grande musique. Il pouvait n'être pas savant à tous égards, il pouvait ne
pas connaître les ressources éblouissantes de l'art; mais il avait en lui
le souffle divin, l'intelligence et l'amour du beau. Quand il eut fini,
Consuelo, rassurée entièrement et animée d'une sympathie plus vive,
allait se hasarder à frapper à la porte qui la séparait encore de lui,
lorsque cette porte s'ouvrit lentement, et elle vit le jeune comte
s'avancer la tête penchée, les yeux baissés vers la terre, avec son
violon et son archet dans ses mains pendantes. Sa pâleur était effrayante,
ses cheveux et ses habits dans un désordre que Consuelo n'avait pas encore
vu. Son air préoccupé, son attitude brisée et abattue, la nonchalance
désespérée de ses mouvements, annonçaient sinon l'aliénation complète, du
moins le désordre et l'abandon de la volonté humaine. On eût dit un de
ces spectres muets et privés de mémoire, auxquels croient les peuples
slaves, qui entrent machinalement la nuit dans les maisons, et que l'on
voit agir sans suite et sans but, obéir comme par instinct aux anciennes
habitudes de leur vie, sans reconnaître et sans voir leurs amis et leurs
serviteurs terrifiés qui fuient ou les regardent en silence, glacés par
l'étonnement et la crainte.
Telle fut Consuelo en voyant le comte Albert, et en s'apercevant qu'il ne
la voyait pas, bien qu'elle fût à deux pas de lui. Cynabre s'était levé,
il léchait la main de son maître. Albert lui dit quelques paroles
amicales en bohémien; puis, suivant du regard les mouvements du chien qui
reportait ses discrètes caresses vers Consuelo, il regarda attentivement
les pieds de cette jeune fille qui étaient chaussés à peu près en ce
moment comme ceux de Zdenko, et, sans lever la tête, il lui dit en
bohémien quelques paroles qu'elle ne comprit pas, mais qui semblaient
une demande et qui se terminaient par son nom.
En le voyant dans cet état, Consuelo sentit disparaître sa timidité. Tout
entière à la compassion, elle ne vit plus que le malade à l'âme déchirée
qui l'appelait encore sans la reconnaître; et, posant sa main sur le bras
du jeune homme avec confiance et fermeté, elle lui dit en espagnol de sa
voix pure et pénétrante:
«Voici Consuelo.»
XLIII.
A peine Consuelo se fut-elle nommée, que le comte Albert, levant les yeux
au ciel et la regardant au visage, changea tout à coup d'attitude et
d'expression. Il laissa tomber à terre son précieux violon avec autant
d'indifférence que s'il n'en eût jamais connu l'usage; et joignant les
mains avec un air d'attendrissement profond et de respectueuse douleur:
«C'est donc enfin toi que je revois dans ce lieu d'exil et de souffrance,
ô ma pauvre Wanda! s'écria-t-il en poussant un soupir qui semblait
briser sa poitrine. Chère, chère et malheureuse soeur! victime infortunée
que j'ai vengée trop tard, et que je n'ai pas su défendre! Ah! Tu le
sais, toi, l'infâme qui t'a outragée a péri dans les tourments, et ma
main s'est impitoyablement baignée dans le sang de ses complices. J'ai
ouvert la veine profonde de l'Église maudite; j'ai lavé ton affront, le
mien, et celui de mon peuple, dans des fleuves de sang. Que veux-tu de
plus, âme inquiète et vindicative? Le temps du zèle et de la colère est
passé; nous voici aux jours du repentir et de l'expiation. Demande-moi
des larmes et des prières; ne me demande plus de sang: j'ai horreur du
sang désormais, et je n'en veux plus répandre! Non! non! pas une seule
goutte! Jean Ziska ne remplira plus son calice que de pleurs inépuisables
et de sanglots amers!»
En parlant ainsi, avec des yeux égarés et des traits animés par une
exaltation soudaine, Albert tournait autour de Consuelo, et reculait
avec une sorte d'épouvante chaque fois qu'elle faisait un mouvement pour
arrêter cette bizarre conjuration.
Il ne fallut pas à Consuelo de longues réflexions pour comprendre la
tournure que prenait la démence de son hôte. Elle s'était fait assez
souvent raconter l'histoire de Jean Ziska pour savoir qu'une soeur de ce
redoutable fanatique, religieuse avant l'explosion de la guerre hussite,
avait péri de douleur et de honte dans son couvent, outragée par un moine
abominable, et que la vie de Ziska avait été une longue et solennelle
vengeance de ce crime. Dans ce moment, Albert, ramené par je ne sais
quelle transition d'idées, à sa fantaisie dominante, se croyait Jean
Ziska, et s'adressait à elle comme à l'ombre de Wanda, sa soeur
infortunée.
Elle résolut de ne point contrarier brusquement son illusion:
«Albert, lui dit-elle, car ton nom n'est plus Jean, de même que le mien
n'est plus Wanda, regarde-moi bien, et reconnais que j'ai changé, ainsi
que toi, de visage et de caractère. Ce que tu viens de me dire, je venais
pour te le rappeler. Oui, le temps du zèle et de la fureur est passé. La
justice humaine est plus que satisfaite; et c'est le jour de la justice
divine que je t'annonce maintenant; Dieu nous commande le pardon et
l'oubli. Ces souvenirs funestes, cette obstination à exercer en toi
une faculté qu'il n'a point donnée aux autres hommes, cette mémoire
scrupuleuse et farouche que tu gardes de tes existences antérieures, Dieu
s'en offense, et te la retire, parce que tu en as abusé. M'entends-tu,
Albert, et me comprends-tu, maintenant?
--O ma mère! répondit Albert, pâle et tremblant, en tombant sur ses
genoux et en regardant toujours Consuelo avec un effroi extraordinaire,
je vous entends et je comprends vos paroles. Je vois que vous vous
transformez, pour me convaincre et me soumettre. Non, vous n'êtes plus la
Wanda de Ziska, la vierge outragée, la religieuse gémissante. Vous êtes
Wanda de Prachatitz, que les hommes ont appelée comtesse de Rudolstadt,
Et qui a porté dans son sein l'infortuné qu'ils appellent aujourd'hui
Albert.
--Ce n'est point par le caprice des hommes que vous vous appelez ainsi,
reprit Consuelo avec fermeté; car c'est Dieu qui vous a fait revivre dans
d'autres conditions et avec de nouveaux devoirs. Ces devoirs, vous ne les
connaissez pas, Albert, ou vous les méprisez. Vous remontez le cours des
âges avec un orgueil impie; vous aspirez à pénétrer les secrets de la
destinée; vous croyez vous égaler à Dieu en embrassant d'un coup d'oeil
et le présent et le passé. Moi, je vous le dis; et c'est la vérité, c'est
la foi qui m'inspirent: cette pensée rétrograde est un crime et une
témérité. Cette mémoire surnaturelle que vous vous attribuez est une
illusion. Vous avez pris quelques lueurs vagues et fugitives pour la
certitude, et votre imagination vous a trompé. Votre orgueil a bâti un
édifice de chimères, lorsque vous vous êtes attribué les plus grands
rôles dans l'histoire de vos ancêtres. Prenez garde de n'être point ce
que vous croyez. Craignez que, pour vous punir, la science éternelle ne
vous ouvre les yeux un instant, et ne vous fasse voir dans votre vie
antérieure des fautes moins illustres et des sujets de remords moins
glorieux que ceux dont vous osez vous vanter.»
Albert écouta ce discours avec un recueillement craintif, le visage dans
ses mains, et les genoux enfoncés dans la terre.
«Parlez! parlez! voix du ciel que j'entends et que je ne reconnais plus!
murmura-t-il en accents étouffés. Si vous êtes l'ange de la montagne, si
vous êtes, comme je le crois, la figure céleste qui m'est apparue si
souvent sur la pierre d'Épouvante, parlez; commandez à ma volonté, à ma
conscience, à mon imagination. Vous savez bien que je cherche la lumière
avec angoisse, et que si je m'égare dans les ténèbres, c'est à force de
vouloir les dissiper pour vous atteindre.
--Un peu d'humilité, de confiance et de soumission aux arrêts éternels de
la science incompréhensible aux hommes, voilà le chemin de la vérité pour
vous, Albert. Renoncez dans votre âme, et renoncez-y fermement une fois
pour toutes, à vouloir vous connaître au delà de cette existence passagère
qui vous est imposée; et vous redeviendrez agréable à Dieu, utile aux
autres hommes, tranquille avec vous-même. Abaissez votre science superbe;
et sans perdre la foi à votre immortalité, sans douter de la bonté divine,
qui pardonne au passé et protège l'avenir, attachez-vous à rendre féconde
et humaine cette vie présente que vous méprisez, lorsque vous devriez la
respecter et vous y donner tout entier, avec votre force, votre abnégation
et votre charité. Maintenant, Albert, regardez-moi, et que vos yeux soient
dessillés. Je ne suis plus ni votre soeur, ni votre mère; je suis une
amie que le ciel vous a envoyée, et qu'il a conduite ici par des voies
miraculeuses pour vous arracher à l'orgueil et à la démence. Regardez-moi,
et dites-moi, dans votre âme et conscience, qui je suis et comment je
m'appelle.»
Albert, tremblant et éperdu, leva la tête, et la regarda encore, mais
avec moins d'égarement et de terreur que les premières fois.
«Vous me faites franchir des abîmes, lui dit-il; vous confondez par des
paroles profondes ma raison, que je croyais supérieure (pour mon malheur)
à celle des autres hommes, et vous m'ordonnez de connaître et de
comprendre le temps présent et les choses humaines. Je ne le puis. Pour
perdre la mémoire de certaines phases de ma vie, il faut que je subisse
des crises terribles; et, pour retrouver le sentiment d'une phase
nouvelle, il faut que je me transforme par des efforts qui me conduisent
à l'agonie. Si vous m'ordonnez, au nom d'une puissance que je sens
supérieure à la mienne, d'assimiler ma pensée à la vôtre, il faut que
j'obéisse; mais je connais ces luttes épouvantables, et je sais que la
mort est au bout. Ayez pitié de moi, vous qui agissez sur moi par un
charme souverain; aidez-moi, ou je succombe. Dites-moi qui vous êtes, car
je ne vous connais pas; je ne me souviens pas de vous avoir jamais vue:
je ne sais de quel sexe vous êtes; et vous voilà devant moi comme une
statue mystérieuse dont j'essaie vainement de retrouver le type dans mes
souvenirs. Aidez-moi, aidez-moi, car je me sens mourir.»
En parlant ainsi, Albert, dont le visage s'était d'abord coloré d'un
éclat fébrile, redevint d'une pâleur effrayante. Il étendit les mains
vers Consuelo; mais il les abaissa aussitôt vers la terre pour se
soutenir, comme atteint d'une irrésistible défaillance.
Consuelo, en s'initiant peu à peu aux secrets de sa maladie mentale, se
sentit vivifiée et comme inspirée par une force et une intelligence
nouvelles. Elle lui prit les mains, et, le forçant de se relever, elle le
conduisit vers le siége qui était auprès de la table. Il s'y laissa
tomber, accablé d'une fatigue inouïe, et se courba en avant comme s'il
eût été près de s'évanouir. Cette lutte dont il parlait n'était que trop
réelle. Albert avait la faculté de retrouver sa raison et de repousser
les suggestions de la fièvre qui dévorait son cerveau; mais il n'y
parvenait pas sans des efforts et des souffrances qui épuisaient ses
organes. Quand cette réaction s'opérait d'elle-même, il en sortait
rafraîchi et comme renouvelé; mais quand il la provoquait par une
résolution de sa volonté encore puissante, son corps succombait sous la
crise, et la catalepsie s'emparait de tous ses membres. Consuelo comprit
ce qui se passait en lui:
«Albert, lui dit-elle en posant sa main froide sur cette tête brûlante,
je vous connais, et cela suffit. Je m'intéresse à vous, et cela doit vous
suffire aussi quant à présent. Je vous défends de faire aucun effort de
volonté pour me reconnaître et me parler. Écoutez-moi seulement; et si
mes paroles vous semblent obscures, attendez que je m'explique, et ne
vous pressez pas d'en savoir le sens. Je ne vous demande qu'une soumission
passive et l'abandon entier de votre réflexion. Pouvez-vous descendre
dans votre coeur, et y concentrer toute votre existence?
--Oh! que vous me faites de bien! répondit Albert. Parlez-moi encore,
parlez-moi toujours ainsi. Vous tenez mon âme dans vos mains. Qui que
vous soyez, gardez-la, et ne la laissez point s'échapper; car elle
irait frapper aux portes de l'Éternité, et s'y briserait. Dites-moi
qui vous êtes, dites-le-moi bien vite; et, si je ne le comprends pas,
expliquez-le-moi: car, malgré moi, je le cherche et je m'agite.
--Je suis Consuelo, répondit la jeune fille, et vous le savez, puisque
vous me parlez d'instinct une langue que seule autour de vous je puis
comprendre. Je suis une amie que vous avez attendue longtemps, et que
vous avez reconnue un jour qu'elle chantait. Depuis ce jour-là, vous avez
quitté votre famille, et vous êtes venu vous cacher ici. Depuis ce jour,
je vous ai cherché; et vous m'avez fait appeler par Zdenko à diverses
reprises, sans que Zdenko, qui exécutait vos ordres à certains égards,
ait voulu me conduire vers vous. J'y suis parvenue à travers mille
dangers....
--Vous n'avez pas pu y parvenir si Zdenko ne l'a pas voulu, reprit Albert
en soulevant son corps appesanti et affaissé sur la table. Vous êtes un
rêve, je le vois bien, et tout ce que j'entends là se passe dans mon
imagination. O mon Dieu! vous me bercez de joies trompeuses, et tout à
coup le désordre et l'incohérence de mes songes se révèlent à moi-même,
je me retrouve seul, seul au monde, avec mon désespoir et ma folie! Oh!
Consuelo, Consuelo! rêve funeste et délicieux! Où est l'être qui porte
ton nom et qui revêt parfois ta figure? Non, tu n'existes qu'en moi, et
c'est mon délire qui t'a créé!».
Albert retomba sur ses bras étendus, qui se raidirent et devinrent froids
comme le marbre.
Consuelo le voyait approcher de la crise léthargique, et se sentait
elle-même si épuisée, si prête à défaillir, qu'elle craignait de ne
pouvoir plus conjurer cette crise. Elle essaya de ranimer les mains
d'Albert dans ses mains qui n'étaient guère plus vivantes.
«Mon Dieu! dit-elle d'une voix éteinte et avec un coeur brisé, assiste
deux malheureux qui ne peuvent presque plus rien l'un pour l'autre!»
Elle se voyait seule, enfermée avec un mourant, mourante elle-même, et ne
pouvant plus attendre de secours pour elle et pour lui que de Zdenko dont
le retour lui semblait encore plus effrayant que désirable.
Sa prière parut frapper Albert d'une émotion inattendue.
«Quelqu'un prie à côté de moi, dit-il en essayant de soulever sa tête
accablée. Je ne suis pas seul! oh non, je ne suis pas seul, ajouta-t-il
en regardant la main de Consuelo enlacée aux siennes. Main secourable,
pitié mystérieuse, sympathie humaine, fraternelle! tu rends mon agonie
bien douce et mon coeur bien reconnaissant!»
Il colla ses lèvres glacées sur la main de Consuelo, et resta longtemps
ainsi.
Une émotion pudique rendit à Consuelo le sentiment de la vie. Elle n'osa
point retirer sa main à cet infortuné; mais, partagée entre son embarras
et son épuisement, ne pouvant plus se tenir debout, elle fut forcée de
s'appuyer sur lui et de poser son autre main sur l'épaule d'Albert.
«Je me sens renaître, dit Albert au bout de quelques instants. Il me
semble que je suis dans les bras de ma mère. O ma tante Wenceslawa! Si
c'est vous qui êtes auprès de moi, pardonnez-moi de vous avoir oubliée,
vous et mon père, et toute ma famille, dont les noms même étaient sortis
de ma mémoire. Je reviens à vous, ne me quittez pas; mais rendez-moi
Consuelo; Consuelo, celle que j'avais tant attendue, celle que j'avais
Enfin trouvée ... et que je ne retrouve plus, et sans qui je ne puis plus
respirer!»
Consuelo voulut lui parler; mais à mesure que la mémoire et la force
d'Albert semblaient se réveiller, la vie de Consuelo semblait s'éteindre.
Tant de frayeurs, de fatigues, d'émotions et d'efforts surhumains
l'avaient brisée, qu'elle ne pouvait plus lutter. La parole expira sur
ses lèvres, elle sentit ses jambes fléchir, ses yeux se troubler. Elle
tomba sur ses genoux à côté d'Albert, et sa tête mourante vint frapper le
sein du jeune homme. Aussitôt Albert, sortant comme d'un songe, la vit,
la reconnut, poussa un cri profond, et, se ranimant, la pressa dans
ses bras avec énergie. A travers les voiles de la mort qui semblaient
s'étendre sur ses paupières, Consuelo vit sa joie, et n'en fut point
effrayée. C'était une joie sainte et rayonnante de chasteté. Elle ferma
les yeux, et tomba dans un état d'anéantissement qui n'était ni le sommeil
ni la veille, mais une sorte d'indifférence et d'insensibilité pour toutes
les choses présentes.
XLIV.
Lorsqu'elle reprit l'usage de ses facultés, se voyant assise sur un lit
assez dur, et ne pouvant encore soulever ses paupières, elle essaya de
rassembler ses souvenirs. Mais la prostration avait été si complète, que
ses facultés revinrent lentement; et, comme si la somme de fatigues et
d'émotions qu'elle avait supportées depuis un certain temps fût arrivée à
dépasser ses forces, elle tenta vainement de se rappeler ce qu'elle était
devenue depuis qu'elle avait quitté Venise. Son départ même de cette
patrie adoptive, où elle avait coulé des jours si doux, lui apparut comme
un songe; et ce fut pour elle un soulagement (hélas! trop court) de
pouvoir douter un instant de son exil et des malheurs qui l'avaient causé.
Elle se persuada donc qu'elle était encore dans sa pauvre chambre de la
Corte-Minelli, sur le grabat de sa mère, et qu'après avoir eu avec
Anzoleto une scène violente et amère dont le souvenir confus flottait dans
Son esprit, elle revenait à la vie et à l'espérance en le sentant près
d'elle, en entendant sa respiration entrecoupée, et les douces paroles
qu'il lui adressait à voix basse. Une joie languissante et pleine de
délices pénétra son coeur à cette pensée, et elle se souleva avec effort
pour regarder son ami repentant et pour lui tendre la main. Mais elle ne
pressa qu'une main froide et inconnue; et, au lieu du riant soleil qu'elle
était habituée à voir briller couleur de rose à travers son rideau blanc,
elle ne vit qu'une clarté sépulcrale, tombant d'une voûte sombre et
nageant dans une atmosphère humide; elle sentit sous ses bras la rude
dépouille des animaux sauvages, et, dans un horrible silence, la pâle
figure d'Albert se pencha vers elle comme un spectre.
Consuelo se crut descendue vivante dans le tombeau; elle ferma les yeux,
et retomba sur le lit de feuilles sèches, avec un douloureux gémissement.
Il lui fallut encore plusieurs minutes pour comprendre où elle était, et
à quel hôte sinistre elle se trouvait confiée. La peur, que l'enthousiasme
de son dévouement avait combattue et dominée jusque-là, s'empara d'elle,
au point qu'elle craignit de rouvrir les yeux et de voir quelque affreux
spectacle, des apprêts de mort, un sépulcre ouvert devant elle. Elle
sentit quelque chose sur son front, et y porta la main. C'était une
guirlande de feuillage dont Albert l'avait couronnée. Elle l'ôta pour la
regarder, et vit une branche de cyprès.
«Je t'ai crue morte, ô mon âme, ô ma consolation! lui dit Albert en
s'agenouillant auprès d'elle, et j'ai voulu avant de te suivre dans le
tombeau te parer des emblèmes de l'hyménée. Les fleurs ne croissent point
autour de moi, Consuelo. Les noirs cyprès étaient les seuls rameaux où ma
main pût cueillir ta couronne de fiancée. La voilà, ne la repousse pas.
Si nous devons mourir ici, laisse-moi te jurer que, rendu à la vie, je
n'aurais jamais eu d'autre épouse que toi, et que je meurs avec toi, uni
à toi par un serment indissoluble.
--Fiancés, unis! s'écria Consuelo terrifiée en jetant des regards
consternés autour d'elle: qui donc a prononcé cet arrêt? qui donc a
célébré cet hyménée?
--C'est la destinée, mon ange, répondit Albert avec une douceur et une
tristesse inexprimables. Ne songe pas à t'y soustraire. C'est une destinée
bien étrange pour toi, et pour moi encore plus. Tu ne me comprends pas,
Consuelo, et il faut pourtant que tu apprennes la vérité. Tu m'as défendu
tout à l'heure de chercher dans le passé; tu m'as interdit le souvenir
de ces jours écoulés qu'on appelle la nuit des siècles. Mon être t'a obéi,
et je ne sais plus rien désormais de ma vie antérieure. Mais ma vie
présente, je l'ai interrogée, je la connais; je l'ai vue tout entière
d'un regard, elle m'est apparue en un instant pendant que tu reposais
dans les bras de la mort. Ta destinée, Consuelo, est de m'appartenir, et
cependant tu ne seras jamais à moi. Tu ne m'aimes pas, tu ne m'aimeras
jamais comme je t'aime. Ton amour pour moi n'est que de la charité, ton
dévouement de l'héroïsme. Tu es une sainte que Dieu m'envoie, et jamais
tu ne seras une femme pour moi. Je dois mourir consumé d'un amour que tu
ne peux partager; et cependant, Consuelo, tu seras mon épouse comme tu es
déjà ma fiancée, soit que nous périssions ici et que ta pitié consente à
me donner ce titre d'époux qu'un baiser ne doit jamais sceller, soit que
nous revoyions le soleil, et que ta conscience t'ordonne d'accomplir les
desseins de Dieu envers moi.
--Comte Albert, dit Consuelo en essayant de quitter ce lit couvert de
peaux d'ours noirs qui ressemblaient à un drap mortuaire, je ne sais si
c'est l'enthousiasme d'une reconnaissance trop vive ou la suite de votre
délire qui vous fait parler ainsi. Je n'ai plus la force de combattre
vos illusions; et si elles doivent se tourner contre moi, contre moi qui
suis venue, au péril de ma vie, vous secourir et vous consoler, je sens
que je ne pourrai plus vous disputer ni mes jours ni ma liberté. Si ma vue
vous irrite et si Dieu m'abandonne, que la volonté de Dieu soit faite!
Vous qui croyez savoir tant de choses, vous ne savez pas combien ma vie
est empoisonnée, et avec combien peu de regrets j'en ferais le sacrifice!
--Je sais que tu es bien malheureuse, ô ma pauvre sainte! je sais que tu
portes au front une couronne d'épines que je ne puis en arracher. La cause
et la suite de tes malheurs, je les ignore, et je ne te les demande pas.
Mais je t'aimerais bien peu, je serais bien peu digne de ta compassion,
si, dès le jour où je t'ai rencontrée, je n'avais pas pressenti et reconnu
en toi la tristesse qui remplit ton âme et abreuve ta vie. Que peux-tu
craindre de moi, Consuelo de mon âme? Toi, si ferme et si sage, toi à qui
Dieu a inspiré des paroles qui m'ont subjugué et ranimé en un instant, tu
sens donc défaillir étrangement la lumière de ta foi et de ta raison,
puisque tu redoutes ton ami, ton serviteur et ton esclave? Reviens à toi,
mon ange; regarde-moi. Me voici à tes pieds, et pour toujours, le front
dans la poussière. Que veux-tu, qu'ordonnes-tu? Veux-tu sortir d'ici à
l'instant même, sans que je te suive, sans que je reparaisse jamais devant
toi? Quel sacrifice exiges-tu? Quel serment veux-tu que je te fasse? Je
puis te promettre tout et t'obéir en tout. Oui, Consuelo, je peux même
devenir un homme tranquille, soumis, et, en apparence, aussi raisonnable
que les autres. Est-ce ainsi que je te serai moins amer et moins
effrayant? Jusqu'ici je n'ai jamais pu ce que j'ai voulu; mais tout ce
que tu voudras désormais me sera accordé. Je mourrai peut-être en me
transformant selon ton désir; mais c'est à mon tour de te dire que ma
vie a toujours été empoisonnée, et que je ne pourrais pas la regretter en
la perdant pour toi.
--Cher et généreux Albert, dit Consuelo rassurée et attendrie,
expliquez-vous mieux, et faites enfin que je connaisse le fond de cette
âme impénétrable. Vous êtes à mes yeux un homme supérieur à tous les
autres; et, dès le premier instant où je vous ai vu, j'ai senti pour
vous un respect et une sympathie que je n'ai point de raisons pour vous
dissimuler. J'ai toujours entendu dire que vous étiez insensé, je n'ai pas
pu le croire. Tout ce qu'on me racontait de vous ajoutait à mon estime et
à ma confiance. Cependant il m'a bien fallu reconnaître que vous étiez
accablé d'un mal moral profond et bizarre. Je me suis, présomptueusement
persuadée que je pouvais adoucir ce mal. Vous-même avez travaillé à me le
faire croire. Je suis venue vous trouver, et voilà que vous me dites sur
moi et sur vous-même des choses d'une profondeur et d'une vérité qui
me rempliraient d'une vénération sans bornes, si vous n'y mêliez des idées
étranges, empreintes d'un esprit de fatalisme que je ne saurais partager.
Dirai-je tout sans vous blesser et sans vous faire souffrir?...
--Dites tout, Consuelo; je sais d'avance ce que vous avez à me dire.
--Eh bien, je le dirai, car je me l'étais promis. Tous ceux qui vous
aiment désespèrent de vous. Ils croient devoir respecter, c'est-à-dire
ménager, ce qu'ils appellent votre démence; ils craignent de vous
exaspérer, en vous laissant voir qu'ils la connaissent, la plaignent,
et la redoutent. Moi, je n'y crois pas, et je ne puis trembler en vous
demandant pourquoi, étant si sage, vous avez parfois les dehors d'un
insensé; pourquoi, étant si bon, vous faites les actes de l'ingratitude
et de l'orgueil; pourquoi, étant si éclairé et si religieux, vous vous
abandonnez aux rêveries d'un esprit malade et désespéré; pourquoi, enfin,
vous voilà seul, enseveli vivant dans un caveau lugubre, loin de votre
famille qui vous cherche et vous pleure, loin de vos semblables que vous
chérissez avec un zèle ardent, loin de moi, enfin, que vous appeliez, que
vous dites aimer, et qui n'ai pu parvenir jusqu'à vous sans des miracles
de volonté et une protection divine?
--Vous me demandez le secret de ma vie, le mot de ma destinée, et vous le
savez mieux que moi, Consuelo! C'est de vous que j'attendais la révélation
de mon être, et vous m'interrogez! Oh! je vous comprends; vous voulez
m'amener à une confession, à un repentir efficace, à une résolution
victorieuse. Vous serez obéie. Mais ce n'est pas à l'instant même que je
puis me connaître, me juger, et me transformer de la sorte. Donnez-moi
quelques jours, quelques heures du moins, pour vous apprendre et pour
m'apprendre à moi-même si je suis fou, ou si je jouis de ma raison.
Hélas! hélas! l'un et l'autre sont vrais, et mon malheur est de n'en
pouvoir douter! mais de savoir si je dois perdre entièrement le jugement
et la volonté, ou si je puis triompher du démon qui m'obsède, voilà ce que
je ne puis en cet instant. Prenez pitié de moi, Consuelo! je suis encore
sous le coup d'une émotion plus puissante que moi-même. J'ignore ce que
je vous ai dit; j'ignore combien d'heures se sont écoulées depuis que vous
êtes ici; j'ignore comment vous pouvez y être sans Zdenko, qui ne voulait
pas vous y amener; j'ignore même dans quel monde erraient mes pensées
quand vous m'êtes apparue. Hélas! j'ignore depuis combien de siècles je
suis enfermé ici, luttant avec des souffrances inouïes, contre le fléau
qui me dévore! Ces souffrances, je n'en ai même plus conscience quand
elles sont passées; il ne m'en reste qu'une fatigue terrible, une stupeur,
et comme un effroi que je voudrais chasser.... Consuelo, laissez-moi
m'oublier, ne fût-ce que pour quelques instants. Mes idées s'éclairciront,
ma langue se déliera. Je vous le promets, je vous le jure. Ménagez-moi
cette lumière de la réalité longtemps éclipsée dans d'affreuses ténèbres,
et que mes yeux ne peuvent soutenir encore! Vous m'avez ordonné de
concentrer toute ma vie dans mon coeur. Oui! vous m'avez dit cela; ma
raison et ma mémoire ne datent plus que du moment où vous m'avez parlé.
Eh bien, cette parole a fait descendre un calme angélique dans mon sein.
Mon coeur vit tout entier maintenant, quoique mon esprit sommeille encore.
Je crains de vous parler de moi; je pourrais m'égarer et vous effrayer
encore par mes rêveries. Je veux ne vivre que par le sentiment, et c'est
une vie inconnue pour moi; ce serait une vie de délices, si je pouvais
m'y abandonner sans vous déplaire. Ah! Consuelo, pourquoi m'avez-vous
dit de concentrer toute ma vie dans mon coeur? Expliquez-vous vous-même;
laissez-moi ne m'occuper que de vous, ne voir et ne comprendre que
vous ... aimer, enfin. O mon Dieu! j'aime! j'aime un être vivant,
semblable à moi! je l'aime de toute la puissance de mon être! Je puis
concentrer sur lui toute l'ardeur, toute la sainteté de mon affection!
C'est bien assez de bonheur pour moi comme cela, et je n'ai pas la folie
de demander davantage!
--Eh bien, cher Albert, reposez votre pauvre âme dans ce doux sentiment
d'une tendresse paisible et fraternelle. Dieu m'est témoin que vous le
pouvez sans crainte et sans danger; car je sens pour vous une amitié
fervente, une sorte de vénération que les discours frivoles et les vains
jugements du vulgaire ne sauraient ébranler. Vous avez compris, par une
sorte d'intuition divine et mystérieuse, que ma vie était brisée par la
douleur; vous l'avez dit, et c'est la vérité suprême qui a mis cette
parole dans votre bouche. Je ne puis pas vous aimer autrement que comme
un frère; mais ne dites pas que c'est la charité, la pitié seule qui me
guide. Si l'humanité et la compassion m'ont donné le courage de venir
ici, une sympathie, une estime particulière pour vos vertus, me donnent
aussi le courage et le droit de vous parler comme je fais. Abjurez donc
dès à présent et pour toujours l'illusion où vous êtes sur votre propre
sentiment. Ne parlez pas d'amour, ne parlez pas d'hyménée. Mon passé, mes
souvenirs, rendent le premier impossible; la différence de nos conditions
rendrait le second humiliant et inacceptable pour moi. En revenant sur
de telles rêveries, vous rendriez mon dévouement pour vous téméraire,
coupable peut-être. Scellons par une promesse sacrée cet engagement que
je prends d'être votre soeur, votre amie, votre consolatrice, quand vous
serez disposé à m'ouvrir votre coeur; votre garde-malade, quand la
souffrance vous rendra sombre et taciturne. Jurez que vous ne verrez pas
en moi autre chose, et que vous ne m'aimerez pas autrement.
--Femme généreuse, dit Albert en pâlissant, tu comptes bien sur mon
courage, et tu connais bien mon amour, en me demandant une pareille
promesse. Je serais capable de mentir pour la première fois de ma vie;
je pourrais m'avilir jusqu'à prononcer un faux serment, si tu l'exigeais
de moi. Mais tu ne l'exigeras pas, Consuelo; tu comprendras que ce serait
mettre dans ma vie une agitation nouvelle, et dans ma conscience un
remords qui ne l'a pas encore souillée. Ne t'inquiète pas de la manière
dont je t'aime, je l'ignore tout le premier; seulement, je sens que
retirer le nom d'amour à cette affection serait dire un blasphème. Je me
soumets à tout le reste: j'accepte ta pitié, tes soins, ta bonté, ton
amitié paisible; je ne te parlerai que comme tu le permettras; je ne te
dirai pas une seule parole qui te trouble; je n'aurai pas pour toi un
seul regard qui doive faire baisser tes yeux; je ne toucherai jamais ta
main, si le contact de la mienne te déplaît; je n'effleurerai pas même
ton vêtement, si tu crains d'être flétrie par mon souffle. Mais tu
aurais tort de me traiter avec cette méfiance, et tu ferais mieux
d'entretenir en moi cette douceur d'émotions qui me vivifie, et dont tu
ne peux rien craindre. Je comprends bien que ta pudeur s'alarmerait de
l'expression d'un amour que tu ne veux point partager; je sais que ta
fierté repousserait les témoignages d'une passion que tu ne veux ni
provoquer ni encourager. Sois donc tranquille, et jure sans crainte
d'être ma soeur et ma consolatrice: je jure d'être ton frère et ton
serviteur. Ne m'en demande pas davantage; je ne serai ni indiscret ni
importun. Il me suffira que tu saches que tu peux me commander et me
gouverner despotiquement ... comme on ne gouverne pas un frère, mais
comme on dispose d'un être qui s'est donné à vous tout entier et pour
toujours.»
XLV.
Ce langage rassurait Consuelo sur le présent, mais ne la laissait pas
sans appréhension pour l'avenir. L'abnégation fanatique d'Albert prenait
sa source dans une passion profonde et invincible, sur laquelle le sérieux
de son caractère et l'expression solennelle de sa physionomie ne pouvaient
laisser aucun doute. Consuelo, interdite, quoique doucement émue, se
demandait si elle pourrait continuer à consacrer ses soins à cet homme
épris d'elle sans réserve et sans détour. Elle n'avait jamais traité
légèrement dans sa pensée ces sortes de relations, et elle voyait qu'avec
Albert aucune femme n'eût pu les braver sans de graves conséquences.
Elle ne doutait ni de sa loyauté ni de ses promesses; mais le calme
qu'elle s'était flattée de lui rendre devait être inconciliable avec un
amour si ardent et l'impossibilité où elle se voyait d'y répondre. Elle
lui tendit la main en soupirant, et resta pensive, les yeux attachés à
terre, plongée dans une méditation mélancolique.
«Albert, lui dit-elle enfin en relevant ses regards sur lui, et en
trouvant les siens remplis d'une attente pleine d'angoisse et de douleur,
vous ne me connaissez pas, quand vous voulez me charger d'un rôle qui me
convient si peu. Une femme capable d'en abuser serait seule capable de
l'accepter. Je ne suis ni coquette ni orgueilleuse, je ne crois pas être
vaine, et je n'ai aucun esprit de domination. Votre amour me flatterait,
si je pouvais le partager; et si cela était, je vous le dirais tout de
suite. Vous affliger par l'assurance réitérée du contraire est, dans la
situation où je vous trouve, un acte de cruauté froide que vous auriez
bien dû m'épargner, et qui m'est cependant imposé par ma conscience,
quoique mon coeur le déteste, et se déchire en l'accomplissant.
Plaignez-moi d'être forcée de vous affliger, de vous offenser, peut-être,
en un moment où je voudrais donner ma vie pour vous rendre le bonheur et
la santé.
--Je le sais, enfant sublime, répondit Albert avec un triste sourire.
Tu es si bonne et si grande, que tu donnerais ta vie pour le dernier des
hommes; mais ta conscience, je sais bien qu'elle ne pliera pour personne.
Ne crains donc pas de m'offenser, en me dévoilant cette rigidité que
j'admire, cette froideur stoïque que ta vertu conserve au milieu de la
plus touchante pitié. Quant à m'affliger, cela n'est pas en ton pouvoir,
Consuelo. Je ne me suis point fait d'illusions; je suis habitué aux plus
atroces douleurs; je sais que ma vie est dévouée aux sacrifices les plus
cuisants. Ne me traite donc pas comme un homme faible, comme un enfant
sans coeur et sans fierté, en me répétant ce que je sais de reste, que tu
n'auras jamais d'amour pour moi. Je sais toute ta vie, Consuelo, bien que
je ne connaisse ni ton nom, ni ta famille, ni aucun fait matériel qui te
concerne. Je sais l'histoire de ton âme; le reste ne m'intéresse pas.
Tu as aimé, tu aimes encore, et tu aimeras toujours un être dont je ne
sais rien, dont je ne veux rien savoir, et auquel je ne te disputerai que
si tu me l'ordonnes. Mais sache, Consuelo, que tu ne seras jamais ni à
lui, ni à moi, ni à toi-même. Dieu t'a réservé une existence à part, dont
je ne cherche ni ne prévois les circonstances; mais dont je connais le but
et la fin. Esclave et victime de ta grandeur d'âme, tu n'en recueilleras
jamais d'autre récompense en cette vie que la conscience de ta force et
le sentiment de ta bonté. Malheureuse au dire du monde, tu seras, en dépit
de tout, la plus calme et la plus heureuse des créatures humaines, parce
que tu seras toujours la plus juste et la meilleure. Car les méchants et
les lâches sont seuls à plaindre, ô ma soeur chérie, et la parole du
Christ sera vraie, tant que l'humanité sera injuste et aveugle:
_Heureux ceux qui sont persécutés!_ heureux ceux qui pleurent et qui
travaillent dans la peine!»
La force et la dignité qui rayonnaient sur le front large et majestueux
d'Albert exercèrent en ce moment une si puissante fascination sur
Consuelo, qu'elle oublia ce rôle de fière souveraine et d'amie austère
qui lui était imposé, pour se courber sous la puissance de cet homme
inspiré par la foi et l'enthousiasme. Elle se soutenait à peine, encore
brisée par la fatigue, et toute vaincue par l'émotion. Elle se laissa
glisser sur ses genoux, déjà pliés par l'engourdissement de la lassitude,
et, joignant les mains, elle se mit à prier tout haut avec effusion.
«Si c'est toi, mon Dieu, s'écria-t-elle, qui mets cette prophétie dans la
bouche d'un saint, que ta volonté soit faite et qu'elle soit bénie! Je
t'ai demandé le bonheur dans mon enfance, sous une face riante et puérile,
tu me le réservais sous une face rude et sévère, que je ne pouvais pas
comprendre. Fais que mes yeux s'ouvrent et que mon coeur se soumette.
Cette destinée qui me semblait si injuste et qui se révèle peu à peu, je
saurai l'accepter, mon Dieu, et ne te demander que ce que l'homme a le
droit d'attendre de ton amour et de ta justice: la foi, l'espérance et la
charité.»
En priant ainsi, Consuelo se sentit baignée de larmes. Elle ne chercha
point à les retenir. Après tant d'agitation et de fièvre, elle avait
besoin de cette crise, qui la soulagea en l'affaiblissant encore. Albert
pria et pleura avec elle, en bénissant ces larmes qu'il avait si longtemps
versée dans la solitude, et qui se mêlaient enfin à celles d'un être
généreux et pur.
«Et maintenant, lui dit Consuelo en se relevant, c'est assez penser à
nous-mêmes. Il est temps de nous occuper des autres, et de nous rappeler
nos devoirs. J'ai promis de vous ramener à vos parents, qui gémissent
dans la désolation, et qui déjà prient pour vous comme pour un mort. Ne
voulez-vous pas leur rendre le repos et la joie, mon cher Albert? Ne
voulez-vous pas me suivre?
--Déjà! s'écria le jeune comte avec amertume; déjà nous séparer! Déjà
quitter cet asile sacré où Dieu seul est entre nous, cette cellule que je
chéris depuis que tu m'y es apparue, ce sanctuaire d'un bonheur que je ne
retrouverai peut-être jamais, pour rentrer dans la vie froide et fausse
des préjugés et des convenances! Ah! pas encore, mon âme, ma vie! Encore
un jour, encore un siècle de délices. Laisse-moi oublier ici qu'il existe
un monde de mensonge et d'iniquité, qui me poursuit comme un rêve funeste;
laisse-moi revenir lentement et par degrés à ce qu'ils appellent la
raison. Je ne me sens pas encore assez fort pour supporter la vue de leur
soleil et le spectacle de leur démence. J'ai besoin de te contempler,
de t'écouter encore. D'ailleurs je n'ai jamais quitté ma retraite par une
résolution soudaine et sans de longues réflexions; ma retraite affreuse
et bienfaisante, lieu d'expiation terrible et salutaire, où j'arrive en
courant et sans détourner la tête, où je me plonge avec une joie sauvage,
et dont je m'éloigne toujours avec des hésitations trop fondées et des
regrets trop durables! Tu ne sais pas quels liens puissants m'attachent à
cette prison volontaire, Consuelo! tu ne sais pas qu'il y a ici un moi
que j'y laisse, et qui est le véritable Albert, et qui n'en saurait
sortir; un moi que j'y retrouve toujours, et dont le spectre me rappelle
et m'obsède quand je suis ailleurs. Ici est ma conscience, ma foi, ma
lumière, ma vie sérieuse en un mot. J'y apporte le désespoir, la peur,
la folie; elles s'y acharnent souvent après moi, et m'y livrent une lutte
effroyable. Mais vois-tu, derrière cette porte, il y a un tabernacle où
je les dompte et où je me retrempe. J'y entre souillé et assailli par le
vertige; j'en sors purifié, et nul ne sait au prix de quelles tortures
j'en rapporte la patience et la soumission. Ne m'arrache pas d'ici,
Consuelo; permets que je m'en éloigne à pas lents et après avoir prié.
--Entrons-y, et prions ensemble, dit Consuelo. Nous partirons aussitôt
après. L'heure s'avance, le jour est peut-être près de paraître. Il faut
qu'on ignore le chemin qui vous ramène au château, il faut qu'on ne vous
voie pas rentrer, il faut peut-être aussi qu'on ne nous voie pas rentrer
ensemble: car je ne veux pas trahir le secret de votre retraite, Albert,
et jusqu'ici nul ne se doute de ma découverte. Je ne veux pas être
interrogée, je ne veux pas mentir. Il faut que j'aie le droit de me
renfermer dans un respectueux silence vis-à-vis de vos parents, et de
leur laisser croire que mes promesses n'étaient que des pressentiments et
des rêves. Si on me voyait revenir avec vous, ma discrétion passerait
pour de la révolte; et quoique je sois capable de tout braver pour vous,
Albert, je ne veux pas sans nécessité m'aliéner la confiance et
l'affection de votre famille. Hâtons-nous donc; je suis épuisée de
fatigue, et si je demeurais plus longtemps ici, je pourrais perdre le
reste de force dont j'ai besoin pour faire ce nouveau trajet. Allons,
priez, vous dis-je, et partons.
--Tu es épuisée de fatigue! repose-toi donc ici, ma bien-aimée! Dors,
je veillerai sur toi religieusement; ou si ma présence t'inquiète, tu
m'enfermeras dans la grotte voisine. Tu mettras cette porte de fer entre
toi et moi; et tant que tu ne me rappelleras pas, je prierai pour toi
dans _mon église_.
--Et pendant que vous prierez, pendant que je me livrerai au repos, votre
père subira encore de longues heures d'agonie, pâle et immobile, comme je
l'ai vu une fois, courbé sous la vieillesse et la douleur, pressant de
ses genoux affaiblis le pavé de son oratoire, et semblant attendre que la
nouvelle de votre mort vienne lui arracher son dernier souffle! Et votre
pauvre tante s'agitera dans une sorte de fièvre à monter sur tous les
donjons pour vous chercher des yeux sur les sentiers de la montagne!
Et ce matin encore on s'abordera dans le château, et on se séparera le
soir avec le désespoir dans les yeux et la mort dans l'âme! Albert, vous
n'aimez donc pas vos parents, puisque vous les faites languir et souffrir
ainsi sans pitié ou sans remords?
--Consuelo, Consuelo! s'écria Albert en paraissant sortir d'un songe, ne
parle pas ainsi, tu me fais un mal affreux. Quel crime ai-je donc commis?
quels désastres ai-je donc causés? pourquoi sont-ils si inquiets? Combien
d'heures se sont donc écoulées depuis celle où je les ai quittés?
--Vous demandez combien d'heures! demandez combien de jours, combien de
nuits, et presque combien de semaines!
--Des jours, des nuits! Taisez-vous, Consuelo, ne m'apprenez pas mon
malheur! Je savais bien que je perdais ici la juste notion du temps, et
que la mémoire de ce qui se passe sur la face de la terre ne descendait
point dans ce sépulcre.... Mais je ne croyais pas que la durée de cet
oubli et de cette ignorance pût être comptée par jours et par semaines.
--N'est-ce pas un oubli volontaire, mon ami? Rien ne vous rappelle ici
les jours qui s'effacent et se renouvellent, d'éternelles ténèbres y
entretiennent la nuit. Vous n'avez même pas, je crois, un sablier pour
compter les heures. Ce soin d'écarter les moyens de mesurer le temps
n'est-il pas une précaution farouche pour échapper aux cris de la nature
et aux reproches de la conscience?
--Je l'avoue, j'ai besoin d'abjurer, quand je viens ici, tout ce qu'il y a
en moi de purement humain. Mais je ne savais pas, mon Dieu! que la douleur
et la méditation pussent absorber mon âme au point de me faire paraître
indistinctement les heures longues comme des jours, ou les jours rapides
comme des heures. Quel homme suis-je donc, et comment ne m'a-t-on jamais
éclairé sur cette nouvelle disgrâce de mon organisation?
--Cette disgrâce est, au contraire, la preuve d'une grande puissance
intellectuelle, mais détournée de son emploi et consacrée à de funestes
préoccupations. On s'est imposé de vous cacher les maux dont vous êtes la
cause; on a cru devoir respecter votre souffrance en vous taisant celle
d'autrui. Mais, selon moi, c'était vous traiter avec trop peu d'estime,
c'était douter de votre coeur; et moi qui n'en doute pas, Albert, je ne
vous cache rien.
--Partons! Consuelo, partons! dit Albert en jetant précipitamment son
manteau sur ses épaules. Je suis un malheureux! J'ai fait souffrir mon
père que j'adore, ma tante que je chéris! Je suis à peine digne de
les revoir! Ah! plutôt que de renouveler de pareilles cruautés, je
m'imposerais le sacrifice de ne jamais revenir ici! Mais non, je suis
heureux; car j'ai rencontré un coeur ami, pour m'avertir et me réhabiliter.
Quelqu'un enfin m'a dit la vérité sur moi-même, et me la dira toujours,
n'est-ce pas, ma soeur chérie?
--Toujours, Albert, je vous le jure.
--Bonté divine! et l'être qui vient à mon secours est celui-là seul que
je puis écouter et croire! Dieu sait ce qu'il fait! Ignorant ma folie,
j'ai toujours accusé celle des autres. Hélas! mon noble père, lui-même,
m'aurait appris ce que vous venez de m'apprendre, Consuelo, que je ne
l'aurais pas cru! C'est que vous êtes la vérité et la vie, c'est que vous
seule pouvez porter en moi la conviction, et donner à mon esprit troublé
la sécurité céleste qui émane de vous.
--Partons, dit Consuelo en l'aidant à agrafer son manteau, que sa main
convulsive et distraite ne pouvait fixer sur son épaule.
--Oui, partons, dit-il en la regardant d'un oeil attendri remplir ce soin
amical; mais auparavant, jure-moi, Consuelo, que si je reviens ici, tu ne
m'y abandonneras pas; jure que tu viendras m'y chercher encore, fut-ce
pour m'accabler de reproches, pour m'appeler ingrat, parricide, et me dire
que je suis indigne de ta sollicitude. Oh! ne me laisse plus en proie à
moi-même! tu vois bien que tu as tout pouvoir sur moi, et qu'un mot de ta
bouche me persuade et me guérit mieux que ne feraient des siècles de
méditation et de prière.
--Vous allez me jurer, vous, lui répondit Consuelo en appuyant sur ses
deux épaules ses mains enhardies par l'épaisseur du manteau; et en lui
souriant avec expansion, de ne jamais revenir ici sans moi!
--Tu y reviendras donc avec moi, s'écria-t-il en la regardant avec
ivresse, mais sans oser l'entourer de ses bras: jure-le-moi, et moi je
fais le serment de ne jamais quitter le toit de mon père sans ton ordre
ou ta permission.
--Eh bien, que Dieu entende et reçoive cette mutuelle promesse, répondit
Consuelo transportée de joie. Nous reviendrons prier dans _votre église_,
Albert, et vous m'enseignerez à prier; car personne ne me l'a appris,
et j'ai de connaître Dieu un besoin qui me consume. Vous me révélerez le
ciel, mon ami, et moi je vous rappellerai, quand il le faudra, les choses
terrestres et les devoirs de la vie humaine.
--Divine soeur! dit Albert, les yeux noyés de larmes délicieuses, va! Je
n'ai rien à t'apprendre, et c'est toi qui dois me confesser, me connaître,
et me régénérer! C'est toi qui m'enseigneras tout, même la prière. Ah!
Je n'ai plus besoin d'être seul pour élever mon âme à Dieu. Je n'ai plus
besoin de me prosterner sur les ossements de mes pères, pour comprendre
et sentir l'immortalité. Il me suffit de te regarder pour que mon âme
vivifiée monte vers le ciel comme un hymne de reconnaissance et un encens
de purification.»
Consuelo l'entraîna; elle-même ouvrit et referma les portes.
«A moi, Cynabre!»dit Albert à son fidèle compagnon en lui présentant une
lanterne, mieux construite que celle dont s'était munie Consuelo, et
mieux appropriée au genre de voyage qu'elle devait protéger. L'animal
intelligent prit d'un air de fierté satisfaite l'anse du fanal, et se mit
à marcher en avant d'un pas égal, s'arrêtant chaque fois que son maître
s'arrêtait, hâtant ou ralentissant son allure au gré de la sienne, et
gardant le milieu du chemin, pour ne jamais compromettre son précieux
dépôt en le heurtant contre les rochers et les broussailles.
Consuelo avait bien de la peine à marcher; elle se sentait brisée; et sans
le bras d'Albert, qui la soutenait et l'enlevait à chaque instant, elle
serait tombée dix fois. Ils redescendirent ensemble le courant de la
source, en côtoyant ses marges gracieuses et fraîches.
«C'est Zdenko, lui dit Albert, qui soigne avec amour la naïade de ces
grottes mystérieuses. Il aplanit son lit souvent encombré de gravier et de
coquillages. Il entretient les pâles fleurs qui naissent sous ses pas, et
les protège contre ses embrassements parfois un peu rudes.»
Consuelo regarda le ciel à travers les fentes du rocher. Elle vit briller
une étoile.
«C'est Aldébaram, l'étoile des Zingari, lui dit Albert. Le jour ne
paraîtra que dans une heure.
--C'est mon étoile, répondit Consuelo; car je suis, non de race, mais de
condition, une sorte de Zingara, mon cher comte. Ma mère ne portait pas
d'autre nom à Venise, quoiqu'elle se révoltât contre cette appellation,
injurieuse, selon ses préjugés espagnols. Et moi j'étais, je suis encore
connue dans ce pays-là, sous le titre de Zingarella.
--Que n'es-tu en effet un enfant de cette race persécutée! Répondit
Albert: je t'aimerais encore davantage, s'il était possible!»
Consuelo, qui avait cru bien faire en rappelant au comte de Rudolstadt
La différence de leurs origines et de leurs conditions, se souvint de ce
qu'Amélie lui avait appris des sympathies d'Albert pour les pauvres et
les vagabonds. Elle craignit de s'être abandonnée involontairement à un
sentiment de coquetterie instinctive, et garda le silence.
Mais Albert le rompit au bout de quelques instants.
«Ce que vous venez de m'apprendre, dit-il, a réveillé en moi, par je ne
sais quel enchaînement d'idées, un souvenir de ma jeunesse, assez puéril,
mais qu'il faut que je vous raconte, parce que, depuis que je vous ai vue,
il s'est présenté plusieurs fois à ma mémoire avec une sorte d'insistance.
Appuyez-vous sur moi davantage, pendant que je vous parlerai, chère soeur.
«J'avais environ quinze ans; je revenais seul, un soir, par un des
sentiers qui côtoient le Schreckenstein, et qui serpentent sur les
collines, dans la direction du château. Je vis devant moi une femme grande
et maigre, misérablement vêtue, qui portait un fardeau sur ses épaules,
et qui s'arrêtait de roche en roche pour s'asseoir et reprendre haleine.
Je l'abordai. Elle était belle, quoique hâlée par le soleil et flétrie par
la misère et le souci. Il y avait sous ses haillons une sorte de fierté
douloureuse; et lorsqu'elle me tendit la main, elle eut l'air de commander
à ma pitié plutôt que de l'implorer. Je n'avais plus rien dans ma bourse,
et je la priai de venir avec moi jusqu'au château, où je pourrais lui
offrir des secours, des aliments, et un gîte pour la nuit.
«--Je l'aime mieux ainsi, me répondit-elle avec un accent étranger que je
pris pour celui des vagabonds égyptiens; car je ne savais pas à cette
époque les langues que j'ai apprises depuis dans mes voyages. Je pourrai,
ajouta-t-elle, vous payer l'hospitalité que vous m'offrez, en vous faisant
entendre quelques chansons des divers pays que j'ai parcourus. Je demande
rarement l'aumône; il faut que j'y sois forcée par une extrême détresse.
--Pauvre femme! lui dis-je, vous portez un fardeau bien lourd; vos
pauvres pieds presque nus sont blessés. Donnez-moi ce paquet, je le
porterai jusqu'à ma demeure, et vous marcherez plus librement.
--Ce fardeau devient tous les jours plus pesant, répondit-elle avec un
sourire mélancolique qui l'embellit tout à fait; mais je ne m'en plains
pas. Je le porte depuis plusieurs années, et j'ai fait des centaines
de lieues avec lui sans regretter ma peine. Je ne le confie jamais à
personne; mais vous avez l'air d'un enfant si bon, que je vous le
prêterai jusque là-bas.
A ces mots, elle ôta l'agrafe du manteau qui la couvrait tout entière,
et qui ne laissait passer que le manche de sa guitare. Je vis alors
un enfant de cinq à six ans, pâle et hâlé comme sa mère, mais d'une
physionomie douce et calme qui me remplit le coeur d'attendrissement.
C'était une petite fille toute déguenillée, maigre, mais forte, et qui
dormait du sommeil des anges sur ce dos brûlant et brisé de la chanteuse
ambulante. Je la pris dans mes bras, et j'eus bien de la peine à l'y
garder: car, en s'éveillant, et en se voyant sur un sein étranger, elle
se débattit et pleura. Mais sa mère lui parla dans sa langue pour la
rassurer. Mes caresses et mes soins la consolèrent, et nous étions les
meilleurs amis du monde en arrivant au château. Quand la pauvre femme eut
soupé, elle coucha son enfant dans un lit que je lui avais fait préparer,
fit une espèce de toilette bizarre, plus triste encore que ses haillons,
et vint dans la salle où nous mangions, chanter des romances espagnoles,
françaises et allemandes, avec une belle voix, un accent ferme, et une
franchise de sentiment qui nous charmèrent. Ma bonne tante eut pour elle
mille soins et mille attentions. Elle y parut sensible, mais ne dépouilla
pas sa fierté, et ne fit à nos questions que des réponses évasives. Son
enfant m'intéressait plus qu'elle encore. J'aurais voulu le revoir,
l'amuser, et même le garder. Je ne sais quelle tendre sollicitude
s'éveillait en moi pour ce pauvre petit être, voyageur et misérable sur
la terre. Je rêvai de lui toute la nuit, et dès le matin je courus pour
le voir. Mais déjà la Zingara était partie, et je gravis la montagne sans
pouvoir la découvrir. Elle s'était levée avant le jour, et avait pris la
route du sud, avec son enfant et ma guitare, que je lui avais donnée, la
sienne étant brisée à son grand regret.
--Albert! Albert! s'écria Consuelo saisie d'une émotion extraordinaire.
Cette guitare est à Venise chez mon maître Porpora, qui me la conserve,
et à qui je la redemanderai pour ne jamais m'en séparer. Elle est en
ébène, avec un chiffre incrusté en argent, un chiffre que je me rappelle
bien: «A.R.» Ma mère, qui manquait de mémoire, pour avoir vu trop de
choses, ne se souvenait ni de votre nom, ni de celui de votre château,
ni même du pays où cette aventure lui était arrivée. Mais elle m'a souvent
parlé de l'hospitalité qu'elle avait reçue chez le possesseur de cette
guitare, et de la charité touchante d'un jeune et beau seigneur qui
m'avait portée dans ses bras pendant une demi-lieue, en causant avec elle
comme avec son égale. O mon cher Albert! je me souviens aussi de tout
cela! A chaque parole de votre récit, ces images, longtemps assoupies dans
mon cerveau, se sont réveillées une à une; et voilà pourquoi vos montagnes
ne pouvaient pas sembler absolument nouvelles à mes yeux; voilà pourquoi
je m'efforçais en vain de savoir la cause des souvenirs confus qui
venaient m'assaillir dans ce paysage; voilà pourquoi surtout j'ai senti
pour vous, à la première vue, mon coeur tressaillir et mon front
s'incliner respectueusement, comme si j'eusse retrouvé un ami et un
protecteur longtemps perdu et regretté.
--Crois-tu donc, Consuelo, lui dit Albert en la pressant contre son sein,
que je ne t'aie pas reconnue dès le premier instant? En vain tu as grandi,
en vain tu t'es transformée et embellie avec les années. J'ai une mémoire
(présent merveilleux, quoique souvent funeste!) qui n'a pas besoin des
yeux et des paroles pour s'exercer à travers l'espace des siècles et des
jours. Je ne savais pas que tu étais ma Zingarella chérie; mais je savais
bien que je t'avais déjà connue, déjà aimée, déjà pressée sur mon coeur,
qui, dès ce moment, s'est attaché et identifié au tien, à mon insu, pour
toute ma vie.
XLVI.
En parlant ainsi, ils arrivèrent à l'embranchement des deux routes où
Consuelo avait rencontré Zdenko, et de loin ils aperçurent la lueur de sa
lanterne, qu'il avait posée à terre à côté de lui. Consuelo, connaissant
désormais les caprices dangereux et la force athlétique de l'_innocent_,
se pressa involontairement contre Albert, en signalant cet indice de son
approche.
--Pourquoi craignez-vous cette douce et affectueuse créature? lui dit le
jeune comte, surpris et heureux pourtant de cette frayeur. Zdenko vous
chérit, quoique depuis la nuit dernière un mauvais rêve qu'il a fait l'ait
rendu récalcitrant à mes désirs, et un peu hostile au généreux projet que
vous formiez de venir me chercher: mais il a la soumission d'un enfant dès
que j'insiste auprès de lui, et vous allez le voir à vos pieds si je dis
un mot.
--Ne l'humiliez pas devant moi, répondit Consuelo; n'aggravez pas
l'aversion que je lui inspire. Quand nous l'aurons dépassé, je vous dirai
quels motifs sérieux j'ai de le craindre et de l'éviter désormais.
--Zdenko est un être quasi céleste, reprit Albert, et je ne pourrai jamais
le croire redoutable pour qui que ce soit. Son état d'extase perpétuelle
lui donne la pureté et la charité des anges.
--Cet état d'extase que j'admire moi-même, Albert, est une maladie quand
il se prolonge. Ne vous abusez pas à cet égard. Dieu ne veut pas que
l'homme abjure ainsi le sentiment et la conscience de sa vie réelle pour
s'élever trop souvent à de vagues conceptions d'un monde idéal. La démence
et la fureur sont au bout de ces sortes d'ivresses, comme un châtiment de
l'orgueil et de l'oisiveté.»
Cynabre s'arrêta devant Zdenko, et le regarda d'un air affectueux,
attendant quelque caresse que cet ami ne daigna pas lui accorder. Il avait
la tête dans ses deux mains, dans la même attitude et sur le même rocher
où Consuelo l'avait laissé. Albert lui adressa la parole en bohémien, et
il répondit à peine. Il secouait la tête d'un air découragé; ses joues
étaient inondées de larmes, et il ne voulait pas seulement regarder
Consuelo. Albert éleva la voix, et l'interpella avec force; mais il y
Avait plus d'exhortation et de tendresse que de commandement et de
reproche dans les indexions de sa voix. Zdenko se leva enfin, et alla
tendre la main à Consuelo, qui la lui serra en tremblant.
«Maintenant, lui dit-il en allemand, en la regardant avec douceur, quoique
avec tristesse, tu ne dois plus me craindre: mais tu me fais bien du mal,
et je sens que ta main est pleine de nos malheurs.»
Il marcha devant eux, en échangeant de temps en temps quelques paroles
avec Albert. Ils suivaient la galerie solide et spacieuse que Consuelo
n'avait pas encore parcourue de ce côté, et qui les conduisit à une
voûte ronde, où ils retrouvèrent l'eau de la source, affluant dans un
vaste bassin fait de main d'homme, et revêtu de pierres taillées. Elle
s'en échappait par deux courants, dont l'un se perdait dans les cavernes,
et l'autre se dirigeait vers la citerne du château. Ce fut celui-là que
Zdenko ferma, en replaçant de sa main herculéenne trois énormes pierres
qu'il dérangeait lorsqu'il voulait tarir la citerne jusqu'au niveau de
l'arcade et de l'escalier par où l'on remontait à la terrasse d'Albert.
«Asseyons-nous ici, dit le comte à sa compagne, pour donner à l'eau du
puits le temps de s'écouler par un déversoir....
--Que je connais trop bien, dit Consuelo en frissonnant de la tête aux
pieds.
--Que voulez-vous dire? demanda Albert en la regardant avec surprise.
--Je vous l'apprendrai plus tard, répondit Consuelo. Je ne veux pas vous
attrister et vous émouvoir maintenant par l'idée des périls que j'ai
surmontés....
--Mais que veut-elle dire? s'écria Albert épouvanté, en regardant Zdenko.»
Zdenko répondit en bohémien d'un air d'indifférence, en pétrissant
Avec ses longues mains brunes des amas de glaise qu'il plaçait dans
l'interstice des pierres de son écluse, pour hâter l'écoulement de la
citerne.
«Expliquez-vous, Consuelo, dit Albert avec agitation; je ne peux rien
comprendre à ce qu'il me dit. Il prétend que ce n'est pas lui qui vous a
amenée jusqu'ici, que vous y êtes venue par des souterrains que je sais
impénétrables, et où une femme délicate n'eût jamais osé se hasarder ni pu
se diriger. Il dit (grand Dieu! que ne dit-il pas, le malheureux), que
c'est le destin qui vous a conduite, et que l'archange Michel (qu'il
appelle le superbe et le dominateur) vous a fait passer à travers l'eau
et les abîmes.
--Il est possible, répondit Consuelo avec un sourire, que l'archange
Michel s'en soit mêlé; car il est certain que je suis venue par le
déversoir de la fontaine, que j'ai devancé le torrent à la course, que je
me suis crue perdue deux ou trois fois, que j'ai traversé des cavernes
et des carrières où j'ai pensé devoir être étouffée ou engloutie à chaque
pas; et pourtant ces dangers n'étaient pas plus affreux que la colère de
Zdenko lorsque le hasard ou la Providence m'ont fait retrouver la bonne
route.»
Ici, Consuelo, qui s'exprimait toujours en espagnol avec Albert, lui
raconta en peu de mots l'accueil que son pacifique Zdenko lui avait fait,
et la tentative de l'enterrer vivante, qu'il avait presque entièrement
exécutée, au moment où elle avait eu la présence d'esprit de l'apaiser par
une phrase singulièrement hérétique. Une sueur froide ruissela sur le
front d'Albert en apprenant ces détails incroyables, et il lança plusieurs
fois sur Zdenko des regards terribles, comme s'il eût voulu l'anéantir.
Zdenko, en les rencontrant, prit une étrange expression de révolte et de
dédain. Consuelo trembla de voir ces deux insensés se tourner l'un contre
l'autre; car, malgré la haute sagesse et l'exquisité de sentiments qui
inspiraient la plupart des discours d'Albert, il était bien évident
pour elle que sa raison avait reçu de graves atteintes dont elle ne se
relèverait peut-être jamais entièrement. Elle essaya de les réconcilier
en leur disant à chacun des paroles affectueuses. Mais Albert, se levant,
et remettant les clefs de son ermitage à Zdenko, lui adressa quelques mots
très-froids, auxquels Zdenko se soumit à l'instant même. Il reprit sa
lanterne, et s'éloigna en chantant des airs bizarres sur des paroles
incompréhensibles.
«Consuelo, dit Albert lorsqu'il l'eut perdu de vue, si ce fidèle animal
qui se couche à vos pieds devenait enragé; oui, si mon pauvre Cynabre
compromettait votre vie par une fureur involontaire, il me faudrait bien
le tuer; et croyez que je n'hésiterais pas, quoique ma main n'ait jamais
versé de sang, même celui des êtres inférieurs à l'homme.... Soyez donc
tranquille, aucun danger ne vous menacera plus.
--De quoi parlez-vous, Albert? répondit la jeune fille inquiète de cette
allusion imprévue. Je ne crains plus rien. Zdenko est encore un homme,
bien qu'il ait perdu la raison par sa faute peut-être, et aussi un peu
par la vôtre. Ne parlez ni de sang ni de châtiment. C'est à vous de le
ramener à la vérité et de le guérir au lieu d'encourager son délire.
Venez, partons; je tremble que le jour ne se lève et ne nous surprenne à
notre arrivée.
--Tu as raison, dit Albert en reprenant sa route. La sagesse parle par ta
bouche, Consuelo. Ma folie a été contagieuse pour cet infortuné, et il
était temps que tu vinsses-nous tirer de cet abîme où nous roulions tous
les deux. Guéri par toi, je tâcherai de guérir Zdenko.... Et si pourtant
je n'y réussis point, si sa démence met encore ta vie en péril, quoique
Zdenko soit un homme devant Dieu, et un ange dans sa tendresse pour moi,
quoiqu'il soit le seul véritable ami que j'aie eu jusqu'ici sur la
terre ... sois certaine, Consuelo, que je l'arracherai de mes entrailles
et que tu ne le reverras jamais.
--Assez, assez, Albert! murmura Consuelo, incapable après tant de frayeurs
de supporter une frayeur nouvelle. N'arrêtez pas votre pensée sur de
pareilles suppositions. J'aimerais mieux cent fois perdre la vie que de
mettre dans la vôtre une nécessité et un désespoir semblables.»
Albert ne l'écoutait point, et semblait égaré. Il oubliait de la soutenir,
et ne la voyait plus défaillir et se heurter à chaque pas. Il était
absorbé par l'idée des dangers qu'elle avait courus pour lui; et dans
sa terreur en se les retraçant, dans sa sollicitude ardente, dans sa
reconnaissance exaltée, il marchait rapidement, faisant retentir le
souterrain de ses exclamations entrecoupées, et la laissant se traîner
derrière lui avec des efforts de plus en plus pénibles.
Dans cette situation cruelle, Consuelo pensa à Zdenko, qui était derrière
elle, et qui pouvait revenir sur ses pas; au torrent, qu'il tenait
toujours pour ainsi dire dans sa main, et qu'il pouvait déchaîner encore
une fois au moment où elle remonterait le puits seule et privée du secours
d'Albert. Car celui-ci, en proie à une fantaisie nouvelle, semblait la
voir devant lui et suivre un fantôme trompeur, tandis qu'il l'abandonnait
dans les ténèbres. C'en était trop pour une femme, et pour Consuelo
elle-même. Cynabre marchait aussi vite que son maître, et fuyait emportant
le flambeau; Consuelo avait laissé le sien dans la cellule. Le chemin
faisait des angles nombreux, derrière lesquels la clarté disparaissait à
chaque instant. Consuelo heurta contre un de ces angles, tomba, et ne put
se relever. Le froid de la mort parcourut tous ses membres. Une dernière
appréhension se présenta rapidement à son esprit. Zdenko, pour cacher
l'escalier et l'issue de la citerne, avait probablement reçu l'ordre de
lâcher l'écluse après un temps déterminé. Lors même que la haine ne
l'inspirerait pas, il devait obéir par habitude à cette précaution
nécessaire. C'en est donc fait, pensa Consuelo en faisant de vaines
tentatives pour se traîner sur ses genoux. Je suis la proie d'un destin
impitoyable. Je ne sortirai plus de ce souterrain funeste; mes yeux ne
reverront plus la lumière du ciel.
Déjà un voile plus épais que celui des ténèbres extérieures s'étendait sur
sa vue, ses mains s'engourdissaient, et une apathie qui ressemblait au
dernier sommeil suspendait ses terreurs. Tout à coup elle se sent pressée
et soulevée dans des bras puissants, qui la saisissent et l'entraînent
vers la citerne. Un sein embrasé palpite contre le sien, et le réchauffe;
une voix amie et caressante lui adresse de tendres paroles; Cynabre bondit
devant elle en agitant la lumière. C'est Albert, qui, revenu à lui,
l'emporte et la sauve, avec la passion d'une mère qui vient de perdre et
de retrouver son enfant. En trois minutes ils arrivèrent au canal où l'eau
de la source venait de s'épancher; ils atteignirent l'arcade et l'escalier
de la citerne. Cynabre, habitué à cette dangereuse ascension, s'élança le
premier, comme s'il eût craint d'entraver les pas de son maître en se
tenant trop près de lui. Albert, portant Consuelo d'un bras et se
cramponnant de l'autre à la chaîne, remonta cette spirale au fond de
laquelle l'eau s'agitait déjà pour remonter aussi. Ce n'était pas le
moindre des dangers que Consuelo eût traversés; mais elle n'avait plus
peur. Albert était doué d'une force musculaire auprès de laquelle celle
de Zdenko n'était qu'un jeu, et dans ce moment il était animé d'une
puissance surnaturelle. Lorsqu'il déposa son précieux fardeau sur la
margelle du puits, à la clarté de l'aube naissante, Consuelo respirant
enfin, et se détachant de sa poitrine haletante, essuya avec son voile
son large front baigné de sueur.
«Ami, lui dit-elle avec tendresse, sans vous j'allais mourir, et vous
m'avez rendu tout ce que j'ai fait pour vous; mais je sens maintenant
votre fatigue plus que vous-même, et il me semble que je vais y succomber
à votre place.
--O ma petite Zingarella! lui dit Albert avec enthousiasme en baisant le
voile qu'elle appuyait sur son visage, tu es aussi légère dans mes bras
que le jour où je t'ai descendue du Schreckenstein pour te faire entrer
dans ce château.
--D'où vous ne sortirez plus sans ma permission. Albert, n'oubliez pas
vos serments!
--Ni toi les tiens, lui répondit-il en s'agenouillant devant elle.»
Il l'aida à s'envelopper avec le voile et à traverser sa chambre, d'où
elle s'échappa furtive pour regagner la sienne propre. On commençait à
s'éveiller dans le château. Déjà la chanoinesse faisait entendre à l'étage
inférieur une toux sèche et perçante, signal de son lever. Consuelo eut
le bonheur de n'être vue ni entendue de personne. La crainte lui fit
retrouver des ailes pour se réfugier dans son appartement. D'une main
agitée elle se débarrassa de ses vêtements souillés et déchirés, et les
cacha dans un coffre dont elle ôta la clef. Elle recouvra la force et la
mémoire nécessaires pour faire disparaître toute trace de son mystérieux
voyage. Mais à peine eut-elle laissé tomber sa tête accablée sur son
chevet, qu'un sommeil lourd et brûlant plein de rêves fantastiques et
d'événements épouvantables, vint l'y clouer sous le poids de la fièvre
envahissante et inexorable.
XLVII.
Cependant la chanoinesse Wenceslawa, après une demi-heure d'oraisons,
monta l'escalier, et, suivant sa coutume, consacra le premier soin de sa
journée à son cher neveu. Elle se dirigea vers la porte de sa chambre,
et colla son oreille contre la serrure, quoique avec moins d'espérance
que jamais d'entendre les légers bruits qui devaient lui annoncer son
retour. Quelles furent sa surprise et sa joie, lorsqu'elle saisit le son
égal de sa respiration durant le sommeil! Elle fit un grand signe de
croix, et se hasarda à tourner doucement la clef dans la serrure, et à
s'avancer sur la pointe du pied. Elle vit Albert paisiblement endormi dans
son lit, et Cynabre couché en rond sur le fauteuil voisin. Elle n'éveilla
ni l'un ni l'autre, et courut trouver le comte Christian, qui, prosterné
dans son oratoire, demandait avec sa résignation accoutumée que son fils
lui fût rendu, soit dans le ciel, soit sur la terre.
«Mon frère, lui dit-elle à voix basse en s'agenouillant auprès de lui,
suspendez vos prières, et cherchez dans votre coeur les plus ferventes
bénédictions. Dieu vous a exaucé!»
Elle n'eut pas besoin de s'expliquer davantage. Le vieillard, se
retournant vers elle, et rencontrant ses petits yeux clairs animés d'une
joie profonde et sympathique, leva ses mains desséchées vers l'autel, en
s'écriant d'une voix éteinte:
«Mon Dieu, vous m'avez rendu mon fils!»
Et tous deux, par une même inspiration, se mirent à réciter
alternativement à demi-voix les versets du beau cantique de Siméon:
_Maintenant je puis mourir_, etc.
On résolut de ne pas réveiller Albert. On appela le baron, le chapelain,
tous les serviteurs, et l'on écouta dévotement la messe d'actions de
grâces dans la chapelle du château. Amélie apprit avec une joie sincère le
retour de son cousin; mais elle trouva fort injuste que, pour célébrer
pieusement cet heureux événement, on la fît lever à cinq heures du matin
pour avaler une messe durant laquelle il lui fallut étouffer bien des
bâillements.
«Pourquoi votre amie, la bonne Porporina, ne s'est-elle pas unie à nous
pour remercier la Providence? dit le comte Christian à sa nièce lorsque
la messe fut finie.
--J'ai essayé de la réveiller, répondit Amélie. Je l'ai appelée, secouée,
et avertie de toutes les façons; mais je n'ai jamais pu lui rien faire
comprendre, ni la décider à ouvrir les yeux. Si elle n'était brûlante et
rouge comme le feu, je l'aurais crue morte. Il faut qu'elle ait bien mal
dormi cette nuit et qu'elle ait la fièvre.
--Elle est malade, en ce cas, cette digne personne! reprit le vieux comte.
Ma chère soeur Wenceslawa, vous devriez aller la voir et lui porter les
soins que son état réclame. A Dieu ne plaise qu'un si beau jour soit
attristé par la souffrance de cette noble fille!
--J'irai, mon frère, répondit la chanoinesse, qui ne disait plus un mot
et ne faisait plus un pas à propos de Consuelo sans consulter les regards
du chapelain. Mais ne vous tourmentez pas, Christian; ce ne sera rien!
La signora Nina est très nerveuse. Elle sera bientôt guérie.
--N'est-ce pas pourtant une chose bien singulière, dit-elle au chapelain
un instant après, lorsqu'elle put le prendre à part, que cette fille ait
prédit le retour d'Albert avec tant d'assurance et de vérité! Monsieur
le chapelain, nous nous sommes peut-être trompés sur son compte. C'est
peut-être une espèce de sainte qui a des révélations?
--Une sainte serait venue entendre la messe, au lieu d'avoir la fièvre
dans un pareil moment, objecta le chapelain d'un air profond.»
Cette remarque judicieuse arracha un soupir à la chanoinesse. Elle alla
néanmoins voir Consuelo, et lui trouva une fièvre brûlante, accompagnée
d'une somnolence invincible. Le chapelain fut appelé, et déclara qu'elle
serait fort malade si cette fièvre continuait. Il interrogea la jeune
baronne pour savoir si sa voisine de chambre n'avait pas eu une nuit très
agitée.
«Tout au contraire, répondit Amélie, je ne l'ai pas entendue remuer. Je
m'attendais, d'après ses prédictions et les beaux contes qu'elle nous
faisait depuis quelques jours, à entendre le sabbat danser dans son
appartement.
Mais il faut que le diable l'ait emportée bien loin d'ici, ou qu'elle ait
affaire à des lutins fort bien appris, car elle n'a pas bougé, que je
sache, et mon sommeil n'a pas été troublé un seul instant.»
Ces plaisanteries parurent de fort mauvais goût au chapelain; et la
chanoinesse, que son coeur sauvait des travers de son esprit, les trouva
déplacées au chevet d'une compagne gravement malade. Elle n'en témoigna
pourtant rien, attribuant l'aigreur de sa nièce à une jalousie trop bien
fondée; et elle demanda au chapelain quels médicaments il fallait
administrer à la Porporina.
Il ordonna un calmant, qu'il fut impossible de lui faire avaler. Ses dents
étaient contractées, et sa bouche livide repoussait tout breuvage. Le
chapelain prononça que c'était un mauvais signe. Mais avec une apathie
malheureusement trop contagieuse dans cette maison, il remit à un nouvel
examen le jugement qu'il pouvait porter sur la malade: _On verra; il faut
attendre; on ne peut encore rien décider_. Telles étaient les sentences
favorites de l'Esculape tonsuré.
«Si cela continue, répéta-t-il en quittant la chambre de Consuelo, il
faudra songer à appeler un médecin; car je ne prendrai pas sur moi de
soigner un cas extraordinaire d'affection morale. Je prierai pour cette
demoiselle; et peut-être dans la situation d'esprit où elle s'est
trouvée depuis ces derniers temps, devons-nous attendre de Dieu seul des
secours plus efficaces que ceux de l'art.»
On laissa une servante auprès de Consuelo, et on alla se préparer à
déjeuner. La chanoinesse pétrit elle-même le plus beau gâteau qui fût
jamais sorti de ses mains savantes. Elle se flattait qu'Albert, après un
long jeûne, mangerait avec plaisir ce mets favori. La belle Amélie fit une
toilette éblouissante de fraîcheur, en se disant que son cousin aurait
peut-être quelque regret de l'avoir offensée et irritée quand il la
retrouverait si séduisante. Chacun songeait à ménager quelque agréable
surprise au jeune comte; et l'on oublia le seul être dont on eut dû
s'occuper, la pauvre Consuelo, à qui on était redevable de son retour,
et qu'Albert allait être impatient de revoir.
Albert s'éveilla bientôt, et au lieu de faire d'inutiles efforts pour se
rappeler les événements de la veille, comme il lui arrivait toujours après
les accès de démence qui le conduisaient à sa demeure souterraine, il
retrouva promptement la mémoire de son amour et du bonheur que Consuelo
lui avait donné. Il se leva à la hâte, s'habilla, se parfuma, et courut
se jeter dans les bras de son père et de sa tante. La joie de ces bons
parents fut portée au comble lorsqu'ils virent qu'Albert jouissait de
toute sa raison, qu'il avait conscience de sa longue absence, et qu'il
leur en demandait pardon avec une ardente tendresse, leur promettant de
ne plus leur causer jamais ce chagrin et ces inquiétudes. Il vit les
transports qu'excitait ce retour au sentiment de la réalité. Mais il
remarqua les ménagements qu'on s'obstinait à garder pour lui cacher sa
position, et il se sentit un peu humilié d'être traité encore comme un
enfant, lorsqu'il se sentait redevenu un homme. Il se soumit à ce
châtiment trop léger pour le mal qu'il avait causé, en se disant que
c'était un avertissement salutaire, et que Consuelo lui saurait gré
de le comprendre et de l'accepter.
Lorsqu'il s'assit à table, au milieu des caresses, des larmes de bonheur,
et des soins empressés de sa famille, il chercha des yeux avec anxiété
celle qui était devenue nécessaire à sa vie et à son repos. 11 vit sa
place vide, et n'osa demander pourquoi la Porporina ne descendait pas.
Cependant la chanoinesse, qui le voyait tourner la tête et tressaillir
chaque fois qu'on ouvrait les portes, crut devoir éloigner de lui toute
inquiétude en lui disant que leur jeune hôtesse avait mal dormi, qu'elle
se reposait, et souhaitait garder le lit une partie de la journée.
Albert comprit bien que sa libératrice devait être accablée de fatigue,
et néanmoins l'effroi se peignit sur son visage à cette nouvelle.
«Ma tante, dit-il, ne pouvant contenir plus longtemps son émotion, je
pense que si la fille adoptive du Porpora était sérieusement indisposée,
nous ne serions pas tous ici, occupés tranquillement à manger et à causer
autour d'une table.
--Rassurez-vous donc, Albert, dit Amélie en rougissant de dépit, la Nina
est occupée à rêver de vous, et à augurer votre retour qu'elle attend en
dormant, tandis que-nous le fêtons ici dans la joie.»
Albert devint pâle d'indignation, et lançant à sa cousine un regard
foudroyant:
«Si quelqu'un ici m'a attendu en dormant, dit-il, ce n'est pas la personne
que vous nommez qui doit en être remerciée; la fraîcheur de vos joues,
ma belle cousine, atteste que vous n'avez pas perdu en mon absence une
heure de sommeil, et que vous ne sauriez avoir en ce moment aucun besoin
de repos. Je vous en rends grâce de tout mon coeur; car il me serait
très-pénible de vous en demander pardon comme j'en demande pardon, avec
honte et douleur à tous les autres membres et amis de ma famille.
--Grand merci de l'exception, repartit Amélie, vermeille de colère: je
m'efforcerai de la mériter toujours, en gardant mes veilles et mes soucis
pour quelqu'un qui puisse m'en savoir gré, et ne pas s'en faire un jeu.»
Cette petite altercation, qui n'était pas nouvelle entre Albert et sa
fiancée, mais qui n'avait jamais été aussi vive de part et d'autre,
jeta, malgré tous les efforts qu'on fit pour en distraire Albert, de la
tristesse et de la contrainte sur le reste de la matinée. La chanoinesse
alla voir plusieurs fois sa malade, et la trouva toujours plus brûlante et
plus accablée. Amélie, que l'inquiétude d'Albert blessait comme une injure
personnelle, alla pleurer dans sa chambre. Le chapelain se prononça au
point de dire à la chanoinesse qu'il faudrait envoyer chercher un médecin
le soir, si la fièvre ne cédait pas. Le comte Christian retint son fils
auprès de lui, pour le distraire d'une sollicitude qu'il ne comprenait pas
et qu'il croyait encore maladive. Mais en l'enchaînant à ses côtés par
des paroles affectueuses, le bon vieillard ne sut pas trouver le moindre
sujet de conversation et d'épanchement avec cet esprit qu'il n'avait
jamais voulu sonder, dans la crainte d'être vaincu et dominé par une
raison supérieure à la sienne en matière de religion. Il est bien vrai
que le comte Christian appelait folie et révolte cette vive lumière qui
perçait au milieu des bizarreries d'Albert, et dont les faibles yeux d'un
rigide catholique n'eussent pu soutenir l'éclat; mais il se raidissait
contre la sympathie qui l'excitait à l'interroger sérieusement. Chaque
fois qu'il avait essayé de redresser ses hérésies, il avait été réduit au
silence par des arguments pleins de droiture et de fermeté. La nature ne
l'avait point fait éloquent. Il n'avait pas cette faconde animée qui
entretient la controverse, encore moins ce charlatanisme de discussion
qui, à défaut de logique, en impose par un air de science et des
fanfaronnades de certitude. Naïf et modeste, il se laissait fermer la
bouche; il se reprochait de n'avoir pas mis à profit les années de sa
jeunesse pour s'instruire de ces choses profondes qu'Albert lui opposait;
et, certain qu'il y avait dans les abîmes de la science théologique des
trésors de vérité, dont un plus habile et plus érudit que lui eût pu
écraser l'hérésie d'Albert, il se cramponnait à sa foi ébranlée, se
rejetant, pour se dispenser d'agir plus énergiquement, sur son ignorance
et sa simplicité, qui enorgueillissaient trop le rebelle et lui faisaient
ainsi plus de mal que de bien.
Leur entretien, vingt fois interrompu par une sorte de crainte mutuelle,
et vingt fois repris avec effort de part et d'autre, finit donc par tomber
de lui-même. Le vieux Christian s'assoupit sur son fauteuil, et Albert
le quitta pour aller s'informer de l'état de Consuelo, qui l'alarmait
d'autant plus qu'on faisait plus d'efforts pour le lui cacher.
Il passa plus de deux heures à errer dans les corridors du château,
guettant la chanoinesse et le chapelain au passage pour leur demander
des nouvelles. Le chapelain s'obstinait à lui répondre avec concision
et réserve; la chanoinesse se composait un visage riant dès qu'elle
l'apercevait, et affectait de lui parler d'autre chose, pour le tromper
par une apparence de sécurité. Mais Albert voyait bien qu'elle commençait
à se tourmenter sérieusement, qu'elle faisait des voyages toujours plus
fréquents à la chambre de Consuelo; et il remarquait qu'on ne craignait
pas d'ouvrir et de fermer à chaque instant les portes, comme si ce sommeil
prétendu paisible et nécessaire, n'eût pu être troublé par le bruit et
l'agitation.
Il s'enhardit jusqu'à approcher de cette chambre où il eût donné sa vie
pour pénétrer un seul instant. Elle était précédée d'une première pièce,
et séparée du corridor par deux portes épaisses qui ne laissaient de
passage ni à l'oeil ni à l'oreille. La chanoinesse, remarquant cette
tentative, avait tout fermé et verrouillé, et ne se rendait plus auprès de
la malade qu'en passant par la chambre d'Amélie qui y était contiguë, et
où Albert n'eût été chercher des renseignements qu'avec une mortelle
répugnance. Enfin, le voyant exaspéré, et craignant le retour de son mal,
elle prit sur elle de mentir; et, tout en demandant pardon à Dieu dans son
coeur, elle lui annonça que la malade allait beaucoup mieux, et qu'elle
se promettait de descendre pour dîner avec la famille.
Albert ne se méfia pas des paroles de sa tante, dont les lèvres pures
n'avaient jamais offensé la vérité ouvertement comme elles venaient de
le faire; et il alla retrouver le vieux comte, en hâtant de tous ses
voeux l'heure qui devait lui rendre Consuelo et le bonheur.
Mais cette heure sonna en vain; Consuelo ne parut point. La chanoinesse,
faisant de rapides progrès dans l'art du mensonge, raconta qu'elle s'était
levée, mais qu'elle s'était sentie un peu faible, et avait préféré dîner
dans sa chambre. On feignit même de lui envoyer une part choisie des mets
les plus délicats. Ces ruses triomphèrent de l'effroi d'Albert. Quoiqu'il
éprouvât une tristesse accablante et comme un pressentiment d'un malheur
inouï, il se soumit, et fit des efforts pour paraître calme.
Le soir, Wenceslawa vint, avec un air de satisfaction qui n'était presque
plus joué, dire que la Porporina était mieux; qu'elle n'avait plus le
teint animé, que son pouls était plutôt faible que plein, et qu'elle
passerait certainement une excellente nuit. «Pourquoi donc suis-je glacé
de terreur, malgré ces bonnes nouvelles?» pensa le jeune comte en prenant
congé de ses parents à l'heure accoutumée.
Le fait est que la bonne chanoinesse, qui, malgré sa maigreur et sa
difformité, n'avait jamais été malade de sa vie, n'entendait rien du tout
aux maladies des autres. Elle voyait Consuelo passer d'une rougeur
dévorante à une pâleur bleuâtre, son sang agité se congeler dans ses
artères, et sa poitrine, trop oppressée pour se soulever sous l'effort de
la respiration, paraître calme et immobile. Un instant elle l'avait crue
guérie, et avait annoncé cette nouvelle avec une confiance enfantine.
Mais le chapelain, qui en savait quelque peu davantage, voyait bien
Que ce repos apparent était l'avant-coureur d'une crise violente. Dès
qu'Albert se fut retiré, il avertit la chanoinesse que le moment était
venu d'envoyer chercher le médecin. Malheureusement la ville était
éloignée, la nuit obscure, les chemins détestables, et Hanz bien lent,
malgré son zèle. L'orage s'éleva, la pluie tomba par torrents. Le vieux
cheval que montait le vieux serviteur s'effraya, trébucha vingt fois, et
finit par s'égarer dans les bois avec son maître consterné, qui prenait
toutes les collines pour le Schreckenstein, et tous les éclairs pour le
vol flamboyant d'un mauvais esprit. Ce ne fut qu'au grand jour que Hanz
retrouva sa route. Il approcha, au trot le plus allongé qu'il put faire
prendre à sa monture, de la ville, où dormait profondément le médecin;
celui-ci s'éveilla, se para lentement, et se mit enfin en route. On avait
perdu à décider et à effectuer tout ceci vingt-quatre heures.
Albert essaya vainement de dormir. Une inquiétude dévorante et les
Bruits sinistres de l'orage le tinrent éveillé toute la nuit. Il n'osait
descendre, craignant encore de scandaliser sa tante, qui lui avait fait
un sermon le matin, sur l'inconvenance de ses importunités auprès de
l'appartement de deux demoiselles. Il laissa sa porte ouverte, et entendit
plusieurs fois des pas à l'étage inférieur. Il courait sur l'escalier;
mais ne voyant personne et n'entendant plus rien, il s'efforçait de se
rassurer, et de mettre sur le compte du vent et de la pluie ces bruits
trompeurs qui l'avaient effrayé. Depuis que Consuelo l'avait exigé, il
soignait sa raison, sa santé morale, avec patience et fermeté. Il
repoussait les agitations et les craintes, et tâchait de s'élever
au-dessus de son amour, par la force dé son amour même. Mais tout à coup,
au milieu des roulements de la foudre et du craquement de l'antique
charpente du château qui gémissait sous l'effort de l'ouragan, un long
cri déchirant s'élève jusqu'à lui, et pénètre dans ses entrailles comme
un coup de poignard. Albert, qui s'était jeté tout habillé sur son lit
avec la résolution de s'endormir, bondit, s'élance, franchit l'escalier
comme un trait, et frappe à la porte de Consuelo. Le silence était
rétabli; personne ne venait ouvrir. Albert croyait encore avoir rêvé; mais
un nouveau cri, plus affreux, plus sinistre encore que le premier, vint
déchirer son coeur. Il n'hésite plus, fait le tour par un corridor sombre,
arrive à la porte d'Amélie, la secoue et se nomme. Il entend pousser un
verrou, et la voix d'Amélie lui ordonne impérieusement de s'éloigner.
Cependant les cris et les gémissements redoublent: c'est la voix de
Consuelo en proie à un supplice intolérable. Il entend son propre nom
s'exhaler avec désespoir de cette bouche adorée. Il pousse la porte avec
rage, fait sauter serrure et verrou, et, repoussant Amélie, qui joue la
pudeur outragée en se voyant surprise en robe de chambre de damas et en
coiffe de dentelles, il la fait tomber sur son sofa, et s'élance dans la
chambre de Consuelo, pâle comme un spectre, et les cheveux dressés sur la
tête.
XLVIII.
Consuelo, en proie à un délire épouvantable, se débattait dans les bras
des deux plus vigoureuses servantes de la maison, qui avaient grand'peine
à l'empêcher de se jeter hors de son lit. Tourmentée, ainsi qu'il arrive
dans certains cas de fièvre cérébrale, par des terreurs inouïes, la
malheureuse enfant voulait fuir les visions dont elle était assaillie;
elle croyait voir, dans les personnes qui s'efforçaient de la retenir
et de la rassurer, des ennemis, des monstres acharnés à sa perte. Le
chapelain consterné, qui la croyait prête à retomber foudroyée par son
mal, répétait déjà auprès d'elle les prières des agonisants: elle le
prenait pour Zdenko construisant le mur qui devait l'ensevelir, en
psalmodiant ses chansons mystérieuses. La chanoinesse tremblante, qui
joignait ses faibles efforts à ceux des autres femmes pour la retenir
dans son lit, lui apparaissait comme le fantôme des deux Wanda, la soeur
de Ziska et la mère d'Albert, se montrant tour à tour dans la grotte du
solitaire, et lui reprochant d'usurper leurs droits et d'envahir leur
domaine. Ses exclamations, ses gémissements, et ses prières délirantes et
incompréhensibles pour les assistants, étaient en rapport direct avec les
pensées et les objets qui l'avaient si vivement agitée et frappée la nuit
précédente. Elle entendait gronder le torrent, et avec ses bras elle
imitait le mouvement de nager. Elle secouait sa noire chevelure éparse
sur épaules, et croyait en voir tomber des flots d'écume. Toujours elle
sentait Zdenko derrière elle, occupé à ouvrir l'écluse, ou devant elle,
acharné à lui fermer le chemin. Elle ne parlait que d'eau et de pierres,
avec une continuité d'images qui faisait dire au chapelain en secouant
la tête:«Voilà un rêve bien long et bien pénible. Je ne sais pourquoi elle
s'est tant préoccupé l'esprit dernièrement de cette citerne; c'était sans
doute un commencement de fièvre, et vous voyez que son délire a toujours
cet objet en vue.»
Au moment où Albert entra éperdu dans sa chambre, Consuelo, épuisée de
fatigue, ne faisait plus entendre que des mots inarticulés qui se
terminaient par des cris sauvages. La puissance de la volonté ne
gouvernant plus ses terreurs, comme au moment où elle les avait
affrontées, elle en subissait l'effet rétroactif avec une intensité
horrible. Elle retrouvait cependant une sorte de réflexion tirée de son
délire même, et se prenait à appeler Albert d'une voix si pleine et si
vibrante que toute la maison semblait en devoir être ébranlée sur ses
fondements; puis ses cris se perdaient en de longs sanglots qui
paraissaient la suffoquer, bien que ses yeux hagards fussent secs et d'un
éclat effrayant.
«Me voici, me voici!» s'écria Albert en se précipitant vers son lit.
Consuelo l'entendit, reprit toute son énergie, et, s'imaginant aussitôt
qu'il fuyait devant elle, se dégagea des mains qui la tenaient, avec cette
rapidité de mouvements et cette force musculaire que donne aux êtres les
plus faibles le transport de la fièvre. Elle bondit au milieu de la
chambre, échevelée, les pieds nus, le corps enveloppé d'une légère robe
de nuit blanche et froissée, qui lui donnait l'air d'un spectre échappé de
la tombe; et au moment où on croyait la ressaisir, elle sauta par-dessus
l'épinette qui se trouvait devant elle, avec l'agilité d'un chat sauvage,
atteignit la fenêtre qu'elle prenait pour l'ouverture de la fatale
citerne, y posa un pied, étendit les bras, et, criant de nouveau le nom
d'Albert au milieu de la nuit orageuse et sinistre, elle allait se
précipiter, lorsque Albert, encore plus agile et plus fort qu'elle,
l'entoura de ses bras et la reporta sur son lit. Elle ne le reconnut pas;
mais elle ne fit aucune résistance, et cessa de crier. Albert lui prodigua
en espagnol les plus doux noms et les plus ferventes prières: elle
l'écoutait, les yeux fixes et sans le voir ni lui répondre; mais tout à
coup, se relevant et se plaçant à genoux sur son lit, elle se mit à
chanter une strophe du _Te Deum_ de Haendel qu'elle avait récemment lue
et admirée. Jamais sa voix n'avait eu plus d'expression et plus d'éclat.
Jamais elle n'avait été aussi belle que dans cette attitude extatique,
avec ses cheveux flottants, ses joues embrasées du feu de la fièvre, et
ses yeux qui semblaient lire dans le ciel entr'ouvert pour eux seuls.
La chanoinesse en fut émue au point de s'agenouiller elle-même au pied du
lit en fondant en larmes; et le chapelain, malgré son peu de sympathie,
courba la tête et fut saisi d'un respect religieux. A peine Consuelo
eut-elle fini la strophe, qu'elle fit un grand soupir; une joie divine
brilla sur son visage.
«Je suis sauvée!» s'écria-t-elle; et elle tomba à la renverse, pâle et
froide comme le marbre, les yeux encore ouverts mais éteints, les lèvres
bleues et les bras raides.
Un instant de silence et de stupeur succéda à cette scène. Amélie, qui,
debout et immobile sur le seuil de sa chambre, avait assisté, sans oser
faire un pas, à ce spectacle effrayant, tomba évanouie d'horreur. La
chanoinesse et les deux femmes coururent à elle pour la secourir. Consuelo
resta étendue et livide, appuyée sur le bras d'Albert qui avait laissé
tomber son front sur le sein de l'agonisante et ne paraissait pas plus
vivant qu'elle. La chanoinesse n'eut pas plus tôt fait déposer Amélie sur
son lit, qu'elle revint sur le seuil de la chambre de Consuelo.
«Eh bien, monsieur le chapelain? dit-elle d'un air abattu.
--Madame, c'est la mort! répondit le chapelain d'une voix profonde, en
laissant retomber le bras de Consuelo dont il venait d'interroger le pouls
avec attention.
--Non, ce n'est pas la mort! non, mille fois non! s'écria Albert en se
soulevant impétueusement. J'ai consulté son coeur, mieux que vous n'avez
consulté son bras. Il bat encore; elle respire, elle vit. Oh! elle vivra!
Ce n'est pas ainsi, ce n'est pas maintenant qu'elle doit finir. Qui donc a
eu la témérité de croire que Dieu avait prononcé sa mort? Voici le moment
de la soigner efficacement. Monsieur le chapelain, donnez-moi votre boîte.
Je sais ce qu'il lui faut, et vous ne le savez pas. Malheureux que vous
êtes, obéissez-moi! Vous ne l'avez pas secourue; vous pouviez empêcher
l'invasion de cette horrible crise; vous ne l'avez pas fait, vous ne
l'avez pas voulu; vous m'avez caché son mal, vous m'avez tous trompé. Vous
vouliez donc la perdre? Votre lâche prudence, votre hideuse apathie, vous
ont lié la langue et les mains! Donnez-moi votre boîte, vous dis-je, et
laissez-moi agir.»
Et comme le chapelain hésitait à lui remettre ces médicaments qui, sous la
main inexpérimentée d'un homme exalté et à demi fou, pouvaient devenir des
poisons, il la lui arracha violemment. Sourd aux observations de sa tante,
il choisit et dosa lui-même les calmants impérieux qui pouvaient agir avec
promptitude. Albert était plus savant en beaucoup de choses qu'on ne le
pensait. Il avait étudié sur lui-même, à une époque de sa vie où il se
rendait encore compte des fréquents désordres de son cerveau, l'effet des
révulsifs les plus énergiques. Inspiré par un jugement prompt, par un zèle
courageux et absolu, il administra la potion que le chapelain n'eût jamais
osé conseiller. Il réussit, avec une patience et une douceur incroyables,
à desserrer les dents de la malade, et à lui faire avaler quelques gouttes
de ce remède efficace. Au bout d'une heure, pendant laquelle il réitéra
plusieurs fois le traitement, Consuelo respirait librement; ses mains
avaient repris de la tiédeur, et ses traits de l'élasticité. Elle
n'entendait et ne sentait rien encore, mais son accablement était une
sorte de sommeil, et une pâle coloration revenait à ses lèvres. Le médecin
arriva, et, voyant le cas sérieux, déclara qu'on l'avait appelé bien tard
et qu'il ne répondait de rien. Il eût fallu pratiquer une saignée la
veille; maintenant le moment n'était plus favorable. Sans aucun doute la
saignée ramènerait la crise. Ceci devenait embarrassant.
«Elle la ramènera, dit Albert; et cependant il faut saigner.»
Le médecin allemand, lourd personnage plein d'estime pour lui-même, et
habitué, dans son pays, où il n'avait point de concurrent, à être écouté
comme un oracle, souleva son épaisse paupière, et regarda en clignotant
celui qui se permettait de trancher ainsi la question.
«Je vous dis qu'il faut saigner, reprit Albert avec force. Avec ou sans la
saignée la crise doit revenir.
--Permettez, dit le docteur Wetzelius; ceci n'est pas aussi certain que
vous paraissez le croire.»
Et il sourit d'un air un peu dédaigneux et ironique.
«Si la crise ne revient pas, tout est perdu, repartit Albert; vous devez
le savoir. Cette somnolence conduit droit à l'engourdissement des facultés
du cerveau, à la paralysie, et à la mort. Votre devoir est de vous emparer
de la maladie, d'en ranimer l'intensité pour la combattre, de lutter
enfin! Sans cela, que venez-vous faire ici? Les prières et les sépultures
ne sont pas de votre ressort. Saignez, ou je saigne moi-même.»
Le docteur savait bien qu'Albert raisonnait juste, et il avait eu tout
d'abord l'intention de saigner; mais il ne convenait pas à un homme de
son importance de prononcer et d'exécuter aussi vite. C'eût été donner à
penser que le cas était simple et le traitement facile, et notre Allemand
avait coutume de feindre de grandes perplexités, un pénible examen, afin
de sortir de là triomphant, comme par une soudaine illumination de son
génie, afin de faire répéter ce que mille fois il avait fait dire de lui:
«La maladie était si avancée, si dangereuse, que le docteur Wetzelius
lui-même ne savait à quoi se résoudre. Nul autre que lui n'eût saisi le
moment et deviné le remède. C'est un homme bien prudent, bien savant, bien
fort. Il n'a pas son pareil, même à Vienne!»
Quand il se vit contrarié, et mis au pied du mur sans façon par
l'impatience d'Albert:
«Si vous êtes médecin, lui répondit-il, et si vous avez autorité ici, je
ne vois pas pourquoi l'on m'a fait appeler, et je m'en retourne chez moi.
--Si vous ne voulez point vous décider en temps opportun, vous pouvez
vous retirer, dit Albert.»
Le docteur Wetzelius, profondément blessé d'avoir été associé à un
confrère inconnu, qui le traitait avec si peu de déférence, se leva et
passa dans la chambre d'Amélie, pour s'occuper des nerfs de cette jeune
personne, qui le demandait instamment, et pour prendre congé de la
chanoinesse; mais celle-ci le retint.
«Hélas! mon cher docteur, lui dit-elle, vous ne pouvez pas nous abandonner
dans une pareille situation. Voyez quelle responsabilité pèse sur nous!
Mon neveu vous a offensé; mais devez-vous prendre au sérieux la vivacité
d'un homme si peu maître de lui-même?...
--Est-ce donc là le comte Albert? demanda le docteur stupéfait. Je ne
l'aurais jamais reconnu. Il est tellement changé!...
--Sans doute; depuis près de dix ans que vous ne l'avez vu, il s'est fait
en lui bien du changement.
--Je le croyais complètement rétabli, dit le docteur avec malignité; car
on ne m'a pas fait appeler une seule fois depuis son retour.
--Ah! mon cher docteur! vous savez bien qu'Albert n'a jamais voulu se
soumettre aux arrêts de la science.
--Et cependant le voilà médecin lui-même, à ce que je vois?
--Il a quelques notions de tout; mais il porte en tout sa précipitation
bouillante. L'état affreux où il vient de voir cette jeune fille l'a
beaucoup troublé; autrement vous l'eussiez trouvé plus poli, plus sensé,
et plus reconnaissant des soins que vous lui avez donnés dans son
enfance.
--Je crains qu'il n'en ait plus besoin que jamais,» reprit le docteur,
qui, malgré son respect pour la famille et le château, aimait mieux
affliger la chanoinesse par cette dure réflexion, que de quitter son
attitude dédaigneuse, et de renoncer à la petite vengeance de traiter
Albert comme un insensé.
La chanoinesse souffrit de cette cruauté, d'autant plus que le dépit du
docteur pouvait lui faire divulguer l'état de son neveu, qu'elle prenait
tant de peine pour dissimuler. Elle se soumit pour le désarmer, et lui
demanda humblement ce qu'il pensait de cette saignée conseillée par
Albert.
«Je pense que c'est une absurdité pour le moment, dit le docteur, qui
voulait garder l'initiative et laisser tomber l'arrêt en toute liberté de
sa bouche révérée. J'attendrai une heure ou deux; je ne perdrai pas de vue
la malade, et si le moment se présente, fût-ce plus tôt que je ne pense,
j'agirai; mais dans la crise présente, l'état du pouls ne me permet pas de
rien préciser.
--Vous nous restez donc? Béni soyez-vous, excellent docteur!
--Du moment que mon adversaire est le jeune comte, dit le docteur en
souriant d'un air de pitié protectrice, je ne m'étonne plus de rien, et je
laisse dire.»
Il allait rentrer dans la chambre de Consuelo, dont le chapelain avait
poussé la porte pour qu'Albert n'entendît pas ce colloque, lorsque le
chapelain lui-même, pâle et tout effaré, quitta la malade et vint trouver
le docteur.
«Au nom du ciel! docteur, s'écria-t-il, venez employer votre autorité;
la mienne est méconnue, et la voix de Dieu même le serait, je crois, par
le comte Albert. Le voilà qui s'obstine à saigner la moribonde, malgré
votre défense; et il va le faire si, par je ne sais quelle force ou quelle
adresse, nous ne réussissons à l'arrêter. Dieu sait s'il a jamais touché
une lancette. Il va l'estropier; s'il ne la tue sur le coup par une
émission de sang pratiquée hors de propos.
--Oui-da! dit le docteur d'un ton goguenard, et en se traînant pesamment
vers la porte avec l'enjouement égoïste et blessant d'un homme que le
coeur n'inspire point. Nous allons donc en voir de belles, si je ne lui
fais pas quelque conte pour le mettre à la raison.»
Mais lorsqu'il arriva auprès du lit, Albert avait sa lancette rougie entre
ses dents: d'une main il soutenait le bras de Consuelo, et de l'autre
l'assiette. La veine était ouverte, un sang noir coulait en abondance.
Le chapelain voulut murmurer, s'exclamer, prendre le ciel à témoin. Le
docteur essaya de plaisanter et de distraire Albert, pensant prendre son
temps pour fermer la veine, sauf à la rouvrir un instant après quand son
caprice et sa vanité pourraient s'emparer du succès. Mais Albert le tint à
distance par la seule expression de son regard; et dès qu'il eut tiré la
quantité de sang voulue, il plaça l'appareil avec toute la dextérité d'un
opérateur exercé; puis il replia doucement le bras de Consuelo dans les
couvertures, et, passant un flacon à la chanoinesse pour qu'elle le tint
près des narines de la malade, il appela le chapelain et le docteur dans
la chambre d'Amélie:
«Messieurs, leur dit-il, vous ne pouvez être d'aucune utilité à la
personne que je soigne. L'irrésolution ou les préjugés paralysent votre
zèle et votre savoir. Je vous déclare que je prends tout sur moi, et que
je ne veux être ni distrait ni contrarié dans l'accomplissement d'une
tâche aussi sérieuse. Je prie donc monsieur le chapelain de réciter ses
prières, et monsieur le docteur d'administrer ses potions à ma cousine.
Je ne souffrirai plus qu'on fasse des pronostics et des apprêts de mort
Autour du lit d'une personne qui va reprendre connaissance tout à l'heure.
Qu'on se le tienne pour dit. Si j'offense ici un savant, si je suis
coupable envers un ami, j'en demanderai pardon quand je pourrai songer à
moi-même.»
Après avoir parlé ainsi, d'un ton dont le calme et la douceur
contrastaient avec la sécheresse de ses paroles, Albert rentra dans
l'appartement de Consuelo, ferma la porte, mit la clef dans sa poche, et
dit à la chanoinesse: «Personne n'entrera ici, et personne n'en sortira
sans ma volonté.»
XLIX.
La chanoinesse, interdite, n'osa lui répondre un seul mot. Il y avait dans
son air et dans son maintien quelque chose de si absolu, que la bonne
tante en eut peur et se mit à lui obéir d'instinct avec un empressement et
une ponctualité sans exemple. Le médecin, voyant son autorité complètement
méconnue, et ne se souciant pas, comme il le raconta plus tard, d'entrer
en lutte avec un furieux, prit le sage parti de se retirer. Le chapelain
alla dire des prières, et Albert, secondé par sa tante et par les deux
femmes de service, passa toute la journée auprès de sa malade, sans
ralentir ses soins un seul instant. Après quelques heures de calme, la
crise d'exaltation revint presque aussi forte que la nuit précédente; mais
elle dura moins longtemps, et lorsqu'elle eut cédé à l'effet de puissants
réactifs, Albert engagea la chanoinesse à aller se coucher et à lui
envoyer seulement une nouvelle femme pour l'aider pendant que les deux
autres iraient se reposer.
«Ne voulez-vous donc pas vous reposer aussi, Albert? demanda Wenceslawa en
tremblant.
--Non, ma chère tante, répondit-il; je n'en ai aucun besoin.
--Hélas! reprit-elle, vous vous tuez, mon enfant! Voici une étrangère
qui nous coûte bien cher! ajouta-t-elle en s'éloignant enhardie par
l'inattention du jeune comte.»
Il consentit cependant à prendre quelques aliments, pour ne pas perdre les
forces dont il se sentait avoir besoin. Il mangea debout dans le corridor,
l'oeil attaché sur la porte; et dès qu'il eut fini, il jeta sa serviette
par terre et rentra. Il avait fermé désormais la communication entre la
chambre de Consuelo et celle d'Amélie, et ne laissait plus passer que par
la galerie le peu de personnes auxquelles il donnait accès. Amélie voulut
pourtant être admise, et feignit de rendre quelques soins à sa compagne;
mais elle s'y prenait si gauchement, et à chaque mouvement fébrile de
Consuelo elle témoignait tant d'effroi de la voir retomber dans les
convulsions, qu'Albert, impatienté, la pria de ne se mêler de rien, et
d'aller dans sa chambre s'occuper d'elle-même.
«Dans ma chambre! répondit Amélie; et lors même que la bienséance ne me
défendrait pas de me coucher quand vous êtes là séparé de moi par une
seule porte, presque installé chez moi, pensez-vous que je puisse goûter
un repos bien paisible avec ces cris affreux et cette épouvantable agonie
à mes oreilles?»
Albert haussa les épaules, et lui répondit qu'il y avait beaucoup d'autres
appartements dans le château; qu'elle pouvait s'emparer du meilleur, en
attendant qu'on pût transporter la malade dans une chambre où son
voisinage n'incommoderait personne.
Amélie, pleine de dépit, suivit ce conseil. La vue des soins délicats, et
pour ainsi dire maternels, qu'Albert rendait à sa rivale, lui était plus
pénible que tout le reste.
«O ma tante! dit-elle en se jetant dans les bras de la chanoinesse,
lorsque celle-ci l'eut installée dans sa propre chambre à coucher, où
elle se fit dresser un lit à côté d'elle, nous ne connaissions pas Albert.
Il nous montre maintenant comme il sait aimer!»
Pendant plusieurs jours, Consuelo fut entre la vie et la mort; mais Albert
combattit le mal avec une persévérance et une habileté qui devaient en
triompher. Il l'arracha enfin à cette rude épreuve; et dès qu'elle fut
hors de danger, il la fit transporter dans une tour du château où le
soleil donnait plus longtemps, et d'où la vue était encore plus belle et
plus vaste que de toutes les autres croisées. Cette chambre, meublée à
l'antique, était aussi plus conforme aux goûts sérieux de Consuelo que
celle dont on avait disposé pour elle dans le principe: et il y avait
longtemps qu'elle avait laissé percer son désir de l'habiter. Elle y fut à
l'abri des importunités de sa compagne, et, malgré la présence continuelle
d'une femme que l'on relevait chaque matin et chaque soir, elle put passer
dans une sorte de tête-à-tête avec celui qui l'avait sauvée, les jours
languissants et doux de sa convalescence. Ils parlaient toujours espagnol
ensemble, et l'expression délicate et tendre de la passion d'Albert était
plus douce à l'oreille de Consuelo dans cette langue, qui lui rappelait
sa patrie, son enfance et sa mère. Pénétrée d'une vive reconnaissance,
affaiblie par des souffrances où Albert l'avait seul assistée et soulagée
efficacement, elle se laissait aller à cette molle quiétude qui suit les
grandes crises. Sa mémoire se réveillait peu à peu, mais sous un voile
qui n'était pas partout également léger. Par exemple, si elle se
retraçait avec un plaisir pur et légitime l'appui et le dévouement
d'Albert dans les principales rencontres de leur liaison, elle ne voyait
les égarements de sa raison, et le fond trop sérieux de sa passion pour
elle, qu'à travers un nuage épais. Il y avait même des heures où, après
l'affaissement du sommeil ou sous l'effet des potions assoupissantes, elle
s'imaginait encore avoir rêvé tout ce qui pouvait mêler de la méfiance et
de la crainte à l'image de son généreux ami. Elle s'était tellement
habituée à sa présence et à ses soins, que, s'il s'absentait à sa prière
pour prendre ses repas en famille, elle se sentait malade et agitée
jusqu'à son retour. Elle s'imaginait que les calmants qu'il lui
administrait avaient un effet contraire, s'il ne les préparait et s'il
ne les lui versait de sa propre main; et quand il les lui présentait
lui-même, elle lui disait avec ce sourire lent et profond, et si touchant
sur un beau visage encore à demi couvert des ombres de la mort:
«Je crois bien maintenant, Albert, que vous avez la science des
enchantements; car il suffit que vous ordonniez à une goutte d'eau de
m'être salutaire, pour qu'aussitôt elle fasse passer en moi le calme et
la force qui sont en vous.»
Albert était heureux pour la première fois de sa vie; et comme si son âme
eût été puissante pour la joie autant qu'elle l'avait été pour la
douleur, il était, à cette époque de ravissement et d'ivresse, l'homme
le plus fortuné qu'il y eût sur la terre. Cette chambre, où il voyait sa
bien-aimée à toute heure et sans témoins importuns, était devenue pour lui
un lieu de délices. La nuit, aussitôt qu'il avait fait semblant de se
retirer et que tout le monde était couché dans la maison, il la traversait
à pas furtifs; et, tandis que la garde chargée de veiller dormait
profondément, il se glissait derrière le lit de sa chère Consuelo, et la
regardait sommeiller, pâle et penchée comme une fleur après l'orage. Il
s'installait dans un grand fauteuil qu'il avait soin de laisser toujours
là en partant; et il y passait la nuit entière, dormant d'un sommeil si
léger qu'au moindre mouvement de la malade il était courbé vers elle pour
entendre les faibles mots qu'elle venait d'articuler; ou bien sa main
toute prête recevait la main qui le cherchait, lorsque Consuelo, agitée de
quelque rêve, témoignait un reste d'inquiétude. Si la garde se réveillait,
Albert lui disait toujours qu'il venait d'entrer, et elle se persuadait
qu'il faisait une ou deux visites par nuit à sa malade, tandis qu'il ne
passait pas une demi-heure dans sa propre chambre. Consuelo partageait
cette illusion. Quoiqu'elle s'aperçût bien plus souvent que sa gardienne
de la présence d'Albert, elle était encore si faible qu'elle se laissait
aisément tromper par lui sur la fréquence et la durée de ces visites.
Quelquefois, au milieu de la nuit, lorsqu'elle le suppliait d'aller se
coucher, il lui disait que le jour était près de paraître et que lui-même
venait de se lever. Grâce à ces délicates tromperies, Consuelo ne
souffrait jamais de son absence, et elle ne s'inquiétait pas de la fatigue
qu'il devait ressentir.
Cette fatigue était, malgré tout, si légère, qu'Albert ne s'en apercevait
pas. L'amour donne des forces au plus faible; et outre qu'Albert était
d'une force d'organisation exceptionnelle, jamais poitrine humaine n'avait
logé un amour plus vaste et plus vivifiant que le sien. Lorsqu'aux
premiers feux du soleil Consuelo s'était lentement traînée à sa chaise
longue, près de la fenêtre entr'ouverte, Albert venait s'asseoir derrière
elle, et cherchait dans la course des nuages ou dans le pourpre des
rayons, à saisir les pensées que l'aspect du ciel inspirait à sa
silencieuse amie. Quelquefois il prenait furtivement un bout du voile
dont elle enveloppait sa tête, et dont un vent tiède faisait flotter les
plis sur le dossier du sofa. Albert penchait son front comme pour se
reposer, et collait sa bouche contre le voile. Un jour, Consuelo, en
le lui retirant pour le ramener sur sa poitrine, s'étonna de le trouver
chaud et humide, et, se retournant avec plus de vivacité qu'elle n'en
mettait dans ses mouvements depuis l'accablement de sa maladie, elle
surprit une émotion extraordinaire sur le visage de son ami. Ses joues
étaient animées, un feu dévorant couvait dans ses yeux, et sa poitrine
était soulevée par de violentes palpitations.... Albert maîtrisa
rapidement son trouble: mais il avait eu le temps de voir l'effroi se
peindre dans les traits de Consuelo. Cette observation l'affligea
profondément. Il eût mieux aimé la voir armée de dédain et de sévérité
qu'assiégée d'un reste de crainte et de méfiance. Il résolut de veiller
sur lui-même avec assez de soin pour que le souvenir de son délire ne vînt
plus alarmer celle qui l'en avait guéri au péril et presque au prix de sa
propre raison et de sa propre vie.
Il y parvint, grâce à une puissance que n'eût pas trouvée un homme placé
dans une situation d'esprit plus calme. Habitué dès longtemps à concentrer
l'impétuosité de ses émotions, et à faire de sa volonté un usage d'autant
plus énergique qu'il lui était plus souvent disputé par les mystérieuses
atteintes de son mal, il exerçait sur lui-même un empire dont on ne lui
tenait pas assez de compte. On ignorait la fréquence et la force des
accès qu'il avait su dompter chaque jour, jusqu'au moment où, dominé par
la violence du désespoir et de l'égarement, il fuyait vers sa caverne
inconnue, vainqueur encore dans sa défaite, puisqu'il conservait assez de
respect envers lui-même pour dérober à tous les yeux le spectacle de sa
chute. Albert était un fou de l'espèce la plus malheureuse et la plus
respectable. Il connaissait sa folie, et la sentait venir jusqu'à ce
qu'elle l'eût envahi complètement. Encore gardait-il, au milieu de ses
accès, le vague instinct et le souvenir confus d'un monde réel, où il ne
voulait pas se montrer tant qu'il ne sentait pas ses rapports avec lui
entièrement rétablis. Ce souvenir de la vie actuelle et positive, nous
l'avons tous, lorsque les rêves d'un sommeil pénible nous jettent dans la
vie des fictions et du délire. Nous nous débattons parfois contre ces
chimères et ces terreurs de la nuit, tout en nous disant qu'elles sont
l'effet du cauchemar, et en faisant des efforts pour nous réveiller;
mais un pouvoir ennemi semble nous saisir à plusieurs reprises, et nous
replonger dans cette horrible léthargie, où des spectacles toujours plus
lugubres et des douleurs toujours plus poignantes nous assiègent et nous
torturent.
C'est dans une alternative analogue que s'écoulait la vie puissante et
misérable de cet homme incompris, qu'une tendresse active, délicate, et
intelligente, pouvait seule sauver de ses propres détresses. Cette
tendresse s'était enfin manifestée dans son existence. Consuelo était
vraiment l'âme candide qui semblait avoir été formée pour trouver le
difficile accès de cette âme sombre et jusque là fermée à toute sympathie
complète. Il y avait dans la sollicitude qu'un enthousiasme romanesque
avait fait naître d'abord chez cette jeune fille, et dans l'amitié
respectueuse que la reconnaissance lui inspirait depuis sa maladie,
quelque chose de suave et de touchant que Dieu, sans doute, savait
particulièrement propre à la guérison d'Albert. Il est fort probable que
si Consuelo, oublieuse du passé, eût partagé l'ardeur de sa passion, des
transports si nouveaux dans sa vie, et une joie si subite, l'eussent
exalté de la manière la plus funeste. L'amitié discrète et chaste qu'elle
lui portait devait avoir pour son salut des effets plus lents, mais plus
sûrs. C'était un frein en même temps qu'un bienfait; et s'il y avait une
sorte d'ivresse dans le coeur renouvelé de ce jeune homme, il s'y mêlait
une idée de devoir et de sacrifice qui donnait à sa pensée d'autres
aliments, et à sa volonté un autre but que ceux qui l'avaient dévoré
jusque là. Il éprouvait donc, à la fois, le bonheur d'être aimé comme il
ne l'avait jamais été, la douleur de ne pas l'être avec l'emportement
qu'il ressentait lui-même, et la crainte de perdre ce bonheur en ne
paraissant pas s'en contenter. Ce triple effet de son amour remplit
bientôt son âme, au point de n'y plus laisser de place pour les rêveries
vers lesquelles son inaction et son isolement l'avaient forcé pendant si
longtemps de se tourner. Il en fut délivré comme par la force d'un
enchantement; car il les oublia, et l'image de celle qu'il aimait tint
ses maux à distance, et sembla s'être placée entre eux et lui, comme un
bouclier céleste.
Le repos d'esprit et le calme de sentiment qui étaient si nécessaires au
rétablissement de la jeune malade ne furent donc plus que bien légèrement
et bien rarement troublés par les agitations secrètes de son médecin.
Comme le héros fabuleux, Consuelo était descendue dans le Tartare pour en
tirer son ami, et elle en avait rapporté l'épouvante et l'égarement. A son
tour il s'efforça de la délivrer des sinistres hôtes qui l'avaient suivie,
et il y parvint à force de soins délicats et de respect passionné. Ils
recommençaient ensemble une vie nouvelle, appuyés l'un sur l'autre,
n'osant guère regarder en arrière, et ne se sentant pas la force de se
replonger par la pensée dans cet abîme qu'ils venaient de parcourir.
L'avenir était un nouvel abîme, non moins mystérieux et terrible, qu'ils
n'osaient pas interroger non plus. Mais le présent, comme un temps de
grâce que le ciel leur accordait, se laissait doucement savourer.
L.
Il s'en fallait de beaucoup que les autres habitants du château fussent
aussi tranquilles. Amélie était furieuse, et ne daignait plus rendre la
moindre visite à la malade. Elle affectait de ne point adresser la parole
à Albert, de ne jamais tourner les yeux vers lui, et de ne pas même
répondre à son salut du matin et du soir. Ce qu'il y eut de plus affreux,
c'est qu'Albert ne parut pas faire la moindre attention à son dépit.
La chanoinesse, voyant la passion bien évidente et pour ainsi dire
déclarée de son neveu pour l'_aventurière_, n'avait plus un moment
de repos. Elle se creusait l'esprit pour imaginer un moyen de faire
cesser le danger et le scandale; et, à cet effet, elle avait de longues
conférences avec le chapelain. Mais celui-ci ne désirait pas très-vivement
la fin d'un tel état de choses. Il avait été longtemps inutile et inaperçu
dans les soucis de la famille. Son rôle reprenait une sorte d'importance
depuis ces nouvelles agitations, et il pouvait enfin se livrer au plaisir
d'espionner, de révéler, d'avertir, de prédire, de conseiller, en un mot
de remuer à son gré les intérêts domestiques, en ayant l'air de ne
toucher à rien, et en se mettant à couvert de l'indignation du jeune
comte derrière les jupes de la vieille tante. A eux deux, ils trouvaient
sans cesse de nouveaux sujets de crainte, de nouveaux motifs de
précaution, et jamais aucun moyen de salut. Chaque jour, la bonne
Wenceslawa abordait son neveu avec une explication décisive au bord des
lèvres, et chaque jour un sourire moqueur ou un regard glacial faisait
expirer la parole et avorter le projet. A chaque instant elle guettait
l'occasion de se glisser auprès de Consuelo, pour lui adresser une
réprimande adroite et ferme; à chaque instant Albert, comme averti par un
démon familier, venait se placer sur le seuil de la chambre, et du seul
froncement de son sourcil, comme le Jupiter Olympien, il faisait tomber le
courroux et glaçait le courage des divinités contraires à sa chère Ilion.
La chanoinesse avait cependant entamé plusieurs fois la conversation
avec la malade; et comme les moments où elle pouvait la voir tête à tête
étaient rares, elle avait mis le temps à profit en lui adressant des
réflexions assez saugrenues, qu'elle croyait très-significatives. Mais
Consuelo était si éloignée de l'ambition qu'on lui supposait, qu'elle n'y
avait rien compris. Son étonnement, son air de candeur et de confiance,
désarmaient tout de suite la bonne chanoinesse, qui, de sa vie, n'avait pu
résister à un accent de franchise ou à une caresse cordiale. Elle s'en
allait, toute confuse, avouer sa défaite au chapelain, et le reste de la
journée se passait à faire des résolutions pour le lendemain.
Cependant Albert, devinant fort bien ce manège, et voyant que Consuelo
commençait à s'en étonner, et à s'en inquiéter, prit le parti de le faire
cesser. Il guetta un jour Wenceslawa au passage; et pendant qu'elle
croyait tromper sa surveillance en surprenant Consuelo seule de grand
matin, il se montra tout à coup, au moment où elle mettait la main sur la
clef pour entrer dans la chambre de la malade.
«Ma bonne tante, lui dit-il en s'emparant de cette main et en la portant à
ses lèvres, j'ai à vous dire bien bas une chose qui vous intéresse. C'est
que la vie et la santé de la personne qui repose ici près me sont plus
précieuses que ma propre vie et que mon propre bonheur. Je sais fort bien
que votre confesseur vous fait un cas de conscience de contrarier mon
dévouement pour elle, et de détruire l'effet de mes soins. Sans cela,
votre noble coeur n'eût jamais conçu la pensée de compromettre par des
paroles amères et des reproches injustes le rétablissement d'une malade à
peine hors de danger. Mais puisque le fanatisme ou la petitesse d'un
prêtre peuvent faire de tels prodiges que de transformer en cruauté
aveugle la piété la plus sincère et la charité la plus pure, je
m'opposerai de tout mon pouvoir au crime dont ma pauvre tante consent à
se faire l'instrument. Je garderai ma malade la nuit et le jour, je ne la
quitterai plus d'un instant; et si malgré mon zèle on réussit à me
l'enlever, je jure, par tout ce qu'il y a de plus redoutable à la croyance
humaine, que je sortirai de la maison de mes pères pour n'y jamais
rentrer. Je pense que quand vous aurez fait connaître ma détermination
à M. le chapelain, il cessera de vous tourmenter et de combattre les
généreux instincts de votre coeur maternel.»
La chanoinesse stupéfaite ne put répondre à ce discours qu'en fondant en
larmes. Albert l'avait emmenée à l'extrémité de la galerie, afin que cette
explication ne fût pas entendue de Consuelo. Elle se plaignit vivement
du ton de révolte et de menace que son neveu prenait avec elle, et voulut
profiter de l'occasion pour lui démontrer la folie de son attachement pour
une personne d'aussi basse extraction que la Nina.
«Ma tante, lui répondit Albert en souriant, vous oubliez que si nous
sommes issus du sang royal des Podiebrad, nos ancêtres les monarques
ne l'ont été que par la grâce des paysans révoltés et des soldats
aventuriers. Un Podiebrad ne doit donc jamais voir dans sa glorieuse
origine qu'un motif de plus pour se rapprocher du faible et du pauvre,
puisque c'est là que sa force et sa puissance ont planté leurs racines,
il n'y a pas si longtemps qu'il puisse déjà l'avoir oublié.»
Quand Wenceslawa raconta au chapelain cette orageuse conférence, il fut
d'avis de ne pas exaspérer le jeune comte en insistant auprès de lui, et
de ne pas le pousser à la révolte en tourmentant sa protégée.
«C'est au comte Christian lui-même qu'il faut adresser vos
représentations, dit-il. L'excès de votre tendresse a trop enhardi le
fils; que la sagesse de vos remontrances éveille enfin l'inquiétude du
père, afin qu'il prenne à l'égard de la _dangereuse personne_ des mesures
décisives.
--Croyez-vous donc, reprit la chanoinesse, que je ne me sois pas encore
avisée de ce moyen? Mais, hélas! mon frère a vieilli de quinze ans pendant
les quinze jours de la dernière disparition d'Albert. Son esprit a
tellement baissé, qu'il n'est plus possible de lui faire rien comprendre
à demi-mot. Il semble qu'il fasse une sorte de résistance aveugle et
muette à l'idée d'un chagrin nouveau; il se réjouit comme un enfant
d'avoir retrouvé son fils, et de l'entendre raisonner en apparence comme
un homme sensé. Il le croit guéri radicalement, et ne s'aperçoit pas que
le pauvre Albert est en proie à un nouveau genre de folie plus funeste que
l'autre. La sécurité de mon frère à cet égard est si profonde, et il en
jouit si naïvement, que je ne me suis pas encore senti le courage de la
détruire, en lui ouvrant les yeux tout à fait sur ce qui se passe. Il me
semble que cette ouverture, lui venant de vous, serait écoutée avec plus
de résignation, et qu'accompagnée de vos exhortations religieuses, elle
serait plus efficace et moins pénible.
--Une telle ouverture est trop délicate, répondit le chapelain, pour être
abordée par un pauvre prêtre comme moi. Dans la bouche d'une soeur,
elle sera beaucoup mieux placée, et votre seigneurie saura en adoucir
l'amertume par les expressions d'une tendresse que je ne puis me permettre
d'exprimer familièrement à l'auguste chef de la famille.»
Ces deux graves personnages perdirent plusieurs jours à se renvoyer le
soin d'attacher le grelot; et pendant ces irrésolutions où la lenteur et
l'apathie de leurs habitudes trouvaient bien un peu leur compte, l'amour
faisait de rapides progrès dans le coeur d'Albert. La santé de Consuelo se
rétablissait à vue d'oeil, et rien ne venait troubler les douceurs d'une
intimité que la surveillance des argus les plus farouches n'eût pu rendre
plus chaste et plus réservée qu'elle ne l'était par le seul fait d'une
pudeur vraie et d'un amour profond.
Cependant la baronne Amélie ne pouvant plus supporter l'humiliation de son
rôle, demandait vivement à son père de la reconduire à Prague. Le baron
Frédérick, lui préférait le séjour des forêts à celui des villes, lui
promettait tout ce qu'elle voulait, et remettait chaque jour au lendemain
la notification et les apprêts de son départ. La jeune fille vit qu'il
fallait brusquer les choses, et s'avisa d'un expédient inattendu. Elle
s'entendit avec sa soubrette, jeune Française, passablement fine et
décidée; et un matin, au moment où son père partait pour la chasse,
elle le pria de la conduire en voiture au château d'une dame de leur
connaissance, à qui elle devait depuis longtemps une visite. Le baron eut
bien un peu de peine à quitter son fusil et sa gibecière pour changer sa
toilette et l'emploi de sa journée. Mais il se flatta que cet acte de
condescendance rendrait Amélie moins exigeante; que la distraction de
cette promenade emporterait sa mauvaise humeur, et l'aiderait à passer
sans trop murmurer quelques jours de plus au château des Géants. Quand
le brave homme avait une semaine devant lui, il croyait avoir assuré
l'indépendance de toute sa vie; sa prévoyance n'allait point au delà.
Il se résigna donc à renvoyer Saphyr et Panthère au chenil; et Attila, le
faucon, retourna sur son perchoir d'un air mutin et mécontent qui arracha
un gros soupir à son maître.
Enfin le baron monte en voiture avec sa fille, et au bout de trois tours
de roue s'endort profondément selon son habitude en pareille circonstance.
Aussitôt le cocher reçoit d'Amélie l'ordre de tourner bride et de se
Diriger vers la poste la plus voisine. On y arrive après deux heures de
marche rapide; et lorsque le baron ouvre les yeux, il voit des chevaux de
poste attelés à son brancard tout prêts à l'emporter sur la route de
Prague.
«Eh bien, qu'est-ce? où sommes-nous? où allons-nous? Amélie, ma chère
enfant, quelle distraction est la vôtre? Que signifie ce caprice, ou
cette plaisanterie?»
A toutes les questions de son père la jeune baronne ne répondait que par
des éclats de rire et des caresses enfantines. Enfin, quand elle vit le
postillon à cheval et la voiture rouler légèrement sur le sable de la
grande route, elle prit un air sérieux, et d'un ton fort décidé elle parla
ainsi:
«Cher papa, ne vous inquiétez de rien. Tous nos paquets ont été fort
bien faits. Les coffres de la voiture sont remplis de tous les effets
nécessaires au voyage. Il ne reste au château des Géants que vos armes et
vos bêtes, dont vous n'avez que faire à Prague, et que d'ailleurs on vous
renverra dès que vous les redemanderez. Une lettre sera remise à mon oncle
Christian, à l'heure de son déjeuner. Elle est tournée de manière à lui
faire comprendre la nécessité de notre départ, sans l'affliger trop, et
sans le fâcher contre vous ni contre moi. Maintenant je vous demande
humblement pardon de vous avoir trompé; mais il y avait près d'un mois que
vous aviez consenti à ce que j'exécute en cet instant. Je ne contrarie
donc pas vos volontés en retournant à Prague dans un moment où vous n'y
songiez pas précisément, mais où vous êtes enchanté, je gage, d'être
délivré de tous les ennuis qu'entraînent la dissolution et les préparatifs
d'un déplacement. Ma position devenait intolérable, et vous ne vous en
aperceviez pas. Voilà mon excuse et ma justification. Daignez m'embrasser
et ne pas me regarder avec ces yeux courroucés qui me font peur.»
En parlant ainsi, Amélie étouffait, ainsi que sa suivante, une forte envie
de rire; car jamais le baron n'avait eu un regard de colère pour qui que
ce fût, à plus forte raison pour sa fille chérie. Il roulait en ce moment
de gros yeux effarés et, il faut l'avouer, un peu hébétés par la surprise.
S'il éprouvait quelque contrariété de se voir jouer de la sorte, et un
chagrin réel de quitter son frère et sa soeur aussi brusquement, sans leur
avoir dit adieu, il était si émerveillé de ce qui arrivait, que son
mécontentement se changeait en admiration, et il ne pouvait que dire:
«Mais comment avez-vous fait pour arranger tout cela sans que j'en aie eu
le moindre soupçon? Pardieu, j'étais loin de croire, en ôtant mes bottes
et en faisant rentrer mon cheval, que je partais pour Prague, et que je
ne dînerais pas ce soir avec mon frère! Voilà une singulière aventure, et
personne ne voudra me croire quand je la raconterai ... Mais où avez-vous
mis mon bonnet de voyage, Amélie, et comment voulez-vous que je dorme dans
la voiture avec ce chapeau galonné sur les oreilles?
--Votre bonnet? le voici, cher papa, dit la jeune espiègle en lui
présentant sa toque fourrée, qu'il mit à l'instant sur son chef avec
une naïve satisfaction.
--Mais ma bouteille de voyage? vous l'avez oubliée certainement, méchante
petite fille?
--Oh! certainement non, s'écria-t-elle en lui présentant un large flacon
de cristal, garni de cuir de Russie, et monté en argent; je l'ai remplie
moi-même du meilleur vin de Hongrie qui soit dans la cave de ma tante.
Goûtez plutôt, c'est celui que vous préférez.
--Et ma pipe? et mon sac de tabac turc?
--Rien ne manque, dit la soubrette. Monsieur le baron trouvera tout dans
les poches de la voiture; nous n'avons rien oublié, rien négligé pour
qu'il fit le voyage agréablement.
--A la bonne heure!, dit le baron en chargeant sa pipe; ce n'en est pas
moins une grande scélératesse que vous faites là, ma chère Amélie. Vous
rendez votre père ridicule, et vous êtes cause que tout le monde va se
moquer de moi.
--Cher papa, répondit Amélie, c'est moi qui suis bien ridicule aux yeux
du monde, quand je parais m'obstiner à épouser un aimable cousin qui ne
daigne pas me regardez, et qui, sous mes yeux, fait une cour assidue à
ma maîtresse de musique. Il y a assez longtemps que je subis cette
humiliation, et je ne sais trop s'il est beaucoup de filles de mon rang,
de mon air et de mon âge, qui n'en eussent pas pris un dépit plus sérieux.
Ce que je sais fort bien, c'est qu'il y a des filles qui s'ennuient moins
que je ne le fais depuis dix-huit mois, et qui, pour en finir, prennent la
fuite ou se font enlever. Moi, je me contente de fuir en enlevant mon
père. C'est plus nouveau et plus honnête: qu'en pense mon cher papa?
--Tu as le diable au corps!» répondit le baron en embrassant sa fille; et
il fit le reste du voyage fort gaiement, buvant, fumant et dormant tour à
tour, sans se plaindre et sans s'étonner davantage.
Cet événement ne produisit pas autant d'effet dans la famille que la
petite baronne s'en était flattée. Pour commencer par le comte Albert, il
eût pu passer une semaine sans y prendre garde; et lorsque la chanoinesse
le lui annonça, il se contenta de dire:
«Voici la seule chose spirituelle que la spirituelle Amélie ait su faire
depuis qu'elle a mis le pied ici. Quant à mon bon oncle, j'espère qu'il ne
sera pas longtemps sans nous revenir.
--Moi, je regrette mon frère, dit le vieux Christian, parce qu'à mon âge
on compte par semaines et par jours. Ce qui ne vous paraît pas longtemps,
Albert, peut être pour moi l'éternité, et je ne suis pas aussi sûr que
Vous de revoir mon pacifique et insouciant Frédérick. Allons! Amélie l'a
voulu, ajouta-t-il en repliant et jetant de côté avec un sourire la
lettre singulièrement cajoleuse et méchante que la jeune baronne lui avait
laissée: rancune de femme ne pardonne pas. Vous n'étiez pas nés l'un pour
l'autre, mes enfants, et mes doux rêves se sont envolés!»
En parlant ainsi, le vieux comte regardait son fils avec une sorte
d'enjouement mélancolique, comme pour surprendre quelque trace de regret
dans ses yeux. Mais il n'en trouva aucune; et Albert, en lui pressant le
bras avec tendresse, lui fit comprendre qu'il le remerciait de renoncer à
des projets si contraires à son inclination.
«Que ta volonté soit faite, mon Dieu, reprit le vieillard, et que ton
coeur soit libre, mon fils! Tu te portes bien, tu parais calme et heureux
désormais parmi nous. Je mourrai consolé, et la reconnaissance de ton père
te portera bonheur après notre séparation.
--Ne parlez pas de séparation, mon père! s'écria le jeune comte, dont les
yeux se remplirent subitement de larmes. Je n'ai pas la force de supporter
cette idée.»
La chanoinesse, qui commençait à s'attendrir, fut aiguillonnée en cet
instant par un regard du chapelain, qui se leva et sortit du salon avec
une discrétion affectée.
C'était lui donner l'ordre et le signal. Elle pensa, non sans douleur et
sans effroi, que le moment était venu de parler; et, fermant les yeux
comme une personne qui se jette par la fenêtre pour échapper à l'incendie,
elle commença ainsi en balbutiant et en devenant plus pâle que de coutume:
«Certainement Albert chérit tendrement son père, et il ne voudrait pas lui
causer un chagrin mortel....»
Albert leva la tête, et regarda sa tante avec des yeux si clairs et si
pénétrants, qu'elle fut toute décontenancée, et n'en put dire davantage.
Le vieux comte parut ne pas avoir entendu cette réflexion bizarre, et,
dans le silence qui suivit, la pauvre Wenceslawa resta tremblante sous
le regard de son neveu, comme la perdrix sous l'arrêt du chien qui la
fascine et l'enchaîne.
Mais le comte Christian, sortant de sa rêverie au bout de quelques
instants, répondit à sa soeur comme si elle eût continué de parler, ou
comme s'il eût pu lire dans son esprit les révélations qu'elle voulait lui
faire.
«Chère soeur, dit-il, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas
vous tourmenter de choses auxquelles vous n'entendez rien. Vous n'avez su
de votre vie ce que c'était qu'une inclination de coeur, et l'austérité
d'une chanoinesse n'est pas la règle qui convient à un jeune homme.
--Dieu vivant! murmura la chanoinesse bouleversée, ou mon frère ne
veut pas me comprendre, ou sa raison et sa piété l'abandonnent.
Serait-il possible qu'il voulût encourager par sa faiblesse ou traiter
légèrement....
--Quoi? ma tante, dit Albert d'un ton ferme et avec une physionomie
sévère. Parlez, puisque vous êtes condamnée à le faire. Formulez
clairement votre pensée. Il faut que cette contrainte finisse, et que
nous nous connaissions les uns les autres.
--Non, ma soeur, ne parlez pas, répondit le comte Christian; vous n'avez
rien de neuf à me dire. Il y a longtemps que je vous entends à merveille
sans en avoir l'air. Le moment n'est pas venu de s'expliquer sur ce sujet.
Quand il en sera temps, je sais ce que j'aurai à faire.»
Il affecta aussitôt de parler d'autre chose, et laissa la chanoinesse
consternée, Albert incertain et troublé.
Quand le chapelain sut de quelle manière le chef de la famille avait reçu
l'avis indirect qu'il lui avait fait donner, il fut saisi de crainte.
Le comte Christian, sous un air d'indolence et d'irrésolution, n'avait
Jamais été un homme faible. Parfois on l'avait vu sortir d'une sorte de
Somnolence par des actes de sagesse et d'énergie. Le prêtre eut peur
d'avoir été trop loin et d'être réprimandé. Il s'attacha donc à détruire
son ouvrage au plus vite, et à persuader à la chanoinesse de ne plus se
mêler de rien. Quinze jours s'écoulèrent de la manière la plus paisible,
sans que rien pût faire pressentir à Consuelo qu'elle était un sujet de
trouble dans la famille. Albert continua ses soins assidus auprès d'elle,
et lui annonça le départ d'Amélie comme une absence passagère dont il ne
lui fit pas soupçonner le motif. Elle commença à sortir de sa chambre; et
la première fois qu'elle se promena dans le jardin, le vieux Christian
soutint de son bras faible et tremblant les pas chancelants de la
convalescente.
LI.
Ce fut un bien beau jour pour Albert que celui où il vit sa Consuelo
reprendre à la vie, appuyée sur le bras de son vieux père, et lui tendre
la main en présence de sa famille, en disant avec un sourire ineffable:
«Voici celui qui m'a sauvée, et qui m'a soignée comme si j'étais sa
soeur.»
Mais ce jour, qui fut l'apogée de son bonheur, changea tout à coup, et
plus qu'il ne l'avait voulu prévoir, ses relations avec Consuelo.
Désormais associée aux occupations et rendue aux habitudes de la famille,
elle ne se trouva plus que rarement seule avec lui. Le vieux comte, qui
paraissait avoir pris pour elle une prédilection plus vive qu'avant sa
maladie, l'entourait de ses soins avec une sorte de galanterie paternelle
dont elle se sentait profondément touchée. La chanoinesse, qui ne disait
plus rien, ne s'en faisait pas moins un devoir de veiller sur tous ses
pas, et de venir se mettre en tiers dans tous ses entretiens avec Albert.
Enfin, comme celui-ci ne donnait plus aucun signe d'aliénation mentale,
On se livra au plaisir de recevoir et même d'attirer les parents et les
voisins, longtemps négligés. On mit une sorte d'ostentation naïve et
tendre à leur montrer combien le jeune comte de Rudolstadt était redevenu
sociable et gracieux; et Consuelo paraissant exiger de lui, par ses
regards et son exemple, qu'il remplit le voeu de ses parents, il lui
fallut bien reprendre les manières d'un homme du monde et d'un châtelain
hospitalier.
Cette rapide transformation lui coûta extrêmement. Il s'y résigna pour
obéir à celle qu'il aimait. Mais il eût voulu en être récompensé par des
entretiens plus longs et des épanchements plus complets. Il supportait
patiemment des journées de contrainte et d'ennui, pour obtenir d'elle le
soir un mot d'approbation et de remerciement. Mais, quand la chanoinesse
venait, comme un spectre importun, se placer entre eux, et lui arracher
cette pure jouissance, il sentait son âme s'aigrir et sa force
l'abandonner. Il passait des nuits cruelles, et souvent il approchait
de la citerne, qui n'avait pas cessé d'être pleine et limpide depuis le
jour où il l'avait remontée portant Consuelo dans ses bras. Plongé dans
une morne rêverie, il maudissait presque le serment qu'il avait fait de
ne plus retourner à son ermitage. Il s'effrayait de se sentir malheureux,
et de ne pouvoir ensevelir le secret de sa douleur dans les entrailles
de la terre.
L'altération de ses traits, après ces insomnies, le retour passager, mais
de plus en plus fréquent, de son air sombre et distrait, ne pouvaient
manquer de frapper ses parents et son amie. Mais celle-ci avait trouvé le
moyen de dissiper ces nuages, et de reprendre son empire chaque fois
qu'elle était menacée de le perdre. Elle se mettait à chanter; et aussitôt
le jeune comte, charmé ou subjugué, se soulageait par des pleurs, ou
s'animait d'un nouvel enthousiasme. Ce remède était infaillible, et, quand
il pouvait lui dire quelques mots à la dérobée:
«Consuelo, s'écriait-il, tu connais le chemin de mon âme. Tu possèdes la
puissance refusée au vulgaire, et tu la possèdes plus qu'aucun être vivant
en ce monde. Tu parles le langage divin, tu sais exprimer les sentiments
les plus sublimes, et communiquer les émotions puissantes de ton âme
inspirée. Chante donc toujours quand tu me vois succomber. Les paroles que
tu prononces dans tes chants ont peu de sens pour moi; elles ne sont qu'un
thème abrégé, une indication incomplète, sur lesquels la pensée musicale
s'exerce et se développe. Je les écoute à peine; ce que j'entends, ce qui
pénètre au fond de mon coeur, c'est ta voix, c'est ton accent, c'est ton
inspiration. La musique dit tout ce que l'âme rêve et pressent de plus
mystérieux et de plus élevé. C'est la manifestation d'un ordre d'idées et
de sentiments supérieurs à ce que la parole humaine pourrait exprimer.
C'est la révélation de l'infini; et, quand tu chantes, je n'appartiens
plus à l'humanité que par ce que l'humanité a puisé de divin et d'éternel
dans le sein du Créateur. Tout ce que ta bouche me refuse de consolation
et d'encouragement dans le cours ordinaire de la vie, tout ce que la
tyrannie sociale défend à ton coeur de me révéler, tes chants me le
rendent au centuple. Tu me communiques alors tout ton être, et mon âme te
possède dans la joie et dans la douleur, dans la foi et dans la crainte;
dans le transport de l'enthousiasme et dans les langueurs de la rêverie.»
Quelquefois Albert disait ces choses à Consuelo en espagnol, en présence
de sa famille. Mais la contrariété évidente que donnaient à la chanoinesse
ces sortes d'_a parte_, et le sentiment de la convenance, empêchaient la
jeune fille d'y répondre. Un jour enfin elle se trouva seule avec lui au
jardin, et comme il lui parlait encore du bonheur qu'il éprouvait à
l'entendre chanter:
«Puisque la musique est un langage plus complet et plus persuasif que la
parole, lui dit-elle, pourquoi ne le parlez-vous jamais avec moi, vous qui
le connaissez peut-être encore mieux?
--Que voulez-vous dire, Consuelo? s'écria le jeune comte frappé de
surprise. Je ne suis musicien qu'en vous écoutant.
--Ne cherchez pas à me tromper, reprit-elle: je n'ai jamais entendu tirer
d'un violon une voix divinement humaine qu'une seule fois dans ma vie, et
c'était par vous, Albert; c'était dans la grotte du Schreckenstein. Je
vous ai entendu ce jour-là, avant que vous m'ayez vue. J'ai surpris votre
secret; il faut que vous me le pardonniez, et que vous me fassiez entendre
encore cet admirable chant, dont j'ai retenu quelques phrases, et qui m'a
révélé des beautés inconnues dans la musique.»
Consuelo essaya à demi-voix ces phrases, dont elle se souvenait
confusément et qu'Albert reconnut aussitôt.
«C'est un cantique populaire sur des paroles hussitiques, lui dit-il.
Les vers sont de mon ancêtre Hyncko Podiebrad, le fils du roi Georges,
et l'un des poètes de la patrie. Nous avons une foule de poésies
admirables de Streye, de Simon Lomnicky, et de plusieurs autres, qui ont
été mis à l'index par la police impériale. Ces chants religieux et
nationaux, mis en musique par les génies inconnus de la Bohême, ne se sont
pas tous conservés dans la mémoire des Bohémiens. Le peuple en a retenu
quelques-uns, et Zdenko, qui est doué d'une mémoire et d'un sentiment
musical extraordinaires, en sait par tradition un assez grand nombre que
j'ai recueillis et notés. Ils sont bien beaux, et vous aurez du plaisir à
les connaître. Mais je ne pourrai vous les faire entendre que dans mon
ermitage. C'est là qu'est mon violon et toute ma musique. J'ai des
recueils manuscrits fort précieux des vieux auteurs catholiques et
protestants. Je gage que vous ne connaissez ni Josquin, dont Luther nous
a transmis plusieurs thèmes dans ses chorals, ni Claude le jeune, ni
Arcadelt, ni George Rhaw, ni Benoît Ducis, ni Jean de Weiss. Cette
curieuse exploration ne vous engagera-t-elle pas, chère Consuelo, à venir
revoir ma grotte, dont je suis exilé depuis si longtemps, et visiter
mon église, que vous ne connaissez pas encore non plus?»
Cette proposition, tout en piquant la curiosité de la jeune artiste, fut
écoutée en tremblant. Cette affreuse grotte lui rappelait des souvenirs
qu'elle ne pouvait se retracer sans frissonner, et l'idée d'y retourner
seule avec Albert, malgré toute la confiance qu'elle avait prise en lui,
lui causa une émotion pénible dont il s'aperçut bien vite.
«Vous avez de la répugnance pour ce pèlerinage, que vous m'aviez pourtant
promis de renouveler; n'en parlons plus, dit-il. Fidèle à mon serment, je
ne le ferai pas sans vous.
--Vous me rappelez le mien, Albert, reprit-elle; je le tiendrai dès que
vous l'exigerez. Mais, mon cher docteur, vous devez songer que je n'ai pas
encore la force nécessaire. Ne voudrez-vous donc pas auparavant me faire
voir cette musique curieuse, et entendre cet admirable artiste qui joue du
violon beaucoup mieux que je ne chante?
--Je ne sais pas si vous raillez, chère soeur; mais je sais bien que vous
ne m'entendrez pas ailleurs que dans ma grotte. C'est là que j'ai essayé
de faire parler selon mon coeur cet instrument dont j'ignorais le sens,
après avoir eu pendant plusieurs années un professeur brillant et frivole,
chèrement payé par mon père. C'est là que j'ai compris ce que c'est que la
musique, et quelle sacrilège dérision une grande partie des hommes y a
substituée. Quant à moi, j'avoue qu'il me serait impossible de tirer un
son de mon violon, si je n'étais prosterné en esprit devant la Divinité.
Même si je vous voyais froide à mes côtés, attentive seulement à la forme
des morceaux que je joue, et curieuse d'examiner le plus ou moins de
talent que je puis avoir, je jouerais si mal que je doute que vous pussiez
m'écouter. Je n'ai jamais, depuis que je sais un peu m'en servir, touché
cet instrument, consacré pour moi à la louange du Seigneur ou au cri de
ma prière ardente, sans me sentir transporté dans le monde idéal, et sans
obéir au souffle d'une sorte d'inspiration mystérieuse que je ne puis
appeler à mon gré, et qui me quitte sans que j'aie aucun moyen de la
soumettre et de la fixer. Demandez-moi la plus simple phrase quand je suis
de sang-froid, et, malgré le désir que j'aurai de vous complaire, ma
mémoire me trahira, mes doigts deviendront aussi incertains que ceux d'un
enfant qui essaie ses premières notes.
--Je ne suis pas indigne, répondit Consuelo attentive et pénétrée, de
comprendre votre manière d'envisager la musique. J'espère bien pouvoir
m'associer à votre prière avec une âme assez recueillie et assez fervente
pour que ma présence ne refroidisse pas votre inspiration. Ah! pourquoi
mon maître Porpora ne peut-il entendre ce que vous dites sur l'art sacré,
mon cher Albert! il serait à vos genoux. Et pourtant ce grand artiste
lui-même ne pousse pas la rigidité aussi loin que vous, et il croit que le
chanteur et le virtuose doivent puiser le souffle qui les anime dans la
sympathie et l'admiration de l'auditoire qui les écoute.
--C'est peut-être que le Porpora, quoi qu'il en dise, confond en musique
le sentiment religieux avec la pensée humaine; c'est peut-être aussi qu'il
entend la musique sacrée en catholique; et si j'étais à son point de vue,
je raisonnerais comme lui. Si j'étais en communion de foi et de sympathie
avec un peuple professant un culte qui serait le mien, je chercherais,
dans le contact de ces âmes animées du même sentiment religieux que moi,
une inspiration que jusqu'ici j'ai été forcé de chercher dans la solitude,
et que par conséquent j'ai imparfaitement rencontrée. Si j'ai jamais le
bonheur d'unir, dans une prière selon mon coeur, ta voix divine, Consuelo,
aux accents de mon violon, sans aucun doute je m'élèverai plus haut que
je n'ai jamais fait, et ma prière sera plus digne de la Divinité. Mais
n'oublie pas, chère enfant, que jusqu'ici mes croyances ont été
abominables à tous les êtres qui m'environnent; ceux qu'elles n'auraient
pas scandalisés en auraient fait un sujet de moquerie. Voilà pourquoi j'ai
caché, comme un secret entre Dieu, le pauvre Zdenko, et moi, le faible don
que je possède. Mon père aime la musique, et voudrait que cet instrument,
aussi sacré pour moi que les cistres des mystères d'Eleusis, servît à son
amusement. Que deviendrais-je, grand Dieu! s'il me fallait accompagner une
cavatine à Amélie, et que deviendrait mon père si je lui jouais un de ces
vieux airs hussitiques qui ont mené tant de Bohémiens aux mines ou au
supplice, ou un cantique plus moderne de nos pères luthériens, dont il
rougit de descendre? Hélas! Consuelo, je ne sais guère de choses plus
nouvelles. Il en existe sans doute; et d'admirables. Ce que vous
m'apprenez de Haendel et des autres grands maîtres dont vous êtes nourrie
me paraît supérieur, à beaucoup d'égards, à ce que j'ai à vous enseigner
à mon tour. Mais, pour connaître et apprendre cette musique, il eût fallu
me mettre en relation avec un nouveau monde musical; et c'est avec vous
seule que je pourrai me résoudre à y entrer, pour y chercher les trésors
longtemps ignorés ou dédaignés que vous allez verser sur moi à pleines
mains.
--Et moi, dit Consuelo en souriant, je crois que je ne me chargerai point
de cette éducation. Ce que j'ai entendu dans la grotte est si beau, si
grand, si unique en son genre, que je craindrais de mettre du gravier
dans une source de cristal et de diamant. O Albert! Je vois bien que vous
en savez plus que moi-même en musique. Mais maintenant, ne me direz-vous
rien de cette musique profane dont je suis forcée de faire profession?
Je crains de découvrir que, dans celle-là comme dans l'autre, j'ai été
jusqu'à ce jour au-dessous de ma mission, en y portant la même ignorance
ou la même légèreté.
--Bien loin de le croire, Consuelo, je regarde votre rôle comme sacré; et
comme votre profession est la plus sublime qu'une femme puisse embrasser,
votre âme est la plus digne d'en remplir le sacerdoce.
--Attendez, attendez, cher comte, reprit Consuelo en souriant. De ce que
je vous ai parlé souvent du couvent où j'ai appris la musique, et de
l'église où j'ai chanté les louanges du Seigneur, vous en concluez que je
m'étais destinée au service des autels, ou aux modestes enseignements du
cloître. Mais si je vous apprenais que la Zingarella, fidèle à son
origine, était vouée au hasard dès son enfance, et que toute son éducation
a été un mélange de travaux religieux et profanes auxquels sa volonté
portait une égale ardeur, insouciante d'aboutir au monastère ou au
théâtre....
--Certain que Dieu a mis son sceau sur ton front, et qu'il t'a vouée à la
sainteté dès le ventre de ta mère, je m'inquiéterais fort peu pour toi du
hasard des choses humaines, et je garderais la conviction que tu dois être
sainte sur le théâtre aussi bien que dans le cloître.
--Eh quoi! l'austérité de vos pensées ne s'effraierait pas du contact
d'une comédienne!
--A l'aurore des religions, reprit-il, le théâtre et le temple sont un
même sanctuaire. Dans la pureté des idées premières, les cérémonies du
culte sont le spectacle des peuples; les arts prennent naissance au pied
des autels; la danse elle-même, cet art aujourd'hui consacré à des idées
d'impure volupté, est la musique des sens dans les fêtes des dieux. La
musique et la poésie sont les plus hautes expressions de la foi, et la
femme douée de génie et de beauté est prêtresse, sibylle et initiatrice.
A ces formes sévères et grandes du passé ont succédé d'absurdes et
coupables distinctions: la religion romaine a proscrit la beauté de ses
fêtes, et la femme de ses solennités; au lieu de diriger et d'ennoblir
l'amour, elle l'a banni et condamné. La beauté, la femme et l'amour, ne
pouvaient perdre leur empire. Les hommes leur ont élevé d'autres temples
qu'ils ont appelés théâtres et où nul autre dieu n'est venu présider.
Est-ce votre faute, Consuelo, si ces gymnases sont devenus des antres de
corruption? La nature, qui poursuit ses prodiges sans s'inquiéter de
l'accueil que recevront ses chefs-d'oeuvre parmi les hommes, vous avait
formée pour briller entre toutes les femmes, et pour répandre sur le monde
les trésors de la puissance et du génie. Le cloître et le tombeau sont
synonymes. Vous ne pouviez, sans commettre un suicide, ensevelir les dons
de la Providence. Vous avez dû chercher votre essor dans un air plus
libre. La manifestation est la condition de certaines existences, le voeu
de la nature les y pousse irrésistiblement; et la volonté de Dieu à cet
égard est si positive, qu'il leur retire les facultés dont il les avait
douées, dès qu'elles en méconnaissent l'usage. L'artiste dépérit et
s'éteint dans l'obscurité, comme le penseur s'égare et s'exaspère dans la
solitude absolue, comme tout esprit humain se détériore et se détruit dans
l'isolement et la claustration. Allez donc au théâtre, Consuelo, si vous
voulez, et subissez-en l'apparente flétrissure avec la résignation d'une
âme pieuse, destinée à souffrir, à chercher vainement sa patrie en ce
monde d'aujourd'hui, mais forcée de fuir les ténèbres qui ne sont pas
l'élément de sa vie, et hors desquelles le souffle de l'Esprit Saint la
rejette impérieusement.
Albert parla longtemps ainsi avec animation, entraînant Consuelo à pas
rapides sous les ombrages de la garenne. Il n'eut pas de peine à lui
communiquer l'enthousiasme qu'il portait dans le sentiment de l'art, et à
lui faire oublier la répugnance qu'elle avait eue d'abord à retourner à
la grotte. En voyant qu'il le désirait vivement, elle se mit à désirer
elle-même de se retrouver seule assez longtemps avec lui pour entendre
les idées que cet homme ardent et timide n'osait émettre que devant
elle. C'étaient des idées bien nouvelles pour Consuelo, et peut-être
l'étaient-elles tout à fait dans la bouche d'un patricien de ce temps et
de ce pays. Elles ne frappaient cependant la jeune artiste que comme une
formule franche et hardie des sentiments qui fermentaient en elle. Dévote
et comédienne, elle entendait chaque jour la chanoinesse et le chapelain
damner sans rémission les histrions et les baladins ses confrères. En se
voyant réhabilitée, comme elle croyait avoir droit de l'être, par un homme
sérieux et pénétré, elle sentit sa poitrine s'élargir et son coeur y
battre plus à l'aise, comme s'il l'eût fait entrer dans la véritable
région de sa vie. Ses yeux s'humectaient de larmes, et ses joues
brillaient d'une vive et sainte rougeur, lorsqu'elle aperçut au fond
d'une allée la chanoinesse qui la cherchait.
«Ah! ma prêtresse! lui dit Albert en serrant contre sa poitrine ce bras
enlacé au sien, vous viendrez prier dans mon église!
--Oui, lui répondit-elle, j'irai certainement.
--Et quand donc?
--Quand vous voudrez. Jugez-vous que je sois de force à entreprendre ce
nouvel exploit?
--Oui; car nous irons au Schreckenstein en plein jour et par une route
moins dangereuse que la citerne. Vous sentez-vous le courage d'être levée
demain avec l'aube et de franchir les portes aussitôt qu'elles seront
ouvertes? Je serai dans ces buissons, que vous voyez d'ici au flanc de la
colline, là où vous apercevez une croix de pierre, et je vous servirai de
guide.
--Eh bien, je vous le promets, répondit Consuelo non sans un dernier
battement de coeur.
--Il fait bien frais ce soir pour une aussi longue promenade, dit la
chanoinesse en les abordant.»
Albert ne répondit rien; il ne savait pas feindre. Consuelo, qui ne se
sentait pas troublée par le genre d'émotion qu'elle éprouvait, passa
hardiment son autre bras sous celui de la chanoinesse, et lui donna un
gros baiser sur l'épaule. Wenceslawa eût bien voulu lui battre froid;
mais elle subissait malgré elle l'ascendant de cette âme droite et
affectueuse. Elle soupira, et, en rentrant, elle alla dire une prière
pour sa conversion.
LII.
Plusieurs jours s'écoulèrent pourtant sans que le voeu d'Albert put être
exaucé. Consuelo fut surveillée de si près par la chanoinesse, qu'elle eut
beau se lever avec l'aurore et franchir le pont-levis la première, elle
trouva toujours la tante ou le chapelain errant sous la charmille de
l'esplanade, et de là, observant tout le terrain découvert qu'il fallait
traverser pour gagner les buissons de la colline. Elle prit le parti de
se promener seule à portée de leurs regards, et de renoncer à rejoindre
Albert, qui, de sa retraite ombragée, distingua les vedettes ennemies, fit
un grand détour dans le fourré, et rentra au château sans être aperçu.
«Vous avez été vous promener de grand matin, signora Porporina, dit à
déjeuner la chanoinesse; ne craignez-vous pas que l'humidité de la rosée
vous soit contraire?
--C'est moi, ma tante, reprit le jeune comte, qui ai conseillé à la
signora de respirer la fraîcheur du matin, et je ne doute pas que ces
promenades ne lui soient très-favorables.
--J'aurais cru qu'une personne qui se consacre à la musique vocale, reprit
la chanoinesse avec un peu d'affectation, ne devait pas s'exposer à nos
matinées brumeuses; mais si c'est d'après votre ordonnance....
--Ayez donc confiance dans les décisions d'Albert, dit le comte Christian;
il a assez prouvé qu'il était aussi bon médecin que bon fils et bon ami.»
La dissimulation à laquelle Consuelo fut forcée de se prêter en
rougissant, lui parut très-pénible. Elle s'en plaignit doucement à Albert,
quand elle put lui adresser quelques paroles à la dérobée, et le pria de
renoncer à son projet, du moins jusqu'à ce que la vigilance de sa tante
fût assoupie. Albert lui obéit, mais en la suppliant de continuer à se
promener le matin dans les environs du parc, de manière à ce qu'il put la
rejoindre lorsqu'un moment favorable se présenterait.
Consuelo eût bien voulu s'en dispenser. Quoiqu'elle aimât la promenade, et
qu'elle éprouvât le besoin de marcher un peu tous les jours, hors de cette
enceinte de murailles et de fossés où sa pensée était comme étouffée sous
le sentiment de la captivité, elle souffrait de tromper des gens qu'elle
respectait et dont elle recevait l'hospitalité. Un peu d'amour lève
bien des scrupules; mais l'amitié réfléchit, et Consuelo réfléchissait
beaucoup. On était aux derniers beaux jours de l'été; car plusieurs mois
s'étaient écoulés déjà depuis qu'elle habitait le château des Géants.
Quel été pour Consuelo! le plus pâle automne de l'Italie avait plus de
lumière et de chaleur. Mais cet air tiède, ce ciel souvent voilé par de
légers nuages blancs et floconneux, avaient aussi leur charme et leur
genre de beautés. Elle trouvait dans ses courses solitaires un attrait
qu'augmentait peut-être aussi le peu d'empressement qu'elle avait à revoir
le souterrain. Malgré la résolution qu'elle avait prise, elle sentait
qu'Albert eût levé un poids de sa poitrine en lui rendant sa promesse; et
lorsqu'elle n'était plus sous l'empire de son regard suppliant et de ses
paroles enthousiastes, elle se prenait à bénir secrètement la tante de
la soustraire à cet engagement par les obstacles que chaque jour elle y
apportait.
Un matin, elle vit, des bords du torrent qu'elle côtoyait, Albert penché
sur la balustrade de son parterre, bien loin au-dessus d'elle. Malgré la
distance qui les séparait, elle se sentait presque toujours sous l'oeil
inquiet et passionné de cet homme, par qui elle s'était laissé en
quelque sorte dominer. «Ma situation est fort étrange, se disait-elle;
tandis que cet ami persévérant m'observe pour voir si je suis fidèle au
dévouement que je lui ai juré, sans doute, de quelque autre point du
château, je suis surveillée, pour que je n'aie point avec lui des rapports
que leurs usages et leurs convenances proscrivent. Je ne sais ce qui se
passe dans l'esprit des uns et des autres. La baronne Amélie ne revient
pas. La chanoinesse semble se méfier de moi, et se refroidir à mon égard.
Le comte Christian redouble d'amitié, et prétend redouter le retour du
Porpora, qui sera probablement le signal de mon départ. Albert paraît
avoir oublié que je lui ai défendu d'espérer mon amour. Comme s'il devait
tout attendre de moi, il ne me demande rien pour l'avenir, et n'abjure
point cette passion qui a l'air de le rendre heureux en dépit de mon
impuissance à la partager. Cependant me voici comme une amante déclarée,
l'attendant chaque matin à son rendez-vous, auquel je désire qu'il ne
puisse venir, m'exposant au blâme, que sais-je! au mépris d'une famille
qui ne peut comprendre ni mon dévouement, ni mes rapports avec lui,
puisque je ne les comprends pas moi-même et n'en prévois point l'issue.
Bizarre destinée que la mienne! serais-je donc condamnée à me dévouer
toujours sans être aimée de ce que j'aime, ou sans aimer ce que j'estime?»
Au milieu de ces réflexions, une profonde mélancolie s'empara de son âme.
Elle éprouvait le besoin de s'appartenir à elle-même, ce besoin souverain
et légitime, véritable condition du progrès et du développement chez
l'artiste supérieur. La sollicitude qu'elle avait vouée au comte Albert
lui pesait comme une chaîne. Cet amer souvenir, qu'elle avait conservé
d'Anzoleto et de Venise, s'attachait à elle dans l'inaction et dans la
solitude d'une vie trop monotone et trop régulière pour son organisation
puissante.
Elle s'arrêta auprès du rocher qu'Albert lui avait souvent montré comme
étant celui où, par une étrange fatalité, il l'avait vue enfant une
première fois, attachée avec des courroies sur le dos de sa mère, comme
la balle d'un colporteur, et courant par monts et par vaux en chantant
comme la cigale de la fable, sans souci du lendemain, sans appréhension
de la vieillesse menaçante et de la misère inexorable. O ma pauvre mère!
pensa la jeune Zingarella; me voici ramenée, par d'incompréhensibles
destinées, aux lieux que tu traversas pour n'en garder qu'un vague
souvenir et le gage d'une touchante hospitalité. Tu fus jeune et belle,
et, sans doute tu rencontras bien des gîtes où l'amour t'eût reçue, où
la société eût pu t'absoudre et te transformer, où enfin la vie dure et
vagabonde eût pu se fixer et s'abjurer dans le sein du bien-être et du
repos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-être c'était la
contrainte, et ce repos, l'ennui, mortel aux âmes d'artiste. Tu avais
raison, je le sens bien; car me voici dans ce château où tu n'as voulu
passer qu'une nuit comme dans tous les autres; m'y voici à l'abri du
besoin et de la fatigue, bien traitée, bien choyée, avec un riche seigneur
à mes pieds.... Et pourtant la contrainte m'y étouffe, et l'ennui m'y
consume.
Consuelo, saisie d'un accablement extraordinaire, s'était assise sur le
rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eût cru y
retrouver la trace des pieds nus de sa mère. Les brebis, en passant,
avaient laissé aux épines quelques brins de leur toison. Cette laine d'un
brun roux rappelait précisément à Consuelo la couleur naturelle du drap
grossier dont était fait le manteau de sa mère, ce manteau qui l'avait si
longtemps protégée contre le froid et le soleil, contre la poussière et la
pluie. Elle l'avait vu tomber de leurs épaules pièce par pièce. «Et nous
aussi, se disait-elle, nous étions de pauvres brebis errantes, et nous
laissions les lambeaux de notre dépouille aux ronces des chemins; mais
nous emportions toujours le fier amour et la pleine jouissance de notre
chère liberté!»
En rêvant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier
de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline, et qui,
s'élargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en traçant une
grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyères.
Qu'y a-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait-elle; c'est le symbole et
l'image d'une vie active et variée. Que d'idées riantes s'attachent pour
moi aux capricieux détours de celui-ci! Je ne me souviens pas des lieux
qu'il traverse, et que pourtant j'ai traversés jadis. Mais qu'ils doivent
être beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort là éternellement
sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pâles nuances d'or mat
qui le rayent mollement, et ces genêts d'or brûlant qui le coupent de
leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides
charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'à regarder les grandes
lignes sèches d'un jardin, la lassitude me prend: pourquoi mes pieds
chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent tout
d'abord? au lieu que le libre chemin qui s'enfuit et se cache à demi dans
les bois m'invite et m'appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses
mystères. Et puis ce chemin, c'est le passage de l'humanité, c'est la
route de l'univers. Il n'appartient pas à un maître qui puisse le fermer
ou l'ouvrir à son gré. Ce n'est pas seulement le puissant et le riche qui
ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages
parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches, tout vagabond
peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade
ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas devant lui; et tant que la
vue peut s'étendre, le chemin est une terre de liberté. A droite, à
gauche, les champs, les bois appartiennent à des maîtres; le chemin
appartient à celui qui ne possède pas autre chose; aussi comme il l'aime!
Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu'on lui
bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des
prisons; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera toujours le grand
chemin! O ma mère! ma mère! tu le savais bien; tu me l'avais bien dit!
Que ne puis-je ranimer ta cendre, qui dort si loin de moi sous l'algue
des lagunes! Que ne peux-tu me reprendre sur tes fortes épaules et me
porter là-bas, là-bas où vole l'hirondelle vers les collines bleues, où
le souvenir du passé et le regret du bonheur perdu ne peuvent suivre
l'artiste aux pieds légers qui voyage plus vite qu'eux, et met chaque
jour un nouvel horizon, un nouveau monde entre lui et les ennemis de sa
liberté! Pauvre mère! que ne peux-tu encore me chérir et m'opprimer,
m'accabler tour à tour de baisers et de coups, comme le vent qui tantôt
caresse et tantôt renverse les jeunes blés sur la plaine, pour les relever
et les coucher encore à sa fantaisie! Tu étais une âme mieux trempée que
la mienne, et tu m'aurais arrachée, de gré ou de force, aux liens où je me
laisse prendre à chaque pas!
Au milieu de sa rêverie enivrante et douloureuse, Consuelo fut frappée par
le son d'une voix qui la fit tressaillir comme si un fer rouge se fût
posé sur son coeur. C'était une voix d'homme, qui partait du ravin
assez loin au-dessous d'elle, et fredonnait en dialecte vénitien le chant
de l'_Echo_, l'une des plus originales compositions du Chiozzetto.[1]
La personne qui chantait ne donnait pas toute sa voix, et sa respiration
semblait entrecoupée par la marche. Elle lançait une phrase, au hasard,
comme si elle eût voulu se distraire de l'ennui du chemin, et
s'interrompait pour parler avec une autre personne; puis elle reprenait
sa chanson, répétant plusieurs fois la même modulation comme pour
s'exercer, et recommençait à parler, en se rapprochant toujours du lieu
où Consuelo, immobile et palpitante, se sentait défaillir. Elle ne pouvait
entendre les discours du voyageur à son compagnon, il était encore trop
loin d'elle. Elle ne pouvait le voir, un rocher en saillie l'empêchait de
plonger dans la partie du ravin où il était engagé. Mais pouvait-elle
méconnaître un instant cette voix, cet accent qu'elle connaissait si bien,
et les fragments de ce morceau qu'elle-même avait enseigné et fait répéter
tant de fois à son ingrat élève!
[Note 1: Jean Croce, de Chioggia, seizième siècle.]
Enfin les deux voyageurs invisibles s'étant rapprochés, elle entendit l'un
des deux, dont la voix lui était inconnue, dire à l'autre en mauvais
italien et avec l'accent du pays:
«Eh! eh! signor, ne montez pas par ici, les chevaux ne pourraient pas
vous y suivre, et vous me perdriez de vue; suivez-moi le long du torrent.
Voyez! la route est devant nous, et l'endroit que vous prenez est un
Sentier pour les piétons.»
La voix que Consuelo connaissait si bien parut s'éloigner et redescendre,
et bientôt elle l'entendit demander, quel était ce beau château qu'on
voyait sur l'autre rive.
«C'est _Riesenburg_, comme qui dirait _il castello dei giganti_» répondit
le guide; car c'en était un de profession.
Et Consuelo commençait à le voir au bas de la colline, à pied et
conduisant par la bride deux chevaux couverts de sueur. Le mauvais état
du chemin, dévasté récemment par le torrent, avait forcé les cavaliers
de mettre pied à terre. Le voyageur suivait à quelque distance, et enfin
Consuelo put l'apercevoir en se penchant sur le rocher qui la protégeait.
Il lui tournait le dos, et portait un costume de voyage qui changeait sa
tournure et jusqu'à sa démarche. Si elle n'eût entendu sa voix, elle eût
que ce n'était pas lui. Mais il s'arrêta pour regarder le château, et,
ôtant son large chapeau, il s'essuya le visage avec son mouchoir.
Quoiqu'elle ne le vît qu'en plongeant d'en haut sur sa tête, elle reconnut
cette abondante chevelure dorée et bouclée, et le mouvement qu'il avait
coutume de faire avec la main pour en soulever le poids sur son front et
sur sa nuque lorsqu'il avait chaud.
«Ce château a l'air très-respectable, dit-il; et si j'en avais le temps,
j'aurais envie d'aller demander à déjeuner aux géants qui l'habitent.
--Oh! n'y essayez pas, répondit le guide en secouant la tête. Les
Rudolstadt ne reçoivent que les mendiants ou les parents.
--Pas plus hospitaliers que cela? Le diable les emporte!
--Écoutez donc! c'est qu'ils ont quelque chose à cacher.
--Un trésor, ou un crime?
--Oh! rien; c'est leur fils qui est fou.
--Le diable l'emporte aussi, en ce cas! Il leur rendra service.»
Le guide se mit à rire. Anzoleto se remit à chanter.
«Allons, dit le guide en s'arrêtant, voici le mauvais chemin passé; si
vous voulez remonter à cheval, nous allons faire un temps de galop
jusqu'à Tusta. La route est magnifique jusque là; rien que du sable.
Vous trouverez là la grande route de Prague et de bons chevaux de poste.
--Alors, dit Anzoleto en rajustant ses étriers, je pourrai dire: Le diable
t'emporte aussi! car tes haridelles, tes chemins de montagne et toi,
commencez à m'ennuyer singulièrement.»
En parlant ainsi, il enfourcha lestement sa monture, lui enfonça ses deux
éperons dans le ventre, et, sans s'inquiéter de son guide qui le suivait
à grand'peine, il partit comme un trait dans la direction du nord,
soulevant des tourbillons de poussière sur ce chemin que Consuelo venait
de contempler si longtemps, et où elle s'attendait si peu à voir passer
comme une vision fatale l'ennemi de sa vie, l'éternel souci de son coeur.
Elle le suivit des yeux dans un état de stupeur impossible à exprimer.
Glacée par le dégoût et la crainte, tant qu'il avait été à portée de sa
voix, elle s'était tenue cachée et tremblante. Mais quand elle le vit
s'éloigner, quand elle songea qu'elle allait le perdre de vue et peut-être
pour toujours, elle ne sentit plus qu'un horrible désespoir. Elle s'élança
sur le rocher, pour le voir plus longtemps; et l'indestructible amour
qu'elle lui portait se réveillant avec délire, elle voulut crier vers lui