pour l'appeler. Mais sa voix expira sur ses lèvres; il lui sembla que la

main de la mort serrait sa gorge et déchirait sa poitrine: ses yeux se

voilèrent; un bruit sourd comme celui de la mer gronda dans ses oreilles;

et, en retombant épuisée au bas du rocher, elle se trouva dans les bras

d'Albert, qui s'était approché sans qu'elle prît garde à lui, et qui

l'emporta mourante dans un endroit plus sombre et plus caché de la montagne.





LIII.



La crainte de trahir par son émotion un secret qu'elle avait jusque là

Si bien caché au fond de son âme rendit à Consuelo la force de se

contraindre, et de laisser croire à Albert que la situation où il l'avait

surprise n'avait rien d'extraordinaire. Au moment où le jeune comte

l'avait reçue dans ses bras, pâle et prête à défaillir, Anzoleto et son

guide venaient de disparaître au loin dans les sapins, et Albert put

s'attribuer à lui-même le danger qu'elle avait couru de tomber dans

le précipice. L'idée de ce danger, qu'il avait causé sans doute en

l'effrayant par son approche, venait de le troubler lui-même à tel point

qu'il ne s'aperçut guère du désordre de ses réponses dans les premiers

instants. Consuelo, à qui il inspirait encore parfois un certain effroi

superstitieux, craignit d'abord qu'il ne devinât, par la force de ses

pressentiments, une partie de ce mystère. Mais Albert, depuis que l'amour

le faisait vivre de la vie des autres hommes, semblait avoir perdu les

facultés en quelque sorte surnaturelles qu'il avait possédées auparavant.

Elle put maîtriser bientôt son agitation, et la proposition qu'il lui fit

de la conduire à son ermitage ne lui causa pas en ce moment le déplaisir

qu'elle en eût ressenti quelques heures auparavant. Il lui sembla que

l'âme austère et l'habitation lugubre de cet homme si sérieusement dévoué

à son sort s'ouvraient devant elle comme un refuge où elle trouverait le

calme et la force nécessaires pour lutter contre les souvenirs de sa

passion. «C'est la Providence qui m'envoie cet ami au sein des épreuves,

pensa-t-elle, et ce sombre sanctuaire où il veut m'entraîner est là comme

un emblème de la tombe où je dois m'engloutir, plutôt que de suivre la

trace du mauvais génie que je viens de voir passer. Oh! oui, mon Dieu!

Plutôt que de m'attacher à ses pas, faites que la terre s'entr'ouvre

sous les miens, et ne me rende jamais au monde des vivants!».


«Chère Consolation, lui dit Albert, je venais vous dire que ma tante,

ayant ce matin à recevoir et à examiner les comptes de ses fermiers, ne

songeait point à nous, et que nous avions enfin la liberté d'accomplir

notre pèlerinage. Pourtant, si vous éprouvez encore quelque répugnance à

revoir des lieux qui vous rappellent tant de souffrances et de terreurs...


--Non, mon ami, non, répondit Consuelo; je sens, au contraire, que jamais

je n'ai été mieux disposée à prier dans votre église, et à joindre mon âme

à la vôtre sur les ailes de ce chant sacré que vous avez promis de me

faire entendre.»


Ils prirent ensemble, le chemin du Schreckenstein; et, en s'enfonçant

Sous les bois dans la direction opposée à celle qu'Anzoleto avait prise,

Consuelo se sentit soulagée, comme si chaque pas qu'elle faisait pour

s'éloigner de lui eût détruit de plus en plus le charme funeste dont elle

venait de ressentir les atteintes. Elle marchait si vite et si résolument,

quoique grave et recueillie, que le comte Albert eût pu attribuer cet

empressement naïf au seul désir de lui complaire, s'il n'eût conservé

cette défiance de lui-même et de sa propre destinée qui faisait le fond de

son caractère.


Il la conduisit au pied du Schreckenstein, à l'entrée d'une grotte remplie

d'eau dormante et toute obstruée par une abondante végétation.


«Cette grotte, où vous pouvez remarquer quelques traces de construction

voûtée, lui dit-il, s'appelle dans le pays la Cave du Moine. Les uns

pensent que c'était le cellier d'une maison de religieux, lorsque, à la

place de ces décombres, il y avait un bourg fortifié; d'autres racontent

que ce fut postérieurement la retraite d'un criminel repentant qui s'était

fait ermite par esprit de pénitence. Quoi qu'il en soit, personne n'ose y

pénétrer, et chacun prétend que l'eau dont elle s'est remplie est profonde

et mortellement vénéneuse, à cause des veines de cuivre par lesquelles

elle s'est frayé un passage. Mais cette eau n'est effectivement ni

profonde ni dangereuse: elle dort sur un lit de rochers, et nous allons la

traverser aisément si vous voulez encore une fois, Consuelo, vous confier

à la force de mes bras et à la sainteté de mon amour pour vous.»


En parlant ainsi après s'être assuré que personne ne les avait suivis et

ne pouvait les observer, il la prit dans ses bras pour qu'elle n'eût point

à mouiller sa chaussure, et, entrant dans l'eau jusqu'à mi-jambes, il se

fraya un passage à travers les arbrisseaux et les guirlandes de lierre qui

cachaient le fond de la grotte. Au bout d'un très-court trajet, il la

déposa sur un sable sec et fin, dans un endroit complètement sombre, où

aussitôt il alluma la lanterne dont il s'était muni; et après quelques

détours dans des galeries souterraines assez semblables à celles que

Consuelo avait déjà parcourues avec lui, ils se trouvèrent à une porte de

la cellule opposée à celle qu'elle avait franchie la première fois.


«Cette construction souterraine, lui dit Albert, a été destinée dans le

principe à servir de refuge, en temps de guerre, soit aux principaux

habitants du bourg qui couvrait la colline, soit aux seigneurs du château

des Géants dont ce bourg était un fief, et qui pouvaient s'y rendre

secrètement par les passages que vous connaissez. Si un ermite a occupé

depuis, comme on l'assure, la Cave du Moine, il est probable qu'il a eu

connaissance de cette retraite; car la galerie que nous venons de

parcourir m'a semblé déblayée assez nouvellement, tandis que j'ai trouvé

celles qui conduisent au château encombrées, en beaucoup d'endroits, de

terres et de gravois dont j'ai eu bien de la peine à les dégager. En

outre, les vestiges que j'ai retrouvés ici, les débris de natte, la

cruche, le crucifix, la lampe, et enfin les ossements d'un homme couché

sur le dos, les mains encore croisées sur la poitrine, dans l'attitude

d'une dernière prière à l'heure du dernier sommeil, m'ont prouvé qu'un

solitaire y avait achevé pieusement et paisiblement son existence

mystérieuse. Nos paysans croient que l'âme de l'ermite habite encore

les entrailles de la montagne. Ils disent qu'ils l'ont vue souvent errer

alentour, ou voltiger sur la cime au clair de la lune; qu'ils l'ont

entendue prier, soupirer, gémir, et même qu'une musique étrange et

incompréhensible est venue parfois, comme un souffle à peine saisissable,

expirer autour d'eux sur les ailes de la nuit. Moi-même, Consuelo, lorsque

l'exaltation du désespoir peuplait la nature autour de moi de fantômes et

de prodiges, j'ai cru voir le sombre pénitent prosterné sous le _Hussite_;

je me suis figuré entendre sa voix plaintive et ses soupirs déchirants

monter des profondeurs de l'abîme. Mais depuis que j'ai découvert et

habité cette cellule, je ne me souviens pas d'y avoir trouvé d'autre

solitaire que moi, rencontré d'autre spectre que ma propre figure, ni

entendu d'autres gémissements que ceux qui s'échappaient de ma poitrine.»


Consuelo, depuis sa première entrevue avec Albert dans ce souterrain, ne

lui avait plus jamais entendu tenir de discours insensés. Elle n'avait

donc jamais osé lui rappeler les étranges paroles qu'il lui avait dites

cette nuit-là, ni les hallucinations au milieu desquelles elle l'avait

surpris. Elle s'étonna de voir en cet instant qu'il en avait absolument

perdu le souvenir; et, n'osant les lui rappeler, elle se contenta de lui

demander si la tranquillité d'une telle solitude l'avait effectivement

délivré des agitations dont il parlait.


«Je ne saurais vous le dire bien précisément, lui répondit-il; et, à moins

que vous ne l'exigiez, je ne veux point forcer ma mémoire à ce travail.

Je crois bien avoir été en proie auparavant a une véritable démence.

Les efforts que je faisais pour la cacher la trahissaient davantage en

l'exaspérant. Lorsque, grâce à Zdenko, qui possédait par tradition le

secret de ces constructions souterraines, j'eus enfin trouvé un moyen de

me soustraire à la sollicitude de mes parents et de cacher mes accès de

désespoir, mon existence changea. Je repris une sorte d'empire sur

moi-même; et, certain de pouvoir me dérober aux témoins importuns,

lorsque je serais trop fortement envahi par mon mal, je vins à bout de

jouer dans ma famille le rôle d'un homme tranquille et résigné à tout.


Consuelo vit bien que le pauvre Albert se faisait illusion sur quelques

points; mais elle sentit que ce n'était pas le moment de le dissuader;

et, s'applaudissant de le voir parler de son passé avec tant de sang-froid

et de détachement, elle se mit à examiner la cellule avec plus d'attention

qu'elle n'avait pu le faire la première fois. Elle vit alors que l'espèce

de soin et de propreté qu'elle y avait remarquée n'y régnait plus du tout,

et que l'humidité des murs, le froid de l'atmosphère, et la moisissure

des livres, constataient au contraire un abandon complet.


«Vous voyez que je vous ai tenu parole, lui dit Albert, qui, à

grand'peine, venait de rallumer le poêle; je n'ai pas mis les pieds ici

depuis que vous m'en avez arraché par l'effet de la toute-puissance que

vous avez sur moi.» Consuelo eut sur les lèvres une question qu'elle

s'empressa de retenir. Elle était sur le point de demander si l'ami

Zdenko, le serviteur fidèle, le gardien jaloux, avait négligé et abandonné

aussi l'ermitage. Mais elle se souvint de la tristesse profonde qu'elle

avait réveillée chez Albert toutes les fois qu'elle s'était hasardée à lui

demander ce qu'il était devenu, et pourquoi elle ne l'avait jamais revu

depuis sa terrible rencontre avec lui dans le souterrain. Albert avait

toujours éludé ces questions, soit en feignant de ne pas les entendre,

soit en la priant d'être tranquille, et de ne plus rien craindre de la

part de l'_innocent_. Elle s'était donc persuadé d'abord que Zdenko avait

reçu et exécuté fidèlement l'ordre de ne jamais se présenter devant ses

yeux. Mais lorsqu'elle avait repris ses promenades solitaires, Albert,

pour la rassurer complètement, lui avait juré, avec une mortelle pâleur

sur le front, qu'elle ne rencontrerait pas Zdenko, parce qu'il était parti

pour un long voyage. En effet, personne ne l'avait revu depuis cette

époque, et on pensait qu'il était mort dans quelque coin, ou qu'il avait

quitté le pays.


Consuelo n'avait cru ni à cette mort, ni à ce départ. Elle connaissait

trop l'attachement passionné de Zdenko pour regarder comme possible une

séparation absolue entre lui et Albert. Quant à sa mort, elle n'y songeait

point sans une profonde terreur qu'elle n'osait s'avouer à elle-même,

lorsqu'elle se souvenait du serment terrible que, dans son exaltation,

Albert avait fait de sacrifier la vie de ce malheureux au repos de celle

qu'il aimait, si cela devenait nécessaire. Mais elle chassait cet affreux

soupçon, en se rappelant la douceur et l'humanité dont toute la vie

d'Albert rendait témoignage. En outre, il avait joui d'une tranquillité

parfaite depuis plusieurs mois, et aucune démonstration apparente de

la part de Zdenko n'avait rallumé la fureur que le jeune comte avait

manifestée un instant. D'ailleurs il l'avait oublié, cet instant

douloureux que Consuelo s'efforçait d'oublier aussi. Il n'avait conservé

des événements du souterrain que le souvenir de ceux où il avait été en

possession de sa raison. Consuelo s'était donc arrêtée à l'idée qu'il

avait interdit à Zdenko l'entrée et l'approche du château, et que par

dépit ou par douleur le pauvre homme s'était condamné à une captivité

volontaire dans l'ermitage. Elle présumait qu'il en sortait peut-être

seulement la nuit pour prendre l'air ou pour converser sur le

Schreckenstein avec Albert, qui sans doute veillait au moins à sa

subsistance, comme Zdenko avait si longtemps veillé à la sienne. En voyant

l'état de la cellule, Consuelo fut réduite à croire qu'il boudait son

maître en ne soignant plus sa retraite délaissée; et comme Albert lui

avait encore affirmé, en entrant dans la grotte, qu'elle n'y trouverait

aucun sujet de crainte, elle prit le moment où elle le vit occupé à ouvrir

péniblement la porte rouillée de ce qu'il appelait son église, pour aller

de son côté essayer d'ouvrir celle qui conduisait à la cellule de Zdenko,

où sans doute elle trouverait des traces récentes de sa présence. La porte

céda dès qu'elle eut tourné la clef; mais l'obscurité qui régnait dans

cette cave l'empêcha de rien distinguer. Elle attendit qu'Albert fût passé

dans l'oratoire mystérieux qu'il voulait lui montrer et qu'il allait

préparer pour la recevoir; alors elle prit un flambeau, et revint avec

précaution vers la chambre de Zdenko, non sans trembler un peu à l'idée de

l'y trouver en personne. Mais elle n'y trouva pas même un souvenir de son

existence. Le lit de feuilles et de peaux de mouton avait été enlevé. Le

siège grossier, les outils de travail, les sandales de feutre, tout avait

disparu; et on eût dit, à voir l'humidité qui faisait briller les parois

éclairées par la torche, que cette voûte n'avait jamais abrité le sommeil

d'un vivant.


Un sentiment de tristesse et d'épouvante s'empara d'elle à cette

découverte. Un sombre mystère enveloppait la destinée de ce malheureux,

et Consuelo se disait avec terreur qu'elle était peut-être la cause d'un

événement déplorable. Il y avait deux hommes dans Albert: l'un sage, et

l'autre fou; l'un débonnaire, charitable et tendre; l'autre bizarre,

farouche, peut-être violent et impitoyable dans ses décisions. Cette sorte

d'identification étrange qu'il avait autrefois rêvée entre lui et le

fanatique sanguinaire Jean Ziska, cet amour pour les souvenirs de la

Bohême hussite, cette passion muette et patiente, mais absolue et

profonde, qu'il nourrissait pour Consuelo, tout ce qui vint en cet instant

à l'esprit de la jeune fille lui sembla devoir confirmer les plus pénibles

soupçons. Immobile et glacée d'horreur, elle osait à peine regarder le sol

nu et froid de la grotte, comme si elle eût craint d'y trouver des traces

de sang.


Elle était encore plongée dans ces réflexions sinistres, lorsqu'elle

entendit Albert accorder son violon; et bientôt le son admirable de

l'instrument lui chanta le psaume ancien qu'elle avait tant désiré

d'écouter une seconde fois. La musique en était originale, et Albert

l'exprimait avec un sentiment si pur et si large, qu'elle oublia toutes

ses angoisses pour approcher doucement du lieu où il se trouvait, attirée

et comme charmée par une puissance magnétique.





LIV.



La porte de _l'église_ était restée ouverte; Consuelo s'arrêta sur le

seuil pour examiner et le virtuose inspiré et l'étrange sanctuaire. Cette

prétendue église n'était qu'une grotte immense, taillée, ou, pour mieux

dire, brisée dans le roc, irrégulièrement, par les mains de la nature, et

creusée en grande partie par le travail souterrain des eaux. Quelques

torches éparses plantées sur des blocs gigantesques éclairaient de reflets

fantastiques les flancs verdâtres du rocher, et tremblotaient devant

de sombres profondeurs, où nageaient les formes vagues des longues

stalactites, semblables à des spectres qui cherchent et fuient tour à tour

la lumière. Les énormes sédiments que l'eau avait déposés autrefois sur

les flancs de la caverne offraient mille capricieux aspects. Tantôt ils

se roulaient comme de monstrueux serpents qui s'enlacent et se dévorent

les uns les autres, tantôt ils partaient du sol et descendaient de la

voûte en aiguilles formidables, dont la rencontre les faisait ressembler

à des dents colossales hérissées à l'entrée des gueules béantes que

formaient les noirs enfoncements du rocher. Ailleurs on eût dit d'informes

statues, géantes représentations des dieux barbares de l'antiquité. Une

végétation rocailleuse, de grands lichens rudes comme des écailles de

dragon, des festons de scolopendre aux feuilles larges et pesantes,

des massifs de jeunes cyprès plantés récemment dans le milieu de

l'enceinte sur des éminences de terres rapportées qui ressemblaient à des

tombeaux, tout donnait à ce lieu un caractère sombre, grandiose, et

terrible, qui frappa vivement la jeune artiste. Au premier sentiment

d'effroi succéda bientôt l'admiration. Elle approcha, et vit Albert

debout, au bord de la source qui surgissait au centre de la caverne. Cette

eau, quoique abondante en jaillissement, était encaissée dans un bassin si

profond, qu'aucun bouillonnement n'était sensible à la surface. Elle était

unie et immobile comme un bloc de sombre saphir, et les belles plantes

aquatiques dont Albert et Zdenko avaient entouré ses marges n'étaient pas

agitées du moindre tressaillement. La source était chaude à son point de

départ, et les tièdes exhalaisons qu'elle répandait dans la caverne y

entretenaient une atmosphère douce et moite qui favorisait la végétation.

Elle sortait de son bassin par plusieurs ramifications, dont les unes

se perdaient sous les rochers avec un bruit sourd, et dont les autres se

promenaient silencieusement en ruisseaux limpides dans l'intérieur de la

grotte, pour disparaître dans les enfoncements obscurs qui en reculaient

indéfiniment les limites.


Lorsque le comte Albert, qui jusque-là n'avait fait qu'essayer les cordes

de son violon, vit Consuelo s'avancer vers lui, il vint à sa rencontre, et

l'aida à franchir les méandres que formait la source, et sur lesquels il

avait jeté quelques troncs d'arbres aux endroits profonds.


En d'autres endroits, des rochers épars à fleur d'eau offraient un passage

facile à des pas exercés. Il lui tendit la main pour l'aider, et la

souleva quelquefois dans ses bras. Mais cette fois Consuelo eut peur, non

du torrent qui fuyait silencieux et sombre sous ses pieds, mais de ce

guide mystérieux vers lequel une sympathie irrésistible la portait, tandis

qu'une répulsion indéfinissable l'en éloignait en même temps. Arrivée au

bord de la source, elle vit, sur une large pierre qui la surplombait de

quelques pieds, un objet peu propre à la rassurer. C'était une sorte

de monument quadrangulaire, formé d'ossements et de crânes humains,

artistement agencés comme on en voit dans les catacombes.


«N'en soyez point émue, lui dit Albert, qui la sentit tressaillir. Ces

nobles restes sont ceux des martyrs de ma religion, et ils forment l'autel

devant lequel j'aime à méditer et à prier.


--Quelle est donc votre religion, Albert? dit Consuelo avec une naïveté

mélancolique. Sont-ce là les ossements des Hussites ou des Catholiques?

Les uns et les autres ne furent-ils pas victimes d'une fureur impie, et

martyrs d'une foi également vive? Est-il vrai que vous ayez choisi la

croyance hussite, préférablement à celle de vos parents, et que les

réformes postérieures à celles de Jean Huss ne vous paraissent pas assez

austères ni assez énergiques? Parlez, Albert; que dois-je croire de ce

qu'on m'a dit de vous?


--Si l'on vous a dit que je préférais la réforme des Hussites à celle des

Luthériens, et le grand Procope au vindicatif Calvin, autant que je

préfère les exploits des Taborites à ceux des soldats de Wallenstein, on

vous a dit la vérité, Consuelo. Mais que vous importe ma croyance, à vous

qui, par intuition, pressentez la vérité, et connaissez la Divinité mieux

que moi? A Dieu ne plaise que je vous aie attirée dans ce lieu pour

surcharger votre âme pure et troubler votre paisible conscience des

méditations et des tourments de ma rêverie! Restez comme vous êtes,

Consuelo! Vous êtes née pieuse et sainte; de plus, vous êtes née pauvre

et obscure, et rien n'a tenté d'altérer en vous la droiture de la raison

et la lumière de l'équité. Nous pouvons prier ensemble sans discuter,

vous qui savez tout sans avoir rien appris, et moi qui sais fort peu après

avoir beaucoup cherché. Dans quelque temple que vous ayez à élever la

voix, la notion du vrai Dieu sera dans votre coeur, et le sentiment de la

vraie foi embrasera votre âme. Ce n'est donc pas pour vous instruire,

mais pour que la révélation passe de vous en moi, que j'ai désiré l'union

de nos voix et de nos esprits devant cet autel, construit avec les

ossements de mes pères.


--Je ne me trompais donc pas en pensant que ces nobles restes, comme vous

les appelez, sont ceux des Hussites précipités par la fureur sanguinaire

des guerres civiles dans la citerne du Schreckenstein, à l'époque de

votre ancêtre Jean Ziska, qui en fit, dit-on, d'horribles représailles. On

m'a raconté aussi qu'après avoir brûlé le village, il avait fait combler

le puits. Il me semble que je vois, dans l'obscurité de cette voûte,

au-dessus de ma tête, un cercle de pierres taillées qui annonce que nous

sommes précisément au-dessous de l'endroit où plusieurs fois je suis venue

m'asseoir, après m'être fatiguée à vous chercher en vain. Dites, comte

Albert, est-ce en effet le lieu que vous avez, m'a-t-on dit, baptisé la

Pierre d'Expiation?


--Oui, c'est ici, répondit Albert, que des supplices et des violences

atroces ont consacré l'asile de ma prière et le sanctuaire de ma douleur.

Vous voyez d'énormes blocs suspendus au-dessus de nos têtes, et d'autres

parsemés sur les bords de la source. La forte main des Taborites les y

lança, par l'ordre de celui qu'on appelait _le redoutable aveugle_; mais

ils ne servirent qu'à repousser les eaux vers les lits souterrains

qu'elles tendaient à se frayer. La construction du puits fut rompue, et

j'en ai fait disparaître les ruines sous les cyprès que j'y ai plantés; il

eût fallu pouvoir engloutir ici toute une montagne pour combler cette

caverne. Les blocs qui s'entassèrent dans le col de la citerne y furent

arrêtés par un escalier tournant, semblable à celui que vous avez eu le

courage de descendre dans le puits de mon parterre, au château des Géants.

Depuis, le travail d'affaissement de la montagne les a serrés et contenus

chaque jour davantage. S'il s'en échappe parfois quelque parcelle, c'est

seulement dans les fortes gelées des nuits d'hiver: vous n'avez donc rien

à craindre maintenant de la chute de ces pierres.


--Ce n'est pas là ce qui me préoccupe, Albert, reprit Consuelo en

reportant ses regards sur l'autel lugubre où il avait posé son

stradivarius. Je me demande pourquoi vous rendez un culte exclusif à la

mémoire et à la dépouille de ces victimes, comme s'il n'y avait pas eu des

martyrs dans l'autre parti, et comme si les crimes des uns étaient plus

pardonnables que ceux des autres.»


Consuelo parlait ainsi d'un ton sévère et en regardant Albert avec

méfiance. Le souvenir de Zdenko lui revenait à l'esprit, et toutes ses

questions avaient trait dans sa pensée à une sorte d'interrogatoire de

haute justice criminelle qu'elle lui eût fait subir, si elle l'eût osé.


L'émotion douloureuse qui s'empara tout à coup du comte lui sembla être

l'aveu d'un remords. Il passa ses mains sur son front, puis les pressa

contre sa poitrine, comme s'il l'eût sentie se déchirer. Son visage

changea d'une manière effrayante, et Consuelo craignit qu'il ne l'eût

trop bien comprise.


«Vous ne savez pas le mal que vous me faites! s'écria-t-il enfin en

s'appuyant sur l'ossuaire, et en courbant sa tête vers ces crânes

desséchés qui semblaient le regarder du fond de leurs creux orbites. Non,

vous ne pouvez pas le savoir, Consuelo! et vos froides réflexions

réveillent en moi la mémoire des jours funestes que j'ai traversés.

Vous ne savez pas que vous parlez à un homme qui a vécu des siècles de

douleur, et qui, après avoir été dans la main de Dieu, l'instrument

aveugle de l'inflexible justice, a reçu sa récompense et subi son

châtiment. J'ai tant souffert, tant pleuré, tant expié ma destinée

farouche, tant réparé les horreurs où la fatalité m'avait entraîné, que je

me flattais enfin de les pouvoir oublier. Oublier! c'était le besoin qui

dévorait ma poitrine ardente! c'était ma prière et mon voeu de tous les

instants! c'était le signe de mon alliance avec les hommes et de ma

réconciliation avec Dieu, que j'implorais ici depuis des années, prosterné

sur ces cadavres! Et lorsque je vous vis pour la première fois, Consuelo,

je commençai à espérer. Et lorsque vous avez eu pitié de moi, j'ai

commencé à croire que j'étais sauvé. Tenez, voyez cette couronne de fleurs

flétries et déjà prêtes à tomber en poussière, dont j'ai entouré le crâne

qui surmonte l'autel. Vous ne les reconnaissez pas; mais moi, je les ai

arrosées de bien des larmes amères et délicieuses: c'est vous qui les

aviez cueillies, c'est vous qui les aviez remises pour moi au compagnon de

ma misère, à l'hôte fidèle de ma sépulture. Eh bien, en les couvrant de

pleurs et de baisers, je me demandais avec anxiété si vous pourriez

jamais avoir une affection véritable et profonde pour un criminel tel que

moi, pour un fanatique sans pitié, pour un tyran sans entrailles...


--Mais quels sont donc ces crimes que vous avez commis? dit Consuelo avec

force, partagée entre mille sentiments divers, et enhardie par le profond

abattement d'Albert. Si vous avez une confession à faire, faites-la ici,

faites-la maintenant, devant moi, afin que je sache si je puis vous

absoudre et vous aimer.


--M'absoudre, oui! vous le pouvez; car celui que vous connaissez, Albert

de Rudolstadt, a eu une vie aussi pure que celle d'un petit enfant. Mais

celui que vous ne connaissez pas, Jean Ziska du Calice, a été entraîné

par la colère du ciel dans une carrière d'iniquités!»


Consuelo vit quelle imprudence elle avait commise en réveillant le feu qui

couvait sous la cendre, et en ramenant par ses questions le triste Albert

aux préoccupations de sa monomanie. Ce n'était plus le moment de les

combattre par le raisonnement: elle s'efforça de le calmer par les moyens

mêmes que sa démence lui indiquait.


«Il suffit, Albert, lui dit-elle. Si toute votre existence actuelle a été

consacrée à la prière et au repentir, vous n'avez plus rien à expier, et

Dieu pardonne à Jean Ziska.


--Dieu ne se révèle pas directement aux humbles créatures qui le servent,

répondit le comte en secouant la tête. Il les abaisse ou les encourage en

se servant des unes pour le salut ou pour le châtiment des autres. Nous

sommes tous les interprètes de sa volonté, quand nous cherchons à

réprimander ou à consoler nos semblables dans un esprit de charité. Vous

n'avez pas le droit, jeune fille, de prononcer sur moi les paroles de

l'absolution. Le prêtre lui-même n'a pas cette haute mission que l'orgueil

ecclésiastique lui attribue. Mais vous pouvez me communiquer la grâce

divine en m'aimant. Votre amour peut me réconcilier avec le ciel, et me

donner l'oubli des jours qu'on appelle l'histoire des siècles passés...

Vous me feriez de la part du Tout-Puissant les plus sublimes promesses,

que je ne pourrais vous croire; je ne verrais en cela qu'un noble et

généreux fanatisme. Mettez la main sur votre coeur, demandez-lui si ma

pensée l'habite, si mon amour le remplit, et s'il vous répond __oui_, ce

_oui_ sera la formule sacramentelle de mon absolution, le pacte de ma

réhabilitation, le charme qui fera descendre en moi le repos, le bonheur,

l'_oubli!_ C'est ainsi seulement que vous pourrez être la prêtresse de

mon culte, et que mon âme sera déliée dans le ciel, comme celle du

catholique croit l'être par la bouche de son confesseur. Dites que vous

m'aimez, s'écria-t-il en se tournant vers elle avec passion comme pour

l'entourer de ses bras.» Mais elle recula, effrayée du serment qu'il lui

demandait; et il retomba sur les ossements en exhalant un gémissement

profond, et en s'écriant: «Je savais bien qu'elle ne pourrait pas m'aimer,

que je ne serais jamais pardonné, que je n'_oublierais_ jamais les jours

où je ne l'ai pas connue!


--Albert, cher Albert, dit Consuelo profondément émue de la douleur qui

le déchirait, écoutez-moi avec un peu de courage. Vous me reprochez de

vouloir vous leurrer par l'idée d'un miracle, et cependant vous m'en

demandez un plus grand encore. Dieu, qui voit tout, et qui apprécie nos

mérites, peut tout pardonner. Mais une créature faible et bornée, comme

moi surtout, peut-elle comprendre et accepter, par le seul effort de sa

pensée et de son dévouement, un amour aussi étrange que le vôtre? Il me

semble que c'est à vous de m'inspirer cette affection exclusive que vous

demandez, et qu'il ne dépend pas de moi de vous donner, surtout lorsque je

vous connais encore si peu. Puisque nous parlons ici cette langue mystique

de la dévotion qui m'a été un peu enseignée dans mon enfance, je vous

dirai qu'il faut être en état de grâce pour être relevé de ses fautes.

Eh bien, l'espèce d'absolution que vous demandez à mon amour, la

méritez-vous? Vous réclamez le sentiment le plus pur, le plus tendre, le

plus doux; et il me semble que votre âme n'est disposée ni à la douceur,

ni à la tendresse. Vous y nourrissez les plus sombres pensées, et comme

d'éternels ressentiments.


--Que voulez-vous dire, Consuelo? Je ne vous entends pas.


--Je veux dire que vous êtes toujours en proie à des rêves funestes, à des

idées de meurtre, à des visions sanguinaires. Vous pleurez sur des crimes

que vous croyez avoir commis il y a plusieurs siècles, et dont vous

chérissez en même temps le souvenir; car vous les appelez glorieux et

sublimes, vous les attribuez à la volonté du ciel, à la juste colère de

Dieu. Enfin, vous êtes effrayé et orgueilleux à la fois de jouer dans

votre imagination le rôle d'une espèce d'ange exterminateur. En supposant

que vous ayez été vraiment, dans le passé, un homme de vengeance et de

destruction, on dirait que vous avez gardé l'instinct, la tentation,

et presque le goût de cette destinée affreuse, puisque vous regardez

toujours au delà de votre vie présente, et que vous pleurez sur vous comme

sur un criminel condamné à l'être encore.


--Non, grâce au Père tout-puissant des âmes, qui les reprend et les

retrempe dans l'amour de son sein pour les rendre à l'activité de la vie!

s'écria Rudolstadt en levant ses bras vers le ciel; non, je n'ai conservé

aucun instinct de violence et de férocité. C'est bien assez de savoir que

j'ai été condamné à traverser, le glaive et la torche à la main, ces temps

barbares que nous appelions, dans notre langage fanatique et hardi,

_le temps du zèle et de la fureur_. Mais vous ne savez point l'histoire,

sublime enfant; vous ne comprenez pas le passé; et les destinées des

nations, où vous avez toujours eu sans doute une mission de paix, un rôle

d'ange consolateur, sont devant vos yeux comme des énigmes. Il faut que

vous sachiez pourtant quelque chose de ces effrayantes vérités, et que

vous ayez une idée de ce que la justice de Dieu commande parfois aux

hommes infortunés.


--Parlez donc, Albert; expliquez-moi ce que de vaines disputes sur les

cérémonies de la communion ont pu avoir de si important et de si sacré de

part ou d'autre, pour que les nations se soient égorgées au nom de la

divine Eucharistie.


--Vous avez raison de l'appeler divine, répondit Albert en s'asseyant

auprès de Consuelo sur le bord de la source. Ce simulacre de l'égalité,

cette cérémonie instituée par un être divin entre tous les hommes, pour

éterniser le principe de la fraternité, ne mérite pas moins de votre

bouche, ô vous qui êtes l'égale des plus grandes puissances et des plus

nobles créatures dont puisse s'enorgueillir la race humaine! Et cependant

il est encore des êtres vaniteux et insensés qui vous regarderont comme

d'une race inférieure à la leur, et qui croiront votre sang moins précieux

que celui des rois et des princes de la terre. Que penseriez-vous de moi,

Consuelo, si, parce que je suis issu de ces rois et de ces princes, je

m'élevais dans ma pensée au-dessus de vous?


--Je vous pardonnerais un préjugé que toute votre caste regarde comme

sacré, et contre lequel je n'ai jamais songé à me révolter, heureuse que

je suis d'être née libre et pareille aux petits, que j'aime plus que les

grands.


--Vous me le pardonneriez, Consuelo; mais vous ne m'estimeriez guère; et

vous ne seriez point ici, seule avec moi, tranquille auprès d'un homme qui

vous adore, et certaine qu'il vous respectera autant que si vous étiez

proclamée, par droit de naissance, impératrice de la Germanie. Oh!

laissez-moi croire que, sans cette connaissance de mon caractère et de mes

principes, vous n'auriez pas eu pour moi cette céleste pitié qui vous a

amenée ici la première fois. Eh bien, ma soeur chérie, reconnaissez donc

dans votre coeur, auquel je m'adresse (sans vouloir fatiguer votre esprit

de raisonnements philosophiques), que l'égalité est sainte, que c'est la

volonté du père des hommes, et que le devoir des hommes est de chercher à

l'établir entre eux. Lorsque les peuples étaient fortement attachés aux

cérémonies de leur culte, la communion représentait pour eux toute

l'égalité dont les lois sociales leur permettaient de jouir. Les pauvres

et les faibles y trouvaient une consolation et une promesse religieuse,

qui leur faisait supporter leurs mauvais jours, et espérer, dans l'avenir

du monde, des jours meilleurs pour leurs descendants. La nation bohème

avait toujours voulu observer les mêmes rites eucharistiques que les

apôtres avaient enseignés et pratiqués. C'était bien la communion antique

et fraternelle, le banquet de l'égalité, la représentation du règne de

Dieu, c'est-à-dire de la vie de communauté, qui devait se réaliser sur la

face de la terre. Un jour, l'église romaine qui avait rangé les peuples et

les rois sous sa loi despotique et ambitieuse, voulut séparer le chrétien

du prêtre, la nation du sacerdoce, le peuple du clergé. Elle mit le calice

dans les mains de ses ministres, afin qu'ils pussent cacher la Divinité

dans des tabernacles mystérieux; et, par des interprétations absurdes, ces

prêtres érigèrent l'Eucharistie en un culte idolâtrique, auquel les

citoyens n'eurent droit de participer que selon leur bon plaisir. Ils

prirent les clefs des consciences dans le secret de la confession; et

la coupe sainte, la coupe glorieuse où l'indigent allait désaltérer et

retremper son âme, fut enfermée dans des coffres de cèdre et d'or, d'où

elle ne sortait plus que pour approcher des lèvres du prêtre. Lui seul

était digne de boire le sang et les larmes du Christ. L'humble croyant

devait s'agenouiller devant lui, et lécher sa main pour manger le pain des

anges! Comprenez-vous maintenant pourquoi le peuple s'écria tout d'une

voix: _La coupe! rendez-nous la coupe!_ La coupe aux petits, la coupe

aux enfants, aux femmes, aux pécheurs et aux aliénés! la coupe à tous les

pauvres, à tous les infirmes de corps et d'esprit; tel fut le cri de

révolte et de ralliement de toute la Bohême. Vous savez le reste,

Consuelo; vous savez qu'à cette idée première, qui résumait dans un

symbole religieux toute la joie, tous les nobles besoins d'un peuple fier

et généreux, vinrent se rattacher, par suite de la persécution, et au

sein d'une lutte terrible contre les nations environnantes, toutes les

idées de liberté patriotique et d'honneur national. La conquête de la

coupe entraîna les plus nobles conquêtes, et créa une société nouvelle.

Et maintenant si l'histoire, interprétée par des juges ignorants ou

sceptiques, vous dit que la fureur du sang et la soif de l'or allumèrent

seules ces guerres funestes, soyez sûre que c'est un mensonge fait à

Dieu et aux hommes. Il est bien vrai que les haines et les ambitions

Particulières vinrent souiller les exploits de nos pères; mais c'était le

vieil esprit de domination et d'avidité qui rongeait toujours les riches

et les nobles. Eux seuls compromirent et trahirent dix fois la cause

sainte. Le peuple, barbare mais sincère, fanatique mais inspiré, s'incarna

dans des sectes dont les noms poétiques vous sont connus. Les Taborites,

les Orébites, les Orphelins, les Frères de l'union, c'était là le peuple

martyr de sa croyance, réfugié sur les montagnes, observant dans sa

rigueur la loi de partage et d'égalité absolue, ayant foi à la vie

éternelle de l'âme dans les habitants du monde terrestre, attendant la

venue et le festin de Jésus-Christ, la résurrection de Jean Huss, de Jean

Ziska, de Procope Rase, et de tous ces chefs invincibles qui avaient

prêché et servi la liberté. Cette croyance n'est point une fiction, selon

moi, Consuelo. Notre rôle sur la terre n'est pas si court qu'on le suppose

communément, et nos devoirs s'étendent au delà de la tombe. Quant à

l'attachement étroit et puéril qu'il plaît au chapelain, et peut-être

à mes bons et faibles parents, de m'attribuer pour les pratiques et

les formules du culte hussitique, s'il est vrai que, dans mes jours

d'agitation et de fièvre, j'aie paru confondre le symbole avec le

principe, la figure avec l'idée, ne me méprisez pas trop, Consuelo. Au

fond de ma pensée je n'ai jamais voulu faire revivre en moi ces rites

oubliés, qui n'auraient plus de sens aujourd'hui. Ce sont d'autres

figures et d'autres symboles qui conviendraient aujourd'hui à des hommes

plus éclairés, s'ils consentaient à ouvrir les yeux, et si le joug de

l'esclavage permettait aux peuples de chercher la religion de la liberté.

On a durement et faussement interprété mes sympathies, mes goûts et mes

habitudes. Las de voir la stérilité et la vanité de l'intelligence des

hommes de ce siècle, j'ai eu besoin de retremper mon coeur compatissant

dans le commerce des esprits simples ou malheureux. Ces fous, ces

vagabonds, tous ces enfants déshérités des biens de la terre et de

l'affection de leurs semblables, j'ai pris plaisir à converser avec eux;

à retrouver, dans les innocentes divagations de ceux qu'on appelle

insensés, les lueurs fugitives, mais souvent éclatantes, de la logique

divine; dans les aveux de ceux qu'on appelle coupables et réprouvés, les

traces profondes, quoique souillées, de la justice et de l'innocence,

sous la forme de remords et de regrets. En me voyant agir ainsi,

m'asseoir à la table de l'ignorant et au chevet du bandit, on en a conclu

charitablement que je me livrais à des pratiques d'hérésie, et même de

sorcellerie. Que puis-je répondre à de telles accusations? Et quand mon

esprit, frappé de lectures et de méditations sur l'histoire de mon pays,

s'est trahi par des paroles qui ressemblaient au délire, et qui en étaient

peut-être, on a eu peur de moi, comme d'un frénétique, inspiré par le

diable ... Le diable! savez-vous ce que c'est, Consuelo, et dois-je vous

expliquer cette mystérieuse allégorie, créée par les prêtres de toutes les

religions?


--Oui, mon ami, dit Consuelo, qui, rassurée et presque persuadée, avait

oublié sa main dans celles d'Albert. Expliquez-moi ce que c'est que Satan.

A vous dire vrai, quoique j'aie toujours cru en Dieu, et que je ne me sois

jamais révoltée ouvertement contre ce qu'on m'en a appris, je n'ai jamais

pu croire au diable. S'il existait, Dieu l'enchaînerait si loin de lui et

de nous, que nous ne pourrions pas le savoir.


--S'il existait, il ne pourrait être qu'une création monstrueuse de ce

Dieu, que les sophistes les plus impies ont mieux aimé nier que de ne pas

le reconnaître pour le type et l'idéal de toute perfection, de toute

science, et de tout amour. Comment la perfection aurait-elle pu enfanter

le mal; la science, le mensonge; l'amour, la haine et la perversité? C'est

une fable qu'il faut renvoyer à l'enfance du genre humain, alors que les

fléaux et les tourmentes du monde physique faisaient penser aux craintifs

enfants de la terre qu'il y avait deux dieux, deux esprits créateurs et

souverains, l'un source de tous les biens, l'autre de tous les maux; deux

principes presque égaux, puisque le règne d'Éblis devait durer des siècles

innombrables, et ne céder qu'après de formidables combats dans les sphères

de l'empyrée. Mais pourquoi, après la prédication de Jésus et la lumière

pure de l'Évangile, les prêtres osèrent-ils ressusciter et sanctionner

dans l'esprit des peuples cette croyance grossière de leurs antiques

aïeux? C'est que, soit insuffisance, soit mauvaise interprétation de la

doctrine apostolique, la notion du bien et du mal était restée obscure

et inachevée dans l'esprit des hommes. On avait admis et consacré le

principe de division absolue dans les droits et dans les destinées de

l'esprit et de la chair, dans les attributions du spirituel et du

temporel. L'ascétisme chrétien exaltait l'âme, et flétrissait le corps.

Peu à peu, le fanatisme ayant poussé à l'excès cette réprobation de la vie

matérielle, et la société ayant gardé, malgré la doctrine de Jésus, le

régime antique des castes, une petite portion des hommes continua de vivre

et de régner par l'intelligence, tandis que le grand nombre végéta dans

les ténèbres de la superstition. Il arriva alors en réalité que les castes

éclairées et puissantes, le clergé surtout, furent l'âme de la société,

et que le peuple n'en fut que le corps. Quel était donc, dans ce sens, le

vrai patron des êtres intelligents? Dieu; et celui des ignorants? Le

diable; car Dieu donnait la vie de l'âme, et proscrivait la vie des sens,

vers laquelle Satan attirait toujours les hommes faibles et grossiers.

Une secte mystérieuse et singulière rêva, entre beaucoup d'autres, de

réhabiliter la vie de la chair, et de réunir dans un seul principe divin

ces deux principes arbitrairement divisés. Elle voulut sanctionner

l'amour, l'égalité, la communauté de tous, les éléments de bonheur.

C'était une idée juste et sainte. Quels en furent les abus et les excès,

il n'importe. Elle chercha donc à relever de son abjection le prétendu

principe du mal, et à le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien.

Satan fut absous et réintégré par ces philosophes dans le choeur des

esprits célestes; et par de poétiques interprétations, ils affectèrent de

regarder Michel et les archanges de sa milice comme des oppresseurs et des

usurpateurs de gloire et de puissance. C'était bien vraiment la figure

des pontifes et des princes de l'Église, de ceux qui avaient refoulé dans

les fictions de l'enfer la religion de l'égalité et le principe du bonheur

pour la famille humaine. Le sombre et triste Lucifer sortit donc des

abîmes où il rugissait enchaîné, comme le divin Prométhée, depuis tant de

siècles. Ses libérateurs n'osèrent l'invoquer hautement; mais dans des

formules mystérieuses et profondes, ils exprimèrent l'idée de son

apothéose et de son règne futur sur l'humanité, trop longtemps détrônée,

avilie et calomniée comme lui. Mais sans doute je vous fatigue avec ces

explications. Pardonnez-les-moi, chère Consuelo. On m'a représenté à vous

comme l'antechrist et l'adorateur du démon; je voulais me justifier, et me

montrer à vous un peu moins superstitieux que ceux qui m'accusent.


--Vous ne fatiguez nullement mon attention, dit Consuelo avec un doux

sourire, et je suis fort satisfaite d'apprendre que je n'ai point fait un

pacte avec l'ennemi du genre humain en me servant, une certaine nuit, de

la formule des Lollards.


--Je vous trouve bien savante sur ce point, reprit Albert.»


Et il continua de lui expliquer le sens élevé de ces grandes vérités dites

hérétiques, que les sophistes du catholicisme ont ensevelies sous les

accusations et les arrêts de leur mauvaise foi. Il s'anima peu à peu en

révélant les études, les contemplations et les rêveries austères qui

l'avaient lui-même conduit à l'ascétisme et à la superstition, dans

des temps qu'il croyait plus éloignés qu'ils ne l'étaient en effet. En

s'efforçant de rendre cette confession claire et naïve, il arriva à

une lucidité d'esprit extraordinaire, parla de lui-même avec autant de

sincérité et de jugement que s'il se fût agi d'un autre, et condamna les

misères et les défaillances de sa propre raison comme s'il eût été depuis

longtemps guéri de ces dangereuses atteintes. Il parlait avec tant de

sagesse, qu'à part la notion du temps, qui semblait inappréciable pour

lui dans le détail de sa vie présente (puisqu'il en vint à se blâmer de

s'être cru autrefois Jean Ziska, Wratislaw, Podiebrad, et plusieurs autres

personnages du passé, sans se rappeler qu'une demi-heure auparavant il

était retombé dans cette aberration), il était impossible à Consuelo de ne

pas reconnaître en lui un homme supérieur, éclairé de connaissances

plus étendues et d'idées plus généreuses, et plus justes par conséquent,

qu'aucun de ceux qu'elle avait rencontrés.


--Peu à peu l'attention et l'intérêt avec lesquels elle l'écoutait, la

vive intelligence qui brillait dans les grands yeux de cette jeune fille,

prompte à comprendre, patiente à suivre toute étude, et puissante pour

s'assimiler tout élément de connaissance élevée, animèrent Rudolstadt

d'une conviction toujours plus profonde, et son éloquence devint

saisissante. Consuelo, après quelques questions et quelques objections

auxquelles il sut répondre heureusement, ne songea plus tant à satisfaire

sa curiosité naturelle pour les idées, qu'à jouir de l'espèce d'enivrement

d'admiration que lui causait Albert. Elle oublia tout ce qui l'avait émue

dans la journée, et Anzoleto, et Zdenko, et les ossements qu'elle avait

devant les yeux. Une sorte de fascination s'empara d'elle; et le lieu

pittoresque où elle se trouvait, avec ses cyprès, ses rochers terribles,

et son autel lugubre, lui parut, à la lueur mouvante des torches, une

sorte d'Elysée magique où se promenaient d'augustes et solennelles

apparitions. Elle tomba, quoique bien éveillée, dans une espèce de

somnolence de ces facultés d'examen qu'elle avait tenues un peu trop

tendues pour son organisation poétique. N'entendant plus ce que lui disait

Albert, mais plongée dans une extase délicieuse, elle s'attendrit à l'idée

de ce Satan qu'il lui avait montré comme une grande idée méconnue, et que

son imagination d'artiste reconstruisait comme une belle figure pâle et

douloureuse, soeur de celle du Christ, et doucement penchée vers elle la

fille du peuple et l'enfant proscrit de la famille universelle. Tout à

coup elle s'aperçut qu'Albert ne lui parlait plus, qu'il ne tenait plus sa

main, qu'il n'était plus assis à ses côtés, mais qu'il était debout à deux

pas d'elle, auprès de l'ossuaire, et qu'il jouait sur son violon l'étrange

musique dont elle avait été déjà surprise et charmée.





LV.



Albert fit chanter d'abord à son instrument plusieurs de ces cantiques

anciens dont les auteurs sont ou inconnus chez nous, ou peut-être oubliés

désormais en Bohème, mais dont Zdenko avait gardé la précieuse tradition,

et dont le comte avait retrouvé la lettre à force d'études et de

méditation. Il s'était tellement nourri l'esprit de ces compositions,

barbares au premier abord, mais profondément touchantes et vraiment belles

pour un goût sérieux et éclairé, qu'il se les était assimilées au point de

pouvoir improviser longtemps sur l'idée de ces motifs, y mêler ses propres

idées, reprendre et développer le sentiment primitif de la composition,

et s'abandonner à son inspiration personnelle, sans que le caractère

original, austère et frappant, de ces chants antiques fût altéré par son

interprétation ingénieuse et savante. Consuelo s'était promis d'écouter et

de retenir ces précieux échantillons de l'ardent génie populaire de la

vieille Bohème. Mais tout esprit d'examen lui devint bientôt impossible,

tant à cause de la disposition rêveuse où elle se trouvait, qu'à cause du

vague répandu dans cette musique étrangère à son oreille.


Il y a une musique qu'on pourrait appeler naturelle, parce qu'elle n'est

point le produit de la science et de la réflexion, mais celui d'une

inspiration qui échappe à la rigueur des règles et des conventions. C'est

la musique populaire: c'est celle des paysans particulièrement. Que de

belles poésies naissent, vivent, et meurent chez eux, sans avoir jamais eu

les honneurs d'une notation correcte, et sans avoir daigné se renfermer

dans la version absolue d'un thème arrêté! L'artiste inconnu qui improvise

sa rustique ballade en gardant ses troupeaux, ou en poussant le soc de sa

charrue (et il en est encore, même dans les contrées qui paraissent les

moins poétiques), s'astreindra difficilement à retenir et à fixer ses

fugitives idées. Il communique cette ballade aux autres musiciens,

enfants comme lui de la nature, et ceux-ci la colportent de hameau en

hameau, de chaumière en chaumière, chacun la modifiant au gré de son génie

individuel. C'est pour cela que ces chansons et ces romances pastorales,

si piquantes de naïveté ou si profondes de sentiment, se perdent pour la

plupart, et n'ont guère jamais plus d'un siècle d'existence dans la

mémoire des paysans. Les musiciens formés aux règles de l'art ne

s'occupent point assez de les recueillir. La plupart les dédaignent, faute

d'une intelligence assez pure et d'un sentiment assez élevé pour les

comprendre; d'autres se rebutent de la difficulté qu'ils rencontrent

aussitôt qu'ils veulent trouver cette véritable et primitive version, qui

n'existe déjà peut-être plus pour l'auteur lui-même; et qui certainement

n'a jamais été reconnue comme un type déterminé et invariable par ses

nombreux interprètes. Les uns l'ont altérée par ignorance; les autres

l'ont développée, ornée, ou embellie par l'effet de leur supériorité,

parce que l'enseignement de l'art ne leur a point appris à en refouler les

instincts. Ils ne savent point eux-mêmes qu'ils ont transformé l'oeuvre

primitive, et leurs naïfs auditeurs ne s'en aperçoivent pas davantage.

Le paysan n'examine ni ne compare. Quand le ciel l'a fait musicien, il

chante à la manière des oiseaux, du rossignol surtout dont l'improvisation

est continuelle, quoique les éléments de son chant varié à l'infini soient

toujours les mêmes. D'ailleurs le génie du peuple est d'une fécondité sans

limite[1]. Il n'a pas besoin d'enregistrer ses productions; il produit

sans se reposer, comme la terre qu'il cultive; il crée à toute heure,

comme la nature qui l'inspire.


[Note 1: Si vous écoutez attentivement les joueurs de cornemuse qui font

le métier de ménétriers dans nos campagnes du centre de la France, vous

verrez qu'ils ne savent pas moins de deux on trois cents compositions

du même genre et du même caractère, mais qui ne sont jamais empruntées

les unes aux autres; et vous vous assurerez qu'en moins de trois ans, ce

répertoire immense est entièrement renouvelé. J'ai eu dernièrement avec un

de ces ménestrels ambulants la conversation suivante:


«Vous avez appris un peu de musique?--Certainement j'ai appris à jouer de

la cornemuse à gros bourdon, et de la musette à clefs.---Où avez-vous pris

des leçons?--En Bourbonnais, dans les bois.--Quel était votre maître?---Un

homme des bois.--Vous connaissez donc les notes?--Je crois bien!--En quel

ton jouez-vous là?--En quel ton? Qu'est-ce que cela veut dire?--N'est-ce

pas en _ré_ que vous jouez?--Je ne connais pas le _ré_.--Comment donc

s'appellent vos notes?--Elles s'appellent des notes; elles n'ont pas de

noms particuliers.--Comment retenez-vous tant d'airs différents?--On

écoute!--Qui est-ce qui compose tous ces airs?--Beaucoup de personnes, des

fameux musiciens dans les bois.--Ils en font donc beaucoup?--Ils en font

toujours; ils ne s'arrêtent jamais.--Ils ne font rien autre chose?--Ils

coupent le bois.--Ils sont bûcherons?--Presque tous bûcherons. On dit chez

nous que la musique pousse dans les bois. C'est toujours là qu'on la

trouve.--Et c'est là que vous allez la chercher?--Tous les ans. Les

petits musiciens n'y vont pas. Ils écoutent ce qui vient par les chemins,

et ils le redisent comme ils peuvent. Mais pour prendre l'_accent_

véritable, il faut aller écouter les bûcherons du Bourbonnais.--Et comment

cela leur vient-il?--En se promenant dans les bois, en rentrant le soir à

la maison, en se reposant le dimanche.--Et vous, composez-vous?--Un peu,

mais guère, et ça ne vaut pas grand'chose. Il faut être né dans les bois,

et je suis de la plaine. Il n'y a personne qui me vaille pour l'_accent_;

mais pour inventer, nous n'y entendons rien, et nous faisons mieux de ne

pas nous en mêler.


Je voulus lui faire dire ce qu'il entendait par l'_accent_. Il n'en put

venir à bout, peut-être parce qu'il le comprenait trop bien et me jugeait

indigne de le comprendre. Il était jeune, sérieux, noir comme un pifferaro

de la Calabre, allait de fête en fête, jouant tout le jour, et ne dormant

pas depuis trois nuits, parce qu'il lui fallait faire six ou huit lieues

avant le lever du soleil pour se transporter d'un village à l'autre. Il ne

s'en portait que mieux, buvait des brocs de vin à étourdir un boeuf, et ne

se plaignait pas, comme le sonneur de trompe de Walter Scott, d'avoir

_perdu son vent_. Plus il buvait, plus il était grave et fier. Il jouait

fort bien, et avait grandement raison d'être vain de son accent. Nous

observâmes que son jeu était une modification perpétuelle de chaque thème.

Il fut impossible d'écrire un seul de ces thèmes sans prendre note pour

chacun d'une cinquantaine de versions différentes. C'était là son mérite

probablement et son art. Ses réponses à mes questions m'ont fait

retrouver, je crois, l'étymologie du nom de _bourrée_ qu'on donne aux

danses de ce pays. _bourrée_ est le synonyme de fagot, et les bûcherons du

Bourbonnais ont donné ce nom à leurs compositions musicales, comme maître

Adam donna celui de _chevilles_ à ses poésies.]


Consuelo avait dans le coeur tout ce qu'il faut y avoir de candeur, de

poésie et de sensibilité, pour comprendre la musique populaire et pour

l'aimer passionnément. En cela elle était grande artiste, et les théories

savantes qu'elle avait approfondies n'avaient rien ôté à son génie de

cette fraîcheur et de cette suavité qui est le trésor de l'inspiration et

la jeunesse de l'âme. Elle avait dit quelquefois à Anzoleto, en cachette

du Porpora, qu'elle aimait mieux certaines barcarolles des pêcheurs de

l'Adriatique que toute la science de _Padre Martini_ et de _maestro

Durante_. Les boléros et les cantiques de sa mère étaient pour elle une

source de vie poétique, où elle ne se lassait pas de puiser tout au fond

de ses souvenirs chéris. Quelle impression devait donc produire sur elle

le génie musical de la Bohème, l'inspiration de ce peuple pasteur,

guerrier, fanatique, grave et doux au milieu des plus puissants éléments

de force et d'activité! C'étaient là des caractères frappants et tout à

fait neufs pour elle. Albert disait cette musique avec une rare

intelligence de l'esprit national et du sentiment énergique et pieux qui

l'avait fait naître. Il y joignait, en improvisant, la profonde mélancolie

et le regret déchirant que l'esclavage, avait imprimé à son caractère

personnel et à celui de son peuple; et ce mélange de tristesse et de

bravoure, d'exaltation et d'abattement, ces hymnes de reconnaissance unis

à des cris de détresse, étaient l'expression la plus complète et la plus

profonde, et de la pauvre Bohème, et du pauvre Albert.


On a dit avec raison que le but de la musique, c'était l'émotion. Aucun

autre art ne réveillera d'une manière aussi sublime le sentiment humain

dans les entrailles de l'homme; aucun autre art ne peindra aux yeux de

l'âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation,

et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les

langueurs de leurs souffrances. Le regret, l'espoir, la terreur, le

recueillement, la consternation, l'enthousiasme, la foi, le doute, la

gloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le donne et

nous le reprend, au gré de son génie et selon toute la portée du nôtre.

Elle crée même l'aspect des choses, et, sans tomber dans les puérilités

des effets de sonorité, ni dans l'étroite imitation des bruits réels, elle

nous fait voir, à travers un voile vaporeux qui les agrandit et les

divinise, les objets extérieurs où elle transporte notre imagination.

Certains cantiques feront apparaître devant nous les fantômes gigantesques

des antiques cathédrales, en même temps qu'ils nous feront pénétrer dans

la pensée des peuples qui les ont bâties et qui s'y sont prosternés pour

chanter leurs hymnes religieux. Pour qui saurait exprimer puissamment et

naïvement la musique des peuples divers, et pour qui saurait l'écouter

comme il convient, il ne serait pas nécessaire de faire le tour du monde,

de voir les différentes nations, d'entrer dans leurs monuments, de lire

leurs livres, et de parcourir leurs steppes, leurs montagnes, leurs

jardins, ou leurs déserts. Un chant juif bien rendu nous fait pénétrer

dans la synagogue; toute l'Ecosse est dans un véritable air écossais,

comme toute l'Espagne est dans un véritable air espagnol. J'ai été souvent

ainsi en Pologne, en Allemagne, à Naples, en Irlande, dans l'Inde, et je

connais mieux ces hommes et ces contrées que si je les avais examinés

durant des années! Il ne fallait qu'un instant pour m'y transporter et m'y

faire vivre de toute la vie qui les anime. C'était l'essence de cette

vie que je m'assimilais sous le prestige de la musique.


Peu à peu Consuelo cessa d'écouter et même d'entendre le violon d'Albert.

Toute son âme était attentive; et ses sens, fermés aux perceptions

directes, s'éveillaient dans un autre monde, pour guider son esprit à

travers des espaces inconnus habités par de nouveaux êtres. Elle voyait,

dans un chaos étrange, à la fois horrible et magnifique, s'agiter les

spectres des vieux héros de la Bohème; elle entendait le glas funèbre de

la cloche des couvents, tandis que les redoutables Taborites descendaient

du sommet de leurs monts fortifiés, maigres, demi-nus, sanglants et

farouches. Puis elle voyait les anges de la mort se rassembler sur les

nuages, le calice et le glaive à la main. Suspendus en troupe serrée sur

la tête des pontifes prévaricateurs, elle les voyait verser sur la terre

maudite la coupe de la colère divine. Elle croyait entendre le choc de

leurs ailes pesantes, et le sang du Christ tomber en larges gouttes

derrière eux pour éteindre l'embrasement allumé par leur fureur. Tantôt

c'était une nuit d'épouvante et de ténèbres, où elle entendait gémir et

râler les cadavres abandonnés sur les champs de bataille. Tantôt c'était

un jour ardent dont elle osait soutenir l'éclat, et où elle voyait passer

comme la foudre le redoutable aveugle sur son char, avec son casque rond,

sa cuirasse rouillée, et le bandeau ensanglanté qui lui couvrait les yeux.

Les temples s'ouvraient d'eux-mêmes à son approche; les moines fuyaient

dans le sein de la terre, emportant et cachant leurs reliques et leurs

trésors dans les pans de leurs robes. Alors les vainqueurs apportaient des

vieillards exténués, mendiants, couverts de plaies comme Lazare; des fous

accouraient en chantant et en riant comme Zdenko; les bourreaux souillés

d'un sang livide, les petits enfants aux mains pures, aux fronts

angéliques, les femmes guerrières portant des faisceaux de piques et des

torches de résine, tous s'asseyaient autour d'une table; et un ange,

radieux et beau comme ceux qu'Albert Durer a placés dans ses compositions

apocalyptiques, venait offrir à leurs lèvres avides la coupe de bois, le

calice du pardon, de la réhabilitation, et de la sainte égalité.


Cet ange reparaissait dans toutes les visions qui passèrent en cet instant

devant les yeux de Consuelo. En le regardant bien, elle reconnut Satan, le

plus beau des immortels après Dieu, le plus triste après Jésus, le plus

fier parmi les plus fiers. Il traînait après lui les chaînes qu'il avait

brisées; et ses ailes fauves, dépouillées et pendantes, portaient les

traces de la violence et de la captivité. Il souriait douloureusement aux

hommes souillés de crimes, et pressait les petits enfants sur son sein.


Tout à coup il sembla à Consuelo que le violon d'Albert parlait, et qu'il

disait par la bouche de Satan: «Non, le Christ mon frère ne vous a pas

aimés plus que je ne vous aime. Il est temps que vous me connaissiez, et

qu'au lieu de m'appeler l'ennemi du genre humain, vous retrouviez en moi

l'ami qui vous a soutenus dans la lutte. Je ne suis pas le démon, je suis

l'archange de la révolte légitime et le patron des grandes luttes. Comme

le Christ, je suis le Dieu du pauvre, du faible et de l'opprimé. Quand il

vous promettait le règne de Dieu sur la terre, quand il vous annonçait son

retour parmi vous, il voulait dire qu'après avoir subi la persécution,

vous seriez récompensés, en conquérant avec lui et avec moi la liberté et

le bonheur. C'est ensemble que nous devions revenir, et c'est ensemble que

nous revenons, tellement unis l'un à l'autre que nous ne faisons plus

qu'un. C'est lui, le divin principe, le Dieu de l'esprit, qui est descendu

dans les ténèbres où l'ignorance m'avait jeté, et où je subissais, dans

les flammes du désir et de l'indignation, les mêmes tourments que lui ont

fait endurer sur sa croix les scribes et les pharisiens de tous les temps.

Me voici pour jamais avec vos enfants; car il a rompu mes chaînes, il a

éteint mon bûcher, il m'a réconcilié avec Dieu et avec vous. Et désormais

la ruse et la peur ne seront plus la loi et le partage du faible, mais la

fierté et la volonté. C'est lui, Jésus, qui est le miséricordieux, le

doux, le tendre, et le juste: moi, je suis le juste aussi; mais je suis

le fort, le belliqueux, le sévère, et le persévérant. O peuple! ne

reconnais-tu pas celui qui t'a parlé dans le secret de ton coeur, depuis

que tu existes, et qui, dans toutes tes détresses, t'a soulagé en te

disant: Cherche le bonheur, n'y renonce pas! Le bonheur t'est dû,

exige-le, et tu l'auras! Ne vois-tu pas sur mon front toutes tes

souffrances, et sur mes membres meurtris la cicatrice des fers que tu as

portés? Bois le calice que je t'apporte, tu y trouveras mes larmes mêlées

à celles du Christ et aux tiennes; tu les sentiras aussi brûlantes, et tu

les boiras aussi salutaires!»


Cette hallucination remplit de douleur et de pitié le coeur de Consuelo.

Elle croyait voir et entendre l'ange déchu pleurer et gémir auprès d'elle.

Elle le voyait grand, pâle, et beau, avec ses longs cheveux en désordre

sur son front foudroyé, mais toujours fier et levé vers le ciel. Elle

l'admirait en frissonnant encore par habitude de le craindre, et pourtant

elle l'aimait de cet amour fraternel et pieux qu'inspire la vue des

puissantes infortunes. Il lui semblait qu'au milieu de la communion des

frères bohèmes, c'était à elle qu'il s'adressait; qu'il lui reprochait

doucement sa méfiance et sa peur, et qu'il l'attirait vers lui par un

regard magnétique auquel il lui était impossible de résister. Fascinée,

hors d'elle-même, elle se leva, et s'élança vers lui les bras ouverts, en

fléchissant les genoux. Albert laissa échapper son violon, qui rendit un

son plaintif en tombant, et reçut la jeune fille dans ses bras en poussant

un cri de surprise et de transport. C'était lui que Consuelo écoutait

et regardait, en rêvant à l'ange rebelle; c'était sa figure, en tout

semblable à l'image qu'elle s'en était formée, qui l'avait attirée et

subjuguée; c'était contre son coeur qu'elle venait appuyer le sien, en

disant d'une voix étouffée: «A toi! à toi! ange de douleur; à toi et à

Dieu pour toujours!»


Mais à peine les lèvres tremblantes d'Albert eurent-elles effleuré les

siennes, qu'elle sentit un froid mortel et de cuisantes douleurs glacer et

embraser tour à tour sa poitrine et son cerveau. Enlevée brusquement à son

illusion, elle éprouva un choc si violent dans tout son être qu'elle se

crut près de mourir; et, s'arrachant des bras du comte, elle alla tomber

contre les ossements de l'autel, dont une partie s'écroula sur elle avec

un bruit affreux. En se voyant couverte de ces débris humains, et en

regardant Albert qu'elle venait de presser dans ses bras et de rendre

en quelque sorte maître de son âme et de sa liberté dans un moment

d'exaltation insensée, elle éprouva une terreur et une angoisse si

horribles, qu'elle cacha son visage dans ses cheveux épars en criant avec

des sanglots: «Hors d'ici! loin d'ici! Au nom du ciel, de l'air, du jour!

O mon Dieu! tirez-moi de ce sépulcre, et rendez-moi à la lumière du

soleil!»


Albert, la voyant pâlir et délirer, s'élança vers elle, et voulut la

prendre dans ses bras pour la porter hors du souterrain. Mais, dans son

épouvante, elle ne le comprit pas; et, se relevant avec force, elle se mit

à fuir vers le fond de la caverne, au hasard et sans tenir compte des

obstacles, des bras sinueux de la source qui se croisaient devant elle, et

qui, en plusieurs endroits, offraient de grands dangers.


«Au nom de Dieu! criait Albert, pas par ici! arrêtez-vous! La mort est

sous vos pieds! attendez-moi!»


Mais ses cris augmentaient la peur de Consuelo. Elle franchit deux fois le

ruisseau en sautant avec la légèreté d'une biche, et sans savoir pourtant

ce qu'elle faisait. Enfin elle heurta, dans un endroit sombre et planté de

cyprès, contre une éminence du terrain, et tomba, les mains en avant, sur

une terre fine et fraîchement remuée.


Cette secousse changea la disposition de ses nerfs. Une sorte de stupeur

succéda à son épouvante. Suffoquée, haletante, et ne comprenant plus rien

à ce qu'elle venait d'éprouver, elle laissa le comte la rejoindre et

s'approcher d'elle. Il s'était élancé sur ses traces, et avait eu la

présence d'esprit de prendre à la hâte, en passant, une des torches

plantées sur les rochers, afin de pouvoir au moins l'éclairer au milieu

des détours du ruisseau, s'il ne parvenait pas à l'atteindre avant un

endroit qu'il savait profond, et vers lequel elle paraissait se diriger.

Atterré, brisé par des émotions si soudaines et si contraires, le pauvre

jeune homme n'osait ni lui parler, ni la relever. Elle s'était assise sur

le monceau de terre qui l'avait fait trébucher, et n'osait pas non plus

lui adresser la parole. Confuse et les yeux baissés, elle regardait

machinalement le sol où elle se trouvait. Tout à coup elle s'aperçut que

cette éminence avait la forme et la dimension d'une tombe, et qu'elle

était effectivement assise sur une fosse récemment recouverte, que

jonchaient quelques branches de cyprès à peine flétries et des fleurs

desséchées. Elle se leva précipitamment, et, dans un nouvel accès d'effroi

qu'elle ne put maîtriser, elle s'écria:


«O Albert! qui donc avez-vous enterré ici?


--J'y ai enterré ce que j'avais de plus cher au monde avant de vous

connaître, répondit Albert en laissant voir la plus douloureuse émotion.

Si c'est un sacrilège, comme je l'ai commis dans un jour de délire et avec

l'intention de remplir un devoir sacré, Dieu me le pardonnera. Je vous

dirai plus tard quelle âme habita le corps qui repose ici. Maintenant vous

êtes trop émue, et vous avez besoin de vous retrouver au grand air. Venez,

Consuelo, sortons de ce lieu où vous m'avez fait dans un instant le plus

heureux et le plus malheureux des hommes.


--Oh! oui, s'écria-t-elle, sortons d'ici! Je ne sais quelles vapeurs

s'exhalent du sein de la terre; mais je me sens mourir, et ma raison

m'abandonne.»


Ils sortirent ensemble, sans se dire un mot de plus. Albert marchait

devant, en s'arrêtant et en baissant sa torche à chaque pierre, pour que

sa compagne pût la voir et l'éviter. Lorsqu'il voulut ouvrir la porte de

la cellule, un souvenir en apparence éloigné de la disposition d'esprit où

elle se trouvait, mais qui s'y rattachait par une préoccupation d'artiste,

se réveilla chez Consuelo.


«Albert, dit-elle, vous avez oublié votre violon auprès de la source. Cet

admirable instrument qui m'a causé des émotions inconnues jusqu'à ce jour,

je ne saurais consentir à le savoir abandonné à une destruction certaine

dans cet endroit humide.»


Albert fit un mouvement qui signifiait le peu de prix qu'il attachait

désormais à tout ce qui n'était pas Consuelo. Mais elle insista:


«II m'a fait bien du mal, lui dit-elle, et pourtant....


--S'il ne vous a fait que du mal, laissez-le se détruire, répondit-il avec

amertume; je n'y veux plus toucher de ma vie. Ah! il me tarde qu'il soit

anéanti.


--Je mentirais si je disais cela, reprit Consuelo, rendue à un sentiment

de respect pour le génie musical du comte. L'émotion a dépassé mes forces,

voilà tout; et le ravissement s'est changé en agonie. Allez le chercher,

mon ami; je veux moi-même le remettre avec soin dans sa boîte, en

attendant que j'aie le courage de l'en tirer pour le replacer dans vos

mains, et l'écouter encore.»


Consuelo fut attendrie par le regard de remerciement que lui adressa le

comte en recevant cette espérance. Il rentra dans la grotte pour lui

obéir; et, restée seule quelques instants, elle se reprocha sa folle

terreur et ses soupçons affreux. Elle se rappelait, en tremblant et en

rougissant, ce mouvement de fièvre qui l'avait jetée dans ses bras; mais

elle ne pouvait se défendre d'admirer le respect modeste et la chaste

timidité de cet homme qui l'adorait, et qui n'osait pas profiter d'une

telle circonstance pour lui dire même un mot de son amour. La tristesse

qu'elle voyait dans ses traits, et la langueur de sa démarche brisée,

annonçaient assez qu'il n'avait conçu aucune espérance audacieuse, ni pour

le présent, ni pour l'avenir. Elle lui sut gré d'une si grande délicatesse

de coeur, et se promit d'adoucir par de plus douces paroles l'espèce

d'adieux qu'ils allaient se faire en quittant le souterrain.


Mais le souvenir de Zdenko, comme une ombre vengeresse, devait la suivre

jusqu'au bout, et accuser Albert en dépit d'elle-même. En s'approchant de

la porte, ses yeux tombèrent sur une inscription en bohémien, dont,

excepté un seul elle comprit aisément tous les mots, puisqu'elle les

savait par coeur. Une main, qui ne pouvait être que celle de Zdenko, avait

tracé à la craie sur la porte noire et profonde: _Que celui à qui on a

fait tort te ..._ Le dernier mot était inintelligible pour Consuelo; et

cette circonstance lui causa une vive inquiétude. Albert revint, serra son

violon, sans qu'elle eût le courage ni même la pensée de l'aider, comme

elle le lui avait promis. Elle retrouvait toute l'impatience qu'elle avait

éprouvée de sortir du souterrain. Lorsqu'il tourna la clef avec effort

dans la serrure rouillée, elle ne put s'empêcher de mettre le doigt sur le

mot mystérieux, en regardant son hôte d'un air d'interrogation.


«Cela signifie, répondit Albert avec une sorte de calme, que l'ange

méconnu, l'ami du malheureux, celui dont nous parlions tout à l'heure,

Consuelo....


--Oui, Satan; je sais cela; et le reste?


--Que Satan, dis-je, te pardonne!


--Et quoi pardonner? reprit-elle en pâlissant.


--Si la douleur doit se faire pardonner, répondit le comte avec une

sérénité mélancolique, j'ai une longue prière à faire.»


Ils entrèrent dans la galerie, et ne rompirent plus le silence jusqu'à la

Cave du Moine. Mais lorsque la clarté du jour extérieur vint, à travers le

feuillage, tomber en reflets bleuâtres sur le visage du comte, Consuelo

vit que deux ruisseaux de larmes silencieuses coulaient lentement sur ses

joues. Elle en fut affectée; et cependant, lorsqu'il s'approcha d'un air

craintif pour la transporter jusqu'à la sortie, elle préféra mouiller ses

pieds dans cette eau saumâtre que de lui permettre de la soulever dans ses

bras. Elle prit pour prétexte l'état de fatigue et d'abattement où elle le

voyait, et hasardait déjà sa chaussure délicate dans la vase, lorsque

Albert lui dit en éteignant son flambeau:


«Adieu donc, Consuelo! je vois à votre aversion pour moi que je dois

rentrer dans la nuit éternelle, et, comme un spectre évoqué par vous un

instant, retourner à ma tombe après n'avoir réussi qu'à vous faire peur.


--Non! votre vie m'appartient! s'écria Consuelo en se retournant et en

l'arrêtant; vous m'avez fait le serment de ne plus rentrer sans moi dans

cette caverne, et vous n'avez pas le droit de le reprendre.


--Et pourquoi voulez-vous imposer le fardeau de la vie humaine au fantôme

d'un homme? Le solitaire n'est que l'ombre d'un mortel, et celui qui n'est

point aimé est seul partout et avec tous.


--Albert, Albert! vous me déchirez le coeur. Venez, portez-moi dehors.

Il me semble qu'à la pleine lumière du jour, je verrai enfin clair dans ma

propre destinée.»





LVI.



Albert obéit; et quand ils commencèrent à descendre de la base du

Schreckenstein vers les vallons inférieurs, Consuelo sentit, en effet,

ses agitations se calmer.


«Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, lui dit-elle en s'appuyant

doucement sur son bras pour marcher; il est bien certain pour moi

maintenant que j'ai eu tout à l'heure un accès de folie dans la grotte.


--Pourquoi vous le rappeler, Consuelo? Je ne vous en aurais jamais parlé,

moi; je sais bien que vous voudriez l'effacer de votre souvenir.

Il faudra aussi que je parvienne à l'oublier!


--Mon ami, je ne veux pas l'oublier, mais vous en demander pardon. Si

je vous racontais la vision étrange que j'ai eue en écoutant vos airs

bohémiens, vous verriez que j'étais hors de sens quand je vous ai causé

une telle surprise et une telle frayeur. Vous ne pouvez pas croire que

j'aie voulu me jouer de votre raison et de votre repos.... Mon Dieu! Le

ciel m'est témoin que je donnerais encore maintenant ma vie pour vous.


--Je sais que vous ne tenez point à la vie, Consuelo! Et moi je sens que

j'y tiendrais avec tant d'âpreté, si....


--Achevez donc!


--Si j'étais aimé comme j'aime!


--Albert, je vous aime autant qu'il m'est permis de le faire. Je vous

aimerais sans doute comme vous méritez de l'être, si ...


--Achevez à votre tour!


--Si des obstacles insurmontables ne m'en faisaient pas un crime.


--Et quels sont donc ces obstacles? Je les cherche en vain autour de vous;

je ne les trouve qu'au fond de votre coeur, que dans vos souvenirs sans

doute!


--Ne parlons pas de mes souvenirs; ils sont odieux, et j'aimerais mieux

mourir tout de suite que de recommencer le passé. Mais votre rang dans le

monde, votre fortune, l'opposition et l'indignation de vos parents, où

voudriez-vous que je prisse le courage d'accepter tout cela? Je ne possède

rien au monde que ma fierté et mon désintéressement; que me resterait-il

si j'en faisais le sacrifice?


--Il te resterait mon amour et le tien, si tu m'aimais; Je sens que

cela n'est point, et je ne te demanderai qu'un peu de pitié. Comment

pourrais-tu être humiliée de me faire l'aumône de quelque bonheur? Lequel

de nous serait donc prosterné devant l'autre? En quoi ma fortune te

dégraderait-elle? Ne pourrions-nous pas la jeter bien vite aux pauvres,

si elle te pesait autant qu'à moi? Crois-tu que je n'aie pas pris dès

longtemps la ferme résolution de l'employer comme il convient à mes

croyances et à mes goûts, c'est-à-dire de m'en débarrasser, quand la perte

de mon père viendra ajouter la douleur de l'héritage à la douleur de la

séparation! Eh bien, as-tu peur d'être riche? j'ai fait voeu de pauvreté.

Crains-tu d'être illustrée par mon nom? c'est un faux nom, et le véritable

est un nom proscrit. Je ne le reprendrai pas, ce serait faire injure à la

mémoire de mon père; mais, dans l'obscurité où je me plongerai, nul n'en

sera ébloui, je te jure, et tu ne pourras pas me le reprocher. Enfin,

quant à l'opposition de mes parents ... Oh! s'il n'y avait que cet

obstacle! dis-moi donc qu'il n'y en a pas d'autre, et tu verras!


--C'est le plus grand de tous, le seul que tout mon dévouement, toute ma

reconnaissance pour vous ne saurait lever.


--Tu mens, Consuelo! Ose jurer que tu ne mens pas! Ce n'est pas là le seul

obstacle.»


Consuelo hésita. Elle n'avait jamais menti, et cependant elle eût voulu

réparer le mal qu'elle avait fait à son ami, à celui qui lui avait sauvé

la vie, et qui veillait sur elle depuis plusieurs mois avec la sollicitude

d'une mère tendre et intelligente. Elle s'était flattée d'adoucir ses

refus en invoquant des obstacles qu'elle jugeait, en effet,

insurmontables. Mais les questions réitérées d'Albert la troublaient,

et son propre coeur était un dédale où elle se perdait; car elle ne

pouvait pas dire avec certitude si elle aimait ou si elle haïssait cet

homme étrange, vers lequel une sympathie mystérieuse et puissante l'avait

poussée, tandis qu'une crainte invincible, et quelque chose qui

ressemblait à l'aversion, la faisaient trembler à la seule idée d'un

engagement.


Il lui sembla, en cet instant, qu'elle haïssait Anzoleto. Pouvait-il en

être autrement, lorsqu'elle le comparait, avec son brutal égoïsme, son

ambition abjecte, ses lâchetés, ses perfidies, à cet Albert si généreux,

si humain, si pur, et si grand de toutes les vertus les plus sublimes et

les plus romanesques? Le seul nuage qui pût obscurcir la conclusion du

parallèle, c'était cet attentat sur la vie de Zdenko, qu'elle ne pouvait

se défendre de présumer. Mais ce soupçon n'était-il pas une maladie de son

imagination, un cauchemar qu'un instant d'explication pouvait dissiper?

Elle résolut de l'essayer; et, feignant d'être distraite et de n'avoir pas

entendu la dernière question d'Albert:


«Mon Dieu! dit-elle en s'arrêtant pour regarder un paysan qui passait à

quelque distance, j'ai cru voir Zdenko.»


Albert tressaillit, laissa tomber le bras de Consuelo qu'il tenait sous le

sien, et fit quelques pas en avant. Puis il s'arrêta, et revint vers elle

en disant:


«Quelle erreur est la vôtre, Consuelo! cet homme-ci n'a pas le moindre

trait de ... »


Il ne put se résoudre à prononcer le nom de Zdenko; sa physionomie était

bouleversée.


«Vous l'avez cru cependant vous-même un instant, dit Consuelo, qui

l'examinait avec attention.


--J'ai la vue fort basse, et j'aurais dû me rappeler que cette rencontre

était impossible.


--Impossible! Zdenko est donc bien loin d'ici?


--Assez loin pour que vous n'ayez plus rien à redouter de sa folie.


--Ne sauriez-vous me dire d'où lui était venue cette haine subite contre

moi, après les témoignages de sympathie qu'il m'avait donnés?


--Je vous l'ai dit, d'un rêve qu'il fit la veille de votre descente

dans le souterrain. Il vous vit en songe me suivre à l'autel, où vous

consentiez à me donner votre foi; et là vous vous mîtes à chanter nos

vieux hymnes bohémiens d'une voix éclatante qui fit trembler toute

l'église. Et pendant que vous chantiez, il me voyait pâlir et m'enfoncer

dans le pavé de l'église, jusqu'à ce que je me trouvasse enseveli et

couché mort dans le sépulcre de mes aïeux. Alors il vous vit jeter à la

hâte votre couronne de mariée, pousser du pied une dalle qui me couvrit

à l'instant, et danser sur cette pierre funèbre en chantant des choses

incompréhensibles dans une langue inconnue, et avec tous les signes de la

joie la plus effrénée et la plus cruelle. Plein de fureur, il se jeta sur

vous; mais vous vous étiez déjà envolée en fumée, et il s'éveilla baigné

de sueur et transporté de colère. Il m'éveilla moi-même car ses cris et

ses imprécations faisaient retentir la voûte de sa cellule. J'eus beaucoup

de peine à lui faire raconter son rêve, et j'en eus plus encore à

l'empêcher d'y voir un sens réel de ma destinée future. Je ne pouvais le

convaincre aisément; car j'étais moi-même sous l'empire d'une exaltation

d'esprit tout à fait maladive, et je n'avais jamais tenté jusqu'alors de

le dissuader lorsque je le voyais ajouter foi à ses visions et à ses

songes. Cependant j'eus lieu de croire, dans le jour qui suivit cette

nuit agitée, qu'il ne s'en souvenait pas, ou qu'il n'y attachait aucune

importance; car il n'en dit plus un mot, et lorsque je le priai d'aller

vous parler de moi, il ne fit aucune résistance ouverte. Il ne pensait

pas que vous eussiez jamais la pensée ni la possibilité de venir me

chercher où j'étais, et son délire ne se réveilla que lorsqu'il vous vit

l'entreprendre. Toutefois il ne me montra sa haine contre vous qu'au

moment où nous le rencontrâmes à notre retour par les galeries

souterraines. C'est alors qu'il me dit laconiquement en bohémien que

son intention et sa résolution étaient de me délivrer de vous (c'était

son expression), et de vous _détruire_ la première fois qu'il vous

rencontrerait seule, parce que vous étiez le fléau de ma vie, et que vous

aviez ma mort écrite dans les yeux. Pardonnez-moi de vous répéter les

paroles de sa démence, et comprenez maintenant pourquoi j'ai dû l'éloigner

de vous et de moi. N'en parlons pas davantage, je vous en supplie; ce

sujet de conversation m'est fort pénible. J'ai aimé Zdenko comme un autre

moi-même. Sa folie s'était assimilée et identifiée à la mienne, au point

que nous avions spontanément les mêmes pensées, les mêmes visions, et

jusqu'aux mêmes souffrances physiques. Il était plus naïf, et partant plus

poëte que moi; son humeur était plus égale, et les fantômes que je

voyais affreux et menaçants, il les voyait doux et tristes à travers

son organisation plus tendre et plus sereine que la mienne. La grande

différence qui existait entre nous deux, c'était l'irrégularité de mes

accès et la continuité de son enthousiasme. Tandis que j'étais tour à tour

en proie au délire ou spectateur froid et consterné de ma misère, il

vivait constamment dans une sorte de rêve où tous les objets extérieurs

venaient prendre des formes symboliques; et cette divagation était

toujours si douce et si affectueuse, que dans mes moments lucides (les

plus douloureux pour moi à coup sûr!) j'avais besoin de la démence

paisible et ingénieuse de Zdenko pour me ranimer et me réconcilier avec

la vie.


--O mon ami, dit Consuelo, vous devriez me haïr, et je me hais moi-même,

pour vous avoir privé de cet ami si précieux et si dévoué. Mais son exil

n'a-t-il pas duré assez longtemps? A cette heure, il est guéri sans doute

d'un accès passager de violence....


--Il en est guéri ... _probablement!_ dit Albert avec un sourire étrange

et plein d'amertume.


--Eh bien, reprit Consuelo qui cherchait à repousser l'idée de la mort de

Zdenko, que ne le rappelez-vous? Je le reverrais sans crainte, je vous

assure; et à nous deux, nous lui ferions oublier ses préventions contre

moi.


--Ne parlez pas ainsi, Consuelo, dit Albert avec abattement; ce retour est

impossible désormais. J'ai sacrifié mon meilleur ami, celui qui était mon

compagnon, mon serviteur, mon appui, ma mère prévoyante et laborieuse,

mon enfant naïf, ignorant et soumis; celui qui pourvoyait à tous mes

besoins, à tous mes innocents et tristes plaisirs; celui qui me défendait

contre moi-même dans mes accès de désespoir, et qui employait la force

et la ruse pour m'empêcher de quitter ma cellule, lorsqu'il me voyait

incapable de préserver ma propre dignité et ma propre vie dans le monde

des vivants et dans la société des autres hommes. J'ai fait ce sacrifice

sans regarder derrière moi et sans avoir de remords, parce que je le

devais; parce qu'en affrontant les dangers du souterrain, en me rendant la

raison et le sentiment de mes devoirs, vous étiez plus précieuse, plus

sacrée pour moi que Zdenko lui-même.


--Ceci est un erreur, un blasphème peut-être, Albert! Un instant de

courage ne saurait être comparé à toute une vie de dévouement.


--Ne croyez pas qu'un amour égoïste et sauvage m'ait donné le conseil

d'agir comme je l'ai fait. J'aurais su étouffer un tel amour dans mon

sein, et m'enfermer dans ma caverne avec Zdenko, plutôt que de briser le

coeur et la vie du meilleur des hommes. Mais la voix de Dieu avait parlé

clairement. J'avais résisté à l'entraînement qui me maîtrisait; je vous

avais fuie, je voulais cesser de vous voir, tant que les rêves et les

pressentiments qui me faisaient espérer en vous l'ange de mon salut ne se

seraient pas réalisés. Jusqu'au désordre apporté par un songe menteur dans

l'organisation pieuse et douce de Zdenko, il partageait mon aspiration

vers vous, mes craintes, mes espérances, et mes religieux désirs.

L'infortuné, il vous méconnut le jour même où vous vous révéliez! La

lumière céleste qui avait toujours éclairé les régions mystérieuses de

son esprit s'éteignit tout à coup, et Dieu le condamna en lui envoyant

l'esprit de vertige et de fureur. Je devais l'abandonner aussi; car vous

m'apparaissiez enveloppée d'un rayon de la gloire, vous descendiez vers

moi sur les ailes du prodige, et vous trouviez, pour me dessiller les

yeux, des paroles que votre intelligence calme et votre éducation

d'artiste ne vous avaient pas permis d'étudier et de préparer. La pitié,

la charité, vous inspiraient, et, sous leur influence miraculeuse, vous

me disiez ce que je devais entendre pour connaître et concevoir la vie

humaine.


--Que vous ai-je donc dit de si sage et de si fort? Vraiment, Albert,

je n'en sais rien.


--Ni moi non plus; mais Dieu même était dans le son de votre voix et dans

la sérénité de votre regard. Auprès de vous je compris en un instant ce

que dans toute ma vie je n'eusse pas trouvé seul. Je savais auparavant que

ma vie était une expiation, un martyre; et je cherchais l'accomplissement

de ma destinée dans les ténèbres, dans la solitude, dans les larmes, dans

l'indignation, dans l'étude, dans l'ascétisme et les macérations. Vous me

fîtes pressentir une autre vie, un autre martyre, tout de patience, de

douceur, de tolérance et de dévouement. Les devoirs que vous me traciez

naïvement et simplement, en commençant par ceux de la famille, je les

avais oubliés; et ma famille, par excès de bonté, me laissait ignorer mes

crimes. Je les ai réparés, grâce à vous; et dès le premier jour j'ai

connu, au calme qui se faisait en moi, que c'était là tout ce que Dieu

exigeait de moi pour le présent. Je sais bien que ce n'est pas tout, et

j'attends que Dieu se révèle sur la suite de mon existence. Mais j'ai

confiance maintenant, parce que j'ai trouvé l'oracle que je pourrai

interroger. C'est vous, Consuelo! La Providence vous a donné pouvoir sur

moi, et je ne me révolterai pas contre ses décrets, en cherchant à m'y

soustraire. Je ne devais donc pas hésiter un instant entre la puissance

supérieure investie du don de me régénérer, et la pauvre créature passive

qui jusqu'alors n'avait fait que partager mes détresses et subir mes

orages.


--Vous parlez de Zdenko? Mais que savez-vous si Dieu ne m'avait pas

destinée à le guérir, lui aussi? Vous voyez bien que j'avais déjà quelque

pouvoir sur lui, puisque j'avais réussi à le convaincre d'un mot, lorsque

sa main était levée sur moi pour me tuer.


--O mon Dieu, il est vrai, j'ai manqué de foi, j'ai eu peur.

Je connaissais les serments de Zdenko. Il m'avait fait malgré moi celui

de ne vivre que pour moi, et il l'avait tenu depuis que j'existe, en mon

absence comme avant et depuis mon retour. Lorsqu'il jurait de vous

_détruire_, je ne pensais même pas qu'il fût possible d'arrêter l'effet de

sa résolution, et je pris le parti de l'offenser, de le bannir, de le

briser, de le _détruire_ lui-même.


--De le _détruire_, mon Dieu! Que signifie ce mot dans votre bouche,

Albert? Où est Zdenko?


--Vous me demandez comme Dieu à Caïn: Qu'as-tu fait de ton frère?


--O ciel, ciel! Vous ne l'avez pas tué, Albert!»


Consuelo, en laissant échapper cette parole terrible, s'était attachée

avec énergie au bras d'Albert, et le regardait avec un effroi mêlé d'une

douloureuse pitié. Elle recula terrifiée de l'expression fière et froide

que prit ce visage pâle, où la douleur semblait parfois s'être pétrifiée.


«Je ne l'ai pas _tué_, répondit-il, et pourtant je lui ai ôté la vie, à

coup sûr. Oseriez-vous donc m'en faire un crime, vous pour qui je tuerais

peut-être mon propre père de la même manière; vous pour qui je braverais

tous les remords, et briserais tous les liens les plus chers, les

existences les plus sacrées? Si j'ai préféré, à la crainte de vous voir

assassiner par un fou, le regret et le repentir qui me rongent, avez-vous

assez peu de pitié dans le coeur pour remettre toujours cette douleur sous

mes yeux, et pour me reprocher le plus grand sacrifice qu'il ait été en

mon pouvoir de vous faire? Ah! Vous aussi, vous avez donc des moments de

cruauté! La cruauté ne saurait s'éteindre dans les entrailles de quiconque

appartient à la race humaine!»


Il y avait tant de solennité dans ce reproche, le premier qu'Albert eût

osé faire à Consuelo, qu'elle en fut pénétrée de crainte, et sentit, plus

qu'il ne lui était encore arrivé de le faire, la terreur qu'il lui

inspirait. Une sorte d'humiliation, puérile peut-être, mais inhérente au

coeur de la femme, succédait au doux orgueil dont elle n'avait pu se

défendre en écoutant Albert lui peindre sa vénération passionnée. Elle

se sentit abaissée, méconnue sans doute; car elle n'avait cherché à

surprendre son secret qu'avec l'intention, ou du moins avec le désir de

répondre à son amour s'il venait à se justifier. En même temps, elle

voyait que dans la pensée de son amant elle était coupable; car s'il avait

tué Zdenko, la seule personne au monde qui n'eût pas eu le droit de le

condamner irrévocablement, c'était celle dont la vie avait exigé le

sacrifice d'une autre vie infiniment précieuse d'ailleurs au malheureux

Albert.


Consuelo ne put rien répondre: elle voulut parler d'autre chose, et ses

larmes lui coupèrent la parole. En les voyant couler, Albert, repentant,

voulut s'humilier à son tour; mais elle le pria de ne plus jamais revenir

sur un sujet si redoutable pour son esprit, et lui promit, avec une sorte

de consternation arrière, de ne jamais prononcer un nom qui réveillait en

elle comme en lui les émotions les plus affreuses. Le reste de leur trajet

fut rempli de contrainte et d'angoisses. Ils essayèrent vainement un

autre entretien. Consuelo ne savait ni ce qu'elle disait, ni ce qu'elle

entendait. Albert pourtant paraissait calme, comme Abraham ou comme Brutus

après l'accomplissement du sacrifice ordonné par les destins farouches.

Cette tranquillité triste, mais profonde, avec un pareil poids sur

La poitrine, ressemblait à un reste de folie; et Consuelo ne pouvait

justifier son ami qu'en se rappelant qu'il était fou. Si, dans un combat

à force ouverte contre quelque bandit, il eût tué son adversaire pour la

sauver, elle n'eût trouvé là qu'un motif de plus de reconnaissance, et

peut-être d'admiration pour sa vigueur et son courage. Mais ce meurtre

mystérieux, accompli sans doute dans les ténèbres du souterrain; cette

tombe creusée dans le lieu de la prière, et ce farouche silence après une

pareille crise; ce fanatisme stoïque avec lequel il avait osé la conduire

dans la grotte, et s'y livrer lui-même aux charmes de la musique, tout

cela était horrible, et Consuelo sentait que l'amour de cet homme refusait

d'entrer dans son coeur. «Quand donc a-t-il pu commettre ce meurtre? Se

demandait-elle. Je n'ai pas vu sur son front, depuis trois mois, un pli

assez profond pour me faire présumer un remords! N'a-t-il pas eu quelques

gouttes de sang sur les mains, un jour que je lui aurai tendu la mienne.

Horreur! Il faut qu'il soit de pierre ou de glace, ou qu'il m'aime jusqu'à

La férocité. Et moi, qui avais tant désiré d'inspirer un amour sans

bornes! moi, qui regrettais si amèrement d'avoir été faiblement aimée!

Voilà donc l'amour que le ciel me réservait pour compensation!»


Puis elle recommençait à chercher dans quel moment Albert avait pu

accomplir son horrible sacrifice. Elle pensait que ce devait être pendant

cette grave maladie qui l'avait rendue indifférente à toutes les choses

extérieures; et lorsqu'elle se rappelait les soins tendres et délicats

qu'Albert lui avait prodigués, elle ne pouvait concilier les deux faces

d'un être si dissemblable à lui-même et à tous les autres hommes.


Perdue dans ces rêveries sinistres, elle recevait d'une main tremblante et

d'un air préoccupé les fleurs qu'Albert avait l'habitude de cueillir en

chemin pour les lui donner; car il savait qu'elle les aimait beaucoup.

Elle ne pensa même pas à le quitter, pour rentrer seule au château et

dissimuler le long tête-à-tête qu'ils avaient eu ensemble. Soit qu'Albert

n'y songeât pas non plus, soit qu'il ne crût pas devoir feindre davantage

avec sa famille, il ne l'en fit pas ressouvenir; et ils se trouvèrent à

l'entrée du château face à face avec la chanoinesse. Consuelo (et sans

doute Albert aussi) vit pour la première fois la colère et le dédain

enflammer les traits de cette femme, que la bonté de son coeur empêchait

d'être laide ordinairement, malgré sa maigreur et sa difformité.


«Il est bien temps que vous rentriez, Mademoiselle, dit-elle à la

Porporina d'une voix tremblante et saccadée par l'indignation. Nous étions

fort en peine du comte Albert. Son père, qui n'a pas voulu déjeuner sans

lui, désirait avoir avec lui ce matin un entretien que vous avez jugé à

propos de lui faire oublier; et quant à vous, il y a dans le salon un

petit jeune homme qui se dit votre frère, et qui vous attend avec une

impatience peu polie.»


Après avoir dit ces paroles étranges, la pauvre Wenceslawa, effrayée de

son courage, tourna le dos brusquement, et courut à sa chambre, où elle

toussa et pleura pendant plus d'une heure.





LVII.



«Ma tante est dans une singulière disposition d'esprit, dit Albert à

Consuelo en remontant avec elle l'escalier du perron. Je vous demande

pardon pour elle, mon amie; soyez sûre qu'aujourd'hui même elle changera

de manières et de langage.


--Mon frère? dit Consuelo stupéfaite de la nouvelle qu'on venait de lui

annoncer, et sans entendre ce que lui disait le jeune comte.


--Je ne savais pas que vous eussiez un frère, reprit Albert, qui avait

été plus frappé de l'aigreur de sa tante que de cet incident. Sans doute,

c'est un bonheur pour vous de le revoir, chère Consuelo, et je me

réjouis....


--Ne vous réjouissez pas, monsieur le comte, reprit Consuelo qu'un triste

pressentiment envahissait rapidement; c'est peut-être un grand chagrin

pour moi qui se prépare, et....»


Elle s'arrêta tremblante; car elle était sur le point de lui demander

conseil et protection. Mais elle craignit de se lier trop envers lui, et,

n'osant ni accueillir ni éviter celui qui s'introduisait auprès d'elle à

la faveur d'un mensonge, elle sentit ses genoux plier, et s'appuya en

pâlissant contre la rampe, à la dernière marche du perron.


«Craignez-vous quelque fâcheuse nouvelle de votre famille? lui dit Albert,

dont l'inquiétude commençait à s'éveiller.


--Je n'ai pas de famille,» répondit Consuelo en s'efforçant de reprendre

sa marche.


Elle faillit dire qu'elle n'avait pas de frère; une crainte vague l'en

empêcha. Mais en traversant la salle à manger, elle entendit crier sur le

parquet du salon les bottes du voyageur, qui s'y promenait de long en

large avec impatience. Par un mouvement involontaire, elle se rapprocha du

jeune comte, et lui pressa le bras en y enlaçant le sien, comme pour se

réfugier dans son amour, à l'approche des souffrances qu'elle prévoyait.


Albert, frappé de ce mouvement, sentit s'éveiller en lui des appréhensions

mortelles.


«N'entrez pas sans moi, lui dit-il à voix basse; je devine, à mes

pressentiments qui ne m'ont jamais trompé, que ce frère est votre ennemi

et le mien. J'ai froid, j'ai peur, comme si j'allais être forcé de haïr

quelqu'un!»


Consuelo dégagea son bras qu'Albert serrait étroitement contre sa

poitrine. Elle trembla en pensant qu'il allait peut-être concevoir une de

ces idées singulières, une de ces implacables résolutions dont la mort

présumée de Zdenko était un déplorable exemple pour elle.


«Quittons-nous ici, lui dit-elle en allemand (car de la pièce voisine on

pouvait déjà l'entendre). Je n'ai rien à craindre du moment présent; mais

si l'avenir me menace, comptez, Albert, que j'aurai recours à vous.»


Albert céda avec une mortelle répugnance. Craignant de manquer à la

délicatesse, il n'osait lui désobéir; mais il ne pouvait se résoudre à

s'éloigner de la salle. Consuelo, qui comprit son hésitation, referma les

deux portes du salon en y entrant, afin qu'il ne pût ni voir ni entendre

ce qui allait se passer.


Anzoleto (car c'était lui; elle ne l'avait que trop bien deviné à son

audace, et que trop bien reconnu au bruit de ses pas) s'était préparé à

l'aborder effrontément par une embrassade fraternelle en présence des

témoins. Lorsqu'il la vit entrer seule, pâle, mais froide et sévère, il

perdit tout son courage, et vint se jeter à ses pieds en balbutiant.

Il n'eut pas besoin de feindre la joie et la tendresse. Il éprouvait

violemment et réellement ces deux sentiments, en retrouvant celle qu'il

n'avait jamais cessé d'aimer malgré sa trahison. Il fondit en pleurs; et,

comme elle ne voulut point lui laisser prendre ses mains, il couvrit de

baisers et de larmes le bord de son vêtement. Consuelo ne s'était pas

attendue à le retrouver ainsi. Depuis quatre mois, elle le rêvait tel

qu'il s'était montré la nuit de leur rupture, amer, ironique, méprisable

et haïssable entre tous les hommes. Ce matin même, elle l'avait vu passer

avec une démarche insolente et un air d'insouciance presque cynique. Et

voilà qu'il était à genoux, humilié, repentant, baigné de larmes, comme

dans les jours orageux de leurs réconciliations passionnées; plus beau que

jamais, car son costume de voyage un peu commun, mais bien porté, lui

seyait à merveille, et le hâle des chemins avait donné un caractère plus

mâle à ses traits admirables.


Palpitante comme la colombe que le vautour vient de saisir, elle fut

forcée de s'asseoir et de cacher son visage dans ses mains, pour se

dérober à la fascination de son regard. Ce mouvement, qu'Anzoleto prit

pour de la honte, l'encouragea; et le retour des mauvaises pensées vint

bien vite gâter l'élan naïf de son premier transport. Anzoleto, en fuyant

Venise et les dégoûts qu'il y avait éprouvés en punition de ses fautes,

n'avait pas eu d'autre pensée que celle de chercher fortune; mais en même

temps il avait toujours nourri le désir et l'espérance de retrouver sa

chère Consuelo. Un talent aussi éblouissant ne pouvait, selon lui, rester

caché bien longtemps, et nulle part il n'avait négligé de prendre des

informations, en faisant causer ses hôteliers, ses guides, ou les

voyageurs dont il faisait la rencontre. A Vienne, il avait retrouvé des

personnes de distinction de sa nation, auxquelles il avait confessé son

coup de tête et sa fuite. Elles lui avaient conseillé d'aller attendre

plus loin de Venise que le comte Zustiniani eût oublié ou pardonné son

escapade; et en lui promettant de s'y employer, elles lui avaient donné

des lettres de recommandation pour Prague, Dresde et Berlin. En passant

devant le château des Géants, Anzoleto n'avait pas songé à questionner son

guide; mais, au bout d'une heure de marche rapide, s'étant ralenti pour

laisser souffler les chevaux, il avait repris la conversation en lui

demandant des détails sur le pays et ses habitants. Naturellement le guide

lui avait parlé des seigneurs de Rudolstadt, de leur manière de vivre, des

bizarreries du comte Albert, dont la folie n'était plus un secret pour

personne, surtout depuis l'aversion que le docteur Wetzélius lui avait

vouée très-cordialement. Ce guide n'avait pas manqué d'ajouter, pour

compléter la chronique scandaleuse de la province, que le comte Albert

venait de couronner toutes ses extravagances en refusant d'épouser sa

noble cousine la belle baronne Amélie de Rudolstadt, pour se coiffer d'une

aventurière, médiocrement belle, dont tout le monde devenait amoureux

cependant lorsqu'elle chantait, parce qu'elle avait une voix

extraordinaire.


Ces deux circonstances étaient trop applicables à Consuelo pour que notre

voyageur ne demandât pas le nom de l'aventurière; et en apprenant qu'elle

s'appelait Porporina, il ne douta plus de la vérité. Il rebroussa chemin

à l'instant même; et, après avoir rapidement improvisé le prétexte et le

titre sous lesquels il pouvait s'introduire dans ce château si bien gardé,

il avait encore arraché quelques médisances à son guide. Le bavardage de

cet homme lui avait fait regarder comme certain que Consuelo était la

maîtresse du jeune comte, en attendant qu'elle fût sa femme; car elle

avait ensorcelé, disait-on, toute la famille, et, au lieu de la chasser

comme elle le méritait, on avait pour elle dans la maison des égards et

des soins qu'on n'avait jamais eus pour la baronne Amélie.


Ces détails stimulèrent Anzoleto tout autant et peut-être plus encore que

son véritable attachement pour Consuelo. Il avait bien soupiré après le

retour de cette vie si douce qu'elle lui avait faite; il avait bien senti

qu'en perdant ses conseils et sa direction, il avait perdu ou compromis

pour longtemps son avenir musical; enfin il était bien entraîné vers elle

par un amour à la fois égoïste, profond, et invincible. Mais à tout cela

vint se joindre la vaniteuse tentation de disputer Consuelo à un amant

riche et noble, de l'arracher à un mariage brillant, et de faire dire,

dans le pays et dans le monde, que cette fille si bien pourvue avait mieux

aimé courir les aventures avec lui que de devenir comtesse et châtelaine.

Il s'amusait donc à faire répéter à son guide que la Porporina régnait en

souveraine à Riesenburg, et il se complaisait dans l'espérance puérile de

faire dire par ce même homme à tous les voyageurs qui passeraient après

lui, qu'un beau garçon étranger était entré au galop dans le manoir

inhospitalier des Géants, qu'il n'avait fait que VENIR, VOIR et VAINCRE,

et que, peu d'heures ou peu de jours après, il en était ressorti, enlevant

la perle des cantatrices à très-haut, très-puissant seigneur le comte de

Rudolstadt.


A cette idée, il enfonçait l'éperon dans le ventre de son cheval, et riait

de manière à faire croire à son guide que le plus fou des deux n'était pas

le comte Albert.


La chanoinesse le reçut avec méfiance, mais n'osa point l'éconduire, dans

l'espoir qu'il allait peut-être emmener sa prétendue soeur. Il apprit

d'elle que Consuelo était à la promenade, et eut de l'humeur. On lui fit

servir à déjeuner, et il interrogea les domestiques. Un seul comprenait

quelque peu l'italien, et n'entendit pas malice à dire qu'il avait vu la

signora sur la montagne avec le jeune comte. Anzoleto craignit de trouver

Consuelo hautaine et froide dans les premiers instants. Il se dit que si

elle n'était encore que l'honnête fiancée du fils de la maison, elle

aurait l'attitude superbe d'une personne fière de sa position; mais que

si elle était déjà sa maîtresse, elle devait être moins sûre de son fait,

et trembler devant un ancien ami qui pouvait venir gâter ses affaires.

Innocente, sa conquête était difficile, partant plus glorieuse; corrompue,

c'était le contraire; et dans l'un ou l'autre cas, il y avait lieu

d'entreprendre ou d'espérer.


Anzoleto était trop fin pour ne pas s'apercevoir de l'humeur et de

l'inquiétude que cette longue promenade de la Porporina avec son neveu

inspirait à la chanoinesse. Comme il ne vit pas le comte Christian, il

put croire que le guide avait été mal informé; que la famille voyait avec

crainte et déplaisir l'amour du jeune comte pour l'aventurière, et que

celle-ci baisserait la tête devant son premier amant.


Après quatre mortelles heures d'attente, Anzoleto, qui avait eu le temps

de faire bien des réflexions, et dont les moeurs n'étaient pas assez

pures pour augurer le bien en pareille circonstance, regarda comme certain

qu'un aussi long tête-à-tête entre Consuelo et son rival attestait une

intimité sans réserve. Il en fut plus hardi, plus déterminé à l'attendre

sans se rebuter; et après l'attendrissement irrésistible que lui causa son

premier aspect, il se crut certain, dès qu'il la vit se troubler et

tomber suffoquée sur une chaise, de pouvoir tout oser. Sa langue se délia

donc bien vite. Il s'accusa de tout le passé, s'humilia hypocritement,

pleura tant qu'il voulut, raconta ses remords et ses tourments, en les

peignant plus poétiques que de dégoûtantes distractions ne lui avaient

permis de les ressentir; enfin, il implora son pardon avec toute

l'éloquence d'un Vénitien et d'un comédien consommé.


D'abord émue au son de sa voix, et plus effrayée de sa propre faiblesse

que de la puissance de la séduction, Consuelo, qui depuis quatre mois

avait fait, elle aussi, des réflexions, retrouva beaucoup de lucidité pour

reconnaître, dans ces protestations et dans cette éloquence passionnée,

tout ce qu'elle avait entendu maintes fois à Venise dans les derniers

temps de leur malheureuse union. Elle fut blessée de voir qu'il avait

répété les mêmes serments et les mêmes prières, comme s'il ne se fût rien

passé depuis ces querelles où elle était si loin encore de pressentir

l'odieuse conduite d'Anzoleto. Indignée de tant d'audace, et de si beaux

discours là où il n'eût fallu que le silence de la honte et les larmes du

repentir, elle coupa court à la déclamation en se levant et en répondant

avec froideur:


«C'est assez, Anzoleto; je vous ai pardonné depuis longtemps, et je ne

vous en veux plus. L'indignation a fait place à la pitié, et l'oubli de

vos torts est venu avec l'oubli de mes souffrances. Nous n'avons plus

rien à nous dire. Je vous remercie du bon mouvement qui vous a fait

interrompre votre voyage pour vous réconcilier avec moi. Votre pardon

vous était accordé d'avance, vous le voyez. Adieu donc, et reprenez votre

chemin.


--Moi, partir! te quitter, te perdre encore! s'écria Anzoleto

véritablement effrayé. Non, j'aime mieux que tu m'ordonnes tout de suite

de me tuer. Non, jamais je ne me résoudrai à vivre sans toi. Je ne le peux

pas, Consuelo. Je l'ai essayé, et je sais que c'est inutile. Là où tu n'es

pas, il n'y a rien pour moi. Ma détestable ambition, ma misérable vanité,

auxquelles j'ai voulu en vain sacrifier mon amour, font mon supplice,

et ne me donnent pas un instant de plaisir. Ton image me suit partout;

le souvenir de notre bonheur si pur, si chaste, si délicieux (et où

pourrais-tu en retrouver un semblable toi même?) est toujours devant mes

yeux; toutes les chimères dont je veux m'entourer me causent le plus

profond dégoût. O Consuelo! souviens-toi de nos belles nuits de Venise,

de notre bateau, de nos étoiles, de nos chants interminables, de tes

bonnes leçons et de nos longs baisers! Et de ton petit lit, où j'ai dormi

seul, toi disant ton rosaire sur la terrasse! Est-ce que je ne t'aimais

pas alors? Est-ce que l'homme qui t'a toujours respectée, même durant ton

sommeil, enfermé tête à tête avec toi, n'est pas capable d'aimer? Si j'ai

été infâme avec les autres, est-ce que je n'ai pas été un ange auprès de

toi? Et Dieu sait s'il m'en coûtait! Oh! n'oublie donc pas tout cela!

Tu disais m'aimer tant, et tu l'as oublié! Et moi, qui suis un ingrat, un

monstre, un lâche, je n'ai pas pu l'oublier un seul instant! et je n'y

veux pas renoncer, quoique tu y renonces sans regret et sans effort! Mais

tu ne m'as jamais aimé, quoique tu fusses une sainte; et moi je t'adore,

quoique je sois un démon.


--Il est possible, répondit Consuelo, frappée de l'accent de vérité qui

avait accompagné ces paroles, que vous ayez un regret sincère de ce

bonheur perdu et souillé par vous. C'est une punition que vous devez

accepter, et que je ne dois pas vous empêcher de subir. Le bonheur vous a

corrompu, Anzoleto. Il faut qu'un peu de souffrance vous purifie. Allez,

et souvenez-vous de moi, si cette amertume vous est salutaire. Sinon,

oubliez-moi, comme je vous oublie, moi qui n'ai rien à expier ni à

réparer.


--Ah! tu as un coeur de fer! s'écria Anzoleto, surpris et offensé de

tant de calme. Mais ne pense pas que tu puisses me chasser ainsi. Il est

possible que mon arrivée te gêne, et que ma présence te pèse. Je sais fort

bien que tu veux sacrifier le souvenir de notre amour à l'ambition du rang

et de la fortune. Mais il n'en sera pas ainsi. Je m'attache à toi; et si

je te perds, ce ne sera pas sans avoir lutté. Je te rappellerai le passé,

et je le ferai devant tous tes nouveaux amis, si tu m'y contrains.

Je te redirai les serments que tu m'as faits au chevet du lit de ta mère

expirante, et que tu m'as renouvelés cent fois sur sa tombe et dans les

églises, quand nous allions nous agenouiller dans la foule tout près l'un

de l'autre, pour écouter la belle musique et nous parler tout bas. Je

rappellerai humblement à toi seule, prosterné devant toi, des choses que

tu ne refuseras pas d'entendre; et si tu le fais, malheur à nous deux! Je

dirai devant ton nouvel amant des choses qu'il ne sait pas! Car ils ne

savent rien de toi; ils ne savent même pas que tu as été comédienne. Eh

bien, et je le leur apprendrai, et nous verrons si le noble comte Albert

retrouvera la raison pour te disputer à un comédien, ton ami, ton égal,

ton fiancé, ton amant. Ah! ne me pousse pas au désespoir, Consuelo!

ou bien ....


--Des menaces! Enfin, je vous retrouve et vous reconnais, Anzoleto, dit

la jeune fille indignée. Eh bien, je vous aime mieux ainsi, et je vous

remercie d'avoir levé le masque. Oui, grâces au ciel, je n'aurai plus ni

regret ni pitié de vous. Je vois ce qu'il y a de fiel dans votre coeur,

de bassesse dans votre caractère, et de haine dans votre amour. Allez,

satisfaites votre dépit. Vous me rendrez service; mais, à moins que vous

ne soyez aussi aguerri à la calomnie que vous l'êtes à l'insulte, vous ne

pourrez rien dire de moi dont j'aie à rougir.»


En parlant ainsi, elle se dirigea vers la porte, l'ouvrit, et allait

sortir, lorsqu'elle se trouva en face du comte Christian. A l'aspect de ce

vénérable vieillard, qui s'avançait d'un air affable et majestueux, après

avoir baisé la main de Consuelo, Anzoleto, qui s'était élancé pour retenir

cette dernière de gré ou de force, recula intimidé, et perdit l'audace de

son maintien.





LVIII.



«Chère signora, dit le vieux comte, pardonnez-moi de n'avoir pas fait

un meilleur accueil à monsieur votre frère. J'avais défendu qu'on

m'interrompît, parce que j'avais, ce matin, des occupations inusitées;

et on m'a trop bien obéi en me laissant ignorer l'arrivée d'un hôte qui

est pour moi, comme pour toute ma famille, le bienvenu dans cette maison.

Soyez certain, Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant à Anzoleto, que je

vois avec plaisir chez moi un aussi proche parent de notre bien-aimée

Porporina. Je vous prie donc de rester ici et d'y passer tout le temps qui

vous sera agréable. Je présume qu'après une longue séparation vous avez

bien des choses à vous dire, et bien de la joie à vous trouver ensemble.

J'espère que vous ne craindrez pas d'être indiscret, en goûtant à loisir

un bonheur que je partage.»


Contre sa coutume, le vieux Christian parlait avec aisance à un inconnu.

Depuis longtemps sa timidité s'était évanouie auprès de la douce Consuelo;

et, ce jour-là, son visage semblait éclairé d'un rayon de vie plus

brillant qu'à l'ordinaire, comme ceux que le soleil épanche sur l'horizon

à l'heure de son déclin. Anzoleto fut interdit devant cette sorte de

majesté que la droiture et la sérénité de l'âme reflètent sur le front

d'un vieillard respectable. Il savait courber le dos bien bas devant les

grands seigneurs; mais il les haïssait et les raillait intérieurement.

Il n'avait eu que trop de sujets de les mépriser, dans le beau monde où

il avait vécu depuis quelque temps. Jamais il n'avait vu encore une

dignité si bien portée et une politesse aussi cordiale que celles du

vieux châtelain de Riesenburg. Il se troubla en le remerciant, et se

repentit presque d'avoir escroqué par une imposture l'accueil paternel

qu'il en recevait. Il craignit surtout que Consuelo ne le dévoilât, en

déclarant au comte qu'il n'était pas son frère. Il sentait que dans cet

instant il n'eût pas été en son pouvoir de payer d'effronterie et de

chercher à se venger.


«Je suis bien touchée de la bonté de monsieur le comte, répondit Consuelo

après un instant de réflexion; mais mon frère, qui en sent tout le prix,

n'aura pas le bonheur d'en profiter. Des affaires pressantes l'appellent

à Prague, et dans ce moment il vient de prendre congé de moi....


--Cela est impossible! vous vous êtes à peine vus un instant, dit le

comte.


--Il a perdu plusieurs heures à m'attendre, reprit-elle, et maintenant

ses moments sont comptés. Il sait bien, ajouta-t-elle en regardant son

prétendu frère d'un air significatif, qu'il ne peut pas rester une minute

de plus ici.»


Cette froide insistance rendit à Anzoleto toute la hardiesse de son

caractère et tout l'aplomb de son rôle.


«Qu'il en arrive ce qu'il plaira au diable ... je veux dire à Dieu!

dit-il en se reprenant; mais je ne saurais quitter ma chère soeur aussi

précipitamment que sa raison et sa prudence l'exigent. Je ne sais aucune

affaire d'intérêt qui vaille un instant de bonheur; et puisque monseigneur

le comte me le permet si généreusement, j'accepte avec reconnaissance. Je

reste! Mes engagements avec Prague seront remplis un peu plus tard, voilà

tout.


--C'est parler en jeune homme léger, repartit Consuelo offensée. Il y a

des affaires où l'honneur parle plus haut que l'intérêt....


--C'est parler en frère, répliqua Anzoleto; et toi tu parles toujours en

reine, ma bonne petite soeur.


--C'est parler en bon jeune homme! ajouta le vieux comte en tendant la

main à Anzoleto. Je ne connais pas d'affaires qui ne puissent se remettre

au lendemain. Il est vrai que l'on m'a toujours reproché mon indolence;

mais moi j'ai toujours reconnu qu'on se trouvait plus mal de la

précipitation que de la réflexion. Par exemple, ma chère Porporina,

il y a bien des jours, je pourrais dire bien des semaines, que j'ai une

prière à vous faire, et j'ai tardé jusqu'à présent. Je crois que j'ai bien

fait et que le moment est venu. Pouvez-vous m'accorder aujourd'hui l'heure

d'entretien que je venais vous demander lorsque j'ai appris l'arrivée de

monsieur votre frère? Il me semble que cette heureuse circonstance est

venue tout à point, et peut-être ne sera-t-il pas de trop dans la

conférence que je vous propose.


--Je suis toujours et à toute heure aux ordres de votre seigneurie,

répondit Consuelo. Quant à mon frère, c'est un enfant que je n'associe pas

sans examen à mes affaires personnelles....


--Je le sais bien, reprit effrontément Anzoleto; mais puisque monseigneur

le comte m'y autorise, je n'ai pas besoin d'autre permission que la sienne

pour entrer dans la confidence.


--Vous voudrez bien me laisser juge de ce qui convient à vous et à moi,

répondit Consuelo avec hauteur. Monsieur le comte, je suis prête à vous

suivre dans votre appartement, et à vous écouter avec respect.


--Vous êtes bien sévère avec ce bon jeune homme, qui a l'air si franc et

si enjoué,» dit le comte en souriant; puis, se tournant vers Anzoleto:

«Ne vous impatientez pas, mon enfant, lui dit-il; votre tour viendra. Ce

que j'ai à dire à votre soeur ne peut pas vous être caché: et bientôt,

j'espère, elle me permettra de vous mettre, comme vous dites, dans la

confidence.»


Anzoleto eut l'impertinence de répondre à la gaieté expansive du vieillard

en retenant sa main dans les siennes, comme s'il eût voulu s'attacher à

lui, et surprendre le secret dont l'excluait Consuelo. Il n'eut pas le

bon goût de comprendre qu'il devait au moins sortir du salon, pour

épargner au comte la peine d'en sortir lui-même. Quand il s'y trouva seul,

il frappa du pied avec colère, craignant que cette jeune fille, devenue

si maîtresse d'elle-même, ne déconcertât tous ses plans et ne le fit

éconduire en dépit de son habileté. Il eut envie de se glisser dans la

maison, et d'aller écouter à toutes les portes. Il sortit du salon dans ce

dessein; erra dans les jardins quelques moments, puis se hasarda dans les

galeries, feignant, lorsqu'il rencontrait quelque serviteur, d'admirer la

belle architecture du château. Mais, à trois reprises différentes, il vit

passer à quelque distance un personnage vêtu de noir, et singulièrement

grave, dont il ne se soucia pas beaucoup d'attirer l'attention: c'était

Albert, qui paraissait ne pas le remarquer, et qui, cependant, ne le

perdait pas de vue. Anzoleto, en le voyant plus grand que lui de toute la

tête, et en observant la beauté sérieuse de ses traits, comprit que, de

toutes façons, il n'avait pas un rival aussi méprisable qu'il l'avait

d'abord pensé, dans la personne du fou de Riesenburg. Il prit donc le

parti de rentrer dans le salon, et d'essayer sa belle voix dans ce vaste

local, en promenant avec distraction ses doigts sur le clavecin.


«Ma fille, dit le comte Christian à Consuelo, après l'avoir conduite dans

son cabinet et lui avoir avancé un grand fauteuil de velours rouge à

crépines d'or, tandis qu'il s'assit sur un pliant à côté d'elle, j'ai à

vous demander une grâce, et je ne sais pas encore de quel droit je vais

le faire avant que vous ayez compris mes intentions. Puis-je me flatter

que mes cheveux blancs, ma tendre estime pour vous, et l'amitié du noble

Porpora, votre père adoptif, vous donneront assez de confiance en moi

pour que vous consentiez à m'ouvrir votre coeur sans réserve?»


Attendrie et cependant un peu effrayée de ce début, Consuelo porta à ses

lèvres la main du vieillard, et lui répondit avec effusion:


«Oui, monsieur le comte, je vous respecte et vous aime comme si

j'avais l'honneur de vous avoir pour mon père, et je puis répondre sans

crainte et sans détour à toutes vos questions, en ce qui me concerne

personnellement.»


--Je ne vous demanderai rien autre chose, ma chère fille, et je vous

remercie de cette promesse. Croyez-moi incapable d'en abuser, comme je

vous crois incapable d'y manquer.


--Je le crois, monsieur le comte. Daignez parler.


--Eh bien, mon enfant, dit le vieillard avec une curiosité naïve et

encourageante, comment vous nommez-vous?


--Je n'ai pas de nom, répondit Consuelo sans hésiter; ma mère n'en portait

pas d'autre que celui de Rosmunda. Au baptême, je fus appelée Marie de

Consolation: je n'ai jamais connu mon père.


--Mais vous savez son nom?


--Nullement, monseigneur; je n'ai jamais entendu parler de lui.


--Maître Porpora vous a-t-il adoptée? Vous a-t-il donné son nom par un

acte légal?


--Non, monseigneur. Entre artistes, ces choses-là ne se font pas, et ne

sont pas nécessaires. Mon généreux maître ne possède rien, et n'a rien à

léguer. Quant à son nom, il est fort inutile à ma position dans le monde

que je le porte en vertu d'un usage ou d'un contrat. Si je le justifie par

quelque talent, il me sera bien acquis; sinon, j'aurai reçu un honneur

dont j'étais indigne.»


Le comte garda le silence pendant quelques instants; puis, reprenant la

main de Consuelo:


«La noble franchise avec laquelle vous me répondez me donne encore une

plus haute idée de vous, lui dit-il. Ne pensez pas que je vous aie demandé

ces détails pour vous estimer plus ou moins, selon votre naissance et

votre condition. Je voulais savoir si vous aviez quelque répugnance à dire

la vérité, et je vois que vous n'en avez aucune. Je vous en sais un gré

infini, et vous trouve plus noble par votre caractère que nous ne le

sommes, nous autres, par nos titres.»


Consuelo sourit de la bonne foi avec laquelle le vieux patricien admirait

qu'elle fit, sans rougir, un aveu si facile. Il y avait dans cette

surprise un reste de préjugé d'autant plus tenace que Christian s'en

défendait plus noblement. Il était évident qu'il combattait ce préjugé

en lui-même, et qu'il voulait le vaincre.


«Maintenant, reprit-il, je vais vous faire une question plus délicate

encore, ma chère enfant, et j'ai besoin de toute votre indulgence pour

excuser ma témérité.


--Ne craignez rien, monseigneur, dit-elle; je répondrai à tout avec aussi

peu d'embarras.


--Eh bien, mon enfant ... vous n'êtes pas mariée?


--Non, monseigneur, que je sache.


--Et ... vous n'êtes pas veuve? Vous n'avez pas d'enfants?


--Je ne suis pas veuve, et je n'ai pas d'enfants, répondit Consuelo qui

eut fort envie de rire, ne sachant où le comte voulait en venir.


--Enfin, reprit-il, vous n'avez engagé votre foi à personne, vous êtes

parfaitement libre?


--Pardon, monseigneur; j'avais engagé ma foi, avec le consentement et même

d'après l'ordre de ma mère mourante, à un jeune garçon que j'aimais depuis

l'enfance, et dont j'ai été la fiancée jusqu'au moment où j'ai quitté

Venise.


--Ainsi donc, vous êtes engagée? dit le comte avec un singulier mélange de

chagrin et de satisfaction.


--Non; monseigneur, je suis parfaitement libre, répondit Consuelo. Celui

que j'aimais a indignement trahi sa foi, et je l'ai quitté pour toujours.


--Ainsi, vous l'avez aimé? dit le comte après une pause.


--De toute mon âme, il est vrai.


--Et ... peut-être que vous l'aimez encore?...


--Non, monseigneur, cela est impossible.


--Vous n'auriez aucun plaisir à le revoir?


--Sa vue ferait mon supplice.


--Et vous n'avez jamais permis ... il n'aurait pas osé ... Mais vous direz

que je deviens offensant et que j'en veux trop savoir!


--Je vous comprends, monseigneur; et, puisque je suis appelée à me

confesser, comme je ne veux point surprendre votre estime, je vous mettrai

à même de savoir, à un iota près, si je la mérite ou non. Il s'est permis

bien des choses, mais il n'a osé que ce que j'ai permis. Ainsi, nous avons

souvent bu dans la même tasse, et reposé sur le même banc. Il a dormi dans

ma chambre pendant que je disais mon chapelet. Il m'a veillée pendant que

j'étais malade. Je ne me gardais pas avec crainte. Nous étions toujours

seuls, nous nous aimions, nous devions nous marier, nous nous respections

l'un l'autre. J'avais juré à ma mère d'être ce qu'on appelle une fille

sage. J'ai tenu parole, si c'est être sage que de croire à un homme qui

doit nous tromper, et de donner sa confiance, son affection, son estime, à

qui ne mérite rien de tout cela. C'est lorsqu'il a voulu cesser d'être mon

frère, sans devenir mon mari, que j'ai commencé à me défendre. C'est

lorsqu'il m'a été infidèle que je me suis applaudie de m'être bien

défendue. Il ne tient qu'à cet homme sans honneur de se vanter du

contraire; cela n'est pas d'une grande importance pour une pauvre fille

comme moi. Pourvu que je chante juste, on ne m'en demandera pas davantage.

Pourvu que je puisse baiser sans remords le crucifix sur lequel j'ai juré

à ma mère d'être chaste, je ne me tourmenterai pas beaucoup de ce qu'on

pensera de moi. Je n'ai pas de famille à faire rougir, pas de frères, pas

de cousins à faire battre pour moi....


--Pas de frères? Vous en avez un!»


Consuelo se sentit prête à confier au vieux comte toute la vérité sous

le sceau du secret. Mais elle craignit d'être lâche en cherchant hors

d'elle-même un refuge contre celui qui l'avait menacée lâchement. Elle

pensa qu'elle seule devait avoir la fermeté de se défendre et de se

délivrer d'Anzoleto. Et d'ailleurs la générosité de son coeur recula

devant l'idée de faire chasser par son hôte l'homme qu'elle avait si

religieusement aimé. Quelque politesse que le comte Christian dût savoir

mettre à éconduire Anzoleto, quelque coupable que fut ce dernier, elle ne

se sentit pas le courage de le soumettre à une si grande humiliation. Elle

répondit donc à la question du vieillard, qu'elle regardait son frère

comme un écervelé, et n'avait pas l'habitude de le traiter autrement que

comme un enfant.


«Mais ce n'est pas un mauvais sujet? dit le comte.


--C'est peut-être un mauvais sujet, répondit-elle. J'ai avec lui le moins

de rapports possible; nos caractères et notre manière de voir sont

très-différents. Votre Seigneurie a pu remarquer que je n'étais pas fort

pressée de le retenir ici.


--Il en sera ce que vous voudrez, mon enfant; je vous crois pleine de

jugement. Maintenant que vous m'avez tout confié avec un si noble

abandon....


--Pardon, monseigneur, dit Consuelo; je ne vous ai pas dit tout ce qui

me concerne, car vous ne me l'avez pas demandé. J'ignore le motif de

l'intérêt que vous daignez prendre aujourd'hui à mon existence. Je présume

que quelqu'un a parlé de moi ici d'une manière plus ou moins défavorable,

et que vous voulez savoir si ma présence ne déshonore pas votre maison.

Jusqu'ici, comme vous ne m'aviez interrogée que sur des choses

très-superficielles, j'aurais cru manquer à la modestie qui convient

à mon rôle en vous entretenant de moi sans votre permission; mais

puisque vous paraissez vouloir me connaître à fond, je dois vous dire

une circonstance qui me fera peut-être du tort dans votre esprit.

Non-seulement il serait possible, comme vous l'avez souvent présumé (et

quoique je n'en aie nulle envie maintenant), que je vinsse à embrasser

la carrière du théâtre; mais encore il est avéré que j'ai débuté à Venise,

à la saison dernière, sous le nom de Consuelo ... On m'avait surnommée la

Zingarella, et tout Venise connaît ma figure et ma voix.


--Attendez donc! s'écria le comte, tout étourdi de cette nouvelle

révélation. Vous seriez cette merveille dont on a fait tant de bruit à

Venise l'an dernier, et dont les gazettes italiennes ont fait mention

Plusieurs fois avec de si pompeux éloges? La plus belle voix, le plus beau

talent qui, de mémoire d'homme, se soit révélé....


--Sur le théâtre de San-Samuel, monseigneur. Ces éloges sont sans doute

bien exagérés; mais il est un fait incontestable, c'est que je suis cette

même Consuelo, que j'ai chanté dans plusieurs opéras, que je suis actrice,

en un mot, ou, comme on dit plus poliment, cantatrice. Voyez maintenant si

je mérite de conserver votre bienveillance.


Voilà des choses bien extraordinaires et un destin bizarre! dit le comte

absorbé dans ses réflexions. Avez-vous dit tout cela ici à ... à quelque

autre que moi, mon enfant?


--J'ai à peu près tout dit au comte votre fils, monseigneur, quoique je ne

sois pas entrée dans les détails que vous venez d'entendre.


--Ainsi, Albert connaît votre extraction, votre ancien amour, votre

profession?


--Oui, monseigneur.


--C'est bien, ma chère signora. Je ne puis trop vous remercier de

l'admirable loyauté de votre conduite à notre égard, et je vous promets

que vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Maintenant, Consuelo...

(oui, je me souviens que c'est le nom qu'Albert vous a donné dès le

commencement, lorsqu'il vous parlait espagnol), permettez-moi de me

recueillir un peu. Je me sens fort ému. Nous avons encore bien des choses

à nous dire, mon enfant, et il faut que vous me pardonniez un peu de

trouble à l'approche d'une décision aussi grave. Faites-moi la grâce de

m'attendre ici un instant.»


Il sortit, et Consuelo, le suivant des yeux, le vit, à travers les portes

dorées garnies de glaces, entrer dans son oratoire et s'y agenouiller avec

ferveur.


En proie à une vive agitation, elle se perdait en conjectures sur la suite

d'un entretien qui s'annonçait avec tant de solennité. D'abord, elle avait

pensé qu'en l'attendant, Anzoleto, dans son dépit, avait déjà fait ce dont

il l'avait menacée; qu'il avait causé avec le chapelain ou avec Hanz, et

que la manière dont il avait parlé d'elle avait élevé de graves scrupules

dans l'esprit de ses hôtes. Mais le comte Christian ne savait pas feindre,

et jusque-là son maintien et ses discours annonçaient un redoublement

d'affection plutôt que l'invasion de la défiance. D'ailleurs, la franchise

de ses réponses l'avait frappé comme auraient pu faire des révélations

inattendues; la dernière surtout avait été un coup de foudre. Et

maintenant il priait, il demandait à Dieu de l'éclairer ou de le soutenir

dans l'accomplissement d'une grande résolution. «Va-t-il me prier de

partir avec mon frère? va-t-il m'offrir de l'argent? se demandait-elle.

Ah! que Dieu me préserve de cet outrage! Mais non! cet homme est trop

délicat, trop bon pour songer à m'humilier. Que voulait-il donc me dire

d'abord, et que va-t-il me dire maintenant? Sans doute ma longue promenade

avec son fils lui donne des craintes, et il va me gronder. Je l'ai mérité

peut-être, et j'accepterai le sermon, ne pouvant répondre avec sincérité

aux questions qui me seraient faites sur le compte d'Albert. Voici une

rude journée; et si j'en passe beaucoup de pareilles, je ne pourrai plus

disputer la palme du chant aux jalouses maîtresses d'Anzoleto. Je me sens

la poitrine en feu et la gorge desséchée.»


Le comte Christian revint bientôt vers elle. Il était calme, et sa pâle

figure portait le témoignage d'une victoire remportée en vue d'une noble

intention.


«Ma fille, dit-il à Consuelo en se rasseyant auprès d'elle, après l'avoir

forcée de garder le fauteuil somptueux qu'elle voulait lui céder, et sur

lequel elle trônait malgré elle d'un air craintif: il est temps que je

réponde par ma franchise à celle que vous m'avez témoignée. Consuelo, mon

fils vous aime.»


Consuelo rougit et pâlit tour à tour. Elle essaya de répondre. Christian

l'interrompit.


«Ce n'est pas une question que je vous fais, dit-il; je n'en aurais pas le

droit, et vous n'auriez peut-être pas celui d'y répondre; car je sais que

vous n'avez encouragé en aucune façon les espérances d'Albert. Il m'a tout

dit; et je crois en lui, parce qu'il n'a jamais menti, ni moi non plus.


--Ni moi non plus, dit Consuelo en levant les yeux au ciel avec

l'expression de la plus candide fierté. Le comte Albert a dû vous dire,

monseigneur....


--Que vous aviez repoussé toute idée d'union avec lui.


--Je le devais. Je savais les usages et les idées du monde; je savais que

je n'étais pas faite pour être la femme du comte Albert, par la seule

raison que je ne m'estime l'inférieure de personne devant Dieu, et que je

ne voudrais recevoir de grâce et de faveur de qui que ce soit devant les

hommes.


--Je connais votre juste orgueil, Consuelo. Je le trouverais exagéré, si

Albert n'eût dépendu que de lui-même; mais dans la croyance où vous étiez

que je n'approuverais jamais une telle union, vous avez dû répondre comme

vous l'avez fait.


--Maintenant, monseigneur, dit Consuelo en se levant, je comprends le

reste, et je vous supplie de m'épargner l'humiliation que je redoutais.

Je vais quitter votre maison, comme je l'aurais déjà quittée si j'avais

cru pouvoir le faire sans compromettre la raison et la vie du comte

Albert, sur lesquelles j'ai eu plus d'influence que je ne l'aurais

souhaité. Puisque vous savez ce qu'il ne m'était pas permis de vous

révéler, vous pourrez veiller sur lui, empêcher les conséquences de cette

séparation, et reprendre un soin qui vous appartient plus qu'à moi. Si je

me le suis arrogé indiscrètement, c'est une faute que Dieu me pardonnera;

car il sait quelle pureté de sentiments m'a guidée en tout ceci.


--Je le sais, reprit le comte, et Dieu a parlé à ma conscience comme

Albert avait parlé à mes entrailles. Restez donc assise, Consuelo, et ne

vous hâtez pas de condamner mes intentions. Ce n'est point pour vous

ordonner de quitter ma maison, mais pour vous supplier à mains jointes d'y

rester toute votre vie, que je vous ai demandé de m'écouter.


--Toute ma vie! répéta Consuelo en retombant sur son siège, partagée entre

le bien que lui faisait cette réparation à sa dignité et l'effroi que lui

causait une pareille offre. Toute ma vie! Votre seigneurie ne songe pas à

ce qu'elle me fait l'honneur de me dire.


--J'y ai beaucoup songé ma fille, répondit le comte avec un sourire

mélancolique, et je sens que je ne dois pas m'en repentir. Mon fils vous

aime éperdument, vous avez tout pouvoir sur son âme. C'est vous qui me

l'avez rendu, vous qui avez été le chercher dans un endroit mystérieux

qu'il ne veut pas me faire connaître, mais où nulle autre qu'une mère ou

une sainte, m'a-t-il dit, n'eût osé pénétrer. C'est vous qui avez risqué

votre vie pour le sauver de l'isolement et du délire où il se consumait.

C'est grâce à vous qu'il a cessé de nous causer, par ses absences,

d'affreuses inquiétudes. C'est vous qui lui avez rendu le calme, la santé,

la raison, en un mot. Car il ne faut pas se le dissimuler, mon pauvre

enfant était fou, et il est certain qu'il ne l'est plus. Nous avons passé

presque toute la nuit à causer ensemble, et il m'a montré une sagesse

supérieure à la mienne. Je savais que vous deviez sortir avec lui ce

matin. Je l'avais donc autorisé à vous demander ce que vous n'avez pas

voulu écouter.... Vous aviez peur de moi, chère Consuelo! Vous pensiez que

le vieux Rudolstadt, encroûté dans ses préjugés nobiliaires, aurait honte

de vous devoir son fils. Eh bien, vous vous trompiez. Le vieux Rudolstadt

a eu de l'orgueil et des préjugés sans doute; il en a peut-être encore, il

ne veut pas se farder devant vous; mais il les abjure, et, dans l'élan

d'une reconnaissance sans bornes, il vous remercie de lui avoir rendu son

dernier, son seul enfant!»


En parlant ainsi, le comte Christian prit les deux mains de Consuelo dans

les siennes, et les couvrit de baisers en les arrosant de larmes.





LIX.



Consuelo fut vivement attendrie d'une démonstration qui la réhabilitait à

ses propres yeux et tranquillisait sa conscience. Jusqu'à ce moment, elle

avait eu souvent la crainte de s'être imprudemment livrée à sa générosité

et à son courage; maintenant elle en recevait la sanction et la

récompense. Ses larmes de joie se mêlèrent à celles du vieillard, et

ils restèrent longtemps trop émus l'un et l'autre pour continuer la

conversation.


Cependant Consuelo ne comprenait pas encore la proposition qui lui était

faite, et le comte, croyant s'être assez expliqué, regardait son silence

et ses pleurs comme des signes d'adhésion et de reconnaissance.


«Je vais, lui dit-il enfin, amener mon fils à vos pieds, afin qu'il joigne

ses bénédictions aux miennes en apprenant l'étendue de son bonheur.


--Arrêtez, monseigneur! dit Consuelo tout interdite de cette

précipitation. Je ne comprends pas ce que vous exigez de moi. Vous

approuvez l'affection que le comte Albert m'a témoignée et le dévouement

que j'ai eu pour lui. Vous m'accordez votre confiance, vous savez que je

ne la trahirai pas; mais comment puis-je m'engager à consacrer toute ma

vie à une amitié d'une nature si délicate? Je vois bien que vous comptez

sur le temps et sur ma raison pour maintenir la santé morale de votre

noble fils, et pour calmer la vivacité de son attachement pour moi. Mais

j'ignore si j'aurai longtemps cette puissance; et d'ailleurs, quand même

ce ne serait pas une intimité dangereuse pour un homme aussi exalté, je ne

suis pas libre de consacrer mes jours à cette tâche glorieuse. Je ne

m'appartiens pas!


--O ciel! que dites-vous, Consuelo? Vous ne m'avez donc pas compris? Ou

vous m'avez trompé en me disant que vous étiez libre, que vous n'aviez ni

attachement de coeur, ni engagement, ni famille?


--Mais, monseigneur, reprit Consuelo stupéfaite, j'ai un but, une

vocation, un état. J'appartiens à l'art auquel je me suis consacrée dès

mon enfance.


--Que dites-vous, grand Dieu! Vous voulez retourner au théâtre?


--Cela, je l'ignore, et j'ai dit la vérité en affirmant que mon désir ne

m'y portait pas. Je n'ai encore éprouvé que d'horribles souffrances dans

cette carrière orageuse; mais je sens pourtant que je serais téméraire si

je m'engageais à y renoncer. Ç'a été ma destinée, et peut-être ne peut-on

pas se soustraire à l'avenir qu'on s'est tracé. Que je remonte sur les

planches, ou que je donne des leçons et des concerts, je suis, je dois

être cantatrice. A quoi serais-je bonne, d'ailleurs? où trouverais-je de

l'indépendance? à quoi occuperais-je mon esprit rompu au travail, et avide

de ce genre d'émotion?


--O Consuelo, Consuelo! s'écria le comte Christian avec douleur, tout ce

que vous dites là est vrai! Mais je pensais que vous aimiez mon fils, et

je vois maintenant que vous ne l'aimez pas!


--Et si je venais à l'aimer avec la passion qu'il faudrait avoir pour

renoncer à moi-même, que diriez-vous, monseigneur? s'écria à son tour

Consuelo impatientée. Vous jugez donc qu'il est absolument impossible à

Une femme de prendre de l'amour pour le comte Albert, puisque vous me

demandez de rester toujours avec lui?


--Eh quoi! me suis-je si mal expliqué, ou me jugez-vous insensé, chère

Consuelo? Ne vous ai-je pas demandé votre coeur et votre main pour mon

fils? N'ai-je pas mis à vos pieds une alliance légitime et certainement

honorable? Si vous aimiez Albert, vous trouveriez sans doute dans le

bonheur de partager sa vie un dédommagement à la perte de votre gloire et

de vos triomphes! Mais vous ne l'aimez pas, puisque vous regardez comme

impossible de renoncer à ce que vous appelez votre destinée!»


Cette explication avait été tardive, à l'insu même du bon Christian. Ce

n'était pas sans un mélange de terreur et de mortelle répugnance que le

vieux seigneur avait sacrifié au bonheur de son fils toutes les idées de

sa vie, tous les principes de sa caste; et lorsque, après une longue et

pénible lutte avec Albert et avec lui-même, il avait consommé le

sacrifice, la ratification absolue d'un acte si terrible n'avait pu

arriver sans effort de son coeur à ses lèvres.


Consuelo le pressentit ou le devina; car au moment où Christian parut

renoncer à la faire consentir à ce mariage, il y eut certainement sur le

visage du vieillard une expression de joie involontaire, mêlée à celle

d'une étrange consternation.


En un instant Consuelo comprit sa situation, et une fierté peut-être un

peu trop personnelle lui inspira de l'éloignement pour le parti qu'on lui

proposait.


«Vous voulez que je devienne la femme du comte Albert! dit-elle encore

étourdie d'une offre si étrange. Vous consentiriez à m'appeler votre

fille, à me faire porter votre nom, à me présenter à vos parents, à vos

amis?... Ah! monseigneur! combien vous aimez votre fils, et combien votre

fils doit vous aimer!


--Si vous trouvez en cela une générosité si grande, Consuelo, c'est que

votre coeur ne peut en concevoir une pareille, ou que l'objet ne vous

paraît pas digne!


--Monseigneur, dit Consuelo après s'être recueillie en cachant son visage

dans ses mains, je crois rêver. Mon orgueil se réveille malgré moi à

l'idée des humiliations dont ma vie serait abreuvée si j'osais accepter le

sacrifice que votre amour paternel vous suggère.


--Et qui oserait vous humilier, Consuelo, quand le père et le fils vous

couvriraient de l'égide du mariage et de la famille?


--Et la tante, monseigneur? la tante, qui est ici une mère véritable,

verrait-elle cela sans rougir?


--Elle-même viendra joindre ses prières aux nôtres, si vous promettez de

vous laisser fléchir. Ne demandez pas plus que la faiblesse de l'humaine

nature ne comporte. Un amant, un père, peuvent subir l'humiliation et la

douleur d'un refus. Ma soeur ne l'oserait pas. Mais, avec la certitude du

succès, nous l'amènerons dans vos bras, ma fille.


-Monseigneur, dit Consuelo tremblante, le comte Albert vous avait donc dit

que je l'aimais?


--Non! répondit le comte, frappé d'une réminiscence subite. Albert m'avait

dit que l'obstacle serait dans votre coeur. Il me l'a répété cent fois;

mais moi, je n'ai pu le croire. Votre réserve me paraissait assez fondée

sur votre droiture et votre délicatesse. Mais je pensais qu'en vous

délivrant de vos scrupules, j'obtiendrais de vous l'aveu que vous lui

aviez refusé.


--Et que vous a-t-il dit de notre promenade d'aujourd'hui?


--Un seul mot: «Essayez, mon père; c'est le seul moyen de savoir si c'est

la fierté ou l'éloignement qui me ferment son coeur.»


--Hélas, monseigneur, que penserez-vous de moi, si je vous dis que je

l'ignore moi-même?


--Je penserai que c'est l'éloignement, ma chère Consuelo. Ah! mon fils,

mon pauvre fils! Quelle affreuse destinée est la sienne! Ne pouvoir être

aimé de la seule femme qu'il ait pu, qu'il pourra peut-être jamais aimer!

Ce dernier malheur nous manquait.


--O mon Dieu! vous devez me haïr, monseigneur! Vous ne comprenez pas que

ma fierté résiste quand vous immolez la vôtre. La fierté d'une fille comme

moi vous paraît bien moins fondée; et pourtant croyez que dans mon coeur

il y a un combat aussi violent à cette heure que celui dont vous avez

triomphé vous-même.


--Je le comprends. Ne croyez pas, signora, que je respecte assez peu la

pudeur, la droiture et le désintéressement, pour ne pas apprécier la

fierté fondée sur de tels trésors. Mais ce que l'amour paternel a su

vaincre (vous voyez que je vous parle avec un entier abandon), je pense

que l'amour d'une femme le fera aussi. Eh bien, quand toute la vie

d'Albert, la vôtre et la mienne seraient, je le suppose, un combat contre

les préjugés du monde, quand nous devrions en souffrir longtemps et

beaucoup tous les trois, et ma soeur avec nous, n'y aurait-il pas dans

notre mutuelle tendresse, dans le témoignage de notre conscience, et dans

les fruits de notre dévouement, de quoi nous rendre plus forts que tout ce

monde ensemble? Un grand amour fait paraître légers ces maux qui vous

semblent trop lourds pour vous-même et pour nous. Mais ce grand amour,

vous le cherchez, éperdue et craintive, au fond de votre âme; et vous ne

l'y trouvez pas, Consuelo, parce qu'il n'y est pas.


--Eh bien, oui, la question est là, là tout entière, dit Consuelo en posant

fortement ses mains contre son coeur; tout le reste n'est rien. Moi aussi

j'avais des préjugés; votre exemple me prouve que c'est un devoir pour

moi de les fouler aux pieds, et d'être aussi grande, aussi héroïque que

vous! Ne parlons donc plus de mes répugnances, de ma fausse honte. Ne

parlons même plus de mon avenir, de mon art! ajouta-t-elle en poussant un

profond soupir. Cela même je saurai l'abjurer si ... si j'aime Albert! Car

voilà ce qu'il faut que je sache. Ecoutez-moi, monseigneur. Je me le suis

cent fois demandé à moi-même, mais jamais avec la sécurité que pouvait

seule me donner votre adhésion. Comment aurais-je pu m'interroger

sérieusement, lorsque cette question même était à mes yeux une folie et un

crime? A présent, il me semble que je pourrai me connaître et me décider.

Je vous demande quelques jours pour me recueillir, et pour savoir si ce

dévouement immense que j'ai pour lui, ce respect, cette estime sans bornes

que m'inspirent ses vertus, cette sympathie puissante, cette domination

étrange qu'il exerce sur moi par sa parole, viennent de l'amour ou de

l'admiration. Car j'éprouve tout cela, monseigneur, et tout cela est

combattu en moi par une terreur indéfinissable, par une tristesse

profonde, et, je vous dirai tout, ô mon noble ami! par le souvenir

d'un amour moins enthousiaste, mais plus doux et plus tendre, qui ne

ressemblait en rien à celui-ci.


--Étrange et noble fille! répondit Christian avec attendrissement; que

de sagesse et de bizarreries dans vos paroles et dans vos idées! Vous

ressemblez sous bien des rapports à mon pauvre Albert, et l'incertitude

agitée de vos sentiments me rappelle ma femme, ma noble, et belle, et

triste Wanda!... O Consuelo! vous réveillez en moi un souvenir bien tendre

et bien amer. J'allais vous dire: Surmontez ces irrésolutions, triomphez

de ces répugnances; aimez, par vertu, par grandeur d'âme, par compassion;

par l'effort d'une charité pieuse et ardente, ce pauvre homme qui vous

adore, et qui, en vous rendant malheureuse peut-être, vous devra son

salut, et vous fera mériter les récompenses célestes! Mais vous m'avez

rappelé sa mère, sa mère qui s'était donnée à moi par devoir et par

amitié! Elle ne pouvait avoir pour moi, homme simple, débonnaire et

timide, l'enthousiasme qui brûlait son imagination. Elle fut fidèle et

généreuse jusqu'au bout cependant; mais comme elle a souffert! Hélas! son

affection faisait ma joie et mon supplice; sa constance, mon orgueil et

mon remords. Elle est morte à la peine, et mon coeur s'est brisé pour

jamais. Et maintenant, si je suis un être nul, effacé, mort avant d'être

enseveli, ne vous en étonnez pas trop Consuelo: j'ai souffert ce que nul

n'a compris, ce que je n'ai dit à personne, et ce que je vous confesse en

tremblant. Ah! plutôt que de vous engager à faire un pareil sacrifice, et

plutôt que de pousser Albert à l'accepter, que mes yeux se ferment dans la

douleur, et que mon fils succombe tout de suite à sa destinée! Je sais

trop ce qu'il en coûte pour vouloir forcer la nature et combattre

l'insatiable besoin des âmes! Prenez donc du temps pour réfléchir, ma

fille, ajouta le vieux comte en pressant Consuelo contre sa poitrine

gonflée de sanglots, et en baisant son noble front avec un amour de père.

Tout sera mieux ainsi. Si vous devez refuser, Albert, préparé par

l'inquiétude, ne sera pas foudroyé, comme il l'eût été aujourd'hui par

cette affreuse nouvelle.»


Ils se séparèrent après cette convention; et Consuelo, se glissant dans

les galeries avec la crainte d'y rencontrer Anzoleto, alla s'enfermer dans

sa chambre, épuisée d'émotions et de lassitude.


Elle essaya d'abord d'arriver au calme nécessaire, en tâchant de prendre

un peu de repos. Elle se sentait brisée; et, se jetant sur son lit, elle

tomba bientôt dans une sorte d'accablement plus pénible que réparateur.

Elle eût voulu s'endormir avec la pensée d'Albert, afin de la mûrir en

elle durant ces mystérieuses manifestations du sommeil, où nous croyons

trouver quelquefois le sens prophétique des choses qui nous préoccupent.

Mais les rêves entrecoupés qu'elle fit pendant plusieurs heures ramenèrent

sans cesse Anzoleto, au lieu d'Albert, devant ses yeux. C'était toujours

Venise, c'était toujours la Corte-Minelli; c'était toujours son premier

amour, calme, riant et poétique. Et chaque fois qu'elle s'éveillait, le

souvenir d'Albert venait se lier à celui de la grotte sinistre où le son

du violon, décuplé par les échos de la solitude, évoquait les morts, et

pleurait sur la tombe à peine fermée de Zdenko. A cette idée, la peur et

la tristesse fermaient son coeur aux élans de l'affection. L'avenir qu'on

lui proposait ne lui apparaissait qu'au milieu des froides ténèbres et des

visions sanglantes, tandis que le passé, radieux et fécond, élargissait sa

poitrine, et faisait palpiter son sein. Il lui semblait qu'en rêvant ce

passé, elle entendait sa propre voix retentir dans l'espace, remplir la

nature, et planer immense en montant vers les cieux; au lieu que cette

voix devenait creuse, sourde, et se perdait comme un râle de mort dans les

abîmes de la terre, lorsque les sons fantastiques du violon de la caverne

revenaient à sa mémoire.


Ces rêveries vagues la fatiguèrent tellement qu'elle se leva pour les

chasser; et le premier coup de la cloche l'avertissant qu'on servirait le

dîner dans une demi-heure, elle se mit à sa toilette, tout en continuant à

se préoccuper des mêmes idées. Mais, chose étrange! Pour la première fois

de sa vie, elle fut plus attentive à son miroir, et plus occupée de sa

coiffure, et de son ajustement, que des affaires sérieuses dont elle

cherchait la solution. Malgré elle, elle se faisait belle et désirait de

l'être. Et ce n'était pas pour éveiller les désirs et la jalousie de deux

amants rivaux, qu'elle sentait cet irrésistible mouvement de coquetterie;

elle ne pensait, elle ne pouvait penser qu'à un seul. Albert ne lui avait

jamais dit un mot sur sa figure. Dans l'enthousiasme de sa passion, il la

croyait plus belle peut-être qu'elle n'était réellement; mais ses pensées

étaient si élevées et son amour si grand, qu'il eût craint de la profaner

en la regardant avec les yeux enivrés d'un amant ou la satisfaction

scrutatrice d'un artiste. Elle était toujours pour lui enveloppée d'un

nuage que son regard n'osait percer, et que sa pensée entourait encore

d'une auréole éblouissante. Qu'elle fût plus ou moins bien, il la voyait

toujours la même. Il l'avait vue livide, décharnée, flétrie, se débattant

contre la mort, et plus semblable à un spectre qu'à une femme. Il avait

alors cherché dans ses traits, avec attention et anxiété, les symptômes

plus ou moins effrayants de la maladie; mais il n'avait pas vu si elle

avait eu des moments de laideur, si elle avait pu être un objet d'effroi

et de dégoût. Et lorsqu'elle avait repris l'éclat de la jeunesse et

l'expression de la vie, il ne s'était pas aperçu qu'elle eût perdu ou

gagné en beauté. Elle était pour lui, dans la vie comme dans la mort,

l'idéal de toute jeunesse, de toute expression sublime, de toute beauté

unique et incomparable. Aussi Consuelo n'avait-elle jamais pensé à lui, en

s'arrangeant devant son miroir.


Mais quelle différence de la part d'Anzoleto! Avec quel soin minutieux il

l'avait regardée, jugée et détaillée dans son imagination, le jour où il

s'était demandé si elle n'était pas laide! Comme il lui avait tenu compte

des moindres grâces de sa personne, des moindres efforts qu'elle avait

faits pour plaire! Comme il connaissait ses cheveux, son bras, son pied,

sa démarche, les couleurs qui embellissaient son teint, les moindres plis

que formait son vêtement! Et avec quelle vivacité ardente il l'avait

louée! avec quelle voluptueuse langueur il l'avait contemplée! La chaste

fille n'avait pas compris alors les tressaillements de son propre coeur.

Elle ne voulait pas les comprendre encore, et cependant, elle les

ressentait presque aussi violents, à l'idée de reparaître devant ses yeux.

Elle s'impatientait contre elle-même, rougissait de honte et de dépit,

s'efforçait de s'embellir pour Albert seul; et pourtant elle cherchait la

coiffure, le ruban, et jusqu'au regard qui plaisaient à Anzoleto. Hélas!

hélas! se dit-elle en s'arrachant de son miroir lorsque sa toilette fut

finie, il est donc vrai que je ne puis penser qu'à lui, et que le bonheur

passé exerce sur moi un pouvoir plus entraînant que le mépris présent et

les promesses d'un autre amour! J'ai beau regarder l'avenir, sans lui il

ne m'offre que terreur et désespoir. Mais que serait-ce donc avec lui?

Ne sais-je pas bien que les beaux jours de Venise ne peuvent revenir,

Que l'innocence n'habiterait plus avec nous, que l'âme d'Anzoleto est à

Jamais corrompue, que ses caresses m'aviliraient, et que ma vie serait

empoisonnée à toute heure par la honte, la jalousie, la crainte et le

regret?


En s'interrogeant à cet égard avec sévérité, Consuelo reconnut qu'elle ne

se faisait aucune illusion, et qu'elle n'avait pas la plus secrète émotion

de désir pour Anzoleto. Elle ne l'aimait plus dans le présent, elle le

redoutait et le haïssait presque dans un avenir où sa perversité ne

pouvait qu'augmenter; mais dans le passé elle le chérissait à un tel point

que son âme et sa vie ne pouvaient s'en détacher. Il était désormais

devant elle comme un portrait qui lui rappelait un être adoré et des jours

de délices, et, comme une veuve qui se cache de son nouvel époux pour

regarder l'image du premier, elle sentait que le mort était plus vivant

que l'autre dans son coeur.





LX.



Consuelo avait trop de jugement et d'élévation dans l'esprit pour ne pas

savoir que des deux amours qu'elle inspirait, le plus vrai, le plus noble

et le plus précieux, était sans aucune comparaison possible celui

d'Albert. Aussi, lorsqu'elle se retrouva entre eux, elle crut d'abord

avoir triomphé de son ennemi. Le profond regard d'Albert, qui semblait

pénétrer jusqu'au fond de son âme, la pression lente et forte de sa main

loyale, lui firent comprendre qu'il savait le résultat de son entretien

avec Christian, et qu'il attendait son arrêt avec soumission et

reconnaissance. En effet, Albert avait obtenu plus qu'il n'espérait,

et cette irrésolution lui était douce auprès de ce qu'il avait craint,

tant il était éloigné de l'outrecuidante fatuité d'Anzoleto. Ce dernier,

au contraire, s'était armé de toute sa résolution. Devinant à peu près ce

qui se passait autour de lui, il s'était déterminé à combattre pied à

pied, dût-on le pousser par les épaules hors de la maison. Son attitude

dégagée, son regard ironique et hardi, causèrent à Consuelo le plus

profond dégoût; et lorsqu'il s'approcha effrontément pour lui offrir la

main, elle détourna la tête, et prit celle que lui tendait Albert pour se

placer à table.


Comme à l'ordinaire, le jeune comte alla s'asseoir en face de Consuelo,

Et le vieux Christian la fit mettre à sa gauche, à la place qu'occupait

autrefois Amélie, et qu'elle avait toujours occupée depuis. Mais, au lieu

du chapelain qui était en possession de la gauche de Consuelo, la

chanoinesse invita le prétendu frère à se mettre entre eux; de sorte que

les épigrammes amères d'Anzoleto purent arriver à voix basse à l'oreille

de la jeune fille, et que ses irrévérentes saillies purent scandaliser

comme il le souhaitait le vieux prêtre, qu'il avait déjà entrepris.


Le plan d'Anzoleto était bien simple. Il voulait se rendre odieux et

insupportable à ceux de la famille qu'il pressentait hostiles au mariage

projeté, afin de leur donner par son mauvais ton, son air familier, et ses

paroles déplacées, la plus mauvaise idée de l'entourage et de la parenté

de Consuelo. «Nous verrons, se disait-il, s'ils avaleront _le frère_ que

je vais leur servir.»


Anzoleto, chanteur incomplet et tragédien médiocre, avait les instincts

d'un bon comique. Il avait déjà bien assez vu le monde pour savoir prendre

par imitation les manières élégantes et le langage agréable de la bonne

compagnie; mais ce rôle n'eût servi qu'à réconcilier la chanoinesse avec

la basse extraction de la fiancée, et il prit le genre opposé avec

d'autant plus de facilité qu'il lui était plus naturel. S'étant bien

assuré que Wenceslawa, en dépit de son obstination à ne parler que

l'allemand, la langue de la cour et des sujets bien pensants, ne perdait

pas un mot de ce qu'il disait en italien, il se mit à babiller à tort et

à travers, à fêter le bon vin de Hongrie, dont il ne craignait pas les

effets, aguerri qu'il était de longue main contre les boissons les plus

capiteuses, mais dont il feignit de ressentir les chaleureuses influences

pour se donner l'air d'un ivrogne invétéré.


Son projet réussit à merveille. Le comte Christian, après avoir ri d'abord

avec indulgence de ses bouffonnes saillies, ne sourit bientôt plus qu'avec

effort, et eut besoin de toute son urbanité seigneuriale, de toute son

affection paternelle, pour ne pas remettre à sa place le déplaisant futur

beau-frère de son noble fils. Le chapelain, indigné, bondit plusieurs fois

sur sa chaise, et murmura en allemand des exclamations qui ressemblaient à

des exorcismes. Sa réfection en fut horriblement troublée, et de sa vie il

ne digéra plus tristement. La chanoinesse écouta toutes les impertinences

de son hôte avec un mépris contenu et une assez maligne satisfaction. A

chaque nouvelle sottise, elle levait les yeux vers son frère, comme pour

le prendre à témoin; et le bon Christian baissait la tête, en s'efforçant

de distraire, par une réflexion assez maladroite, l'attention des

auditeurs. Alors la chanoinesse regardait Albert; mais Albert était

impassible. Il ne paraissait ni voir ni entendre son incommode et joyeux

convive.


La plus cruellement oppressée de toutes ces personnes était sans contredit

la pauvre Consuelo. D'abord elle crut qu'Anzoleto avait contracté, dans

une vie de débauche, ces manières échevelées, et ce tour d'esprit cynique

qu'elle ne lui connaissait pas; car il n'avait jamais été ainsi devant

elle. Elle en fut si révoltée et si consternée qu'elle faillit quitter la

table. Mais lorsqu'elle s'aperçut que c'était une ruse de guerre, elle

retrouva le sang-froid qui convenait à son innocence et à sa dignité. Elle

ne s'était pas immiscée dans les secrets et dans les affections de cette

famille, pour conquérir par l'intrigue le rang qu'on lui offrait. Ce rang

n'avait pas flatté un instant son ambition, et elle se sentait bien forte

de sa conscience contre les secrètes inculpations de la chanoinesse. Elle

savait, elle voyait bien que l'amour d'Albert et la confiance de son père

étaient au-dessus d'une si misérable épreuve. Le mépris que lui inspirait

Anzoleto, lâche et méchant dans sa vengeance, la rendait plus forte

encore. Ses yeux rencontrèrent une seule fois ceux d'Albert, et ils se

comprirent. Consuelo disait: _Oui_, et Albert répondait: _Malgré tout!_


«Ce n'est pas fait! dit tout bas à Consuelo Anzoleto, qui avait surpris et

commenté ce regard.


--Vous me faites beaucoup de bien, lui répondit Consuelo, et je vous

remercie.»


Ils parlaient entre leurs dents ce dialecte rapide de Venise qui ne semble

composé que de voyelles, et où l'ellipse est si fréquente que les Italiens

de Rome et de Florence ont eux-mêmes quelque peine à le comprendre à la

première audition.


«Je conçois que tu me détestes dans ce moment-ci, reprit Anzoleto, et que

tu te crois sûre de me haïr toujours. Mais tu ne m'échapperas pas pour

cela.


--Vous vous êtes dévoilé trop tôt, dit Consuelo.


--Mais non trop tard, reprit Anzoleto.--Allons, _padre mio benedetto_,

dit-il en s'adressant au chapelain, et en lui poussant le coude de manière

à lui faire verser sur son rabat la moitié du vin qu'il portait à ses

lèvres, buvez donc plus courageusement ce bon vin qui fait autant de bien

au corps et à l'âme que celui de la sainte messe!--Seigneur comte, dit-il

au vieux Christian en lui tendant son verre, vous tenez là en réserve,

du côté de votre coeur, un flacon de cristal jaune qui reluit comme le

soleil. Je suis sûr que si j'avalais seulement une goutte du nectar qu'il

contient, je serais changé en demi-dieu.


--Prenez garde, mon enfant, dit enfin le comte en posant sa main maigre

chargée de bagues sur le col tailladé du flacon: le vin des vieillards

ferme quelquefois la bouche aux jeunes gens.


--Tu enrages à en être jolie comme un lutin, dit Anzoleto en bon et clair

italien à Consuelo, de manière à être entendu de tout le monde. Tu me

rappelles la _Diavolessa_ de Galuppi, que tu as si bien jouée à Venise

l'an dernier.--Ah ça, seigneur comte, prétendez-vous garder bien longtemps

ici ma soeur dans votre cage dorée, doublée de soie? C'est un oiseau

chanteur, je vous en avertis, et l'oiseau qu'on prive de sa voix perd

bientôt ses plumes. Elle est fort heureuse ici; je le conçois; mais ce bon

public qu'elle a frappé de vertige la redemande à grands cris là-bas. Et

quant à moi, vous me donneriez votre nom, votre château; tout le vin de

votre cave; et votre respectable chapelain par-dessus le marché, que je ne

voudrais pas renoncer à mes quinquets, à mon cothurne, et à mes roulades.


--Vous êtes donc comédien aussi, vous? dit la chanoinesse avec un dédain

sec et froid.


--Comédien, baladin pour vous servir, _illustrissima_, répondit Anzoleto

sans se déconcerter.


--A-t-il du talent? demanda le vieux Christian à Consuelo avec une

tranquillité pleine de douceur et de bienveillance.


--Aucun, répondit Consuelo en regardant son adversaire d'un air de pitié.


--Si cela est, tu t'accuses toi-même, dit Anzoleto; car je suis ton élève.

J'espère pourtant, continua-t-il en vénitien, que j'en aurai assez pour

brouiller tes cartes.


--C'est à vous seul que vous ferez du mal, reprit Consuelo dans le même

dialecte. Les mauvaises intentions souillent le coeur, et le vôtre perdra

plus à tout cela que vous ne pouvez me faire perdre dans celui des autres.


--Je suis bien aise de voir que tu acceptes le défi. A l'oeuvre donc, ma

belle guerrière! Vous avez beau baisser la visière de votre casque, je

vois le dépit et la crainte briller dans vos yeux.


--Hélas! vous n'y pouvez lire qu'un profond chagrin à cause de vous. Je

croyais pouvoir oublier que je vous dois du mépris, et vous prenez à tâche

de me le rappeler.


--Le mépris et l'amour vont souvent fort bien ensemble.


--Dans les âmes viles.


--Dans les âmes les plus fières; cela s'est vu et se verra toujours.»


Tout le dîner alla ainsi. Quand on passa au salon, la chanoinesse, qui

paraissait déterminée à se divertir de l'insolence d'Anzoleto, pria

celui-ci de lui chanter quelque chose. Il ne se fit pas prier; et, après

avoir promené vigoureusement ses doigts nerveux sur le vieux clavecin

gémissant, il entonna une des chansons énergiques dont il réchauffait les

petits soupers de Zustiniani. Les paroles étaient lestes. La chanoinesse

ne les entendit pas, et s'amusa de la verve avec laquelle il les débitait.

Le comte Christian ne put s'empêcher d'être frappé de la belle voix et

De la prodigieuse facilité du chanteur. Il s'abandonna avec naïveté au

plaisir de l'entendre; et quand le premier air fut fini, il lui en demanda

un second. Albert, assis auprès de Consuelo, paraissait absolument sourd,

et ne disait mot. Anzoleto s'imagina qu'il avait du dépit, et qu'il se

sentait enfin primé en quelque chose. Il oublia que son dessein était

de faire fuir les auditeurs avec ses gravelures musicales; et, voyant

d'ailleurs que, soit innocence de ses hôtes, soit ignorance du dialecte,

c'était peine perdue, il se livra du besoin d'être admiré, en chantant

pour le plaisir de chanter; et puis il voulut faire voir à Consuelo qu'il

avait fait des progrès. Il avait gagné effectivement dans l'ordre de

puissance qui lui était assigné. Sa voix avait perdu déjà peut-être sa

première fraîcheur, l'orgie en avait effacé le velouté de la jeunesse;

mais il était devenu plus maître de ses effets, et plus habile dans l'art

de vaincre les difficultés vers lesquelles son goût et son instinct le

portaient toujours. Il chanta bien, et reçut beaucoup d'éloges du comte

Christian, de la chanoinesse, et même du chapelain, qui aimait beaucoup

les _traits_, et qui croyait la manière de Consuelo trop simple et trop

naturelle pour être savante.


«Vous disiez qu'il n'avait pas de talent, dit le comte à cette dernière;

vous êtes trop sévère ou trop modeste pour votre élève. Il en a beaucoup,

et je reconnais enfin en lui quelque chose de vous.»


Le bon Christian voulait effacer par ce petit triomphe d'Anzoleto

l'humiliation que sa manière d'être avait causée à sa prétendue soeur.

Il insista donc beaucoup sur le mérite du chanteur, et celui-ci, qui

aimait trop à briller pour ne pas être déjà fatigué de son vilain rôle,

se remit au clavecin après avoir remarqué que le comte Albert devenait de

plus en plus pensif. La chanoinesse, qui s'endormait un peu aux longs

morceaux de musique, demanda une autre chanson vénitienne; et cette fois

Anzoleto en choisit une qui était d'un meilleur goût. Il savait que les

airs populaires étaient ce qu'il chantait le mieux. Consuelo n'avait pas

elle-même l'accentuation piquante du dialecte aussi naturelle et aussi

caractérisée que lui, enfant des lagunes, et chanteur mime par excellence.


Il contrefaisait avec tant de grâce et de charme, tantôt la manière rude

et franche des pêcheurs de l'Istrie, tantôt le laisser-aller spirituel

et nonchalant des gondoliers de Venise, qu'il était impossible de ne

pas le regarder et l'écouter avec un vif intérêt. Sa belle figure, mobile

et pénétrante, prenait tantôt l'expression grave et fière, tantôt

l'enjouement caressant et moqueur des uns et des autres. Le mauvais goût

coquet de sa toilette, qui sentait son vénitien d'une lieue, ajoutait

encore à l'illusion, et servait à ses avantages personnels, au lieu de

leur nuire en cette occasion. Consuelo, d'abord froide, fut bientôt forcée

de jouer l'indifférence et la préoccupation. L'émotion la gagnait de plus

en plus. Elle revoyait tout Venise dans Anzoleto, et dans cette Venise

tout l'Anzoleto des anciens jours, avec sa gaieté, son innocent amour, et

sa fierté enfantine. Ses yeux se remplissaient de larmes, et les traits

enjoués qui faisaient rire les autres pénétraient son coeur d'un

attendrissement profond.


Après les chansons, le comte Christian demanda des cantiques.


«Oh! pour cela, dit Anzoleto, je sais tous ceux qu'on chante à Venise;

mais ils sont à deux voix, et si ma soeur, qui les sait aussi, ne veut

pas les chanter avec moi, je ne pourrai satisfaire vos seigneuries.»


On pria aussitôt Consuelo de chanter. Elle s'en défendit longtemps,

quoiqu'elle en éprouvât une vive tentation. Enfin, cédant aux instances

de ce bon Christian, qui s'évertuait à la réconcilier avec son frère en

se montrant tout réconcilié lui-même, elle s'assit auprès d'Anzoleto, et

commença en tremblant un de ces longs cantiques à deux parties, divisés

en strophes de trois vers, que l'on entend à Venise, dans les temps de

dévotion, durant des nuits entières, autour de toutes les madones des

carrefours. Leur rhythme est plutôt animé que triste; mais, dans la

monotonie de leur refrain et dans la poésie de leurs paroles, empreintes

d'une piété un peu païenne, il y a une mélancolie suave qui vous gagne

peu à peu et finit par vous envahir.


Consuelo les chanta d'une voix douce et voilée, à l'imitation des femmes

de Venise, et Anzoleto avec l'accent un peu rauque et guttural des jeunes

gens du pays. Il improvisa en même temps sur le clavecin un accompagnement

faible, continu, et frais, qui rappela à sa compagne le murmure de l'eau

sur les dalles, et le souffle du vent dans les pampres. Elle se crut à

Venise, au milieu d'une belle nuit d'été, seule au pied d'une de ces

Chapelles en plein air qu'ombragent des berceaux de vignes, et qu'éclaire

une lampe vacillante reflétée dans les eaux légèrement ridées du canal:

Oh! quelle différence entre l'émotion sinistre et déchirante qu'elle avait

éprouvée le matin en écoutant le violon d'Albert, au bord d'une autre onde

immobile, noire, muette, et pleine de fantômes, et cette vision de Venise

au beau ciel, aux douces mélodies, aux flots d'azur sillonnés de rapides

flambeaux ou d'étoiles resplendissantes! Anzoleto lui rendait ce

magnifique spectacle, où se concentrait pour elle l'idée de la vie et de

la liberté; tandis que la caverne, les chants bizarres et farouches de

l'antique Bohème, les ossements éclairés de torches lugubres et reflétés

dans une onde pleine peut-être des mêmes reliques effrayantes; et au

milieu de tout cela, la figure pâle et ardente de l'ascétique Albert,

la pensée d'un monde inconnu, l'apparition d'une scène symbolique, et

l'émotion douloureuse d'une fascination incompréhensible, c'en était trop

pour l'âme paisible et simple de Consuelo. Pour entrer dans cette région

des idées abstraites, il lui fallait faire un effort dont son imagination

vive était capable, mais où son être se brisait, torturé par de

mystérieuses souffrances et de fatigants prestiges. Son organisation

méridionale, plus encore que son éducation, se refusait à cette initiation

austère d'un amour mystique. Albert était pour elle le génie du Nord,

profond, puissant, sublime parfois, mais toujours triste, comme le vent

des nuits glacées et la voix souterraine des torrents d'hiver. C'était

l'âme rêveuse et investigatrice qui interroge et symbolise toutes choses,

les nuits d'orage, la course des météores, les harmonies sauvages de la

forêt, et l'inscription effacée des antiques tombeaux. Anzoleto, c'était

au contraire la vie méridionale, la matière embrasée et fécondée par

le grand soleil, par la pleine lumière, ne tirant sa poésie que de

l'intensité de sa végétation, et son orgueil que de la richesse de son

principe organique. C'était la vie du sentiment avec l'âpreté aux

jouissances, le sans-souci et le sans-lendemain intellectuel des artistes,

une sorte d'ignorance ou d'indifférence de la notion du bien et du mal,

le bonheur facile, le mépris ou l'impuissance de la réflexion; en un mot,

l'ennemi et le contraire de l'idée.


Entre ces deux hommes, dont chacun était lié à un milieu antipathique à

celui de l'autre, Consuelo était aussi peu vivante, aussi peu capable

d'action et d'énergie qu'une âme séparée de son corps. Elle aimait le

beau, elle avait soif d'un idéal. Albert le lui enseignait, et le lui

offrait. Mais Albert, arrêté dans le développement de son génie par un

principe maladif, avait trop donné à la vie de l'intelligence. Il

connaissait si peu la nécessité de la vie réelle, qu'il avait souvent

perdu la faculté de sentir sa propre existence. Il n'imaginait pas que

les idées et les objets sinistres avec lesquels il s'était familiarisé

pussent, sous l'influence de l'amour et de la vertu, inspirer d'autres

sentiments à sa fiancée que l'enthousiasme de la foi et l'attendrissement

du bonheur. Il n'avait pas prévu, il n'avait pas compris qu'il

l'entraînait dans une atmosphère où elle mourrait, comme une plante

des tropiques dans le crépuscule polaire. Enfin il ne comprenait pas

l'espèce de violence qu'elle eût été forcée de faire subir à son être

pour s'identifier au sien.


Anzoleto, tout au contraire, blessant l'âme et révoltant l'intelligence de

Consuelo par tous les points, portait du moins dans sa vaste poitrine,

épanouie au souffle des vents généreux du midi, tout l'air vital dont la

_Fleur des Espagnes_, comme il l'appelait jadis, avait besoin pour se

ranimer. Elle retrouvait en lui toute une vie de contemplation animale,

ignorante et délicieuse; tout un monde de mélodies naturelles, claires et

faciles; tout un passé de calme, d'insouciance, de mouvement physique,

d'innocence sans travail, d'honnêteté sans efforts, de piété sans

réflexion. C'était presque une existence d'oiseau. Mais n'y a-t-il pas

beaucoup de l'oiseau dans l'artiste, et ne faut-il pas aussi que l'homme

boive un peu à cette coupe de la vie commune à tous les êtres pour être

complet et mener à bien le trésor de son intelligence?


Consuelo chantait d'une voix toujours plus douce et plus touchante, en

s'abandonnant par de vagues instincts aux distinctions que je viens de

faire à sa place, trop longuement sans doute. Qu'on me le pardonne! Sans

cela comprendrait-on par quelle fatale mobilité de sentiment cette jeune

fille si sage et si sincère, qui haïssait avec raison le perfide Anzoleto

un quart d'heure auparavant, s'oublia au point d'écouter sa voix,

d'effleurer sa chevelure, et de respirer son souffle avec une sorte de

délice? Le salon était trop vaste pour être jamais fort éclairé, on le

sait déjà; le jour baissait d'ailleurs. Le pupitre du clavecin, sur lequel

Anzoleto avait laissé un grand cahier ouvert, cachait leurs têtes aux

Personnes assises à quelque distance; et leurs têtes se rapprochaient

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