celle de l'honnête M. Mayer, ce sont mes petits drôles de ce matin; je

reconnais l'accent de l'aîné. Êtes-vous là aussi, le gondolier? ajouta-t-il

en vénitien et en appelant Consuelo.


--C'est moi, répondit-elle dans le même dialecte. Nous nous sommes égarés,

et nous vous demandons, mon bon Monsieur, où nous pourrons trouver un

palais ou une écurie pour nous retirer. Dites-le-nous, si vous le savez.


--Eh! mes pauvres enfants! reprit M. Mayer, vous êtes à deux grands milles

au moins de toute espèce d'habitation. Vous ne trouverez pas seulement un

chenil le long de ces montagnes. Mais j'ai pitié de vous: montez dans ma

voiture; je puis vous y donner deux places sans me gêner. Allons, point de

façons, montez!


--Monsieur, vous êtes mille fois trop bon, dit Consuelo, attendrie de

l'hospitalité de ce brave homme mais vous allez vers le nord, et nous vers

l'Autriche.


--Non, je vais à l'ouest. Dans une heure au plus je vous déposerai à

Biberek. Vous y passerez la nuit, et demain vous pourrez gagner l'Autriche.

Cela même abrégera votre route. Allons, décidez-vous, si vous ne trouvez

pas de plaisir à recevoir la pluie, et à nous retarder.


--Eh bien, courage et confiance!» dit Consuelo tout bas à Joseph; et ils

montèrent dans la voiture.


Ils remarquèrent qu'il y avait trois personnes, deux sur le devant, dont

l'une conduisait, l'autre, qui était M. Mayer, occupait la banquette de

derrière. Consuelo prit un coin, et Joseph le milieu. La voiture était une

chaise à six places, spacieuse et solide. Le cheval, grand et fort, fouetté

par une main vigoureuse, reprit le trot et fit sonner les grelots de son

collier, en secouant la tête avec impatience.





LXX.



«Quand je vous le disais! s'écria M. Mayer, reprenant son propos où il

l'avait laissé le matin: y a-t-il un métier plus rude et plus fâcheux que

celui que vous faites? Quand le soleil luit, tout semble beau; mais le

soleil ne luit pas toujours, et votre destinée est aussi variable que

l'atmosphère.


--Quelle destinée n'est pas variable et incertaine? Dit Consuelo. Quand le

ciel est inclément, la Providence met des coeurs secourables sur notre

route: ce n'est donc pas en ce moment que nous sommes tentés de l'accuser.


--Vous avez de l'esprit, mon petit ami, répondit Mayer; vous êtes de ce

beau pays où tout le monde en a. Mais, croyez-moi, ni votre esprit ni

votre belle voix ne vous empêcheront de mourir de faim dans ces tristes

provinces autrichiennes. A votre place, j'irais chercher fortune dans un

pays riche et civilisé, sous la protection d'un grand prince.


--Et lequel, dit Consuelo, surprise de cette insinuation.


--Ah! ma foi, je ne sais; il y en a plusieurs.


--Mais la reine de Hongrie n'est-elle pas une grande princesse, dit Haydn?

n'est-on pas aussi bien protégé dans ses États?...


--Eh! sans doute, répondit Mayer; mais vous ne savez pas que Sa Majesté

Marie-Thérèse déteste la musique, les vagabonds encore plus, et que vous

Serez chassés de Vienne, si vous y paraissez dans les rues en troubadours,

comme vous voilà.»


En ce moment, Consuelo revit, à peu de distance, dans une profondeur

De terrains sombres, au-dessous du chemin, les lumières qu'elle avait

aperçues, et fit part de son observation à Joseph, qui sur-le-champ

manifesta à M. Mayer le désir de descendre, pour gagner ce gîte plus

rapproché que la ville de Biberek.»


«Cela? répondit M. Mayer; vous prenez cela pour des lumières? Ce sont des

lumières, en effet; mais elles n'éclairent d'autres gîtes que des marais

dangereux où bien des voyageurs se sont perdus et engloutis. Avez-vous

jamais vu des feux follets?


--Beaucoup sur les lagunes de Venise, dit Consuelo, et souvent sur les

petits lacs de la Bohême.


--Eh bien, mes enfants, ces lumières que vous voyez ne sont pas autre

chose.


M. Mayer reparla longtemps encore à nos jeunes gens de la nécessité de se

fixer, et du peu de ressources qu'ils trouveraient à Vienne, sans toutefois

déterminer le lieu où il les engageait à se rendre. D'abord Joseph fut

frappé de son obstination, et craignit qu'il n'eût découvert le sexe de sa

compagne; mais la bonne foi avec laquelle il lui parlait comme à un garçon

(allant jusqu'à lui dire qu'elle ferait mieux d'embrasser l'état militaire,

quand elle serait en âge, que de traîner la semelle à travers champs) le

rassura sur ce point, et il se persuada que le bon Mayer était un de ces

cerveaux faibles, à idées fixes, qui répètent un jour entier le premier

propos qui leur est venu à l'esprit en s'éveillant. Consuelo, de son côté,

le prit pour un maître d'école, ou pour un ministre protestant qui n'avait

en tête qu'éducations, bonnes moeurs et prosélytisme.


Au bout d'une heure, ils arrivèrent à Biberek, par une nuit si obscure

qu'ils ne distinguaient absolument rien. La chaise s'arrêta dans une cour

d'auberge, et aussitôt M. Mayer fut abordé par deux hommes qui le tirèrent

à part pour lui parler. Lorsqu'ils entrèrent dans la cuisine, où Consuelo

et Joseph étaient occupés à se sécher et à se réchauffer auprès du feu,

Joseph reconnut dans ces deux personnages, les mêmes qui s'étaient séparés

de M. Mayer au passage de la Moldaw, lorsque celui-ci l'avait traversée,

les laissant sur la rive gauche. L'un des deux était borgne, et l'autre,

quoiqu'il eût ses deux yeux, n'avait pas une figure plus agréable. Celui

qui avait passé l'eau avec M. Mayer, et que nos jeunes voyageurs avaient

retrouvé dans la voiture, vint les rejoindre: le quatrième ne parut pas.

Ils parlèrent tous ensemble un langage inintelligible pour Consuelo

elle-même qui entendait tant de langues. M. Mayer paraissait exercer sur

eux une sorte d'autorité et influencer tout au moins leurs décisions; car,

après un entretien assez animé à voix basse, sur les dernières paroles

qu'il leur dit, ils se retirèrent, à l'exception de celui que Consuelo, en

le désignant à Joseph, appelait _le silencieux_: c'était celui qui n'avait

point quitté M. Mayer.


Haydn s'apprêtait à faire servir le souper frugal de sa compagne et le

sien, sur un bout de la table de cuisine, lorsque M. Mayer, revenant vers

eux, les invita à partager son repas, et insista avec tant de bonhomie

qu'ils n'osèrent le refuser. Il les emmena dans la salle à manger, où ils

trouvèrent un véritable festin, du moins c'en était un pour deux pauvres

enfants privés de toutes les douceurs de ce genre depuis cinq jours d'une

marche assez pénible. Cependant Consuelo n'y prit part qu'avec retenue;

la bonne chère que faisait M. Mayer, l'empressement avec lequel les

domestiques paraissaient le servir, et la quantité de vin qu'il absorbait,

ainsi que son muet compagnon, la forçaient à rabattre un peu de la haute

opinion qu'elle avait prise des vertus presbytériennes de l'amphitryon.

Elle était choquée surtout du désir qu'il montrait de faire boire Joseph

et elle-même au delà de leur soif, et de l'enjouement très-vulgaire avec

lequel il les empêchait de mettre de l'eau dans leur vin. Elle voyait avec

plus d'inquiétude encore que, soit distraction, soit besoin réel de

réparer ses forces, Joseph se laissait aller, et commençait à devenir

plus communicatif et plus animé qu'elle ne l'eût souhaité. Enfin elle prit

un peu d'humeur lorsqu'elle trouva son compagnon insensible aux coups de

coude qu'elle lui donnait pour arrêter ses fréquentes libations; et lui

retirant son verre au moment où M. Mayer allait le remplir de nouveau:


«Non, Monsieur, lui dit-elle, non; permettez-nous de ne pas vous imiter;

cela ne nous convient pas.


--Vous êtes de drôles de musiciens! s'écria Mayer en riant, avec son air

de franchise et d'insouciance; des musiciens qui ne boivent pas! Vous êtes

les premiers de ce caractère que je rencontre!


--Et vous, Monsieur, êtes-vous musicien? dit Joseph. Je gage que vous

l'êtes! Le diable m'emporte si vous n'êtes pas maître de chapelle de

quelque principauté saxonne!


--Peut-être, répondit Mayer en souriant; et voilà pourquoi vous m'inspirez

de la sympathie, mes enfants.


--Si Monsieur est un maître, reprit Consuelo, il y a trop de distance

entre son talent et celui des pauvres chanteurs des rues comme nous pour

l'intéresser bien vivement.


--Il y a de pauvres chanteurs de rues qui ont plus de talent qu'on ne

pense, dit Mayer; et il y a de très-grands maîtres, voire des maîtres de

chapelle des premiers souverains du monde, qui ont commencé par chanter

dans les rues. Si je vous disais que, ce matin, entre neuf et dix heures,

j'ai entendu partir d'un coin de la montagne, sur la rive gauche de la

Moldaw, deux voix charmantes qui disaient un joli duo italien, avec

accompagnement de ritournelles agréables, et même savantes sur le violon!

Eh bien, cela m'est arrivé, tandis que je déjeunais sur un coteau avec mes

amis. Et cependant quand j'ai vu descendre de la colline les musiciens

qui venaient de me charmer, j'ai été fort surpris de trouver en eux deux

pauvres enfants, l'un vêtu en petit paysan, l'autre ... bien gentil, bien

simple, mais peu fortuné en apparence.... Ne soyez donc ni honteux ni

surpris de l'amitié que je vous témoigne, mes petits amis, et faites-moi

celle de boire aux muses, nos communes et divines patronnes.


--Monsieur, maestro! s'écria Joseph tout joyeux et tout à fait gagné, je

veux boire à la vôtre. Oh! Vous êtes un véritable musicien, j'en suis

certain, puisque vous avez été enthousiasmé du talent de ... du signor

Bertoni, mon camarade.


--Non, vous ne boirez pas davantage, dit Consuelo impatientée en lui

arrachant son verre; ni moi non plus, ajouta-t-elle en retournant le sien.

Nous n'avons que nos voix pour vivre, monsieur le professeur, et le vin

gâte la voix; vous devez donc nous encourager à rester sobres, au lieu de

chercher à nous débaucher.


--Eh bien, vous parlez raisonnablement, dit Mayer en replaçant au milieu de

la table la carafe qu'il avait mise derrière lui. Oui, ménageons la voix,

c'est bien dit. Vous avez plus de sagesse que votre âge ne comporte, ami

Bertoni, et je suis bien aise d'avoir fait cette épreuve de vos bonnes

moeurs. Vous irez loin, je le vois à votre prudence autant qu'à votre

talent. Vous irez loin, et je veux avoir l'honneur et le mérite d'y

contribuer.»


Alors le prétendu professeur, se mettant à l'aise, et parlant avec un air

de bonté et de loyauté extrême, leur offrit de les emmener avec lui à

Dresde, où il leur procurerait les leçons du célèbre Hasse et la protection

Spéciale de la reine de Pologne, princesse électorale de Saxe.


Cette princesse, femme d'Auguste III, roi de Pologne, était précisément

élève du Porpora. C'était une rivalité de faveur entre ce maître et le

_Sassone_[1], auprès de la souveraine dilettante, qui avait été la première

cause de leur profonde inimitié. Lors même que Consuelo eût été disposée à

chercher fortune dans le nord de l'Allemagne, elle n'eût pas choisi pour

son début cette cour, où elle se serait trouvée en lutte avec l'école et la

coterie qui avaient triomphé de son maître. Elle en avait assez entendu

parler à ce dernier dans ses heures d'amertume et de ressentiment, pour

être, en tout état de choses, fort peu tentée de suivre le conseil du

professeur Mayer.


[Note 1: Surnom que les Italiens donnaient à Jean-Adolphe Hasse, qui était

Saxon.]


Quant à Joseph, sa situation était fort différente. La tête montée par

Le souper, il se figurait avoir rencontré un puissant protecteur et le

promoteur de sa fortune future. La pensée ne lui venait pas d'abandonner

Consuelo pour suivre ce nouvel ami; mais, un peu gris comme il l'était,

Il se livrait à l'espérance de le retrouver un jour. Il se fiait à sa

bienveillance, et l'en remerciait avec chaleur. Dans cet enivrement de

joie, il prit son violon, et en joua tout de travers. M. Mayer ne l'en

applaudit que davantage, soit qu'il ne voulût pas le chagriner en lui

faisant remarquer ses fausses notes, soit, comme le pensa Consuelo,

qu'il fût lui-même un très-médiocre musicien. L'erreur où il était

très-réellement sur le sexe de cette dernière, quoiqu'il l'eût entendue

chanter, achevait de lui démontrer qu'il ne pouvait pas être un professeur

bien exercé d'oreille, puisqu'il s'en laissait imposer comme eût pu le

faire un serpent de village ou un professeur de trompette.


Cependant M. Mayer insistait toujours pour qu'ils se laissassent emmener à

Dresde. Tout en refusant, Joseph écoutait ses offres d'un air ébloui,

et faisait de telles promesses de s'y rendre le plus tôt possible, que

Consuelo se vit forcée de détromper M. Mayer sur la possibilité de cet

arrangement.


«Il n'y faut pas songer quant à présent, dit-elle d'un ton très-ferme;

Joseph, vous savez bien que cela ne se peut pas, et que vous-même avez

d'autres projets. Mayer renouvela ses offres séduisantes, et fut surpris de

la trouver inébranlable, ainsi que Joseph, à qui la raison revenait lorsque

le signor Bertoni reprenait la parole.»


Sur ces entrefaites, le voyageur silencieux, qui n'avait fait qu'une courte

apparition au souper, vint appeler M. Mayer, qui sortit avec lui. Consuelo

profita de ce moment pour gronder Joseph de sa facilité à écouter les

belles paroles du premier venu et les inspirations du bon vin.


«Ai-je donc dit quelque chose de trop? dit Joseph effrayé.


--Non, reprit-elle; mais c'est déjà une imprudence que de faire société

aussi longtemps avec des inconnus. A force de me regarder, on peut

s'apercevoir ou tout au moins se douter que je ne suis pas un garçon.

J'ai eu beau frotter mes mains avec mon crayon pour les noircir, et les

tenir le plus possible sous la table, il eût été impossible qu'on ne

remarquât point leur faiblesse, si heureusement ces deux messieurs

n'avaient été absorbés, l'un par la bouteille, et l'autre par son propre

babil. Maintenant le plus prudent serait de nous éclipser, et d'aller

dormir dans une autre auberge; car je ne suis pas tranquille avec ces

nouvelles connaissances qui semblent vouloir s'attacher à nos pas.


--Eh quoi! dit Joseph, nous en aller honteusement comme des ingrats, sans

saluer et sans remercier cet honnête homme, cet illustre professeur,

peut-être? Qui sait si ce n'est pas le grand Hasse lui-même que nous

venons d'entretenir.


--Je vous réponds que non; et si vous aviez eu votre tête, vous auriez

remarqué une foule de lieux communs misérables qu'il a dits sur la musique.

Un maître ne parle point ainsi. C'est quelque musicien des derniers rangs

de l'orchestre, bonhomme, grand parleur et passablement ivrogne. Je ne sais

pourquoi je crois voir, à sa figure, qu'il n'a jamais soufflé que dans du

cuivre; et, à son regard de travers, on dirait qu'il a toujours un oeil

sur son chef d'orchestre.


--_Corno_, ou _clarino secondo_, s'écria Joseph en éclatant de rire, ce

n'en est pas moins un convive agréable.


--Et vous, vous ne l'êtes guère, répliqua Consuelo avec un peu d'humeur;

allons, dégrisez-vous, et faisons nos adieux; mais partons.


--La pluie tombe à torrents; écoutez comme elle bat les vitres!


--J'espère que vous n'allez pas vous endormir sur cette table? dit Consuelo

en le secouant pour l'éveiller.»


M, Mayer rentra en cet instant.


«En voici bien d'une autre! s'écria-t-il gaiement. Je croyais pouvoir

coucher ici et repartir demain pour Chamb; mais voilà mes amis qui me font

rebrousser chemin, et qui prétendent que je leur suis nécessaire pour une

affaire d'intérêt qu'ils ont à Passaw. Il faut que je cède! Ma foi, mes

enfants, si j'ai un conseil à vous donner, puisqu'il me faut renoncer au

plaisir de vous emmener à Dresde, c'est de profiter de l'occasion. J'ai

toujours deux places à vous donner dans ma chaise, ces messieurs ayant la

leur. Nous serons demain matin à Passaw, qui n'est qu'à six milles d'ici.

Là, je vous souhaiterai un bon voyage. Vous serez près de la frontière

d'Autriche, et vous pourrez même descendre le Danube en bateau jusqu'à

Vienne, à peu de frais et sans fatigue.»


Joseph trouva la proposition admirable pour reposer les pauvres pieds de

Consuelo. L'occasion semblait bonne, en effet, et la navigation sur le

Danube était une ressource à laquelle ils n'avaient point encore pensé.

Consuelo accepta donc, voyant d'ailleurs que Joseph n'entendrait rien aux

précautions à prendre pour la sécurité de leur gîte ce soir-là. Dans

l'obscurité, retranchée au fond de la voiture, elle n'avait rien à craindre

des observations de ses compagnons de voyage, et M. Mayer disait qu'on

arriverait à Passaw avant le jour. Joseph fut enchanté de sa détermination.

Cependant Consuelo éprouvait je ne sais quelle répugnance, et la tournure

des amis de M. Mayer lui déplaisait de plus en plus. Elle lui demanda si

eux aussi étaient musiciens.


«Tous plus ou moins, lui répondit-il laconiquement.»


Ils trouvèrent les voitures attelées, les conducteurs sur leur banquette,

et les valets d'auberge, fort satisfaits des libéralités de M. Mayer,

s'empressant autour de lui pour le servir jusqu'au dernier moment. Dans un

intervalle de silence, au milieu de cette agitation, Consuelo entendit un

gémissement qui semblait partir du milieu de la cour. Elle se retourna vers

Joseph, qui n'avait rien remarqué; et ce gémissement s'étant répété une

seconde fois, elle sentit un frisson courir dans ses veines. Cependant

personne ne parut s'apercevoir de rien, et elle put attribuer cette plainte

à quelque chien ennuyé de sa chaîne. Mais quoi qu'elle fit pour s'en

distraire, elle en reçut une impression sinistre. Ce cri étouffé au milieu

des ténèbres, du vent, et de la pluie, parti d'un groupe de personnes

animées ou indifférentes, sans qu'elle pût savoir précisément si c'était

une voix humaine ou un bruit imaginaire, la frappa de terreur et de

tristesse. Elle pensa tout de suite à Albert; et comme si elle eût cru

pouvoir participer à ces révélations mystérieuses dont il semblait doué,

elle s'effraya de quelque danger suspendu sur la tête de son fiancé ou sur

la sienne propre.


Cependant la voiture roulait déjà. Un nouveau cheval plus robuste encore

que le premier la traînait avec vitesse. L'autre voiture, également rapide,

marchait tantôt devant, tantôt derrière. Joseph babillait sur nouveaux

frais avec M. Mayer, et Consuelo essayait de s'endormir, faisant semblant

de dormir déjà pour autoriser son silence.


La fatigue surmonta enfin la tristesse et l'inquiétude, et elle tomba

dans un profond sommeil. Lorsqu'elle s'éveilla, Joseph dormait aussi, et

M. Mayer était enfin silencieux. La pluie avait cessé, le ciel était pur,

et le jour commençait à poindre. Le pays avait un aspect tout à fait

inconnu pour Consuelo. Seulement elle voyait de temps en temps paraître

à l'horizon les cimes d'une chaîne de montagnes qui ressemblait au

Boehmer-Wald.


A mesure que la torpeur du sommeil se dissipait, Consuelo remarquait avec

surprise la position de ces montagnes, qui eussent dû se trouver à sa

gauche, et qui se trouvaient à sa droite. Les étoiles avaient disparu,

et le soleil, qu'elle s'attendait à voir lever devant elle, ne se montrait

pas encore. Elle pensa que ce qu'elle voyait était une autre chaîne que

celle du Boehmer-Wald. M. Mayer ronflait, et elle n'osait adresser la

parole au conducteur de la voiture, seul personnage éveillé qui s'y trouvât

en ce moment.


Le cheval prit le pas pour monter une côte assez rapide, et le bruit

des roues s'amortit dans le sable humide des ornières. Ce fut alors que

Consuelo entendit très-distinctement, le même sanglot sourd et douloureux

qu'elle avait entendu dans la cour de l'auberge à Biberek. Cette voix

semblait partir de derrière elle. Elle se retourna machinalement, et ne vit

que le dossier de cuir contre lequel elle était appuyée. Elle crut être

en proie à une hallucination; et, ses pensées se reportant toujours sur

Albert, elle se persuada avec angoisse qu'en cet instant même il était à

l'agonie, et qu'elle recueillait, grâce à la puissance incompréhensible de

l'amour que ressentait cet homme bizarre, le bruit lugubre et déchirant

de ses derniers soupirs. Cette fantaisie s'empara tellement de son cerveau,

qu'elle se sentit défaillir; et, craignant de suffoquer tout à fait, elle

demanda au conducteur, qui s'arrêtait pour faire souffler son cheval à

mi-côte, la permission de monter le reste à pied. Il y consentit, et

mettant pied à terre lui-même, il marcha auprès du cheval en sifflant.


Cet homme était trop bien habillé pour être un voiturier de profession.

Dans un mouvement qu'il fit, Consuelo crut voir qu'il avait des pistolets

à sa ceinture. Cette précaution dans un pays aussi désert que celui où

ils se trouvaient, n'avait rien que de naturel; et d'ailleurs la forme de

la voiture, que Consuelo examina en marchant à côté de la roue, annonçait

qu'elle portait des marchandises. Elle était trop profonde pour qu'il n'y

eût pas, derrière la banquette du fond, une double caisse, comme celles où

l'on met les valeurs et les dépêches. Cependant elle ne paraissait pas

très-chargée, un seul cheval la traînait sans peine. Une observation qui

frappa Consuelo bien davantage fut de voir son ombre s'allonger devant

elle; et, en se retournant, elle trouva le soleil tout à fait sorti de

l'horizon au point opposé où elle eût dû le voir, si la voiture eût marché

dans la direction de Passaw.


«De quel côté allons-nous donc? demanda-t-elle au conducteur en se

rapprochant de lui avec empressement: nous tournons le dos à l'Autriche.


--Oui, pour une demi-heure, répondit-il avec beaucoup de tranquillité; nous

revenons sur nos pas, parce que le pont de la rivière que nous avons à

traverser est rompu, et qu'il nous faut faire un détour d'un demi-mille

pour en retrouver un autre.»


Consuelo, un peu tranquillisée, remonta dans la voiture, échangea quelques

paroles indifférentes avec M. Mayer, qui s'était éveillé, et qui se

rendormit bientôt (Joseph ne s'était pas dérangé un moment de son somme),

et l'on arriva au sommet de la côte. Consuelo vit se dérouler devant elle

un long chemin escarpé et sinueux, et la rivière dont lui avait parlé le

conducteur se montra au fond d'une gorge; mais aussi loin que l'oeil

pouvait s'étendre, on n'apercevait aucun pont, et l'on marchait toujours

vers le nord. Consuelo inquiète et surprise ne put se rendormir.


Une nouvelle montée se présenta bientôt, le cheval semblait très-fatigué.

Les voyageurs descendirent tous, excepté Consuelo, qui souffrait toujours

des pieds. C'est alors que le gémissement frappa de nouveau ses oreilles,

mais si nettement et à tant de reprises différentes, qu'elle ne put

l'attribuer davantage à une illusion de ses sens; le bruit partait sans

aucun doute du double fond de la voiture. Elle l'examina avec soin, et

découvrit, dans le coin où s'était toujours tenu M. Mayer, une petite

lucarne de cuir en forme de guichet, qui communiquait avec ce double fond.

Elle essaya de la pousser, mais elle n'y réussit pas. Il y avait une

serrure, dont la clef était probablement dans la poche du prétendu

professeur.


Consuelo, ardente et courageuse dans ces sortes d'aventures, tira de

Son gousset un couteau à lame forte et bien coupante, dont elle s'était

munie en partant, peut-être par une inspiration de la pudeur, et avec

l'appréhension vague de dangers auxquels le suicide peut toujours

soustraire une femme énergique. Elle profita d'un moment où tous les

voyageurs étaient en avant sur le chemin, même le conducteur, qui n'avait

plus rien à craindre de l'ardeur de son cheval; et élargissant, d'une main

prompte et assurée, la fente étroite que présentait la lucarne à son point

de jonction avec le dossier, elle parvint à l'écarter assez pour y coller

son oeil et voir dans l'intérieur de cette case, mystérieuse. Quels furent

sa surprise et son effroi, lorsqu'elle distingua, dans cette logette

étroite et sombre, qui ne recevait d'air et de jour que par une fente

pratiquée en haut, un homme d'une taille athlétique, bâillonné, couvert de

sang, les mains et les pieds étroitement liés et garrottés, et le corps

replié sur lui-même, dans un état de gêne et de souffrances horribles!

Ce qu'on pouvait distinguer de son visage était d'une pâleur livide, et il

paraissait en proie aux convulsions de l'agonie.





LXXI.



Glacée d'horreur, Consuelo sauta à terre; et, allant rejoindre Joseph, elle

lui pressa le bras à la dérobée, pour qu'il s'éloignât du groupe avec elle.

Lorsqu'ils eurent une avance de quelques pas:


«Nous sommes perdus si nous ne prenons la fuite à l'instant même, lui

dit-elle à voix basse; ces gens-ci sont des voleurs et des assassins. Je

viens d'en avoir la preuve. Doublons le pas, et jetons-nous à travers

champs; car ils ont leurs raisons pour nous tromper comme ils le font.»


Joseph crut qu'un mauvais rêve avait troublé l'imagination de sa compagne.

Il comprenait à peine ce qu'elle lui disait. Lui-même se sentait appesanti

par une langueur inusitée; et les tiraillements d'estomac qu'il éprouvait

lui faisaient croire que le vin qu'il avait bu la veille était frelaté par

l'aubergiste et mêlé de méchantes drogues capiteuses. Il est certain qu'il

n'avait pas fait une assez notable infraction à sa sobriété habituelle pour

se sentir assoupi et abattu comme il l'était.


«Chère signora, répondit-il, vous avez le cauchemar, et je crois l'avoir en

vous écoutant. Quand même ces braves gens seraient des bandits, comme il

vous plaît de l'imaginer, quelle riche capture pourraient-ils espérer en

s'emparant de nous?


--Je l'ignore, mais j'ai peur; et si vous aviez vu comme moi un homme

assassiné dans cette même voiture où nous voyageons....»


Joseph ne put s'empêcher de rire; car cette affirmation de Consuelo avait

en effet l'air d'une vision.


«Eh! ne voyez-vous donc pas tout au moins qu'ils nous égarent? reprit-elle

avec feu; qu'ils nous conduisent vers le nord, tandis que Passaw et le

Danube sont derrière nous? Regardez où est le soleil, et voyez dans quel

désert nous marchons, au lieu d'approcher d'une grande ville!»


La justesse de ces observations frappa enfin Joseph, et commença à dissiper

la sécurité, pour ainsi dire léthargique, où il était plongé.


«Eh bien, dit-il, avançons; et s'ils ont l'air de vouloir nous retenir

malgré nous, nous verrons bien leurs intentions.


--Et si nous ne pouvons leur échapper tout de suite, du sang-froid, Joseph,

entendez-vous? Il faudra jouer au plus fin, et leur échapper dans un autre

moment.»


Alors elle le tira par le bras, feignant de boiter plus encore que la

souffrance ne l'y forçait, et gagnant du terrain néanmoins. Mais ils ne

purent faire dix pas de la sorte sans être rappelés par M. Mayer, d'abord

d'un ton amical, bientôt avec un accent plus sévère, et enfin comme ils

n'en tenaient pas compte, par les jurements énergiques des autres. Joseph

tourna la tête, et vit avec terreur un pistolet braqué sur eux par le

conducteur qui accourait à leur poursuite.


«Ils vont nous tuer, dit-il à Consuelo en ralentissant sa marche.


--Sommes-nous hors de portée? lui dit-elle avec sang-froid, en l'entraînant

toujours et en commençant à courir.


--Je ne sais, répondit Joseph en tâchant de l'arrêter; croyez-moi, le

moment n'est pas venu. Ils vont tirer sur vous.


--Arrêtez-vous, ou vous êtes morts, cria le conducteur qui courait plus

vite qu'eux, et les tenait à portée du pistolet, le bras étendu.


--C'est le moment de payer d'assurance, dit Consuelo en s'arrêtant;

Joseph, faites et dites comme moi. Ah! Ma foi, dit-elle à haute voix en se

retournant, et en riant avec l'aplomb d'une bonne comédienne, si je n'avais

pas trop de mal aux pieds pour courir davantage, je vous ferais bien voir

que la plaisanterie ne prend pas.»


Et, regardant Joseph qui était pâle comme la mort, elle affecta de rire

Aux éclats, en montrant cette figure bouleversée aux autres voyageurs qui

s'étaient rapprochés d'eux.


«Il l'a cru! s'écria-t-elle avec une gaieté parfaitement jouée. Il l'a cru,

mon pauvre camarade! Ah! Beppo, je ne te croyais pas si poltron. Eh!

monsieur le professeur, voyez donc Beppo, qui s'est imaginé tout de bon que

monsieur voulait lui envoyer une balle!»


Consuelo affectait de parler vénitien, tenant ainsi en respect par sa

gaieté l'homme au pistolet, qui n'y entendait rien. M. Mayer affecta de

rire aussi.


Puis, se tournant vers le conducteur:


«Quelle est donc cette mauvaise plaisanterie? lui dit-il non sans un

clignement d'oeil que Consuelo observa très-bien. Pourquoi effrayer ainsi

ces pauvres enfants?


Je voulais savoir s'ils avaient du coeur, répondit l'autre en remettant ses

pistolets dans son ceinturon.


--Hélas! dit malignement Consuelo, monsieur aura maintenant une triste

opinion de toi, mon ami Joseph. Quant à moi, je n'ai pas eu peur,

rendez-moi justice! monsieur Pistolet.


--Vous êtes un brave, répondit M. Mayer; vous feriez un joli tambour, et

vous battriez la charge à la tête d'un régiment, sans sourciller au milieu

de la mitraille.


--Ah! cela, je n'en sais rien, répliqua-t-elle; peut-être aurais-je eu

peur, si j'avais cru que monsieur voulût nous tuer tout de bon. Mais nous

autres Vénitiens, nous connaissons tous les jeux, et on ne nous attrape pas

comme cela.


--C'est égal, la mystification est de mauvais goût, reprit M. Mayer.»


Et, adressant la parole au conducteur, il parut le gronder un peu; mais

Consuelo n'en fut pas dupe, et vit bien aux intonations de leur dialogue

qu'il s'agissait d'une explication dont le résultat était qu'on croyait

s'être mépris sur son intention de fuir.


Consuelo étant remontée dans la voiture avec les autres:


«Convenez, dit-elle en riant à M. Mayer, que votre conducteur à pistolets

est un drôle de corps! Je vais l'appeler à présent _signor Pistola_.

Eh bien, pourtant, monsieur le professeur, convenez que ce n'était pas bien

neuf, ce jeu-là!


--C'est une gentillesse allemande, dit monsieur Mayer; on a plus d'esprit

que cela à Venise, n'est-ce pas?


--Oh! savez-vous ce que des Italiens eussent fait à votre place pour nous

jouer un bon tour? Ils auraient fait entrer la voiture dans le premier

buisson venu de la route, et ils se seraient tous cachés. Alors, quand nous

nous serions retournés, ne voyant plus rien, et croyant que le diable avait

tout emporté, qui eût été bien attrapé? moi, surtout qui ne peux plus me

traîner; et Joseph aussi, qui est poltron comme une vache du Boehmer-Wald,

et qui se serait cru abandonné dans ce désert.»


M. Mayer riait de ses facéties enfantines qu'il traduisait à mesure au

_signor Pistola_, non moins égayé que lui de la simplicité du _gondolier_.

Oh! vous êtes par trop madré! répondait Mayer; on ne se frottera plus à

vous faire des niches! Et Consuelo, qui voyait l'ironie profonde de ce faux

bonhomme percer enfin sous son air jovial et paternel, continuait de son

côté à jouer ce rôle du niais qui se croit malin, accessoire connu de tout

mélodrame.


Il est certain que leur aventure en était un assez sérieux; et, tout en

faisant sa partie avec habileté, Consuelo sentait qu'elle avait la fièvre.

Heureusement c'est dans la fièvre qu'on agit, et dans la stupeur qu'on

succombe.


Elle se montra dès lors aussi gaie qu'elle avait été réservée jusque-là; et

Joseph, qui avait repris toutes ses facultés, la seconda fort bien. Tout en

paraissant ne pas douter qu'ils approchassent de Passaw, ils feignirent

d'ouvrir l'oreille aux propositions d'aller à Dresde, sur lesquelles

M. Mayer ne manqua pas de revenir. Par ce moyen, ils gagnèrent toute sa

confiance, et le mirent à même de trouver quelque expédient pour leur

avouer honnêtement qu'il les y menait sans leur permission. L'expédient fut

bientôt trouvé. M. Mayer n'était pas novice dans ces sortes d'enlèvements.

Il y eut un dialogue animé en langue étrangère entre ces trois individus,

M. Mayer, le signor Pistola, et le silencieux. Et puis tout à coup ils se

mirent à parler allemand, et comme s'ils continuaient le même sujet:


«Je vous le disais bien; s'écria M. Mayer, nous avons fait fausse route; à

preuve que leur voiture ne reparaît pas. Il y a plus de deux heures que

nous les avons laissés derrière nous, et j'ai eu beau regarder à la montée,

je n'ai rien aperçu.


--Je ne la vois pas du tout! dit le conducteur en sortant la tête de la

voiture, et en la rentrant d'un air découragé.»


Consuelo avait fort bien remarqué, dès la première montée, la disparition

de cette autre voiture avec laquelle on était parti de Bibereck.


«J'étais bien sûr que nous étions égarés, observa Joseph; mais je ne

voulais pas le dire.


--Eh! pourquoi diable ne le disiez-vous pas? reprit le silencieux,

affectant un grand déplaisir de cette découverte.


--C'est que cela m'amusait! dit Joseph, inspiré par l'innocent

machiavélisme de Consuelo; c'est drôle de se perdre en voiture! je croyais

que cela n'arrivait qu'aux piétons.


--Ah bien! voilà qui m'amuse aussi, dit Consuelo. Je voudrais à présent que

nous fussions sur la route de Dresde!


--Si je savais où nous sommes, repartit M. Mayer, je me réjouirais avec

vous, mes enfants; car je vous avoue que j'étais assez mécontent d'aller à

Passaw pour le bon plaisir de messieurs mes amis, et je voudrais que nous

nous fussions assez détournés pour avoir un prétexte de borner là notre

complaisance envers eux.


--Ma foi, monsieur le professeur, dit Joseph, il en sera ce qu'il vous

plaira; ce sont vos affaires. Si nous ne vous gênons pas, et si vous voulez

toujours de nous pour aller à Dresde, nous voilà tout prêts à vous suivre,

fut-ce au bout du monde. Et toi, Bertoni, qu'en dis-tu?


--J'en dis autant, répondit Consuelo. Vogue la galère!


--Vous êtes de braves enfants! répondit Mayer en cachant sa joie sous son

air de préoccupation; mais je voudrais bien savoir pourtant où nous sommes.


--Où que nous soyons, il faut nous arrêter, dit le conducteur; le cheval

n'en peut plus. Il n'a rien mangé depuis hier soir, et il a marché toute la

nuit. Nous ne serons fâchés, ni les uns ni les autres, de nous restaurer

aussi. Voici un petit bois. Nous avons encore quelques provisions; halte!»


On entra dans le bois, le cheval fut dételé. Joseph et Consuelo offrirent

leurs services avec empressement; on les accepta sans méfiance. On pencha

la chaise sur ses brancards; et, dans ce mouvement, la position du

prisonnier invisible devenant sans doute plus douloureuse, Consuelo

l'entendit encore gémir; Mayer l'entendit aussi, et regarda fixement

Consuelo pour voir si elle s'en était aperçue. Mais, malgré la pitié qui

déchirait son coeur, elle sut paraître sourde et impassible. Mayer fit

le tour de la voiture, Consuelo, qui s'était éloignée, le vit ouvrir à

l'extérieur une petite porte de derrière, jeter un coup d'oeil dans

l'intérieur de la double caisse, la refermer, et remettre la clef dans sa

poche.


«_La marchandise est-elle avariée?_ cria le silencieux à M. Mayer.


--Tout est bien, répondit-il avec une indifférence brutale, et il fit tout

disposer pour le déjeuner.


--Maintenant, dit Consuelo rapidement à Joseph en passant auprès de lui,

fais comme moi et suis tous mes pas.»


Elle aida à étendre les provisions sur l'herbe, et à déboucher les

bouteilles. Joseph l'imita en affectant beaucoup de gaieté; M. Mayer vit

avec plaisir ces serviteurs volontaires se dévouer à son bien-être. Il

aimait ses aises, et se mit à boire et à manger ainsi que ses compagnons

avec des manières plus gloutonnes et plus grossières qu'il n'en avait

montré la veille. Il tendait à chaque instant son verre à ses deux nouveaux

pages, qui, à chaque instant, se levaient, se rasseyaient, et repartaient

pour courir, de côté et d'autre, épiant le moment de courir une fois

pour toutes, mais attendant que le vin et la digestion rendissent moins

clairvoyants ces gardiens dangereux. Enfin, M. Mayer, se laissant aller sur

l'herbe et déboutonnant sa veste, offrit au soleil sa grosse poitrine ornée

de pistolets; le conducteur alla voir si le cheval mangeait bien, et le

silencieux se mit à chercher dans quel endroit du ruisseau vaseux au bord

duquel on s'était arrêté, cet animal pourrait boire. Ce fut le signal de la

délivrance. Consuelo feignit de chercher aussi. Joseph s'engagea avec elle

dans les buissons; et, dès qu'ils se virent cachés dans l'épaisseur du

feuillage, ils prirent leur course comme deux lièvres à travers bois. Ils

n'avaient plus guère à craindre les balles dans ce taillis épais; et quand

ils s'entendirent rappeler, ils jugèrent qu'ils avaient pris assez d'avance

pour continuer sans danger.


«II vaut pourtant mieux répondre, dit Consuelo en s'arrêtant; cela

détournera les soupçons, et nous donnera le temps d'un nouveau trait de

course.»


Joseph, répondit donc:


«Par ici, par ici! il y a de l'eau!


--Une source, une source!» cria Consuelo.


Et courant aussitôt à angle droit, afin de dérouter l'ennemi, ils

repartirent légèrement. Consuelo ne pensait plus à ses pieds malades et

enflés, Joseph avait triomphé du narcotique que M. Mayer lui avait versé

la veille. La peur leur donnait des ailes.


Ils couraient ainsi depuis dix minutes, dans la direction opposée à celle

qu'ils avaient prise d'abord, et ne se donnant pas le temps d'écouter

les voix qui les appelaient de deux côtés différents, lorsqu'ils trouvèrent

la lisière du bois, et devant eux un coteau rapide bien gazonné qui

s'abaissait jusqu'à une route battue, et des bruyères semées de massifs

d'arbres.


«Ne sortons pas du bois, dit Joseph. Ils vont venir ici, et de cet endroit

élevé ils nous verront dans quelque sens que nous marchions.


Consuelo hésita un instant, explora le pays d'un coup d'oeil rapide, et lui

dit:


«Le bois est trop petit pour nous cacher longtemps. Devant nous il y a une

route, et l'espérance d'y rencontrer quelqu'un.


--Eh! s'écria Joseph, c'est la même route que nous suivions tout à l'heure.

Voyez! elle fait le tour de la colline et remonte sur la droite vers le

lieu d'où nous sommes partis. Que l'un des trois monte à cheval, et il nous

rattrapera avant que nous ayons gagné le bas du terrain.


--C'est ce qu'il faut voir, dit Consuelo. On court vite en descendant. Je

vois quelque chose là-bas sur le chemin, quelque chose qui monte de ce

côté. Il ne s'agit que de l'atteindre avant d'être atteints nous-mêmes.

Allons!»


Il n'y avait pas de temps à perdre en délibérations. Joseph se fia aux

inspirations de Consuelo: la colline fut descendue par eux en un instant,

et ils avaient gagné les premiers massifs, lorsqu'ils entendirent les voix

de leurs ennemis à la lisière du bois. Cette fois, ils se gardèrent de

répondre, et coururent encore, à la faveur des arbres et des buissons,

jusqu'à ce qu'ils rencontrèrent un ruisseau encaissé, que ces mêmes arbres

leur avaient caché. Une longue planche servait de pont; ils traversèrent,

et jetèrent ensuite la planche au fond de l'eau.


Arrivés à l'autre rive, ils la descendirent, toujours protégés par une

épaisse végétation; et, ne s'entendant plus appeler, ils jugèrent qu'on

avait perdu leurs traces, ou bien qu'on ne se méprenait plus sur leurs

intentions, et qu'on cherchait à les atteindre par surprise. Mais bientôt

la végétation du rivage fut interrompue, et ils s'arrêtèrent, craignant

d'être vus. Joseph avança la tête avec précaution parmi les dernières

broussailles, et vit un des brigands en observation à la sortie du bois, et

l'autre (vraisemblablement le signor Pistola, dont ils avaient déjà éprouvé

la supériorité à la course), au bas de la colline, non loin de la rivière.

Tandis que Joseph s'assurait de la position de l'ennemi, Consuelo s'était

dirigée du côté de la route; et tout à coup elle revint vers Joseph:


«C'est une voiture qui vient, lui dit-elle, nous sommes sauvés! Il faut la

joindre avant que celui qui nous poursuit se soit avisé de passer l'eau.»


Ils coururent dans la direction de la route en droite ligne, malgré la

nudité du terrain; la voiture venait à eux au galop.


«Oh! mon Dieu! dit Joseph, si c'était l'autre voiture, celle des complices?


--Non, répondit Consuelo, c'est une berline à six chevaux, deux postillons,

et deux courriers; nous sommes sauvés, te dis-je, encore un peu de

courage.»


Il était bien temps d'arriver au chemin; le Pistola avait retrouvé

l'empreinte de leurs pieds sur le sable au bord du ruisseau. Il avait la

force et la rapidité d'un sanglier. Il vit bientôt dans quel endroit la

trace disparaissait, et les pieux qui avaient assujetti la planche. Il

devina la ruse, franchit l'eau à la nage, retrouva la marque des pas sur la

rive, et, les suivant toujours, il venait de sortir des buissons; il voyait

les deux fugitifs traverser la bruyère ... mais il vit aussi la voiture; il

comprit leur dessein, et, ne pouvant plus s'y opposer, il rentra dans les

broussailles et s'y tint sur ses gardes.


Aux cris des deux jeunes gens, qui d'abord furent pris pour des mendiants,

la berline ne s'arrêta pas. Les voyageurs jetèrent quelques pièces de

monnaie; et leurs courriers d'escorte, voyant que nos fugitifs, au lieu de

les ramasser, continuaient à courir en criant à la portière, marchèrent sur

eux au galop pour débarrasser leurs maîtres de cette importunité. Consuelo,

essoufflée et perdant ses forces comme il arrive presque toujours au moment

du succès, ne pouvait faire sortir un son de son gosier, et joignait les

mains d'un air suppliant, en poursuivant les cavaliers, tandis que Joseph,

cramponné à la portière, au risque de manquer prise et de se faire écraser,

criait d'une voix haletante:


«Au secours! au secours! nous sommes poursuivis; au voleur! à l'assassin!»


Un des deux voyageurs qui occupaient la berline parvint enfin à comprendre

ces paroles entrecoupées, et fit signe à un des courriers qui arrêta les

postillons. Consuelo, lâchant alors la bride de l'autre courrier à laquelle

elle s'était suspendue, quoique le cheval se cabrât et que le cavalier la

menaçât de son fouet, vint se joindre à Joseph; et sa figure animée par la

course frappa les voyageurs, qui entrèrent en pourparler.


«Qu'est-ce que cela signifie, dit l'un des deux: est-ce une nouvelle

manière de demander l'aumône! On vous a donné, que voulez-vous encore?

ne pouvez-vous répondre?»


Consuelo était comme prête à expirer. Joseph, hors d'haleine, ne pouvait

que dire:


«Sauvez-nous, sauvez-nous! et il montrait le bois et la colline sans

réussir à retrouver la parole.


--Ils ont l'air de deux renards forcés à la chasse, dit l'autre voyageur;

attendons que la voix leur revienne.» Et les deux seigneurs, magnifiquement

équipés, les regardèrent en souriant d'un air de sang-froid qui contrastait

avec l'agitation des pauvres fugitifs.


Enfin, Joseph réussit à articuler encore les mots de voleurs et

d'assassins; aussitôt les nobles voyageurs se firent ouvrir la voiture, et,

s'avançant sur le marche-pied, regardèrent de tous côtés, étonnés de ne

rien voir qui pût motiver une pareille alerte. Les brigands s'étaient

cachés, et la campagne était déserte et silencieuse. Enfin, Consuelo,

revenant à elle, leur parla ainsi, en s'arrêtant à chaque phrase pour

respirer:


«Nous sommes deux pauvres musiciens ambulants; nous avons été enlevés par

des hommes que nous ne connaissons pas, et qui, sous prétexte de nous

rendre service, nous ont fait monter dans leur voiture et voyager toute

la nuit. Au point du jour, nous nous sommes aperçus qu'on nous trompait, et

qu'on nous menait vers le nord, au lieu de suivre la route de Vienne. Nous

avons voulu fuir; ils nous ont menacés, le pistolet à la main. Enfin, ils

se sont arrêtés dans les bois que voici, nous nous sommes échappés, et nous

avons couru vers votre voiture. Si vous nous abandonnez ici, nous sommes

perdus; ils sont à deux pas de la route, l'un dans les buissons, les autres

dans le bois.


--Combien sont-ils donc? demanda un des courriers.


--Mon ami, dit en français un des voyageurs auquel Consuelo s'était

adressée parce qu'il était plus près d'elle, sur le marchepied, apprenez

que cela ne vous regarde pas. Combien sont-ils? voilà une belle question!

Votre devoir est de vous battre si je vous l'ordonne, et je ne vous charge

point de compter les ennemis.


--Vraiment, voulez-vous vous amuser à pourfendre? reprit en français

l'autre seigneur; songez, baron, que cela prend du temps.


--Ce ne sera pas long, et cela nous dégourdira. Voulez-vous être de la

partie, comte?


--Soit! si cela vous amuse. Et le comte prit avec une majestueuse indolence

son épée dans une main, et dans l'autre deux pistolets dont la crosse était

ornée de pierreries.


--Oh! vous faites bien, Messieurs,» s'écria Consuelo, à qui l'impétuosité

de son coeur fit oublier un instant son humble rôle, et qui pressa de ses

deux mains le bras du comte.


Le comte, surpris d'une telle familiarité de la part d'un petit drôle de

cette espèce, regarda sa manche d'un air de dégoût railleur, la secoua,

et releva ses yeux avec une lenteur méprisante sur Consuelo qui ne put

s'empêcher de sourire, en se rappelant avec quelle ardeur le comte

Zustiniani et tant d'autres illustrissimes Vénitiens lui avaient demandé,

en d'autres temps, la faveur de baiser une de ces mains dont l'insolence

paraissait maintenant si choquante. Soit qu'il y eût en elle, en cet

instant, un rayonnement de fierté calme et douce qui démentait les

apparences de sa misère, soit que sa facilité à parler la langue du bon ton

en Allemagne fit penser qu'elle était un jeune gentilhomme travesti, soit

enfin que le charme de son sexe se fit instinctivement sentir, le comte

changea de physionomie tout à coup, et, au lieu d'un sourire de mépris, lui

adressa un sourire de bienveillance. Le comte était encore jeune et beau;

on eût pu être ébloui des avantages de sa personne, si le baron ne l'eût

surpassé en jeunesse, en régularité de traits, et en luxe de stature.

C'étaient les deux plus beaux hommes de leur temps, comme on le disait

d'eux, et probablement de beaucoup d'autres.


Consuelo, voyant les regards expressifs du jeune baron s'attacher aussi sur

elle avec une expression d'incertitude, de surprise et d'intérêt, détourna

leur attention de sa personne en leur disant:


«Allez, Messieurs, ou plutôt venez; nous vous servirons de guides. Ces

bandits ont dans leur voiture un malheureux caché dans un compartiment de

la caisse, enfermé comme dans un cachot. Il est là pieds et poings liés,

mourant, ensanglanté, et un bâillon dans la bouche. Allez le délivrer;

cela convient à de nobles coeurs comme les vôtres!


--Vive Dieu, cet enfant est fort gentil! s'écria le baron, et je vois,

cher comte, que nous n'avons pas perdu notre temps à l'écouter. C'est

peut-être un brave gentilhomme que nous allons tirer des mains de ces

bandits.


--Vous dites qu'ils sont là? reprit le comte en montrant le bois.


--Oui, dit Joseph; mais ils sont dispersés, et si vos seigneuries veulent

bien écouter mon humble avis, elles diviseront l'attaque. Elles monteront

la côte dans leur voiture, aussi vite que possible, et, après avoir tourné

la colline, elles trouveront à la hauteur du bois que voici, et tout à

l'entrée, sur la lisière opposée, la voiture où est le prisonnier, tandis

que je conduirai messieurs les cavaliers directement par la traverse. Les

bandits ne sont que trois; ils sont bien armés; mais, se voyant pris des

deux côtés à la fois, ils ne feront pas de résistance.


--L'avis est bon, dit le baron. Comte, restez dans la voiture, et

faites-vous accompagner de votre domestique. Je prends son cheval. Un de

ces enfants vous servira de guide pour savoir en quel lieu il faut vous

arrêter. Moi, j'emmène celui-ci avec mon chasseur. Hâtons-nous; car si nos

brigands ont l'éveil, comme il est probable, ils prendront les devants.


--La voiture ne peut vous échapper, observa Consuelo; leur cheval est sur

les dents.»


Le baron sauta sur celui du domestique du comte, et ce domestique monta

derrière la voiture.


«Passez, dit le comte à Consuelo, en la faisant entrer la première, sans

se rendre compte à lui-même de ce mouvement de déférence. Il s'assit

pourtant dans le fond, et elle resta sur le devant. Penché à la portière

pendant que les postillons prenaient le grand galop, il suivait de l'oeil

son compagnon qui traversait le ruisseau à cheval, suivi de son homme

d'escorte, lequel avait pris Joseph en croupe pour passer l'eau. Consuelo

n'était pas sans inquiétude pour son pauvre camarade, exposé au premier

feu; mais elle le voyait avec estime et approbation courir avec ardeur à ce

poste périlleux. Elle le vit remonter la colline, suivi des cavaliers qui

éperonnaient vigoureusement leurs montures, puis disparaître sous le bois.

Deux coups de feu se firent entendre, puis un troisième.... La berline

tournait le monticule. Consuelo, ne pouvant rien savoir, éleva son âme

à Dieu; et le comte, agité d'une sollicitude analogue pour son noble

compagnon, cria en jurant aux postillons:


«Mais forcez donc le galop, canailles! ventre à terre!...»





LXXII.



Le _signor Pistola_, auquel nous ne pouvons donner d'autre nom que celui

dont Consuelo l'avait gratifié, car nous ne l'avons pas trouvé assez

intéressant de sa personne pour faire des recherches à cet égard, avait vu,

du lieu où il était caché, la berline s'arrêter aux cris des fugitifs.

L'autre anonyme, que nous appelons aussi, comme Consuelo, le _Silencieux_,

avait fait, du haut de la colline, la même observation et la même

réflexion; il avait couru rejoindre Mayer, et tous deux songeaient aux

moyens de se sauver. Avant que le baron eût traversé le ruisseau, Pistola

avait gagné du chemin, et s'était déjà tapi dans le bois. Il les laissa

passer, et leur tira par derrière deux coups de pistolet, dont l'un perça

le chapeau du baron, et l'autre blessa le cheval du domestique assez

légèrement. Le baron tourna bride, l'aperçut, et, courant sur lui,

l'étendit par terre d'un coup de pistolet. Puis il le laissa se rouler dans

les épines en jurant, et suivit Joseph qui arriva à la voiture de M. Mayer

presque en même temps que celle du comte. Ce dernier avait déjà sauté à

terre. Mayer et le Silencieux avaient disparu avec le cheval sans perdre le

temps à cacher la chaise. Le premier soin des vainqueurs fut de forcer la

serrure de la caisse où était renfermé le prisonnier. Consuelo aida avec

transport à couper les cordes et le bâillon de ce malheureux, qui ne se

vit pas plus tôt délivré qu'il se jeta à terre prosterné devant ses

libérateurs, et remerciant Dieu. Mais, dès qu'il eut regardé le baron,

il se crut retombé de Charybde en Scylla.


Ah! monsieur le baron de Trenk! s'écria-t-il, ne me perdez pas, ne me

livrez pas. Grâce, grâce pour un pauvre déserteur, père de famille!

Je ne suis pas plus Prussien que vous, monsieur le baron; je suis sujet

autrichien comme vous, et je vous supplie de ne pas me faire arrêter. Oh!

faites-moi grâce!


--Faites-lui grâce, monsieur le baron de Trenk! s'écria Consuelo sans

savoir à qui elle parlait, ni de quoi il s'agissait.


--Je te fais grâce, répondit le baron; mais à condition que tu vas

t'engager par les plus épouvantables serments à ne jamais dire de qui

tu tiens la vie et la liberté.»


Et en parlant ainsi, le baron, tirant un mouchoir de sa poche, s'enveloppa

soigneusement la figure, dont il ne laissa passer qu'un oeil.


«Êtes-vous blessé? dit le comte.


--Non, répondit-il en rabattant son chapeau sur son visage; mais si nous

rencontrons ces prétendus brigands, je ne me soucie pas d'être reconnu.

Je ne suis déjà pas très-bien dans les papiers de mon gracieux souverain:

il ne me manquerait plus que cela!


--Je comprends ce dont il s'agit, reprit le comte; mais soyez sans crainte,

je prends tout sur moi.


--Cela peut sauver ce déserteur des verges et de la potence, mais non pas

moi d'une disgrâce. N'importe! on ne sait pas ce qui peut arriver; il faut

obliger ses semblables à tout risque. Voyons, malheureux! peux-tu tenir sur

tes jambes! Pas trop, à ce que je vois. Tu es blessé?


--J'ai reçu beaucoup de coups, il est vrai, mais je ne les sens plus.


--Enfin, peux-tu déguerpir?


--Oh! oui, monsieur l'aide de camp.


--Ne m'appelle pas ainsi, drôle, tais-toi; va-t'en! Et nous, cher comte,

faisons de même: il me tarde d'avoir quitté ce bois. J'ai abattu un des

recruteurs; si le roi le savait, mon affaire serait bonne!... quoique après

tout, je m'en moque! ajouta-t-il en levant les épaules.


--Hélas, dit Consuelo, tandis que Joseph passait sa gourde au déserteur, si

on l'abandonne ici, il sera bientôt repris. Il a les pieds enflés par les

cordes, et peut à peine se servir de ses mains. Voyez, comme il est pâle

et défait!


--Nous ne l'abandonnerons pas, dit le comte qui avait les yeux attachés

sur Consuelo. Franz, descendez de cheval, dit-il à son domestique; et,

s'adressant au déserteur:--Monte sur cette bête, je te la donne, et ceci

encore, ajouta-t-il en lui jetant sa bourse. As-tu la force de gagner

l'Autriche?


--Oui, oui, Monseigneur!


--Veux-tu aller à Vienne?


--Oui, Monseigneur.


--Veux-tu reprendre du service?


--Oui, Monseigneur, pourvu que ce ne soit pas en Prusse.


--Va-t'en trouver Sa Majesté l'impératrice-reine: elle reçoit tout le monde

un jour par semaine. Dis-lui que c'est le comte Hoditz qui lui fait présent

d'un très-beau grenadier, parfaitement dressé à la prussienne.


--J'y cours, Monseigneur.


--Et n'aie jamais le malheur de nommer M. le baron, ou je te fais prendre

par mes gens, et je te renvoie en Prusse.


--J'aimerais mieux mourir tout de suite. Oh! si les misérables m'avaient

laissé l'usage des mains, je me serais tué quand ils m'ont repris.


--Décampe!


Oui, Monseigneur.»


Il acheva d'avaler le contenu de la gourde, la rendit à Joseph, l'embrassa,

sans savoir qu'il lui devait un service bien plus important, se prosterna

devant le comte et le baron, et, sur un geste d'impatience de celui-ci qui

lui coupa la parole, il fit un grand signe de croix, baisa la terre, et

monta à cheval avec l'aide des domestiques, car il ne pouvait remuer les

pieds; mais à peine fut-il en selle, que, reprenant courage et vigueur, il

piqua des deux et se mit à courir bride abattue sur la route du midi.


«Voilà qui achèvera de me perdre, si on découvre jamais que je vous ai

laissé faire, dit le baron au comte. C'est égal, ajouta-t-il avec un grand

éclat de rire; l'idée de faire cadeau à Marie-Thérèse d'un grenadier de

Frédéric est la plus charmante du monde. Ce drôle, qui a envoyé des balles

aux houlans de l'impératrice, va en envoyer aux cadets du roi de Prusse!

Voilà des sujets bien fidèles, et des troupes bien choisies!


--Les souverains n'en sont pas plus mal servis. Ah ça, qu'allons-nous faire

de ces enfants?


--Nous pouvons dire comme le grenadier, répondit Consuelo, que, si vous

nous abandonnez ici, nous sommes perdus.


--Je ne crois pas, répondit le comte, qui mettait dans toutes ses paroles

une sorte d'ostentation chevaleresque, que nous vous ayons donné lieu

jusqu'ici de mettre en doute nos sentiments d'humanité. Nous allons vous

emmener jusqu'à ce que vous soyez assez loin d'ici pour ne plus rien

craindre. Mon domestique, que j'ai mis à pied, montera sur le siège de la

voiture, dit-il en s'adressant au baron; et il ajouta d'un ton plus bas:

--Ne préférez-vous pas la société de ces enfants à celle d'un valet qu'il

nous faudrait admettre dans la voiture, et devant lequel nous serions

obligés de nous contraindre davantage?


--Eh! sans doute, répondit le baron; des artistes, quelque pauvres qu'ils

soient, ne sont déplacés nulle part. Qui sait si celui qui vient de

retrouver son violon dans ces broussailles, et qui le remporte avec tant de

joie, n'est pas un Tartini en herbe? Allons, troubadour! dit-il à Joseph

qui venait effectivement de ressaisir son sac, son instrument et ses

manuscrits sur le champ de bataille, venez avec nous, et, à notre premier

gîte, vous nous chanterez ce glorieux combat où nous n'avons trouvé

personne à qui parler.


--Vous pouvez vous moquer de moi à votre aise, dit le comte lorsqu'ils

furent installés dans le fond de la voiture, et les jeunes gens vis-à-vis

d'eux (la berline roulait déjà rapidement vers l'Autriche), vous qui avez

abattu une pièce de ce gibier de potence.


--J'ai bien peur de ne l'avoir pas tué sur le coup, et de le retrouver

quelque jour à la porte du cabinet de Frédéric: je vous céderais donc cet

exploit de grand coeur.


--Moi qui n'ai même pas vu l'ennemi, reprit le comte, je vous l'envie

sincèrement, votre exploit; je prenais goût à l'aventure, et j'aurais eu

du plaisir à châtier ces drôles comme ils le méritent. Venir saisir des

déserteurs et lever des recrues jusque sur le territoire de la Bavière,

aujourd'hui l'alliée fidèle de Marie-Thérèse! c'est d'une insolence qui

n'a pas de nom!


--Ce serait un prétexte de guerre tout trouvé, si on n'était las de se

battre, et si le temps n'était à la paix pour le moment. Vous m'obligerez

donc, monsieur le comte, en n'ébruitant pas cette aventure, non-seulement

à cause de mon souverain, qui me saurait fort mauvais gré du rôle que j'y

ai joué, mais encore à cause de la mission dont je suis chargé auprès de

votre impératrice. Je la trouverais fort mal disposée à me recevoir, si je

l'abordais sous le coup d'une pareille impertinence de la part de mon

gouvernement.


--Ne craignez rien de moi, répondit le comte; vous savez que je ne suis pas

un sujet zélé, parce que je ne suis pas un courtisan ambitieux....


--Et quelle ambition pourriez-vous avoir encore, cher comte? L'amour et

la fortune ont couronné vos voeux; au lieu que moi.... Ah! combien nos

destinées sont dissemblables jusqu'à présent, malgré l'analogie qu'elles

présentent au premier abord!»


En parlant ainsi, le baron tira de son sein un portrait entouré de

diamants, et se mit à le contempler avec des yeux attendris, et en poussant

de profonds soupirs, qui donnèrent un peu envie de rire à Consuelo. Elle

trouva qu'une passion si peu discrète n'était pas de bon goût, et railla

intérieurement cette manière de grand seigneur.


«Cher baron, reprit le comte en baissant la voix (Consuelo feignait de

ne pas entendre, et y faisait même son possible), je vous supplie de

n'accorder à personne la confiance dont vous m'avez honoré, et surtout de

ne montrer ce portrait à nul autre qu'à moi. Remettez-le dans sa boîte, et

songez que cet enfant entend le français aussi bien que vous et moi.


--A propos! s'écria le baron en refermant le portrait sur lequel Consuelo

s'était bien gardée de jeter les yeux, que diable voulaient-ils faire de

ces deux petits garçons, nos racoleurs? Dites, que vous proposaient-ils

pour vous engager à les suivre?


--En effet, dit le comte, je n'y songeais pas, et maintenant je ne

m'explique pas leur fantaisie; eux qui ne cherchent à enrôler que des

hommes dans la force de l'âge, et d'une stature démesurée, que

pouvaient-ils faire de deux petits enfants?»


Joseph raconta que le prétendu Mayer s'était donné pour musicien, et leur

avait continuellement parlé de Dresde et d'un engagement à la chapelle de

l'électeur.


«Ah! m'y voilà! reprit le baron, et ce Mayer, je gage que je le connais!

Ce doit être un nommé N..., ex-chef de musique militaire, aujourd'hui

recruteur pour la musique des régiments prussiens. Nos indigènes ont la

tête si dure, qu'ils ne réussiraient pas à jouer juste et en mesure, si Sa

Majesté, qui a l'oreille plus délicate que feu le roi son père, ne tirait

de la Bohême et de la Hongrie ses clairons, ses fifres, et ses trompettes.

Le bon professeur de tintamarre a cru faire un joli cadeau, à son maître

En lui amenant, outre le déserteur repêché sur vos terres, deux petits

musiciens à mine intelligente; et le faux-fuyant de leur promettre Dresde

et les délices de la cour n'était pas mal trouvé, pour commencer. Mais vous

n'eussiez pas seulement aperçu Dresde, mes enfants, et, bon gré, mal

gré, vous eussiez été incorporés dans la musique de quelque régiment

d'infanterie seulement pour le reste de vos jours.


--Je sais à quoi m'en tenir maintenant sur le sort qui nous attendait,

répondit Consuelo; j'ai entendu parler des abominations de ce régime

militaire, de la mauvaise foi et de la cruauté des enlèvements de recrues.

Je vois, à la manière dont le pauvre grenadier était traité par ces

misérables, qu'on ne m'avait rien exagéré. Oh! le grand Frédéric!...


--Sachez, jeune homme, dit le baron avec une emphase un peu ironique, que

Sa Majesté ignore les moyens, et ne connaît que les résultats.


--Dont elle profite, sans se soucier du reste, reprit Consuelo animée par

une indignation irrésistible. Oh! Je le sais, monsieur le baron, les rois

n'ont jamais tort, et sont innocents de tout le mal qu'on fait pour leur

plaire.


--Le drôle a de l'esprit! s'écria le comte en riant; mais soyez prudent,

mon joli petit tambour, et n'oubliez pas que vous parlez devant un officier

supérieur du régiment où vous deviez peut-être entrer.


--Sachant me taire, monsieur le comte, je ne révoque jamais en doute la

discrétion d'autrui.


--Vous l'entendez, baron! il vous promet le silence que vous n'aviez pas

songé à lui demander! Allons, c'est un charmant enfant.


--Et je me fie à lui de tout mon coeur, repartit le baron. Comte, vous

devriez l'enrôler, vous, et l'offrir comme page à Son Altesse.


--C'est fait, s'il y consent, dit le comte en riant. Voulez-vous accepter

cet engagement, beaucoup plus doux que celui du service prussien? Ah! mon

enfant! il ne s'agira ni de souffler dans des chaudrons, ni de battre le

rappel avant le jour, ni de recevoir la schlague et de manger du pain

de briques pilées, mais de porter la queue et l'éventail d'une dame

admirablement belle et gracieuse, d'habiter un palais de fées, de présider

aux jeux et aux ris, et de faire votre partie dans des concerts qui valent

bien ceux du grand Frédéric! Êtes-vous tenté? Ne me prenez-vous pas pour un

Mayer?


--Et quelle est donc cette altesse si gracieuse et si magnifique? demanda

Consuelo en souriant.


--C'est la margrave douairière de Bareith, princesse de Culmbach, mon

illustre épouse, répondit le comte Hoditz; c'est maintenant la châtelaine

de Roswald en Moravie.»


Consuelo avait cent fois entendu raconter à la chanoinesse Wenceslawa de

Rudolstadt la généalogie, les alliances et l'histoire anecdotique de toutes

les principautés et aristocraties grandes et petites de l'Allemagne et des

pays circonvoisins; plusieurs de ces biographies l'avaient frappée, et

entre autres celle du comte Hoditz-Roswald, seigneur morave très-riche,

chassé et abandonné par un père irrité de ses déportements, aventurier

très-répandu dans toutes les cours de l'Europe; enfin, grand-écuyer et

amant de la margrave douairière de Bareith, qu'il avait épousée en secret,

enlevée et conduite à Vienne, de là en Moravie, où, ayant hérité de son

père, il l'avait mise récemment à la tête d'une brillante fortune. La

chanoinesse était revenue souvent sur cette histoire, qu'elle trouvait fort

scandaleuse parce que la margrave était princesse suzeraine, et le comte

simple gentilhomme; et c'était pour elle un sujet de se déchaîner contre

les mésalliances et les mariages d'amour. De son côté, Consuelo, qui

cherchait à comprendre et à bien connaître les préjugés de la caste

nobiliaire, faisait son profit de ces révélations et ne les oubliait pas.

La première fois que le comte Hoditz s'était nommé devant elle, elle avait

été frappée d'une vague réminiscence, et maintenant elle avait présentes

toutes les circonstances de la vie et du mariage romanesque de cet

aventurier célèbre. Quant au baron de Trenk, qui n'était alors qu'au

début de sa mémorable disgrâce, et qui ne présageait guère son épouvantable

avenir, elle n'en avait jamais entendu parler. Elle écouta donc le comte

étaler avec un peu de vanité le tableau de sa nouvelle opulence. Raillé

et méprisé dans les petites cours orgueilleuses de l'Allemagne, Hoditz

avait longtemps rougi d'être regardé comme un pauvre diable enrichi par

sa femme. Héritier de biens immenses, il se croyait désormais réhabilité

en étalant le faste d'un roi dans son comté morave, et produisait avec

complaisance ses nouveaux titres à la considération ou à l'envie de minces

souverains beaucoup moins riches que lui. Rempli de bons procédés et

d'attentions délicates pour sa margrave, il ne se piquait pourtant pas

d'une scrupuleuse fidélité envers une femme beaucoup plus âgée que lui; et

soit que cette princesse eût, pour fermer les yeux, les bons principes et

le bon goût du temps, soit qu'elle crût que l'époux illustré par elle ne

pouvait jamais ouvrir les yeux sur le déclin de sa beauté, elle ne le

gênait point dans ses fantaisies.


Au bout de quelques lieues, on trouva un relais préparé exprès à l'avance

pour les nobles voyageurs. Consuelo et Joseph voulurent descendre et

prendre congé d'eux; mais ils s'y opposèrent, prétextant la possibilité

de nouvelles entreprises de la part des recruteurs répandus dans le pays.


«Vous ne savez pas, leur dit Trenk (et il n'exagérait rien), combien cette

race est habile et redoutable. En quelque lieu de l'Europe civilisée que

vous mettiez le pied, si vous êtes pauvre et sans défense, si vous avez

quelque vigueur ou quelque talent, vous êtes exposé à la fourberie ou à la

violence de ces gens-là. Ils connaissent tous les passages de frontières,

tous les sentiers de montagnes, toutes les routes de traverse, tous les

gîtes équivoques, tous les coquins dont ils peuvent espérer assistance et

main-forte au besoin. Ils parlent toutes les langues, tous les patois, car

ils ont vu toutes les nations et fait tous les métiers. Ils excellent à

manier un cheval, à courir, nager, sauter par-dessus les précipices

comme de vrais bandits. Ils sont presque tous braves, durs à la fatigue,

menteurs, adroits et impudents, vindicatifs, souples et cruels. C'est le

rebut de l'espèce humaine, dont l'organisation militaire du feu roi de

Prusse, _Gros-Guillaume_, a fait les pourvoyeurs les plus utiles de sa

puissance, et les soutiens les plus importants de sa discipline. Ils

rattraperaient un déserteur au fond de la Sibérie, et iraient le chercher

au milieu des balles de l'armée ennemie, pour le seul plaisir de le ramener

en Prusse et de l'y faire pendre pour l'exemple. Ils ont arraché de l'autel

un prêtre qui disait sa messe, parce qu'il avait cinq pieds dix pouces; ils

ont volé un médecin à la princesse électorale; ils ont mis en fureur dix

fois le vieux margrave de Bareith, en lui enlevant son armée composée de

vingt ou trente hommes, sans qu'il ait osé en demander raison ouvertement;

ils ont fait soldat à perpétuité un gentilhomme français qui allait voir sa

femme et ses enfants aux environs de Strasbourg; ils ont pris des Russes à

la czarine Élisabeth, des houlans au maréchal de Saxe, des pandours à

Marie-Thérèse, des magnats de Hongrie, des seigneurs polonais, des

chanteurs italiens, et des femmes de toutes les nations, nouvelles

Sabines mariées de force à des soldats. Tout leur est bon; outre leurs

appointements et leurs frais de voyages qui sont largement rétribués, ils

ont une prime de tant par tête, que dis-je! de tant par pouce et par ligne

de stature....


--Oui! dit Consuelo, ils fournissent de la chair humaine à tant par once!

Ah! votre grand roi est un ogre!... Mais soyez tranquille, monsieur le

baron, dites toujours; vous avez fait une belle action en rendant la

liberté à notre pauvre déserteur. J'aimerais mieux subir les supplices

qui lui étaient destinés, que de dire une parole qui pût vous nuire.»


Trenk, dont le fougueux caractère ne comportait pas la prudence, et qui

était déjà aigri par les rigueurs et les injustices incompréhensibles de

Frédéric à son égard, trouvait un amer plaisir à dévoiler devant le comte

Hoditz les forfaits de ce régime dont il avait été témoin et complice,

dans un temps de prospérité, où ses réflexions n'avaient pas toujours

été aussi équitables et aussi sévères. Maintenant persécuté secrètement,

quoique en apparence il dût à la confiance du roi de remplir une mission

diplomatique importante auprès de Marie-Thérèse, il commençait à détester

son maître, et à laisser paraître ses sentiments avec trop d'abandon. Il

rapporta au comte les souffrances, l'esclavage et le désespoir de cette

nombreuse milice prussienne, précieuse à la guerre, mais si dangereuse

durant la paix, qu'on en était venu, pour la réduire, à un système de

terreur et de barbarie sans exemple. Il raconta l'épidémie de suicide qui

s'était répandue dans l'armée, et les crimes que commettaient des soldats,

honnêtes et dévots d'ailleurs, dans le seul but de se faire condamner à

mort pour échapper à l'horreur de la vie qu'on leur avait faite.


«Croiriez-vous, dit-il, que les rangs _surveillés_ sont ceux qu'on

recherche avec le plus d'ardeur? Il faut que vous sachiez que ces rangs

surveillés sont composés de recrues étrangères, d'hommes enlevés, ou de

jeunes gens de la nation prussienne, lesquels, au début d'une carrière

militaire qui ne doit finir qu'avec la vie, sont généralement en proie,

durant les premières années, au plus horrible découragement. On les divise

par rangs, et on les fait marcher, soit en paix, soit en guerre, devant une

rangée d'hommes plus soumis ou plus déterminés, qui ont la consigne de

tirer chacun sur celui qui marche devant lui, si ce dernier montre la

plus légère intention de fuir ou de résister. Si le rang chargé de cette

exécution la néglige, le rang placé derrière, qui est encore choisi parmi

de plus insensibles et de plus farouches ( car il y en a parmi les vieux

soldats endurcis et les volontaires, qui sont presque tous des scélérats),

ce troisième rang, dis-je, est chargé de tirer sur les deux premiers;

et ainsi de suite, si le troisième rang faiblit dans l'exécution. Ainsi,

chaque rang de l'armée a, dans la bataille l'ennemi en face et l'ennemi

sur ses talons, nulle part des semblables, des compagnons, ou des frères

d'armes. Partout la violence, la mort et l'épouvante! C'est avec cela, dit

le grand Frédéric, qu'on forme des soldats invincibles. Eh bien, une place

dans ces premiers rangs est enviée et recherchée par le jeune militaire

prussien; et sitôt qu'il y est placé, sans concevoir la moindre espérance

de salut, il se débande et jette ses armes, afin d'attirer sur lui les

balles de ses camarades. Ce mouvement de désespoir en sauve plusieurs, qui,

risquant le tout pour le tout, et bravant les plus insurmontables dangers,

parviennent à s'échapper, et souvent passent à l'ennemi. Le roi ne s'abuse

pas sur l'horreur que son joug de fer inspire à l'armée, et vous savez

peut-être son mot au duc de Brunswick, son neveu, qui assistait à une de

ses grandes revues, et ne se lassait pas d'admirer la belle tenue et les

superbes manoeuvres de ses troupes. «--La réunion et l'ensemble de tant de

beaux hommes vous surprend? lui dit Frédéric; et moi, il y a quelque chose

qui m'étonne bien davantage!--Quoi donc? dit le jeune duc.--C'est que nous

soyons en sûreté, vous et moi, au milieu d'eux, répondit le roi.»


«Baron, cher baron, reprit le comte Hoditz, ceci est le revers de la

médaille. Rien ne se fait miraculeusement chez les hommes. Comment Frédéric

serait-il le plus grand capitaine de son temps s'il avait la douceur des

colombes? Tenez! n'en parlez pas davantage. Vous m'obligeriez à prendre son

parti, moi son ennemi naturel, contre vous, son aide de camp et son favori.


--A la manière dont il traite ses favoris dans un jour de caprice, on peut

juger, répondit Trenk, de sa façon d'agir avec ses esclaves! Ne parlons

plus de lui, vous avez raison; car, en y songeant, il me prend une envie

diabolique de retourner dans le bois, et d'étrangler de mes mains ses zélés

pourvoyeurs de chair humaine, à qui j'ai fait grâce par une sotte et lâche

prudence.»


L'emportement généreux du baron plaisait à Consuelo; elle écoutait avec

intérêt ses peintures animées de la vie militaire en Prusse; et, ne sachant

pas qu'il entrait dans cette courageuse indignation un peu de dépit

personnel, elle y voyait l'indice d'un grand caractère. Il y avait de la

grandeur réelle néanmoins dans l'âme de Trenk. Ce beau et fier jeune homme

n'était pas né pour ramper. Il y avait bien de la différence, à cet égard,

entre lui et son ami improvisé en voyage, le riche et superbe Hoditz. Ce

dernier, ayant fait dans son enfance la terreur et le désespoir de ses

précepteurs, avait été enfin abandonné à lui-même; et quoiqu'il eût passé

l'âge des bruyantes incartades, il conservait dans ses manières et dans ses

propos quelque chose de puéril qui contrastait avec sa stature herculéenne

et son beau visage un peu flétri par quarante années pleines de fatigues et

de débauches. Il n'avait puisé l'instruction superficielle qu'il étalait

de temps en temps, que dans les romans, la philosophie à la mode, et la

fréquentation du théâtre. Il se piquait d'être artiste, et manquait de

discernement et de profondeur en cela comme en tout. Pourtant son grand

air, son affabilité exquise, ses idées fines et riantes, agirent bientôt

sur l'imagination du jeune Haydn, qui le préféra au baron, peut-être aussi

à cause de l'attention plus prononcée que Consuelo accordait à ce dernier.


Le baron, au contraire, avait fait de bonnes études; et si le prestige des

cours et l'effervescence de la jeunesse l'avaient souvent étourdi sur la

réalité et la valeur des grandeurs humaines, il avait conservé au fond de

l'âme cette indépendance de sentiments et cette équité de principes que

donnent les lectures sérieuses et les nobles instincts développés par

l'éducation. Son caractère altier avait pu s'engourdir sous les caresses et

les flatteries de la puissance; mais il n'avait pu plier assez pour qu'à la

moindre atteinte de l'injustice, il ne se relevât fougueux et brûlant. Le

beau page de Frédéric avait trempé ses lèvres à la coupe empoisonnée; mais

l'amour, un amour absolu, téméraire, exalté, était venu ranimer son audace

et sa persévérance. Frappé dans l'endroit le plus sensible de son coeur, il

avait relevé la tête, et bravait en face le tyran qui voulait le mettre à

genoux.


A l'époque de notre récit, il paraissait âgé d'une vingtaine d'années

tout au plus. Une forêt de cheveux bruns, dont il ne voulait pas faire le

sacrifice à la discipline puérile de Frédéric, ombrageait son large front.

Sa taille était superbe, ses yeux étincelants, sa moustache noire comme

l'ébène, sa main blanche comme l'albâtre, quoique forte comme celle d'un

athlète, et sa voix fraîche et mâle comme son visage, ses idées, et les

espérances de son amour. Consuelo songeait à cet amour mystérieux qu'il

avait à chaque instant sur les lèvres, et qu'elle ne trouvait plus ridicule

à mesure qu'elle observait, dans ses élans et ses réticences, le mélange

d'impétuosité naturelle et de méfiance trop fondée qui le mettait en guerre

continuelle avec lui-même et avec sa destinée. Elle éprouvait, en dépit

d'elle-même, une vive curiosité de connaître la dame des pensées d'un

si beau jeune homme, et se surprenait à faire des voeux sincères et

romanesques pour le triomphe de ces deux amants. Elle ne trouva point la

journée longue, comme elle s'y était attendue dans un gênant face à face

avec deux inconnus d'un rang si différent du sien. Elle avait pris à

Venise la notion, et à Riesenburg l'habitude de la politesse, des manières

Douces et des propos choisis qui sont le beau côté de ce qu'on appelait

exclusivement dans ce temps-là la bonne compagnie. Tout en se tenant sur la

réserve, et ne parlant pas, à moins d'être interpellée, elle se sentit donc

fort à l'aise, et fit ses réflexions intérieurement sur tout ce qu'elle

entendit. Ni le baron ni le comte ne parurent s'apercevoir de son

déguisement. Le premier ne faisait guère attention ni à elle ni à Joseph.

S'il leur adressait quelques mots, il continuait son propos en se

retournant vers le comte; et bientôt, tout en parlant avec entraînement, il

ne pensait plus même à celui-ci, et semblait converser avec ses propres

pensées, comme un esprit qui se nourrit de son propre feu. Quant au comte,

il était tour à tour grave comme un monarque, et sémillant comme une

marquise française. Il tirait des tablettes de sa poche, et prenait des

notes avec le sérieux d'un penseur ou d'un diplomate; puis il les relisait

en chantonnant, et Consuelo voyait que c'étaient de petits versiculets dans

un français galant et doucereux. Il les récitait parfois au baron, qui les

déclarait admirables sans les avoir écoutés. Quelquefois il consultait

Consuelo d'un air débonnaire, et lui demandait avec une fausse modestie:


«Comment trouvez-vous cela, mon petit ami? Vous comprenez le français,

n'est-ce pas?»


Consuelo, impatientée de cette feinte condescendance qui paraissait

chercher à l'éblouir, ne put résister à l'envie de relever deux ou trois

fautes qui se trouvaient dans un quatrain _à la beauté_. Sa mère lui avait

appris à bien phraser et à bien énoncer les langues qu'elle-même chantait

facilement et avec une certaine élégance. Consuelo, studieuse, et cherchant

dans tout l'harmonie, la mesure et la netteté que lui suggérait son

organisation musicale, avait trouvé dans les livres la clef et la règle de

ces langues diverses. Elle avait surtout examiné avec soin la prosodie,

en s'exerçant à traduire des poésies lyriques, et en ajustant des paroles

étrangères sur des airs nationaux, pour se rendre compte du rhythme et de

l'accent. Elle était ainsi parvenue à bien connaître les règles de la

versification dans plusieurs langues, et il ne lui fut pas difficile de

relever les erreurs du poëte morave.


Émerveillé de son savoir, mais ne pouvant se résoudre à douter du sien

propre, Hoditz consulta le baron, qui se porta compétent pour donner

gain de cause au petit musicien. De ce moment, le comte s'occupa d'elle

exclusivement, mais sans paraître se douter de son âge véritable ni de son

sexe. Il lui demanda seulement où _il_ avait été élevé, pour savoir si bien

les lois du Parnasse.


«A l'école gratuite des maîtrises de chant de Venise, répondit-elle

laconiquement.


--Il paraît que les études de ce pays-là sont plus fortes que celles de

l'Allemagne; et votre camarade, où a-t-il étudié?


--A la cathédrale de Vienne, répondit Joseph.


--Mes enfants, reprit le comte, je crois que vous avez tous deux beaucoup

d'intelligence et d'aptitude. A notre premier gîte, je veux vous examiner

sur la musique; et si vous tenez ce que vos figures et vos manières

promettent, je vous engage pour mon orchestre ou mon théâtre de Roswald.

Je veux tout de bon vous présenter à la princesse mon épouse; qu'en

diriez-vous? hein! Ce serait une fortune pour des enfants comme vous.»


Consuelo avait été prise d'une forte envie de rire en entendant le comte se

proposer d'examiner Haydn et elle-même sur la musique. Elle ne put que

s'incliner respectueusement avec de grands efforts pour garder son

sérieux. Joseph, sentant davantage les conséquences avantageuses pour lui

d'une nouvelle protection, remercia et ne refusa pas. Le comte reprit

ses tablettes, et lut à Consuelo la moitié d'un petit opéra italien

singulièrement détestable, et plein de barbarismes, qu'il se promettait

de mettre lui-même en musique et de faire représenter pour la fête de sa

femme par ses acteurs, sur son théâtre, dans son château, ou, pour mieux

dire, dans sa résidence; car, se croyant prince par le fait de sa margrave,

il ne parlait pas autrement.


Consuelo poussait de temps en temps le coude de Joseph pour lui faire

remarquer les bévues du comte, et, succombant sous l'ennui, se disait en

elle-même que, pour s'être laissé séduire par de tels madrigaux, la fameuse

beauté du margraviat héréditaire de Bareith, apanage de Culmbach, devait

être une personne bien éventée, malgré ses titres, ses galanteries et ses

années.


Tout en lisant et en déclamant, le comte croquait des bonbons pour

s'humecter le gosier et en offrait sans cesse aux jeunes voyageurs, qui,

n'ayant rien mangé depuis la veille, et mourant de faim, acceptaient, faute

de mieux, cet aliment plus propre à la tromper qu'à la satisfaire, tout en

se disant que les dragées et les rimes du comte étaient une bien fade

nourriture.


Enfin, vers le soir, on vit paraître à l'horizon les forts et les flèches

de cette ville de Passaw où Consuelo avait pensé le matin ne pouvoir jamais

arriver. Cet aspect, après tant de dangers et de terreurs, lui fut presque

aussi doux que l'eût été en d'autres temps celui de Venise; et lorsqu'elle

traversa le Danube, elle ne put se retenir de donner une poignée de main à

Joseph.


«Est-il votre frère? lui demanda le comte, qui n'avait pas encore songé à

lui faire cette question.


--Oui, Monseigneur, répondit au hasard Consuelo, pour se débarrasser de sa

curiosité.


--Vous ne vous ressemblez pourtant pas, dit le comte.


--Il y a tant d'enfants qui ne ressemblent pas à leur père! répondit

gaiement Joseph.


--Vous n'avez pas été élevés ensemble?


Non, monseigneur. Dans notre condition errante, on est élevé où l'on peut

et comme l'on peut.


--Je ne sais pourquoi je m'imagine pourtant, dit le comte à Consuelo, en

baissant la voix, que vous êtes _bien né_. Tout dans votre personne et

votre langage annonce une distinction naturelle.


--Je ne sais pas du tout comment je suis né, monseigneur, répondit-elle en

riant. Je dois être né musicien de père en fils; car je n'aime au monde que

la musique.


--Pourquoi êtes-vous habillé en paysan de Moravie?


--Parce que, mes habits s'étant usés en voyage, j'ai acheté dans une foire

de ce pays-là ceux que vous voyez.


--Vous avez donc été en Moravie? à Roswald, peut-être?


-Aux environs, oui, monseigneur, répondit Consuelo avec malice, j'ai aperçu

de loin, et sans oser m'en approcher, votre superbe domaine, vos statues,

vos cascades, vos jardins, vos montagnes, que sais-je? des merveilles, un

palais de fées!


--Vous avez vu tout cela! s'écria le comte émerveillé de ne l'avoir pas su

plus tôt, et ne s'apercevant pas que Consuelo, lui ayant entendu décrire

pendant deux heures les délices de sa résidence, pouvait bien en faire la

description après lui, en sûreté de conscience. Oh! cela doit vous donner

envie d'y revenir! dit-il.


--J'en grille d'envie à présent que j'ai le bonheur de vous connaître,

répondit Consuelo, qui avait besoin de se venger de la lecture de son opéra

en se moquant de lui.»


Elle sauta légèrement de la barque sur laquelle on avait traversé le

fleuve, en s'écriant avec un accent germanique renforcé:


«O Passaw! je te salue!»


La berline les conduisit à la demeure d'un riche seigneur, ami du comte,

absent pour le moment, mais dont la maison leur était destinée pour

pied-à-terre. On les attendait, les serviteurs étaient en mouvement pour le

souper, qui leur fut servi promptement. Le comte, qui prenait un plaisir

extrême à la conversation de son petit musicien (c'est ainsi qu'il appelait

Consuelo), eût souhaité l'emmener à sa table; mais la crainte de faire une

inconvenance qui déplût au baron l'en empêcha. Consuelo et Joseph se

trouvèrent fort contents de manger à l'office, et ne firent nulle

difficulté de s'asseoir avec les valets. Haydn n'avait encore jamais été

traité plus honorablement chez les grands seigneurs qui l'avaient admis

à leurs fêtes; et, quoique le sentiment de l'art lui eût assez élevé le

coeur pour qu'il comprît l'outrage attaché à cette manière d'agir, il se

rappelait sans fausse honte que sa mère avait été cuisinière du comte

Harrach, seigneur de son village. Plus tard, et parvenu au développement

de son génie, Haydn ne devait pas être mieux apprécié comme homme par ses

protecteurs, quoiqu'il le fût de toute l'Europe comme artiste. Il a passé

vingt-cinq ans au service du prince Esterhazy; et quand nous disons au

service, nous ne voulons pas dire que ce fût comme musicien seulement.

Paër l'a vu, une serviette au bras et l'épée au côté, se tenir derrière

La chaise de son maître, et remplir les fonctions de maître d'hôtel,

c'est-à-dire de premier valet, selon l'usage du temps et du pays.


Consuelo n'avait point mangé avec les domestiques depuis les voyages de son

enfance avec sa mère la Zingara. Elle s'amusa beaucoup des grands airs de

ces laquais de bonne maison, qui se trouvaient humiliés de la compagnie de

deux petits bateleurs, et qui, tout en les plaçant à part à une extrémité

de la table, leur servirent les plus mauvais morceaux. L'appétit et leur

sobriété naturelle les leur firent trouver excellents; et leur air enjoué

ayant désarmé ces âmes hautaines, on les pria de faire de la musique pour

égayer le dessert de messieurs les laquais. Joseph se vengea de leurs

dédains en leur jouant du violon avec beaucoup d'obligeance; et Consuelo

elle-même, ne se ressentant presque plus de l'agitation et des souffrances

de la matinée, commençait à chanter, lorsqu'on vint leur dire que le comte

et le baron réclamaient la musique pour leur propre divertissement.


Il n'y avait pas moyen de refuser. Après le secours que ces deux seigneurs

leur avaient donné, Consuelo eût regardé toute défaite comme une

ingratitude; et d'ailleurs s'excuser sur la fatigue et l'enrouement eût été

un méchant prétexte, puisque ses accents, montant de l'office au salon,

venaient de frapper les oreilles des maîtres.


Elle suivit Joseph, qui était, aussi bien qu'elle, en train de prendre en

bonne part toutes les conséquences de leur pèlerinage; et quand ils furent

entrés dans une belle salle, où, à la lueur de vingt bougies, les deux

seigneurs achevaient, les coudes sur la table, leur dernier flacon de

vin de Hongrie, ils se tinrent debout près de la porte, à la manière des

musiciens de bas étage, et se mirent à chanter les petits duos italiens

qu'ils avaient étudiés ensemble sur les montagnes.


«Attention! dit malicieusement Consuelo à Joseph avant de commencer; songe

que M. le comte va nous examiner sur la musique. Tâchons de nous en bien

tirer!»


Le comte fut très flatté de cette réflexion; le baron avait placé sur son

assiette retournée le portrait de sa dulcinée mystérieuse, et ne semblait

pas disposé à écouter.


Consuelo n'eut garde de donner sa voix et ses moyens. Son prétendu sexe ne

comportait pas des accents si veloutés, et l'âge qu'elle paraissait avoir

sous son déguisement ne permettait pas de croire qu'elle eût pu parvenir à

un talent consommé. Elle se fit une voix d'enfant un peu rauque, et comme

usée prématurément par l'abus du métier en plein vent. Ce fut pour elle

un amusement que de contrefaire aussi les maladresses naïves et les

témérités d'ornement écourté qu'elle avait entendu faire tant de fois aux

enfants des rues de Venise. Mais quoiqu'elle jouât merveilleusement cette

parodie musicale, il y eut tant de goût naturel dans ses facéties, le duo

fut chanté avec tant de nerf et d'ensemble, et ce chant populaire était si

frais et si original, que le baron, excellent musicien, et admirablement

organisé pour les arts, remit son portrait dans son sein, releva la tête,

s'agita sur son siége, et finit par battre des mains avec vivacité,

s'écriant que c'était la musique la plus vraie et la mieux sentie qu'il eût

jamais entendue. Quant au comte Hoditz, qui était plein de Fuchs, de Rameau

et de ses auteurs classiques, il goûta moins ce genre de composition et

cette manière de les rendre. Il trouva que le baron était un barbare du

Nord, et ses deux protégés des écoliers assez intelligents, mais qu'il

serait forcé de tirer, par ses leçons, de la crasse de l'ignorance. Sa

manie était de former lui-même ses artistes, et il dit d'un ton sentencieux

en secouant la tête:


«II y a du bon; mais il y aura beaucoup à reprendre. Allons! allons! Nous

corrigerons tout cela!»


Il se figurait que Joseph et Consuelo lui appartenaient déjà, et faisaient

partie de sa chapelle. Il pria ensuite Haydn de jouer du violon; et comme

celui-ci n'avait aucun sujet de cacher son talent, il dit à merveille

un air de sa composition qui était remarquablement bien écrit pour

l'instrument. Le comte fut, cette fois, très-satisfait.


«Toi, dit-il, ta place est trouvée. Tu seras mon premier violon, tu feras

parfaitement mon affaire. Mais tu t'exerceras aussi sur la viole d'amour.

J'aime par-dessus tout la viole d'amour. Je t'enseignerai comment on en

tire parti.


--Monsieur le baron est-il content aussi de mon camarade? dit Consuelo à

Trenk, qui était redevenu pensif.


--Si content, répondit-il, que si je fais quelque séjour à Vienne, je ne

veux pas d'autre maître que lui.


--Je vous enseignerai la viole d'amour, reprit le comte, et je vous demande

la préférence.


--J'aime mieux le violon et ce professeur-là,» repartit le baron, qui, dans

ses préoccupations, avait une franchise incomparable.


Il prit le violon, et joua de mémoire avec beaucoup de pureté et

d'expression quelques passages du morceau que Joseph venait de dire; puis

le lui rendant:


«Je voulais vous faire voir, lui dit-il avec une modestie très-réelle, que

je ne suis bon qu'à devenir votre écolier mais que je puis apprendre avec

attention et docilité.»


Consuelo le pria de jouer autre chose, et il le fit sans affectation.

Il avait du talent, du goût et de l'intelligence. Hoditz donna des éloges

exagérés à la composition du morceau.


«Elle n'est pas très-bonne, répondit Trenk, car elle est de moi; je l'aime

pourtant, parce qu'elle a plu à _ma princesse_.»


Le comte fît une grimace terrible pour l'avertir de peser ses paroles.

Trenk n'y prit pas seulement garde, et, perdu dans ses pensées, il fit

courir l'archet sur les cordes pendant quelques instants; puis jetant le

violon sur la table, il se leva, et marcha à grands pas en passant sa main

sur son front. Enfin il revint vers le comte, et lui dit:


«Je vous souhaite le bonsoir, mon cher comte. Je suis forcé de partir

avant le jour, car la voiture que j'ai fait demander doit me prendre ici

à trois heures du matin. Puisque vous y passez toute la matinée, je ne vous

reverrai probablement qu'à Vienne. Je serai heureux de vous y retrouver, et

de vous remercier encore de l'agréable bout de chemin que vous m'avez fait

faire en votre compagnie. C'est de coeur que je vous suis dévoué pour la

vie.»


Ils se serrèrent la main à plusieurs reprises, et, au moment de quitter

l'appartement, le baron, s'approchant de Joseph, lui remit quelques pièces

d'or en lui disant:


«C'est un à-compte sur les leçons que je vous demanderai à Vienne; vous me

trouverez à l'ambassade de Prusse.»


Il fit un petit signe de tête à Consuelo, en lui disant:


«Toi, si jamais je te retrouve tambour ou trompette dans mon régiment,

nous déserterons ensemble, entends-tu?»


Et il sortit, après avoir encore salué le comte.


FIN DU TOME DEUXIÈME.



CONSUELO


PAR


GEORGE SAND





MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS, RUE VIVIENNE 2 BIS, PARIS

Tous droits réservés



1861



TOME TROISIÈME





[Note: l'orthographe originale de George Sand a été conservée tout au long

de ce document: ex.: poëte, rhythme, très-bien, etc.]



LXXIII.



Dès que le comte Hoditz se trouva seul avec ses musiciens, il se sentit

plus à l'aise et devint tout à fait communicatif. Sa manie favorite était

de trancher du maître de chapelle, et de jouer le rôle d'_impressario_.

Il voulut donc sur-le-champ commencer l'éducation de Consuelo.


«Viens ici, lui dit-il, et assieds-toi. Nous sommes entre nous, et l'on

n'écoute pas avec attention quand on est à une lieue les uns des autres.

Asseyez-vous aussi, dit-il à Joseph, et faites votre profit de la leçon.

Tu ne sais pas faire le moindre trille, reprit-il en s'adressant de nouveau

à la grande cantatrice. Écoutez bien; voici comment cela se fait.»


Et il chanta une phrase banale où il introduisit d'une manière fort

vulgaire plusieurs de ces ornements. Consuelo s'amusa à redire la phrase

en faisant le trille en sens inverse.


«Ce n'est pas cela! cria le comte d'une voix de Stentor en frappant sur la

table. Vous n'avez pas écouté.»


Il recommença, et Consuelo tronqua l'ornement d'une façon plus baroque et

plus désespérante que la première fois, en gardant son sérieux et affectant

un grand effort d'attention et de volonté. Joseph étouffait, et feignait de

tousser pour cacher un rire convulsif.


«La, la, la, trala, tra la! chanta le comte en contrefaisant son écolier

maladroit et en bondissant sur sa chaise, avec tous les symptômes d'une

indignation terrible qu'il n'éprouvait pas le moins du monde, mais qu'il

croyait nécessaire à la puissance et à l'entrain magistral de son

caractère.»


Consuelo se moqua de lui pendant un bon quart d'heure, et, quand elle en

eut assez, elle chanta le trille avec toute la netteté dont elle était

capable.


«Bravo! bravissimo! s'écria le comte en se renversant sur sa chaise. Enfin!

c'est parfait! Je savais bien que je vous le ferais faire! qu'on me donne

le premier paysan venu, je suis sûr de le former et de lui apprendre en un

jour ce que d'autres ne lui apprendraient pas dans un an! Encore cette

phrase, et marque bien toutes les notes. Avec légèreté, sans avoir l'air

d'y toucher ... C'est encore mieux, on ne peut mieux! Nous ferons quelque

chose de toi!»


Et le comte s'essuya le front quoiqu'il n'y eût pas une goutte de sueur.


«Maintenant, reprit-il, la cadence avec _chute et tour de gosier!_ Il lui

donna l'exemple avec cette facilité routinière que prennent les moindres

choristes à force d'entendre les premiers sujets, n'admirant dans leur

manière que les jeux du gosier, et se croyant aussi habiles qu'eux parce

qu'ils parviennent à les contrefaire. Consuelo se divertit encore à mettre

le comte dans une de ces grandes colères de sang-froid qu'il aimait à faire

éclater lorsqu'il galopait sur son dada, et finit par lui faire entendre

une cadence si parfaite et si prolongée qu'il fut forcé de lui crier:


«Assez, assez! C'est fait; vous y êtes maintenant. J'étais bien sûr que

je vous en donnerais la clef! Passons donc à la roulade, vous apprenez

avec une facilité admirable, et je voudrais avoir toujours des élèves

comme vous.»


Consuelo, qui commençait à sentir le sommeil et la fatigue la gagner,

abrégea de beaucoup la leçon de roulade. Elle fit toutes celles que lui

prescrivit l'opulent pédagogue, avec docilité, de quelque mauvais goût

qu'elles fussent, et laissa même résonner naturellement sa belle voix, ne

craignant plus de se trahir, puisque le comte était résolu à s'attribuer

jusqu'à l'éclat subit et à la pureté céleste que prenait son organe de

moment en moment.


«Comme cela s'éclaircit, à mesure que je lui montre comment il faut ouvrir

la bouche et porter la voix! disait-il à Joseph en se retournant vers

lui d'un air de triomphe. La clarté de l'enseignement, la persévérance,

l'exemple, voilà les trois choses avec lesquelles on forme des chanteurs et

des déclamateurs en peu de temps. Nous reprendrons demain une leçon; car

nous avons dix leçons à prendre, au bout desquelles vous saurez chanter.

Nous avons _le coulé, le flatté, le port de voix tenu et le port de voix

achevé, la chute, l'inflexion tendre, le martèlement gai, le cadencé

feinte_, etc., etc. Allez prendre du repos; je vous ai fait préparer des

chambres, dans ce palais. Je m'arrête ici pour mes affaires jusqu'à midi.

Vous déjeunerez, et vous me suivrez jusqu'à Vienne. Considérez-vous dès à

présent comme étant à mon service. Pour commencer, Joseph, allez dire à mon

valet de chambre de venir m'éclairer jusqu'à mon appartement. Toi, dit-il

à Consuelo, reste, et recommence-moi la dernière roulade que je t'ai

enseignée. Je n'en suis pas parfaitement content.»


A peine Joseph fut-il sorti, que le comte, prenant les deux mains de

Consuelo avec des regards fort expressifs, essaya de l'attirer près de lui.

Interrompue dans sa roulade, Consuelo le regardait aussi avec beaucoup

d'étonnement, croyant qu'il voulait lui faire battre la mesure; mais elle

lui retira brusquement ses mains et se recula au bout de la table, en

voyant ses yeux enflammés et son sourire libertin.


«Allons! vous voulez faire la prude? dit le comte en reprenant son air

indolent et superbe. Eh bien, ma mignonne, nous avons un petit amant? Il

est fort laid, le pauvre hère, et j'espère qu'à partir d'aujourd'hui vous

y renoncerez. Votre fortune est faite, si vous n'hésitez pas; car je n'aime

pas les lenteurs. Vous êtes une charmante fille, pleine d'intelligence

et de douceur; vous me plaisez beaucoup, et, dès le premier coup d'oeil

que j'ai jeté sur vous, j'ai vu que vous n'étiez pas faite pour courir

la pretentaine avec ce petit drôle. J'aurai soin de lui pourtant; je

l'enverrai à Roswald, et je me charge de son sort. Quant à vous, vous

resterez à Vienne. Je vous y logerai convenablement, et même, si vous êtes

prudente et modeste, je vous produirai dans le monde. Quand vous saurez la

musique, vous serez la prima-donna de mon théâtre, et vous reverrez votre

petit ami de rencontre, quand je vous mènerai à ma résidence. Est-ce

entendu?


--Oui, monsieur le comte, répondit Consuelo avec beaucoup de gravité et en

faisant un grand salut; c'est parfaitement entendu.»


Joseph rentra en cet instant avec le valet de chambre, qui portait deux

flambeaux, et le comte sortit en donnant un petit coup sur la joue de

Joseph et en adressant à Consuelo un sourire d'intelligence.


«Il est d'un ridicule achevé, dit Joseph à sa compagne dès qu'il fut seul

avec elle.


--Plus achevé encore que tu ne penses, lui répondit-elle d'un air pensif.


--C'est égal, c'est le meilleur homme du monde, et il me sera fort utile à

Vienne.


--Oui, à Vienne, tant que tu voudras, Beppo; mais à Passaw, il ne le sera

pas le moins du monde, je t'en avertis. Où sont nos effets, Joseph?


--Dans la cuisine. Je vais les prendre pour les monter dans nos chambres,

qui sont charmantes, à ce qu'on m'a dit. Vous allez donc enfin vous

reposer!


--Bon Joseph, dit Consuelo en haussant les épaules. Allons, reprit-elle,

va vite chercher ton paquet, et renonce à ta jolie chambre et au bon lit

où tu prétendais si bien dormir. Nous quittons cette maison à l'instant

même; m'entends-tu? Dépêche-toi, car on va sûrement fermer les portes.»


Haydn crut rêver.


«Par exemple! s'écria-t-il: ces grands seigneurs seraient-ils aussi des

racoleurs?


--Je crains encore plus le Hoditz que le Mayer, répondit Consuelo avec

impatience. Allons, cours, n'hésite pas, ou je te laisse et je pars seule.»


Il y avait tant de résolution et d'énergie dans le ton et la physionomie de

Consuelo, que Haydn, éperdu et bouleversé, lui obéit à la hâte. Il revint

au bout de trois minutes avec le sac qui contenait les cahiers et les

hardes; et, trois minutes après, sans avoir été remarqués de personne, ils

étaient sortis du palais, et gagnaient le faubourg à l'extrémité de la

ville.


Ils entrèrent dans une chétive auberge, et louèrent deux petites chambres

qu'ils payèrent d'avance, afin de pouvoir partir d'aussi bonne heure qu'ils

voudraient sans éprouver de retard.


«Ne me direz-vous pas au moins le motif de cette nouvelle alerte? Demanda

Haydn à Consuelo en lui souhaitant le bonsoir sur le seuil de sa chambre.


--Dors tranquille, lui répondit-elle, et apprends en deux mots que nous

n'avons pas grand'chose à craindre maintenant. M. le comte a deviné avec

son coup d'oeil d'aigle que je ne suis point de son sexe, et il m'a fait

l'honneur d'une déclaration qui a singulièrement flatté mon amour-propre.

Bonsoir, ami Beppo; nous décampons avant le jour. Je secouerai ta porte

pour te réveiller.»


Le lendemain, le soleil levant éclaira nos jeunes voyageurs voguant sur le

Danube et descendant son cours rapide avec une satisfaction aussi pure et

des coeurs aussi légers que les ondes de ce beau fleuve. Ils avaient payé

leur passage sur la barque d'un vieux batelier qui portait des marchandises

à Lintz. C'était un brave homme, dont ils furent contents, et qui ne gêna

pas leur entretien. Il n'entendait pas un mot d'italien, et, son bateau

étant suffisamment chargé, il ne prit pas d'autres voyageurs, ce qui leur

donna enfin la sécurité et le repos de corps et d'esprit dont ils avaient

besoin pour jouir complètement du beau spectacle que présentait leur

navigation à chaque instant. Le temps était magnifique. Il y avait dans

le bateau une petite cale fort propre, où Consuelo pouvait descendre

pour reposer ses yeux de l'éclat des eaux; mais elle s'était si bien

habituée les jours précédents au grand air et au grand soleil, qu'elle

préféra passer presque tout le temps couchée sur les ballots, occupée

délicieusement à voir courir les rochers et les arbres du rivage, qui

semblaient fuir derrière elle. Elle put faire de la musique à loisir avec

Haydn, et le souvenir comique du mélomane Hoditz, que Joseph appelait

Le _maestromane_, mêla beaucoup de gaieté à leurs ramages. Joseph le

contrefaisait à merveille, et ressentait une joie maligne à l'idée de son

désappointement. Leurs rires et leurs chansons égayaient et charmaient le

vieux nautonier, qui était passionné pour la musique comme tout prolétaire

allemand. Il leur chanta aussi des airs auxquels ils trouvèrent une

physionomie aquatique, et que Consuelo apprit de lui, ainsi que les

paroles. Ils achevèrent de gagner son coeur en le régalant de leur mieux au

premier abordage où ils firent leurs provisions de bouche pour la journée,

et cette journée fut la plus paisible et la plus agréable qu'ils eussent

encore passée depuis le commencement de leur voyage.


«Excellent baron de Trenk! disait Joseph en échangeant contre de la monnaie

une des brillantes pièces d'or que ce seigneur lui avait données: c'est à

lui que je dois de pouvoir soustraire enfin la divine Porporina à la

fatigue, à la famine, aux dangers, à tous les maux que la misère traîne à

sa suite. Je ne l'aimais pourtant pas d'abord, ce noble et bienveillant

baron!


--Oui, dit Consuelo, vous lui préfériez le comte. Je suis heureuse

maintenant que celui-ci se soit borné à des promesses, et qu'il n'ait pas

souillé nos mains de ses bienfaits.


--Après tout, nous ne lui devons rien, reprenait Joseph. Qui a eu le

premier la pensée et la résolution de combattre les recruteurs? c'est le

baron; le comte ne s'en souciait pas, et n'y allait que par complaisance et

par ton. Qui a couru des risques et reçu une balle dans son chapeau, bien

près du crâne? encore le baron! Qui a blessé, et peut-être tué l'infâme

Pistola? le baron! Qui a sauvé le déserteur, à ses dépens peut-être, et en

s'exposant à la colère d'un maître terrible? Enfin, qui vous a respectée,

et n'a pas fait semblant de reconnaître votre sexe? qui a compris la beauté

de vos airs italiens, et le goût de votre manière?


--Et le génie de maître Joseph Haydn? ajouta Consuelo en souriant; le

baron, toujours le baron!


--Sans doute, reprit Haydn pour lui rendre sa maligne insinuation; et il

est bien heureux peut-être, pour un noble et cher absent dont j'ai entendu

parler, que la déclaration d'amour à la divine Porporina soit venue du

comte ridicule, au lieu d'être faite par le brave et séduisant baron.


--Beppo! répondit Consuelo avec un sourire mélancolique, les absents n'ont

tort que dans les coeurs ingrats et lâches. Voilà pourquoi le baron, qui

est généreux et sincère, et qui est amoureux d'une mystérieuse beauté, ne

pouvait pas songer à me faire la cour. Je vous le demande à vous-même:

sacrifieriez-vous aussi facilement l'amour de votre fiancée et la fidélité

de votre coeur au premier caprice venu?»


Beppo soupira profondément.


«Vous ne pouvez être pour personne le _premier caprice venu_, dit-il,

et... le baron pourrait être fort excusable d'avoir oublié toutes ses

amours passées et présentes en vous voyant.


--Vous devenez galant et doucereux, Beppo! je vois que vous avez profité

dans la société de M. le comte; mais puissiez-vous ne jamais épouser une

margrave, et ne pas apprendre comment on traite l'amour quand on a fait un

mariage d'argent!»


Arrivés le soir à Lintz, ils y dormirent enfin sans terreur et sans souci

du lendemain. Dès que Joseph fut éveillé, il courut acheter des chaussures,

du linge, plusieurs petites recherches de toilette masculine pour lui, et

surtout pour Consuelo, qui put se faire brave et _beau_, comme elle le

disait en plaisantant, pour courir la ville et les environs. Le vieux

batelier leur avait dit que s'il pouvait trouver une commission pour Moelk,

il les reprendrait à _son bord_ le jour suivant, et leur ferait faire

encore une vingtaine de lieues sur le Danube. Ils passèrent donc cette

journée à Lintz, s'amusèrent à gravir la colline, à examiner le château

fort d'en bas et celui d'en haut, d'où ils purent contempler les majestueux

méandres du fleuve au sein des plaines fertiles de l'Autriche. De là aussi

ils virent un spectacle qui les réjouit fort: ce fut la berline du comte

Hoditz, qui entrait triomphalement dans la ville. Ils reconnurent la

voiture et la livrée, et s'amusèrent à lui faire, de trop loin pour être

aperçus de lui, de grands saluts jusqu'à terre. Enfin, le soir, s'étant

rendus au rivage, ils y retrouvèrent leur bateau chargé de marchandises de

transport pour Moelk, et ils firent avec joie un nouveau marché avec leur

vieux pilote. Ils s'embarquèrent avant l'aube, et virent briller les

étoiles sereines sur leurs têtes, tandis que le reflet de ces astres

courait en longs filets d'argent sur la surface mouvante du fleuve. Cette

journée ne fut pas moins agréable que la précédente. Joseph n'eut qu'un

chagrin, ce fut de penser qu'il se rapprochait de Vienne, et que ce voyage,

dont il oubliait les souffrances et les périls pour ne se rappeler que ses

délicieux instants, allait bientôt toucher à son terme.


A Moelk, il fallut se séparer du brave pilote, et ce ne fut pas sans

regret. Ils ne trouvaient pas dans les embarcations qui s'offrirent pour

les mener plus loin les mêmes conditions d'isolement et de sécurité.

Consuelo se sentait reposée, rafraîchie, aguerrie contre tous les

accidents. Elle proposa à Joseph de reprendre leur route à pied jusqu'à

nouvelle occurrence. Ils avaient encore vingt lieues à faire, et cette

manière d'aller n'était pas fort abréviative. C'est que Consuelo, tout en

se persuadant qu'elle était impatiente de reprendre les habits de son sexe

et les convenances de sa position, était au fond du coeur, il faut bien

l'avouer, aussi peu désireuse que Joseph de voir la fin de son expédition,

Elle était trop artiste par toutes les fibres de son organisation, pour ne

pas aimer la liberté, les hasards, les actes de courage et d'adresse, le

spectacle continuel et varié de cette nature que le piéton seul possède

entièrement, enfin toute l'activité romanesque de la vie errante et isolée.


Je l'appelle isolée, lecteur, pour exprimer une impression secrète et

mystérieuse qu'il est plus facile à vous de comprendre qu'à moi de définir.

C'est, je crois, un état de l'âme qui n'a pas été nommé dans notre langue,

mais que vous devez vous rappeler, si vous avez voyagé à pied, au loin,

et tout seul, ou avec un autre vous-même, ou enfin, comme Consuelo, avec

un compagnon facile, enjoué, complaisant, et monté à l'unisson de votre

cerveau. Dans ces moments-là, si vous étiez dégagé de toute sollicitude

immédiate, de tout motif inquiétant, vous avez, je n'en doute pas, ressenti

une sorte de joie étrange, peut-être égoïste tant soit peu, en vous disant:

A l'heure qu'il est, personne ne s'embarrasse de moi, et personne ne

m'embarrasse. Nul ne sait où je suis. Ceux qui dominent ma vie me

chercheraient en vain; ils ne peuvent me découvrir dans ce milieu inconnu

de tous, nouveau pour moi-même, où je me suis réfugié. Ceux que ma vie

impressionne et agite se reposent de moi, comme moi de mon action sur eux.

Je m'appartiens entièrement, et comme maître et comme esclave. Car il n'est

pas un seul de nous, ô lecteur! qui ne soit à la fois, à l'égard d'un

certain groupe d'individus, tour à tour et simultanément, un peu esclave,

un peu maître, bon gré, mal gré, sans se l'avouer et sans y prétendre.


Nul ne sait où je suis! Certes c'est une pensée d'isolement qui a son

charme, un charme inexprimable, féroce en apparence, légitime et doux dans

le fond. Nous sommes faits pour vivre de la vie de réciprocité. La route du

devoir est longue, rigide, et n'a d'horizon que la mort, qui est peut-être

à peine le repos d'une nuit. Marchons donc, et sans ménager nos pieds! Mais

si, dans des circonstances rares et bienfaisantes, où le repos peut être

inoffensif, et l'isolement sans remords, un vert sentier s'offre sous nos

pas, mettons à profit quelques heures de solitude et de contemplation. Ces

heures nonchalantes sont bien nécessaires à l'homme actif et courageux

pour retremper ses forces; et je dis que, plus votre coeur est dévoré du

zèle de la maison de Dieu (qui n'est autre que l'humanité), plus vous êtes

propre à apprécier quelques instants d'isolement pour rentrer en possession

de vous-même. L'égoïste est seul toujours et partout. Son âme n'est jamais

fatiguée d'aimer, de souffrir et de persévérer; elle est inerte et froide,

et n'a pas plus besoin de sommeil et de silence qu'un cadavre. Celui qui

aime est rarement seul, et, quand il l'est, il s'en trouve bien. Son âme

peut goûter une suspension d'activité qui est comme le profond sommeil d'un

corps vigoureux. Ce sommeil est le bon témoignage des fatigues passées, et

le précurseur des épreuves nouvelles auxquelles il se prépare. Je ne crois

guère à la véritable douleur de ceux qui ne cherchent pas à se distraire,

ni à l'absolu dévouement de ceux qui n'ont jamais besoin de se reposer.

Ou leur douleur est un accablement qui révèle qu'ils sont brisés, éteints,

Et qu'ils n'auraient plus la force d'aimer ce qu'ils ont perdu; ou leur

dévouement sans relâche et sans défaillance d'activité cache quelque

honteuse convoitise, quelque dédommagement égoïste et coupable, dont je me

méfie.


Ces réflexions, un peu trop longues, ne sont pas hors de place dans le

récit de la vie de Consuelo, âme active et dévouée s'il en fut, qu'eussent

pu cependant accuser parfois d'égoïsme et de légèreté ceux qui ne savaient

pas la comprendre.





LXXIV.



Le premier jour de ce nouveau trajet, comme nos voyageurs traversaient une

petite rivière sur un pont de bois, ils virent une pauvre mendiante qui

tenait une petite fille dans ses bras, et qui était accroupie le long du

parapet pour tendre la main aux passants. L'enfant était pâle et souffrant,

la femme hâve et grelottant de la fièvre. Consuelo fut saisie d'un profond

sentiment de sympathie et de pitié pour ces malheureux, qui lui rappelaient

sa mère et sa propre enfance.


«Voilà comme nous étions quelquefois, dit-elle à Joseph, qui la comprit

à demi-mot, et qui s'arrêta avec elle à considérer et à questionner la

mendiante.


--Hélas! leur dit celle-ci, j'étais fort heureuse encore il y a peu de

jours. Je suis une paysanne des environs de Harmanitz en Bohême. J'avais

épousé, il y a cinq ans, un beau et grand cousin à moi, qui était le plus

laborieux des ouvriers et le meilleur des maris. Au bout d'un an de

mariage, mon pauvre Karl, étant allé faire du bois dans les montagnes,

disparut tout à coup et sans que personne pût savoir ce qu'il était devenu.

Je tombai dans la misère et dans le chagrin. Je croyais que mon mari avait

péri dans quelque précipice, ou que les loups l'avaient dévoré. Quoique

je trouvasse à me remarier, l'incertitude de son sort et l'amitié que

je lui conservais ne me permirent pas d'y songer. Oh! que j'en fus bien

récompensée, mes enfants! L'année dernière, on frappe un soir à ma porte;

j'ouvre, et je tombe à genoux en voyant mon mari devant moi. Mais dans quel

état, bon Dieu! Il avait l'air d'un fantôme. Il était desséché, jaune,

l'oeil hagard, les cheveux hérissés par les glaçons, les pieds en sang,

ses pauvres pieds tout nus qui venaient de faire je ne sais combien de

cinquantaines de milles par les chemins les plus affreux et l'hiver le plus

cruel! Mais il était si heureux de retrouver sa femme et sa pauvre petite

fille, que bientôt il reprit le courage, la santé, son travail et sa bonne

mine. Il me raconta qu'il avait été enlevé par des brigands qui l'avaient

mené bien loin, jusque auprès de la mer, et qui l'avaient vendu au roi de

Prusse pour en faire un soldat. Il avait vécu trois ans dans le plus triste

de tous les pays, faisant un métier bien rude, et recevant des coups du

matin au soir. Enfin, il avait réussi à s'échapper, à déserter, mes bons

enfants! En se battant comme un désespéré contre ceux qui le poursuivaient,

il en avait tué un, il avait crevé un oeil à l'autre d'un coup de pierre;

enfin, il avait marché jour et nuit, se cachant dans les marais, dans les

bois, comme une bête sauvage; il avait traversé la Saxe et la Bohême, et

il était sauvé, il m'était rendu! Ah! Que nous fûmes heureux pendant tout

l'hiver, malgré notre pauvreté et la rigueur de la saison! Nous n'avions

qu'une inquiétude; c'était de voir reparaître dans nos environs ces oiseaux

de proie qui avaient été la cause de tous nos maux. Nous faisions le projet

d'aller à Vienne, de nous présenter à l'impératrice, de lui raconter nos

malheurs, afin d'obtenir sa protection, du service militaire pour mon mari,

et quelque subsistance pour moi et mon enfant; mais je tombai malade par

suite de la révolution que j'avais éprouvée en revoyant mon pauvre Karl, et

nous fûmes forcés de passer tout l'hiver et tout l'été dans nos montagnes,

attendant toujours le moment où je pourrais entreprendre le voyage, nous

tenant toujours sur nos gardes, et ne dormant jamais que d'un oeil. Enfin,

ce bienheureux moment était venu; je me sentais assez forte pour marcher,

et ma petite fille, qui était souffrante aussi, devait faire le voyage dans

les bras de son père. Mais notre mauvais destin nous attendait à la sortie

des montagnes. Nous marchions tranquillement et lentement au bord d'un

chemin peu fréquenté, sans faire attention à une voiture qui, depuis un

quart d'heure, montait lentement le même chemin que nous. Tout à coup la

voiture s'arrête, et trois hommes en descendent. «Est-ce bien lui? s'écrie

l'un.--Oui! répond l'autre qui était borgne; c'est bien lui! sus! sus!»

Mon mari se retourne à ces paroles, et me dit: «Ah! ce sont les Prussiens!

voilà le borgne que j'ai fait! Je le reconnais!--Cours! cours! lui dis-je,

sauve-toi.» Il commençait à s'enfuir, lorsqu'un de ces hommes abominables

s'élance sur moi, me renverse, place un pistolet sur ma tête et sur celle

de mon enfant. Sans cette idée diabolique, mon mari était sauvé; car il

courait mieux que ces bandits, et il avait de l'avance sur eux. Mais au

cri qui m'échappa en voyant ma fille sous la gueule du pistolet, Karl se

retourne, fait de grands cris pour arrêter le coup, et revient sur ses pas.

Quand le scélérat qui tenait son pied sur mon corps vit Karl à portée:

«Rends-toi! lui cria-t-il, ou je les tue! Fais un pas de plus pour te

sauver, et c'est fait!--Je me rends, je me rends; me voilà!» répond mon

pauvre homme; et il se mit à courir vers eux plus vite qu'il ne s'était

enfui, malgré les prières et les signes que je lui faisais pour qu'il

nous laissât mourir. Quand ces tigres le tinrent entre leurs mains, ils

l'accablèrent de coups et le mirent tout en sang. Je voulais le défendre;

ils me maltraitèrent aussi. En le voyant garrotter sous mes yeux, je

sanglotais, je remplissais l'air de mes gémissements. Ils me dirent qu'ils

allaient tuer ma petite si je ne gardais le silence, et ils l'avaient

déjà arrachée de mes bras, lorsque Karl me dit: «Tais-toi, femme, je te

l'ordonne; songe à notre enfant!» J'obéis; mais la violence que je me fis

en voyant frapper, lier et bâillonner mon mari, tandis que ces monstres

me disaient: «Oui, oui, pleure! Tu ne le reverras plus, nous le menons

pendre,» fut si violente, que je tombai comme morte sur le chemin. J'y

restai je ne sais combien d'heures, étendue dans la poussière. Quand,

j'ouvris les yeux, il faisait nuit; ma pauvre enfant, couchée sur moi,

se tordait en sanglotant d'une façon à fendre le coeur, il n'y avait plus

sur le chemin que le sang de mon mari, et la trace des roues de la voiture

qui l'avait emporté. Je restai encore là une heure ou deux, essayant de

consoler et de réchauffer Maria, qui était transie et moitié morte de peur.

Enfin, quand les idées me revinrent, je songeai que ce que j'avais de mieux

à faire ce n'était pas de courir après les ravisseurs, que je ne pourrais

atteindre, mais d'aller faire ma déclaration aux officiers de Wiesenbach,

qui était la ville la plus prochaine. C'est ce que je fis, et ensuite je

résolus de continuer mon voyage jusqu'à Vienne, et d'aller me jeter aux

pieds de l'impératrice, afin qu'elle empêchât du moins que le roi de Prusse

ne fît exécuter la sentence de mort contre mon mari. Sa majesté pouvait le

réclamer comme son sujet, dans le cas où l'on ne pourrait atteindre les

recruteurs. J'ai donc usé de quelques aumônes qu'on m'avait faites sur les

terres de l'évêque de Passaw, où j'avais raconté mon désastre, pour gagner

le Danube dans une charrette, et de là j'ai descendu en bateau jusqu'à la

ville de Moelk. Mais à présent mes ressources sont épuisées. Les personnes

auxquelles je dis mon aventure ne veulent guère me croire, et, dans le

doute si je ne suis pas une intrigante, me donnent si peu, qu'il faut que

je continue ma route à pied. Heureuse si j'arrive dans cinq ou six jours

sans mourir de lassitude! car la maladie et le désespoir m'ont épuisée.

Maintenant, mes chers enfants, si vous avez le moyen de me faire quelque

petite aumône, donnez-la-moi tout de suite, car je ne puis me reposer

davantage; il faut que je marche encore, et encore, comme le Juif errant,

jusqu'à ce que j'aie obtenu justice.


--Oh! ma bonne femme, ma pauvre femme! s'écria Consuelo en serrant la

pauvresse dans ses bras, et en pleurant de joie et de compassion; courage,

courage! Espérez, tranquillisez-vous, votre mari est délivré. Il galope

vers Vienne sur un bon cheval, avec une bourse bien garnie dans sa poche.


--Qu'est-ce que vous dites? s'écria la femme du déserteur dont les yeux

devinrent rouges comme du sang, et les lèvres tremblantes d'un mouvement

convulsif. Vous le savez, vous l'avez vu! O mon Dieu! grand Dieu! Dieu

de bonté!


--Hélas! que faites-vous? dit Joseph à Consuelo. Si vous alliez lui donner

une fausse joie; si le déserteur que nous avons contribué à sauver était un

autre que son mari!


--C'est lui-même, Joseph! Je te dis que c'est lui: rappelle-toi, le borgne,

rappelle-toi la manière de procéder du _Pistola_. Souviens-toi que le

déserteur a dit qu'il était père de famille, et sujet autrichien.

D'ailleurs il est bien facile de s'en convaincre. Comment est-il, votre

mari?


--Roux, les yeux verts, la figure large, cinq pieds huit pouces de haut;

le nez un peu écrasé, le front bas; un homme superbe.


--C'est bien cela, dit Consuelo en souriant: et quel habit?


--Une méchante casaque verte, un haut-de-chausses brun, des bas gris.


--C'est encore cela; et les recruteurs, avez-vous fait attention à eux?


--Oh! si j'y ai fait attention, sainte Vierge! Leurs horribles figures ne

s'effaceront jamais de devant mes yeux.»


La pauvre femme fit alors avec beaucoup de fidélité le signalement de

Pistola, du borgne et du silencieux.


«Il y en avait, dit-elle, un quatrième qui restait auprès du cheval et

qui ne se mêlait de rien. Il avait une grosse figure indifférente qui

me paraissait encore plus cruelle que les autres; car, pendant que je

pleurais et qu'on battait mon mari, en l'attachant avec des cordes comme

un assassin, ce gros-là chantait, et faisait la trompette avec sa bouche

comme s'il eût sonné une fanfare: broum, broum, broum, broum. Ah! Quel

coeur de fer!


--Eh bien, c'est Mayer, dit Consuelo à Joseph. En doutes-tu encore?

n'a-t-il pas ce tic de chanter et de faire la trompette à tout moment?


--C'est vrai, dit Joseph. C'est donc Karl que nous avons vu délivrer?

Grâces soient rendues à Dieu!


--Ah! oui, grâces au bon Dieu avant tout! dit la pauvre femme en se jetant

à genoux. Et toi, Maria, dit-elle à sa petite fille, baise la terre avec

moi pour remercier les anges gardiens et la sainte Vierge. Ton papa est

retrouvé, et nous allons bientôt le revoir.


--Dites-moi, chère femme, observa Consuelo, Karl a-t-il aussi l'habitude

de baiser la terre quand il est bien content?


--Oui, mon enfant; il n'y manque pas. Quand il est revenu après avoir

déserté, il n'a pas voulu passer la porte de notre maison sans en avoir

baisé le seuil.


--Est-ce une coutume de votre pays?


--Non; c'est une manière à lui, qu'il nous a enseignée, et qui nous a

toujours réussi.


--C'est donc bien lui que nous avons vu, reprit Consuelo; car nous lui

avons vu baiser la terre pour remercier ceux qui l'avaient délivré.

Tu l'as remarqué, Beppo?


--Parfaitement! C'est lui; il n'y a plus de doute possible.


--Venez donc que je vous presse contre mon coeur, s'écria la femme de Karl,

ô vous deux, anges du paradis, qui m'apportez une pareille nouvelle. Mais

contez-moi donc cela!»


Joseph raconta tout ce qui était arrivé; et quand la pauvre femme eut

exhalé tous ses transports de joie et de reconnaissance envers le ciel

et envers Joseph et Consuelo qu'elle considérait avec raison comme les

premiers libérateurs de son mari, elle leur demanda ce qu'il fallait

faire pour le retrouver.


«Je crois, lui dit Consuelo, que vous ferez bien de continuer votre voyage.

C'est à Vienne que vous le trouverez, si vous ne le rencontrez pas en

chemin. Son premier soin sera d'aller faire sa déclaration à sa souveraine,

et de demander dans les bureaux de l'administration qu'on vous signale

en quelque lieu que vous soyez. Il n'aura pas manqué de faire les mêmes

déclarations dans chaque ville importante où il aura passé, et de prendre

des renseignements sur la route que vous avez tenue. Si vous arrivez à

Vienne avant lui, ne manquez pas de faire savoir à l'administration où vous

demeurez, afin que Karl en soit informé aussitôt qu'il s'y présentera.


--Mais quels bureaux, quelle administration? Je ne connais rien à tous ces

usages-là. Une si grande ville! Je m'y perdrai, moi, pauvre paysanne!


--Tenez, dit Joseph, nous n'avons jamais eu d'affaire qui nous ait mis

au courant de tout cela non plus; mais demandez au premier venu de vous

conduire à l'ambassade de Prusse. Demandez-y M. le baron de...


--Prends garde à ce que tu vas dire, Beppo! dit Consuelo tout bas à Joseph

pour lui rappeler qu'il ne fallait pas compromettre le baron dans cette

aventure.


--Eh bien, le comte de Hoditz? reprit Joseph.


--Oui, le comte! il fera par vanité ce que l'autre eût fait par dévouement.

Demandez la demeure de la margrave, princesse de Bareith, et présentez à

son mari le billet que je vais vous remettre.»


Consuelo arracha un feuillet blanc du calepin de Joseph, et traça ces mots

au crayon:


«Consuelo Porporina, prima donna du théâtre de San Samuel, à Venise;

ex-signor Bertoni, chanteur ambulant à Passaw, recommande au noble coeur

du comte Hoditz-Roswald la femme de Karl, le déserteur que sa seigneurie

a tiré des mains des recruteurs et comblé de ses bienfaits. La Porporina

se promet de remercier monsieur le comte de sa protection, en présence de

madame la margrave, si monsieur le comte veut bien l'admettre à l'honneur

de chanter dans les petits appartements de son altesse.»


Consuelo mit la suscription avec soin, et regarda Joseph: il la comprit,

et tira sa bourse. Sans se consulter autrement, et d'un mouvement spontané,

ils donnèrent à la pauvre femme les deux pièces d'or qui leur restaient du

présent de Trenk, afin qu'elle pût faire la route en voiture, et ils la

conduisirent jusqu'au village voisin où ils l'aidèrent à faire son marché

pour un modeste voiturin. Après qu'ils l'eurent fait manger et qu'ils lui

eurent procuré quelques effets, dépense prise sur le reste de leur petite

fortune, ils embarquèrent l'heureuse créature qu'ils venaient de rendre

à la vie. Alors Consuelo demanda en riant ce qui restait au fond de la

bourse. Joseph prit son violon, le secoua auprès de son oreille, et

répondit:


«Rien que du son!»


Consuelo essaya sa voix en pleine campagne, par une brillante roulade, et

s'écria:


«Il reste beaucoup de son!»


Puis elle tendit joyeusement la main à son confrère, et la serra avec

effusion, en lui disant:


«Tu es un brave garçon, Beppo!


--Et toi aussi!» répondit Joseph en essuyant une larme et en faisant un

grand éclat de rire.





LXXV.



Il n'est pas fort inquiétant de se trouver sans argent quand on touche au

terme d'un voyage; mais eussent-ils été encore bien loin de leur but, nos

jeunes artistes ne se seraient pas sentis moins gais qu'ils ne le furent

lorsqu'ils se virent tout à fait à sec. Il faut s'être trouvé ainsi sans

ressources en pays inconnu (Joseph était presque aussi étranger que

Consuelo à cette distance de Vienne) pour savoir quelle sécurité

merveilleuse, quel génie inventif et entreprenant se révèlent comme

par magie à l'artiste qui vient de dépenser son dernier sou. Jusque-là,

c'est une sorte d'agonie, une crainte continuelle de manquer, une

noire appréhension de souffrances, d'embarras et d'humiliations qui

s'évanouissent dès que la dernière pièce de monnaie a sonné. Alors, pour

les âmes poétiques, il y a un monde nouveau qui commence, une sainte

confiance en la charité d'autrui, beaucoup d'illusions charmantes; mais

aussi une aptitude au travail et une disposition à l'aménité qui font

aisément triompher des premiers obstacles. Consuelo, qui portait dans

ce retour à l'indigence de ses premiers ans un sentiment de plaisir

romanesque, et qui se sentait heureuse d'avoir fait le bien en se

dépouillant, trouva tout de suite un expédient pour assurer le repas et

le gîte du soir.


«C'est aujourd'hui dimanche, dit-elle à Joseph; tu vas jouer des airs de

danse en traversant la première ville que nous rencontrerons. Nous ne

ferons pas deux rues sans trouver des gens qui auront envie de danser, et

nous ferons les ménétriers. Est-ce que tu ne sais pas faire un pipeau?

J'aurais bientôt appris à m'en servir, et pourvu que j'en tire quelques

sons, ce sera assez pour t'accompagner.


--Si je sais faire un pipeau! s'écria Joseph; vous allez voir!»


On eut bientôt trouvé au bord de la rivière une belle tige de roseau,

qui fut percée industrieusement, et qui résonna à merveille. L'accord

parfait fut obtenu, la répétition suivit, et nos gens s'en allèrent bien

tranquilles jusqu'à un petit hameau à trois milles de distance où ils

firent leur entrée au son de leurs instruments, et en criant devant chaque

porte: «Qui veut danser? Qui veut sauter? Voilà la musique, voilà le bal

qui commence!»


Ils arrivèrent sur une petite place plantée de beaux arbres: ils étaient

escortés d'une quarantaine d'enfants qui les suivaient au pas de marche, en

criant et en battant des mains. Bientôt de joyeux couples vinrent enlever

la première poussière en ouvrant la danse; et avant que le sol fût battu,

toute la population se rassembla, et fit cercle autour d'un bal champêtre

improvisé sans hésitation et sans conditions. Après les premières valses,

Joseph mit son violon sous son bras, et Consuelo, montant sur sa chaise,

fit un discours aux assistants pour leur prouver que des artistes à jeun

avaient les doigts mous et l'haleine courte. Cinq minutes après, ils

avaient à discrétion pain, laitage, bière et gâteaux. Quant au salaire,

on fut bientôt d'accord: on devait faire une collecte où chacun donnerait

ce qu'il voudrait.


Après avoir mangé, ils remontèrent donc sur un tonneau qu'on roula

triomphalement au milieu de la place, et les danses recommencèrent; mais

au bout de deux heures, elles furent interrompues par une nouvelle qui

mit tout le monde en émoi, et arriva, de bouche en bouche, jusqu'aux

ménétriers; le cordonnier de l'endroit, en achevant à la hâte une paire

de souliers pour une pratique exigeante, venait de se planter son alène

dans le pouce.


«C'est un événement grave, un grand malheur! Leur dit un vieillard appuyé

contre le tonneau qui leur servait de piédestal. C'est Gottlieb, le

cordonnier, qui est l'organiste de notre village; et c'est justement demain

notre fête patronale. Oh! la grande fête, la belle fête! Il ne s'en fait

pas de pareille à dix lieues à la ronde. Notre messe surtout est une

merveille, et l'on vient de bien loin pour l'entendre. Gottlieb est un vrai

maître de chapelle: il tient l'orgue, il fait chanter les enfants, il

chante lui-même; que ne fait-il pas, surtout ce jour-là? Il se met en

quatre; sans lui, tout est perdu. Et que dira M. le chanoine, M. le

chanoine de Saint-Etienne! qui vient lui-même officier à la grand'messe,

et qui est toujours si content de notre musique? Car il est fou de musique,

ce bon chanoine, et c'est un grand honneur pour nous que de le voir à notre

autel, lui qui ne sort guère de son bénéfice et qui ne se dérange pas pour

peu.


--Eh bien, dit Consuelo, il y a moyen d'arranger tout cela: mon camarade ou

moi, nous nous chargeons de l'orgue, de la maîtrise, de la messe en un mot;

et si M. le chanoine n'est pas content, on ne nous donnera rien pour notre

peine.


--Eh! eh! dit le vieillard, vous en parlez bien à votre aise, jeune homme:

notre messe ne se dit pas avec un violon et une flûte. Oui-da! c'est une

affaire grave, et vous n'êtes pas au courant de nos partitions.


--Nous nous y mettrons dès ce soir, dit Joseph en affectant un air de

supériorité dédaigneuse qui imposa aux auditeurs groupés autour de lui.


--Voyons, dit Consuelo, conduisez-nous à l'église; que quelqu'un souffle

l'orgue, et si vous n'êtes pas content de notre manière d'en jouer, vous

serez libres de refuser notre assistance.


--Mais la partition, le chef-d'oeuvre d'arrangement de Gottlieb!


--Nous irons trouver Gottlieb, et s'il ne se déclare pas content de nous,

nous renonçons à nos prétentions. D'ailleurs, une blessure au doigt

n'empêchera pas Gottlieb de faire marcher ses choeurs et de chanter sa

partie.»


Les anciens du village, qui s'étaient rassemblés autour d'eux, tinrent

conseil, et résolurent de tenter l'épreuve. Le bal fut abandonné: la messe

du chanoine était un bien autre amusement, une bien autre affaire que la

danse!


Haydn et Consuelo, après s'être essayés alternativement sur l'orgue, et

après avoir chanté ensemble et séparément, furent jugés des musiciens fort

passables, à défaut de mieux. Quelques artisans osèrent même avancer que

leur jeu était préférable à celui de Gottlieb, et que les fragments de

Scarlatti, de Pergolèse et de Bach, qu'on venait de leur faire entendre,

étaient pour le moins aussi beaux que la musique de Holzbaüer, dont

Gottlieb ne voulait pas sortir. Le curé, qui était accouru pour écouter,

alla jusqu'à déclarer que le chanoine préférerait beaucoup ces chants à

ceux dont on le régalait ordinairement. Le sacristain, qui ne goûtait

pas cet avis, hocha tristement la tête; et pour ne pas mécontenter ses

paroissiens, le curé consentit à ce que les deux virtuoses envoyés par

la Providence s'entendissent, s'il était possible, avec Gottlieb, pour

accompagner la messe.


On se rendit en foule à la maison du cordonnier: il fallut qu'il montrât

sa main enflée à tout le monde pour qu'on le tînt quitte de remplir ses

fonctions d'organiste. L'impossibilité n'était que trop réelle à son gré.

Gottlieb était doué d'une certaine intelligence musicale, et jouait de

l'orgue passablement; mais gâté par les louanges de ses concitoyens et

l'approbation un peu railleuse du chanoine, il mettait un amour-propre

épouvantable à sa direction et à son exécution. Il prit de l'humeur quand

on lui proposa de le faire remplacer par deux artistes de passage: il

aimait mieux que la fête fût manquée, et la messe patronale privée de

musique, que de partager les honneurs du triomphe. Cependant, il fallut

céder: il feignit longtemps de chercher la partition, et ne consentit à

la retrouver que lorsque le curé le menaça d'abandonner aux deux jeunes

artistes le choix et le soin de toute la musique. Il fallut que Consuelo

et Joseph fissent preuve de savoir, en lisant à livre ouvert les passages

réputés les plus difficiles de celle des vingt-six messes de Holzbaüer

qu'on devait exécuter le lendemain. Cette musique, sans génie et sans

originalité, était du moins bien écrite, et facile à saisir, surtout pour

Consuelo, qui avait surmonté tant d'autres épreuves plus importantes. Les

auditeurs furent émerveillés, et Gottlieb qui devenait de plus en plus

soucieux et morose, déclara qu'il avait la fièvre, et qu'il allait se

mettre au lit, enchanté que tout le monde fût content.


Aussitôt les voix et les instruments se rassemblèrent dans l'église, et

nos deux petits maîtres de chapelle improvisés dirigèrent la répétition.

Tout alla au mieux. C'était le brasseur, le tisserand, le maître d'école

et le boulanger du village qui tenaient les quatre violons. Les enfants

faisaient les choeurs avec leurs parents, tous bons paysans ou artisans,

pleins de flegme, d'attention et de bonne volonté. Joseph avait entendu

déjà de la musique de Holzbaüer à Vienne, où elle était en faveur à

cette époque. Il n'eut pas de peine à s'y mettre, et Consuelo, faisant

alternativement sa partie dans toutes les reprises du chant, mena les

choeurs si bien qu'ils se surpassèrent eux-mêmes. Il y avait deux solos

que devaient dire le fils et la nièce de Gottlieb, ses élèves favoris, et

les premiers chanteurs de la paroisse; mais ces deux coryphées ne parurent

point, sous prétexte qu'ils étaient sûrs de leur affaire.


Joseph et Consuelo allèrent souper au presbytère, où un appartement leur

avait été préparé. Le bon curé était dans la joie de son âme, et l'on

voyait qu'il tenait extrêmement à la beauté de sa messe, pour plaire à

M. le chanoine.


Le lendemain, tout était en rumeur dans le village dès avant le jour.

Les cloches sonnaient à grande volée; les chemins se couvraient de fidèles

arrivés du fond des campagnes environnantes, pour assister à la solennité.

Le carrosse du chanoine approchait avec une majestueuse lenteur. L'église

était revêtue de ses plus beaux ornements. Consuelo s'amusait beaucoup

de l'importance que chacun s'attribuait. Il y avait là presque autant

d'amour propre et de rivalités en jeu que dans les coulisses d'un théâtre.

Seulement les choses se passaient plus naïvement, et il y avait plus à rire

qu'à s'indigner.


Une demi-heure avant la messe, le sacristain tout effaré vint leur révéler

un grand complot tramé par le jaloux et perfide Gottlieb. Ayant appris que

la répétition avait été excellente, et que tout le personnel musical de

la paroisse était engoué des nouveaux venus, il se faisait très-malade

et défendait à sa nièce et à son fils, les deux coryphées principaux, de

quitter le chevet de son lit, si bien qu'on n'aurait ni la présence de

Gottlieb, que tout le monde jugeait indispensable pour se mettre en train,

ni les solos, qui étaient le plus bel endroit de la messe. Les concertants

étaient découragés, et c'était avec bien de la peine que lui, sacristain

précieux et affairé, les avait réunis dans l'église pour tenir conseil.


Consuelo et Joseph coururent les trouver, firent répéter les endroits

périlleux, soutinrent les parties défaillantes, et rendirent à tous

confiance et courage. Quant au remplacement des solos, ils s'entendirent

bien vite ensemble pour s'en charger. Consuelo chercha et trouva dans sa

mémoire un chant religieux du Porpora qui s'adaptait au ton et aux paroles

du solo exigé. Elle l'écrivit sur son genou, et le répéta à la hâte avec

Haydn, qui se mit ainsi en mesure de l'accompagner. Elle lui trouva aussi

un fragment de Sébastien Bach qu'il connaissait, et qu'ils arrangèrent

tant bien que mal, à eux deux, pour la circonstance.


La messe sonna, qu'ils répétaient encore et s'entendaient en dépit du

vacarme de la grosse cloche. Quand M. le chanoine, revêtu de ses ornements,

parut à l'autel, les choeurs étaient déjà partis et galopaient le style

fugué du germanique compositeur, avec un aplomb de bon augure. Consuelo

prenait plaisir à voir et à entendre ces bons prolétaires allemands avec

leurs figures sérieuses, leurs voix justes, leur ensemble méthodique et

leur verve toujours soutenue, parce qu'elle est toujours contenue dans de

certaines limites.


«Voilà, dit-elle à Joseph dans un intervalle, les exécutants qui

conviennent à cette musique-là: s'ils avaient le feu qui a manqué au

maître, tout irait de travers; mais ils ne l'ont pas, et les pensées

forgées à la mécanique sont rendues par des pièces de mécanique. Pourquoi

l'illustre maestro Hoditz-Roswald n'est-il pas ici pour faire fonctionner

ces machines? Il se donnerait beaucoup de mal, ne servirait à rien, et

serait le plus content du monde.


Le solo de voix d'homme inquiétait bien des gens, Joseph s'en tira à

merveille: mais quand vint celui de Consuelo, cette manière italienne

les étonna d'abord, les scandalisa un peu, et finit par les enthousiasmer.

La cantatrice se donna la peine de chanter de son mieux, et l'expression

de son chant large et sublime transporta Joseph jusqu'aux cieux.


«Je ne peux croire, lui dit-il, que vous ayez jamais pu mieux chanter que

vous venez de le faire pour cette pauvre messe de village.


--Jamais, du moins, je n'ai chanté avec plus d'entrain et de plaisir, lui

répondit-elle. Ce public m'est plus sympathique que celui d'un théâtre.

Maintenant laisse-moi regarder de la tribune si M. le chanoine est content.

Oui, il a tout à fait l'air béat, ce respectable chanoine; et à la manière

dont tout le monde cherche sur sa physionomie la récompense de ses efforts,

je vois bien que le bon Dieu est le seul ici dont personne ne songe à

s'occuper.


--Excepté vous, Consuelo! la foi et l'amour divin peuvent seuls inspirer

des accents comme les vôtres.»


Quand les deux virtuoses sortirent de l'église après la messe, il s'en

fallut de peu que la population ne les portât en triomphe jusqu'au

presbytère, où un bon déjeuner les attendait. Le curé les présenta à

M. le chanoine, qui les combla d'éloges et voulut entendre encore

_après-boire_ le solo du Porpora. Mais Consuelo, qui s'étonnait avec

raison que personne n'eût reconnu sa voix de femme, et qui craignait

l'oeil du chanoine, s'en défendit, sous prétexte que les répétitions et

sa coopération active à toutes les parties du choeur l'avaient beaucoup

fatiguée.


L'excuse ne fut pas admise, et il fallut comparaître au déjeuner du

chanoine.


M. le chanoine était un homme de cinquante ans, d'une belle et bonne

figure, fort bien fait de sa personne, quoique un peu chargé d'embonpoint.

Ses manières étaient distinguées, nobles même; il disait à tout le monde

en confidence qu'il avait du sang royal dans les veines, étant un des

quatre cents bâtards d'Auguste II, électeur de Saxe et roi de Pologne.


Il se montra gracieux et affable autant qu'homme du monde et personnage

ecclésiastique doit l'être. Joseph remarqua à ses côtés un séculier, qu'il

paraissait traiter à la fois avec distinction et familiarité. Il sembla à

Joseph avoir vu ce dernier à Vienne; mais il ne put mettre, comme on dit,

son nom sur sa figure.


«Hé bien! mes chers enfants, dit le chanoine, vous me refusez une seconde

audition du thème de Porpora? Voici pourtant un de mes amis, encore plus

musicien, et cent fois meilleur juge que moi, qui a été bien frappé de

votre manière de dire ce morceau. Puisque vous êtes fatigué, ajouta-t-il

en s'adressant à Joseph, je ne vous tourmenterai pas davantage; mais il

faut que vous ayez l'obligeance de nous dire comment on vous appelle et où

vous avez appris la musique.»


Joseph vit qu'on lui attribuait l'exécution du solo que Consuelo avait

chanté, et un regard expressif de celle-ci lui fit comprendre qu'il devait

confirmer le chanoine dans cette méprise.


«Je m'appelle Joseph, répondit-il brièvement, et j'ai étudié à la maîtrise

de Saint-Etienne.


--Et moi aussi, reprit le personnage inconnu, j'ai étudié à la maîtrise,

sous Reuter le père. Vous, sans doute, sous Reuter le fils?


--Oui, Monsieur.


--Mais vous avez eu ensuite d'autres leçons? Vous avez étudié en Italie?


--Non, Monsieur.


--C'est vous qui avez tenu l'orgue?


--Tantôt moi, tantôt mon camarade.


--Et qui a chanté?


--Nous deux.


--Fort bien! Mais le thème du Porpora, ce n'est pas vous, dit l'inconnu,

tout en regardant Consuelo de côté.


--Bah! ce n'est pas cet enfant-là! dit le chanoine en regardant aussi

Consuelo, il est trop jeune pour savoir aussi bien chanter.


--Aussi ce n'est pas moi, c'est lui, répondit-elle brusquement en désignant

Joseph.»


Elle était pressée de se délivrer de ces questions, et regardait la porte

avec impatience.


«Pourquoi dites-vous un mensonge, mon enfant? dit naïvement le curé.

Je vous ai déjà entendu et vu chanter hier et j'ai bien reconnu l'organe

de votre camarade Joseph dans le solo de Bach.


--Allons! vous vous serez trompé, monsieur le curé, reprit l'inconnu, avec

un sourire fin, ou bien ce jeune homme est d'une excessive modestie. Quoi

qu'il en soit, nous donnons des éloges à l'un et à l'autre.»


Puis, tirant le curé à l'écart:


«Vous avez l'oreille juste, lui dit-il, mais vous n'avez pas l'oeil

clairvoyant; cela fait honneur à la pureté de vos pensées. Cependant,

il faut vous détromper: ce petit paysan hongrois est une cantatrice

italienne fort habile.


--Une femme déguisée!» s'écria le cure stupéfait.


Il regarda Consuelo attentivement tandis qu'elle était occupée à répondre

aux questions bienveillantes du chanoine; et soit plaisir soit indignation,

le bon curé rougit depuis son rabat jusqu'à sa calotte.


«C'est comme je vous le dis, reprit l'inconnu. Je cherche en vain qui elle

peut être, je ne la connais pas, et quant à son travestissement et à la

condition précaire où elle se trouve, je ne puis les attribuer qu'à un coup

de tête... Affaire d'amour, monsieur le curé! ceci ne nous regarde pas.


--Affaire d'amour! comme vous dites fort bien, reprit le curé fort animé:

un enlèvement, une intrigue criminelle avec ce petit jeune homme! Mais tout

cela est fort vilain! Et moi qui ai donné dans le panneau! moi qui les ai

logés dans mon presbytère! Heureusement, je leur avais donné des chambres

séparées, et j'espère qu'il n'y aura point eu de scandale dans ma maison.

Ah! Quelle aventure! et comme les esprits forts de ma paroisse (car il y en

a, Monsieur, j'en connais plusieurs) riraient à mes dépens s'ils savaient

cela!


--Si vos paroissiens n'ont pas reconnu la voix d'une femme, il est probable

qu'ils n'en ont reconnu ni les traits ni la démarche. Voyez pourtant

quelles jolies mains, quelle chevelure soyeuse, quel petit pied, malgré

les grosses chaussures!


--Je ne veux rien voir de tout cela! s'écria le curé hors de lui; c'est une

abomination que de s'habiller en homme. Il y a dans les saintes Écritures

un verset qui condamne à mort tout homme ou femme coupable d'avoir quitté

les vêtements de son sexe. _A mort!_ entendez-vous, Monsieur? C'est

indiquer assez l'énormité du péché! Avec cela elle a osé pénétrer dans

l'église, et chanter effrontément les louanges du Seigneur, le corps et

l'âme souillés d'un crime pareil!


--Et elle les a chantées divinement, les larmes m'en sont venues aux yeux,

je n'ai jamais entendu rien de pareil. Étrange mystère! quelle peut être

cette femme? Toutes celles que je pourrais supposer sont plus âgées, de

beaucoup que celle-ci.


--C'est une enfant; une toute jeune fille! reprit le curé, qui ne pouvait

s'empêcher de regarder Consuelo avec un intérêt combattu dans son coeur

par l'austérité de ses principes. Oh! le petit serpent! Voyez donc de quel

air doux et modeste elle répond à monsieur le chanoine! Ah! je suis un

homme perdu, si quelqu'un ici a découvert la fraude. Il me faudra quitter

le pays!


--Comment, ni vous, ni aucun de vos paroissiens n'avez-vous pas reconnu le

timbre d'une voix de femme? Vous êtes des auditeurs bien simples.


--Que voulez-vous? nous trouvions bien quelque chose d'extraordinaire dans

cette voix; mais Gottlieb disait que c'était une voix italienne, qu'il

en avait entendu déjà d'autres comme cela, que c'était une voix de la

chapelle Sixtine! Je ne sais ce qu'il entendait par là, je ne m'entends

pas à la musique qui sort de mon rituel, et j'étais à cent lieues de me

douter... Que faire, Monsieur, que faire?


--Si personne n'a de soupçons, je vous conseille de ne vous vanter de rien.

Éconduisez ces enfants au plus vite; je me charge, si vous voulez, de vous

en débarrasser.


--Oh! oui, vous me rendrez service! Tenez, tenez; je vais vous donner

l'argent... combien faut-il leur donner?


--Ceci ne me regarde pas; nous autres, nous payons largement les

artistes... Mais votre paroisse n'est pas riche, et l'église n'est pas

forcée d'agir comme le théâtre.


--Je ferai largement les choses, je leur donnerai six florins! je vais

tout de suite... Mais que va dire monsieur le chanoine? il semble

ne s'apercevoir de rien. Le voilà qui parle avec _elle_ tout

paternellement... le saint homme!


--Franchement, croyez-vous qu'il serait bien scandalisé?


--Comment ne le serait-il pas? D'ailleurs, ce que je crains, ce ne sont

pas tant ses réprimandes que ses railleries. Vous savez comme il aime à

plaisanter; il a tant d'esprit! Oh! comme il va se moquer de ma simplicité!


--Mais s'il partage votre erreur, comme jusqu'ici il en a l'air... il

n'aura pas le droit de vous persifler. Allons, ne faites semblant de rien;

approchons-nous, et saisissez un moment favorable pour faire éclipser vos

musiciens.»


Ils quittèrent l'embrasure de croisée où ils s'étaient entretenus de la

sorte, et le curé, se glissant près de Joseph, qui paraissait occuper

le chanoine beaucoup moins que le signor Bertoni, il lui mit dans la main

les six florins. Dès qu'il tint cette modeste somme, Joseph fit signe

à Consuelo de se dégager du chanoine et de le suivre dehors; mais le

chanoine rappelant Joseph, et persistant à croire, d'après ses réponses

affirmatives, que c'était lui qui avait la voix de femme:


«Dites-moi donc, lui demanda-t-il, pourquoi vous avez choisi ce morceau de

Porpora, au lieu de chanter le solo de M. Holzbaüer?


--Nous ne l'avions pas, nous ne le connaissions pas, répondit Joseph.

J'ai chanté la seule chose de mes études qui fût complète dans ma mémoire.»


Le curé s'empressa de raconter la petite malice de Gottlieb, et cette

jalousie d'artiste fit beaucoup rire le chanoine.


«Eh bien, dit l'inconnu, votre bon cordonnier nous a rendu un très-grand

service. Au lieu d'un mauvais solo, nous avons eu un chef-d'oeuvre

d'un très-grand maître. Vous avez fait preuve de goût, ajouta-t-il en

s'adressant à Consuelo.


--Je ne pense pas, répondit Joseph, que le solo de Holzbaüer pût être

mauvais; ce que nous avons chanté de lui n'était pas sans mérite.


--Le mérite n'est pas le génie, répliqua l'inconnu en soupirant;» et

s'acharnant à Consuelo, il ajouta: «Qu'en pensez-vous, mon petit ami?

Croyez-vous que ce soit la même chose?


--Non, Monsieur; je ne le crois pas, répondit-elle laconiquement et

froidement; car le regard de cet homme l'embarrassait et l'importunait

de plus en plus.


--Mais vous avez eu pourtant du plaisir à chanter cette messe de Holzbaüer?

reprit le chanoine; c'est beau, n'est-ce pas?


--Je n'en ai eu plaisir ni déplaisir, repartit Consuelo, à qui l'impatience

donnait des mouvements de franchise irrésistibles.


--C'est dire qu'elle n'est ni bonne, ni mauvaise, s'écria l'inconnu en

riant. Eh bien, mon enfant, vous avez fort bien répondu, et mon avis est

conforme au vôtre.»


Le chanoine se mit à rire aux éclats, le curé parut fort embarrassé, et

Consuelo, suivant Joseph, s'éclipsa sans s'inquiéter de ce différend

musical.


«Eh bien, monsieur le chanoine, dit malignement l'inconnu dès que les

musiciens furent sortis, comment trouvez-vous ces enfants?...


--Charmants! admirables! Je vous demande bien pardon de dire cela après le

paquet que le petit vient de vous donner.


--Moi? je le trouve adorable, cet enfant-là! Quel talent pour un âge si

tendre! c'est merveilleux! Quelles puissantes et précoces natures que ces

natures italiennes!


--Je ne puis rien vous dire du talent de celui-là! reprit le chanoine d'un

air fort naturel, je ne l'ai pas trop distingué; c'est son compagnon qui

est un merveilleux sujet, et celui-là est de notre nation, n'en déplaise à

votre _italianomanie_.


--Ah çà, dit l'inconnu en clignotant de l'oeil pour avertir le curé,

c'est donc décidément l'aîné qui nous a chanté du Porpora?


--Je le présume, répondit le curé, tout troublé du mensonge auquel on le

provoquait.


--J'en suis sûr, moi, reprit le chanoine, il me l'a dit lui-même.


--Et l'autre solo, reprit l'inconnu, c'est donc quelqu'un de votre paroisse

qui l'a dit?


--Probablement,» répondit le curé en faisant un effort pour soutenir

l'imposture.


Tous deux regardèrent le chanoine pour voir s'il était leur dupe ou s'il se

moquait d'eux. Il ne paraissait pas y songer: Sa tranquillité rassura le

curé. On parla d'autre chose; mais au bout d'un quart d'heure le chanoine

revint sur le chapitre de la musique, et voulut revoir Joseph et Consuelo,

afin, disait-il, de les emmener à sa campagne et de les entendre à loisir.

Le curé, épouvanté, balbutia des objections inintelligibles. Le chanoine

Lui demanda en riant s'il avait fait mettre ses petits musiciens dans la

marmite pour compléter le déjeuner, qui lui semblait bien assez splendide

sans cela. Le curé était au supplice; l'inconnu vint à son secours:


«Je vais vous les chercher,» dit-il au chanoine.


Et il sortit en faisant signe au bon curé de compter sur quelque expédient

de sa part. Mais il n'eut pas la peine d'en imaginer un. Il apprit de la

servante que les jeunes artistes étaient déjà partis à travers champs,

après lui avoir généreusement donné un des six florins qu'ils venaient

de recevoir.


«Comment, partis! s'écria le chanoine avec beaucoup de chagrin; il faut

courir après eux; je veux les revoir, je veux les entendre, je le veux

absolument!»


On fit semblant d'obéir; mais on n'eut garde de courir sur leurs traces.

Ils avaient d'ailleurs pris leur route à vol d'oiseau, pressés de se

soustraire à la curiosité qui les menaçait. Le chanoine en éprouva beaucoup

de regret, et même un peu d'humeur.


«Dieu merci! il ne se doute de rien, dit le curé à l'inconnu.


--Curé, répondit celui-ci, rappelez-vous l'histoire de l'évêque qui,

faisant gras, par inadvertance, un vendredi, en fut averti par son grand

vicaire.--Le malheureux! s'écria l'évêque, ne pouvait-il se taire jusqu'à

la fin du dîner!--Nous aurions peut-être dû laisser monsieur le chanoine

se tromper à son aise.»





LXXVI.



Le temps était calme et serein, la pleine lune brillait dans l'éther

céleste, et neuf heures du soir sonnaient d'un timbre clair et grave à

l'horloge d'un antique prieuré, lorsque Joseph et Consuelo, ayant cherché

en vain une sonnette à la grille de l'enclos, firent le tour de cette

habitation silencieuse dans l'espoir de s'y faire entendre de quelque hôte

hospitalier. Mais ce fut en vain: toutes les portes étaient fermées, pas un

chien n'aboyait, on n'apercevait pas la moindre lumière aux fenêtres du

morne édifice.


«C'est ici le palais du Silence, dit Haydn en riant, et si cette horloge

n'eût répété deux fois avec sa voix lente et solennelle les quatre quarts

en _ut_ et en _si_ et les neuf coups de l'heure en _sol_ au-dessous, je

croirais ce lieu abandonné aux chouettes ou aux revenants.»


Le pays aux environs était fort désert, Consuelo se sentait fatiguée, et

d'ailleurs ce prieuré mystérieux avait un attrait pour son imagination

poétique.


«Quand nous devrions dormir dans quelque chapelle, dit-elle à Beppo,

je veux passer la nuit ici. Essayons à tout prix d'y pénétrer, fût-ce

par-dessus le mur, qui n'est pas bien difficile à escalader.


--Allons! dit Joseph, je vais vous faire la courte échelle, et quand

vous serez en haut, je passerai vite de l'autre côté pour vous servir

de marchepied en descendant.»


Aussitôt fait que dit. Le mur était très-bas. Deux minutes après, nos

jeunes profanes se promenaient avec une tranquillité audacieuse dans

l'enceinte sacrée. C'était un beau jardin potager entretenu avec un soin

minutieux. Les arbres fruitiers, disposés en éventails, ouvraient à tout

venant leurs longs bras chargés de pommes vermeilles et de poires dorées.

Les berceaux de vigne arrondis coquettement en arceaux, portaient, comme

Autant de girandoles, d'énormes grappes de raisin succulent. Les vastes

carrés de légumes avaient aussi leur beauté. Des asperges à la tige

élégante et à la chevelure soyeuse, toute brillante de la rosée du soir,

ressemblaient à des forêts de sapins lilliputiens, couverts d'une gaze

d'argent; les pois s'élançaient en guirlandes légères sur leurs rames

et formaient de longs berceaux, étroites et mystérieuses ruelles où

babillaient à voix basse de petites fauvettes encore mal endormies. Les

giraumons, orgueilleux léviathans de cette mer verdoyante, étalaient

pesamment leurs gros ventres orangés sur leurs larges et sombres

feuillages. Les jeunes artichauts, comme autant de petites têtes

couronnées, se dressaient autour du principal individu, centre de la

tige royale; les melons se tenaient sous leurs cloches, comme de lourds

mandarins chinois sous leurs palanquins, et de chacun de ces dômes de

cristal le reflet de la lune faisait jaillir un gros diamant bleu, contre

lequel les phalènes étourdies allaient se frapper la tête en bourdonnant.


Une haie de rosiers formait la ligne de démarcation entre ce potager et

Le parterre, qui touchait aux bâtiments et les entourait d'une ceinture de

fleurs. Ce jardin réservé était comme une sorte d'élysée. De magnifiques

arbustes d'agrément y ombrageaient les plantes rares à la senteur exquise.

Le sable y était aussi doux aux pieds qu'un tapis; on eût dit que les

gazons étaient peignés brin à brin, tant ils étaient lisses et unis. Les

fleurs étaient si serrées qu'on ne voyait pas la terre, et que chaque

plate-bande arrondie ressemblait à une immense corbeille.


Singulière influence des objets extérieurs sur la disposition de l'esprit

et du corps! Consuelo n'eut pas plus tôt respiré cet air suave et regardé

ce sanctuaire d'un bien-être nonchalant, qu'elle se sentit reposée comme si

elle eût déjà dormi du sommeil des moines.


«Voilà qui est merveilleux! dit-elle à Beppo; je vois ce jardin, et il

ne me souvient déjà plus des pierres du chemin et de mes pieds malades.

Il me semble que je me délasse par les yeux. J'ai toujours eu horreur des

jardins bien tenus, bien gardés, et de tous les endroits clos de murailles;

et pourtant celui-ci, après tant de journées de poussière, après tant de

pas sur la terre sèche et meurtrie, m'apparaît comme un paradis. Je mourais

de soif tout à l'heure, et maintenant, rien que de voir ces plantes

heureuses qui s'ouvrent à la rosée du soir, il me semble que je bois avec

elles, et que je suis désaltérée déjà. Regarde, Joseph; y a-t-il quelque

chose de plus charmant que des fleurs épanouies au clair de la lune?

Regarde, te dis-je, et ne ris pas, ce paquet de grosses étoiles blanches,

là, au beau milieu du gazon. Je ne sais comment on les appelle; des belles

de nuit, je crois? Oh! elles sont bien nommées! Elles sont belles et pures

comme les étoiles du ciel. Elles se penchent et se relèvent toutes ensemble

au souffle de la brise légère, et elles ont l'air de rire et de folâtrer

comme une troupe de petites filles vêtues de blanc. Elles me rappellent

mes compagnes, de la _scuola_, lorsque le dimanche, elles couraient toutes

habillées en novices le long des grands murs de l'église. Et puis les

voilà qui s'arrêtent dans l'air immobile, et qui regardent toutes du côté

de la lune. On dirait maintenant qu'elles la contemplent et qu'elles

l'admirent. La lune aussi semble les regarder, les couver et planer sur

elles comme un grand oiseau de nuit. Crois-tu donc, Beppo, que ces êtres-là

soient insensibles? Moi, je m'imagine qu'une belle fleur ne végète pas

stupidement, sans éprouver des sensations délicieuses. Passe pour ces

pauvres petits chardons que nous voyons le long des fossés, et qui se

traînent là poudreux, malades, broutés par tous les troupeaux qui passent!

Ils ont l'air de pauvres mendiants soupirant après une goutte d'eau qui

ne leur arrive pas; la terre gercée et altérée la boit avidement sans en

faire part à leurs racines. Mais ces fleurs de jardin dont on prend si

grand soin, elles sont heureuses et fières comme des reines. Elles passent

leur temps à se balancer coquettement sur leurs tiges, et quand vient

la lune, leur bonne amie, elles sont là toutes béantes, plongées dans un

demi-sommeil, et visitées par de doux rêves. Elles se demandent peut-être

s'il y a des fleurs dans la lune, comme, nous autres nous nous demandons

s'il s'y trouve des êtres humains. Allons Joseph, tu te moques de moi, et

pourtant le bien-être que j'éprouve en regardant ces étoiles blanches n'est

point une illusion. Il y a dans l'air épuré et rafraîchi par elles quelque

chose de souverain, et je sens une espèce de rapport entre ma vie et celle

de tout ce qui vit autour de moi.


--Comment pourrais-je me moquer! répondit Joseph en soupirant. Je sens à

l'instant même vos impressions passer en moi, et vos moindres paroles

résonner dans mon âme comme le son sur les cordes d'un instrument. Mais

voyez cette habitation, Consuelo, et expliquez-moi la tristesse douce,

mais profonde, qu'elle m'inspire.»


Consuelo regarda le prieuré: c'était un petit édifice du douzième siècle,

jadis fortifié de créneaux que remplaçaient désormais des toits aigus en

ardoise grisâtre. Les tourelles, couronnées de leurs machicoulis serrés,

qu'on avait laissés subsister comme ornement, ressemblaient à de grosses

corbeilles. De grandes masses de lierres coupaient gracieusement la

monotonie des murailles, et sur les parties nues de la façade éclairée par

la lune, le souffle de la nuit faisait trembler l'ombre grêle et incertaine

des jeunes peupliers. De grands festons de vignes et de jasmin encadraient

les portes, et allaient s'accrocher à toutes les fenêtres.


«Cette demeure est calme et mélancolique, répondit Consuelo; mais elle ne

m'inspire pas autant de sympathie que le jardin. Les plantes sont faites

pour végéter sur place, et les hommes pour se mouvoir et se fréquenter.

Si j'étais fleur, je voudrais pousser dans ce parterre, on y est bien;

mais étant femme, je ne voudrais pas vivre dans une cellule, et m'enfermer

dans une masse de pierres. Voudrais-tu donc être moine, Beppo?


--Non pas, Dieu m'en garde! mais j'aimerais à travailler sans souci de mon

logis et de ma table. Je voudrais mener une vie paisible, retirée, un peu

aisée, n'avoir pas les préoccupations de la misère; enfin j'aimerais à

végéter dans un état de régularité passive, dans une sorte de dépendance

même, pourvu que mon intelligence fût libre, et que je n'eusse d'autre

soin, d'autre devoir, d'autre souci que de faire de la musique.


--Eh bien, mon camarade, tu ferais de la musique tranquille, à force de la

faire tranquillement.


--Eh! pourquoi serait-elle mauvaise? Quoi de plus beau que le calme! Les

cieux sont calmes, la lune est calme, ces fleurs, dont vous chérissez

l'attitude paisible...


--Leur immobilité ne me touche que parce qu'elle succède aux ondulations

que la brise vient de leur imprimer. La pureté du ciel ne nous frappe que

parce que nous l'avons vu maintes fois sillonné par l'orage. Enfin, la lune

n'est jamais plus sublime que lorsqu'elle brille au milieu des sombres

nuées qui se pressent autour d'elle. Est-ce que le repos sans la fatigue

peut avoir de véritables douceurs? Ce n'est même plus le repos qu'un état

d'immobilité permanente. C'est le néant, c'est la mort. Ah! si tu avais

habité comme moi le château des Géants durant des mois entiers, tu saurais

que la tranquillité n'est pas la vie!


--Mais qu'appelez-vous de la musique tranquille?


--De la musique trop correcte et trop froide. Prends garde d'en faire, si

tu fuis la fatigue et les peines de ce monde.»


En parlant ainsi, ils s'étaient avancés jusqu'au pied des murs du prieuré.

Une eau cristalline jaillissait d'un globe de marbre surmonté d'une croix

dorée, et retombait, de cuvette en cuvette, jusque dans une grande conque

de granit où frétillait une quantité de ces jolis petits poissons rouges

dont s'amusent les enfants. Consuelo et Beppo, fort enfants eux-mêmes, se

plaisaient sérieusement à leur jeter des grains de sable pour tromper leur

gloutonnerie, et à suivre de l'oeil leurs mouvements rapides, lorsqu'ils

virent venir droit à eux une grande figure blanche qui portait une cruche,

et qui, en s'approchant de la fontaine, ne ressemblait pas mal à une de

ces _laveuses de nuit_, personnages fantastiques dont la tradition est

répandue dans presque tous les pays superstitieux. La préoccupation ou

l'indifférence qu'elle mit à remplir sa cruche, sans leur témoigner ni

surprise ni frayeur, eut vraiment d'abord quelque chose de solennel et

d'étrange. Mais bientôt, un grand cri qu'elle fît en laissant tomber

son amphore au fond du bassin, leur prouva qu'il n'y avait rien de

surnaturel dans sa personne. La bonne dame avait tout simplement la vue

un peu troublée par les années, et, dès qu'elle les eut aperçus, elle fut

prise d'une peur effroyable, et s'enfuit vers la maison en invoquant la

vierge Marie et tous les saints.


«Qu'y a-t-il donc, dame Brigide? cria de l'intérieur une voix d'homme;

auriez-vous rencontré quelque malin esprit?


--Deux diables, ou plutôt deux voleurs sont là debout tout auprès de la

fontaine, répondit dame Brigide en rejoignant son interlocuteur, qui parut

au seuil de la porte, et y resta incertain et incrédule pendant quelques

instants.


--Ce sera encore une de vos paniques! Est-ce que des voleurs viendraient

nous attaquer à cette heure-ci?


--Je vous jure par mon salut éternel qu'il y a là deux figures noires,

immobiles comme des statues; ne les voyez-vous pas d'ici? Tenez! elles y

sont encore, et ne bougent pas. Sainte Vierge! je vais me cacher dans la

cave.


--Je vois en effet quelque chose, reprit l'homme en affectant de grossir

sa voix. Je vais sonner le jardinier, et, avec ses deux garçons, nous

aurons facilement raison de ces coquins-là, qui n'ont pu pénétrer que

par-dessus les murs; car j'ai fermé moi-même toutes les portes.


--En attendant, tirons celle-ci sur nous, repartit la vieille dame, et

nous sonnerons après la cloche d'alarme.»


La porte se referma, et nos deux enfants restèrent peu fixés sur le parti

qu'ils avaient à prendre. Fuir, c'était confirmer l'opinion qu'on avait

d'eux; rester, c'était s'exposer à une attaque un peu brusque. Comme ils

se consultaient, ils virent un rayon de lumière percer le volet d'une

fenêtre au premier étage. Le rayon s'agrandit, et un rideau de damas

cramoisi, derrière lequel brillait doucement la clarté d'une lampe, fut

soulevé lentement; une main, que la pleine lumière de la lune fit paraître

blanche et potelée, se montra au bord du rideau, dont elle soutenait

avec précaution les franges, tandis qu'un oeil invisible interrogeait

probablement les objets extérieurs.


«Chanter, dit Consuelo à son compagnon, voilà ce que nous avons à faire.

Suis-moi, laisse-moi dire. Mais non, prends ton violon, et fais-moi une

ritournelle quelconque, dans le premier ton venu.»


Joseph ayant obéi, Consuelo se mit à chanter à pleine voix, en improvisant

musique et prose, une espèce de discours en allemand, rhythmé et coupé en

récitatif:


«Nous sommes deux pauvres enfants de quinze ans, tout petits, et pas plus

forts, pas plus méchants que les rossignols dont nous imitons les doux

refrains.»


--Allons, Joseph, dit-elle tout bas, un accord pour soutenir le récitatif.»

Puis elle reprit:


«Accablés de fatigue, et contristés par la morne solitude de la nuit, nous

avons vu cette maison, qui de loin semblait déserte, et nous avons passé

une jambe, et puis l'autre, par-dessus le mur.»


--Un accord en _la_ mineur, Joseph.


«Nous nous sommes trouvés dans un jardin enchanté, au milieu de fruits

dignes de la terre promise: nous mourions de soif; nous mourions de faim.

Cependant s'il manque une pomme d'api aux espaliers, si nous avons détaché

un grain de raisin de la treille, qu'on nous chasse et qu'on nous humilie

comme des malfaiteurs.»


--Une modulation pour revenir en _ut_ majeur, Joseph.»


«Et cependant, on nous soupçonne, on nous menace; et nous ne voulons

pas nous sauver; nous ne cherchons pas à nous cacher, parce que nous

n'avons fait aucun mal... si ce n'est d'entrer dans la maison du bon Dieu

par-dessus les murs; mais quand il s'agit d'escalader le paradis, tous les

chemins sont bons, et les plus courts sont les meilleurs.»


Consuelo termina son récitatif par un de ces jolis cantiques en latin

vulgaire, que l'on nomme à Venise _latino di frate_, et que le peuple

chante le soir devant les madones. Quand elle eut fini, les deux mains

blanches, s'étant peu à peu montrées, l'applaudirent avec transport,

et une voix qui ne lui semblait pas tout à fait étrangère à son oreille,

cria de la fenêtre:


«Disciples des muses, soyez les bien venus! Entrez, entrez: l'hospitalité

vous invite et vous attend.»


Les deux enfants s'approchèrent, et, un instant après, un domestique en

livrée rouge et violet vint leur ouvrir courtoisement la porte.


«Je vous avais pris pour des filous, je vous en demande bien pardon, mes

petits amis, leur dit-il en riant: c'est votre faute; que ne chantiez-vous

plus tôt? Avec un passeport comme votre voix et votre violon, vous ne

pouviez manquer d'être bien accueillis par mon maître. Venez donc; il

paraît qu'il vous connaît déjà.»


En parlant ainsi, l'affable serviteur avait monté devant eux les douze

marches d'un escalier fort doux, couvert d'un beau tapis de Turquie. Avant

que Joseph eût eu le temps de lui demander le nom de son maître, il avait

ouvert une porte battante qui retomba derrière eux sans faire aucun bruit;

et après avoir traversé une antichambre confortable, il les introduisit

dans la salle à manger, où le patron gracieux de cette heureuse demeure,

assis en face d'un faisan rôti, entre deux flacons de vieux vin doré,

commençait à digérer son premier service, tout en attaquant le second d'un

air paterne et majestueux. Au retour de sa promenade du matin, il s'était

fait accommoder par son valet de chambre pour se reposer le teint. Il était

poudré et rasé de frais. Les boucles grisonnantes de son chef respectable

s'arrondissaient moelleusement sous _un oeil_ de poudre d'iris d'une odeur

exquise; ses belles mains étaient posées sur ses genoux couverts d'une

culotte de satin noir à boucles d'argent. Sa jambe bien faite et dont il

était un peu vain, chaussée d'un bas violet bien tiré et bien transparent,

reposait sur un coussin de velours, et sa noble corpulence enveloppée

d'une excellente douillette de soie puce, ouatée et piquée, s'affaissait

délicieusement dans un grand fauteuil de tapisserie où nulle part le coude

ne risquait de rencontrer un angle, tant il était bien rembourré et arrondi

de tous côtés. Assise auprès de la cheminée qui flambait et pétillait

derrière le fauteuil du maître, dame Brigide, la gouvernante préparait le

café avec un recueillement religieux; et un second valet, non moins propre

dans sa tenue, et non moins bénin dans ses allures que le premier, debout

auprès de la table, détachait délicatement l'aile de volaille que le saint

homme attendait sans impatience comme sans inquiétude. Joseph et Consuelo

firent de grandes révérences en reconnaissant dans leur hôte bienveillant

M. le chanoine majeur et jubilaire du chapitre cathédrant de Saint-Etienne,

celui devant lequel ils avaient chanté la messe le matin même.





LXXVII.



M. le chanoine était l'homme le plus commodément établi qu'il y eût au

monde. Dès l'âge de sept ans, grâce aux protections royales qui ne lui

avaient pas manqué, il avait été déclaré en âge de raison, conformément aux

canons de l'Église, lesquels admettaient que si l'on n'a pas beaucoup de

raison à cet âge, on est du moins capable d'en avoir virtuellement assez

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