notre
complaisance envers eux.
--Ma foi, monsieur le professeur, dit Joseph, il en sera ce qu'il vous
plaira; ce sont vos affaires. Si nous ne vous gênons pas, et si vous voulez
toujours de nous pour aller à Dresde, nous voilà tout prêts à vous suivre,
fut-ce au bout du monde. Et toi, Bertoni, qu'en dis-tu?
--J'en dis autant, répondit Consuelo. Vogue la galère!
--Vous êtes de braves enfants! répondit Mayer en cachant sa joie sous son
air de préoccupation; mais je voudrais bien savoir pourtant où nous sommes.
--Où que nous soyons, il faut nous arrêter, dit le conducteur; le cheval
n'en peut plus. Il n'a rien mangé depuis hier soir, et il a marché toute la
nuit. Nous ne serons fâchés, ni les uns ni les autres, de nous restaurer
aussi. Voici un petit bois. Nous avons encore quelques provisions; halte!»
On entra dans le bois, le cheval fut dételé. Joseph et Consuelo offrirent
leurs services avec empressement; on les accepta sans méfiance. On pencha
la chaise sur ses brancards; et, dans ce mouvement, la position du
prisonnier invisible devenant sans doute plus douloureuse, Consuelo
l'entendit encore gémir; Mayer l'entendit aussi, et regarda fixement
Consuelo pour voir si elle s'en était aperçue. Mais, malgré la pitié qui
déchirait son coeur, elle sut paraître sourde et impassible. Mayer fit
le tour de la voiture, Consuelo, qui s'était éloignée, le vit ouvrir à
l'extérieur une petite porte de derrière, jeter un coup d'oeil dans
l'intérieur de la double caisse, la refermer, et remettre la clef dans sa
poche.
«_La marchandise est-elle avariée?_ cria le silencieux à M. Mayer.
--Tout est bien, répondit-il avec une indifférence brutale, et il fit tout
disposer pour le déjeuner.
--Maintenant, dit Consuelo rapidement à Joseph en passant auprès de lui,
fais comme moi et suis tous mes pas.»
Elle aida à étendre les provisions sur l'herbe, et à déboucher les
bouteilles. Joseph l'imita en affectant beaucoup de gaieté; M. Mayer vit
avec plaisir ces serviteurs volontaires se dévouer à son bien-être. Il
aimait ses aises, et se mit à boire et à manger ainsi que ses compagnons
avec des manières plus gloutonnes et plus grossières qu'il n'en avait
montré la veille. Il tendait à chaque instant son verre à ses deux nouveaux
pages, qui, à chaque instant, se levaient, se rasseyaient, et repartaient
pour courir, de côté et d'autre, épiant le moment de courir une fois
pour toutes, mais attendant que le vin et la digestion rendissent moins
clairvoyants ces gardiens dangereux. Enfin, M. Mayer, se laissant aller sur
l'herbe et déboutonnant sa veste, offrit au soleil sa grosse poitrine ornée
de pistolets; le conducteur alla voir si le cheval mangeait bien, et le
silencieux se mit à chercher dans quel endroit du ruisseau vaseux au bord
duquel on s'était arrêté, cet animal pourrait boire. Ce fut le signal de la
délivrance. Consuelo feignit de chercher aussi. Joseph s'engagea avec elle
dans les buissons; et, dès qu'ils se virent cachés dans l'épaisseur du
feuillage, ils prirent leur course comme deux lièvres à travers bois. Ils
n'avaient plus guère à craindre les balles dans ce taillis épais; et quand
ils s'entendirent rappeler, ils jugèrent qu'ils avaient pris assez d'avance
pour continuer sans danger.
«II vaut pourtant mieux répondre, dit Consuelo en s'arrêtant; cela
détournera les soupçons, et nous donnera le temps d'un nouveau trait de
course.»
Joseph, répondit donc:
«Par ici, par ici! il y a de l'eau!
--Une source, une source!» cria Consuelo.
Et courant aussitôt à angle droit, afin de dérouter l'ennemi, ils
repartirent légèrement. Consuelo ne pensait plus à ses pieds malades et
enflés, Joseph avait triomphé du narcotique que M. Mayer lui avait versé
la veille. La peur leur donnait des ailes.
Ils couraient ainsi depuis dix minutes, dans la direction opposée à celle
qu'ils avaient prise d'abord, et ne se donnant pas le temps d'écouter
les voix qui les appelaient de deux côtés différents, lorsqu'ils trouvèrent
la lisière du bois, et devant eux un coteau rapide bien gazonné qui
s'abaissait jusqu'à une route battue, et des bruyères semées de massifs
d'arbres.
«Ne sortons pas du bois, dit Joseph. Ils vont venir ici, et de cet endroit
élevé ils nous verront dans quelque sens que nous marchions.
Consuelo hésita un instant, explora le pays d'un coup d'oeil rapide, et lui
dit:
«Le bois est trop petit pour nous cacher longtemps. Devant nous il y a une
route, et l'espérance d'y rencontrer quelqu'un.
--Eh! s'écria Joseph, c'est la même route que nous suivions tout à l'heure.
Voyez! elle fait le tour de la colline et remonte sur la droite vers le
lieu d'où nous sommes partis. Que l'un des trois monte à cheval, et il nous
rattrapera avant que nous ayons gagné le bas du terrain.
--C'est ce qu'il faut voir, dit Consuelo. On court vite en descendant. Je
vois quelque chose là-bas sur le chemin, quelque chose qui monte de ce
côté. Il ne s'agit que de l'atteindre avant d'être atteints nous-mêmes.
Allons!»
Il n'y avait pas de temps à perdre en délibérations. Joseph se fia aux
inspirations de Consuelo: la colline fut descendue par eux en un instant,
et ils avaient gagné les premiers massifs, lorsqu'ils entendirent les voix
de leurs ennemis à la lisière du bois. Cette fois, ils se gardèrent de
répondre, et coururent encore, à la faveur des arbres et des buissons,
jusqu'à ce qu'ils rencontrèrent un ruisseau encaissé, que ces mêmes arbres
leur avaient caché. Une longue planche servait de pont; ils traversèrent,
et jetèrent ensuite la planche au fond de l'eau.
Arrivés à l'autre rive, ils la descendirent, toujours protégés par une
épaisse végétation; et, ne s'entendant plus appeler, ils jugèrent qu'on
avait perdu leurs traces, ou bien qu'on ne se méprenait plus sur leurs
intentions, et qu'on cherchait à les atteindre par surprise. Mais bientôt
la végétation du rivage fut interrompue, et ils s'arrêtèrent, craignant
d'être vus. Joseph avança la tête avec précaution parmi les dernières
broussailles, et vit un des brigands en observation à la sortie du bois, et
l'autre (vraisemblablement le signor Pistola, dont ils avaient déjà éprouvé
la supériorité à la course), au bas de la colline, non loin de la rivière.
Tandis que Joseph s'assurait de la position de l'ennemi, Consuelo s'était
dirigée du côté de la route; et tout à coup elle revint vers Joseph:
«C'est une voiture qui vient, lui dit-elle, nous sommes sauvés! Il faut la
joindre avant que celui qui nous poursuit se soit avisé de passer l'eau.»
Ils coururent dans la direction de la route en droite ligne, malgré la
nudité du terrain; la voiture venait à eux au galop.
«Oh! mon Dieu! dit Joseph, si c'était l'autre voiture, celle des complices?
--Non, répondit Consuelo, c'est une berline à six chevaux, deux postillons,
et deux courriers; nous sommes sauvés, te dis-je, encore un peu de
courage.»
Il était bien temps d'arriver au chemin; le Pistola avait retrouvé
l'empreinte de leurs pieds sur le sable au bord du ruisseau. Il avait la
force et la rapidité d'un sanglier. Il vit bientôt dans quel endroit la
trace disparaissait, et les pieux qui avaient assujetti la planche. Il
devina la ruse, franchit l'eau à la nage, retrouva la marque des pas sur la
rive, et, les suivant toujours, il venait de sortir des buissons; il voyait
les deux fugitifs traverser la bruyère ... mais il vit aussi la voiture; il
comprit leur dessein, et, ne pouvant plus s'y opposer, il rentra dans les
broussailles et s'y tint sur ses gardes.
Aux cris des deux jeunes gens, qui d'abord furent pris pour des mendiants,
la berline ne s'arrêta pas. Les voyageurs jetèrent quelques pièces de
monnaie; et leurs courriers d'escorte, voyant que nos fugitifs, au lieu de
les ramasser, continuaient à courir en criant à la portière, marchèrent sur
eux au galop pour débarrasser leurs maîtres de cette importunité. Consuelo,
essoufflée et perdant ses forces comme il arrive presque toujours au moment
du succès, ne pouvait faire sortir un son de son gosier, et joignait les
mains d'un air suppliant, en poursuivant les cavaliers, tandis que Joseph,
cramponné à la portière, au risque de manquer prise et de se faire écraser,
criait d'une voix haletante:
«Au secours! au secours! nous sommes poursuivis; au voleur! à l'assassin!»
Un des deux voyageurs qui occupaient la berline parvint enfin à comprendre
ces paroles entrecoupées, et fit signe à un des courriers qui arrêta les
postillons. Consuelo, lâchant alors la bride de l'autre courrier à laquelle
elle s'était suspendue, quoique le cheval se cabrât et que le cavalier la
menaçât de son fouet, vint se joindre à Joseph; et sa figure animée par la
course frappa les voyageurs, qui entrèrent en pourparler.
«Qu'est-ce que cela signifie, dit l'un des deux: est-ce une nouvelle
manière de demander l'aumône! On vous a donné, que voulez-vous encore?
ne pouvez-vous répondre?»
Consuelo était comme prête à expirer. Joseph, hors d'haleine, ne pouvait
que dire:
«Sauvez-nous, sauvez-nous! et il montrait le bois et la colline sans
réussir à retrouver la parole.
--Ils ont l'air de deux renards forcés à la chasse, dit l'autre voyageur;
attendons que la voix leur revienne.» Et les deux seigneurs, magnifiquement
équipés, les regardèrent en souriant d'un air de sang-froid qui contrastait
avec l'agitation des pauvres fugitifs.
Enfin, Joseph réussit à articuler encore les mots de voleurs et
d'assassins; aussitôt les nobles voyageurs se firent ouvrir la voiture, et,
s'avançant sur le marche-pied, regardèrent de tous côtés, étonnés de ne
rien voir qui pût motiver une pareille alerte. Les brigands s'étaient
cachés, et la campagne était déserte et silencieuse. Enfin, Consuelo,
revenant à elle, leur parla ainsi, en s'arrêtant à chaque phrase pour
respirer:
«Nous sommes deux pauvres musiciens ambulants; nous avons été enlevés par
des hommes que nous ne connaissons pas, et qui, sous prétexte de nous
rendre service, nous ont fait monter dans leur voiture et voyager toute
la nuit. Au point du jour, nous nous sommes aperçus qu'on nous trompait, et
qu'on nous menait vers le nord, au lieu de suivre la route de Vienne. Nous
avons voulu fuir; ils nous ont menacés, le pistolet à la main. Enfin, ils
se sont arrêtés dans les bois que voici, nous nous sommes échappés, et nous
avons couru vers votre voiture. Si vous nous abandonnez ici, nous sommes
perdus; ils sont à deux pas de la route, l'un dans les buissons, les autres
dans le bois.
--Combien sont-ils donc? demanda un des courriers.
--Mon ami, dit en français un des voyageurs auquel Consuelo s'était
adressée parce qu'il était plus près d'elle, sur le marchepied, apprenez
que cela ne vous regarde pas. Combien sont-ils? voilà une belle question!
Votre devoir est de vous battre si je vous l'ordonne, et je ne vous charge
point de compter les ennemis.
--Vraiment, voulez-vous vous amuser à pourfendre? reprit en français
l'autre seigneur; songez, baron, que cela prend du temps.
--Ce ne sera pas long, et cela nous dégourdira. Voulez-vous être de la
partie, comte?
--Soit! si cela vous amuse. Et le comte prit avec une majestueuse indolence
son épée dans une main, et dans l'autre deux pistolets dont la crosse était
ornée de pierreries.
--Oh! vous faites bien, Messieurs,» s'écria Consuelo, à qui l'impétuosité
de son coeur fit oublier un instant son humble rôle, et qui pressa de ses
deux mains le bras du comte.
Le comte, surpris d'une telle familiarité de la part d'un petit drôle de
cette espèce, regarda sa manche d'un air de dégoût railleur, la secoua,
et releva ses yeux avec une lenteur méprisante sur Consuelo qui ne put
s'empêcher de sourire, en se rappelant avec quelle ardeur le comte
Zustiniani et tant d'autres illustrissimes Vénitiens lui avaient demandé,
en d'autres temps, la faveur de baiser une de ces mains dont l'insolence
paraissait maintenant si choquante. Soit qu'il y eût en elle, en cet
instant, un rayonnement de fierté calme et douce qui démentait les
apparences de sa misère, soit que sa facilité à parler la langue du bon ton
en Allemagne fit penser qu'elle était un jeune gentilhomme travesti, soit
enfin que le charme de son sexe se fit instinctivement sentir, le comte
changea de physionomie tout à coup, et, au lieu d'un sourire de mépris, lui
adressa un sourire de bienveillance. Le comte était encore jeune et beau;
on eût pu être ébloui des avantages de sa personne, si le baron ne l'eût
surpassé en jeunesse, en régularité de traits, et en luxe de stature.
C'étaient les deux plus beaux hommes de leur temps, comme on le disait
d'eux, et probablement de beaucoup d'autres.
Consuelo, voyant les regards expressifs du jeune baron s'attacher aussi sur
elle avec une expression d'incertitude, de surprise et d'intérêt, détourna
leur attention de sa personne en leur disant:
«Allez, Messieurs, ou plutôt venez; nous vous servirons de guides. Ces
bandits ont dans leur voiture un malheureux caché dans un compartiment de
la caisse, enfermé comme dans un cachot. Il est là pieds et poings liés,
mourant, ensanglanté, et un bâillon dans la bouche. Allez le délivrer;
cela convient à de nobles coeurs comme les vôtres!
--Vive Dieu, cet enfant est fort gentil! s'écria le baron, et je vois,
cher comte, que nous n'avons pas perdu notre temps à l'écouter. C'est
peut-être un brave gentilhomme que nous allons tirer des mains de ces
bandits.
--Vous dites qu'ils sont là? reprit le comte en montrant le bois.
--Oui, dit Joseph; mais ils sont dispersés, et si vos seigneuries veulent
bien écouter mon humble avis, elles diviseront l'attaque. Elles monteront
la côte dans leur voiture, aussi vite que possible, et, après avoir tourné
la colline, elles trouveront à la hauteur du bois que voici, et tout à
l'entrée, sur la lisière opposée, la voiture où est le prisonnier, tandis
que je conduirai messieurs les cavaliers directement par la traverse. Les
bandits ne sont que trois; ils sont bien armés; mais, se voyant pris des
deux côtés à la fois, ils ne feront pas de résistance.
--L'avis est bon, dit le baron. Comte, restez dans la voiture, et
faites-vous accompagner de votre domestique. Je prends son cheval. Un de
ces enfants vous servira de guide pour savoir en quel lieu il faut vous
arrêter. Moi, j'emmène celui-ci avec mon chasseur. Hâtons-nous; car si nos
brigands ont l'éveil, comme il est probable, ils prendront les devants.
--La voiture ne peut vous échapper, observa Consuelo; leur cheval est sur
les dents.»
Le baron sauta sur celui du domestique du comte, et ce domestique monta
derrière la voiture.
«Passez, dit le comte à Consuelo, en la faisant entrer la première, sans
se rendre compte à lui-même de ce mouvement de déférence. Il s'assit
pourtant dans le fond, et elle resta sur le devant. Penché à la portière
pendant que les postillons prenaient le grand galop, il suivait de l'oeil
son compagnon qui traversait le ruisseau à cheval, suivi de son homme
d'escorte, lequel avait pris Joseph en croupe pour passer l'eau. Consuelo
n'était pas sans inquiétude pour son pauvre camarade, exposé au premier
feu; mais elle le voyait avec estime et approbation courir avec ardeur à ce
poste périlleux. Elle le vit remonter la colline, suivi des cavaliers qui
éperonnaient vigoureusement leurs montures, puis disparaître sous le bois.
Deux coups de feu se firent entendre, puis un troisième.... La berline
tournait le monticule. Consuelo, ne pouvant rien savoir, éleva son âme
à Dieu; et le comte, agité d'une sollicitude analogue pour son noble
compagnon, cria en jurant aux postillons:
«Mais forcez donc le galop, canailles! ventre à terre!...»
LXXII.
Le _signor Pistola_, auquel nous ne pouvons donner d'autre nom que celui
dont Consuelo l'avait gratifié, car nous ne l'avons pas trouvé assez
intéressant de sa personne pour faire des recherches à cet égard, avait vu,
du lieu où il était caché, la berline s'arrêter aux cris des fugitifs.
L'autre anonyme, que nous appelons aussi, comme Consuelo, le _Silencieux_,
avait fait, du haut de la colline, la même observation et la même
réflexion; il avait couru rejoindre Mayer, et tous deux songeaient aux
moyens de se sauver. Avant que le baron eût traversé le ruisseau, Pistola
avait gagné du chemin, et s'était déjà tapi dans le bois. Il les laissa
passer, et leur tira par derrière deux coups de pistolet, dont l'un perça
le chapeau du baron, et l'autre blessa le cheval du domestique assez
légèrement. Le baron tourna bride, l'aperçut, et, courant sur lui,
l'étendit par terre d'un coup de pistolet. Puis il le laissa se rouler dans
les épines en jurant, et suivit Joseph qui arriva à la voiture de M. Mayer
presque en même temps que celle du comte. Ce dernier avait déjà sauté à
terre. Mayer et le Silencieux avaient disparu avec le cheval sans perdre le
temps à cacher la chaise. Le premier soin des vainqueurs fut de forcer la
serrure de la caisse où était renfermé le prisonnier. Consuelo aida avec
transport à couper les cordes et le bâillon de ce malheureux, qui ne se
vit pas plus tôt délivré qu'il se jeta à terre prosterné devant ses
libérateurs, et remerciant Dieu. Mais, dès qu'il eut regardé le baron,
il se crut retombé de Charybde en Scylla.
Ah! monsieur le baron de Trenk! s'écria-t-il, ne me perdez pas, ne me
livrez pas. Grâce, grâce pour un pauvre déserteur, père de famille!
Je ne suis pas plus Prussien que vous, monsieur le baron; je suis sujet
autrichien comme vous, et je vous supplie de ne pas me faire arrêter. Oh!
faites-moi grâce!
--Faites-lui grâce, monsieur le baron de Trenk! s'écria Consuelo sans
savoir à qui elle parlait, ni de quoi il s'agissait.
--Je te fais grâce, répondit le baron; mais à condition que tu vas
t'engager par les plus épouvantables serments à ne jamais dire de qui
tu tiens la vie et la liberté.»
Et en parlant ainsi, le baron, tirant un mouchoir de sa poche, s'enveloppa
soigneusement la figure, dont il ne laissa passer qu'un oeil.
«Êtes-vous blessé? dit le comte.
--Non, répondit-il en rabattant son chapeau sur son visage; mais si nous
rencontrons ces prétendus brigands, je ne me soucie pas d'être reconnu.
Je ne suis déjà pas très-bien dans les papiers de mon gracieux souverain:
il ne me manquerait plus que cela!
--Je comprends ce dont il s'agit, reprit le comte; mais soyez sans crainte,
je prends tout sur moi.
--Cela peut sauver ce déserteur des verges et de la potence, mais non pas
moi d'une disgrâce. N'importe! on ne sait pas ce qui peut arriver; il faut
obliger ses semblables à tout risque. Voyons, malheureux! peux-tu tenir sur
tes jambes! Pas trop, à ce que je vois. Tu es blessé?
--J'ai reçu beaucoup de coups, il est vrai, mais je ne les sens plus.
--Enfin, peux-tu déguerpir?
--Oh! oui, monsieur l'aide de camp.
--Ne m'appelle pas ainsi, drôle, tais-toi; va-t'en! Et nous, cher comte,
faisons de même: il me tarde d'avoir quitté ce bois. J'ai abattu un des
recruteurs; si le roi le savait, mon affaire serait bonne!... quoique après
tout, je m'en moque! ajouta-t-il en levant les épaules.
--Hélas, dit Consuelo, tandis que Joseph passait sa gourde au déserteur, si
on l'abandonne ici, il sera bientôt repris. Il a les pieds enflés par les
cordes, et peut à peine se servir de ses mains. Voyez, comme il est pâle
et défait!
--Nous ne l'abandonnerons pas, dit le comte qui avait les yeux attachés
sur Consuelo. Franz, descendez de cheval, dit-il à son domestique; et,
s'adressant au déserteur:--Monte sur cette bête, je te la donne, et ceci
encore, ajouta-t-il en lui jetant sa bourse. As-tu la force de gagner
l'Autriche?
--Oui, oui, Monseigneur!
--Veux-tu aller à Vienne?
--Oui, Monseigneur.
--Veux-tu reprendre du service?
--Oui, Monseigneur, pourvu que ce ne soit pas en Prusse.
--Va-t'en trouver Sa Majesté l'impératrice-reine: elle reçoit tout le monde
un jour par semaine. Dis-lui que c'est le comte Hoditz qui lui fait présent
d'un très-beau grenadier, parfaitement dressé à la prussienne.
--J'y cours, Monseigneur.
--Et n'aie jamais le malheur de nommer M. le baron, ou je te fais prendre
par mes gens, et je te renvoie en Prusse.
--J'aimerais mieux mourir tout de suite. Oh! si les misérables m'avaient
laissé l'usage des mains, je me serais tué quand ils m'ont repris.
--Décampe!
Oui, Monseigneur.»
Il acheva d'avaler le contenu de la gourde, la rendit à Joseph, l'embrassa,
sans savoir qu'il lui devait un service bien plus important, se prosterna
devant le comte et le baron, et, sur un geste d'impatience de celui-ci qui
lui coupa la parole, il fit un grand signe de croix, baisa la terre, et
monta à cheval avec l'aide des domestiques, car il ne pouvait remuer les
pieds; mais à peine fut-il en selle, que, reprenant courage et vigueur, il
piqua des deux et se mit à courir bride abattue sur la route du midi.
«Voilà qui achèvera de me perdre, si on découvre jamais que je vous ai
laissé faire, dit le baron au comte. C'est égal, ajouta-t-il avec un grand
éclat de rire; l'idée de faire cadeau à Marie-Thérèse d'un grenadier de
Frédéric est la plus charmante du monde. Ce drôle, qui a envoyé des balles
aux houlans de l'impératrice, va en envoyer aux cadets du roi de Prusse!
Voilà des sujets bien fidèles, et des troupes bien choisies!
--Les souverains n'en sont pas plus mal servis. Ah ça, qu'allons-nous faire
de ces enfants?
--Nous pouvons dire comme le grenadier, répondit Consuelo, que, si vous
nous abandonnez ici, nous sommes perdus.
--Je ne crois pas, répondit le comte, qui mettait dans toutes ses paroles
une sorte d'ostentation chevaleresque, que nous vous ayons donné lieu
jusqu'ici de mettre en doute nos sentiments d'humanité. Nous allons vous
emmener jusqu'à ce que vous soyez assez loin d'ici pour ne plus rien
craindre. Mon domestique, que j'ai mis à pied, montera sur le siège de la
voiture, dit-il en s'adressant au baron; et il ajouta d'un ton plus bas:
--Ne préférez-vous pas la société de ces enfants à celle d'un valet qu'il
nous faudrait admettre dans la voiture, et devant lequel nous serions
obligés de nous contraindre davantage?
--Eh! sans doute, répondit le baron; des artistes, quelque pauvres qu'ils
soient, ne sont déplacés nulle part. Qui sait si celui qui vient de
retrouver son violon dans ces broussailles, et qui le remporte avec tant de
joie, n'est pas un Tartini en herbe? Allons, troubadour! dit-il à Joseph
qui venait effectivement de ressaisir son sac, son instrument et ses
manuscrits sur le champ de bataille, venez avec nous, et, à notre premier
gîte, vous nous chanterez ce glorieux combat où nous n'avons trouvé
personne à qui parler.
--Vous pouvez vous moquer de moi à votre aise, dit le comte lorsqu'ils
furent installés dans le fond de la voiture, et les jeunes gens vis-à-vis
d'eux (la berline roulait déjà rapidement vers l'Autriche), vous qui avez
abattu une pièce de ce gibier de potence.
--J'ai bien peur de ne l'avoir pas tué sur le coup, et de le retrouver
quelque jour à la porte du cabinet de Frédéric: je vous céderais donc cet
exploit de grand coeur.
--Moi qui n'ai même pas vu l'ennemi, reprit le comte, je vous l'envie
sincèrement, votre exploit; je prenais goût à l'aventure, et j'aurais eu
du plaisir à châtier ces drôles comme ils le méritent. Venir saisir des
déserteurs et lever des recrues jusque sur le territoire de la Bavière,
aujourd'hui l'alliée fidèle de Marie-Thérèse! c'est d'une insolence qui
n'a pas de nom!
--Ce serait un prétexte de guerre tout trouvé, si on n'était las de se
battre, et si le temps n'était à la paix pour le moment. Vous m'obligerez
donc, monsieur le comte, en n'ébruitant pas cette aventure, non-seulement
à cause de mon souverain, qui me saurait fort mauvais gré du rôle que j'y
ai joué, mais encore à cause de la mission dont je suis chargé auprès de
votre impératrice. Je la trouverais fort mal disposée à me recevoir, si je
l'abordais sous le coup d'une pareille impertinence de la part de mon
gouvernement.
--Ne craignez rien de moi, répondit le comte; vous savez que je ne suis pas
un sujet zélé, parce que je ne suis pas un courtisan ambitieux....
--Et quelle ambition pourriez-vous avoir encore, cher comte? L'amour et
la fortune ont couronné vos voeux; au lieu que moi.... Ah! combien nos
destinées sont dissemblables jusqu'à présent, malgré l'analogie qu'elles
présentent au premier abord!»
En parlant ainsi, le baron tira de son sein un portrait entouré de
diamants, et se mit à le contempler avec des yeux attendris, et en poussant
de profonds soupirs, qui donnèrent un peu envie de rire à Consuelo. Elle
trouva qu'une passion si peu discrète n'était pas de bon goût, et railla
intérieurement cette manière de grand seigneur.
«Cher baron, reprit le comte en baissant la voix (Consuelo feignait de
ne pas entendre, et y faisait même son possible), je vous supplie de
n'accorder à personne la confiance dont vous m'avez honoré, et surtout de
ne montrer ce portrait à nul autre qu'à moi. Remettez-le dans sa boîte, et
songez que cet enfant entend le français aussi bien que vous et moi.
--A propos! s'écria le baron en refermant le portrait sur lequel Consuelo
s'était bien gardée de jeter les yeux, que diable voulaient-ils faire de
ces deux petits garçons, nos racoleurs? Dites, que vous proposaient-ils
pour vous engager à les suivre?
--En effet, dit le comte, je n'y songeais pas, et maintenant je ne
m'explique pas leur fantaisie; eux qui ne cherchent à enrôler que des
hommes dans la force de l'âge, et d'une stature démesurée, que
pouvaient-ils faire de deux petits enfants?»
Joseph raconta que le prétendu Mayer s'était donné pour musicien, et leur
avait continuellement parlé de Dresde et d'un engagement à la chapelle de
l'électeur.
«Ah! m'y voilà! reprit le baron, et ce Mayer, je gage que je le connais!
Ce doit être un nommé N..., ex-chef de musique militaire, aujourd'hui
recruteur pour la musique des régiments prussiens. Nos indigènes ont la
tête si dure, qu'ils ne réussiraient pas à jouer juste et en mesure, si Sa
Majesté, qui a l'oreille plus délicate que feu le roi son père, ne tirait
de la Bohême et de la Hongrie ses clairons, ses fifres, et ses trompettes.
Le bon professeur de tintamarre a cru faire un joli cadeau, à son maître
En lui amenant, outre le déserteur repêché sur vos terres, deux petits
musiciens à mine intelligente; et le faux-fuyant de leur promettre Dresde
et les délices de la cour n'était pas mal trouvé, pour commencer. Mais vous
n'eussiez pas seulement aperçu Dresde, mes enfants, et, bon gré, mal
gré, vous eussiez été incorporés dans la musique de quelque régiment
d'infanterie seulement pour le reste de vos jours.
--Je sais à quoi m'en tenir maintenant sur le sort qui nous attendait,
répondit Consuelo; j'ai entendu parler des abominations de ce régime
militaire, de la mauvaise foi et de la cruauté des enlèvements de recrues.
Je vois, à la manière dont le pauvre grenadier était traité par ces
misérables, qu'on ne m'avait rien exagéré. Oh! le grand Frédéric!...
--Sachez, jeune homme, dit le baron avec une emphase un peu ironique, que
Sa Majesté ignore les moyens, et ne connaît que les résultats.
--Dont elle profite, sans se soucier du reste, reprit Consuelo animée par
une indignation irrésistible. Oh! Je le sais, monsieur le baron, les rois
n'ont jamais tort, et sont innocents de tout le mal qu'on fait pour leur
plaire.
--Le drôle a de l'esprit! s'écria le comte en riant; mais soyez prudent,
mon joli petit tambour, et n'oubliez pas que vous parlez devant un officier
supérieur du régiment où vous deviez peut-être entrer.
--Sachant me taire, monsieur le comte, je ne révoque jamais en doute la
discrétion d'autrui.
--Vous l'entendez, baron! il vous promet le silence que vous n'aviez pas
songé à lui demander! Allons, c'est un charmant enfant.
--Et je me fie à lui de tout mon coeur, repartit le baron. Comte, vous
devriez l'enrôler, vous, et l'offrir comme page à Son Altesse.
--C'est fait, s'il y consent, dit le comte en riant. Voulez-vous accepter
cet engagement, beaucoup plus doux que celui du service prussien? Ah! mon
enfant! il ne s'agira ni de souffler dans des chaudrons, ni de battre le
rappel avant le jour, ni de recevoir la schlague et de manger du pain
de briques pilées, mais de porter la queue et l'éventail d'une dame
admirablement belle et gracieuse, d'habiter un palais de fées, de présider
aux jeux et aux ris, et de faire votre partie dans des concerts qui valent
bien ceux du grand Frédéric! Êtes-vous tenté? Ne me prenez-vous pas pour un
Mayer?
--Et quelle est donc cette altesse si gracieuse et si magnifique? demanda
Consuelo en souriant.
--C'est la margrave douairière de Bareith, princesse de Culmbach, mon
illustre épouse, répondit le comte Hoditz; c'est maintenant la châtelaine
de Roswald en Moravie.»
Consuelo avait cent fois entendu raconter à la chanoinesse Wenceslawa de
Rudolstadt la généalogie, les alliances et l'histoire anecdotique de toutes
les principautés et aristocraties grandes et petites de l'Allemagne et des
pays circonvoisins; plusieurs de ces biographies l'avaient frappée, et
entre autres celle du comte Hoditz-Roswald, seigneur morave très-riche,
chassé et abandonné par un père irrité de ses déportements, aventurier
très-répandu dans toutes les cours de l'Europe; enfin, grand-écuyer et
amant de la margrave douairière de Bareith, qu'il avait épousée en secret,
enlevée et conduite à Vienne, de là en Moravie, où, ayant hérité de son
père, il l'avait mise récemment à la tête d'une brillante fortune. La
chanoinesse était revenue souvent sur cette histoire, qu'elle trouvait fort
scandaleuse parce que la margrave était princesse suzeraine, et le comte
simple gentilhomme; et c'était pour elle un sujet de se déchaîner contre
les mésalliances et les mariages d'amour. De son côté, Consuelo, qui
cherchait à comprendre et à bien connaître les préjugés de la caste
nobiliaire, faisait son profit de ces révélations et ne les oubliait pas.
La première fois que le comte Hoditz s'était nommé devant elle, elle avait
été frappée d'une vague réminiscence, et maintenant elle avait présentes
toutes les circonstances de la vie et du mariage romanesque de cet
aventurier célèbre. Quant au baron de Trenk, qui n'était alors qu'au
début de sa mémorable disgrâce, et qui ne présageait guère son épouvantable
avenir, elle n'en avait jamais entendu parler. Elle écouta donc le comte
étaler avec un peu de vanité le tableau de sa nouvelle opulence. Raillé
et méprisé dans les petites cours orgueilleuses de l'Allemagne, Hoditz
avait longtemps rougi d'être regardé comme un pauvre diable enrichi par
sa femme. Héritier de biens immenses, il se croyait désormais réhabilité
en étalant le faste d'un roi dans son comté morave, et produisait avec
complaisance ses nouveaux titres à la considération ou à l'envie de minces
souverains beaucoup moins riches que lui. Rempli de bons procédés et
d'attentions délicates pour sa margrave, il ne se piquait pourtant pas
d'une scrupuleuse fidélité envers une femme beaucoup plus âgée que lui; et
soit que cette princesse eût, pour fermer les yeux, les bons principes et
le bon goût du temps, soit qu'elle crût que l'époux illustré par elle ne
pouvait jamais ouvrir les yeux sur le déclin de sa beauté, elle ne le
gênait point dans ses fantaisies.
Au bout de quelques lieues, on trouva un relais préparé exprès à l'avance
pour les nobles voyageurs. Consuelo et Joseph voulurent descendre et
prendre congé d'eux; mais ils s'y opposèrent, prétextant la possibilité
de nouvelles entreprises de la part des recruteurs répandus dans le pays.
«Vous ne savez pas, leur dit Trenk (et il n'exagérait rien), combien cette
race est habile et redoutable. En quelque lieu de l'Europe civilisée que
vous mettiez le pied, si vous êtes pauvre et sans défense, si vous avez
quelque vigueur ou quelque talent, vous êtes exposé à la fourberie ou à la
violence de ces gens-là. Ils connaissent tous les passages de frontières,
tous les sentiers de montagnes, toutes les routes de traverse, tous les
gîtes équivoques, tous les coquins dont ils peuvent espérer assistance et
main-forte au besoin. Ils parlent toutes les langues, tous les patois, car
ils ont vu toutes les nations et fait tous les métiers. Ils excellent à
manier un cheval, à courir, nager, sauter par-dessus les précipices
comme de vrais bandits. Ils sont presque tous braves, durs à la fatigue,
menteurs, adroits et impudents, vindicatifs, souples et cruels. C'est le
rebut de l'espèce humaine, dont l'organisation militaire du feu roi de
Prusse, _Gros-Guillaume_, a fait les pourvoyeurs les plus utiles de sa
puissance, et les soutiens les plus importants de sa discipline. Ils
rattraperaient un déserteur au fond de la Sibérie, et iraient le chercher
au milieu des balles de l'armée ennemie, pour le seul plaisir de le ramener
en Prusse et de l'y faire pendre pour l'exemple. Ils ont arraché de l'autel
un prêtre qui disait sa messe, parce qu'il avait cinq pieds dix pouces; ils
ont volé un médecin à la princesse électorale; ils ont mis en fureur dix
fois le vieux margrave de Bareith, en lui enlevant son armée composée de
vingt ou trente hommes, sans qu'il ait osé en demander raison ouvertement;
ils ont fait soldat à perpétuité un gentilhomme français qui allait voir sa
femme et ses enfants aux environs de Strasbourg; ils ont pris des Russes à
la czarine Élisabeth, des houlans au maréchal de Saxe, des pandours à
Marie-Thérèse, des magnats de Hongrie, des seigneurs polonais, des
chanteurs italiens, et des femmes de toutes les nations, nouvelles
Sabines mariées de force à des soldats. Tout leur est bon; outre leurs
appointements et leurs frais de voyages qui sont largement rétribués, ils
ont une prime de tant par tête, que dis-je! de tant par pouce et par ligne
de stature....
--Oui! dit Consuelo, ils fournissent de la chair humaine à tant par once!
Ah! votre grand roi est un ogre!... Mais soyez tranquille, monsieur le
baron, dites toujours; vous avez fait une belle action en rendant la
liberté à notre pauvre déserteur. J'aimerais mieux subir les supplices
qui lui étaient destinés, que de dire une parole qui pût vous nuire.»
Trenk, dont le fougueux caractère ne comportait pas la prudence, et qui
était déjà aigri par les rigueurs et les injustices incompréhensibles de
Frédéric à son égard, trouvait un amer plaisir à dévoiler devant le comte
Hoditz les forfaits de ce régime dont il avait été témoin et complice,
dans un temps de prospérité, où ses réflexions n'avaient pas toujours
été aussi équitables et aussi sévères. Maintenant persécuté secrètement,
quoique en apparence il dût à la confiance du roi de remplir une mission
diplomatique importante auprès de Marie-Thérèse, il commençait à détester
son maître, et à laisser paraître ses sentiments avec trop d'abandon. Il
rapporta au comte les souffrances, l'esclavage et le désespoir de cette
nombreuse milice prussienne, précieuse à la guerre, mais si dangereuse
durant la paix, qu'on en était venu, pour la réduire, à un système de
terreur et de barbarie sans exemple. Il raconta l'épidémie de suicide qui
s'était répandue dans l'armée, et les crimes que commettaient des soldats,
honnêtes et dévots d'ailleurs, dans le seul but de se faire condamner à
mort pour échapper à l'horreur de la vie qu'on leur avait faite.
«Croiriez-vous, dit-il, que les rangs _surveillés_ sont ceux qu'on
recherche avec le plus d'ardeur? Il faut que vous sachiez que ces rangs
surveillés sont composés de recrues étrangères, d'hommes enlevés, ou de
jeunes gens de la nation prussienne, lesquels, au début d'une carrière
militaire qui ne doit finir qu'avec la vie, sont généralement en proie,
durant les premières années, au plus horrible découragement. On les divise
par rangs, et on les fait marcher, soit en paix, soit en guerre, devant une
rangée d'hommes plus soumis ou plus déterminés, qui ont la consigne de
tirer chacun sur celui qui marche devant lui, si ce dernier montre la
plus légère intention de fuir ou de résister. Si le rang chargé de cette
exécution la néglige, le rang placé derrière, qui est encore choisi parmi
de plus insensibles et de plus farouches ( car il y en a parmi les vieux
soldats endurcis et les volontaires, qui sont presque tous des scélérats),
ce troisième rang, dis-je, est chargé de tirer sur les deux premiers;
et ainsi de suite, si le troisième rang faiblit dans l'exécution. Ainsi,
chaque rang de l'armée a, dans la bataille l'ennemi en face et l'ennemi
sur ses talons, nulle part des semblables, des compagnons, ou des frères
d'armes. Partout la violence, la mort et l'épouvante! C'est avec cela, dit
le grand Frédéric, qu'on forme des soldats invincibles. Eh bien, une place
dans ces premiers rangs est enviée et recherchée par le jeune militaire
prussien; et sitôt qu'il y est placé, sans concevoir la moindre espérance
de salut, il se débande et jette ses armes, afin d'attirer sur lui les
balles de ses camarades. Ce mouvement de désespoir en sauve plusieurs, qui,
risquant le tout pour le tout, et bravant les plus insurmontables dangers,
parviennent à s'échapper, et souvent passent à l'ennemi. Le roi ne s'abuse
pas sur l'horreur que son joug de fer inspire à l'armée, et vous savez
peut-être son mot au duc de Brunswick, son neveu, qui assistait à une de
ses grandes revues, et ne se lassait pas d'admirer la belle tenue et les
superbes manoeuvres de ses troupes. «--La réunion et l'ensemble de tant de
beaux hommes vous surprend? lui dit Frédéric; et moi, il y a quelque chose
qui m'étonne bien davantage!--Quoi donc? dit le jeune duc.--C'est que nous
soyons en sûreté, vous et moi, au milieu d'eux, répondit le roi.»
«Baron, cher baron, reprit le comte Hoditz, ceci est le revers de la
médaille. Rien ne se fait miraculeusement chez les hommes. Comment Frédéric
serait-il le plus grand capitaine de son temps s'il avait la douceur des
colombes? Tenez! n'en parlez pas davantage. Vous m'obligeriez à prendre son
parti, moi son ennemi naturel, contre vous, son aide de camp et son favori.
--A la manière dont il traite ses favoris dans un jour de caprice, on peut
juger, répondit Trenk, de sa façon d'agir avec ses esclaves! Ne parlons
plus de lui, vous avez raison; car, en y songeant, il me prend une envie
diabolique de retourner dans le bois, et d'étrangler de mes mains ses zélés
pourvoyeurs de chair humaine, à qui j'ai fait grâce par une sotte et lâche
prudence.»
L'emportement généreux du baron plaisait à Consuelo; elle écoutait avec
intérêt ses peintures animées de la vie militaire en Prusse; et, ne sachant
pas qu'il entrait dans cette courageuse indignation un peu de dépit
personnel, elle y voyait l'indice d'un grand caractère. Il y avait de la
grandeur réelle néanmoins dans l'âme de Trenk. Ce beau et fier jeune homme
n'était pas né pour ramper. Il y avait bien de la différence, à cet égard,
entre lui et son ami improvisé en voyage, le riche et superbe Hoditz. Ce
dernier, ayant fait dans son enfance la terreur et le désespoir de ses
précepteurs, avait été enfin abandonné à lui-même; et quoiqu'il eût passé
l'âge des bruyantes incartades, il conservait dans ses manières et dans ses
propos quelque chose de puéril qui contrastait avec sa stature herculéenne
et son beau visage un peu flétri par quarante années pleines de fatigues et
de débauches. Il n'avait puisé l'instruction superficielle qu'il étalait
de temps en temps, que dans les romans, la philosophie à la mode, et la
fréquentation du théâtre. Il se piquait d'être artiste, et manquait de
discernement et de profondeur en cela comme en tout. Pourtant son grand
air, son affabilité exquise, ses idées fines et riantes, agirent bientôt
sur l'imagination du jeune Haydn, qui le préféra au baron, peut-être aussi
à cause de l'attention plus prononcée que Consuelo accordait à ce dernier.
Le baron, au contraire, avait fait de bonnes études; et si le prestige des
cours et l'effervescence de la jeunesse l'avaient souvent étourdi sur la
réalité et la valeur des grandeurs humaines, il avait conservé au fond de
l'âme cette indépendance de sentiments et cette équité de principes que
donnent les lectures sérieuses et les nobles instincts développés par
l'éducation. Son caractère altier avait pu s'engourdir sous les caresses et
les flatteries de la puissance; mais il n'avait pu plier assez pour qu'à la
moindre atteinte de l'injustice, il ne se relevât fougueux et brûlant. Le
beau page de Frédéric avait trempé ses lèvres à la coupe empoisonnée; mais
l'amour, un amour absolu, téméraire, exalté, était venu ranimer son audace
et sa persévérance. Frappé dans l'endroit le plus sensible de son coeur, il
avait relevé la tête, et bravait en face le tyran qui voulait le mettre à
genoux.
A l'époque de notre récit, il paraissait âgé d'une vingtaine d'années
tout au plus. Une forêt de cheveux bruns, dont il ne voulait pas faire le
sacrifice à la discipline puérile de Frédéric, ombrageait son large front.
Sa taille était superbe, ses yeux étincelants, sa moustache noire comme
l'ébène, sa main blanche comme l'albâtre, quoique forte comme celle d'un
athlète, et sa voix fraîche et mâle comme son visage, ses idées, et les
espérances de son amour. Consuelo songeait à cet amour mystérieux qu'il
avait à chaque instant sur les lèvres, et qu'elle ne trouvait plus ridicule
à mesure qu'elle observait, dans ses élans et ses réticences, le mélange
d'impétuosité naturelle et de méfiance trop fondée qui le mettait en guerre
continuelle avec lui-même et avec sa destinée. Elle éprouvait, en dépit
d'elle-même, une vive curiosité de connaître la dame des pensées d'un
si beau jeune homme, et se surprenait à faire des voeux sincères et
romanesques pour le triomphe de ces deux amants. Elle ne trouva point la
journée longue, comme elle s'y était attendue dans un gênant face à face
avec deux inconnus d'un rang si différent du sien. Elle avait pris à
Venise la notion, et à Riesenburg l'habitude de la politesse, des manières
Douces et des propos choisis qui sont le beau côté de ce qu'on appelait
exclusivement dans ce temps-là la bonne compagnie. Tout en se tenant sur la
réserve, et ne parlant pas, à moins d'être interpellée, elle se sentit donc
fort à l'aise, et fit ses réflexions intérieurement sur tout ce qu'elle
entendit. Ni le baron ni le comte ne parurent s'apercevoir de son
déguisement. Le premier ne faisait guère attention ni à elle ni à Joseph.
S'il leur adressait quelques mots, il continuait son propos en se
retournant vers le comte; et bientôt, tout en parlant avec entraînement, il
ne pensait plus même à celui-ci, et semblait converser avec ses propres
pensées, comme un esprit qui se nourrit de son propre feu. Quant au comte,
il était tour à tour grave comme un monarque, et sémillant comme une
marquise française. Il tirait des tablettes de sa poche, et prenait des
notes avec le sérieux d'un penseur ou d'un diplomate; puis il les relisait
en chantonnant, et Consuelo voyait que c'étaient de petits versiculets dans
un français galant et doucereux. Il les récitait parfois au baron, qui les
déclarait admirables sans les avoir écoutés. Quelquefois il consultait
Consuelo d'un air débonnaire, et lui demandait avec une fausse modestie:
«Comment trouvez-vous cela, mon petit ami? Vous comprenez le français,
n'est-ce pas?»
Consuelo, impatientée de cette feinte condescendance qui paraissait
chercher à l'éblouir, ne put résister à l'envie de relever deux ou trois
fautes qui se trouvaient dans un quatrain _à la beauté_. Sa mère lui avait
appris à bien phraser et à bien énoncer les langues qu'elle-même chantait
facilement et avec une certaine élégance. Consuelo, studieuse, et cherchant
dans tout l'harmonie, la mesure et la netteté que lui suggérait son
organisation musicale, avait trouvé dans les livres la clef et la règle de
ces langues diverses. Elle avait surtout examiné avec soin la prosodie,
en s'exerçant à traduire des poésies lyriques, et en ajustant des paroles
étrangères sur des airs nationaux, pour se rendre compte du rhythme et de
l'accent. Elle était ainsi parvenue à bien connaître les règles de la
versification dans plusieurs langues, et il ne lui fut pas difficile de
relever les erreurs du poëte morave.
Émerveillé de son savoir, mais ne pouvant se résoudre à douter du sien
propre, Hoditz consulta le baron, qui se porta compétent pour donner
gain de cause au petit musicien. De ce moment, le comte s'occupa d'elle
exclusivement, mais sans paraître se douter de son âge véritable ni de son
sexe. Il lui demanda seulement où _il_ avait été élevé, pour savoir si bien
les lois du Parnasse.
«A l'école gratuite des maîtrises de chant de Venise, répondit-elle
laconiquement.
--Il paraît que les études de ce pays-là sont plus fortes que celles de
l'Allemagne; et votre camarade, où a-t-il étudié?
--A la cathédrale de Vienne, répondit Joseph.
--Mes enfants, reprit le comte, je crois que vous avez tous deux beaucoup
d'intelligence et d'aptitude. A notre premier gîte, je veux vous examiner
sur la musique; et si vous tenez ce que vos figures et vos manières
promettent, je vous engage pour mon orchestre ou mon théâtre de Roswald.
Je veux tout de bon vous présenter à la princesse mon épouse; qu'en
diriez-vous? hein! Ce serait une fortune pour des enfants comme vous.»
Consuelo avait été prise d'une forte envie de rire en entendant le comte se
proposer d'examiner Haydn et elle-même sur la musique. Elle ne put que
s'incliner respectueusement avec de grands efforts pour garder son
sérieux. Joseph, sentant davantage les conséquences avantageuses pour lui
d'une nouvelle protection, remercia et ne refusa pas. Le comte reprit
ses tablettes, et lut à Consuelo la moitié d'un petit opéra italien
singulièrement détestable, et plein de barbarismes, qu'il se promettait
de mettre lui-même en musique et de faire représenter pour la fête de sa
femme par ses acteurs, sur son théâtre, dans son château, ou, pour mieux
dire, dans sa résidence; car, se croyant prince par le fait de sa margrave,
il ne parlait pas autrement.
Consuelo poussait de temps en temps le coude de Joseph pour lui faire
remarquer les bévues du comte, et, succombant sous l'ennui, se disait en
elle-même que, pour s'être laissé séduire par de tels madrigaux, la fameuse
beauté du margraviat héréditaire de Bareith, apanage de Culmbach, devait
être une personne bien éventée, malgré ses titres, ses galanteries et ses
années.
Tout en lisant et en déclamant, le comte croquait des bonbons pour
s'humecter le gosier et en offrait sans cesse aux jeunes voyageurs, qui,
n'ayant rien mangé depuis la veille, et mourant de faim, acceptaient, faute
de mieux, cet aliment plus propre à la tromper qu'à la satisfaire, tout en
se disant que les dragées et les rimes du comte étaient une bien fade
nourriture.
Enfin, vers le soir, on vit paraître à l'horizon les forts et les flèches
de cette ville de Passaw où Consuelo avait pensé le matin ne pouvoir jamais
arriver. Cet aspect, après tant de dangers et de terreurs, lui fut presque
aussi doux que l'eût été en d'autres temps celui de Venise; et lorsqu'elle
traversa le Danube, elle ne put se retenir de donner une poignée de main à
Joseph.
«Est-il votre frère? lui demanda le comte, qui n'avait pas encore songé à
lui faire cette question.
--Oui, Monseigneur, répondit au hasard Consuelo, pour se débarrasser de sa
curiosité.
--Vous ne vous ressemblez pourtant pas, dit le comte.
--Il y a tant d'enfants qui ne ressemblent pas à leur père! répondit
gaiement Joseph.
--Vous n'avez pas été élevés ensemble?
Non, monseigneur. Dans notre condition errante, on est élevé où l'on peut
et comme l'on peut.
--Je ne sais pourquoi je m'imagine pourtant, dit le comte à Consuelo, en
baissant la voix, que vous êtes _bien né_. Tout dans votre personne et
votre langage annonce une distinction naturelle.
--Je ne sais pas du tout comment je suis né, monseigneur, répondit-elle en
riant. Je dois être né musicien de père en fils; car je n'aime au monde que
la musique.
--Pourquoi êtes-vous habillé en paysan de Moravie?
--Parce que, mes habits s'étant usés en voyage, j'ai acheté dans une foire
de ce pays-là ceux que vous voyez.
--Vous avez donc été en Moravie? à Roswald, peut-être?
-Aux environs, oui, monseigneur, répondit Consuelo avec malice, j'ai aperçu
de loin, et sans oser m'en approcher, votre superbe domaine, vos statues,
vos cascades, vos jardins, vos montagnes, que sais-je? des merveilles, un
palais de fées!
--Vous avez vu tout cela! s'écria le comte émerveillé de ne l'avoir pas su
plus tôt, et ne s'apercevant pas que Consuelo, lui ayant entendu décrire
pendant deux heures les délices de sa résidence, pouvait bien en faire la
description après lui, en sûreté de conscience. Oh! cela doit vous donner
envie d'y revenir! dit-il.
--J'en grille d'envie à présent que j'ai le bonheur de vous connaître,
répondit Consuelo, qui avait besoin de se venger de la lecture de son opéra
en se moquant de lui.»
Elle sauta légèrement de la barque sur laquelle on avait traversé le
fleuve, en s'écriant avec un accent germanique renforcé:
«O Passaw! je te salue!»
La berline les conduisit à la demeure d'un riche seigneur, ami du comte,
absent pour le moment, mais dont la maison leur était destinée pour
pied-à-terre. On les attendait, les serviteurs étaient en mouvement pour le
souper, qui leur fut servi promptement. Le comte, qui prenait un plaisir
extrême à la conversation de son petit musicien (c'est ainsi qu'il appelait
Consuelo), eût souhaité l'emmener à sa table; mais la crainte de faire une
inconvenance qui déplût au baron l'en empêcha. Consuelo et Joseph se
trouvèrent fort contents de manger à l'office, et ne firent nulle
difficulté de s'asseoir avec les valets. Haydn n'avait encore jamais été
traité plus honorablement chez les grands seigneurs qui l'avaient admis
à leurs fêtes; et, quoique le sentiment de l'art lui eût assez élevé le
coeur pour qu'il comprît l'outrage attaché à cette manière d'agir, il se
rappelait sans fausse honte que sa mère avait été cuisinière du comte
Harrach, seigneur de son village. Plus tard, et parvenu au développement
de son génie, Haydn ne devait pas être mieux apprécié comme homme par ses
protecteurs, quoiqu'il le fût de toute l'Europe comme artiste. Il a passé
vingt-cinq ans au service du prince Esterhazy; et quand nous disons au
service, nous ne voulons pas dire que ce fût comme musicien seulement.
Paër l'a vu, une serviette au bras et l'épée au côté, se tenir derrière
La chaise de son maître, et remplir les fonctions de maître d'hôtel,
c'est-à-dire de premier valet, selon l'usage du temps et du pays.
Consuelo n'avait point mangé avec les domestiques depuis les voyages de son
enfance avec sa mère la Zingara. Elle s'amusa beaucoup des grands airs de
ces laquais de bonne maison, qui se trouvaient humiliés de la compagnie de
deux petits bateleurs, et qui, tout en les plaçant à part à une extrémité
de la table, leur servirent les plus mauvais morceaux. L'appétit et leur
sobriété naturelle les leur firent trouver excellents; et leur air enjoué
ayant désarmé ces âmes hautaines, on les pria de faire de la musique pour
égayer le dessert de messieurs les laquais. Joseph se vengea de leurs
dédains en leur jouant du violon avec beaucoup d'obligeance; et Consuelo
elle-même, ne se ressentant presque plus de l'agitation et des souffrances
de la matinée, commençait à chanter, lorsqu'on vint leur dire que le comte
et le baron réclamaient la musique pour leur propre divertissement.
Il n'y avait pas moyen de refuser. Après le secours que ces deux seigneurs
leur avaient donné, Consuelo eût regardé toute défaite comme une
ingratitude; et d'ailleurs s'excuser sur la fatigue et l'enrouement eût été
un méchant prétexte, puisque ses accents, montant de l'office au salon,
venaient de frapper les oreilles des maîtres.
Elle suivit Joseph, qui était, aussi bien qu'elle, en train de prendre en
bonne part toutes les conséquences de leur pèlerinage; et quand ils furent
entrés dans une belle salle, où, à la lueur de vingt bougies, les deux
seigneurs achevaient, les coudes sur la table, leur dernier flacon de
vin de Hongrie, ils se tinrent debout près de la porte, à la manière des
musiciens de bas étage, et se mirent à chanter les petits duos italiens
qu'ils avaient étudiés ensemble sur les montagnes.
«Attention! dit malicieusement Consuelo à Joseph avant de commencer; songe
que M. le comte va nous examiner sur la musique. Tâchons de nous en bien
tirer!»
Le comte fut très flatté de cette réflexion; le baron avait placé sur son
assiette retournée le portrait de sa dulcinée mystérieuse, et ne semblait
pas disposé à écouter.
Consuelo n'eut garde de donner sa voix et ses moyens. Son prétendu sexe ne
comportait pas des accents si veloutés, et l'âge qu'elle paraissait avoir
sous son déguisement ne permettait pas de croire qu'elle eût pu parvenir à
un talent consommé. Elle se fit une voix d'enfant un peu rauque, et comme
usée prématurément par l'abus du métier en plein vent. Ce fut pour elle
un amusement que de contrefaire aussi les maladresses naïves et les
témérités d'ornement écourté qu'elle avait entendu faire tant de fois aux
enfants des rues de Venise. Mais quoiqu'elle jouât merveilleusement cette
parodie musicale, il y eut tant de goût naturel dans ses facéties, le duo
fut chanté avec tant de nerf et d'ensemble, et ce chant populaire était si
frais et si original, que le baron, excellent musicien, et admirablement
organisé pour les arts, remit son portrait dans son sein, releva la tête,
s'agita sur son siége, et finit par battre des mains avec vivacité,
s'écriant que c'était la musique la plus vraie et la mieux sentie qu'il eût
jamais entendue. Quant au comte Hoditz, qui était plein de Fuchs, de Rameau
et de ses auteurs classiques, il goûta moins ce genre de composition et
cette manière de les rendre. Il trouva que le baron était un barbare du
Nord, et ses deux protégés des écoliers assez intelligents, mais qu'il
serait forcé de tirer, par ses leçons, de la crasse de l'ignorance. Sa
manie était de former lui-même ses artistes, et il dit d'un ton sentencieux
en secouant la tête:
«II y a du bon; mais il y aura beaucoup à reprendre. Allons! allons! Nous
corrigerons tout cela!»
Il se figurait que Joseph et Consuelo lui appartenaient déjà, et faisaient
partie de sa chapelle. Il pria ensuite Haydn de jouer du violon; et comme
celui-ci n'avait aucun sujet de cacher son talent, il dit à merveille
un air de sa composition qui était remarquablement bien écrit pour
l'instrument. Le comte fut, cette fois, très-satisfait.
«Toi, dit-il, ta place est trouvée. Tu seras mon premier violon, tu feras
parfaitement mon affaire. Mais tu t'exerceras aussi sur la viole d'amour.
J'aime par-dessus tout la viole d'amour. Je t'enseignerai comment on en
tire parti.
--Monsieur le baron est-il content aussi de mon camarade? dit Consuelo à
Trenk, qui était redevenu pensif.
--Si content, répondit-il, que si je fais quelque séjour à Vienne, je ne
veux pas d'autre maître que lui.
--Je vous enseignerai la viole d'amour, reprit le comte, et je vous demande
la préférence.
--J'aime mieux le violon et ce professeur-là,» repartit le baron, qui, dans
ses préoccupations, avait une franchise incomparable.
Il prit le violon, et joua de mémoire avec beaucoup de pureté et
d'expression quelques passages du morceau que Joseph venait de dire; puis
le lui rendant:
«Je voulais vous faire voir, lui dit-il avec une modestie très-réelle, que
je ne suis bon qu'à devenir votre écolier mais que je puis apprendre avec
attention et docilité.»
Consuelo le pria de jouer autre chose, et il le fit sans affectation.
Il avait du talent, du goût et de l'intelligence. Hoditz donna des éloges
exagérés à la composition du morceau.
«Elle n'est pas très-bonne, répondit Trenk, car elle est de moi; je l'aime
pourtant, parce qu'elle a plu à _ma princesse_.»
Le comte fît une grimace terrible pour l'avertir de peser ses paroles.
Trenk n'y prit pas seulement garde, et, perdu dans ses pensées, il fit
courir l'archet sur les cordes pendant quelques instants; puis jetant le
violon sur la table, il se leva, et marcha à grands pas en passant sa main
sur son front. Enfin il revint vers le comte, et lui dit:
«Je vous souhaite le bonsoir, mon cher comte. Je suis forcé de partir
avant le jour, car la voiture que j'ai fait demander doit me prendre ici
à trois heures du matin. Puisque vous y passez toute la matinée, je ne vous
reverrai probablement qu'à Vienne. Je serai heureux de vous y retrouver, et
de vous remercier encore de l'agréable bout de chemin que vous m'avez fait
faire en votre compagnie. C'est de coeur que je vous suis dévoué pour la
vie.»
Ils se serrèrent la main à plusieurs reprises, et, au moment de quitter
l'appartement, le baron, s'approchant de Joseph, lui remit quelques pièces
d'or en lui disant:
«C'est un à-compte sur les leçons que je vous demanderai à Vienne; vous me
trouverez à l'ambassade de Prusse.»
Il fit un petit signe de tête à Consuelo, en lui disant:
«Toi, si jamais je te retrouve tambour ou trompette dans mon régiment,
nous déserterons ensemble, entends-tu?»
Et il sortit, après avoir encore salué le comte.
FIN DU TOME DEUXIÈME.
CONSUELO
PAR
GEORGE SAND
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS, RUE VIVIENNE 2 BIS, PARIS
Tous droits réservés
1861
TOME TROISIÈME
[Note: l'orthographe originale de George Sand a été conservée tout au long
de ce document: ex.: poëte, rhythme, très-bien, etc.]
LXXIII.
Dès que le comte Hoditz se trouva seul avec ses musiciens, il se sentit
plus à l'aise et devint tout à fait communicatif. Sa manie favorite était
de trancher du maître de chapelle, et de jouer le rôle d'_impressario_.
Il voulut donc sur-le-champ commencer l'éducation de Consuelo.
«Viens ici, lui dit-il, et assieds-toi. Nous sommes entre nous, et l'on
n'écoute pas avec attention quand on est à une lieue les uns des autres.
Asseyez-vous aussi, dit-il à Joseph, et faites votre profit de la leçon.
Tu ne sais pas faire le moindre trille, reprit-il en s'adressant de nouveau
à la grande cantatrice. Écoutez bien; voici comment cela se fait.»
Et il chanta une phrase banale où il introduisit d'une manière fort
vulgaire plusieurs de ces ornements. Consuelo s'amusa à redire la phrase
en faisant le trille en sens inverse.
«Ce n'est pas cela! cria le comte d'une voix de Stentor en frappant sur la
table. Vous n'avez pas écouté.»
Il recommença, et Consuelo tronqua l'ornement d'une façon plus baroque et
plus désespérante que la première fois, en gardant son sérieux et affectant
un grand effort d'attention et de volonté. Joseph étouffait, et feignait de
tousser pour cacher un rire convulsif.
«La, la, la, trala, tra la! chanta le comte en contrefaisant son écolier
maladroit et en bondissant sur sa chaise, avec tous les symptômes d'une
indignation terrible qu'il n'éprouvait pas le moins du monde, mais qu'il
croyait nécessaire à la puissance et à l'entrain magistral de son
caractère.»
Consuelo se moqua de lui pendant un bon quart d'heure, et, quand elle en
eut assez, elle chanta le trille avec toute la netteté dont elle était
capable.
«Bravo! bravissimo! s'écria le comte en se renversant sur sa chaise. Enfin!
c'est parfait! Je savais bien que je vous le ferais faire! qu'on me donne
le premier paysan venu, je suis sûr de le former et de lui apprendre en un
jour ce que d'autres ne lui apprendraient pas dans un an! Encore cette
phrase, et marque bien toutes les notes. Avec légèreté, sans avoir l'air
d'y toucher ... C'est encore mieux, on ne peut mieux! Nous ferons quelque
chose de toi!»
Et le comte s'essuya le front quoiqu'il n'y eût pas une goutte de sueur.
«Maintenant, reprit-il, la cadence avec _chute et tour de gosier!_ Il lui
donna l'exemple avec cette facilité routinière que prennent les moindres
choristes à force d'entendre les premiers sujets, n'admirant dans leur
manière que les jeux du gosier, et se croyant aussi habiles qu'eux parce
qu'ils parviennent à les contrefaire. Consuelo se divertit encore à mettre
le comte dans une de ces grandes colères de sang-froid qu'il aimait à faire
éclater lorsqu'il galopait sur son dada, et finit par lui faire entendre
une cadence si parfaite et si prolongée qu'il fut forcé de lui crier:
«Assez, assez! C'est fait; vous y êtes maintenant. J'étais bien sûr que
je vous en donnerais la clef! Passons donc à la roulade, vous apprenez
avec une facilité admirable, et je voudrais avoir toujours des élèves
comme vous.»
Consuelo, qui commençait à sentir le sommeil et la fatigue la gagner,
abrégea de beaucoup la leçon de roulade. Elle fit toutes celles que lui
prescrivit l'opulent pédagogue, avec docilité, de quelque mauvais goût
qu'elles fussent, et laissa même résonner naturellement sa belle voix, ne
craignant plus de se trahir, puisque le comte était résolu à s'attribuer
jusqu'à l'éclat subit et à la pureté céleste que prenait son organe de
moment en moment.
«Comme cela s'éclaircit, à mesure que je lui montre comment il faut ouvrir
la bouche et porter la voix! disait-il à Joseph en se retournant vers
lui d'un air de triomphe. La clarté de l'enseignement, la persévérance,
l'exemple, voilà les trois choses avec lesquelles on forme des chanteurs et
des déclamateurs en peu de temps. Nous reprendrons demain une leçon; car
nous avons dix leçons à prendre, au bout desquelles vous saurez chanter.
Nous avons _le coulé, le flatté, le port de voix tenu et le port de voix
achevé, la chute, l'inflexion tendre, le martèlement gai, le cadencé
feinte_, etc., etc. Allez prendre du repos; je vous ai fait préparer des
chambres, dans ce palais. Je m'arrête ici pour mes affaires jusqu'à midi.
Vous déjeunerez, et vous me suivrez jusqu'à Vienne. Considérez-vous dès à
présent comme étant à mon service. Pour commencer, Joseph, allez dire à mon
valet de chambre de venir m'éclairer jusqu'à mon appartement. Toi, dit-il
à Consuelo, reste, et recommence-moi la dernière roulade que je t'ai
enseignée. Je n'en suis pas parfaitement content.»
A peine Joseph fut-il sorti, que le comte, prenant les deux mains de
Consuelo avec des regards fort expressifs, essaya de l'attirer près de lui.
Interrompue dans sa roulade, Consuelo le regardait aussi avec beaucoup
d'étonnement, croyant qu'il voulait lui faire battre la mesure; mais elle
lui retira brusquement ses mains et se recula au bout de la table, en
voyant ses yeux enflammés et son sourire libertin.
«Allons! vous voulez faire la prude? dit le comte en reprenant son air
indolent et superbe. Eh bien, ma mignonne, nous avons un petit amant? Il
est fort laid, le pauvre hère, et j'espère qu'à partir d'aujourd'hui vous
y renoncerez. Votre fortune est faite, si vous n'hésitez pas; car je n'aime
pas les lenteurs. Vous êtes une charmante fille, pleine d'intelligence
et de douceur; vous me plaisez beaucoup, et, dès le premier coup d'oeil
que j'ai jeté sur vous, j'ai vu que vous n'étiez pas faite pour courir
la pretentaine avec ce petit drôle. J'aurai soin de lui pourtant; je
l'enverrai à Roswald, et je me charge de son sort. Quant à vous, vous
resterez à Vienne. Je vous y logerai convenablement, et même, si vous êtes
prudente et modeste, je vous produirai dans le monde. Quand vous saurez la
musique, vous serez la prima-donna de mon théâtre, et vous reverrez votre
petit ami de rencontre, quand je vous mènerai à ma résidence. Est-ce
entendu?
--Oui, monsieur le comte, répondit Consuelo avec beaucoup de gravité et en
faisant un grand salut; c'est parfaitement entendu.»
Joseph rentra en cet instant avec le valet de chambre, qui portait deux
flambeaux, et le comte sortit en donnant un petit coup sur la joue de
Joseph et en adressant à Consuelo un sourire d'intelligence.
«Il est d'un ridicule achevé, dit Joseph à sa compagne dès qu'il fut seul
avec elle.
--Plus achevé encore que tu ne penses, lui répondit-elle d'un air pensif.
--C'est égal, c'est le meilleur homme du monde, et il me sera fort utile à
Vienne.
--Oui, à Vienne, tant que tu voudras, Beppo; mais à Passaw, il ne le sera
pas le moins du monde, je t'en avertis. Où sont nos effets, Joseph?
--Dans la cuisine. Je vais les prendre pour les monter dans nos chambres,
qui sont charmantes, à ce qu'on m'a dit. Vous allez donc enfin vous
reposer!
--Bon Joseph, dit Consuelo en haussant les épaules. Allons, reprit-elle,
va vite chercher ton paquet, et renonce à ta jolie chambre et au bon lit
où tu prétendais si bien dormir. Nous quittons cette maison à l'instant
même; m'entends-tu? Dépêche-toi, car on va sûrement fermer les portes.»
Haydn crut rêver.
«Par exemple! s'écria-t-il: ces grands seigneurs seraient-ils aussi des
racoleurs?
--Je crains encore plus le Hoditz que le Mayer, répondit Consuelo avec
impatience. Allons, cours, n'hésite pas, ou je te laisse et je pars seule.»
Il y avait tant de résolution et d'énergie dans le ton et la physionomie de
Consuelo, que Haydn, éperdu et bouleversé, lui obéit à la hâte. Il revint
au bout de trois minutes avec le sac qui contenait les cahiers et les
hardes; et, trois minutes après, sans avoir été remarqués de personne, ils
étaient sortis du palais, et gagnaient le faubourg à l'extrémité de la
ville.
Ils entrèrent dans une chétive auberge, et louèrent deux petites chambres
qu'ils payèrent d'avance, afin de pouvoir partir d'aussi bonne heure qu'ils
voudraient sans éprouver de retard.
«Ne me direz-vous pas au moins le motif de cette nouvelle alerte? Demanda
Haydn à Consuelo en lui souhaitant le bonsoir sur le seuil de sa chambre.
--Dors tranquille, lui répondit-elle, et apprends en deux mots que nous
n'avons pas grand'chose à craindre maintenant. M. le comte a deviné avec
son coup d'oeil d'aigle que je ne suis point de son sexe, et il m'a fait
l'honneur d'une déclaration qui a singulièrement flatté mon amour-propre.
Bonsoir, ami Beppo; nous décampons avant le jour. Je secouerai ta porte
pour te réveiller.»
Le lendemain, le soleil levant éclaira nos jeunes voyageurs voguant sur le
Danube et descendant son cours rapide avec une satisfaction aussi pure et
des coeurs aussi légers que les ondes de ce beau fleuve. Ils avaient payé
leur passage sur la barque d'un vieux batelier qui portait des marchandises
à Lintz. C'était un brave homme, dont ils furent contents, et qui ne gêna
pas leur entretien. Il n'entendait pas un mot d'italien, et, son bateau
étant suffisamment chargé, il ne prit pas d'autres voyageurs, ce qui leur
donna enfin la sécurité et le repos de corps et d'esprit dont ils avaient
besoin pour jouir complètement du beau spectacle que présentait leur
navigation à chaque instant. Le temps était magnifique. Il y avait dans
le bateau une petite cale fort propre, où Consuelo pouvait descendre
pour reposer ses yeux de l'éclat des eaux; mais elle s'était si bien
habituée les jours précédents au grand air et au grand soleil, qu'elle
préféra passer presque tout le temps couchée sur les ballots, occupée
délicieusement à voir courir les rochers et les arbres du rivage, qui
semblaient fuir derrière elle. Elle put faire de la musique à loisir avec
Haydn, et le souvenir comique du mélomane Hoditz, que Joseph appelait
Le _maestromane_, mêla beaucoup de gaieté à leurs ramages. Joseph le
contrefaisait à merveille, et ressentait une joie maligne à l'idée de son
désappointement. Leurs rires et leurs chansons égayaient et charmaient le
vieux nautonier, qui était passionné pour la musique comme tout prolétaire
allemand. Il leur chanta aussi des airs auxquels ils trouvèrent une
physionomie aquatique, et que Consuelo apprit de lui, ainsi que les
paroles. Ils achevèrent de gagner son coeur en le régalant de leur mieux au
premier abordage où ils firent leurs provisions de bouche pour la journée,
et cette journée fut la plus paisible et la plus agréable qu'ils eussent
encore passée depuis le commencement de leur voyage.
«Excellent baron de Trenk! disait Joseph en échangeant contre de la monnaie
une des brillantes pièces d'or que ce seigneur lui avait données: c'est à
lui que je dois de pouvoir soustraire enfin la divine Porporina à la
fatigue, à la famine, aux dangers, à tous les maux que la misère traîne à
sa suite. Je ne l'aimais pourtant pas d'abord, ce noble et bienveillant
baron!
--Oui, dit Consuelo, vous lui préfériez le comte. Je suis heureuse
maintenant que celui-ci se soit borné à des promesses, et qu'il n'ait pas
souillé nos mains de ses bienfaits.
--Après tout, nous ne lui devons rien, reprenait Joseph. Qui a eu le
premier la pensée et la résolution de combattre les recruteurs? c'est le
baron; le comte ne s'en souciait pas, et n'y allait que par complaisance et
par ton. Qui a couru des risques et reçu une balle dans son chapeau, bien
près du crâne? encore le baron! Qui a blessé, et peut-être tué l'infâme
Pistola? le baron! Qui a sauvé le déserteur, à ses dépens peut-être, et en
s'exposant à la colère d'un maître terrible? Enfin, qui vous a respectée,
et n'a pas fait semblant de reconnaître votre sexe? qui a compris la beauté
de vos airs italiens, et le goût de votre manière?
--Et le génie de maître Joseph Haydn? ajouta Consuelo en souriant; le
baron, toujours le baron!
--Sans doute, reprit Haydn pour lui rendre sa maligne insinuation; et il
est bien heureux peut-être, pour un noble et cher absent dont j'ai entendu
parler, que la déclaration d'amour à la divine Porporina soit venue du
comte ridicule, au lieu d'être faite par le brave et séduisant baron.
--Beppo! répondit Consuelo avec un sourire mélancolique, les absents n'ont
tort que dans les coeurs ingrats et lâches. Voilà pourquoi le baron, qui
est généreux et sincère, et qui est amoureux d'une mystérieuse beauté, ne
pouvait pas songer à me faire la cour. Je vous le demande à vous-même:
sacrifieriez-vous aussi facilement l'amour de votre fiancée et la fidélité
de votre coeur au premier caprice venu?»
Beppo soupira profondément.
«Vous ne pouvez être pour personne le _premier caprice venu_, dit-il,
et... le baron pourrait être fort excusable d'avoir oublié toutes ses
amours passées et présentes en vous voyant.
--Vous devenez galant et doucereux, Beppo! je vois que vous avez profité
dans la société de M. le comte; mais puissiez-vous ne jamais épouser une
margrave, et ne pas apprendre comment on traite l'amour quand on a fait un
mariage d'argent!»
Arrivés le soir à Lintz, ils y dormirent enfin sans terreur et sans souci
du lendemain. Dès que Joseph fut éveillé, il courut acheter des chaussures,
du linge, plusieurs petites recherches de toilette masculine pour lui, et
surtout pour Consuelo, qui put se faire brave et _beau_, comme elle le
disait en plaisantant, pour courir la ville et les environs. Le vieux
batelier leur avait dit que s'il pouvait trouver une commission pour Moelk,
il les reprendrait à _son bord_ le jour suivant, et leur ferait faire
encore une vingtaine de lieues sur le Danube. Ils passèrent donc cette
journée à Lintz, s'amusèrent à gravir la colline, à examiner le château
fort d'en bas et celui d'en haut, d'où ils purent contempler les majestueux
méandres du fleuve au sein des plaines fertiles de l'Autriche. De là aussi
ils virent un spectacle qui les réjouit fort: ce fut la berline du comte
Hoditz, qui entrait triomphalement dans la ville. Ils reconnurent la
voiture et la livrée, et s'amusèrent à lui faire, de trop loin pour être
aperçus de lui, de grands saluts jusqu'à terre. Enfin, le soir, s'étant
rendus au rivage, ils y retrouvèrent leur bateau chargé de marchandises de
transport pour Moelk, et ils firent avec joie un nouveau marché avec leur
vieux pilote. Ils s'embarquèrent avant l'aube, et virent briller les
étoiles sereines sur leurs têtes, tandis que le reflet de ces astres
courait en longs filets d'argent sur la surface mouvante du fleuve. Cette
journée ne fut pas moins agréable que la précédente. Joseph n'eut qu'un
chagrin, ce fut de penser qu'il se rapprochait de Vienne, et que ce voyage,
dont il oubliait les souffrances et les périls pour ne se rappeler que ses
délicieux instants, allait bientôt toucher à son terme.
A Moelk, il fallut se séparer du brave pilote, et ce ne fut pas sans
regret. Ils ne trouvaient pas dans les embarcations qui s'offrirent pour
les mener plus loin les mêmes conditions d'isolement et de sécurité.
Consuelo se sentait reposée, rafraîchie, aguerrie contre tous les
accidents. Elle proposa à Joseph de reprendre leur route à pied jusqu'à
nouvelle occurrence. Ils avaient encore vingt lieues à faire, et cette
manière d'aller n'était pas fort abréviative. C'est que Consuelo, tout en
se persuadant qu'elle était impatiente de reprendre les habits de son sexe
et les convenances de sa position, était au fond du coeur, il faut bien
l'avouer, aussi peu désireuse que Joseph de voir la fin de son expédition,
Elle était trop artiste par toutes les fibres de son organisation, pour ne
pas aimer la liberté, les hasards, les actes de courage et d'adresse, le
spectacle continuel et varié de cette nature que le piéton seul possède
entièrement, enfin toute l'activité romanesque de la vie errante et isolée.
Je l'appelle isolée, lecteur, pour exprimer une impression secrète et
mystérieuse qu'il est plus facile à vous de comprendre qu'à moi de définir.
C'est, je crois, un état de l'âme qui n'a pas été nommé dans notre langue,
mais que vous devez vous rappeler, si vous avez voyagé à pied, au loin,
et tout seul, ou avec un autre vous-même, ou enfin, comme Consuelo, avec
un compagnon facile, enjoué, complaisant, et monté à l'unisson de votre
cerveau. Dans ces moments-là, si vous étiez dégagé de toute sollicitude
immédiate, de tout motif inquiétant, vous avez, je n'en doute pas, ressenti
une sorte de joie étrange, peut-être égoïste tant soit peu, en vous disant:
A l'heure qu'il est, personne ne s'embarrasse de moi, et personne ne
m'embarrasse. Nul ne sait où je suis. Ceux qui dominent ma vie me
chercheraient en vain; ils ne peuvent me découvrir dans ce milieu inconnu
de tous, nouveau pour moi-même, où je me suis réfugié. Ceux que ma vie
impressionne et agite se reposent de moi, comme moi de mon action sur eux.
Je m'appartiens entièrement, et comme maître et comme esclave. Car il n'est
pas un seul de nous, ô lecteur! qui ne soit à la fois, à l'égard d'un
certain groupe d'individus, tour à tour et simultanément, un peu esclave,
un peu maître, bon gré, mal gré, sans se l'avouer et sans y prétendre.
Nul ne sait où je suis! Certes c'est une pensée d'isolement qui a son
charme, un charme inexprimable, féroce en apparence, légitime et doux dans
le fond. Nous sommes faits pour vivre de la vie de réciprocité. La route du
devoir est longue, rigide, et n'a d'horizon que la mort, qui est peut-être
à peine le repos d'une nuit. Marchons donc, et sans ménager nos pieds! Mais
si, dans des circonstances rares et bienfaisantes, où le repos peut être
inoffensif, et l'isolement sans remords, un vert sentier s'offre sous nos
pas, mettons à profit quelques heures de solitude et de contemplation. Ces
heures nonchalantes sont bien nécessaires à l'homme actif et courageux
pour retremper ses forces; et je dis que, plus votre coeur est dévoré du
zèle de la maison de Dieu (qui n'est autre que l'humanité), plus vous êtes
propre à apprécier quelques instants d'isolement pour rentrer en possession
de vous-même. L'égoïste est seul toujours et partout. Son âme n'est jamais
fatiguée d'aimer, de souffrir et de persévérer; elle est inerte et froide,
et n'a pas plus besoin de sommeil et de silence qu'un cadavre. Celui qui
aime est rarement seul, et, quand il l'est, il s'en trouve bien. Son âme
peut goûter une suspension d'activité qui est comme le profond sommeil d'un
corps vigoureux. Ce sommeil est le bon témoignage des fatigues passées, et
le précurseur des épreuves nouvelles auxquelles il se prépare. Je ne crois
guère à la véritable douleur de ceux qui ne cherchent pas à se distraire,
ni à l'absolu dévouement de ceux qui n'ont jamais besoin de se reposer.
Ou leur douleur est un accablement qui révèle qu'ils sont brisés, éteints,
Et qu'ils n'auraient plus la force d'aimer ce qu'ils ont perdu; ou leur
dévouement sans relâche et sans défaillance d'activité cache quelque
honteuse convoitise, quelque dédommagement égoïste et coupable, dont je me
méfie.
Ces réflexions, un peu trop longues, ne sont pas hors de place dans le
récit de la vie de Consuelo, âme active et dévouée s'il en fut, qu'eussent
pu cependant accuser parfois d'égoïsme et de légèreté ceux qui ne savaient
pas la comprendre.
LXXIV.
Le premier jour de ce nouveau trajet, comme nos voyageurs traversaient une
petite rivière sur un pont de bois, ils virent une pauvre mendiante qui
tenait une petite fille dans ses bras, et qui était accroupie le long du
parapet pour tendre la main aux passants. L'enfant était pâle et souffrant,
la femme hâve et grelottant de la fièvre. Consuelo fut saisie d'un profond
sentiment de sympathie et de pitié pour ces malheureux, qui lui rappelaient
sa mère et sa propre enfance.
«Voilà comme nous étions quelquefois, dit-elle à Joseph, qui la comprit
à demi-mot, et qui s'arrêta avec elle à considérer et à questionner la
mendiante.
--Hélas! leur dit celle-ci, j'étais fort heureuse encore il y a peu de
jours. Je suis une paysanne des environs de Harmanitz en Bohême. J'avais
épousé, il y a cinq ans, un beau et grand cousin à moi, qui était le plus
laborieux des ouvriers et le meilleur des maris. Au bout d'un an de
mariage, mon pauvre Karl, étant allé faire du bois dans les montagnes,
disparut tout à coup et sans que personne pût savoir ce qu'il était devenu.
Je tombai dans la misère et dans le chagrin. Je croyais que mon mari avait
péri dans quelque précipice, ou que les loups l'avaient dévoré. Quoique
je trouvasse à me remarier, l'incertitude de son sort et l'amitié que
je lui conservais ne me permirent pas d'y songer. Oh! que j'en fus bien
récompensée, mes enfants! L'année dernière, on frappe un soir à ma porte;
j'ouvre, et je tombe à genoux en voyant mon mari devant moi. Mais dans quel
état, bon Dieu! Il avait l'air d'un fantôme. Il était desséché, jaune,
l'oeil hagard, les cheveux hérissés par les glaçons, les pieds en sang,
ses pauvres pieds tout nus qui venaient de faire je ne sais combien de
cinquantaines de milles par les chemins les plus affreux et l'hiver le plus
cruel! Mais il était si heureux de retrouver sa femme et sa pauvre petite
fille, que bientôt il reprit le courage, la santé, son travail et sa bonne
mine. Il me raconta qu'il avait été enlevé par des brigands qui l'avaient
mené bien loin, jusque auprès de la mer, et qui l'avaient vendu au roi de
Prusse pour en faire un soldat. Il avait vécu trois ans dans le plus triste
de tous les pays, faisant un métier bien rude, et recevant des coups du
matin au soir. Enfin, il avait réussi à s'échapper, à déserter, mes bons
enfants! En se battant comme un désespéré contre ceux qui le poursuivaient,
il en avait tué un, il avait crevé un oeil à l'autre d'un coup de pierre;
enfin, il avait marché jour et nuit, se cachant dans les marais, dans les
bois, comme une bête sauvage; il avait traversé la Saxe et la Bohême, et
il était sauvé, il m'était rendu! Ah! Que nous fûmes heureux pendant tout
l'hiver, malgré notre pauvreté et la rigueur de la saison! Nous n'avions
qu'une inquiétude; c'était de voir reparaître dans nos environs ces oiseaux
de proie qui avaient été la cause de tous nos maux. Nous faisions le projet
d'aller à Vienne, de nous présenter à l'impératrice, de lui raconter nos
malheurs, afin d'obtenir sa protection, du service militaire pour mon mari,
et quelque subsistance pour moi et mon enfant; mais je tombai malade par
suite de la révolution que j'avais éprouvée en revoyant mon pauvre Karl, et
nous fûmes forcés de passer tout l'hiver et tout l'été dans nos montagnes,
attendant toujours le moment où je pourrais entreprendre le voyage, nous
tenant toujours sur nos gardes, et ne dormant jamais que d'un oeil. Enfin,
ce bienheureux moment était venu; je me sentais assez forte pour marcher,
et ma petite fille, qui était souffrante aussi, devait faire le voyage dans
les bras de son père. Mais notre mauvais destin nous attendait à la sortie
des montagnes. Nous marchions tranquillement et lentement au bord d'un
chemin peu fréquenté, sans faire attention à une voiture qui, depuis un
quart d'heure, montait lentement le même chemin que nous. Tout à coup la
voiture s'arrête, et trois hommes en descendent. «Est-ce bien lui? s'écrie
l'un.--Oui! répond l'autre qui était borgne; c'est bien lui! sus! sus!»
Mon mari se retourne à ces paroles, et me dit: «Ah! ce sont les Prussiens!
voilà le borgne que j'ai fait! Je le reconnais!--Cours! cours! lui dis-je,
sauve-toi.» Il commençait à s'enfuir, lorsqu'un de ces hommes abominables
s'élance sur moi, me renverse, place un pistolet sur ma tête et sur celle
de mon enfant. Sans cette idée diabolique, mon mari était sauvé; car il
courait mieux que ces bandits, et il avait de l'avance sur eux. Mais au
cri qui m'échappa en voyant ma fille sous la gueule du pistolet, Karl se
retourne, fait de grands cris pour arrêter le coup, et revient sur ses pas.
Quand le scélérat qui tenait son pied sur mon corps vit Karl à portée:
«Rends-toi! lui cria-t-il, ou je les tue! Fais un pas de plus pour te
sauver, et c'est fait!--Je me rends, je me rends; me voilà!» répond mon
pauvre homme; et il se mit à courir vers eux plus vite qu'il ne s'était
enfui, malgré les prières et les signes que je lui faisais pour qu'il
nous laissât mourir. Quand ces tigres le tinrent entre leurs mains, ils
l'accablèrent de coups et le mirent tout en sang. Je voulais le défendre;
ils me maltraitèrent aussi. En le voyant garrotter sous mes yeux, je
sanglotais, je remplissais l'air de mes gémissements. Ils me dirent qu'ils
allaient tuer ma petite si je ne gardais le silence, et ils l'avaient
déjà arrachée de mes bras, lorsque Karl me dit: «Tais-toi, femme, je te
l'ordonne; songe à notre enfant!» J'obéis; mais la violence que je me fis
en voyant frapper, lier et bâillonner mon mari, tandis que ces monstres
me disaient: «Oui, oui, pleure! Tu ne le reverras plus, nous le menons
pendre,» fut si violente, que je tombai comme morte sur le chemin. J'y
restai je ne sais combien d'heures, étendue dans la poussière. Quand,
j'ouvris les yeux, il faisait nuit; ma pauvre enfant, couchée sur moi,
se tordait en sanglotant d'une façon à fendre le coeur, il n'y avait plus
sur le chemin que le sang de mon mari, et la trace des roues de la voiture
qui l'avait emporté. Je restai encore là une heure ou deux, essayant de
consoler et de réchauffer Maria, qui était transie et moitié morte de peur.
Enfin, quand les idées me revinrent, je songeai que ce que j'avais de mieux
à faire ce n'était pas de courir après les ravisseurs, que je ne pourrais
atteindre, mais d'aller faire ma déclaration aux officiers de Wiesenbach,
qui était la ville la plus prochaine. C'est ce que je fis, et ensuite je
résolus de continuer mon voyage jusqu'à Vienne, et d'aller me jeter aux
pieds de l'impératrice, afin qu'elle empêchât du moins que le roi de Prusse
ne fît exécuter la sentence de mort contre mon mari. Sa majesté pouvait le
réclamer comme son sujet, dans le cas où l'on ne pourrait atteindre les
recruteurs. J'ai donc usé de quelques aumônes qu'on m'avait faites sur les
terres de l'évêque de Passaw, où j'avais raconté mon désastre, pour gagner
le Danube dans une charrette, et de là j'ai descendu en bateau jusqu'à la
ville de Moelk. Mais à présent mes ressources sont épuisées. Les personnes
auxquelles je dis mon aventure ne veulent guère me croire, et, dans le
doute si je ne suis pas une intrigante, me donnent si peu, qu'il faut que
je continue ma route à pied. Heureuse si j'arrive dans cinq ou six jours
sans mourir de lassitude! car la maladie et le désespoir m'ont épuisée.
Maintenant, mes chers enfants, si vous avez le moyen de me faire quelque
petite aumône, donnez-la-moi tout de suite, car je ne puis me reposer
davantage; il faut que je marche encore, et encore, comme le Juif errant,
jusqu'à ce que j'aie obtenu justice.
--Oh! ma bonne femme, ma pauvre femme! s'écria Consuelo en serrant la
pauvresse dans ses bras, et en pleurant de joie et de compassion; courage,
courage! Espérez, tranquillisez-vous, votre mari est délivré. Il galope
vers Vienne sur un bon cheval, avec une bourse bien garnie dans sa poche.
--Qu'est-ce que vous dites? s'écria la femme du déserteur dont les yeux
devinrent rouges comme du sang, et les lèvres tremblantes d'un mouvement
convulsif. Vous le savez, vous l'avez vu! O mon Dieu! grand Dieu! Dieu
de bonté!
--Hélas! que faites-vous? dit Joseph à Consuelo. Si vous alliez lui donner
une fausse joie; si le déserteur que nous avons contribué à sauver était un
autre que son mari!
--C'est lui-même, Joseph! Je te dis que c'est lui: rappelle-toi, le borgne,
rappelle-toi la manière de procéder du _Pistola_. Souviens-toi que le
déserteur a dit qu'il était père de famille, et sujet autrichien.
D'ailleurs il est bien facile de s'en convaincre. Comment est-il, votre
mari?
--Roux, les yeux verts, la figure large, cinq pieds huit pouces de haut;
le nez un peu écrasé, le front bas; un homme superbe.
--C'est bien cela, dit Consuelo en souriant: et quel habit?
--Une méchante casaque verte, un haut-de-chausses brun, des bas gris.
--C'est encore cela; et les recruteurs, avez-vous fait attention à eux?
--Oh! si j'y ai fait attention, sainte Vierge! Leurs horribles figures ne
s'effaceront jamais de devant mes yeux.»
La pauvre femme fit alors avec beaucoup de fidélité le signalement de
Pistola, du borgne et du silencieux.
«Il y en avait, dit-elle, un quatrième qui restait auprès du cheval et
qui ne se mêlait de rien. Il avait une grosse figure indifférente qui
me paraissait encore plus cruelle que les autres; car, pendant que je
pleurais et qu'on battait mon mari, en l'attachant avec des cordes comme
un assassin, ce gros-là chantait, et faisait la trompette avec sa bouche
comme s'il eût sonné une fanfare: broum, broum, broum, broum. Ah! Quel
coeur de fer!
--Eh bien, c'est Mayer, dit Consuelo à Joseph. En doutes-tu encore?
n'a-t-il pas ce tic de chanter et de faire la trompette à tout moment?
--C'est vrai, dit Joseph. C'est donc Karl que nous avons vu délivrer?
Grâces soient rendues à Dieu!
--Ah! oui, grâces au bon Dieu avant tout! dit la pauvre femme en se jetant
à genoux. Et toi, Maria, dit-elle à sa petite fille, baise la terre avec
moi pour remercier les anges gardiens et la sainte Vierge. Ton papa est
retrouvé, et nous allons bientôt le revoir.
--Dites-moi, chère femme, observa Consuelo, Karl a-t-il aussi l'habitude
de baiser la terre quand il est bien content?
--Oui, mon enfant; il n'y manque pas. Quand il est revenu après avoir
déserté, il n'a pas voulu passer la porte de notre maison sans en avoir
baisé le seuil.
--Est-ce une coutume de votre pays?
--Non; c'est une manière à lui, qu'il nous a enseignée, et qui nous a
toujours réussi.
--C'est donc bien lui que nous avons vu, reprit Consuelo; car nous lui
avons vu baiser la terre pour remercier ceux qui l'avaient délivré.
Tu l'as remarqué, Beppo?
--Parfaitement! C'est lui; il n'y a plus de doute possible.
--Venez donc que je vous presse contre mon coeur, s'écria la femme de Karl,
ô vous deux, anges du paradis, qui m'apportez une pareille nouvelle. Mais
contez-moi donc cela!»
Joseph raconta tout ce qui était arrivé; et quand la pauvre femme eut
exhalé tous ses transports de joie et de reconnaissance envers le ciel
et envers Joseph et Consuelo qu'elle considérait avec raison comme les
premiers libérateurs de son mari, elle leur demanda ce qu'il fallait
faire pour le retrouver.
«Je crois, lui dit Consuelo, que vous ferez bien de continuer votre voyage.
C'est à Vienne que vous le trouverez, si vous ne le rencontrez pas en
chemin. Son premier soin sera d'aller faire sa déclaration à sa souveraine,
et de demander dans les bureaux de l'administration qu'on vous signale
en quelque lieu que vous soyez. Il n'aura pas manqué de faire les mêmes
déclarations dans chaque ville importante où il aura passé, et de prendre
des renseignements sur la route que vous avez tenue. Si vous arrivez à
Vienne avant lui, ne manquez pas de faire savoir à l'administration où vous
demeurez, afin que Karl en soit informé aussitôt qu'il s'y présentera.
--Mais quels bureaux, quelle administration? Je ne connais rien à tous ces
usages-là. Une si grande ville! Je m'y perdrai, moi, pauvre paysanne!
--Tenez, dit Joseph, nous n'avons jamais eu d'affaire qui nous ait mis
au courant de tout cela non plus; mais demandez au premier venu de vous
conduire à l'ambassade de Prusse. Demandez-y M. le baron de...
--Prends garde à ce que tu vas dire, Beppo! dit Consuelo tout bas à Joseph
pour lui rappeler qu'il ne fallait pas compromettre le baron dans cette
aventure.
--Eh bien, le comte de Hoditz? reprit Joseph.
--Oui, le comte! il fera par vanité ce que l'autre eût fait par dévouement.
Demandez la demeure de la margrave, princesse de Bareith, et présentez à
son mari le billet que je vais vous remettre.»
Consuelo arracha un feuillet blanc du calepin de Joseph, et traça ces mots
au crayon:
«Consuelo Porporina, prima donna du théâtre de San Samuel, à Venise;
ex-signor Bertoni, chanteur ambulant à Passaw, recommande au noble coeur
du comte Hoditz-Roswald la femme de Karl, le déserteur que sa seigneurie
a tiré des mains des recruteurs et comblé de ses bienfaits. La Porporina
se promet de remercier monsieur le comte de sa protection, en présence de
madame la margrave, si monsieur le comte veut bien l'admettre à l'honneur
de chanter dans les petits appartements de son altesse.»
Consuelo mit la suscription avec soin, et regarda Joseph: il la comprit,
et tira sa bourse. Sans se consulter autrement, et d'un mouvement spontané,
ils donnèrent à la pauvre femme les deux pièces d'or qui leur restaient du
présent de Trenk, afin qu'elle pût faire la route en voiture, et ils la
conduisirent jusqu'au village voisin où ils l'aidèrent à faire son marché
pour un modeste voiturin. Après qu'ils l'eurent fait manger et qu'ils lui
eurent procuré quelques effets, dépense prise sur le reste de leur petite
fortune, ils embarquèrent l'heureuse créature qu'ils venaient de rendre
à la vie. Alors Consuelo demanda en riant ce qui restait au fond de la
bourse. Joseph prit son violon, le secoua auprès de son oreille, et
répondit:
«Rien que du son!»
Consuelo essaya sa voix en pleine campagne, par une brillante roulade, et
s'écria:
«Il reste beaucoup de son!»
Puis elle tendit joyeusement la main à son confrère, et la serra avec
effusion, en lui disant:
«Tu es un brave garçon, Beppo!
--Et toi aussi!» répondit Joseph en essuyant une larme et en faisant un
grand éclat de rire.
LXXV.
Il n'est pas fort inquiétant de se trouver sans argent quand on touche au
terme d'un voyage; mais eussent-ils été encore bien loin de leur but, nos
jeunes artistes ne se seraient pas sentis moins gais qu'ils ne le furent
lorsqu'ils se virent tout à fait à sec. Il faut s'être trouvé ainsi sans
ressources en pays inconnu (Joseph était presque aussi étranger que
Consuelo à cette distance de Vienne) pour savoir quelle sécurité
merveilleuse, quel génie inventif et entreprenant se révèlent comme
par magie à l'artiste qui vient de dépenser son dernier sou. Jusque-là,
c'est une sorte d'agonie, une crainte continuelle de manquer, une
noire appréhension de souffrances, d'embarras et d'humiliations qui
s'évanouissent dès que la dernière pièce de monnaie a sonné. Alors, pour
les âmes poétiques, il y a un monde nouveau qui commence, une sainte
confiance en la charité d'autrui, beaucoup d'illusions charmantes; mais
aussi une aptitude au travail et une disposition à l'aménité qui font
aisément triompher des premiers obstacles. Consuelo, qui portait dans
ce retour à l'indigence de ses premiers ans un sentiment de plaisir
romanesque, et qui se sentait heureuse d'avoir fait le bien en se
dépouillant, trouva tout de suite un expédient pour assurer le repas et
le gîte du soir.
«C'est aujourd'hui dimanche, dit-elle à Joseph; tu vas jouer des airs de
danse en traversant la première ville que nous rencontrerons. Nous ne
ferons pas deux rues sans trouver des gens qui auront envie de danser, et
nous ferons les ménétriers. Est-ce que tu ne sais pas faire un pipeau?
J'aurais bientôt appris à m'en servir, et pourvu que j'en tire quelques
sons, ce sera assez pour t'accompagner.
--Si je sais faire un pipeau! s'écria Joseph; vous allez voir!»
On eut bientôt trouvé au bord de la rivière une belle tige de roseau,
qui fut percée industrieusement, et qui résonna à merveille. L'accord
parfait fut obtenu, la répétition suivit, et nos gens s'en allèrent bien
tranquilles jusqu'à un petit hameau à trois milles de distance où ils
firent leur entrée au son de leurs instruments, et en criant devant chaque
porte: «Qui veut danser? Qui veut sauter? Voilà la musique, voilà le bal
qui commence!»
Ils arrivèrent sur une petite place plantée de beaux arbres: ils étaient
escortés d'une quarantaine d'enfants qui les suivaient au pas de marche, en
criant et en battant des mains. Bientôt de joyeux couples vinrent enlever
la première poussière en ouvrant la danse; et avant que le sol fût battu,
toute la population se rassembla, et fit cercle autour d'un bal champêtre
improvisé sans hésitation et sans conditions. Après les premières valses,
Joseph mit son violon sous son bras, et Consuelo, montant sur sa chaise,
fit un discours aux assistants pour leur prouver que des artistes à jeun
avaient les doigts mous et l'haleine courte. Cinq minutes après, ils
avaient à discrétion pain, laitage, bière et gâteaux. Quant au salaire,
on fut bientôt d'accord: on devait faire une collecte où chacun donnerait
ce qu'il voudrait.
Après avoir mangé, ils remontèrent donc sur un tonneau qu'on roula
triomphalement au milieu de la place, et les danses recommencèrent; mais
au bout de deux heures, elles furent interrompues par une nouvelle qui
mit tout le monde en émoi, et arriva, de bouche en bouche, jusqu'aux
ménétriers; le cordonnier de l'endroit, en achevant à la hâte une paire
de souliers pour une pratique exigeante, venait de se planter son alène
dans le pouce.
«C'est un événement grave, un grand malheur! Leur dit un vieillard appuyé
contre le tonneau qui leur servait de piédestal. C'est Gottlieb, le
cordonnier, qui est l'organiste de notre village; et c'est justement demain
notre fête patronale. Oh! la grande fête, la belle fête! Il ne s'en fait
pas de pareille à dix lieues à la ronde. Notre messe surtout est une
merveille, et l'on vient de bien loin pour l'entendre. Gottlieb est un vrai
maître de chapelle: il tient l'orgue, il fait chanter les enfants, il
chante lui-même; que ne fait-il pas, surtout ce jour-là? Il se met en
quatre; sans lui, tout est perdu. Et que dira M. le chanoine, M. le
chanoine de Saint-Etienne! qui vient lui-même officier à la grand'messe,
et qui est toujours si content de notre musique? Car il est fou de musique,
ce bon chanoine, et c'est un grand honneur pour nous que de le voir à notre
autel, lui qui ne sort guère de son bénéfice et qui ne se dérange pas pour
peu.
--Eh bien, dit Consuelo, il y a moyen d'arranger tout cela: mon camarade ou
moi, nous nous chargeons de l'orgue, de la maîtrise, de la messe en un mot;
et si M. le chanoine n'est pas content, on ne nous donnera rien pour notre
peine.
--Eh! eh! dit le vieillard, vous en parlez bien à votre aise, jeune homme:
notre messe ne se dit pas avec un violon et une flûte. Oui-da! c'est une
affaire grave, et vous n'êtes pas au courant de nos partitions.
--Nous nous y mettrons dès ce soir, dit Joseph en affectant un air de
supériorité dédaigneuse qui imposa aux auditeurs groupés autour de lui.
--Voyons, dit Consuelo, conduisez-nous à l'église; que quelqu'un souffle
l'orgue, et si vous n'êtes pas content de notre manière d'en jouer, vous
serez libres de refuser notre assistance.
--Mais la partition, le chef-d'oeuvre d'arrangement de Gottlieb!
--Nous irons trouver Gottlieb, et s'il ne se déclare pas content de nous,
nous renonçons à nos prétentions. D'ailleurs, une blessure au doigt
n'empêchera pas Gottlieb de faire marcher ses choeurs et de chanter sa
partie.»
Les anciens du village, qui s'étaient rassemblés autour d'eux, tinrent
conseil, et résolurent de tenter l'épreuve. Le bal fut abandonné: la messe
du chanoine était un bien autre amusement, une bien autre affaire que la
danse!
Haydn et Consuelo, après s'être essayés alternativement sur l'orgue, et
après avoir chanté ensemble et séparément, furent jugés des musiciens fort
passables, à défaut de mieux. Quelques artisans osèrent même avancer que
leur jeu était préférable à celui de Gottlieb, et que les fragments de
Scarlatti, de Pergolèse et de Bach, qu'on venait de leur faire entendre,
étaient pour le moins aussi beaux que la musique de Holzbaüer, dont
Gottlieb ne voulait pas sortir. Le curé, qui était accouru pour écouter,
alla jusqu'à déclarer que le chanoine préférerait beaucoup ces chants à
ceux dont on le régalait ordinairement. Le sacristain, qui ne goûtait
pas cet avis, hocha tristement la tête; et pour ne pas mécontenter ses
paroissiens, le curé consentit à ce que les deux virtuoses envoyés par
la Providence s'entendissent, s'il était possible, avec Gottlieb, pour
accompagner la messe.
On se rendit en foule à la maison du cordonnier: il fallut qu'il montrât
sa main enflée à tout le monde pour qu'on le tînt quitte de remplir ses
fonctions d'organiste. L'impossibilité n'était que trop réelle à son gré.
Gottlieb était doué d'une certaine intelligence musicale, et jouait de
l'orgue passablement; mais gâté par les louanges de ses concitoyens et
l'approbation un peu railleuse du chanoine, il mettait un amour-propre
épouvantable à sa direction et à son exécution. Il prit de l'humeur quand
on lui proposa de le faire remplacer par deux artistes de passage: il
aimait mieux que la fête fût manquée, et la messe patronale privée de
musique, que de partager les honneurs du triomphe. Cependant, il fallut
céder: il feignit longtemps de chercher la partition, et ne consentit à
la retrouver que lorsque le curé le menaça d'abandonner aux deux jeunes
artistes le choix et le soin de toute la musique. Il fallut que Consuelo
et Joseph fissent preuve de savoir, en lisant à livre ouvert les passages
réputés les plus difficiles de celle des vingt-six messes de Holzbaüer
qu'on devait exécuter le lendemain. Cette musique, sans génie et sans
originalité, était du moins bien écrite, et facile à saisir, surtout pour
Consuelo, qui avait surmonté tant d'autres épreuves plus importantes. Les
auditeurs furent émerveillés, et Gottlieb qui devenait de plus en plus
soucieux et morose, déclara qu'il avait la fièvre, et qu'il allait se
mettre au lit, enchanté que tout le monde fût content.
Aussitôt les voix et les instruments se rassemblèrent dans l'église, et
nos deux petits maîtres de chapelle improvisés dirigèrent la répétition.
Tout alla au mieux. C'était le brasseur, le tisserand, le maître d'école
et le boulanger du village qui tenaient les quatre violons. Les enfants
faisaient les choeurs avec leurs parents, tous bons paysans ou artisans,
pleins de flegme, d'attention et de bonne volonté. Joseph avait entendu
déjà de la musique de Holzbaüer à Vienne, où elle était en faveur à
cette époque. Il n'eut pas de peine à s'y mettre, et Consuelo, faisant
alternativement sa partie dans toutes les reprises du chant, mena les
choeurs si bien qu'ils se surpassèrent eux-mêmes. Il y avait deux solos
que devaient dire le fils et la nièce de Gottlieb, ses élèves favoris, et
les premiers chanteurs de la paroisse; mais ces deux coryphées ne parurent
point, sous prétexte qu'ils étaient sûrs de leur affaire.
Joseph et Consuelo allèrent souper au presbytère, où un appartement leur
avait été préparé. Le bon curé était dans la joie de son âme, et l'on
voyait qu'il tenait extrêmement à la beauté de sa messe, pour plaire à
M. le chanoine.
Le lendemain, tout était en rumeur dans le village dès avant le jour.
Les cloches sonnaient à grande volée; les chemins se couvraient de fidèles
arrivés du fond des campagnes environnantes, pour assister à la solennité.
Le carrosse du chanoine approchait avec une majestueuse lenteur. L'église
était revêtue de ses plus beaux ornements. Consuelo s'amusait beaucoup
de l'importance que chacun s'attribuait. Il y avait là presque autant
d'amour propre et de rivalités en jeu que dans les coulisses d'un théâtre.
Seulement les choses se passaient plus naïvement, et il y avait plus à rire
qu'à s'indigner.
Une demi-heure avant la messe, le sacristain tout effaré vint leur révéler
un grand complot tramé par le jaloux et perfide Gottlieb. Ayant appris que
la répétition avait été excellente, et que tout le personnel musical de
la paroisse était engoué des nouveaux venus, il se faisait très-malade
et défendait à sa nièce et à son fils, les deux coryphées principaux, de
quitter le chevet de son lit, si bien qu'on n'aurait ni la présence de
Gottlieb, que tout le monde jugeait indispensable pour se mettre en train,
ni les solos, qui étaient le plus bel endroit de la messe. Les concertants
étaient découragés, et c'était avec bien de la peine que lui, sacristain
précieux et affairé, les avait réunis dans l'église pour tenir conseil.
Consuelo et Joseph coururent les trouver, firent répéter les endroits
périlleux, soutinrent les parties défaillantes, et rendirent à tous
confiance et courage. Quant au remplacement des solos, ils s'entendirent
bien vite ensemble pour s'en charger. Consuelo chercha et trouva dans sa
mémoire un chant religieux du Porpora qui s'adaptait au ton et aux paroles
du solo exigé. Elle l'écrivit sur son genou, et le répéta à la hâte avec
Haydn, qui se mit ainsi en mesure de l'accompagner. Elle lui trouva aussi
un fragment de Sébastien Bach qu'il connaissait, et qu'ils arrangèrent
tant bien que mal, à eux deux, pour la circonstance.
La messe sonna, qu'ils répétaient encore et s'entendaient en dépit du
vacarme de la grosse cloche. Quand M. le chanoine, revêtu de ses ornements,
parut à l'autel, les choeurs étaient déjà partis et galopaient le style
fugué du germanique compositeur, avec un aplomb de bon augure. Consuelo
prenait plaisir à voir et à entendre ces bons prolétaires allemands avec
leurs figures sérieuses, leurs voix justes, leur ensemble méthodique et
leur verve toujours soutenue, parce qu'elle est toujours contenue dans de
certaines limites.
«Voilà, dit-elle à Joseph dans un intervalle, les exécutants qui
conviennent à cette musique-là: s'ils avaient le feu qui a manqué au
maître, tout irait de travers; mais ils ne l'ont pas, et les pensées
forgées à la mécanique sont rendues par des pièces de mécanique. Pourquoi
l'illustre maestro Hoditz-Roswald n'est-il pas ici pour faire fonctionner
ces machines? Il se donnerait beaucoup de mal, ne servirait à rien, et
serait le plus content du monde.
Le solo de voix d'homme inquiétait bien des gens, Joseph s'en tira à
merveille: mais quand vint celui de Consuelo, cette manière italienne
les étonna d'abord, les scandalisa un peu, et finit par les enthousiasmer.
La cantatrice se donna la peine de chanter de son mieux, et l'expression
de son chant large et sublime transporta Joseph jusqu'aux cieux.
«Je ne peux croire, lui dit-il, que vous ayez jamais pu mieux chanter que
vous venez de le faire pour cette pauvre messe de village.
--Jamais, du moins, je n'ai chanté avec plus d'entrain et de plaisir, lui
répondit-elle. Ce public m'est plus sympathique que celui d'un théâtre.
Maintenant laisse-moi regarder de la tribune si M. le chanoine est content.
Oui, il a tout à fait l'air béat, ce respectable chanoine; et à la manière
dont tout le monde cherche sur sa physionomie la récompense de ses efforts,
je vois bien que le bon Dieu est le seul ici dont personne ne songe à
s'occuper.
--Excepté vous, Consuelo! la foi et l'amour divin peuvent seuls inspirer
des accents comme les vôtres.»
Quand les deux virtuoses sortirent de l'église après la messe, il s'en
fallut de peu que la population ne les portât en triomphe jusqu'au
presbytère, où un bon déjeuner les attendait. Le curé les présenta à
M. le chanoine, qui les combla d'éloges et voulut entendre encore
_après-boire_ le solo du Porpora. Mais Consuelo, qui s'étonnait avec
raison que personne n'eût reconnu sa voix de femme, et qui craignait
l'oeil du chanoine, s'en défendit, sous prétexte que les répétitions et
sa coopération active à toutes les parties du choeur l'avaient beaucoup
fatiguée.
L'excuse ne fut pas admise, et il fallut comparaître au déjeuner du
chanoine.
M. le chanoine était un homme de cinquante ans, d'une belle et bonne
figure, fort bien fait de sa personne, quoique un peu chargé d'embonpoint.
Ses manières étaient distinguées, nobles même; il disait à tout le monde
en confidence qu'il avait du sang royal dans les veines, étant un des
quatre cents bâtards d'Auguste II, électeur de Saxe et roi de Pologne.
Il se montra gracieux et affable autant qu'homme du monde et personnage
ecclésiastique doit l'être. Joseph remarqua à ses côtés un séculier, qu'il
paraissait traiter à la fois avec distinction et familiarité. Il sembla à
Joseph avoir vu ce dernier à Vienne; mais il ne put mettre, comme on dit,
son nom sur sa figure.
«Hé bien! mes chers enfants, dit le chanoine, vous me refusez une seconde
audition du thème de Porpora? Voici pourtant un de mes amis, encore plus
musicien, et cent fois meilleur juge que moi, qui a été bien frappé de
votre manière de dire ce morceau. Puisque vous êtes fatigué, ajouta-t-il
en s'adressant à Joseph, je ne vous tourmenterai pas davantage; mais il
faut que vous ayez l'obligeance de nous dire comment on vous appelle et où
vous avez appris la musique.»
Joseph vit qu'on lui attribuait l'exécution du solo que Consuelo avait
chanté, et un regard expressif de celle-ci lui fit comprendre qu'il devait
confirmer le chanoine dans cette méprise.
«Je m'appelle Joseph, répondit-il brièvement, et j'ai étudié à la maîtrise
de Saint-Etienne.
--Et moi aussi, reprit le personnage inconnu, j'ai étudié à la maîtrise,
sous Reuter le père. Vous, sans doute, sous Reuter le fils?
--Oui, Monsieur.
--Mais vous avez eu ensuite d'autres leçons? Vous avez étudié en Italie?
--Non, Monsieur.
--C'est vous qui avez tenu l'orgue?
--Tantôt moi, tantôt mon camarade.
--Et qui a chanté?
--Nous deux.
--Fort bien! Mais le thème du Porpora, ce n'est pas vous, dit l'inconnu,
tout en regardant Consuelo de côté.
--Bah! ce n'est pas cet enfant-là! dit le chanoine en regardant aussi
Consuelo, il est trop jeune pour savoir aussi bien chanter.
--Aussi ce n'est pas moi, c'est lui, répondit-elle brusquement en désignant
Joseph.»
Elle était pressée de se délivrer de ces questions, et regardait la porte
avec impatience.
«Pourquoi dites-vous un mensonge, mon enfant? dit naïvement le curé.
Je vous ai déjà entendu et vu chanter hier et j'ai bien reconnu l'organe
de votre camarade Joseph dans le solo de Bach.
--Allons! vous vous serez trompé, monsieur le curé, reprit l'inconnu, avec
un sourire fin, ou bien ce jeune homme est d'une excessive modestie. Quoi
qu'il en soit, nous donnons des éloges à l'un et à l'autre.»
Puis, tirant le curé à l'écart:
«Vous avez l'oreille juste, lui dit-il, mais vous n'avez pas l'oeil
clairvoyant; cela fait honneur à la pureté de vos pensées. Cependant,
il faut vous détromper: ce petit paysan hongrois est une cantatrice
italienne fort habile.
--Une femme déguisée!» s'écria le cure stupéfait.
Il regarda Consuelo attentivement tandis qu'elle était occupée à répondre
aux questions bienveillantes du chanoine; et soit plaisir soit indignation,
le bon curé rougit depuis son rabat jusqu'à sa calotte.
«C'est comme je vous le dis, reprit l'inconnu. Je cherche en vain qui elle
peut être, je ne la connais pas, et quant à son travestissement et à la
condition précaire où elle se trouve, je ne puis les attribuer qu'à un coup
de tête... Affaire d'amour, monsieur le curé! ceci ne nous regarde pas.
--Affaire d'amour! comme vous dites fort bien, reprit le curé fort animé:
un enlèvement, une intrigue criminelle avec ce petit jeune homme! Mais tout
cela est fort vilain! Et moi qui ai donné dans le panneau! moi qui les ai
logés dans mon presbytère! Heureusement, je leur avais donné des chambres
séparées, et j'espère qu'il n'y aura point eu de scandale dans ma maison.
Ah! Quelle aventure! et comme les esprits forts de ma paroisse (car il y en
a, Monsieur, j'en connais plusieurs) riraient à mes dépens s'ils savaient
cela!
--Si vos paroissiens n'ont pas reconnu la voix d'une femme, il est probable
qu'ils n'en ont reconnu ni les traits ni la démarche. Voyez pourtant
quelles jolies mains, quelle chevelure soyeuse, quel petit pied, malgré
les grosses chaussures!
--Je ne veux rien voir de tout cela! s'écria le curé hors de lui; c'est une
abomination que de s'habiller en homme. Il y a dans les saintes Écritures
un verset qui condamne à mort tout homme ou femme coupable d'avoir quitté
les vêtements de son sexe. _A mort!_ entendez-vous, Monsieur? C'est
indiquer assez l'énormité du péché! Avec cela elle a osé pénétrer dans
l'église, et chanter effrontément les louanges du Seigneur, le corps et
l'âme souillés d'un crime pareil!
--Et elle les a chantées divinement, les larmes m'en sont venues aux yeux,
je n'ai jamais entendu rien de pareil. Étrange mystère! quelle peut être
cette femme? Toutes celles que je pourrais supposer sont plus âgées, de
beaucoup que celle-ci.
--C'est une enfant; une toute jeune fille! reprit le curé, qui ne pouvait
s'empêcher de regarder Consuelo avec un intérêt combattu dans son coeur
par l'austérité de ses principes. Oh! le petit serpent! Voyez donc de quel
air doux et modeste elle répond à monsieur le chanoine! Ah! je suis un
homme perdu, si quelqu'un ici a découvert la fraude. Il me faudra quitter
le pays!
--Comment, ni vous, ni aucun de vos paroissiens n'avez-vous pas reconnu le
timbre d'une voix de femme? Vous êtes des auditeurs bien simples.
--Que voulez-vous? nous trouvions bien quelque chose d'extraordinaire dans
cette voix; mais Gottlieb disait que c'était une voix italienne, qu'il
en avait entendu déjà d'autres comme cela, que c'était une voix de la
chapelle Sixtine! Je ne sais ce qu'il entendait par là, je ne m'entends
pas à la musique qui sort de mon rituel, et j'étais à cent lieues de me
douter... Que faire, Monsieur, que faire?
--Si personne n'a de soupçons, je vous conseille de ne vous vanter de rien.
Éconduisez ces enfants au plus vite; je me charge, si vous voulez, de vous
en débarrasser.
--Oh! oui, vous me rendrez service! Tenez, tenez; je vais vous donner
l'argent... combien faut-il leur donner?
--Ceci ne me regarde pas; nous autres, nous payons largement les
artistes... Mais votre paroisse n'est pas riche, et l'église n'est pas
forcée d'agir comme le théâtre.
--Je ferai largement les choses, je leur donnerai six florins! je vais
tout de suite... Mais que va dire monsieur le chanoine? il semble
ne s'apercevoir de rien. Le voilà qui parle avec _elle_ tout
paternellement... le saint homme!
--Franchement, croyez-vous qu'il serait bien scandalisé?
--Comment ne le serait-il pas? D'ailleurs, ce que je crains, ce ne sont
pas tant ses réprimandes que ses railleries. Vous savez comme il aime à
plaisanter; il a tant d'esprit! Oh! comme il va se moquer de ma simplicité!
--Mais s'il partage votre erreur, comme jusqu'ici il en a l'air... il
n'aura pas le droit de vous persifler. Allons, ne faites semblant de rien;
approchons-nous, et saisissez un moment favorable pour faire éclipser vos
musiciens.»
Ils quittèrent l'embrasure de croisée où ils s'étaient entretenus de la
sorte, et le curé, se glissant près de Joseph, qui paraissait occuper
le chanoine beaucoup moins que le signor Bertoni, il lui mit dans la main
les six florins. Dès qu'il tint cette modeste somme, Joseph fit signe
à Consuelo de se dégager du chanoine et de le suivre dehors; mais le
chanoine rappelant Joseph, et persistant à croire, d'après ses réponses
affirmatives, que c'était lui qui avait la voix de femme:
«Dites-moi donc, lui demanda-t-il, pourquoi vous avez choisi ce morceau de
Porpora, au lieu de chanter le solo de M. Holzbaüer?
--Nous ne l'avions pas, nous ne le connaissions pas, répondit Joseph.
J'ai chanté la seule chose de mes études qui fût complète dans ma mémoire.»
Le curé s'empressa de raconter la petite malice de Gottlieb, et cette
jalousie d'artiste fit beaucoup rire le chanoine.
«Eh bien, dit l'inconnu, votre bon cordonnier nous a rendu un très-grand
service. Au lieu d'un mauvais solo, nous avons eu un chef-d'oeuvre
d'un très-grand maître. Vous avez fait preuve de goût, ajouta-t-il en
s'adressant à Consuelo.
--Je ne pense pas, répondit Joseph, que le solo de Holzbaüer pût être
mauvais; ce que nous avons chanté de lui n'était pas sans mérite.
--Le mérite n'est pas le génie, répliqua l'inconnu en soupirant;» et
s'acharnant à Consuelo, il ajouta: «Qu'en pensez-vous, mon petit ami?
Croyez-vous que ce soit la même chose?
--Non, Monsieur; je ne le crois pas, répondit-elle laconiquement et
froidement; car le regard de cet homme l'embarrassait et l'importunait
de plus en plus.
--Mais vous avez eu pourtant du plaisir à chanter cette messe de Holzbaüer?
reprit le chanoine; c'est beau, n'est-ce pas?
--Je n'en ai eu plaisir ni déplaisir, repartit Consuelo, à qui l'impatience
donnait des mouvements de franchise irrésistibles.
--C'est dire qu'elle n'est ni bonne, ni mauvaise, s'écria l'inconnu en
riant. Eh bien, mon enfant, vous avez fort bien répondu, et mon avis est
conforme au vôtre.»
Le chanoine se mit à rire aux éclats, le curé parut fort embarrassé, et
Consuelo, suivant Joseph, s'éclipsa sans s'inquiéter de ce différend
musical.
«Eh bien, monsieur le chanoine, dit malignement l'inconnu dès que les
musiciens furent sortis, comment trouvez-vous ces enfants?...
--Charmants! admirables! Je vous demande bien pardon de dire cela après le
paquet que le petit vient de vous donner.
--Moi? je le trouve adorable, cet enfant-là! Quel talent pour un âge si
tendre! c'est merveilleux! Quelles puissantes et précoces natures que ces
natures italiennes!
--Je ne puis rien vous dire du talent de celui-là! reprit le chanoine d'un
air fort naturel, je ne l'ai pas trop distingué; c'est son compagnon qui
est un merveilleux sujet, et celui-là est de notre nation, n'en déplaise à
votre _italianomanie_.
--Ah çà, dit l'inconnu en clignotant de l'oeil pour avertir le curé,
c'est donc décidément l'aîné qui nous a chanté du Porpora?
--Je le présume, répondit le curé, tout troublé du mensonge auquel on le
provoquait.
--J'en suis sûr, moi, reprit le chanoine, il me l'a dit lui-même.
--Et l'autre solo, reprit l'inconnu, c'est donc quelqu'un de votre paroisse
qui l'a dit?
--Probablement,» répondit le curé en faisant un effort pour soutenir
l'imposture.
Tous deux regardèrent le chanoine pour voir s'il était leur dupe ou s'il se
moquait d'eux. Il ne paraissait pas y songer: Sa tranquillité rassura le
curé. On parla d'autre chose; mais au bout d'un quart d'heure le chanoine
revint sur le chapitre de la musique, et voulut revoir Joseph et Consuelo,
afin, disait-il, de les emmener à sa campagne et de les entendre à loisir.
Le curé, épouvanté, balbutia des objections inintelligibles. Le chanoine
Lui demanda en riant s'il avait fait mettre ses petits musiciens dans la
marmite pour compléter le déjeuner, qui lui semblait bien assez splendide
sans cela. Le curé était au supplice; l'inconnu vint à son secours:
«Je vais vous les chercher,» dit-il au chanoine.
Et il sortit en faisant signe au bon curé de compter sur quelque expédient
de sa part. Mais il n'eut pas la peine d'en imaginer un. Il apprit de la
servante que les jeunes artistes étaient déjà partis à travers champs,
après lui avoir généreusement donné un des six florins qu'ils venaient
de recevoir.
«Comment, partis! s'écria le chanoine avec beaucoup de chagrin; il faut
courir après eux; je veux les revoir, je veux les entendre, je le veux
absolument!»
On fit semblant d'obéir; mais on n'eut garde de courir sur leurs traces.
Ils avaient d'ailleurs pris leur route à vol d'oiseau, pressés de se
soustraire à la curiosité qui les menaçait. Le chanoine en éprouva beaucoup
de regret, et même un peu d'humeur.
«Dieu merci! il ne se doute de rien, dit le curé à l'inconnu.
--Curé, répondit celui-ci, rappelez-vous l'histoire de l'évêque qui,
faisant gras, par inadvertance, un vendredi, en fut averti par son grand
vicaire.--Le malheureux! s'écria l'évêque, ne pouvait-il se taire jusqu'à
la fin du dîner!--Nous aurions peut-être dû laisser monsieur le chanoine
se tromper à son aise.»
LXXVI.
Le temps était calme et serein, la pleine lune brillait dans l'éther
céleste, et neuf heures du soir sonnaient d'un timbre clair et grave à
l'horloge d'un antique prieuré, lorsque Joseph et Consuelo, ayant cherché
en vain une sonnette à la grille de l'enclos, firent le tour de cette
habitation silencieuse dans l'espoir de s'y faire entendre de quelque hôte
hospitalier. Mais ce fut en vain: toutes les portes étaient fermées, pas un
chien n'aboyait, on n'apercevait pas la moindre lumière aux fenêtres du
morne édifice.
«C'est ici le palais du Silence, dit Haydn en riant, et si cette horloge
n'eût répété deux fois avec sa voix lente et solennelle les quatre quarts
en _ut_ et en _si_ et les neuf coups de l'heure en _sol_ au-dessous, je
croirais ce lieu abandonné aux chouettes ou aux revenants.»
Le pays aux environs était fort désert, Consuelo se sentait fatiguée, et
d'ailleurs ce prieuré mystérieux avait un attrait pour son imagination
poétique.
«Quand nous devrions dormir dans quelque chapelle, dit-elle à Beppo,
je veux passer la nuit ici. Essayons à tout prix d'y pénétrer, fût-ce
par-dessus le mur, qui n'est pas bien difficile à escalader.
--Allons! dit Joseph, je vais vous faire la courte échelle, et quand
vous serez en haut, je passerai vite de l'autre côté pour vous servir
de marchepied en descendant.»
Aussitôt fait que dit. Le mur était très-bas. Deux minutes après, nos
jeunes profanes se promenaient avec une tranquillité audacieuse dans
l'enceinte sacrée. C'était un beau jardin potager entretenu avec un soin
minutieux. Les arbres fruitiers, disposés en éventails, ouvraient à tout
venant leurs longs bras chargés de pommes vermeilles et de poires dorées.
Les berceaux de vigne arrondis coquettement en arceaux, portaient, comme
Autant de girandoles, d'énormes grappes de raisin succulent. Les vastes
carrés de légumes avaient aussi leur beauté. Des asperges à la tige
élégante et à la chevelure soyeuse, toute brillante de la rosée du soir,
ressemblaient à des forêts de sapins lilliputiens, couverts d'une gaze
d'argent; les pois s'élançaient en guirlandes légères sur leurs rames
et formaient de longs berceaux, étroites et mystérieuses ruelles où
babillaient à voix basse de petites fauvettes encore mal endormies. Les
giraumons, orgueilleux léviathans de cette mer verdoyante, étalaient
pesamment leurs gros ventres orangés sur leurs larges et sombres
feuillages. Les jeunes artichauts, comme autant de petites têtes
couronnées, se dressaient autour du principal individu, centre de la
tige royale; les melons se tenaient sous leurs cloches, comme de lourds
mandarins chinois sous leurs palanquins, et de chacun de ces dômes de
cristal le reflet de la lune faisait jaillir un gros diamant bleu, contre
lequel les phalènes étourdies allaient se frapper la tête en bourdonnant.
Une haie de rosiers formait la ligne de démarcation entre ce potager et
Le parterre, qui touchait aux bâtiments et les entourait d'une ceinture de
fleurs. Ce jardin réservé était comme une sorte d'élysée. De magnifiques
arbustes d'agrément y ombrageaient les plantes rares à la senteur exquise.
Le sable y était aussi doux aux pieds qu'un tapis; on eût dit que les
gazons étaient peignés brin à brin, tant ils étaient lisses et unis. Les
fleurs étaient si serrées qu'on ne voyait pas la terre, et que chaque
plate-bande arrondie ressemblait à une immense corbeille.
Singulière influence des objets extérieurs sur la disposition de l'esprit
et du corps! Consuelo n'eut pas plus tôt respiré cet air suave et regardé
ce sanctuaire d'un bien-être nonchalant, qu'elle se sentit reposée comme si
elle eût déjà dormi du sommeil des moines.
«Voilà qui est merveilleux! dit-elle à Beppo; je vois ce jardin, et il
ne me souvient déjà plus des pierres du chemin et de mes pieds malades.
Il me semble que je me délasse par les yeux. J'ai toujours eu horreur des
jardins bien tenus, bien gardés, et de tous les endroits clos de murailles;
et pourtant celui-ci, après tant de journées de poussière, après tant de
pas sur la terre sèche et meurtrie, m'apparaît comme un paradis. Je mourais
de soif tout à l'heure, et maintenant, rien que de voir ces plantes
heureuses qui s'ouvrent à la rosée du soir, il me semble que je bois avec
elles, et que je suis désaltérée déjà. Regarde, Joseph; y a-t-il quelque
chose de plus charmant que des fleurs épanouies au clair de la lune?
Regarde, te dis-je, et ne ris pas, ce paquet de grosses étoiles blanches,
là, au beau milieu du gazon. Je ne sais comment on les appelle; des belles
de nuit, je crois? Oh! elles sont bien nommées! Elles sont belles et pures
comme les étoiles du ciel. Elles se penchent et se relèvent toutes ensemble
au souffle de la brise légère, et elles ont l'air de rire et de folâtrer
comme une troupe de petites filles vêtues de blanc. Elles me rappellent
mes compagnes, de la _scuola_, lorsque le dimanche, elles couraient toutes
habillées en novices le long des grands murs de l'église. Et puis les
voilà qui s'arrêtent dans l'air immobile, et qui regardent toutes du côté
de la lune. On dirait maintenant qu'elles la contemplent et qu'elles
l'admirent. La lune aussi semble les regarder, les couver et planer sur
elles comme un grand oiseau de nuit. Crois-tu donc, Beppo, que ces êtres-là
soient insensibles? Moi, je m'imagine qu'une belle fleur ne végète pas
stupidement, sans éprouver des sensations délicieuses. Passe pour ces
pauvres petits chardons que nous voyons le long des fossés, et qui se
traînent là poudreux, malades, broutés par tous les troupeaux qui passent!
Ils ont l'air de pauvres mendiants soupirant après une goutte d'eau qui
ne leur arrive pas; la terre gercée et altérée la boit avidement sans en
faire part à leurs racines. Mais ces fleurs de jardin dont on prend si
grand soin, elles sont heureuses et fières comme des reines. Elles passent
leur temps à se balancer coquettement sur leurs tiges, et quand vient
la lune, leur bonne amie, elles sont là toutes béantes, plongées dans un
demi-sommeil, et visitées par de doux rêves. Elles se demandent peut-être
s'il y a des fleurs dans la lune, comme, nous autres nous nous demandons
s'il s'y trouve des êtres humains. Allons Joseph, tu te moques de moi, et
pourtant le bien-être que j'éprouve en regardant ces étoiles blanches n'est
point une illusion. Il y a dans l'air épuré et rafraîchi par elles quelque
chose de souverain, et je sens une espèce de rapport entre ma vie et celle
de tout ce qui vit autour de moi.
--Comment pourrais-je me moquer! répondit Joseph en soupirant. Je sens à
l'instant même vos impressions passer en moi, et vos moindres paroles
résonner dans mon âme comme le son sur les cordes d'un instrument. Mais
voyez cette habitation, Consuelo, et expliquez-moi la tristesse douce,
mais profonde, qu'elle m'inspire.»
Consuelo regarda le prieuré: c'était un petit édifice du douzième siècle,
jadis fortifié de créneaux que remplaçaient désormais des toits aigus en
ardoise grisâtre. Les tourelles, couronnées de leurs machicoulis serrés,
qu'on avait laissés subsister comme ornement, ressemblaient à de grosses
corbeilles. De grandes masses de lierres coupaient gracieusement la
monotonie des murailles, et sur les parties nues de la façade éclairée par
la lune, le souffle de la nuit faisait trembler l'ombre grêle et incertaine
des jeunes peupliers. De grands festons de vignes et de jasmin encadraient
les portes, et allaient s'accrocher à toutes les fenêtres.
«Cette demeure est calme et mélancolique, répondit Consuelo; mais elle ne
m'inspire pas autant de sympathie que le jardin. Les plantes sont faites
pour végéter sur place, et les hommes pour se mouvoir et se fréquenter.
Si j'étais fleur, je voudrais pousser dans ce parterre, on y est bien;
mais étant femme, je ne voudrais pas vivre dans une cellule, et m'enfermer
dans une masse de pierres. Voudrais-tu donc être moine, Beppo?
--Non pas, Dieu m'en garde! mais j'aimerais à travailler sans souci de mon
logis et de ma table. Je voudrais mener une vie paisible, retirée, un peu
aisée, n'avoir pas les préoccupations de la misère; enfin j'aimerais à
végéter dans un état de régularité passive, dans une sorte de dépendance
même, pourvu que mon intelligence fût libre, et que je n'eusse d'autre
soin, d'autre devoir, d'autre souci que de faire de la musique.
--Eh bien, mon camarade, tu ferais de la musique tranquille, à force de la
faire tranquillement.
--Eh! pourquoi serait-elle mauvaise? Quoi de plus beau que le calme! Les
cieux sont calmes, la lune est calme, ces fleurs, dont vous chérissez
l'attitude paisible...
--Leur immobilité ne me touche que parce qu'elle succède aux ondulations
que la brise vient de leur imprimer. La pureté du ciel ne nous frappe que
parce que nous l'avons vu maintes fois sillonné par l'orage. Enfin, la lune
n'est jamais plus sublime que lorsqu'elle brille au milieu des sombres
nuées qui se pressent autour d'elle. Est-ce que le repos sans la fatigue
peut avoir de véritables douceurs? Ce n'est même plus le repos qu'un état
d'immobilité permanente. C'est le néant, c'est la mort. Ah! si tu avais
habité comme moi le château des Géants durant des mois entiers, tu saurais
que la tranquillité n'est pas la vie!
--Mais qu'appelez-vous de la musique tranquille?
--De la musique trop correcte et trop froide. Prends garde d'en faire, si
tu fuis la fatigue et les peines de ce monde.»
En parlant ainsi, ils s'étaient avancés jusqu'au pied des murs du prieuré.
Une eau cristalline jaillissait d'un globe de marbre surmonté d'une croix
dorée, et retombait, de cuvette en cuvette, jusque dans une grande conque
de granit où frétillait une quantité de ces jolis petits poissons rouges
dont s'amusent les enfants. Consuelo et Beppo, fort enfants eux-mêmes, se
plaisaient sérieusement à leur jeter des grains de sable pour tromper leur
gloutonnerie, et à suivre de l'oeil leurs mouvements rapides, lorsqu'ils
virent venir droit à eux une grande figure blanche qui portait une cruche,
et qui, en s'approchant de la fontaine, ne ressemblait pas mal à une de
ces _laveuses de nuit_, personnages fantastiques dont la tradition est
répandue dans presque tous les pays superstitieux. La préoccupation ou
l'indifférence qu'elle mit à remplir sa cruche, sans leur témoigner ni
surprise ni frayeur, eut vraiment d'abord quelque chose de solennel et
d'étrange. Mais bientôt, un grand cri qu'elle fît en laissant tomber
son amphore au fond du bassin, leur prouva qu'il n'y avait rien de
surnaturel dans sa personne. La bonne dame avait tout simplement la vue
un peu troublée par les années, et, dès qu'elle les eut aperçus, elle fut
prise d'une peur effroyable, et s'enfuit vers la maison en invoquant la
vierge Marie et tous les saints.
«Qu'y a-t-il donc, dame Brigide? cria de l'intérieur une voix d'homme;
auriez-vous rencontré quelque malin esprit?
--Deux diables, ou plutôt deux voleurs sont là debout tout auprès de la
fontaine, répondit dame Brigide en rejoignant son interlocuteur, qui parut
au seuil de la porte, et y resta incertain et incrédule pendant quelques
instants.
--Ce sera encore une de vos paniques! Est-ce que des voleurs viendraient
nous attaquer à cette heure-ci?
--Je vous jure par mon salut éternel qu'il y a là deux figures noires,
immobiles comme des statues; ne les voyez-vous pas d'ici? Tenez! elles y
sont encore, et ne bougent pas. Sainte Vierge! je vais me cacher dans la
cave.
--Je vois en effet quelque chose, reprit l'homme en affectant de grossir
sa voix. Je vais sonner le jardinier, et, avec ses deux garçons, nous
aurons facilement raison de ces coquins-là, qui n'ont pu pénétrer que
par-dessus les murs; car j'ai fermé moi-même toutes les portes.
--En attendant, tirons celle-ci sur nous, repartit la vieille dame, et
nous sonnerons après la cloche d'alarme.»
La porte se referma, et nos deux enfants restèrent peu fixés sur le parti
qu'ils avaient à prendre. Fuir, c'était confirmer l'opinion qu'on avait
d'eux; rester, c'était s'exposer à une attaque un peu brusque. Comme ils
se consultaient, ils virent un rayon de lumière percer le volet d'une
fenêtre au premier étage. Le rayon s'agrandit, et un rideau de damas
cramoisi, derrière lequel brillait doucement la clarté d'une lampe, fut
soulevé lentement; une main, que la pleine lumière de la lune fit paraître
blanche et potelée, se montra au bord du rideau, dont elle soutenait
avec précaution les franges, tandis qu'un oeil invisible interrogeait
probablement les objets extérieurs.
«Chanter, dit Consuelo à son compagnon, voilà ce que nous avons à faire.
Suis-moi, laisse-moi dire. Mais non, prends ton violon, et fais-moi une
ritournelle quelconque, dans le premier ton venu.»
Joseph ayant obéi, Consuelo se mit à chanter à pleine voix, en improvisant
musique et prose, une espèce de discours en allemand, rhythmé et coupé en
récitatif:
«Nous sommes deux pauvres enfants de quinze ans, tout petits, et pas plus
forts, pas plus méchants que les rossignols dont nous imitons les doux
refrains.»
--Allons, Joseph, dit-elle tout bas, un accord pour soutenir le récitatif.»
Puis elle reprit:
«Accablés de fatigue, et contristés par la morne solitude de la nuit, nous
avons vu cette maison, qui de loin semblait déserte, et nous avons passé
une jambe, et puis l'autre, par-dessus le mur.»
--Un accord en _la_ mineur, Joseph.
«Nous nous sommes trouvés dans un jardin enchanté, au milieu de fruits
dignes de la terre promise: nous mourions de soif; nous mourions de faim.
Cependant s'il manque une pomme d'api aux espaliers, si nous avons détaché
un grain de raisin de la treille, qu'on nous chasse et qu'on nous humilie
comme des malfaiteurs.»
--Une modulation pour revenir en _ut_ majeur, Joseph.»
«Et cependant, on nous soupçonne, on nous menace; et nous ne voulons
pas nous sauver; nous ne cherchons pas à nous cacher, parce que nous
n'avons fait aucun mal... si ce n'est d'entrer dans la maison du bon Dieu
par-dessus les murs; mais quand il s'agit d'escalader le paradis, tous les
chemins sont bons, et les plus courts sont les meilleurs.»
Consuelo termina son récitatif par un de ces jolis cantiques en latin
vulgaire, que l'on nomme à Venise _latino di frate_, et que le peuple
chante le soir devant les madones. Quand elle eut fini, les deux mains
blanches, s'étant peu à peu montrées, l'applaudirent avec transport,
et une voix qui ne lui semblait pas tout à fait étrangère à son oreille,
cria de la fenêtre:
«Disciples des muses, soyez les bien venus! Entrez, entrez: l'hospitalité
vous invite et vous attend.»
Les deux enfants s'approchèrent, et, un instant après, un domestique en
livrée rouge et violet vint leur ouvrir courtoisement la porte.
«Je vous avais pris pour des filous, je vous en demande bien pardon, mes
petits amis, leur dit-il en riant: c'est votre faute; que ne chantiez-vous
plus tôt? Avec un passeport comme votre voix et votre violon, vous ne
pouviez manquer d'être bien accueillis par mon maître. Venez donc; il
paraît qu'il vous connaît déjà.»
En parlant ainsi, l'affable serviteur avait monté devant eux les douze
marches d'un escalier fort doux, couvert d'un beau tapis de Turquie. Avant
que Joseph eût eu le temps de lui demander le nom de son maître, il avait
ouvert une porte battante qui retomba derrière eux sans faire aucun bruit;
et après avoir traversé une antichambre confortable, il les introduisit
dans la salle à manger, où le patron gracieux de cette heureuse demeure,
assis en face d'un faisan rôti, entre deux flacons de vieux vin doré,
commençait à digérer son premier service, tout en attaquant le second d'un
air paterne et majestueux. Au retour de sa promenade du matin, il s'était
fait accommoder par son valet de chambre pour se reposer le teint. Il était
poudré et rasé de frais. Les boucles grisonnantes de son chef respectable
s'arrondissaient moelleusement sous _un oeil_ de poudre d'iris d'une odeur
exquise; ses belles mains étaient posées sur ses genoux couverts d'une
culotte de satin noir à boucles d'argent. Sa jambe bien faite et dont il
était un peu vain, chaussée d'un bas violet bien tiré et bien transparent,
reposait sur un coussin de velours, et sa noble corpulence enveloppée
d'une excellente douillette de soie puce, ouatée et piquée, s'affaissait
délicieusement dans un grand fauteuil de tapisserie où nulle part le coude
ne risquait de rencontrer un angle, tant il était bien rembourré et arrondi
de tous côtés. Assise auprès de la cheminée qui flambait et pétillait
derrière le fauteuil du maître, dame Brigide, la gouvernante préparait le
café avec un recueillement religieux; et un second valet, non moins propre
dans sa tenue, et non moins bénin dans ses allures que le premier, debout
auprès de la table, détachait délicatement l'aile de volaille que le saint
homme attendait sans impatience comme sans inquiétude. Joseph et Consuelo
firent de grandes révérences en reconnaissant dans leur hôte bienveillant
M. le chanoine majeur et jubilaire du chapitre cathédrant de Saint-Etienne,
celui devant lequel ils avaient chanté la messe le matin même.
LXXVII.
M. le chanoine était l'homme le plus commodément établi qu'il y eût au
monde. Dès l'âge de sept ans, grâce aux protections royales qui ne lui
avaient pas manqué, il avait été déclaré en âge de raison, conformément aux
canons de l'Église, lesquels admettaient que si l'on n'a pas beaucoup de
raison à cet âge, on est du moins capable d'en avoir virtuellement assez