grande musique. Il pouvait n'être pas savant à tous égards, il pouvait ne

pas connaître les ressources éblouissantes de l'art; mais il avait en lui

le souffle divin, l'intelligence et l'amour du beau. Quand il eut fini,

Consuelo, rassurée entièrement et animée d'une sympathie plus vive,

allait se hasarder à frapper à la porte qui la séparait encore de lui,

lorsque cette porte s'ouvrit lentement, et elle vit le jeune comte

s'avancer la tête penchée, les yeux baissés vers la terre, avec son

violon et son archet dans ses mains pendantes. Sa pâleur était effrayante,

ses cheveux et ses habits dans un désordre que Consuelo n'avait pas encore

vu. Son air préoccupé, son attitude brisée et abattue, la nonchalance

désespérée de ses mouvements, annonçaient sinon l'aliénation complète, du

moins le désordre et l'abandon de la volonté humaine. On eût dit un de

ces spectres muets et privés de mémoire, auxquels croient les peuples

slaves, qui entrent machinalement la nuit dans les maisons, et que l'on

voit agir sans suite et sans but, obéir comme par instinct aux anciennes

habitudes de leur vie, sans reconnaître et sans voir leurs amis et leurs

serviteurs terrifiés qui fuient ou les regardent en silence, glacés par

l'étonnement et la crainte.


Telle fut Consuelo en voyant le comte Albert, et en s'apercevant qu'il ne

la voyait pas, bien qu'elle fût à deux pas de lui. Cynabre s'était levé,

il léchait la main de son maître. Albert lui dit quelques paroles

amicales en bohémien; puis, suivant du regard les mouvements du chien qui

reportait ses discrètes caresses vers Consuelo, il regarda attentivement

les pieds de cette jeune fille qui étaient chaussés à peu près en ce

moment comme ceux de Zdenko, et, sans lever la tête, il lui dit en

bohémien quelques paroles qu'elle ne comprit pas, mais qui semblaient

une demande et qui se terminaient par son nom.


En le voyant dans cet état, Consuelo sentit disparaître sa timidité. Tout

entière à la compassion, elle ne vit plus que le malade à l'âme déchirée

qui l'appelait encore sans la reconnaître; et, posant sa main sur le bras

du jeune homme avec confiance et fermeté, elle lui dit en espagnol de sa

voix pure et pénétrante:


«Voici Consuelo.»





XLIII.



A peine Consuelo se fut-elle nommée, que le comte Albert, levant les yeux

au ciel et la regardant au visage, changea tout à coup d'attitude et

d'expression. Il laissa tomber à terre son précieux violon avec autant

d'indifférence que s'il n'en eût jamais connu l'usage; et joignant les

mains avec un air d'attendrissement profond et de respectueuse douleur:


«C'est donc enfin toi que je revois dans ce lieu d'exil et de souffrance,

ô ma pauvre Wanda! s'écria-t-il en poussant un soupir qui semblait

briser sa poitrine. Chère, chère et malheureuse soeur! victime infortunée

que j'ai vengée trop tard, et que je n'ai pas su défendre! Ah! Tu le

sais, toi, l'infâme qui t'a outragée a péri dans les tourments, et ma

main s'est impitoyablement baignée dans le sang de ses complices. J'ai

ouvert la veine profonde de l'Église maudite; j'ai lavé ton affront, le

mien, et celui de mon peuple, dans des fleuves de sang. Que veux-tu de

plus, âme inquiète et vindicative? Le temps du zèle et de la colère est

passé; nous voici aux jours du repentir et de l'expiation. Demande-moi

des larmes et des prières; ne me demande plus de sang: j'ai horreur du

sang désormais, et je n'en veux plus répandre! Non! non! pas une seule

goutte! Jean Ziska ne remplira plus son calice que de pleurs inépuisables

et de sanglots amers!»


En parlant ainsi, avec des yeux égarés et des traits animés par une

exaltation soudaine, Albert tournait autour de Consuelo, et reculait

avec une sorte d'épouvante chaque fois qu'elle faisait un mouvement pour

arrêter cette bizarre conjuration.


Il ne fallut pas à Consuelo de longues réflexions pour comprendre la

tournure que prenait la démence de son hôte. Elle s'était fait assez

souvent raconter l'histoire de Jean Ziska pour savoir qu'une soeur de ce

redoutable fanatique, religieuse avant l'explosion de la guerre hussite,

avait péri de douleur et de honte dans son couvent, outragée par un moine

abominable, et que la vie de Ziska avait été une longue et solennelle

vengeance de ce crime. Dans ce moment, Albert, ramené par je ne sais

quelle transition d'idées, à sa fantaisie dominante, se croyait Jean

Ziska, et s'adressait à elle comme à l'ombre de Wanda, sa soeur

infortunée.


Elle résolut de ne point contrarier brusquement son illusion:


«Albert, lui dit-elle, car ton nom n'est plus Jean, de même que le mien

n'est plus Wanda, regarde-moi bien, et reconnais que j'ai changé, ainsi

que toi, de visage et de caractère. Ce que tu viens de me dire, je venais

pour te le rappeler. Oui, le temps du zèle et de la fureur est passé. La

justice humaine est plus que satisfaite; et c'est le jour de la justice

divine que je t'annonce maintenant; Dieu nous commande le pardon et

l'oubli. Ces souvenirs funestes, cette obstination à exercer en toi

une faculté qu'il n'a point donnée aux autres hommes, cette mémoire

scrupuleuse et farouche que tu gardes de tes existences antérieures, Dieu

s'en offense, et te la retire, parce que tu en as abusé. M'entends-tu,

Albert, et me comprends-tu, maintenant?


--O ma mère! répondit Albert, pâle et tremblant, en tombant sur ses

genoux et en regardant toujours Consuelo avec un effroi extraordinaire,

je vous entends et je comprends vos paroles. Je vois que vous vous

transformez, pour me convaincre et me soumettre. Non, vous n'êtes plus la

Wanda de Ziska, la vierge outragée, la religieuse gémissante. Vous êtes

Wanda de Prachatitz, que les hommes ont appelée comtesse de Rudolstadt,

Et qui a porté dans son sein l'infortuné qu'ils appellent aujourd'hui

Albert.


--Ce n'est point par le caprice des hommes que vous vous appelez ainsi,

reprit Consuelo avec fermeté; car c'est Dieu qui vous a fait revivre dans

d'autres conditions et avec de nouveaux devoirs. Ces devoirs, vous ne les

connaissez pas, Albert, ou vous les méprisez. Vous remontez le cours des

âges avec un orgueil impie; vous aspirez à pénétrer les secrets de la

destinée; vous croyez vous égaler à Dieu en embrassant d'un coup d'oeil

et le présent et le passé. Moi, je vous le dis; et c'est la vérité, c'est

la foi qui m'inspirent: cette pensée rétrograde est un crime et une

témérité. Cette mémoire surnaturelle que vous vous attribuez est une

illusion. Vous avez pris quelques lueurs vagues et fugitives pour la

certitude, et votre imagination vous a trompé. Votre orgueil a bâti un

édifice de chimères, lorsque vous vous êtes attribué les plus grands

rôles dans l'histoire de vos ancêtres. Prenez garde de n'être point ce

que vous croyez. Craignez que, pour vous punir, la science éternelle ne

vous ouvre les yeux un instant, et ne vous fasse voir dans votre vie

antérieure des fautes moins illustres et des sujets de remords moins

glorieux que ceux dont vous osez vous vanter.»


Albert écouta ce discours avec un recueillement craintif, le visage dans

ses mains, et les genoux enfoncés dans la terre.


«Parlez! parlez! voix du ciel que j'entends et que je ne reconnais plus!

murmura-t-il en accents étouffés. Si vous êtes l'ange de la montagne, si

vous êtes, comme je le crois, la figure céleste qui m'est apparue si

souvent sur la pierre d'Épouvante, parlez; commandez à ma volonté, à ma

conscience, à mon imagination. Vous savez bien que je cherche la lumière

avec angoisse, et que si je m'égare dans les ténèbres, c'est à force de

vouloir les dissiper pour vous atteindre.


--Un peu d'humilité, de confiance et de soumission aux arrêts éternels de

la science incompréhensible aux hommes, voilà le chemin de la vérité pour

vous, Albert. Renoncez dans votre âme, et renoncez-y fermement une fois

pour toutes, à vouloir vous connaître au delà de cette existence passagère

qui vous est imposée; et vous redeviendrez agréable à Dieu, utile aux

autres hommes, tranquille avec vous-même. Abaissez votre science superbe;

et sans perdre la foi à votre immortalité, sans douter de la bonté divine,

qui pardonne au passé et protège l'avenir, attachez-vous à rendre féconde

et humaine cette vie présente que vous méprisez, lorsque vous devriez la

respecter et vous y donner tout entier, avec votre force, votre abnégation

et votre charité. Maintenant, Albert, regardez-moi, et que vos yeux soient

dessillés. Je ne suis plus ni votre soeur, ni votre mère; je suis une

amie que le ciel vous a envoyée, et qu'il a conduite ici par des voies

miraculeuses pour vous arracher à l'orgueil et à la démence. Regardez-moi,

et dites-moi, dans votre âme et conscience, qui je suis et comment je

m'appelle.»


Albert, tremblant et éperdu, leva la tête, et la regarda encore, mais

avec moins d'égarement et de terreur que les premières fois.


«Vous me faites franchir des abîmes, lui dit-il; vous confondez par des

paroles profondes ma raison, que je croyais supérieure (pour mon malheur)

à celle des autres hommes, et vous m'ordonnez de connaître et de

comprendre le temps présent et les choses humaines. Je ne le puis. Pour

perdre la mémoire de certaines phases de ma vie, il faut que je subisse

des crises terribles; et, pour retrouver le sentiment d'une phase

nouvelle, il faut que je me transforme par des efforts qui me conduisent

à l'agonie. Si vous m'ordonnez, au nom d'une puissance que je sens

supérieure à la mienne, d'assimiler ma pensée à la vôtre, il faut que

j'obéisse; mais je connais ces luttes épouvantables, et je sais que la

mort est au bout. Ayez pitié de moi, vous qui agissez sur moi par un

charme souverain; aidez-moi, ou je succombe. Dites-moi qui vous êtes, car

je ne vous connais pas; je ne me souviens pas de vous avoir jamais vue:

je ne sais de quel sexe vous êtes; et vous voilà devant moi comme une

statue mystérieuse dont j'essaie vainement de retrouver le type dans mes

souvenirs. Aidez-moi, aidez-moi, car je me sens mourir.»


En parlant ainsi, Albert, dont le visage s'était d'abord coloré d'un

éclat fébrile, redevint d'une pâleur effrayante. Il étendit les mains

vers Consuelo; mais il les abaissa aussitôt vers la terre pour se

soutenir, comme atteint d'une irrésistible défaillance.


Consuelo, en s'initiant peu à peu aux secrets de sa maladie mentale, se

sentit vivifiée et comme inspirée par une force et une intelligence

nouvelles. Elle lui prit les mains, et, le forçant de se relever, elle le

conduisit vers le siége qui était auprès de la table. Il s'y laissa

tomber, accablé d'une fatigue inouïe, et se courba en avant comme s'il

eût été près de s'évanouir. Cette lutte dont il parlait n'était que trop

réelle. Albert avait la faculté de retrouver sa raison et de repousser

les suggestions de la fièvre qui dévorait son cerveau; mais il n'y

parvenait pas sans des efforts et des souffrances qui épuisaient ses

organes. Quand cette réaction s'opérait d'elle-même, il en sortait

rafraîchi et comme renouvelé; mais quand il la provoquait par une

résolution de sa volonté encore puissante, son corps succombait sous la

crise, et la catalepsie s'emparait de tous ses membres. Consuelo comprit

ce qui se passait en lui:


«Albert, lui dit-elle en posant sa main froide sur cette tête brûlante,

je vous connais, et cela suffit. Je m'intéresse à vous, et cela doit vous

suffire aussi quant à présent. Je vous défends de faire aucun effort de

volonté pour me reconnaître et me parler. Écoutez-moi seulement; et si

mes paroles vous semblent obscures, attendez que je m'explique, et ne

vous pressez pas d'en savoir le sens. Je ne vous demande qu'une soumission

passive et l'abandon entier de votre réflexion. Pouvez-vous descendre

dans votre coeur, et y concentrer toute votre existence?


--Oh! que vous me faites de bien! répondit Albert. Parlez-moi encore,

parlez-moi toujours ainsi. Vous tenez mon âme dans vos mains. Qui que

vous soyez, gardez-la, et ne la laissez point s'échapper; car elle

irait frapper aux portes de l'Éternité, et s'y briserait. Dites-moi

qui vous êtes, dites-le-moi bien vite; et, si je ne le comprends pas,

expliquez-le-moi: car, malgré moi, je le cherche et je m'agite.


--Je suis Consuelo, répondit la jeune fille, et vous le savez, puisque

vous me parlez d'instinct une langue que seule autour de vous je puis

comprendre. Je suis une amie que vous avez attendue longtemps, et que

vous avez reconnue un jour qu'elle chantait. Depuis ce jour-là, vous avez

quitté votre famille, et vous êtes venu vous cacher ici. Depuis ce jour,

je vous ai cherché; et vous m'avez fait appeler par Zdenko à diverses

reprises, sans que Zdenko, qui exécutait vos ordres à certains égards,

ait voulu me conduire vers vous. J'y suis parvenue à travers mille

dangers....


--Vous n'avez pas pu y parvenir si Zdenko ne l'a pas voulu, reprit Albert

en soulevant son corps appesanti et affaissé sur la table. Vous êtes un

rêve, je le vois bien, et tout ce que j'entends là se passe dans mon

imagination. O mon Dieu! vous me bercez de joies trompeuses, et tout à

coup le désordre et l'incohérence de mes songes se révèlent à moi-même,

je me retrouve seul, seul au monde, avec mon désespoir et ma folie! Oh!

Consuelo, Consuelo! rêve funeste et délicieux! Où est l'être qui porte

ton nom et qui revêt parfois ta figure? Non, tu n'existes qu'en moi, et

c'est mon délire qui t'a créé!».


Albert retomba sur ses bras étendus, qui se raidirent et devinrent froids

comme le marbre.


Consuelo le voyait approcher de la crise léthargique, et se sentait

elle-même si épuisée, si prête à défaillir, qu'elle craignait de ne

pouvoir plus conjurer cette crise. Elle essaya de ranimer les mains

d'Albert dans ses mains qui n'étaient guère plus vivantes.


«Mon Dieu! dit-elle d'une voix éteinte et avec un coeur brisé, assiste

deux malheureux qui ne peuvent presque plus rien l'un pour l'autre!»


Elle se voyait seule, enfermée avec un mourant, mourante elle-même, et ne

pouvant plus attendre de secours pour elle et pour lui que de Zdenko dont

le retour lui semblait encore plus effrayant que désirable.


Sa prière parut frapper Albert d'une émotion inattendue.


«Quelqu'un prie à côté de moi, dit-il en essayant de soulever sa tête

accablée. Je ne suis pas seul! oh non, je ne suis pas seul, ajouta-t-il

en regardant la main de Consuelo enlacée aux siennes. Main secourable,

pitié mystérieuse, sympathie humaine, fraternelle! tu rends mon agonie

bien douce et mon coeur bien reconnaissant!»


Il colla ses lèvres glacées sur la main de Consuelo, et resta longtemps

ainsi.


Une émotion pudique rendit à Consuelo le sentiment de la vie. Elle n'osa

point retirer sa main à cet infortuné; mais, partagée entre son embarras

et son épuisement, ne pouvant plus se tenir debout, elle fut forcée de

s'appuyer sur lui et de poser son autre main sur l'épaule d'Albert.


«Je me sens renaître, dit Albert au bout de quelques instants. Il me

semble que je suis dans les bras de ma mère. O ma tante Wenceslawa! Si

c'est vous qui êtes auprès de moi, pardonnez-moi de vous avoir oubliée,

vous et mon père, et toute ma famille, dont les noms même étaient sortis

de ma mémoire. Je reviens à vous, ne me quittez pas; mais rendez-moi

Consuelo; Consuelo, celle que j'avais tant attendue, celle que j'avais

Enfin trouvée ... et que je ne retrouve plus, et sans qui je ne puis plus

respirer!»


Consuelo voulut lui parler; mais à mesure que la mémoire et la force

d'Albert semblaient se réveiller, la vie de Consuelo semblait s'éteindre.

Tant de frayeurs, de fatigues, d'émotions et d'efforts surhumains

l'avaient brisée, qu'elle ne pouvait plus lutter. La parole expira sur

ses lèvres, elle sentit ses jambes fléchir, ses yeux se troubler. Elle

tomba sur ses genoux à côté d'Albert, et sa tête mourante vint frapper le

sein du jeune homme. Aussitôt Albert, sortant comme d'un songe, la vit,

la reconnut, poussa un cri profond, et, se ranimant, la pressa dans

ses bras avec énergie. A travers les voiles de la mort qui semblaient

s'étendre sur ses paupières, Consuelo vit sa joie, et n'en fut point

effrayée. C'était une joie sainte et rayonnante de chasteté. Elle ferma

les yeux, et tomba dans un état d'anéantissement qui n'était ni le sommeil

ni la veille, mais une sorte d'indifférence et d'insensibilité pour toutes

les choses présentes.





XLIV.



Lorsqu'elle reprit l'usage de ses facultés, se voyant assise sur un lit

assez dur, et ne pouvant encore soulever ses paupières, elle essaya de

rassembler ses souvenirs. Mais la prostration avait été si complète, que

ses facultés revinrent lentement; et, comme si la somme de fatigues et

d'émotions qu'elle avait supportées depuis un certain temps fût arrivée à

dépasser ses forces, elle tenta vainement de se rappeler ce qu'elle était

devenue depuis qu'elle avait quitté Venise. Son départ même de cette

patrie adoptive, où elle avait coulé des jours si doux, lui apparut comme

un songe; et ce fut pour elle un soulagement (hélas! trop court) de

pouvoir douter un instant de son exil et des malheurs qui l'avaient causé.

Elle se persuada donc qu'elle était encore dans sa pauvre chambre de la

Corte-Minelli, sur le grabat de sa mère, et qu'après avoir eu avec

Anzoleto une scène violente et amère dont le souvenir confus flottait dans

Son esprit, elle revenait à la vie et à l'espérance en le sentant près

d'elle, en entendant sa respiration entrecoupée, et les douces paroles

qu'il lui adressait à voix basse. Une joie languissante et pleine de

délices pénétra son coeur à cette pensée, et elle se souleva avec effort

pour regarder son ami repentant et pour lui tendre la main. Mais elle ne

pressa qu'une main froide et inconnue; et, au lieu du riant soleil qu'elle

était habituée à voir briller couleur de rose à travers son rideau blanc,

elle ne vit qu'une clarté sépulcrale, tombant d'une voûte sombre et

nageant dans une atmosphère humide; elle sentit sous ses bras la rude

dépouille des animaux sauvages, et, dans un horrible silence, la pâle

figure d'Albert se pencha vers elle comme un spectre.


Consuelo se crut descendue vivante dans le tombeau; elle ferma les yeux,

et retomba sur le lit de feuilles sèches, avec un douloureux gémissement.

Il lui fallut encore plusieurs minutes pour comprendre où elle était, et

à quel hôte sinistre elle se trouvait confiée. La peur, que l'enthousiasme

de son dévouement avait combattue et dominée jusque-là, s'empara d'elle,

au point qu'elle craignit de rouvrir les yeux et de voir quelque affreux

spectacle, des apprêts de mort, un sépulcre ouvert devant elle. Elle

sentit quelque chose sur son front, et y porta la main. C'était une

guirlande de feuillage dont Albert l'avait couronnée. Elle l'ôta pour la

regarder, et vit une branche de cyprès.


«Je t'ai crue morte, ô mon âme, ô ma consolation! lui dit Albert en

s'agenouillant auprès d'elle, et j'ai voulu avant de te suivre dans le

tombeau te parer des emblèmes de l'hyménée. Les fleurs ne croissent point

autour de moi, Consuelo. Les noirs cyprès étaient les seuls rameaux où ma

main pût cueillir ta couronne de fiancée. La voilà, ne la repousse pas.

Si nous devons mourir ici, laisse-moi te jurer que, rendu à la vie, je

n'aurais jamais eu d'autre épouse que toi, et que je meurs avec toi, uni

à toi par un serment indissoluble.


--Fiancés, unis! s'écria Consuelo terrifiée en jetant des regards

consternés autour d'elle: qui donc a prononcé cet arrêt? qui donc a

célébré cet hyménée?


--C'est la destinée, mon ange, répondit Albert avec une douceur et une

tristesse inexprimables. Ne songe pas à t'y soustraire. C'est une destinée

bien étrange pour toi, et pour moi encore plus. Tu ne me comprends pas,

Consuelo, et il faut pourtant que tu apprennes la vérité. Tu m'as défendu

tout à l'heure de chercher dans le passé; tu m'as interdit le souvenir

de ces jours écoulés qu'on appelle la nuit des siècles. Mon être t'a obéi,

et je ne sais plus rien désormais de ma vie antérieure. Mais ma vie

présente, je l'ai interrogée, je la connais; je l'ai vue tout entière

d'un regard, elle m'est apparue en un instant pendant que tu reposais

dans les bras de la mort. Ta destinée, Consuelo, est de m'appartenir, et

cependant tu ne seras jamais à moi. Tu ne m'aimes pas, tu ne m'aimeras

jamais comme je t'aime. Ton amour pour moi n'est que de la charité, ton

dévouement de l'héroïsme. Tu es une sainte que Dieu m'envoie, et jamais

tu ne seras une femme pour moi. Je dois mourir consumé d'un amour que tu

ne peux partager; et cependant, Consuelo, tu seras mon épouse comme tu es

déjà ma fiancée, soit que nous périssions ici et que ta pitié consente à

me donner ce titre d'époux qu'un baiser ne doit jamais sceller, soit que

nous revoyions le soleil, et que ta conscience t'ordonne d'accomplir les

desseins de Dieu envers moi.


--Comte Albert, dit Consuelo en essayant de quitter ce lit couvert de

peaux d'ours noirs qui ressemblaient à un drap mortuaire, je ne sais si

c'est l'enthousiasme d'une reconnaissance trop vive ou la suite de votre

délire qui vous fait parler ainsi. Je n'ai plus la force de combattre

vos illusions; et si elles doivent se tourner contre moi, contre moi qui

suis venue, au péril de ma vie, vous secourir et vous consoler, je sens

que je ne pourrai plus vous disputer ni mes jours ni ma liberté. Si ma vue

vous irrite et si Dieu m'abandonne, que la volonté de Dieu soit faite!

Vous qui croyez savoir tant de choses, vous ne savez pas combien ma vie

est empoisonnée, et avec combien peu de regrets j'en ferais le sacrifice!


--Je sais que tu es bien malheureuse, ô ma pauvre sainte! je sais que tu

portes au front une couronne d'épines que je ne puis en arracher. La cause

et la suite de tes malheurs, je les ignore, et je ne te les demande pas.

Mais je t'aimerais bien peu, je serais bien peu digne de ta compassion,

si, dès le jour où je t'ai rencontrée, je n'avais pas pressenti et reconnu

en toi la tristesse qui remplit ton âme et abreuve ta vie. Que peux-tu

craindre de moi, Consuelo de mon âme? Toi, si ferme et si sage, toi à qui

Dieu a inspiré des paroles qui m'ont subjugué et ranimé en un instant, tu

sens donc défaillir étrangement la lumière de ta foi et de ta raison,

puisque tu redoutes ton ami, ton serviteur et ton esclave? Reviens à toi,

mon ange; regarde-moi. Me voici à tes pieds, et pour toujours, le front

dans la poussière. Que veux-tu, qu'ordonnes-tu? Veux-tu sortir d'ici à

l'instant même, sans que je te suive, sans que je reparaisse jamais devant

toi? Quel sacrifice exiges-tu? Quel serment veux-tu que je te fasse? Je

puis te promettre tout et t'obéir en tout. Oui, Consuelo, je peux même

devenir un homme tranquille, soumis, et, en apparence, aussi raisonnable

que les autres. Est-ce ainsi que je te serai moins amer et moins

effrayant? Jusqu'ici je n'ai jamais pu ce que j'ai voulu; mais tout ce

que tu voudras désormais me sera accordé. Je mourrai peut-être en me

transformant selon ton désir; mais c'est à mon tour de te dire que ma

vie a toujours été empoisonnée, et que je ne pourrais pas la regretter en

la perdant pour toi.


--Cher et généreux Albert, dit Consuelo rassurée et attendrie,

expliquez-vous mieux, et faites enfin que je connaisse le fond de cette

âme impénétrable. Vous êtes à mes yeux un homme supérieur à tous les

autres; et, dès le premier instant où je vous ai vu, j'ai senti pour

vous un respect et une sympathie que je n'ai point de raisons pour vous

dissimuler. J'ai toujours entendu dire que vous étiez insensé, je n'ai pas

pu le croire. Tout ce qu'on me racontait de vous ajoutait à mon estime et

à ma confiance. Cependant il m'a bien fallu reconnaître que vous étiez

accablé d'un mal moral profond et bizarre. Je me suis, présomptueusement

persuadée que je pouvais adoucir ce mal. Vous-même avez travaillé à me le

faire croire. Je suis venue vous trouver, et voilà que vous me dites sur

moi et sur vous-même des choses d'une profondeur et d'une vérité qui

me rempliraient d'une vénération sans bornes, si vous n'y mêliez des idées

étranges, empreintes d'un esprit de fatalisme que je ne saurais partager.

Dirai-je tout sans vous blesser et sans vous faire souffrir?...


--Dites tout, Consuelo; je sais d'avance ce que vous avez à me dire.


--Eh bien, je le dirai, car je me l'étais promis. Tous ceux qui vous

aiment désespèrent de vous. Ils croient devoir respecter, c'est-à-dire

ménager, ce qu'ils appellent votre démence; ils craignent de vous

exaspérer, en vous laissant voir qu'ils la connaissent, la plaignent,

et la redoutent. Moi, je n'y crois pas, et je ne puis trembler en vous

demandant pourquoi, étant si sage, vous avez parfois les dehors d'un

insensé; pourquoi, étant si bon, vous faites les actes de l'ingratitude

et de l'orgueil; pourquoi, étant si éclairé et si religieux, vous vous

abandonnez aux rêveries d'un esprit malade et désespéré; pourquoi, enfin,

vous voilà seul, enseveli vivant dans un caveau lugubre, loin de votre

famille qui vous cherche et vous pleure, loin de vos semblables que vous

chérissez avec un zèle ardent, loin de moi, enfin, que vous appeliez, que

vous dites aimer, et qui n'ai pu parvenir jusqu'à vous sans des miracles

de volonté et une protection divine?


--Vous me demandez le secret de ma vie, le mot de ma destinée, et vous le

savez mieux que moi, Consuelo! C'est de vous que j'attendais la révélation

de mon être, et vous m'interrogez! Oh! je vous comprends; vous voulez

m'amener à une confession, à un repentir efficace, à une résolution

victorieuse. Vous serez obéie. Mais ce n'est pas à l'instant même que je

puis me connaître, me juger, et me transformer de la sorte. Donnez-moi

quelques jours, quelques heures du moins, pour vous apprendre et pour

m'apprendre à moi-même si je suis fou, ou si je jouis de ma raison.

Hélas! hélas! l'un et l'autre sont vrais, et mon malheur est de n'en

pouvoir douter! mais de savoir si je dois perdre entièrement le jugement

et la volonté, ou si je puis triompher du démon qui m'obsède, voilà ce que

je ne puis en cet instant. Prenez pitié de moi, Consuelo! je suis encore

sous le coup d'une émotion plus puissante que moi-même. J'ignore ce que

je vous ai dit; j'ignore combien d'heures se sont écoulées depuis que vous

êtes ici; j'ignore comment vous pouvez y être sans Zdenko, qui ne voulait

pas vous y amener; j'ignore même dans quel monde erraient mes pensées

quand vous m'êtes apparue. Hélas! j'ignore depuis combien de siècles je

suis enfermé ici, luttant avec des souffrances inouïes, contre le fléau

qui me dévore! Ces souffrances, je n'en ai même plus conscience quand

elles sont passées; il ne m'en reste qu'une fatigue terrible, une stupeur,

et comme un effroi que je voudrais chasser.... Consuelo, laissez-moi

m'oublier, ne fût-ce que pour quelques instants. Mes idées s'éclairciront,

ma langue se déliera. Je vous le promets, je vous le jure. Ménagez-moi

cette lumière de la réalité longtemps éclipsée dans d'affreuses ténèbres,

et que mes yeux ne peuvent soutenir encore! Vous m'avez ordonné de

concentrer toute ma vie dans mon coeur. Oui! vous m'avez dit cela; ma

raison et ma mémoire ne datent plus que du moment où vous m'avez parlé.

Eh bien, cette parole a fait descendre un calme angélique dans mon sein.

Mon coeur vit tout entier maintenant, quoique mon esprit sommeille encore.

Je crains de vous parler de moi; je pourrais m'égarer et vous effrayer

encore par mes rêveries. Je veux ne vivre que par le sentiment, et c'est

une vie inconnue pour moi; ce serait une vie de délices, si je pouvais

m'y abandonner sans vous déplaire. Ah! Consuelo, pourquoi m'avez-vous

dit de concentrer toute ma vie dans mon coeur? Expliquez-vous vous-même;

laissez-moi ne m'occuper que de vous, ne voir et ne comprendre que

vous ... aimer, enfin. O mon Dieu! j'aime! j'aime un être vivant,

semblable à moi! je l'aime de toute la puissance de mon être! Je puis

concentrer sur lui toute l'ardeur, toute la sainteté de mon affection!

C'est bien assez de bonheur pour moi comme cela, et je n'ai pas la folie

de demander davantage!


--Eh bien, cher Albert, reposez votre pauvre âme dans ce doux sentiment

d'une tendresse paisible et fraternelle. Dieu m'est témoin que vous le

pouvez sans crainte et sans danger; car je sens pour vous une amitié

fervente, une sorte de vénération que les discours frivoles et les vains

jugements du vulgaire ne sauraient ébranler. Vous avez compris, par une

sorte d'intuition divine et mystérieuse, que ma vie était brisée par la

douleur; vous l'avez dit, et c'est la vérité suprême qui a mis cette

parole dans votre bouche. Je ne puis pas vous aimer autrement que comme

un frère; mais ne dites pas que c'est la charité, la pitié seule qui me

guide. Si l'humanité et la compassion m'ont donné le courage de venir

ici, une sympathie, une estime particulière pour vos vertus, me donnent

aussi le courage et le droit de vous parler comme je fais. Abjurez donc

dès à présent et pour toujours l'illusion où vous êtes sur votre propre

sentiment. Ne parlez pas d'amour, ne parlez pas d'hyménée. Mon passé, mes

souvenirs, rendent le premier impossible; la différence de nos conditions

rendrait le second humiliant et inacceptable pour moi. En revenant sur

de telles rêveries, vous rendriez mon dévouement pour vous téméraire,

coupable peut-être. Scellons par une promesse sacrée cet engagement que

je prends d'être votre soeur, votre amie, votre consolatrice, quand vous

serez disposé à m'ouvrir votre coeur; votre garde-malade, quand la

souffrance vous rendra sombre et taciturne. Jurez que vous ne verrez pas

en moi autre chose, et que vous ne m'aimerez pas autrement.


--Femme généreuse, dit Albert en pâlissant, tu comptes bien sur mon

courage, et tu connais bien mon amour, en me demandant une pareille

promesse. Je serais capable de mentir pour la première fois de ma vie;

je pourrais m'avilir jusqu'à prononcer un faux serment, si tu l'exigeais

de moi. Mais tu ne l'exigeras pas, Consuelo; tu comprendras que ce serait

mettre dans ma vie une agitation nouvelle, et dans ma conscience un

remords qui ne l'a pas encore souillée. Ne t'inquiète pas de la manière

dont je t'aime, je l'ignore tout le premier; seulement, je sens que

retirer le nom d'amour à cette affection serait dire un blasphème. Je me

soumets à tout le reste: j'accepte ta pitié, tes soins, ta bonté, ton

amitié paisible; je ne te parlerai que comme tu le permettras; je ne te

dirai pas une seule parole qui te trouble; je n'aurai pas pour toi un

seul regard qui doive faire baisser tes yeux; je ne toucherai jamais ta

main, si le contact de la mienne te déplaît; je n'effleurerai pas même

ton vêtement, si tu crains d'être flétrie par mon souffle. Mais tu

aurais tort de me traiter avec cette méfiance, et tu ferais mieux

d'entretenir en moi cette douceur d'émotions qui me vivifie, et dont tu

ne peux rien craindre. Je comprends bien que ta pudeur s'alarmerait de

l'expression d'un amour que tu ne veux point partager; je sais que ta

fierté repousserait les témoignages d'une passion que tu ne veux ni

provoquer ni encourager. Sois donc tranquille, et jure sans crainte

d'être ma soeur et ma consolatrice: je jure d'être ton frère et ton

serviteur. Ne m'en demande pas davantage; je ne serai ni indiscret ni

importun. Il me suffira que tu saches que tu peux me commander et me

gouverner despotiquement ... comme on ne gouverne pas un frère, mais

comme on dispose d'un être qui s'est donné à vous tout entier et pour

toujours.»





XLV.



Ce langage rassurait Consuelo sur le présent, mais ne la laissait pas

sans appréhension pour l'avenir. L'abnégation fanatique d'Albert prenait

sa source dans une passion profonde et invincible, sur laquelle le sérieux

de son caractère et l'expression solennelle de sa physionomie ne pouvaient

laisser aucun doute. Consuelo, interdite, quoique doucement émue, se

demandait si elle pourrait continuer à consacrer ses soins à cet homme

épris d'elle sans réserve et sans détour. Elle n'avait jamais traité

légèrement dans sa pensée ces sortes de relations, et elle voyait qu'avec

Albert aucune femme n'eût pu les braver sans de graves conséquences.

Elle ne doutait ni de sa loyauté ni de ses promesses; mais le calme

qu'elle s'était flattée de lui rendre devait être inconciliable avec un

amour si ardent et l'impossibilité où elle se voyait d'y répondre. Elle

lui tendit la main en soupirant, et resta pensive, les yeux attachés à

terre, plongée dans une méditation mélancolique.


«Albert, lui dit-elle enfin en relevant ses regards sur lui, et en

trouvant les siens remplis d'une attente pleine d'angoisse et de douleur,

vous ne me connaissez pas, quand vous voulez me charger d'un rôle qui me

convient si peu. Une femme capable d'en abuser serait seule capable de

l'accepter. Je ne suis ni coquette ni orgueilleuse, je ne crois pas être

vaine, et je n'ai aucun esprit de domination. Votre amour me flatterait,

si je pouvais le partager; et si cela était, je vous le dirais tout de

suite. Vous affliger par l'assurance réitérée du contraire est, dans la

situation où je vous trouve, un acte de cruauté froide que vous auriez

bien dû m'épargner, et qui m'est cependant imposé par ma conscience,

quoique mon coeur le déteste, et se déchire en l'accomplissant.

Plaignez-moi d'être forcée de vous affliger, de vous offenser, peut-être,

en un moment où je voudrais donner ma vie pour vous rendre le bonheur et

la santé.


--Je le sais, enfant sublime, répondit Albert avec un triste sourire.

Tu es si bonne et si grande, que tu donnerais ta vie pour le dernier des

hommes; mais ta conscience, je sais bien qu'elle ne pliera pour personne.

Ne crains donc pas de m'offenser, en me dévoilant cette rigidité que

j'admire, cette froideur stoïque que ta vertu conserve au milieu de la

plus touchante pitié. Quant à m'affliger, cela n'est pas en ton pouvoir,

Consuelo. Je ne me suis point fait d'illusions; je suis habitué aux plus

atroces douleurs; je sais que ma vie est dévouée aux sacrifices les plus

cuisants. Ne me traite donc pas comme un homme faible, comme un enfant

sans coeur et sans fierté, en me répétant ce que je sais de reste, que tu

n'auras jamais d'amour pour moi. Je sais toute ta vie, Consuelo, bien que

je ne connaisse ni ton nom, ni ta famille, ni aucun fait matériel qui te

concerne. Je sais l'histoire de ton âme; le reste ne m'intéresse pas.

Tu as aimé, tu aimes encore, et tu aimeras toujours un être dont je ne

sais rien, dont je ne veux rien savoir, et auquel je ne te disputerai que

si tu me l'ordonnes. Mais sache, Consuelo, que tu ne seras jamais ni à

lui, ni à moi, ni à toi-même. Dieu t'a réservé une existence à part, dont

je ne cherche ni ne prévois les circonstances; mais dont je connais le but

et la fin. Esclave et victime de ta grandeur d'âme, tu n'en recueilleras

jamais d'autre récompense en cette vie que la conscience de ta force et

le sentiment de ta bonté. Malheureuse au dire du monde, tu seras, en dépit

de tout, la plus calme et la plus heureuse des créatures humaines, parce

que tu seras toujours la plus juste et la meilleure. Car les méchants et

les lâches sont seuls à plaindre, ô ma soeur chérie, et la parole du

Christ sera vraie, tant que l'humanité sera injuste et aveugle:

_Heureux ceux qui sont persécutés!_ heureux ceux qui pleurent et qui

travaillent dans la peine!»


La force et la dignité qui rayonnaient sur le front large et majestueux

d'Albert exercèrent en ce moment une si puissante fascination sur

Consuelo, qu'elle oublia ce rôle de fière souveraine et d'amie austère

qui lui était imposé, pour se courber sous la puissance de cet homme

inspiré par la foi et l'enthousiasme. Elle se soutenait à peine, encore

brisée par la fatigue, et toute vaincue par l'émotion. Elle se laissa

glisser sur ses genoux, déjà pliés par l'engourdissement de la lassitude,

et, joignant les mains, elle se mit à prier tout haut avec effusion.


«Si c'est toi, mon Dieu, s'écria-t-elle, qui mets cette prophétie dans la

bouche d'un saint, que ta volonté soit faite et qu'elle soit bénie! Je

t'ai demandé le bonheur dans mon enfance, sous une face riante et puérile,

tu me le réservais sous une face rude et sévère, que je ne pouvais pas

comprendre. Fais que mes yeux s'ouvrent et que mon coeur se soumette.

Cette destinée qui me semblait si injuste et qui se révèle peu à peu, je

saurai l'accepter, mon Dieu, et ne te demander que ce que l'homme a le

droit d'attendre de ton amour et de ta justice: la foi, l'espérance et la

charité.»


En priant ainsi, Consuelo se sentit baignée de larmes. Elle ne chercha

point à les retenir. Après tant d'agitation et de fièvre, elle avait

besoin de cette crise, qui la soulagea en l'affaiblissant encore. Albert

pria et pleura avec elle, en bénissant ces larmes qu'il avait si longtemps

versée dans la solitude, et qui se mêlaient enfin à celles d'un être

généreux et pur.


«Et maintenant, lui dit Consuelo en se relevant, c'est assez penser à

nous-mêmes. Il est temps de nous occuper des autres, et de nous rappeler

nos devoirs. J'ai promis de vous ramener à vos parents, qui gémissent

dans la désolation, et qui déjà prient pour vous comme pour un mort. Ne

voulez-vous pas leur rendre le repos et la joie, mon cher Albert? Ne

voulez-vous pas me suivre?


--Déjà! s'écria le jeune comte avec amertume; déjà nous séparer! Déjà

quitter cet asile sacré où Dieu seul est entre nous, cette cellule que je

chéris depuis que tu m'y es apparue, ce sanctuaire d'un bonheur que je ne

retrouverai peut-être jamais, pour rentrer dans la vie froide et fausse

des préjugés et des convenances! Ah! pas encore, mon âme, ma vie! Encore

un jour, encore un siècle de délices. Laisse-moi oublier ici qu'il existe

un monde de mensonge et d'iniquité, qui me poursuit comme un rêve funeste;

laisse-moi revenir lentement et par degrés à ce qu'ils appellent la

raison. Je ne me sens pas encore assez fort pour supporter la vue de leur

soleil et le spectacle de leur démence. J'ai besoin de te contempler,

de t'écouter encore. D'ailleurs je n'ai jamais quitté ma retraite par une

résolution soudaine et sans de longues réflexions; ma retraite affreuse

et bienfaisante, lieu d'expiation terrible et salutaire, où j'arrive en

courant et sans détourner la tête, où je me plonge avec une joie sauvage,

et dont je m'éloigne toujours avec des hésitations trop fondées et des

regrets trop durables! Tu ne sais pas quels liens puissants m'attachent à

cette prison volontaire, Consuelo! tu ne sais pas qu'il y a ici un moi

que j'y laisse, et qui est le véritable Albert, et qui n'en saurait

sortir; un moi que j'y retrouve toujours, et dont le spectre me rappelle

et m'obsède quand je suis ailleurs. Ici est ma conscience, ma foi, ma

lumière, ma vie sérieuse en un mot. J'y apporte le désespoir, la peur,

la folie; elles s'y acharnent souvent après moi, et m'y livrent une lutte

effroyable. Mais vois-tu, derrière cette porte, il y a un tabernacle où

je les dompte et où je me retrempe. J'y entre souillé et assailli par le

vertige; j'en sors purifié, et nul ne sait au prix de quelles tortures

j'en rapporte la patience et la soumission. Ne m'arrache pas d'ici,

Consuelo; permets que je m'en éloigne à pas lents et après avoir prié.


--Entrons-y, et prions ensemble, dit Consuelo. Nous partirons aussitôt

après. L'heure s'avance, le jour est peut-être près de paraître. Il faut

qu'on ignore le chemin qui vous ramène au château, il faut qu'on ne vous

voie pas rentrer, il faut peut-être aussi qu'on ne nous voie pas rentrer

ensemble: car je ne veux pas trahir le secret de votre retraite, Albert,

et jusqu'ici nul ne se doute de ma découverte. Je ne veux pas être

interrogée, je ne veux pas mentir. Il faut que j'aie le droit de me

renfermer dans un respectueux silence vis-à-vis de vos parents, et de

leur laisser croire que mes promesses n'étaient que des pressentiments et

des rêves. Si on me voyait revenir avec vous, ma discrétion passerait

pour de la révolte; et quoique je sois capable de tout braver pour vous,

Albert, je ne veux pas sans nécessité m'aliéner la confiance et

l'affection de votre famille. Hâtons-nous donc; je suis épuisée de

fatigue, et si je demeurais plus longtemps ici, je pourrais perdre le

reste de force dont j'ai besoin pour faire ce nouveau trajet. Allons,

priez, vous dis-je, et partons.


--Tu es épuisée de fatigue! repose-toi donc ici, ma bien-aimée! Dors,

je veillerai sur toi religieusement; ou si ma présence t'inquiète, tu

m'enfermeras dans la grotte voisine. Tu mettras cette porte de fer entre

toi et moi; et tant que tu ne me rappelleras pas, je prierai pour toi

dans _mon église_.


--Et pendant que vous prierez, pendant que je me livrerai au repos, votre

père subira encore de longues heures d'agonie, pâle et immobile, comme je

l'ai vu une fois, courbé sous la vieillesse et la douleur, pressant de

ses genoux affaiblis le pavé de son oratoire, et semblant attendre que la

nouvelle de votre mort vienne lui arracher son dernier souffle! Et votre

pauvre tante s'agitera dans une sorte de fièvre à monter sur tous les

donjons pour vous chercher des yeux sur les sentiers de la montagne!

Et ce matin encore on s'abordera dans le château, et on se séparera le

soir avec le désespoir dans les yeux et la mort dans l'âme! Albert, vous

n'aimez donc pas vos parents, puisque vous les faites languir et souffrir

ainsi sans pitié ou sans remords?


--Consuelo, Consuelo! s'écria Albert en paraissant sortir d'un songe, ne

parle pas ainsi, tu me fais un mal affreux. Quel crime ai-je donc commis?

quels désastres ai-je donc causés? pourquoi sont-ils si inquiets? Combien

d'heures se sont donc écoulées depuis celle où je les ai quittés?


--Vous demandez combien d'heures! demandez combien de jours, combien de

nuits, et presque combien de semaines!


--Des jours, des nuits! Taisez-vous, Consuelo, ne m'apprenez pas mon

malheur! Je savais bien que je perdais ici la juste notion du temps, et

que la mémoire de ce qui se passe sur la face de la terre ne descendait

point dans ce sépulcre.... Mais je ne croyais pas que la durée de cet

oubli et de cette ignorance pût être comptée par jours et par semaines.


--N'est-ce pas un oubli volontaire, mon ami? Rien ne vous rappelle ici

les jours qui s'effacent et se renouvellent, d'éternelles ténèbres y

entretiennent la nuit. Vous n'avez même pas, je crois, un sablier pour

compter les heures. Ce soin d'écarter les moyens de mesurer le temps

n'est-il pas une précaution farouche pour échapper aux cris de la nature

et aux reproches de la conscience?


--Je l'avoue, j'ai besoin d'abjurer, quand je viens ici, tout ce qu'il y a

en moi de purement humain. Mais je ne savais pas, mon Dieu! que la douleur

et la méditation pussent absorber mon âme au point de me faire paraître

indistinctement les heures longues comme des jours, ou les jours rapides

comme des heures. Quel homme suis-je donc, et comment ne m'a-t-on jamais

éclairé sur cette nouvelle disgrâce de mon organisation?


--Cette disgrâce est, au contraire, la preuve d'une grande puissance

intellectuelle, mais détournée de son emploi et consacrée à de funestes

préoccupations. On s'est imposé de vous cacher les maux dont vous êtes la

cause; on a cru devoir respecter votre souffrance en vous taisant celle

d'autrui. Mais, selon moi, c'était vous traiter avec trop peu d'estime,

c'était douter de votre coeur; et moi qui n'en doute pas, Albert, je ne

vous cache rien.


--Partons! Consuelo, partons! dit Albert en jetant précipitamment son

manteau sur ses épaules. Je suis un malheureux! J'ai fait souffrir mon

père que j'adore, ma tante que je chéris! Je suis à peine digne de

les revoir! Ah! plutôt que de renouveler de pareilles cruautés, je

m'imposerais le sacrifice de ne jamais revenir ici! Mais non, je suis

heureux; car j'ai rencontré un coeur ami, pour m'avertir et me réhabiliter.

Quelqu'un enfin m'a dit la vérité sur moi-même, et me la dira toujours,

n'est-ce pas, ma soeur chérie?


--Toujours, Albert, je vous le jure.


--Bonté divine! et l'être qui vient à mon secours est celui-là seul que

je puis écouter et croire! Dieu sait ce qu'il fait! Ignorant ma folie,

j'ai toujours accusé celle des autres. Hélas! mon noble père, lui-même,

m'aurait appris ce que vous venez de m'apprendre, Consuelo, que je ne

l'aurais pas cru! C'est que vous êtes la vérité et la vie, c'est que vous

seule pouvez porter en moi la conviction, et donner à mon esprit troublé

la sécurité céleste qui émane de vous.


--Partons, dit Consuelo en l'aidant à agrafer son manteau, que sa main

convulsive et distraite ne pouvait fixer sur son épaule.


--Oui, partons, dit-il en la regardant d'un oeil attendri remplir ce soin

amical; mais auparavant, jure-moi, Consuelo, que si je reviens ici, tu ne

m'y abandonneras pas; jure que tu viendras m'y chercher encore, fut-ce

pour m'accabler de reproches, pour m'appeler ingrat, parricide, et me dire

que je suis indigne de ta sollicitude. Oh! ne me laisse plus en proie à

moi-même! tu vois bien que tu as tout pouvoir sur moi, et qu'un mot de ta

bouche me persuade et me guérit mieux que ne feraient des siècles de

méditation et de prière.


--Vous allez me jurer, vous, lui répondit Consuelo en appuyant sur ses

deux épaules ses mains enhardies par l'épaisseur du manteau; et en lui

souriant avec expansion, de ne jamais revenir ici sans moi!


--Tu y reviendras donc avec moi, s'écria-t-il en la regardant avec

ivresse, mais sans oser l'entourer de ses bras: jure-le-moi, et moi je

fais le serment de ne jamais quitter le toit de mon père sans ton ordre

ou ta permission.


--Eh bien, que Dieu entende et reçoive cette mutuelle promesse, répondit

Consuelo transportée de joie. Nous reviendrons prier dans _votre église_,

Albert, et vous m'enseignerez à prier; car personne ne me l'a appris,

et j'ai de connaître Dieu un besoin qui me consume. Vous me révélerez le

ciel, mon ami, et moi je vous rappellerai, quand il le faudra, les choses

terrestres et les devoirs de la vie humaine.


--Divine soeur! dit Albert, les yeux noyés de larmes délicieuses, va! Je

n'ai rien à t'apprendre, et c'est toi qui dois me confesser, me connaître,

et me régénérer! C'est toi qui m'enseigneras tout, même la prière. Ah!

Je n'ai plus besoin d'être seul pour élever mon âme à Dieu. Je n'ai plus

besoin de me prosterner sur les ossements de mes pères, pour comprendre

et sentir l'immortalité. Il me suffit de te regarder pour que mon âme

vivifiée monte vers le ciel comme un hymne de reconnaissance et un encens

de purification.»


Consuelo l'entraîna; elle-même ouvrit et referma les portes.


«A moi, Cynabre!»dit Albert à son fidèle compagnon en lui présentant une

lanterne, mieux construite que celle dont s'était munie Consuelo, et

mieux appropriée au genre de voyage qu'elle devait protéger. L'animal

intelligent prit d'un air de fierté satisfaite l'anse du fanal, et se mit

à marcher en avant d'un pas égal, s'arrêtant chaque fois que son maître

s'arrêtait, hâtant ou ralentissant son allure au gré de la sienne, et

gardant le milieu du chemin, pour ne jamais compromettre son précieux

dépôt en le heurtant contre les rochers et les broussailles.


Consuelo avait bien de la peine à marcher; elle se sentait brisée; et sans

le bras d'Albert, qui la soutenait et l'enlevait à chaque instant, elle

serait tombée dix fois. Ils redescendirent ensemble le courant de la

source, en côtoyant ses marges gracieuses et fraîches.


«C'est Zdenko, lui dit Albert, qui soigne avec amour la naïade de ces

grottes mystérieuses. Il aplanit son lit souvent encombré de gravier et de

coquillages. Il entretient les pâles fleurs qui naissent sous ses pas, et

les protège contre ses embrassements parfois un peu rudes.»


Consuelo regarda le ciel à travers les fentes du rocher. Elle vit briller

une étoile.


«C'est Aldébaram, l'étoile des Zingari, lui dit Albert. Le jour ne

paraîtra que dans une heure.


--C'est mon étoile, répondit Consuelo; car je suis, non de race, mais de

condition, une sorte de Zingara, mon cher comte. Ma mère ne portait pas

d'autre nom à Venise, quoiqu'elle se révoltât contre cette appellation,

injurieuse, selon ses préjugés espagnols. Et moi j'étais, je suis encore

connue dans ce pays-là, sous le titre de Zingarella.


--Que n'es-tu en effet un enfant de cette race persécutée! Répondit

Albert: je t'aimerais encore davantage, s'il était possible!»


Consuelo, qui avait cru bien faire en rappelant au comte de Rudolstadt

La différence de leurs origines et de leurs conditions, se souvint de ce

qu'Amélie lui avait appris des sympathies d'Albert pour les pauvres et

les vagabonds. Elle craignit de s'être abandonnée involontairement à un

sentiment de coquetterie instinctive, et garda le silence.


Mais Albert le rompit au bout de quelques instants.


«Ce que vous venez de m'apprendre, dit-il, a réveillé en moi, par je ne

sais quel enchaînement d'idées, un souvenir de ma jeunesse, assez puéril,

mais qu'il faut que je vous raconte, parce que, depuis que je vous ai vue,

il s'est présenté plusieurs fois à ma mémoire avec une sorte d'insistance.

Appuyez-vous sur moi davantage, pendant que je vous parlerai, chère soeur.


«J'avais environ quinze ans; je revenais seul, un soir, par un des

sentiers qui côtoient le Schreckenstein, et qui serpentent sur les

collines, dans la direction du château. Je vis devant moi une femme grande

et maigre, misérablement vêtue, qui portait un fardeau sur ses épaules,

et qui s'arrêtait de roche en roche pour s'asseoir et reprendre haleine.

Je l'abordai. Elle était belle, quoique hâlée par le soleil et flétrie par

la misère et le souci. Il y avait sous ses haillons une sorte de fierté

douloureuse; et lorsqu'elle me tendit la main, elle eut l'air de commander

à ma pitié plutôt que de l'implorer. Je n'avais plus rien dans ma bourse,

et je la priai de venir avec moi jusqu'au château, où je pourrais lui

offrir des secours, des aliments, et un gîte pour la nuit.


«--Je l'aime mieux ainsi, me répondit-elle avec un accent étranger que je

pris pour celui des vagabonds égyptiens; car je ne savais pas à cette

époque les langues que j'ai apprises depuis dans mes voyages. Je pourrai,

ajouta-t-elle, vous payer l'hospitalité que vous m'offrez, en vous faisant

entendre quelques chansons des divers pays que j'ai parcourus. Je demande

rarement l'aumône; il faut que j'y sois forcée par une extrême détresse.


--Pauvre femme! lui dis-je, vous portez un fardeau bien lourd; vos

pauvres pieds presque nus sont blessés. Donnez-moi ce paquet, je le

porterai jusqu'à ma demeure, et vous marcherez plus librement.


--Ce fardeau devient tous les jours plus pesant, répondit-elle avec un

sourire mélancolique qui l'embellit tout à fait; mais je ne m'en plains

pas. Je le porte depuis plusieurs années, et j'ai fait des centaines

de lieues avec lui sans regretter ma peine. Je ne le confie jamais à

personne; mais vous avez l'air d'un enfant si bon, que je vous le

prêterai jusque là-bas.


A ces mots, elle ôta l'agrafe du manteau qui la couvrait tout entière,

et qui ne laissait passer que le manche de sa guitare. Je vis alors

un enfant de cinq à six ans, pâle et hâlé comme sa mère, mais d'une

physionomie douce et calme qui me remplit le coeur d'attendrissement.

C'était une petite fille toute déguenillée, maigre, mais forte, et qui

dormait du sommeil des anges sur ce dos brûlant et brisé de la chanteuse

ambulante. Je la pris dans mes bras, et j'eus bien de la peine à l'y

garder: car, en s'éveillant, et en se voyant sur un sein étranger, elle

se débattit et pleura. Mais sa mère lui parla dans sa langue pour la

rassurer. Mes caresses et mes soins la consolèrent, et nous étions les

meilleurs amis du monde en arrivant au château. Quand la pauvre femme eut

soupé, elle coucha son enfant dans un lit que je lui avais fait préparer,

fit une espèce de toilette bizarre, plus triste encore que ses haillons,

et vint dans la salle où nous mangions, chanter des romances espagnoles,

françaises et allemandes, avec une belle voix, un accent ferme, et une

franchise de sentiment qui nous charmèrent. Ma bonne tante eut pour elle

mille soins et mille attentions. Elle y parut sensible, mais ne dépouilla

pas sa fierté, et ne fit à nos questions que des réponses évasives. Son

enfant m'intéressait plus qu'elle encore. J'aurais voulu le revoir,

l'amuser, et même le garder. Je ne sais quelle tendre sollicitude

s'éveillait en moi pour ce pauvre petit être, voyageur et misérable sur

la terre. Je rêvai de lui toute la nuit, et dès le matin je courus pour

le voir. Mais déjà la Zingara était partie, et je gravis la montagne sans

pouvoir la découvrir. Elle s'était levée avant le jour, et avait pris la

route du sud, avec son enfant et ma guitare, que je lui avais donnée, la

sienne étant brisée à son grand regret.


--Albert! Albert! s'écria Consuelo saisie d'une émotion extraordinaire.

Cette guitare est à Venise chez mon maître Porpora, qui me la conserve,

et à qui je la redemanderai pour ne jamais m'en séparer. Elle est en

ébène, avec un chiffre incrusté en argent, un chiffre que je me rappelle

bien: «A.R.» Ma mère, qui manquait de mémoire, pour avoir vu trop de

choses, ne se souvenait ni de votre nom, ni de celui de votre château,

ni même du pays où cette aventure lui était arrivée. Mais elle m'a souvent

parlé de l'hospitalité qu'elle avait reçue chez le possesseur de cette

guitare, et de la charité touchante d'un jeune et beau seigneur qui

m'avait portée dans ses bras pendant une demi-lieue, en causant avec elle

comme avec son égale. O mon cher Albert! je me souviens aussi de tout

cela! A chaque parole de votre récit, ces images, longtemps assoupies dans

mon cerveau, se sont réveillées une à une; et voilà pourquoi vos montagnes

ne pouvaient pas sembler absolument nouvelles à mes yeux; voilà pourquoi

je m'efforçais en vain de savoir la cause des souvenirs confus qui

venaient m'assaillir dans ce paysage; voilà pourquoi surtout j'ai senti

pour vous, à la première vue, mon coeur tressaillir et mon front

s'incliner respectueusement, comme si j'eusse retrouvé un ami et un

protecteur longtemps perdu et regretté.


--Crois-tu donc, Consuelo, lui dit Albert en la pressant contre son sein,

que je ne t'aie pas reconnue dès le premier instant? En vain tu as grandi,

en vain tu t'es transformée et embellie avec les années. J'ai une mémoire

(présent merveilleux, quoique souvent funeste!) qui n'a pas besoin des

yeux et des paroles pour s'exercer à travers l'espace des siècles et des

jours. Je ne savais pas que tu étais ma Zingarella chérie; mais je savais

bien que je t'avais déjà connue, déjà aimée, déjà pressée sur mon coeur,

qui, dès ce moment, s'est attaché et identifié au tien, à mon insu, pour

toute ma vie.





XLVI.



En parlant ainsi, ils arrivèrent à l'embranchement des deux routes où

Consuelo avait rencontré Zdenko, et de loin ils aperçurent la lueur de sa

lanterne, qu'il avait posée à terre à côté de lui. Consuelo, connaissant

désormais les caprices dangereux et la force athlétique de l'_innocent_,

se pressa involontairement contre Albert, en signalant cet indice de son

approche.


--Pourquoi craignez-vous cette douce et affectueuse créature? lui dit le

jeune comte, surpris et heureux pourtant de cette frayeur. Zdenko vous

chérit, quoique depuis la nuit dernière un mauvais rêve qu'il a fait l'ait

rendu récalcitrant à mes désirs, et un peu hostile au généreux projet que

vous formiez de venir me chercher: mais il a la soumission d'un enfant dès

que j'insiste auprès de lui, et vous allez le voir à vos pieds si je dis

un mot.


--Ne l'humiliez pas devant moi, répondit Consuelo; n'aggravez pas

l'aversion que je lui inspire. Quand nous l'aurons dépassé, je vous dirai

quels motifs sérieux j'ai de le craindre et de l'éviter désormais.


--Zdenko est un être quasi céleste, reprit Albert, et je ne pourrai jamais

le croire redoutable pour qui que ce soit. Son état d'extase perpétuelle

lui donne la pureté et la charité des anges.


--Cet état d'extase que j'admire moi-même, Albert, est une maladie quand

il se prolonge. Ne vous abusez pas à cet égard. Dieu ne veut pas que

l'homme abjure ainsi le sentiment et la conscience de sa vie réelle pour

s'élever trop souvent à de vagues conceptions d'un monde idéal. La démence

et la fureur sont au bout de ces sortes d'ivresses, comme un châtiment de

l'orgueil et de l'oisiveté.»


Cynabre s'arrêta devant Zdenko, et le regarda d'un air affectueux,

attendant quelque caresse que cet ami ne daigna pas lui accorder. Il avait

la tête dans ses deux mains, dans la même attitude et sur le même rocher

où Consuelo l'avait laissé. Albert lui adressa la parole en bohémien, et

il répondit à peine. Il secouait la tête d'un air découragé; ses joues

étaient inondées de larmes, et il ne voulait pas seulement regarder

Consuelo. Albert éleva la voix, et l'interpella avec force; mais il y

Avait plus d'exhortation et de tendresse que de commandement et de

reproche dans les indexions de sa voix. Zdenko se leva enfin, et alla

tendre la main à Consuelo, qui la lui serra en tremblant.


«Maintenant, lui dit-il en allemand, en la regardant avec douceur, quoique

avec tristesse, tu ne dois plus me craindre: mais tu me fais bien du mal,

et je sens que ta main est pleine de nos malheurs.»


Il marcha devant eux, en échangeant de temps en temps quelques paroles

avec Albert. Ils suivaient la galerie solide et spacieuse que Consuelo

n'avait pas encore parcourue de ce côté, et qui les conduisit à une

voûte ronde, où ils retrouvèrent l'eau de la source, affluant dans un

vaste bassin fait de main d'homme, et revêtu de pierres taillées. Elle

s'en échappait par deux courants, dont l'un se perdait dans les cavernes,

et l'autre se dirigeait vers la citerne du château. Ce fut celui-là que

Zdenko ferma, en replaçant de sa main herculéenne trois énormes pierres

qu'il dérangeait lorsqu'il voulait tarir la citerne jusqu'au niveau de

l'arcade et de l'escalier par où l'on remontait à la terrasse d'Albert.


«Asseyons-nous ici, dit le comte à sa compagne, pour donner à l'eau du

puits le temps de s'écouler par un déversoir....


--Que je connais trop bien, dit Consuelo en frissonnant de la tête aux

pieds.


--Que voulez-vous dire? demanda Albert en la regardant avec surprise.


--Je vous l'apprendrai plus tard, répondit Consuelo. Je ne veux pas vous

attrister et vous émouvoir maintenant par l'idée des périls que j'ai

surmontés....


--Mais que veut-elle dire? s'écria Albert épouvanté, en regardant Zdenko.»


Zdenko répondit en bohémien d'un air d'indifférence, en pétrissant

Avec ses longues mains brunes des amas de glaise qu'il plaçait dans

l'interstice des pierres de son écluse, pour hâter l'écoulement de la

citerne.


«Expliquez-vous, Consuelo, dit Albert avec agitation; je ne peux rien

comprendre à ce qu'il me dit. Il prétend que ce n'est pas lui qui vous a

amenée jusqu'ici, que vous y êtes venue par des souterrains que je sais

impénétrables, et où une femme délicate n'eût jamais osé se hasarder ni pu

se diriger. Il dit (grand Dieu! que ne dit-il pas, le malheureux), que

c'est le destin qui vous a conduite, et que l'archange Michel (qu'il

appelle le superbe et le dominateur) vous a fait passer à travers l'eau

et les abîmes.


--Il est possible, répondit Consuelo avec un sourire, que l'archange

Michel s'en soit mêlé; car il est certain que je suis venue par le

déversoir de la fontaine, que j'ai devancé le torrent à la course, que je

me suis crue perdue deux ou trois fois, que j'ai traversé des cavernes

et des carrières où j'ai pensé devoir être étouffée ou engloutie à chaque

pas; et pourtant ces dangers n'étaient pas plus affreux que la colère de

Zdenko lorsque le hasard ou la Providence m'ont fait retrouver la bonne

route.»


Ici, Consuelo, qui s'exprimait toujours en espagnol avec Albert, lui

raconta en peu de mots l'accueil que son pacifique Zdenko lui avait fait,

et la tentative de l'enterrer vivante, qu'il avait presque entièrement

exécutée, au moment où elle avait eu la présence d'esprit de l'apaiser par

une phrase singulièrement hérétique. Une sueur froide ruissela sur le

front d'Albert en apprenant ces détails incroyables, et il lança plusieurs

fois sur Zdenko des regards terribles, comme s'il eût voulu l'anéantir.

Zdenko, en les rencontrant, prit une étrange expression de révolte et de

dédain. Consuelo trembla de voir ces deux insensés se tourner l'un contre

l'autre; car, malgré la haute sagesse et l'exquisité de sentiments qui

inspiraient la plupart des discours d'Albert, il était bien évident

pour elle que sa raison avait reçu de graves atteintes dont elle ne se

relèverait peut-être jamais entièrement. Elle essaya de les réconcilier

en leur disant à chacun des paroles affectueuses. Mais Albert, se levant,

et remettant les clefs de son ermitage à Zdenko, lui adressa quelques mots

très-froids, auxquels Zdenko se soumit à l'instant même. Il reprit sa

lanterne, et s'éloigna en chantant des airs bizarres sur des paroles

incompréhensibles.


«Consuelo, dit Albert lorsqu'il l'eut perdu de vue, si ce fidèle animal

qui se couche à vos pieds devenait enragé; oui, si mon pauvre Cynabre

compromettait votre vie par une fureur involontaire, il me faudrait bien

le tuer; et croyez que je n'hésiterais pas, quoique ma main n'ait jamais

versé de sang, même celui des êtres inférieurs à l'homme.... Soyez donc

tranquille, aucun danger ne vous menacera plus.


--De quoi parlez-vous, Albert? répondit la jeune fille inquiète de cette

allusion imprévue. Je ne crains plus rien. Zdenko est encore un homme,

bien qu'il ait perdu la raison par sa faute peut-être, et aussi un peu

par la vôtre. Ne parlez ni de sang ni de châtiment. C'est à vous de le

ramener à la vérité et de le guérir au lieu d'encourager son délire.

Venez, partons; je tremble que le jour ne se lève et ne nous surprenne à

notre arrivée.


--Tu as raison, dit Albert en reprenant sa route. La sagesse parle par ta

bouche, Consuelo. Ma folie a été contagieuse pour cet infortuné, et il

était temps que tu vinsses-nous tirer de cet abîme où nous roulions tous

les deux. Guéri par toi, je tâcherai de guérir Zdenko.... Et si pourtant

je n'y réussis point, si sa démence met encore ta vie en péril, quoique

Zdenko soit un homme devant Dieu, et un ange dans sa tendresse pour moi,

quoiqu'il soit le seul véritable ami que j'aie eu jusqu'ici sur la

terre ... sois certaine, Consuelo, que je l'arracherai de mes entrailles

et que tu ne le reverras jamais.


--Assez, assez, Albert! murmura Consuelo, incapable après tant de frayeurs

de supporter une frayeur nouvelle. N'arrêtez pas votre pensée sur de

pareilles suppositions. J'aimerais mieux cent fois perdre la vie que de

mettre dans la vôtre une nécessité et un désespoir semblables.»


Albert ne l'écoutait point, et semblait égaré. Il oubliait de la soutenir,

et ne la voyait plus défaillir et se heurter à chaque pas. Il était

absorbé par l'idée des dangers qu'elle avait courus pour lui; et dans

sa terreur en se les retraçant, dans sa sollicitude ardente, dans sa

reconnaissance exaltée, il marchait rapidement, faisant retentir le

souterrain de ses exclamations entrecoupées, et la laissant se traîner

derrière lui avec des efforts de plus en plus pénibles.


Dans cette situation cruelle, Consuelo pensa à Zdenko, qui était derrière

elle, et qui pouvait revenir sur ses pas; au torrent, qu'il tenait

toujours pour ainsi dire dans sa main, et qu'il pouvait déchaîner encore

une fois au moment où elle remonterait le puits seule et privée du secours

d'Albert. Car celui-ci, en proie à une fantaisie nouvelle, semblait la

voir devant lui et suivre un fantôme trompeur, tandis qu'il l'abandonnait

dans les ténèbres. C'en était trop pour une femme, et pour Consuelo

elle-même. Cynabre marchait aussi vite que son maître, et fuyait emportant

le flambeau; Consuelo avait laissé le sien dans la cellule. Le chemin

faisait des angles nombreux, derrière lesquels la clarté disparaissait à

chaque instant. Consuelo heurta contre un de ces angles, tomba, et ne put

se relever. Le froid de la mort parcourut tous ses membres. Une dernière

appréhension se présenta rapidement à son esprit. Zdenko, pour cacher

l'escalier et l'issue de la citerne, avait probablement reçu l'ordre de

lâcher l'écluse après un temps déterminé. Lors même que la haine ne

l'inspirerait pas, il devait obéir par habitude à cette précaution

nécessaire. C'en est donc fait, pensa Consuelo en faisant de vaines

tentatives pour se traîner sur ses genoux. Je suis la proie d'un destin

impitoyable. Je ne sortirai plus de ce souterrain funeste; mes yeux ne

reverront plus la lumière du ciel.


Déjà un voile plus épais que celui des ténèbres extérieures s'étendait sur

sa vue, ses mains s'engourdissaient, et une apathie qui ressemblait au

dernier sommeil suspendait ses terreurs. Tout à coup elle se sent pressée

et soulevée dans des bras puissants, qui la saisissent et l'entraînent

vers la citerne. Un sein embrasé palpite contre le sien, et le réchauffe;

une voix amie et caressante lui adresse de tendres paroles; Cynabre bondit

devant elle en agitant la lumière. C'est Albert, qui, revenu à lui,

l'emporte et la sauve, avec la passion d'une mère qui vient de perdre et

de retrouver son enfant. En trois minutes ils arrivèrent au canal où l'eau

de la source venait de s'épancher; ils atteignirent l'arcade et l'escalier

de la citerne. Cynabre, habitué à cette dangereuse ascension, s'élança le

premier, comme s'il eût craint d'entraver les pas de son maître en se

tenant trop près de lui. Albert, portant Consuelo d'un bras et se

cramponnant de l'autre à la chaîne, remonta cette spirale au fond de

laquelle l'eau s'agitait déjà pour remonter aussi. Ce n'était pas le

moindre des dangers que Consuelo eût traversés; mais elle n'avait plus

peur. Albert était doué d'une force musculaire auprès de laquelle celle

de Zdenko n'était qu'un jeu, et dans ce moment il était animé d'une

puissance surnaturelle. Lorsqu'il déposa son précieux fardeau sur la

margelle du puits, à la clarté de l'aube naissante, Consuelo respirant

enfin, et se détachant de sa poitrine haletante, essuya avec son voile

son large front baigné de sueur.


«Ami, lui dit-elle avec tendresse, sans vous j'allais mourir, et vous

m'avez rendu tout ce que j'ai fait pour vous; mais je sens maintenant

votre fatigue plus que vous-même, et il me semble que je vais y succomber

à votre place.


--O ma petite Zingarella! lui dit Albert avec enthousiasme en baisant le

voile qu'elle appuyait sur son visage, tu es aussi légère dans mes bras

que le jour où je t'ai descendue du Schreckenstein pour te faire entrer

dans ce château.


--D'où vous ne sortirez plus sans ma permission. Albert, n'oubliez pas

vos serments!


--Ni toi les tiens, lui répondit-il en s'agenouillant devant elle.»


Il l'aida à s'envelopper avec le voile et à traverser sa chambre, d'où

elle s'échappa furtive pour regagner la sienne propre. On commençait à

s'éveiller dans le château. Déjà la chanoinesse faisait entendre à l'étage

inférieur une toux sèche et perçante, signal de son lever. Consuelo eut

le bonheur de n'être vue ni entendue de personne. La crainte lui fit

retrouver des ailes pour se réfugier dans son appartement. D'une main

agitée elle se débarrassa de ses vêtements souillés et déchirés, et les

cacha dans un coffre dont elle ôta la clef. Elle recouvra la force et la

mémoire nécessaires pour faire disparaître toute trace de son mystérieux

voyage. Mais à peine eut-elle laissé tomber sa tête accablée sur son

chevet, qu'un sommeil lourd et brûlant plein de rêves fantastiques et

d'événements épouvantables, vint l'y clouer sous le poids de la fièvre

envahissante et inexorable.





XLVII.



Cependant la chanoinesse Wenceslawa, après une demi-heure d'oraisons,

monta l'escalier, et, suivant sa coutume, consacra le premier soin de sa

journée à son cher neveu. Elle se dirigea vers la porte de sa chambre,

et colla son oreille contre la serrure, quoique avec moins d'espérance

que jamais d'entendre les légers bruits qui devaient lui annoncer son

retour. Quelles furent sa surprise et sa joie, lorsqu'elle saisit le son

égal de sa respiration durant le sommeil! Elle fit un grand signe de

croix, et se hasarda à tourner doucement la clef dans la serrure, et à

s'avancer sur la pointe du pied. Elle vit Albert paisiblement endormi dans

son lit, et Cynabre couché en rond sur le fauteuil voisin. Elle n'éveilla

ni l'un ni l'autre, et courut trouver le comte Christian, qui, prosterné

dans son oratoire, demandait avec sa résignation accoutumée que son fils

lui fût rendu, soit dans le ciel, soit sur la terre.


«Mon frère, lui dit-elle à voix basse en s'agenouillant auprès de lui,

suspendez vos prières, et cherchez dans votre coeur les plus ferventes

bénédictions. Dieu vous a exaucé!»


Elle n'eut pas besoin de s'expliquer davantage. Le vieillard, se

retournant vers elle, et rencontrant ses petits yeux clairs animés d'une

joie profonde et sympathique, leva ses mains desséchées vers l'autel, en

s'écriant d'une voix éteinte:


«Mon Dieu, vous m'avez rendu mon fils!»


Et tous deux, par une même inspiration, se mirent à réciter

alternativement à demi-voix les versets du beau cantique de Siméon:

_Maintenant je puis mourir_, etc.


On résolut de ne pas réveiller Albert. On appela le baron, le chapelain,

tous les serviteurs, et l'on écouta dévotement la messe d'actions de

grâces dans la chapelle du château. Amélie apprit avec une joie sincère le

retour de son cousin; mais elle trouva fort injuste que, pour célébrer

pieusement cet heureux événement, on la fît lever à cinq heures du matin

pour avaler une messe durant laquelle il lui fallut étouffer bien des

bâillements.


«Pourquoi votre amie, la bonne Porporina, ne s'est-elle pas unie à nous

pour remercier la Providence? dit le comte Christian à sa nièce lorsque

la messe fut finie.


--J'ai essayé de la réveiller, répondit Amélie. Je l'ai appelée, secouée,

et avertie de toutes les façons; mais je n'ai jamais pu lui rien faire

comprendre, ni la décider à ouvrir les yeux. Si elle n'était brûlante et

rouge comme le feu, je l'aurais crue morte. Il faut qu'elle ait bien mal

dormi cette nuit et qu'elle ait la fièvre.


--Elle est malade, en ce cas, cette digne personne! reprit le vieux comte.

Ma chère soeur Wenceslawa, vous devriez aller la voir et lui porter les

soins que son état réclame. A Dieu ne plaise qu'un si beau jour soit

attristé par la souffrance de cette noble fille!


--J'irai, mon frère, répondit la chanoinesse, qui ne disait plus un mot

et ne faisait plus un pas à propos de Consuelo sans consulter les regards

du chapelain. Mais ne vous tourmentez pas, Christian; ce ne sera rien!

La signora Nina est très nerveuse. Elle sera bientôt guérie.


--N'est-ce pas pourtant une chose bien singulière, dit-elle au chapelain

un instant après, lorsqu'elle put le prendre à part, que cette fille ait

prédit le retour d'Albert avec tant d'assurance et de vérité! Monsieur

le chapelain, nous nous sommes peut-être trompés sur son compte. C'est

peut-être une espèce de sainte qui a des révélations?


--Une sainte serait venue entendre la messe, au lieu d'avoir la fièvre

dans un pareil moment, objecta le chapelain d'un air profond.»


Cette remarque judicieuse arracha un soupir à la chanoinesse. Elle alla

néanmoins voir Consuelo, et lui trouva une fièvre brûlante, accompagnée

d'une somnolence invincible. Le chapelain fut appelé, et déclara qu'elle

serait fort malade si cette fièvre continuait. Il interrogea la jeune

baronne pour savoir si sa voisine de chambre n'avait pas eu une nuit très

agitée.


«Tout au contraire, répondit Amélie, je ne l'ai pas entendue remuer. Je

m'attendais, d'après ses prédictions et les beaux contes qu'elle nous

faisait depuis quelques jours, à entendre le sabbat danser dans son

appartement.


Mais il faut que le diable l'ait emportée bien loin d'ici, ou qu'elle ait

affaire à des lutins fort bien appris, car elle n'a pas bougé, que je

sache, et mon sommeil n'a pas été troublé un seul instant.»


Ces plaisanteries parurent de fort mauvais goût au chapelain; et la

chanoinesse, que son coeur sauvait des travers de son esprit, les trouva

déplacées au chevet d'une compagne gravement malade. Elle n'en témoigna

pourtant rien, attribuant l'aigreur de sa nièce à une jalousie trop bien

fondée; et elle demanda au chapelain quels médicaments il fallait

administrer à la Porporina.


Il ordonna un calmant, qu'il fut impossible de lui faire avaler. Ses dents

étaient contractées, et sa bouche livide repoussait tout breuvage. Le

chapelain prononça que c'était un mauvais signe. Mais avec une apathie

malheureusement trop contagieuse dans cette maison, il remit à un nouvel

examen le jugement qu'il pouvait porter sur la malade: _On verra; il faut

attendre; on ne peut encore rien décider_. Telles étaient les sentences

favorites de l'Esculape tonsuré.


«Si cela continue, répéta-t-il en quittant la chambre de Consuelo, il

faudra songer à appeler un médecin; car je ne prendrai pas sur moi de

soigner un cas extraordinaire d'affection morale. Je prierai pour cette

demoiselle; et peut-être dans la situation d'esprit où elle s'est

trouvée depuis ces derniers temps, devons-nous attendre de Dieu seul des

secours plus efficaces que ceux de l'art.»


On laissa une servante auprès de Consuelo, et on alla se préparer à

déjeuner. La chanoinesse pétrit elle-même le plus beau gâteau qui fût

jamais sorti de ses mains savantes. Elle se flattait qu'Albert, après un

long jeûne, mangerait avec plaisir ce mets favori. La belle Amélie fit une

toilette éblouissante de fraîcheur, en se disant que son cousin aurait

peut-être quelque regret de l'avoir offensée et irritée quand il la

retrouverait si séduisante. Chacun songeait à ménager quelque agréable

surprise au jeune comte; et l'on oublia le seul être dont on eut dû

s'occuper, la pauvre Consuelo, à qui on était redevable de son retour,

et qu'Albert allait être impatient de revoir.


Albert s'éveilla bientôt, et au lieu de faire d'inutiles efforts pour se

rappeler les événements de la veille, comme il lui arrivait toujours après

les accès de démence qui le conduisaient à sa demeure souterraine, il

retrouva promptement la mémoire de son amour et du bonheur que Consuelo

lui avait donné. Il se leva à la hâte, s'habilla, se parfuma, et courut

se jeter dans les bras de son père et de sa tante. La joie de ces bons

parents fut portée au comble lorsqu'ils virent qu'Albert jouissait de

toute sa raison, qu'il avait conscience de sa longue absence, et qu'il

leur en demandait pardon avec une ardente tendresse, leur promettant de

ne plus leur causer jamais ce chagrin et ces inquiétudes. Il vit les

transports qu'excitait ce retour au sentiment de la réalité. Mais il

remarqua les ménagements qu'on s'obstinait à garder pour lui cacher sa

position, et il se sentit un peu humilié d'être traité encore comme un

enfant, lorsqu'il se sentait redevenu un homme. Il se soumit à ce

châtiment trop léger pour le mal qu'il avait causé, en se disant que

c'était un avertissement salutaire, et que Consuelo lui saurait gré

de le comprendre et de l'accepter.


Lorsqu'il s'assit à table, au milieu des caresses, des larmes de bonheur,

et des soins empressés de sa famille, il chercha des yeux avec anxiété

celle qui était devenue nécessaire à sa vie et à son repos. 11 vit sa

place vide, et n'osa demander pourquoi la Porporina ne descendait pas.

Cependant la chanoinesse, qui le voyait tourner la tête et tressaillir

chaque fois qu'on ouvrait les portes, crut devoir éloigner de lui toute

inquiétude en lui disant que leur jeune hôtesse avait mal dormi, qu'elle

se reposait, et souhaitait garder le lit une partie de la journée.


Albert comprit bien que sa libératrice devait être accablée de fatigue,

et néanmoins l'effroi se peignit sur son visage à cette nouvelle.


«Ma tante, dit-il, ne pouvant contenir plus longtemps son émotion, je

pense que si la fille adoptive du Porpora était sérieusement indisposée,

nous ne serions pas tous ici, occupés tranquillement à manger et à causer

autour d'une table.


--Rassurez-vous donc, Albert, dit Amélie en rougissant de dépit, la Nina

est occupée à rêver de vous, et à augurer votre retour qu'elle attend en

dormant, tandis que-nous le fêtons ici dans la joie.»


Albert devint pâle d'indignation, et lançant à sa cousine un regard

foudroyant:


«Si quelqu'un ici m'a attendu en dormant, dit-il, ce n'est pas la personne

que vous nommez qui doit en être remerciée; la fraîcheur de vos joues,

ma belle cousine, atteste que vous n'avez pas perdu en mon absence une

heure de sommeil, et que vous ne sauriez avoir en ce moment aucun besoin

de repos. Je vous en rends grâce de tout mon coeur; car il me serait

très-pénible de vous en demander pardon comme j'en demande pardon, avec

honte et douleur à tous les autres membres et amis de ma famille.


--Grand merci de l'exception, repartit Amélie, vermeille de colère: je

m'efforcerai de la mériter toujours, en gardant mes veilles et mes soucis

pour quelqu'un qui puisse m'en savoir gré, et ne pas s'en faire un jeu.»


Cette petite altercation, qui n'était pas nouvelle entre Albert et sa

fiancée, mais qui n'avait jamais été aussi vive de part et d'autre,

jeta, malgré tous les efforts qu'on fit pour en distraire Albert, de la

tristesse et de la contrainte sur le reste de la matinée. La chanoinesse

alla voir plusieurs fois sa malade, et la trouva toujours plus brûlante et

plus accablée. Amélie, que l'inquiétude d'Albert blessait comme une injure

personnelle, alla pleurer dans sa chambre. Le chapelain se prononça au

point de dire à la chanoinesse qu'il faudrait envoyer chercher un médecin

le soir, si la fièvre ne cédait pas. Le comte Christian retint son fils

auprès de lui, pour le distraire d'une sollicitude qu'il ne comprenait pas

et qu'il croyait encore maladive. Mais en l'enchaînant à ses côtés par

des paroles affectueuses, le bon vieillard ne sut pas trouver le moindre

sujet de conversation et d'épanchement avec cet esprit qu'il n'avait

jamais voulu sonder, dans la crainte d'être vaincu et dominé par une

raison supérieure à la sienne en matière de religion. Il est bien vrai

que le comte Christian appelait folie et révolte cette vive lumière qui

perçait au milieu des bizarreries d'Albert, et dont les faibles yeux d'un

rigide catholique n'eussent pu soutenir l'éclat; mais il se raidissait

contre la sympathie qui l'excitait à l'interroger sérieusement. Chaque

fois qu'il avait essayé de redresser ses hérésies, il avait été réduit au

silence par des arguments pleins de droiture et de fermeté. La nature ne

l'avait point fait éloquent. Il n'avait pas cette faconde animée qui

entretient la controverse, encore moins ce charlatanisme de discussion

qui, à défaut de logique, en impose par un air de science et des

fanfaronnades de certitude. Naïf et modeste, il se laissait fermer la

bouche; il se reprochait de n'avoir pas mis à profit les années de sa

jeunesse pour s'instruire de ces choses profondes qu'Albert lui opposait;

et, certain qu'il y avait dans les abîmes de la science théologique des

trésors de vérité, dont un plus habile et plus érudit que lui eût pu

écraser l'hérésie d'Albert, il se cramponnait à sa foi ébranlée, se

rejetant, pour se dispenser d'agir plus énergiquement, sur son ignorance

et sa simplicité, qui enorgueillissaient trop le rebelle et lui faisaient

ainsi plus de mal que de bien.


Leur entretien, vingt fois interrompu par une sorte de crainte mutuelle,

et vingt fois repris avec effort de part et d'autre, finit donc par tomber

de lui-même. Le vieux Christian s'assoupit sur son fauteuil, et Albert

le quitta pour aller s'informer de l'état de Consuelo, qui l'alarmait

d'autant plus qu'on faisait plus d'efforts pour le lui cacher.


Il passa plus de deux heures à errer dans les corridors du château,

guettant la chanoinesse et le chapelain au passage pour leur demander

des nouvelles. Le chapelain s'obstinait à lui répondre avec concision

et réserve; la chanoinesse se composait un visage riant dès qu'elle

l'apercevait, et affectait de lui parler d'autre chose, pour le tromper

par une apparence de sécurité. Mais Albert voyait bien qu'elle commençait

à se tourmenter sérieusement, qu'elle faisait des voyages toujours plus

fréquents à la chambre de Consuelo; et il remarquait qu'on ne craignait

pas d'ouvrir et de fermer à chaque instant les portes, comme si ce sommeil

prétendu paisible et nécessaire, n'eût pu être troublé par le bruit et

l'agitation.


Il s'enhardit jusqu'à approcher de cette chambre où il eût donné sa vie

pour pénétrer un seul instant. Elle était précédée d'une première pièce,

et séparée du corridor par deux portes épaisses qui ne laissaient de

passage ni à l'oeil ni à l'oreille. La chanoinesse, remarquant cette

tentative, avait tout fermé et verrouillé, et ne se rendait plus auprès de

la malade qu'en passant par la chambre d'Amélie qui y était contiguë, et

où Albert n'eût été chercher des renseignements qu'avec une mortelle

répugnance. Enfin, le voyant exaspéré, et craignant le retour de son mal,

elle prit sur elle de mentir; et, tout en demandant pardon à Dieu dans son

coeur, elle lui annonça que la malade allait beaucoup mieux, et qu'elle

se promettait de descendre pour dîner avec la famille.


Albert ne se méfia pas des paroles de sa tante, dont les lèvres pures

n'avaient jamais offensé la vérité ouvertement comme elles venaient de

le faire; et il alla retrouver le vieux comte, en hâtant de tous ses

voeux l'heure qui devait lui rendre Consuelo et le bonheur.


Mais cette heure sonna en vain; Consuelo ne parut point. La chanoinesse,

faisant de rapides progrès dans l'art du mensonge, raconta qu'elle s'était

levée, mais qu'elle s'était sentie un peu faible, et avait préféré dîner

dans sa chambre. On feignit même de lui envoyer une part choisie des mets

les plus délicats. Ces ruses triomphèrent de l'effroi d'Albert. Quoiqu'il

éprouvât une tristesse accablante et comme un pressentiment d'un malheur

inouï, il se soumit, et fit des efforts pour paraître calme.


Le soir, Wenceslawa vint, avec un air de satisfaction qui n'était presque

plus joué, dire que la Porporina était mieux; qu'elle n'avait plus le

teint animé, que son pouls était plutôt faible que plein, et qu'elle

passerait certainement une excellente nuit. «Pourquoi donc suis-je glacé

de terreur, malgré ces bonnes nouvelles?» pensa le jeune comte en prenant

congé de ses parents à l'heure accoutumée.


Le fait est que la bonne chanoinesse, qui, malgré sa maigreur et sa

difformité, n'avait jamais été malade de sa vie, n'entendait rien du tout

aux maladies des autres. Elle voyait Consuelo passer d'une rougeur

dévorante à une pâleur bleuâtre, son sang agité se congeler dans ses

artères, et sa poitrine, trop oppressée pour se soulever sous l'effort de

la respiration, paraître calme et immobile. Un instant elle l'avait crue

guérie, et avait annoncé cette nouvelle avec une confiance enfantine.

Mais le chapelain, qui en savait quelque peu davantage, voyait bien

Que ce repos apparent était l'avant-coureur d'une crise violente. Dès

qu'Albert se fut retiré, il avertit la chanoinesse que le moment était

venu d'envoyer chercher le médecin. Malheureusement la ville était

éloignée, la nuit obscure, les chemins détestables, et Hanz bien lent,

malgré son zèle. L'orage s'éleva, la pluie tomba par torrents. Le vieux

cheval que montait le vieux serviteur s'effraya, trébucha vingt fois, et

finit par s'égarer dans les bois avec son maître consterné, qui prenait

toutes les collines pour le Schreckenstein, et tous les éclairs pour le

vol flamboyant d'un mauvais esprit. Ce ne fut qu'au grand jour que Hanz

retrouva sa route. Il approcha, au trot le plus allongé qu'il put faire

prendre à sa monture, de la ville, où dormait profondément le médecin;

celui-ci s'éveilla, se para lentement, et se mit enfin en route. On avait

perdu à décider et à effectuer tout ceci vingt-quatre heures.


Albert essaya vainement de dormir. Une inquiétude dévorante et les

Bruits sinistres de l'orage le tinrent éveillé toute la nuit. Il n'osait

descendre, craignant encore de scandaliser sa tante, qui lui avait fait

un sermon le matin, sur l'inconvenance de ses importunités auprès de

l'appartement de deux demoiselles. Il laissa sa porte ouverte, et entendit

plusieurs fois des pas à l'étage inférieur. Il courait sur l'escalier;

mais ne voyant personne et n'entendant plus rien, il s'efforçait de se

rassurer, et de mettre sur le compte du vent et de la pluie ces bruits

trompeurs qui l'avaient effrayé. Depuis que Consuelo l'avait exigé, il

soignait sa raison, sa santé morale, avec patience et fermeté. Il

repoussait les agitations et les craintes, et tâchait de s'élever

au-dessus de son amour, par la force dé son amour même. Mais tout à coup,

au milieu des roulements de la foudre et du craquement de l'antique

charpente du château qui gémissait sous l'effort de l'ouragan, un long

cri déchirant s'élève jusqu'à lui, et pénètre dans ses entrailles comme

un coup de poignard. Albert, qui s'était jeté tout habillé sur son lit

avec la résolution de s'endormir, bondit, s'élance, franchit l'escalier

comme un trait, et frappe à la porte de Consuelo. Le silence était

rétabli; personne ne venait ouvrir. Albert croyait encore avoir rêvé; mais

un nouveau cri, plus affreux, plus sinistre encore que le premier, vint

déchirer son coeur. Il n'hésite plus, fait le tour par un corridor sombre,

arrive à la porte d'Amélie, la secoue et se nomme. Il entend pousser un

verrou, et la voix d'Amélie lui ordonne impérieusement de s'éloigner.

Cependant les cris et les gémissements redoublent: c'est la voix de

Consuelo en proie à un supplice intolérable. Il entend son propre nom

s'exhaler avec désespoir de cette bouche adorée. Il pousse la porte avec

rage, fait sauter serrure et verrou, et, repoussant Amélie, qui joue la

pudeur outragée en se voyant surprise en robe de chambre de damas et en

coiffe de dentelles, il la fait tomber sur son sofa, et s'élance dans la

chambre de Consuelo, pâle comme un spectre, et les cheveux dressés sur la

tête.





XLVIII.



Consuelo, en proie à un délire épouvantable, se débattait dans les bras

des deux plus vigoureuses servantes de la maison, qui avaient grand'peine

à l'empêcher de se jeter hors de son lit. Tourmentée, ainsi qu'il arrive

dans certains cas de fièvre cérébrale, par des terreurs inouïes, la

malheureuse enfant voulait fuir les visions dont elle était assaillie;

elle croyait voir, dans les personnes qui s'efforçaient de la retenir

et de la rassurer, des ennemis, des monstres acharnés à sa perte. Le

chapelain consterné, qui la croyait prête à retomber foudroyée par son

mal, répétait déjà auprès d'elle les prières des agonisants: elle le

prenait pour Zdenko construisant le mur qui devait l'ensevelir, en

psalmodiant ses chansons mystérieuses. La chanoinesse tremblante, qui

joignait ses faibles efforts à ceux des autres femmes pour la retenir

dans son lit, lui apparaissait comme le fantôme des deux Wanda, la soeur

de Ziska et la mère d'Albert, se montrant tour à tour dans la grotte du

solitaire, et lui reprochant d'usurper leurs droits et d'envahir leur

domaine. Ses exclamations, ses gémissements, et ses prières délirantes et

incompréhensibles pour les assistants, étaient en rapport direct avec les

pensées et les objets qui l'avaient si vivement agitée et frappée la nuit

précédente. Elle entendait gronder le torrent, et avec ses bras elle

imitait le mouvement de nager. Elle secouait sa noire chevelure éparse

sur épaules, et croyait en voir tomber des flots d'écume. Toujours elle

sentait Zdenko derrière elle, occupé à ouvrir l'écluse, ou devant elle,

acharné à lui fermer le chemin. Elle ne parlait que d'eau et de pierres,

avec une continuité d'images qui faisait dire au chapelain en secouant

la tête:«Voilà un rêve bien long et bien pénible. Je ne sais pourquoi elle

s'est tant préoccupé l'esprit dernièrement de cette citerne; c'était sans

doute un commencement de fièvre, et vous voyez que son délire a toujours

cet objet en vue.»


Au moment où Albert entra éperdu dans sa chambre, Consuelo, épuisée de

fatigue, ne faisait plus entendre que des mots inarticulés qui se

terminaient par des cris sauvages. La puissance de la volonté ne

gouvernant plus ses terreurs, comme au moment où elle les avait

affrontées, elle en subissait l'effet rétroactif avec une intensité

horrible. Elle retrouvait cependant une sorte de réflexion tirée de son

délire même, et se prenait à appeler Albert d'une voix si pleine et si

vibrante que toute la maison semblait en devoir être ébranlée sur ses

fondements; puis ses cris se perdaient en de longs sanglots qui

paraissaient la suffoquer, bien que ses yeux hagards fussent secs et d'un

éclat effrayant.


«Me voici, me voici!» s'écria Albert en se précipitant vers son lit.


Consuelo l'entendit, reprit toute son énergie, et, s'imaginant aussitôt

qu'il fuyait devant elle, se dégagea des mains qui la tenaient, avec cette

rapidité de mouvements et cette force musculaire que donne aux êtres les

plus faibles le transport de la fièvre. Elle bondit au milieu de la

chambre, échevelée, les pieds nus, le corps enveloppé d'une légère robe

de nuit blanche et froissée, qui lui donnait l'air d'un spectre échappé de

la tombe; et au moment où on croyait la ressaisir, elle sauta par-dessus

l'épinette qui se trouvait devant elle, avec l'agilité d'un chat sauvage,

atteignit la fenêtre qu'elle prenait pour l'ouverture de la fatale

citerne, y posa un pied, étendit les bras, et, criant de nouveau le nom

d'Albert au milieu de la nuit orageuse et sinistre, elle allait se

précipiter, lorsque Albert, encore plus agile et plus fort qu'elle,

l'entoura de ses bras et la reporta sur son lit. Elle ne le reconnut pas;

mais elle ne fit aucune résistance, et cessa de crier. Albert lui prodigua

en espagnol les plus doux noms et les plus ferventes prières: elle

l'écoutait, les yeux fixes et sans le voir ni lui répondre; mais tout à

coup, se relevant et se plaçant à genoux sur son lit, elle se mit à

chanter une strophe du _Te Deum_ de Haendel qu'elle avait récemment lue

et admirée. Jamais sa voix n'avait eu plus d'expression et plus d'éclat.

Jamais elle n'avait été aussi belle que dans cette attitude extatique,

avec ses cheveux flottants, ses joues embrasées du feu de la fièvre, et

ses yeux qui semblaient lire dans le ciel entr'ouvert pour eux seuls.

La chanoinesse en fut émue au point de s'agenouiller elle-même au pied du

lit en fondant en larmes; et le chapelain, malgré son peu de sympathie,

courba la tête et fut saisi d'un respect religieux. A peine Consuelo

eut-elle fini la strophe, qu'elle fit un grand soupir; une joie divine

brilla sur son visage.


«Je suis sauvée!» s'écria-t-elle; et elle tomba à la renverse, pâle et

froide comme le marbre, les yeux encore ouverts mais éteints, les lèvres

bleues et les bras raides.


Un instant de silence et de stupeur succéda à cette scène. Amélie, qui,

debout et immobile sur le seuil de sa chambre, avait assisté, sans oser

faire un pas, à ce spectacle effrayant, tomba évanouie d'horreur. La

chanoinesse et les deux femmes coururent à elle pour la secourir. Consuelo

resta étendue et livide, appuyée sur le bras d'Albert qui avait laissé

tomber son front sur le sein de l'agonisante et ne paraissait pas plus

vivant qu'elle. La chanoinesse n'eut pas plus tôt fait déposer Amélie sur

son lit, qu'elle revint sur le seuil de la chambre de Consuelo.


«Eh bien, monsieur le chapelain? dit-elle d'un air abattu.


--Madame, c'est la mort! répondit le chapelain d'une voix profonde, en

laissant retomber le bras de Consuelo dont il venait d'interroger le pouls

avec attention.


--Non, ce n'est pas la mort! non, mille fois non! s'écria Albert en se

soulevant impétueusement. J'ai consulté son coeur, mieux que vous n'avez

consulté son bras. Il bat encore; elle respire, elle vit. Oh! elle vivra!

Ce n'est pas ainsi, ce n'est pas maintenant qu'elle doit finir. Qui donc a

eu la témérité de croire que Dieu avait prononcé sa mort? Voici le moment

de la soigner efficacement. Monsieur le chapelain, donnez-moi votre boîte.

Je sais ce qu'il lui faut, et vous ne le savez pas. Malheureux que vous

êtes, obéissez-moi! Vous ne l'avez pas secourue; vous pouviez empêcher

l'invasion de cette horrible crise; vous ne l'avez pas fait, vous ne

l'avez pas voulu; vous m'avez caché son mal, vous m'avez tous trompé. Vous

vouliez donc la perdre? Votre lâche prudence, votre hideuse apathie, vous

ont lié la langue et les mains! Donnez-moi votre boîte, vous dis-je, et

laissez-moi agir.»


Et comme le chapelain hésitait à lui remettre ces médicaments qui, sous la

main inexpérimentée d'un homme exalté et à demi fou, pouvaient devenir des

poisons, il la lui arracha violemment. Sourd aux observations de sa tante,

il choisit et dosa lui-même les calmants impérieux qui pouvaient agir avec

promptitude. Albert était plus savant en beaucoup de choses qu'on ne le

pensait. Il avait étudié sur lui-même, à une époque de sa vie où il se

rendait encore compte des fréquents désordres de son cerveau, l'effet des

révulsifs les plus énergiques. Inspiré par un jugement prompt, par un zèle

courageux et absolu, il administra la potion que le chapelain n'eût jamais

osé conseiller. Il réussit, avec une patience et une douceur incroyables,

à desserrer les dents de la malade, et à lui faire avaler quelques gouttes

de ce remède efficace. Au bout d'une heure, pendant laquelle il réitéra

plusieurs fois le traitement, Consuelo respirait librement; ses mains

avaient repris de la tiédeur, et ses traits de l'élasticité. Elle

n'entendait et ne sentait rien encore, mais son accablement était une

sorte de sommeil, et une pâle coloration revenait à ses lèvres. Le médecin

arriva, et, voyant le cas sérieux, déclara qu'on l'avait appelé bien tard

et qu'il ne répondait de rien. Il eût fallu pratiquer une saignée la

veille; maintenant le moment n'était plus favorable. Sans aucun doute la

saignée ramènerait la crise. Ceci devenait embarrassant.


«Elle la ramènera, dit Albert; et cependant il faut saigner.»


Le médecin allemand, lourd personnage plein d'estime pour lui-même, et

habitué, dans son pays, où il n'avait point de concurrent, à être écouté

comme un oracle, souleva son épaisse paupière, et regarda en clignotant

celui qui se permettait de trancher ainsi la question.


«Je vous dis qu'il faut saigner, reprit Albert avec force. Avec ou sans la

saignée la crise doit revenir.


--Permettez, dit le docteur Wetzelius; ceci n'est pas aussi certain que

vous paraissez le croire.»


Et il sourit d'un air un peu dédaigneux et ironique.


«Si la crise ne revient pas, tout est perdu, repartit Albert; vous devez

le savoir. Cette somnolence conduit droit à l'engourdissement des facultés

du cerveau, à la paralysie, et à la mort. Votre devoir est de vous emparer

de la maladie, d'en ranimer l'intensité pour la combattre, de lutter

enfin! Sans cela, que venez-vous faire ici? Les prières et les sépultures

ne sont pas de votre ressort. Saignez, ou je saigne moi-même.»


Le docteur savait bien qu'Albert raisonnait juste, et il avait eu tout

d'abord l'intention de saigner; mais il ne convenait pas à un homme de

son importance de prononcer et d'exécuter aussi vite. C'eût été donner à

penser que le cas était simple et le traitement facile, et notre Allemand

avait coutume de feindre de grandes perplexités, un pénible examen, afin

de sortir de là triomphant, comme par une soudaine illumination de son

génie, afin de faire répéter ce que mille fois il avait fait dire de lui:

«La maladie était si avancée, si dangereuse, que le docteur Wetzelius

lui-même ne savait à quoi se résoudre. Nul autre que lui n'eût saisi le

moment et deviné le remède. C'est un homme bien prudent, bien savant, bien

fort. Il n'a pas son pareil, même à Vienne!»


Quand il se vit contrarié, et mis au pied du mur sans façon par

l'impatience d'Albert:


«Si vous êtes médecin, lui répondit-il, et si vous avez autorité ici, je

ne vois pas pourquoi l'on m'a fait appeler, et je m'en retourne chez moi.


--Si vous ne voulez point vous décider en temps opportun, vous pouvez

vous retirer, dit Albert.»


Le docteur Wetzelius, profondément blessé d'avoir été associé à un

confrère inconnu, qui le traitait avec si peu de déférence, se leva et

passa dans la chambre d'Amélie, pour s'occuper des nerfs de cette jeune

personne, qui le demandait instamment, et pour prendre congé de la

chanoinesse; mais celle-ci le retint.


«Hélas! mon cher docteur, lui dit-elle, vous ne pouvez pas nous abandonner

dans une pareille situation. Voyez quelle responsabilité pèse sur nous!

Mon neveu vous a offensé; mais devez-vous prendre au sérieux la vivacité

d'un homme si peu maître de lui-même?...


--Est-ce donc là le comte Albert? demanda le docteur stupéfait. Je ne

l'aurais jamais reconnu. Il est tellement changé!...


--Sans doute; depuis près de dix ans que vous ne l'avez vu, il s'est fait

en lui bien du changement.


--Je le croyais complètement rétabli, dit le docteur avec malignité; car

on ne m'a pas fait appeler une seule fois depuis son retour.


--Ah! mon cher docteur! vous savez bien qu'Albert n'a jamais voulu se

soumettre aux arrêts de la science.


--Et cependant le voilà médecin lui-même, à ce que je vois?


--Il a quelques notions de tout; mais il porte en tout sa précipitation

bouillante. L'état affreux où il vient de voir cette jeune fille l'a

beaucoup troublé; autrement vous l'eussiez trouvé plus poli, plus sensé,

et plus reconnaissant des soins que vous lui avez donnés dans son

enfance.


--Je crains qu'il n'en ait plus besoin que jamais,» reprit le docteur,

qui, malgré son respect pour la famille et le château, aimait mieux

affliger la chanoinesse par cette dure réflexion, que de quitter son

attitude dédaigneuse, et de renoncer à la petite vengeance de traiter

Albert comme un insensé.


La chanoinesse souffrit de cette cruauté, d'autant plus que le dépit du

docteur pouvait lui faire divulguer l'état de son neveu, qu'elle prenait

tant de peine pour dissimuler. Elle se soumit pour le désarmer, et lui

demanda humblement ce qu'il pensait de cette saignée conseillée par

Albert.


«Je pense que c'est une absurdité pour le moment, dit le docteur, qui

voulait garder l'initiative et laisser tomber l'arrêt en toute liberté de

sa bouche révérée. J'attendrai une heure ou deux; je ne perdrai pas de vue

la malade, et si le moment se présente, fût-ce plus tôt que je ne pense,

j'agirai; mais dans la crise présente, l'état du pouls ne me permet pas de

rien préciser.


--Vous nous restez donc? Béni soyez-vous, excellent docteur!


--Du moment que mon adversaire est le jeune comte, dit le docteur en

souriant d'un air de pitié protectrice, je ne m'étonne plus de rien, et je

laisse dire.»


Il allait rentrer dans la chambre de Consuelo, dont le chapelain avait

poussé la porte pour qu'Albert n'entendît pas ce colloque, lorsque le

chapelain lui-même, pâle et tout effaré, quitta la malade et vint trouver

le docteur.


«Au nom du ciel! docteur, s'écria-t-il, venez employer votre autorité;

la mienne est méconnue, et la voix de Dieu même le serait, je crois, par

le comte Albert. Le voilà qui s'obstine à saigner la moribonde, malgré

votre défense; et il va le faire si, par je ne sais quelle force ou quelle

adresse, nous ne réussissons à l'arrêter. Dieu sait s'il a jamais touché

une lancette. Il va l'estropier; s'il ne la tue sur le coup par une

émission de sang pratiquée hors de propos.


--Oui-da! dit le docteur d'un ton goguenard, et en se traînant pesamment

vers la porte avec l'enjouement égoïste et blessant d'un homme que le

coeur n'inspire point. Nous allons donc en voir de belles, si je ne lui

fais pas quelque conte pour le mettre à la raison.»


Mais lorsqu'il arriva auprès du lit, Albert avait sa lancette rougie entre

ses dents: d'une main il soutenait le bras de Consuelo, et de l'autre

l'assiette. La veine était ouverte, un sang noir coulait en abondance.


Le chapelain voulut murmurer, s'exclamer, prendre le ciel à témoin. Le

docteur essaya de plaisanter et de distraire Albert, pensant prendre son

temps pour fermer la veine, sauf à la rouvrir un instant après quand son

caprice et sa vanité pourraient s'emparer du succès. Mais Albert le tint à

distance par la seule expression de son regard; et dès qu'il eut tiré la

quantité de sang voulue, il plaça l'appareil avec toute la dextérité d'un

opérateur exercé; puis il replia doucement le bras de Consuelo dans les

couvertures, et, passant un flacon à la chanoinesse pour qu'elle le tint

près des narines de la malade, il appela le chapelain et le docteur dans

la chambre d'Amélie:


«Messieurs, leur dit-il, vous ne pouvez être d'aucune utilité à la

personne que je soigne. L'irrésolution ou les préjugés paralysent votre

zèle et votre savoir. Je vous déclare que je prends tout sur moi, et que

je ne veux être ni distrait ni contrarié dans l'accomplissement d'une

tâche aussi sérieuse. Je prie donc monsieur le chapelain de réciter ses

prières, et monsieur le docteur d'administrer ses potions à ma cousine.

Je ne souffrirai plus qu'on fasse des pronostics et des apprêts de mort

Autour du lit d'une personne qui va reprendre connaissance tout à l'heure.

Qu'on se le tienne pour dit. Si j'offense ici un savant, si je suis

coupable envers un ami, j'en demanderai pardon quand je pourrai songer à

moi-même.»


Après avoir parlé ainsi, d'un ton dont le calme et la douceur

contrastaient avec la sécheresse de ses paroles, Albert rentra dans

l'appartement de Consuelo, ferma la porte, mit la clef dans sa poche, et

dit à la chanoinesse: «Personne n'entrera ici, et personne n'en sortira

sans ma volonté.»





XLIX.



La chanoinesse, interdite, n'osa lui répondre un seul mot. Il y avait dans

son air et dans son maintien quelque chose de si absolu, que la bonne

tante en eut peur et se mit à lui obéir d'instinct avec un empressement et

une ponctualité sans exemple. Le médecin, voyant son autorité complètement

méconnue, et ne se souciant pas, comme il le raconta plus tard, d'entrer

en lutte avec un furieux, prit le sage parti de se retirer. Le chapelain

alla dire des prières, et Albert, secondé par sa tante et par les deux

femmes de service, passa toute la journée auprès de sa malade, sans

ralentir ses soins un seul instant. Après quelques heures de calme, la

crise d'exaltation revint presque aussi forte que la nuit précédente; mais

elle dura moins longtemps, et lorsqu'elle eut cédé à l'effet de puissants

réactifs, Albert engagea la chanoinesse à aller se coucher et à lui

envoyer seulement une nouvelle femme pour l'aider pendant que les deux

autres iraient se reposer.


«Ne voulez-vous donc pas vous reposer aussi, Albert? demanda Wenceslawa en

tremblant.


--Non, ma chère tante, répondit-il; je n'en ai aucun besoin.


--Hélas! reprit-elle, vous vous tuez, mon enfant! Voici une étrangère

qui nous coûte bien cher! ajouta-t-elle en s'éloignant enhardie par

l'inattention du jeune comte.»


Il consentit cependant à prendre quelques aliments, pour ne pas perdre les

forces dont il se sentait avoir besoin. Il mangea debout dans le corridor,

l'oeil attaché sur la porte; et dès qu'il eut fini, il jeta sa serviette

par terre et rentra. Il avait fermé désormais la communication entre la

chambre de Consuelo et celle d'Amélie, et ne laissait plus passer que par

la galerie le peu de personnes auxquelles il donnait accès. Amélie voulut

pourtant être admise, et feignit de rendre quelques soins à sa compagne;

mais elle s'y prenait si gauchement, et à chaque mouvement fébrile de

Consuelo elle témoignait tant d'effroi de la voir retomber dans les

convulsions, qu'Albert, impatienté, la pria de ne se mêler de rien, et

d'aller dans sa chambre s'occuper d'elle-même.


«Dans ma chambre! répondit Amélie; et lors même que la bienséance ne me

défendrait pas de me coucher quand vous êtes là séparé de moi par une

seule porte, presque installé chez moi, pensez-vous que je puisse goûter

un repos bien paisible avec ces cris affreux et cette épouvantable agonie

à mes oreilles?»


Albert haussa les épaules, et lui répondit qu'il y avait beaucoup d'autres

appartements dans le château; qu'elle pouvait s'emparer du meilleur, en

attendant qu'on pût transporter la malade dans une chambre où son

voisinage n'incommoderait personne.


Amélie, pleine de dépit, suivit ce conseil. La vue des soins délicats, et

pour ainsi dire maternels, qu'Albert rendait à sa rivale, lui était plus

pénible que tout le reste.


«O ma tante! dit-elle en se jetant dans les bras de la chanoinesse,

lorsque celle-ci l'eut installée dans sa propre chambre à coucher, où

elle se fit dresser un lit à côté d'elle, nous ne connaissions pas Albert.

Il nous montre maintenant comme il sait aimer!»


Pendant plusieurs jours, Consuelo fut entre la vie et la mort; mais Albert

combattit le mal avec une persévérance et une habileté qui devaient en

triompher. Il l'arracha enfin à cette rude épreuve; et dès qu'elle fut

hors de danger, il la fit transporter dans une tour du château où le

soleil donnait plus longtemps, et d'où la vue était encore plus belle et

plus vaste que de toutes les autres croisées. Cette chambre, meublée à

l'antique, était aussi plus conforme aux goûts sérieux de Consuelo que

celle dont on avait disposé pour elle dans le principe: et il y avait

longtemps qu'elle avait laissé percer son désir de l'habiter. Elle y fut à

l'abri des importunités de sa compagne, et, malgré la présence continuelle

d'une femme que l'on relevait chaque matin et chaque soir, elle put passer

dans une sorte de tête-à-tête avec celui qui l'avait sauvée, les jours

languissants et doux de sa convalescence. Ils parlaient toujours espagnol

ensemble, et l'expression délicate et tendre de la passion d'Albert était

plus douce à l'oreille de Consuelo dans cette langue, qui lui rappelait

sa patrie, son enfance et sa mère. Pénétrée d'une vive reconnaissance,

affaiblie par des souffrances où Albert l'avait seul assistée et soulagée

efficacement, elle se laissait aller à cette molle quiétude qui suit les

grandes crises. Sa mémoire se réveillait peu à peu, mais sous un voile

qui n'était pas partout également léger. Par exemple, si elle se

retraçait avec un plaisir pur et légitime l'appui et le dévouement

d'Albert dans les principales rencontres de leur liaison, elle ne voyait

les égarements de sa raison, et le fond trop sérieux de sa passion pour

elle, qu'à travers un nuage épais. Il y avait même des heures où, après

l'affaissement du sommeil ou sous l'effet des potions assoupissantes, elle

s'imaginait encore avoir rêvé tout ce qui pouvait mêler de la méfiance et

de la crainte à l'image de son généreux ami. Elle s'était tellement

habituée à sa présence et à ses soins, que, s'il s'absentait à sa prière

pour prendre ses repas en famille, elle se sentait malade et agitée

jusqu'à son retour. Elle s'imaginait que les calmants qu'il lui

administrait avaient un effet contraire, s'il ne les préparait et s'il

ne les lui versait de sa propre main; et quand il les lui présentait

lui-même, elle lui disait avec ce sourire lent et profond, et si touchant

sur un beau visage encore à demi couvert des ombres de la mort:


«Je crois bien maintenant, Albert, que vous avez la science des

enchantements; car il suffit que vous ordonniez à une goutte d'eau de

m'être salutaire, pour qu'aussitôt elle fasse passer en moi le calme et

la force qui sont en vous.»


Albert était heureux pour la première fois de sa vie; et comme si son âme

eût été puissante pour la joie autant qu'elle l'avait été pour la

douleur, il était, à cette époque de ravissement et d'ivresse, l'homme

le plus fortuné qu'il y eût sur la terre. Cette chambre, où il voyait sa

bien-aimée à toute heure et sans témoins importuns, était devenue pour lui

un lieu de délices. La nuit, aussitôt qu'il avait fait semblant de se

retirer et que tout le monde était couché dans la maison, il la traversait

à pas furtifs; et, tandis que la garde chargée de veiller dormait

profondément, il se glissait derrière le lit de sa chère Consuelo, et la

regardait sommeiller, pâle et penchée comme une fleur après l'orage. Il

s'installait dans un grand fauteuil qu'il avait soin de laisser toujours

là en partant; et il y passait la nuit entière, dormant d'un sommeil si

léger qu'au moindre mouvement de la malade il était courbé vers elle pour

entendre les faibles mots qu'elle venait d'articuler; ou bien sa main

toute prête recevait la main qui le cherchait, lorsque Consuelo, agitée de

quelque rêve, témoignait un reste d'inquiétude. Si la garde se réveillait,

Albert lui disait toujours qu'il venait d'entrer, et elle se persuadait

qu'il faisait une ou deux visites par nuit à sa malade, tandis qu'il ne

passait pas une demi-heure dans sa propre chambre. Consuelo partageait

cette illusion. Quoiqu'elle s'aperçût bien plus souvent que sa gardienne

de la présence d'Albert, elle était encore si faible qu'elle se laissait

aisément tromper par lui sur la fréquence et la durée de ces visites.

Quelquefois, au milieu de la nuit, lorsqu'elle le suppliait d'aller se

coucher, il lui disait que le jour était près de paraître et que lui-même

venait de se lever. Grâce à ces délicates tromperies, Consuelo ne

souffrait jamais de son absence, et elle ne s'inquiétait pas de la fatigue

qu'il devait ressentir.


Cette fatigue était, malgré tout, si légère, qu'Albert ne s'en apercevait

pas. L'amour donne des forces au plus faible; et outre qu'Albert était

d'une force d'organisation exceptionnelle, jamais poitrine humaine n'avait

logé un amour plus vaste et plus vivifiant que le sien. Lorsqu'aux

premiers feux du soleil Consuelo s'était lentement traînée à sa chaise

longue, près de la fenêtre entr'ouverte, Albert venait s'asseoir derrière

elle, et cherchait dans la course des nuages ou dans le pourpre des

rayons, à saisir les pensées que l'aspect du ciel inspirait à sa

silencieuse amie. Quelquefois il prenait furtivement un bout du voile

dont elle enveloppait sa tête, et dont un vent tiède faisait flotter les

plis sur le dossier du sofa. Albert penchait son front comme pour se

reposer, et collait sa bouche contre le voile. Un jour, Consuelo, en

le lui retirant pour le ramener sur sa poitrine, s'étonna de le trouver

chaud et humide, et, se retournant avec plus de vivacité qu'elle n'en

mettait dans ses mouvements depuis l'accablement de sa maladie, elle

surprit une émotion extraordinaire sur le visage de son ami. Ses joues

étaient animées, un feu dévorant couvait dans ses yeux, et sa poitrine

était soulevée par de violentes palpitations.... Albert maîtrisa

rapidement son trouble: mais il avait eu le temps de voir l'effroi se

peindre dans les traits de Consuelo. Cette observation l'affligea

profondément. Il eût mieux aimé la voir armée de dédain et de sévérité

qu'assiégée d'un reste de crainte et de méfiance. Il résolut de veiller

sur lui-même avec assez de soin pour que le souvenir de son délire ne vînt

plus alarmer celle qui l'en avait guéri au péril et presque au prix de sa

propre raison et de sa propre vie.


Il y parvint, grâce à une puissance que n'eût pas trouvée un homme placé

dans une situation d'esprit plus calme. Habitué dès longtemps à concentrer

l'impétuosité de ses émotions, et à faire de sa volonté un usage d'autant

plus énergique qu'il lui était plus souvent disputé par les mystérieuses

atteintes de son mal, il exerçait sur lui-même un empire dont on ne lui

tenait pas assez de compte. On ignorait la fréquence et la force des

accès qu'il avait su dompter chaque jour, jusqu'au moment où, dominé par

la violence du désespoir et de l'égarement, il fuyait vers sa caverne

inconnue, vainqueur encore dans sa défaite, puisqu'il conservait assez de

respect envers lui-même pour dérober à tous les yeux le spectacle de sa

chute. Albert était un fou de l'espèce la plus malheureuse et la plus

respectable. Il connaissait sa folie, et la sentait venir jusqu'à ce

qu'elle l'eût envahi complètement. Encore gardait-il, au milieu de ses

accès, le vague instinct et le souvenir confus d'un monde réel, où il ne

voulait pas se montrer tant qu'il ne sentait pas ses rapports avec lui

entièrement rétablis. Ce souvenir de la vie actuelle et positive, nous

l'avons tous, lorsque les rêves d'un sommeil pénible nous jettent dans la

vie des fictions et du délire. Nous nous débattons parfois contre ces

chimères et ces terreurs de la nuit, tout en nous disant qu'elles sont

l'effet du cauchemar, et en faisant des efforts pour nous réveiller;

mais un pouvoir ennemi semble nous saisir à plusieurs reprises, et nous

replonger dans cette horrible léthargie, où des spectacles toujours plus

lugubres et des douleurs toujours plus poignantes nous assiègent et nous

torturent.


C'est dans une alternative analogue que s'écoulait la vie puissante et

misérable de cet homme incompris, qu'une tendresse active, délicate, et

intelligente, pouvait seule sauver de ses propres détresses. Cette

tendresse s'était enfin manifestée dans son existence. Consuelo était

vraiment l'âme candide qui semblait avoir été formée pour trouver le

difficile accès de cette âme sombre et jusque là fermée à toute sympathie

complète. Il y avait dans la sollicitude qu'un enthousiasme romanesque

avait fait naître d'abord chez cette jeune fille, et dans l'amitié

respectueuse que la reconnaissance lui inspirait depuis sa maladie,

quelque chose de suave et de touchant que Dieu, sans doute, savait

particulièrement propre à la guérison d'Albert. Il est fort probable que

si Consuelo, oublieuse du passé, eût partagé l'ardeur de sa passion, des

transports si nouveaux dans sa vie, et une joie si subite, l'eussent

exalté de la manière la plus funeste. L'amitié discrète et chaste qu'elle

lui portait devait avoir pour son salut des effets plus lents, mais plus

sûrs. C'était un frein en même temps qu'un bienfait; et s'il y avait une

sorte d'ivresse dans le coeur renouvelé de ce jeune homme, il s'y mêlait

une idée de devoir et de sacrifice qui donnait à sa pensée d'autres

aliments, et à sa volonté un autre but que ceux qui l'avaient dévoré

jusque là. Il éprouvait donc, à la fois, le bonheur d'être aimé comme il

ne l'avait jamais été, la douleur de ne pas l'être avec l'emportement

qu'il ressentait lui-même, et la crainte de perdre ce bonheur en ne

paraissant pas s'en contenter. Ce triple effet de son amour remplit

bientôt son âme, au point de n'y plus laisser de place pour les rêveries

vers lesquelles son inaction et son isolement l'avaient forcé pendant si

longtemps de se tourner. Il en fut délivré comme par la force d'un

enchantement; car il les oublia, et l'image de celle qu'il aimait tint

ses maux à distance, et sembla s'être placée entre eux et lui, comme un

bouclier céleste.


Le repos d'esprit et le calme de sentiment qui étaient si nécessaires au

rétablissement de la jeune malade ne furent donc plus que bien légèrement

et bien rarement troublés par les agitations secrètes de son médecin.

Comme le héros fabuleux, Consuelo était descendue dans le Tartare pour en

tirer son ami, et elle en avait rapporté l'épouvante et l'égarement. A son

tour il s'efforça de la délivrer des sinistres hôtes qui l'avaient suivie,

et il y parvint à force de soins délicats et de respect passionné. Ils

recommençaient ensemble une vie nouvelle, appuyés l'un sur l'autre,

n'osant guère regarder en arrière, et ne se sentant pas la force de se

replonger par la pensée dans cet abîme qu'ils venaient de parcourir.

L'avenir était un nouvel abîme, non moins mystérieux et terrible, qu'ils

n'osaient pas interroger non plus. Mais le présent, comme un temps de

grâce que le ciel leur accordait, se laissait doucement savourer.





L.



Il s'en fallait de beaucoup que les autres habitants du château fussent

aussi tranquilles. Amélie était furieuse, et ne daignait plus rendre la

moindre visite à la malade. Elle affectait de ne point adresser la parole

à Albert, de ne jamais tourner les yeux vers lui, et de ne pas même

répondre à son salut du matin et du soir. Ce qu'il y eut de plus affreux,

c'est qu'Albert ne parut pas faire la moindre attention à son dépit.


La chanoinesse, voyant la passion bien évidente et pour ainsi dire

déclarée de son neveu pour l'_aventurière_, n'avait plus un moment

de repos. Elle se creusait l'esprit pour imaginer un moyen de faire

cesser le danger et le scandale; et, à cet effet, elle avait de longues

conférences avec le chapelain. Mais celui-ci ne désirait pas très-vivement

la fin d'un tel état de choses. Il avait été longtemps inutile et inaperçu

dans les soucis de la famille. Son rôle reprenait une sorte d'importance

depuis ces nouvelles agitations, et il pouvait enfin se livrer au plaisir

d'espionner, de révéler, d'avertir, de prédire, de conseiller, en un mot

de remuer à son gré les intérêts domestiques, en ayant l'air de ne

toucher à rien, et en se mettant à couvert de l'indignation du jeune

comte derrière les jupes de la vieille tante. A eux deux, ils trouvaient

sans cesse de nouveaux sujets de crainte, de nouveaux motifs de

précaution, et jamais aucun moyen de salut. Chaque jour, la bonne

Wenceslawa abordait son neveu avec une explication décisive au bord des

lèvres, et chaque jour un sourire moqueur ou un regard glacial faisait

expirer la parole et avorter le projet. A chaque instant elle guettait

l'occasion de se glisser auprès de Consuelo, pour lui adresser une

réprimande adroite et ferme; à chaque instant Albert, comme averti par un

démon familier, venait se placer sur le seuil de la chambre, et du seul

froncement de son sourcil, comme le Jupiter Olympien, il faisait tomber le

courroux et glaçait le courage des divinités contraires à sa chère Ilion.

La chanoinesse avait cependant entamé plusieurs fois la conversation

avec la malade; et comme les moments où elle pouvait la voir tête à tête

étaient rares, elle avait mis le temps à profit en lui adressant des

réflexions assez saugrenues, qu'elle croyait très-significatives. Mais

Consuelo était si éloignée de l'ambition qu'on lui supposait, qu'elle n'y

avait rien compris. Son étonnement, son air de candeur et de confiance,

désarmaient tout de suite la bonne chanoinesse, qui, de sa vie, n'avait pu

résister à un accent de franchise ou à une caresse cordiale. Elle s'en

allait, toute confuse, avouer sa défaite au chapelain, et le reste de la

journée se passait à faire des résolutions pour le lendemain.


Cependant Albert, devinant fort bien ce manège, et voyant que Consuelo

commençait à s'en étonner, et à s'en inquiéter, prit le parti de le faire

cesser. Il guetta un jour Wenceslawa au passage; et pendant qu'elle

croyait tromper sa surveillance en surprenant Consuelo seule de grand

matin, il se montra tout à coup, au moment où elle mettait la main sur la

clef pour entrer dans la chambre de la malade.


«Ma bonne tante, lui dit-il en s'emparant de cette main et en la portant à

ses lèvres, j'ai à vous dire bien bas une chose qui vous intéresse. C'est

que la vie et la santé de la personne qui repose ici près me sont plus

précieuses que ma propre vie et que mon propre bonheur. Je sais fort bien

que votre confesseur vous fait un cas de conscience de contrarier mon

dévouement pour elle, et de détruire l'effet de mes soins. Sans cela,

votre noble coeur n'eût jamais conçu la pensée de compromettre par des

paroles amères et des reproches injustes le rétablissement d'une malade à

peine hors de danger. Mais puisque le fanatisme ou la petitesse d'un

prêtre peuvent faire de tels prodiges que de transformer en cruauté

aveugle la piété la plus sincère et la charité la plus pure, je

m'opposerai de tout mon pouvoir au crime dont ma pauvre tante consent à

se faire l'instrument. Je garderai ma malade la nuit et le jour, je ne la

quitterai plus d'un instant; et si malgré mon zèle on réussit à me

l'enlever, je jure, par tout ce qu'il y a de plus redoutable à la croyance

humaine, que je sortirai de la maison de mes pères pour n'y jamais

rentrer. Je pense que quand vous aurez fait connaître ma détermination

à M. le chapelain, il cessera de vous tourmenter et de combattre les

généreux instincts de votre coeur maternel.»


La chanoinesse stupéfaite ne put répondre à ce discours qu'en fondant en

larmes. Albert l'avait emmenée à l'extrémité de la galerie, afin que cette

explication ne fût pas entendue de Consuelo. Elle se plaignit vivement

du ton de révolte et de menace que son neveu prenait avec elle, et voulut

profiter de l'occasion pour lui démontrer la folie de son attachement pour

une personne d'aussi basse extraction que la Nina.


«Ma tante, lui répondit Albert en souriant, vous oubliez que si nous

sommes issus du sang royal des Podiebrad, nos ancêtres les monarques

ne l'ont été que par la grâce des paysans révoltés et des soldats

aventuriers. Un Podiebrad ne doit donc jamais voir dans sa glorieuse

origine qu'un motif de plus pour se rapprocher du faible et du pauvre,

puisque c'est là que sa force et sa puissance ont planté leurs racines,

il n'y a pas si longtemps qu'il puisse déjà l'avoir oublié.»


Quand Wenceslawa raconta au chapelain cette orageuse conférence, il fut

d'avis de ne pas exaspérer le jeune comte en insistant auprès de lui, et

de ne pas le pousser à la révolte en tourmentant sa protégée.


«C'est au comte Christian lui-même qu'il faut adresser vos

représentations, dit-il. L'excès de votre tendresse a trop enhardi le

fils; que la sagesse de vos remontrances éveille enfin l'inquiétude du

père, afin qu'il prenne à l'égard de la _dangereuse personne_ des mesures

décisives.


--Croyez-vous donc, reprit la chanoinesse, que je ne me sois pas encore

avisée de ce moyen? Mais, hélas! mon frère a vieilli de quinze ans pendant

les quinze jours de la dernière disparition d'Albert. Son esprit a

tellement baissé, qu'il n'est plus possible de lui faire rien comprendre

à demi-mot. Il semble qu'il fasse une sorte de résistance aveugle et

muette à l'idée d'un chagrin nouveau; il se réjouit comme un enfant

d'avoir retrouvé son fils, et de l'entendre raisonner en apparence comme

un homme sensé. Il le croit guéri radicalement, et ne s'aperçoit pas que

le pauvre Albert est en proie à un nouveau genre de folie plus funeste que

l'autre. La sécurité de mon frère à cet égard est si profonde, et il en

jouit si naïvement, que je ne me suis pas encore senti le courage de la

détruire, en lui ouvrant les yeux tout à fait sur ce qui se passe. Il me

semble que cette ouverture, lui venant de vous, serait écoutée avec plus

de résignation, et qu'accompagnée de vos exhortations religieuses, elle

serait plus efficace et moins pénible.


--Une telle ouverture est trop délicate, répondit le chapelain, pour être

abordée par un pauvre prêtre comme moi. Dans la bouche d'une soeur,

elle sera beaucoup mieux placée, et votre seigneurie saura en adoucir

l'amertume par les expressions d'une tendresse que je ne puis me permettre

d'exprimer familièrement à l'auguste chef de la famille.»


Ces deux graves personnages perdirent plusieurs jours à se renvoyer le

soin d'attacher le grelot; et pendant ces irrésolutions où la lenteur et

l'apathie de leurs habitudes trouvaient bien un peu leur compte, l'amour

faisait de rapides progrès dans le coeur d'Albert. La santé de Consuelo se

rétablissait à vue d'oeil, et rien ne venait troubler les douceurs d'une

intimité que la surveillance des argus les plus farouches n'eût pu rendre

plus chaste et plus réservée qu'elle ne l'était par le seul fait d'une

pudeur vraie et d'un amour profond.



Cependant la baronne Amélie ne pouvant plus supporter l'humiliation de son

rôle, demandait vivement à son père de la reconduire à Prague. Le baron

Frédérick, lui préférait le séjour des forêts à celui des villes, lui

promettait tout ce qu'elle voulait, et remettait chaque jour au lendemain

la notification et les apprêts de son départ. La jeune fille vit qu'il

fallait brusquer les choses, et s'avisa d'un expédient inattendu. Elle

s'entendit avec sa soubrette, jeune Française, passablement fine et

décidée; et un matin, au moment où son père partait pour la chasse,

elle le pria de la conduire en voiture au château d'une dame de leur

connaissance, à qui elle devait depuis longtemps une visite. Le baron eut

bien un peu de peine à quitter son fusil et sa gibecière pour changer sa

toilette et l'emploi de sa journée. Mais il se flatta que cet acte de

condescendance rendrait Amélie moins exigeante; que la distraction de

cette promenade emporterait sa mauvaise humeur, et l'aiderait à passer

sans trop murmurer quelques jours de plus au château des Géants. Quand

le brave homme avait une semaine devant lui, il croyait avoir assuré

l'indépendance de toute sa vie; sa prévoyance n'allait point au delà.

Il se résigna donc à renvoyer Saphyr et Panthère au chenil; et Attila, le

faucon, retourna sur son perchoir d'un air mutin et mécontent qui arracha

un gros soupir à son maître.


Enfin le baron monte en voiture avec sa fille, et au bout de trois tours

de roue s'endort profondément selon son habitude en pareille circonstance.

Aussitôt le cocher reçoit d'Amélie l'ordre de tourner bride et de se

Diriger vers la poste la plus voisine. On y arrive après deux heures de

marche rapide; et lorsque le baron ouvre les yeux, il voit des chevaux de

poste attelés à son brancard tout prêts à l'emporter sur la route de

Prague.


«Eh bien, qu'est-ce? où sommes-nous? où allons-nous? Amélie, ma chère

enfant, quelle distraction est la vôtre? Que signifie ce caprice, ou

cette plaisanterie?»


A toutes les questions de son père la jeune baronne ne répondait que par

des éclats de rire et des caresses enfantines. Enfin, quand elle vit le

postillon à cheval et la voiture rouler légèrement sur le sable de la

grande route, elle prit un air sérieux, et d'un ton fort décidé elle parla

ainsi:


«Cher papa, ne vous inquiétez de rien. Tous nos paquets ont été fort

bien faits. Les coffres de la voiture sont remplis de tous les effets

nécessaires au voyage. Il ne reste au château des Géants que vos armes et

vos bêtes, dont vous n'avez que faire à Prague, et que d'ailleurs on vous

renverra dès que vous les redemanderez. Une lettre sera remise à mon oncle

Christian, à l'heure de son déjeuner. Elle est tournée de manière à lui

faire comprendre la nécessité de notre départ, sans l'affliger trop, et

sans le fâcher contre vous ni contre moi. Maintenant je vous demande

humblement pardon de vous avoir trompé; mais il y avait près d'un mois que

vous aviez consenti à ce que j'exécute en cet instant. Je ne contrarie

donc pas vos volontés en retournant à Prague dans un moment où vous n'y

songiez pas précisément, mais où vous êtes enchanté, je gage, d'être

délivré de tous les ennuis qu'entraînent la dissolution et les préparatifs

d'un déplacement. Ma position devenait intolérable, et vous ne vous en

aperceviez pas. Voilà mon excuse et ma justification. Daignez m'embrasser

et ne pas me regarder avec ces yeux courroucés qui me font peur.»


En parlant ainsi, Amélie étouffait, ainsi que sa suivante, une forte envie

de rire; car jamais le baron n'avait eu un regard de colère pour qui que

ce fût, à plus forte raison pour sa fille chérie. Il roulait en ce moment

de gros yeux effarés et, il faut l'avouer, un peu hébétés par la surprise.

S'il éprouvait quelque contrariété de se voir jouer de la sorte, et un

chagrin réel de quitter son frère et sa soeur aussi brusquement, sans leur

avoir dit adieu, il était si émerveillé de ce qui arrivait, que son

mécontentement se changeait en admiration, et il ne pouvait que dire:


«Mais comment avez-vous fait pour arranger tout cela sans que j'en aie eu

le moindre soupçon? Pardieu, j'étais loin de croire, en ôtant mes bottes

et en faisant rentrer mon cheval, que je partais pour Prague, et que je

ne dînerais pas ce soir avec mon frère! Voilà une singulière aventure, et

personne ne voudra me croire quand je la raconterai ... Mais où avez-vous

mis mon bonnet de voyage, Amélie, et comment voulez-vous que je dorme dans

la voiture avec ce chapeau galonné sur les oreilles?


--Votre bonnet? le voici, cher papa, dit la jeune espiègle en lui

présentant sa toque fourrée, qu'il mit à l'instant sur son chef avec

une naïve satisfaction.


--Mais ma bouteille de voyage? vous l'avez oubliée certainement, méchante

petite fille?


--Oh! certainement non, s'écria-t-elle en lui présentant un large flacon

de cristal, garni de cuir de Russie, et monté en argent; je l'ai remplie

moi-même du meilleur vin de Hongrie qui soit dans la cave de ma tante.

Goûtez plutôt, c'est celui que vous préférez.


--Et ma pipe? et mon sac de tabac turc?


--Rien ne manque, dit la soubrette. Monsieur le baron trouvera tout dans

les poches de la voiture; nous n'avons rien oublié, rien négligé pour

qu'il fit le voyage agréablement.


--A la bonne heure!, dit le baron en chargeant sa pipe; ce n'en est pas

moins une grande scélératesse que vous faites là, ma chère Amélie. Vous

rendez votre père ridicule, et vous êtes cause que tout le monde va se

moquer de moi.


--Cher papa, répondit Amélie, c'est moi qui suis bien ridicule aux yeux

du monde, quand je parais m'obstiner à épouser un aimable cousin qui ne

daigne pas me regardez, et qui, sous mes yeux, fait une cour assidue à

ma maîtresse de musique. Il y a assez longtemps que je subis cette

humiliation, et je ne sais trop s'il est beaucoup de filles de mon rang,

de mon air et de mon âge, qui n'en eussent pas pris un dépit plus sérieux.

Ce que je sais fort bien, c'est qu'il y a des filles qui s'ennuient moins

que je ne le fais depuis dix-huit mois, et qui, pour en finir, prennent la

fuite ou se font enlever. Moi, je me contente de fuir en enlevant mon

père. C'est plus nouveau et plus honnête: qu'en pense mon cher papa?


--Tu as le diable au corps!» répondit le baron en embrassant sa fille; et

il fit le reste du voyage fort gaiement, buvant, fumant et dormant tour à

tour, sans se plaindre et sans s'étonner davantage.


Cet événement ne produisit pas autant d'effet dans la famille que la

petite baronne s'en était flattée. Pour commencer par le comte Albert, il

eût pu passer une semaine sans y prendre garde; et lorsque la chanoinesse

le lui annonça, il se contenta de dire:


«Voici la seule chose spirituelle que la spirituelle Amélie ait su faire

depuis qu'elle a mis le pied ici. Quant à mon bon oncle, j'espère qu'il ne

sera pas longtemps sans nous revenir.


--Moi, je regrette mon frère, dit le vieux Christian, parce qu'à mon âge

on compte par semaines et par jours. Ce qui ne vous paraît pas longtemps,

Albert, peut être pour moi l'éternité, et je ne suis pas aussi sûr que

Vous de revoir mon pacifique et insouciant Frédérick. Allons! Amélie l'a

voulu, ajouta-t-il en repliant et jetant de côté avec un sourire la

lettre singulièrement cajoleuse et méchante que la jeune baronne lui avait

laissée: rancune de femme ne pardonne pas. Vous n'étiez pas nés l'un pour

l'autre, mes enfants, et mes doux rêves se sont envolés!»


En parlant ainsi, le vieux comte regardait son fils avec une sorte

d'enjouement mélancolique, comme pour surprendre quelque trace de regret

dans ses yeux. Mais il n'en trouva aucune; et Albert, en lui pressant le

bras avec tendresse, lui fit comprendre qu'il le remerciait de renoncer à

des projets si contraires à son inclination.


«Que ta volonté soit faite, mon Dieu, reprit le vieillard, et que ton

coeur soit libre, mon fils! Tu te portes bien, tu parais calme et heureux

désormais parmi nous. Je mourrai consolé, et la reconnaissance de ton père

te portera bonheur après notre séparation.


--Ne parlez pas de séparation, mon père! s'écria le jeune comte, dont les

yeux se remplirent subitement de larmes. Je n'ai pas la force de supporter

cette idée.»


La chanoinesse, qui commençait à s'attendrir, fut aiguillonnée en cet

instant par un regard du chapelain, qui se leva et sortit du salon avec

une discrétion affectée.


C'était lui donner l'ordre et le signal. Elle pensa, non sans douleur et

sans effroi, que le moment était venu de parler; et, fermant les yeux

comme une personne qui se jette par la fenêtre pour échapper à l'incendie,

elle commença ainsi en balbutiant et en devenant plus pâle que de coutume:


«Certainement Albert chérit tendrement son père, et il ne voudrait pas lui

causer un chagrin mortel....»


Albert leva la tête, et regarda sa tante avec des yeux si clairs et si

pénétrants, qu'elle fut toute décontenancée, et n'en put dire davantage.

Le vieux comte parut ne pas avoir entendu cette réflexion bizarre, et,

dans le silence qui suivit, la pauvre Wenceslawa resta tremblante sous

le regard de son neveu, comme la perdrix sous l'arrêt du chien qui la

fascine et l'enchaîne.


Mais le comte Christian, sortant de sa rêverie au bout de quelques

instants, répondit à sa soeur comme si elle eût continué de parler, ou

comme s'il eût pu lire dans son esprit les révélations qu'elle voulait lui

faire.


«Chère soeur, dit-il, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas

vous tourmenter de choses auxquelles vous n'entendez rien. Vous n'avez su

de votre vie ce que c'était qu'une inclination de coeur, et l'austérité

d'une chanoinesse n'est pas la règle qui convient à un jeune homme.


--Dieu vivant! murmura la chanoinesse bouleversée, ou mon frère ne

veut pas me comprendre, ou sa raison et sa piété l'abandonnent.

Serait-il possible qu'il voulût encourager par sa faiblesse ou traiter

légèrement....


--Quoi? ma tante, dit Albert d'un ton ferme et avec une physionomie

sévère. Parlez, puisque vous êtes condamnée à le faire. Formulez

clairement votre pensée. Il faut que cette contrainte finisse, et que

nous nous connaissions les uns les autres.


--Non, ma soeur, ne parlez pas, répondit le comte Christian; vous n'avez

rien de neuf à me dire. Il y a longtemps que je vous entends à merveille

sans en avoir l'air. Le moment n'est pas venu de s'expliquer sur ce sujet.

Quand il en sera temps, je sais ce que j'aurai à faire.»


Il affecta aussitôt de parler d'autre chose, et laissa la chanoinesse

consternée, Albert incertain et troublé.


Quand le chapelain sut de quelle manière le chef de la famille avait reçu

l'avis indirect qu'il lui avait fait donner, il fut saisi de crainte.

Le comte Christian, sous un air d'indolence et d'irrésolution, n'avait

Jamais été un homme faible. Parfois on l'avait vu sortir d'une sorte de

Somnolence par des actes de sagesse et d'énergie. Le prêtre eut peur

d'avoir été trop loin et d'être réprimandé. Il s'attacha donc à détruire

son ouvrage au plus vite, et à persuader à la chanoinesse de ne plus se

mêler de rien. Quinze jours s'écoulèrent de la manière la plus paisible,

sans que rien pût faire pressentir à Consuelo qu'elle était un sujet de

trouble dans la famille. Albert continua ses soins assidus auprès d'elle,

et lui annonça le départ d'Amélie comme une absence passagère dont il ne

lui fit pas soupçonner le motif. Elle commença à sortir de sa chambre; et

la première fois qu'elle se promena dans le jardin, le vieux Christian

soutint de son bras faible et tremblant les pas chancelants de la

convalescente.





LI.



Ce fut un bien beau jour pour Albert que celui où il vit sa Consuelo

reprendre à la vie, appuyée sur le bras de son vieux père, et lui tendre

la main en présence de sa famille, en disant avec un sourire ineffable:


«Voici celui qui m'a sauvée, et qui m'a soignée comme si j'étais sa

soeur.»


Mais ce jour, qui fut l'apogée de son bonheur, changea tout à coup, et

plus qu'il ne l'avait voulu prévoir, ses relations avec Consuelo.

Désormais associée aux occupations et rendue aux habitudes de la famille,

elle ne se trouva plus que rarement seule avec lui. Le vieux comte, qui

paraissait avoir pris pour elle une prédilection plus vive qu'avant sa

maladie, l'entourait de ses soins avec une sorte de galanterie paternelle

dont elle se sentait profondément touchée. La chanoinesse, qui ne disait

plus rien, ne s'en faisait pas moins un devoir de veiller sur tous ses

pas, et de venir se mettre en tiers dans tous ses entretiens avec Albert.

Enfin, comme celui-ci ne donnait plus aucun signe d'aliénation mentale,

On se livra au plaisir de recevoir et même d'attirer les parents et les

voisins, longtemps négligés. On mit une sorte d'ostentation naïve et

tendre à leur montrer combien le jeune comte de Rudolstadt était redevenu

sociable et gracieux; et Consuelo paraissant exiger de lui, par ses

regards et son exemple, qu'il remplit le voeu de ses parents, il lui

fallut bien reprendre les manières d'un homme du monde et d'un châtelain

hospitalier.


Cette rapide transformation lui coûta extrêmement. Il s'y résigna pour

obéir à celle qu'il aimait. Mais il eût voulu en être récompensé par des

entretiens plus longs et des épanchements plus complets. Il supportait

patiemment des journées de contrainte et d'ennui, pour obtenir d'elle le

soir un mot d'approbation et de remerciement. Mais, quand la chanoinesse

venait, comme un spectre importun, se placer entre eux, et lui arracher

cette pure jouissance, il sentait son âme s'aigrir et sa force

l'abandonner. Il passait des nuits cruelles, et souvent il approchait

de la citerne, qui n'avait pas cessé d'être pleine et limpide depuis le

jour où il l'avait remontée portant Consuelo dans ses bras. Plongé dans

une morne rêverie, il maudissait presque le serment qu'il avait fait de

ne plus retourner à son ermitage. Il s'effrayait de se sentir malheureux,

et de ne pouvoir ensevelir le secret de sa douleur dans les entrailles

de la terre.


L'altération de ses traits, après ces insomnies, le retour passager, mais

de plus en plus fréquent, de son air sombre et distrait, ne pouvaient

manquer de frapper ses parents et son amie. Mais celle-ci avait trouvé le

moyen de dissiper ces nuages, et de reprendre son empire chaque fois

qu'elle était menacée de le perdre. Elle se mettait à chanter; et aussitôt

le jeune comte, charmé ou subjugué, se soulageait par des pleurs, ou

s'animait d'un nouvel enthousiasme. Ce remède était infaillible, et, quand

il pouvait lui dire quelques mots à la dérobée:


«Consuelo, s'écriait-il, tu connais le chemin de mon âme. Tu possèdes la

puissance refusée au vulgaire, et tu la possèdes plus qu'aucun être vivant

en ce monde. Tu parles le langage divin, tu sais exprimer les sentiments

les plus sublimes, et communiquer les émotions puissantes de ton âme

inspirée. Chante donc toujours quand tu me vois succomber. Les paroles que

tu prononces dans tes chants ont peu de sens pour moi; elles ne sont qu'un

thème abrégé, une indication incomplète, sur lesquels la pensée musicale

s'exerce et se développe. Je les écoute à peine; ce que j'entends, ce qui

pénètre au fond de mon coeur, c'est ta voix, c'est ton accent, c'est ton

inspiration. La musique dit tout ce que l'âme rêve et pressent de plus

mystérieux et de plus élevé. C'est la manifestation d'un ordre d'idées et

de sentiments supérieurs à ce que la parole humaine pourrait exprimer.

C'est la révélation de l'infini; et, quand tu chantes, je n'appartiens

plus à l'humanité que par ce que l'humanité a puisé de divin et d'éternel

dans le sein du Créateur. Tout ce que ta bouche me refuse de consolation

et d'encouragement dans le cours ordinaire de la vie, tout ce que la

tyrannie sociale défend à ton coeur de me révéler, tes chants me le

rendent au centuple. Tu me communiques alors tout ton être, et mon âme te

possède dans la joie et dans la douleur, dans la foi et dans la crainte;

dans le transport de l'enthousiasme et dans les langueurs de la rêverie.»


Quelquefois Albert disait ces choses à Consuelo en espagnol, en présence

de sa famille. Mais la contrariété évidente que donnaient à la chanoinesse

ces sortes d'_a parte_, et le sentiment de la convenance, empêchaient la

jeune fille d'y répondre. Un jour enfin elle se trouva seule avec lui au

jardin, et comme il lui parlait encore du bonheur qu'il éprouvait à

l'entendre chanter:


«Puisque la musique est un langage plus complet et plus persuasif que la

parole, lui dit-elle, pourquoi ne le parlez-vous jamais avec moi, vous qui

le connaissez peut-être encore mieux?


--Que voulez-vous dire, Consuelo? s'écria le jeune comte frappé de

surprise. Je ne suis musicien qu'en vous écoutant.


--Ne cherchez pas à me tromper, reprit-elle: je n'ai jamais entendu tirer

d'un violon une voix divinement humaine qu'une seule fois dans ma vie, et

c'était par vous, Albert; c'était dans la grotte du Schreckenstein. Je

vous ai entendu ce jour-là, avant que vous m'ayez vue. J'ai surpris votre

secret; il faut que vous me le pardonniez, et que vous me fassiez entendre

encore cet admirable chant, dont j'ai retenu quelques phrases, et qui m'a

révélé des beautés inconnues dans la musique.»


Consuelo essaya à demi-voix ces phrases, dont elle se souvenait

confusément et qu'Albert reconnut aussitôt.


«C'est un cantique populaire sur des paroles hussitiques, lui dit-il.

Les vers sont de mon ancêtre Hyncko Podiebrad, le fils du roi Georges,

et l'un des poètes de la patrie. Nous avons une foule de poésies

admirables de Streye, de Simon Lomnicky, et de plusieurs autres, qui ont

été mis à l'index par la police impériale. Ces chants religieux et

nationaux, mis en musique par les génies inconnus de la Bohême, ne se sont

pas tous conservés dans la mémoire des Bohémiens. Le peuple en a retenu

quelques-uns, et Zdenko, qui est doué d'une mémoire et d'un sentiment

musical extraordinaires, en sait par tradition un assez grand nombre que

j'ai recueillis et notés. Ils sont bien beaux, et vous aurez du plaisir à

les connaître. Mais je ne pourrai vous les faire entendre que dans mon

ermitage. C'est là qu'est mon violon et toute ma musique. J'ai des

recueils manuscrits fort précieux des vieux auteurs catholiques et

protestants. Je gage que vous ne connaissez ni Josquin, dont Luther nous

a transmis plusieurs thèmes dans ses chorals, ni Claude le jeune, ni

Arcadelt, ni George Rhaw, ni Benoît Ducis, ni Jean de Weiss. Cette

curieuse exploration ne vous engagera-t-elle pas, chère Consuelo, à venir

revoir ma grotte, dont je suis exilé depuis si longtemps, et visiter

mon église, que vous ne connaissez pas encore non plus?»


Cette proposition, tout en piquant la curiosité de la jeune artiste, fut

écoutée en tremblant. Cette affreuse grotte lui rappelait des souvenirs

qu'elle ne pouvait se retracer sans frissonner, et l'idée d'y retourner

seule avec Albert, malgré toute la confiance qu'elle avait prise en lui,

lui causa une émotion pénible dont il s'aperçut bien vite.


«Vous avez de la répugnance pour ce pèlerinage, que vous m'aviez pourtant

promis de renouveler; n'en parlons plus, dit-il. Fidèle à mon serment, je

ne le ferai pas sans vous.


--Vous me rappelez le mien, Albert, reprit-elle; je le tiendrai dès que

vous l'exigerez. Mais, mon cher docteur, vous devez songer que je n'ai pas

encore la force nécessaire. Ne voudrez-vous donc pas auparavant me faire

voir cette musique curieuse, et entendre cet admirable artiste qui joue du

violon beaucoup mieux que je ne chante?


--Je ne sais pas si vous raillez, chère soeur; mais je sais bien que vous

ne m'entendrez pas ailleurs que dans ma grotte. C'est là que j'ai essayé

de faire parler selon mon coeur cet instrument dont j'ignorais le sens,

après avoir eu pendant plusieurs années un professeur brillant et frivole,

chèrement payé par mon père. C'est là que j'ai compris ce que c'est que la

musique, et quelle sacrilège dérision une grande partie des hommes y a

substituée. Quant à moi, j'avoue qu'il me serait impossible de tirer un

son de mon violon, si je n'étais prosterné en esprit devant la Divinité.

Même si je vous voyais froide à mes côtés, attentive seulement à la forme

des morceaux que je joue, et curieuse d'examiner le plus ou moins de

talent que je puis avoir, je jouerais si mal que je doute que vous pussiez

m'écouter. Je n'ai jamais, depuis que je sais un peu m'en servir, touché

cet instrument, consacré pour moi à la louange du Seigneur ou au cri de

ma prière ardente, sans me sentir transporté dans le monde idéal, et sans

obéir au souffle d'une sorte d'inspiration mystérieuse que je ne puis

appeler à mon gré, et qui me quitte sans que j'aie aucun moyen de la

soumettre et de la fixer. Demandez-moi la plus simple phrase quand je suis

de sang-froid, et, malgré le désir que j'aurai de vous complaire, ma

mémoire me trahira, mes doigts deviendront aussi incertains que ceux d'un

enfant qui essaie ses premières notes.


--Je ne suis pas indigne, répondit Consuelo attentive et pénétrée, de

comprendre votre manière d'envisager la musique. J'espère bien pouvoir

m'associer à votre prière avec une âme assez recueillie et assez fervente

pour que ma présence ne refroidisse pas votre inspiration. Ah! pourquoi

mon maître Porpora ne peut-il entendre ce que vous dites sur l'art sacré,

mon cher Albert! il serait à vos genoux. Et pourtant ce grand artiste

lui-même ne pousse pas la rigidité aussi loin que vous, et il croit que le

chanteur et le virtuose doivent puiser le souffle qui les anime dans la

sympathie et l'admiration de l'auditoire qui les écoute.


--C'est peut-être que le Porpora, quoi qu'il en dise, confond en musique

le sentiment religieux avec la pensée humaine; c'est peut-être aussi qu'il

entend la musique sacrée en catholique; et si j'étais à son point de vue,

je raisonnerais comme lui. Si j'étais en communion de foi et de sympathie

avec un peuple professant un culte qui serait le mien, je chercherais,

dans le contact de ces âmes animées du même sentiment religieux que moi,

une inspiration que jusqu'ici j'ai été forcé de chercher dans la solitude,

et que par conséquent j'ai imparfaitement rencontrée. Si j'ai jamais le

bonheur d'unir, dans une prière selon mon coeur, ta voix divine, Consuelo,

aux accents de mon violon, sans aucun doute je m'élèverai plus haut que

je n'ai jamais fait, et ma prière sera plus digne de la Divinité. Mais

n'oublie pas, chère enfant, que jusqu'ici mes croyances ont été

abominables à tous les êtres qui m'environnent; ceux qu'elles n'auraient

pas scandalisés en auraient fait un sujet de moquerie. Voilà pourquoi j'ai

caché, comme un secret entre Dieu, le pauvre Zdenko, et moi, le faible don

que je possède. Mon père aime la musique, et voudrait que cet instrument,

aussi sacré pour moi que les cistres des mystères d'Eleusis, servît à son

amusement. Que deviendrais-je, grand Dieu! s'il me fallait accompagner une

cavatine à Amélie, et que deviendrait mon père si je lui jouais un de ces

vieux airs hussitiques qui ont mené tant de Bohémiens aux mines ou au

supplice, ou un cantique plus moderne de nos pères luthériens, dont il

rougit de descendre? Hélas! Consuelo, je ne sais guère de choses plus

nouvelles. Il en existe sans doute; et d'admirables. Ce que vous

m'apprenez de Haendel et des autres grands maîtres dont vous êtes nourrie

me paraît supérieur, à beaucoup d'égards, à ce que j'ai à vous enseigner

à mon tour. Mais, pour connaître et apprendre cette musique, il eût fallu

me mettre en relation avec un nouveau monde musical; et c'est avec vous

seule que je pourrai me résoudre à y entrer, pour y chercher les trésors

longtemps ignorés ou dédaignés que vous allez verser sur moi à pleines

mains.


--Et moi, dit Consuelo en souriant, je crois que je ne me chargerai point

de cette éducation. Ce que j'ai entendu dans la grotte est si beau, si

grand, si unique en son genre, que je craindrais de mettre du gravier

dans une source de cristal et de diamant. O Albert! Je vois bien que vous

en savez plus que moi-même en musique. Mais maintenant, ne me direz-vous

rien de cette musique profane dont je suis forcée de faire profession?

Je crains de découvrir que, dans celle-là comme dans l'autre, j'ai été

jusqu'à ce jour au-dessous de ma mission, en y portant la même ignorance

ou la même légèreté.


--Bien loin de le croire, Consuelo, je regarde votre rôle comme sacré; et

comme votre profession est la plus sublime qu'une femme puisse embrasser,

votre âme est la plus digne d'en remplir le sacerdoce.


--Attendez, attendez, cher comte, reprit Consuelo en souriant. De ce que

je vous ai parlé souvent du couvent où j'ai appris la musique, et de

l'église où j'ai chanté les louanges du Seigneur, vous en concluez que je

m'étais destinée au service des autels, ou aux modestes enseignements du

cloître. Mais si je vous apprenais que la Zingarella, fidèle à son

origine, était vouée au hasard dès son enfance, et que toute son éducation

a été un mélange de travaux religieux et profanes auxquels sa volonté

portait une égale ardeur, insouciante d'aboutir au monastère ou au

théâtre....


--Certain que Dieu a mis son sceau sur ton front, et qu'il t'a vouée à la

sainteté dès le ventre de ta mère, je m'inquiéterais fort peu pour toi du

hasard des choses humaines, et je garderais la conviction que tu dois être

sainte sur le théâtre aussi bien que dans le cloître.


--Eh quoi! l'austérité de vos pensées ne s'effraierait pas du contact

d'une comédienne!


--A l'aurore des religions, reprit-il, le théâtre et le temple sont un

même sanctuaire. Dans la pureté des idées premières, les cérémonies du

culte sont le spectacle des peuples; les arts prennent naissance au pied

des autels; la danse elle-même, cet art aujourd'hui consacré à des idées

d'impure volupté, est la musique des sens dans les fêtes des dieux. La

musique et la poésie sont les plus hautes expressions de la foi, et la

femme douée de génie et de beauté est prêtresse, sibylle et initiatrice.

A ces formes sévères et grandes du passé ont succédé d'absurdes et

coupables distinctions: la religion romaine a proscrit la beauté de ses

fêtes, et la femme de ses solennités; au lieu de diriger et d'ennoblir

l'amour, elle l'a banni et condamné. La beauté, la femme et l'amour, ne

pouvaient perdre leur empire. Les hommes leur ont élevé d'autres temples

qu'ils ont appelés théâtres et où nul autre dieu n'est venu présider.

Est-ce votre faute, Consuelo, si ces gymnases sont devenus des antres de

corruption? La nature, qui poursuit ses prodiges sans s'inquiéter de

l'accueil que recevront ses chefs-d'oeuvre parmi les hommes, vous avait

formée pour briller entre toutes les femmes, et pour répandre sur le monde

les trésors de la puissance et du génie. Le cloître et le tombeau sont

synonymes. Vous ne pouviez, sans commettre un suicide, ensevelir les dons

de la Providence. Vous avez dû chercher votre essor dans un air plus

libre. La manifestation est la condition de certaines existences, le voeu

de la nature les y pousse irrésistiblement; et la volonté de Dieu à cet

égard est si positive, qu'il leur retire les facultés dont il les avait

douées, dès qu'elles en méconnaissent l'usage. L'artiste dépérit et

s'éteint dans l'obscurité, comme le penseur s'égare et s'exaspère dans la

solitude absolue, comme tout esprit humain se détériore et se détruit dans

l'isolement et la claustration. Allez donc au théâtre, Consuelo, si vous

voulez, et subissez-en l'apparente flétrissure avec la résignation d'une

âme pieuse, destinée à souffrir, à chercher vainement sa patrie en ce

monde d'aujourd'hui, mais forcée de fuir les ténèbres qui ne sont pas

l'élément de sa vie, et hors desquelles le souffle de l'Esprit Saint la

rejette impérieusement.


Albert parla longtemps ainsi avec animation, entraînant Consuelo à pas

rapides sous les ombrages de la garenne. Il n'eut pas de peine à lui

communiquer l'enthousiasme qu'il portait dans le sentiment de l'art, et à

lui faire oublier la répugnance qu'elle avait eue d'abord à retourner à

la grotte. En voyant qu'il le désirait vivement, elle se mit à désirer

elle-même de se retrouver seule assez longtemps avec lui pour entendre

les idées que cet homme ardent et timide n'osait émettre que devant

elle. C'étaient des idées bien nouvelles pour Consuelo, et peut-être

l'étaient-elles tout à fait dans la bouche d'un patricien de ce temps et

de ce pays. Elles ne frappaient cependant la jeune artiste que comme une

formule franche et hardie des sentiments qui fermentaient en elle. Dévote

et comédienne, elle entendait chaque jour la chanoinesse et le chapelain

damner sans rémission les histrions et les baladins ses confrères. En se

voyant réhabilitée, comme elle croyait avoir droit de l'être, par un homme

sérieux et pénétré, elle sentit sa poitrine s'élargir et son coeur y

battre plus à l'aise, comme s'il l'eût fait entrer dans la véritable

région de sa vie. Ses yeux s'humectaient de larmes, et ses joues

brillaient d'une vive et sainte rougeur, lorsqu'elle aperçut au fond

d'une allée la chanoinesse qui la cherchait.


«Ah! ma prêtresse! lui dit Albert en serrant contre sa poitrine ce bras

enlacé au sien, vous viendrez prier dans mon église!


--Oui, lui répondit-elle, j'irai certainement.


--Et quand donc?


--Quand vous voudrez. Jugez-vous que je sois de force à entreprendre ce

nouvel exploit?


--Oui; car nous irons au Schreckenstein en plein jour et par une route

moins dangereuse que la citerne. Vous sentez-vous le courage d'être levée

demain avec l'aube et de franchir les portes aussitôt qu'elles seront

ouvertes? Je serai dans ces buissons, que vous voyez d'ici au flanc de la

colline, là où vous apercevez une croix de pierre, et je vous servirai de

guide.


--Eh bien, je vous le promets, répondit Consuelo non sans un dernier

battement de coeur.


--Il fait bien frais ce soir pour une aussi longue promenade, dit la

chanoinesse en les abordant.»


Albert ne répondit rien; il ne savait pas feindre. Consuelo, qui ne se

sentait pas troublée par le genre d'émotion qu'elle éprouvait, passa

hardiment son autre bras sous celui de la chanoinesse, et lui donna un

gros baiser sur l'épaule. Wenceslawa eût bien voulu lui battre froid;

mais elle subissait malgré elle l'ascendant de cette âme droite et

affectueuse. Elle soupira, et, en rentrant, elle alla dire une prière

pour sa conversion.





LII.



Plusieurs jours s'écoulèrent pourtant sans que le voeu d'Albert put être

exaucé. Consuelo fut surveillée de si près par la chanoinesse, qu'elle eut

beau se lever avec l'aurore et franchir le pont-levis la première, elle

trouva toujours la tante ou le chapelain errant sous la charmille de

l'esplanade, et de là, observant tout le terrain découvert qu'il fallait

traverser pour gagner les buissons de la colline. Elle prit le parti de

se promener seule à portée de leurs regards, et de renoncer à rejoindre

Albert, qui, de sa retraite ombragée, distingua les vedettes ennemies, fit

un grand détour dans le fourré, et rentra au château sans être aperçu.


«Vous avez été vous promener de grand matin, signora Porporina, dit à

déjeuner la chanoinesse; ne craignez-vous pas que l'humidité de la rosée

vous soit contraire?


--C'est moi, ma tante, reprit le jeune comte, qui ai conseillé à la

signora de respirer la fraîcheur du matin, et je ne doute pas que ces

promenades ne lui soient très-favorables.


--J'aurais cru qu'une personne qui se consacre à la musique vocale, reprit

la chanoinesse avec un peu d'affectation, ne devait pas s'exposer à nos

matinées brumeuses; mais si c'est d'après votre ordonnance....


--Ayez donc confiance dans les décisions d'Albert, dit le comte Christian;

il a assez prouvé qu'il était aussi bon médecin que bon fils et bon ami.»


La dissimulation à laquelle Consuelo fut forcée de se prêter en

rougissant, lui parut très-pénible. Elle s'en plaignit doucement à Albert,

quand elle put lui adresser quelques paroles à la dérobée, et le pria de

renoncer à son projet, du moins jusqu'à ce que la vigilance de sa tante

fût assoupie. Albert lui obéit, mais en la suppliant de continuer à se

promener le matin dans les environs du parc, de manière à ce qu'il put la

rejoindre lorsqu'un moment favorable se présenterait.


Consuelo eût bien voulu s'en dispenser. Quoiqu'elle aimât la promenade, et

qu'elle éprouvât le besoin de marcher un peu tous les jours, hors de cette

enceinte de murailles et de fossés où sa pensée était comme étouffée sous

le sentiment de la captivité, elle souffrait de tromper des gens qu'elle

respectait et dont elle recevait l'hospitalité. Un peu d'amour lève

bien des scrupules; mais l'amitié réfléchit, et Consuelo réfléchissait

beaucoup. On était aux derniers beaux jours de l'été; car plusieurs mois

s'étaient écoulés déjà depuis qu'elle habitait le château des Géants.

Quel été pour Consuelo! le plus pâle automne de l'Italie avait plus de

lumière et de chaleur. Mais cet air tiède, ce ciel souvent voilé par de

légers nuages blancs et floconneux, avaient aussi leur charme et leur

genre de beautés. Elle trouvait dans ses courses solitaires un attrait

qu'augmentait peut-être aussi le peu d'empressement qu'elle avait à revoir

le souterrain. Malgré la résolution qu'elle avait prise, elle sentait

qu'Albert eût levé un poids de sa poitrine en lui rendant sa promesse; et

lorsqu'elle n'était plus sous l'empire de son regard suppliant et de ses

paroles enthousiastes, elle se prenait à bénir secrètement la tante de

la soustraire à cet engagement par les obstacles que chaque jour elle y

apportait.


Un matin, elle vit, des bords du torrent qu'elle côtoyait, Albert penché

sur la balustrade de son parterre, bien loin au-dessus d'elle. Malgré la

distance qui les séparait, elle se sentait presque toujours sous l'oeil

inquiet et passionné de cet homme, par qui elle s'était laissé en

quelque sorte dominer. «Ma situation est fort étrange, se disait-elle;

tandis que cet ami persévérant m'observe pour voir si je suis fidèle au

dévouement que je lui ai juré, sans doute, de quelque autre point du

château, je suis surveillée, pour que je n'aie point avec lui des rapports

que leurs usages et leurs convenances proscrivent. Je ne sais ce qui se

passe dans l'esprit des uns et des autres. La baronne Amélie ne revient

pas. La chanoinesse semble se méfier de moi, et se refroidir à mon égard.

Le comte Christian redouble d'amitié, et prétend redouter le retour du

Porpora, qui sera probablement le signal de mon départ. Albert paraît

avoir oublié que je lui ai défendu d'espérer mon amour. Comme s'il devait

tout attendre de moi, il ne me demande rien pour l'avenir, et n'abjure

point cette passion qui a l'air de le rendre heureux en dépit de mon

impuissance à la partager. Cependant me voici comme une amante déclarée,

l'attendant chaque matin à son rendez-vous, auquel je désire qu'il ne

puisse venir, m'exposant au blâme, que sais-je! au mépris d'une famille

qui ne peut comprendre ni mon dévouement, ni mes rapports avec lui,

puisque je ne les comprends pas moi-même et n'en prévois point l'issue.

Bizarre destinée que la mienne! serais-je donc condamnée à me dévouer

toujours sans être aimée de ce que j'aime, ou sans aimer ce que j'estime?»


Au milieu de ces réflexions, une profonde mélancolie s'empara de son âme.

Elle éprouvait le besoin de s'appartenir à elle-même, ce besoin souverain

et légitime, véritable condition du progrès et du développement chez

l'artiste supérieur. La sollicitude qu'elle avait vouée au comte Albert

lui pesait comme une chaîne. Cet amer souvenir, qu'elle avait conservé

d'Anzoleto et de Venise, s'attachait à elle dans l'inaction et dans la

solitude d'une vie trop monotone et trop régulière pour son organisation

puissante.


Elle s'arrêta auprès du rocher qu'Albert lui avait souvent montré comme

étant celui où, par une étrange fatalité, il l'avait vue enfant une

première fois, attachée avec des courroies sur le dos de sa mère, comme

la balle d'un colporteur, et courant par monts et par vaux en chantant

comme la cigale de la fable, sans souci du lendemain, sans appréhension

de la vieillesse menaçante et de la misère inexorable. O ma pauvre mère!

pensa la jeune Zingarella; me voici ramenée, par d'incompréhensibles

destinées, aux lieux que tu traversas pour n'en garder qu'un vague

souvenir et le gage d'une touchante hospitalité. Tu fus jeune et belle,

et, sans doute tu rencontras bien des gîtes où l'amour t'eût reçue, où

la société eût pu t'absoudre et te transformer, où enfin la vie dure et

vagabonde eût pu se fixer et s'abjurer dans le sein du bien-être et du

repos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-être c'était la

contrainte, et ce repos, l'ennui, mortel aux âmes d'artiste. Tu avais

raison, je le sens bien; car me voici dans ce château où tu n'as voulu

passer qu'une nuit comme dans tous les autres; m'y voici à l'abri du

besoin et de la fatigue, bien traitée, bien choyée, avec un riche seigneur

à mes pieds.... Et pourtant la contrainte m'y étouffe, et l'ennui m'y

consume.


Consuelo, saisie d'un accablement extraordinaire, s'était assise sur le

rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eût cru y

retrouver la trace des pieds nus de sa mère. Les brebis, en passant,

avaient laissé aux épines quelques brins de leur toison. Cette laine d'un

brun roux rappelait précisément à Consuelo la couleur naturelle du drap

grossier dont était fait le manteau de sa mère, ce manteau qui l'avait si

longtemps protégée contre le froid et le soleil, contre la poussière et la

pluie. Elle l'avait vu tomber de leurs épaules pièce par pièce. «Et nous

aussi, se disait-elle, nous étions de pauvres brebis errantes, et nous

laissions les lambeaux de notre dépouille aux ronces des chemins; mais

nous emportions toujours le fier amour et la pleine jouissance de notre

chère liberté!»


En rêvant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier

de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline, et qui,

s'élargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en traçant une

grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyères.

Qu'y a-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait-elle; c'est le symbole et

l'image d'une vie active et variée. Que d'idées riantes s'attachent pour

moi aux capricieux détours de celui-ci! Je ne me souviens pas des lieux

qu'il traverse, et que pourtant j'ai traversés jadis. Mais qu'ils doivent

être beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort là éternellement

sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pâles nuances d'or mat

qui le rayent mollement, et ces genêts d'or brûlant qui le coupent de

leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides

charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'à regarder les grandes

lignes sèches d'un jardin, la lassitude me prend: pourquoi mes pieds

chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent tout

d'abord? au lieu que le libre chemin qui s'enfuit et se cache à demi dans

les bois m'invite et m'appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses

mystères. Et puis ce chemin, c'est le passage de l'humanité, c'est la

route de l'univers. Il n'appartient pas à un maître qui puisse le fermer

ou l'ouvrir à son gré. Ce n'est pas seulement le puissant et le riche qui

ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages

parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches, tout vagabond

peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade

ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas devant lui; et tant que la

vue peut s'étendre, le chemin est une terre de liberté. A droite, à

gauche, les champs, les bois appartiennent à des maîtres; le chemin

appartient à celui qui ne possède pas autre chose; aussi comme il l'aime!

Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu'on lui

bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des

prisons; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera toujours le grand

chemin! O ma mère! ma mère! tu le savais bien; tu me l'avais bien dit!

Que ne puis-je ranimer ta cendre, qui dort si loin de moi sous l'algue

des lagunes! Que ne peux-tu me reprendre sur tes fortes épaules et me

porter là-bas, là-bas où vole l'hirondelle vers les collines bleues, où

le souvenir du passé et le regret du bonheur perdu ne peuvent suivre

l'artiste aux pieds légers qui voyage plus vite qu'eux, et met chaque

jour un nouvel horizon, un nouveau monde entre lui et les ennemis de sa

liberté! Pauvre mère! que ne peux-tu encore me chérir et m'opprimer,

m'accabler tour à tour de baisers et de coups, comme le vent qui tantôt

caresse et tantôt renverse les jeunes blés sur la plaine, pour les relever

et les coucher encore à sa fantaisie! Tu étais une âme mieux trempée que

la mienne, et tu m'aurais arrachée, de gré ou de force, aux liens où je me

laisse prendre à chaque pas!


Au milieu de sa rêverie enivrante et douloureuse, Consuelo fut frappée par

le son d'une voix qui la fit tressaillir comme si un fer rouge se fût

posé sur son coeur. C'était une voix d'homme, qui partait du ravin

assez loin au-dessous d'elle, et fredonnait en dialecte vénitien le chant

de l'_Echo_, l'une des plus originales compositions du Chiozzetto.[1]

La personne qui chantait ne donnait pas toute sa voix, et sa respiration

semblait entrecoupée par la marche. Elle lançait une phrase, au hasard,

comme si elle eût voulu se distraire de l'ennui du chemin, et

s'interrompait pour parler avec une autre personne; puis elle reprenait

sa chanson, répétant plusieurs fois la même modulation comme pour

s'exercer, et recommençait à parler, en se rapprochant toujours du lieu

où Consuelo, immobile et palpitante, se sentait défaillir. Elle ne pouvait

entendre les discours du voyageur à son compagnon, il était encore trop

loin d'elle. Elle ne pouvait le voir, un rocher en saillie l'empêchait de

plonger dans la partie du ravin où il était engagé. Mais pouvait-elle

méconnaître un instant cette voix, cet accent qu'elle connaissait si bien,

et les fragments de ce morceau qu'elle-même avait enseigné et fait répéter

tant de fois à son ingrat élève!


[Note 1: Jean Croce, de Chioggia, seizième siècle.]


Enfin les deux voyageurs invisibles s'étant rapprochés, elle entendit l'un

des deux, dont la voix lui était inconnue, dire à l'autre en mauvais

italien et avec l'accent du pays:


«Eh! eh! signor, ne montez pas par ici, les chevaux ne pourraient pas

vous y suivre, et vous me perdriez de vue; suivez-moi le long du torrent.

Voyez! la route est devant nous, et l'endroit que vous prenez est un

Sentier pour les piétons.»


La voix que Consuelo connaissait si bien parut s'éloigner et redescendre,

et bientôt elle l'entendit demander, quel était ce beau château qu'on

voyait sur l'autre rive.


«C'est _Riesenburg_, comme qui dirait _il castello dei giganti_» répondit

le guide; car c'en était un de profession.


Et Consuelo commençait à le voir au bas de la colline, à pied et

conduisant par la bride deux chevaux couverts de sueur. Le mauvais état

du chemin, dévasté récemment par le torrent, avait forcé les cavaliers

de mettre pied à terre. Le voyageur suivait à quelque distance, et enfin

Consuelo put l'apercevoir en se penchant sur le rocher qui la protégeait.

Il lui tournait le dos, et portait un costume de voyage qui changeait sa

tournure et jusqu'à sa démarche. Si elle n'eût entendu sa voix, elle eût

que ce n'était pas lui. Mais il s'arrêta pour regarder le château, et,

ôtant son large chapeau, il s'essuya le visage avec son mouchoir.

Quoiqu'elle ne le vît qu'en plongeant d'en haut sur sa tête, elle reconnut

cette abondante chevelure dorée et bouclée, et le mouvement qu'il avait

coutume de faire avec la main pour en soulever le poids sur son front et

sur sa nuque lorsqu'il avait chaud.


«Ce château a l'air très-respectable, dit-il; et si j'en avais le temps,

j'aurais envie d'aller demander à déjeuner aux géants qui l'habitent.


--Oh! n'y essayez pas, répondit le guide en secouant la tête. Les

Rudolstadt ne reçoivent que les mendiants ou les parents.


--Pas plus hospitaliers que cela? Le diable les emporte!


--Écoutez donc! c'est qu'ils ont quelque chose à cacher.


--Un trésor, ou un crime?


--Oh! rien; c'est leur fils qui est fou.


--Le diable l'emporte aussi, en ce cas! Il leur rendra service.»


Le guide se mit à rire. Anzoleto se remit à chanter.


«Allons, dit le guide en s'arrêtant, voici le mauvais chemin passé; si

vous voulez remonter à cheval, nous allons faire un temps de galop

jusqu'à Tusta. La route est magnifique jusque là; rien que du sable.

Vous trouverez là la grande route de Prague et de bons chevaux de poste.


--Alors, dit Anzoleto en rajustant ses étriers, je pourrai dire: Le diable

t'emporte aussi! car tes haridelles, tes chemins de montagne et toi,

commencez à m'ennuyer singulièrement.»


En parlant ainsi, il enfourcha lestement sa monture, lui enfonça ses deux

éperons dans le ventre, et, sans s'inquiéter de son guide qui le suivait

à grand'peine, il partit comme un trait dans la direction du nord,

soulevant des tourbillons de poussière sur ce chemin que Consuelo venait

de contempler si longtemps, et où elle s'attendait si peu à voir passer

comme une vision fatale l'ennemi de sa vie, l'éternel souci de son coeur.


Elle le suivit des yeux dans un état de stupeur impossible à exprimer.

Glacée par le dégoût et la crainte, tant qu'il avait été à portée de sa

voix, elle s'était tenue cachée et tremblante. Mais quand elle le vit

s'éloigner, quand elle songea qu'elle allait le perdre de vue et peut-être

pour toujours, elle ne sentit plus qu'un horrible désespoir. Elle s'élança

sur le rocher, pour le voir plus longtemps; et l'indestructible amour

qu'elle lui portait se réveillant avec délire, elle voulut crier vers lui

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