pour l'appeler. Mais sa voix expira sur ses lèvres; il lui sembla que la
main de la mort serrait sa gorge et déchirait sa poitrine: ses yeux se
voilèrent; un bruit sourd comme celui de la mer gronda dans ses oreilles;
et, en retombant épuisée au bas du rocher, elle se trouva dans les bras
d'Albert, qui s'était approché sans qu'elle prît garde à lui, et qui
l'emporta mourante dans un endroit plus sombre et plus caché de la montagne.
LIII.
La crainte de trahir par son émotion un secret qu'elle avait jusque là
Si bien caché au fond de son âme rendit à Consuelo la force de se
contraindre, et de laisser croire à Albert que la situation où il l'avait
surprise n'avait rien d'extraordinaire. Au moment où le jeune comte
l'avait reçue dans ses bras, pâle et prête à défaillir, Anzoleto et son
guide venaient de disparaître au loin dans les sapins, et Albert put
s'attribuer à lui-même le danger qu'elle avait couru de tomber dans
le précipice. L'idée de ce danger, qu'il avait causé sans doute en
l'effrayant par son approche, venait de le troubler lui-même à tel point
qu'il ne s'aperçut guère du désordre de ses réponses dans les premiers
instants. Consuelo, à qui il inspirait encore parfois un certain effroi
superstitieux, craignit d'abord qu'il ne devinât, par la force de ses
pressentiments, une partie de ce mystère. Mais Albert, depuis que l'amour
le faisait vivre de la vie des autres hommes, semblait avoir perdu les
facultés en quelque sorte surnaturelles qu'il avait possédées auparavant.
Elle put maîtriser bientôt son agitation, et la proposition qu'il lui fit
de la conduire à son ermitage ne lui causa pas en ce moment le déplaisir
qu'elle en eût ressenti quelques heures auparavant. Il lui sembla que
l'âme austère et l'habitation lugubre de cet homme si sérieusement dévoué
à son sort s'ouvraient devant elle comme un refuge où elle trouverait le
calme et la force nécessaires pour lutter contre les souvenirs de sa
passion. «C'est la Providence qui m'envoie cet ami au sein des épreuves,
pensa-t-elle, et ce sombre sanctuaire où il veut m'entraîner est là comme
un emblème de la tombe où je dois m'engloutir, plutôt que de suivre la
trace du mauvais génie que je viens de voir passer. Oh! oui, mon Dieu!
Plutôt que de m'attacher à ses pas, faites que la terre s'entr'ouvre
sous les miens, et ne me rende jamais au monde des vivants!».
«Chère Consolation, lui dit Albert, je venais vous dire que ma tante,
ayant ce matin à recevoir et à examiner les comptes de ses fermiers, ne
songeait point à nous, et que nous avions enfin la liberté d'accomplir
notre pèlerinage. Pourtant, si vous éprouvez encore quelque répugnance à
revoir des lieux qui vous rappellent tant de souffrances et de terreurs...
--Non, mon ami, non, répondit Consuelo; je sens, au contraire, que jamais
je n'ai été mieux disposée à prier dans votre église, et à joindre mon âme
à la vôtre sur les ailes de ce chant sacré que vous avez promis de me
faire entendre.»
Ils prirent ensemble, le chemin du Schreckenstein; et, en s'enfonçant
Sous les bois dans la direction opposée à celle qu'Anzoleto avait prise,
Consuelo se sentit soulagée, comme si chaque pas qu'elle faisait pour
s'éloigner de lui eût détruit de plus en plus le charme funeste dont elle
venait de ressentir les atteintes. Elle marchait si vite et si résolument,
quoique grave et recueillie, que le comte Albert eût pu attribuer cet
empressement naïf au seul désir de lui complaire, s'il n'eût conservé
cette défiance de lui-même et de sa propre destinée qui faisait le fond de
son caractère.
Il la conduisit au pied du Schreckenstein, à l'entrée d'une grotte remplie
d'eau dormante et toute obstruée par une abondante végétation.
«Cette grotte, où vous pouvez remarquer quelques traces de construction
voûtée, lui dit-il, s'appelle dans le pays la Cave du Moine. Les uns
pensent que c'était le cellier d'une maison de religieux, lorsque, à la
place de ces décombres, il y avait un bourg fortifié; d'autres racontent
que ce fut postérieurement la retraite d'un criminel repentant qui s'était
fait ermite par esprit de pénitence. Quoi qu'il en soit, personne n'ose y
pénétrer, et chacun prétend que l'eau dont elle s'est remplie est profonde
et mortellement vénéneuse, à cause des veines de cuivre par lesquelles
elle s'est frayé un passage. Mais cette eau n'est effectivement ni
profonde ni dangereuse: elle dort sur un lit de rochers, et nous allons la
traverser aisément si vous voulez encore une fois, Consuelo, vous confier
à la force de mes bras et à la sainteté de mon amour pour vous.»
En parlant ainsi après s'être assuré que personne ne les avait suivis et
ne pouvait les observer, il la prit dans ses bras pour qu'elle n'eût point
à mouiller sa chaussure, et, entrant dans l'eau jusqu'à mi-jambes, il se
fraya un passage à travers les arbrisseaux et les guirlandes de lierre qui
cachaient le fond de la grotte. Au bout d'un très-court trajet, il la
déposa sur un sable sec et fin, dans un endroit complètement sombre, où
aussitôt il alluma la lanterne dont il s'était muni; et après quelques
détours dans des galeries souterraines assez semblables à celles que
Consuelo avait déjà parcourues avec lui, ils se trouvèrent à une porte de
la cellule opposée à celle qu'elle avait franchie la première fois.
«Cette construction souterraine, lui dit Albert, a été destinée dans le
principe à servir de refuge, en temps de guerre, soit aux principaux
habitants du bourg qui couvrait la colline, soit aux seigneurs du château
des Géants dont ce bourg était un fief, et qui pouvaient s'y rendre
secrètement par les passages que vous connaissez. Si un ermite a occupé
depuis, comme on l'assure, la Cave du Moine, il est probable qu'il a eu
connaissance de cette retraite; car la galerie que nous venons de
parcourir m'a semblé déblayée assez nouvellement, tandis que j'ai trouvé
celles qui conduisent au château encombrées, en beaucoup d'endroits, de
terres et de gravois dont j'ai eu bien de la peine à les dégager. En
outre, les vestiges que j'ai retrouvés ici, les débris de natte, la
cruche, le crucifix, la lampe, et enfin les ossements d'un homme couché
sur le dos, les mains encore croisées sur la poitrine, dans l'attitude
d'une dernière prière à l'heure du dernier sommeil, m'ont prouvé qu'un
solitaire y avait achevé pieusement et paisiblement son existence
mystérieuse. Nos paysans croient que l'âme de l'ermite habite encore
les entrailles de la montagne. Ils disent qu'ils l'ont vue souvent errer
alentour, ou voltiger sur la cime au clair de la lune; qu'ils l'ont
entendue prier, soupirer, gémir, et même qu'une musique étrange et
incompréhensible est venue parfois, comme un souffle à peine saisissable,
expirer autour d'eux sur les ailes de la nuit. Moi-même, Consuelo, lorsque
l'exaltation du désespoir peuplait la nature autour de moi de fantômes et
de prodiges, j'ai cru voir le sombre pénitent prosterné sous le _Hussite_;
je me suis figuré entendre sa voix plaintive et ses soupirs déchirants
monter des profondeurs de l'abîme. Mais depuis que j'ai découvert et
habité cette cellule, je ne me souviens pas d'y avoir trouvé d'autre
solitaire que moi, rencontré d'autre spectre que ma propre figure, ni
entendu d'autres gémissements que ceux qui s'échappaient de ma poitrine.»
Consuelo, depuis sa première entrevue avec Albert dans ce souterrain, ne
lui avait plus jamais entendu tenir de discours insensés. Elle n'avait
donc jamais osé lui rappeler les étranges paroles qu'il lui avait dites
cette nuit-là, ni les hallucinations au milieu desquelles elle l'avait
surpris. Elle s'étonna de voir en cet instant qu'il en avait absolument
perdu le souvenir; et, n'osant les lui rappeler, elle se contenta de lui
demander si la tranquillité d'une telle solitude l'avait effectivement
délivré des agitations dont il parlait.
«Je ne saurais vous le dire bien précisément, lui répondit-il; et, à moins
que vous ne l'exigiez, je ne veux point forcer ma mémoire à ce travail.
Je crois bien avoir été en proie auparavant a une véritable démence.
Les efforts que je faisais pour la cacher la trahissaient davantage en
l'exaspérant. Lorsque, grâce à Zdenko, qui possédait par tradition le
secret de ces constructions souterraines, j'eus enfin trouvé un moyen de
me soustraire à la sollicitude de mes parents et de cacher mes accès de
désespoir, mon existence changea. Je repris une sorte d'empire sur
moi-même; et, certain de pouvoir me dérober aux témoins importuns,
lorsque je serais trop fortement envahi par mon mal, je vins à bout de
jouer dans ma famille le rôle d'un homme tranquille et résigné à tout.
Consuelo vit bien que le pauvre Albert se faisait illusion sur quelques
points; mais elle sentit que ce n'était pas le moment de le dissuader;
et, s'applaudissant de le voir parler de son passé avec tant de sang-froid
et de détachement, elle se mit à examiner la cellule avec plus d'attention
qu'elle n'avait pu le faire la première fois. Elle vit alors que l'espèce
de soin et de propreté qu'elle y avait remarquée n'y régnait plus du tout,
et que l'humidité des murs, le froid de l'atmosphère, et la moisissure
des livres, constataient au contraire un abandon complet.
«Vous voyez que je vous ai tenu parole, lui dit Albert, qui, à
grand'peine, venait de rallumer le poêle; je n'ai pas mis les pieds ici
depuis que vous m'en avez arraché par l'effet de la toute-puissance que
vous avez sur moi.» Consuelo eut sur les lèvres une question qu'elle
s'empressa de retenir. Elle était sur le point de demander si l'ami
Zdenko, le serviteur fidèle, le gardien jaloux, avait négligé et abandonné
aussi l'ermitage. Mais elle se souvint de la tristesse profonde qu'elle
avait réveillée chez Albert toutes les fois qu'elle s'était hasardée à lui
demander ce qu'il était devenu, et pourquoi elle ne l'avait jamais revu
depuis sa terrible rencontre avec lui dans le souterrain. Albert avait
toujours éludé ces questions, soit en feignant de ne pas les entendre,
soit en la priant d'être tranquille, et de ne plus rien craindre de la
part de l'_innocent_. Elle s'était donc persuadé d'abord que Zdenko avait
reçu et exécuté fidèlement l'ordre de ne jamais se présenter devant ses
yeux. Mais lorsqu'elle avait repris ses promenades solitaires, Albert,
pour la rassurer complètement, lui avait juré, avec une mortelle pâleur
sur le front, qu'elle ne rencontrerait pas Zdenko, parce qu'il était parti
pour un long voyage. En effet, personne ne l'avait revu depuis cette
époque, et on pensait qu'il était mort dans quelque coin, ou qu'il avait
quitté le pays.
Consuelo n'avait cru ni à cette mort, ni à ce départ. Elle connaissait
trop l'attachement passionné de Zdenko pour regarder comme possible une
séparation absolue entre lui et Albert. Quant à sa mort, elle n'y songeait
point sans une profonde terreur qu'elle n'osait s'avouer à elle-même,
lorsqu'elle se souvenait du serment terrible que, dans son exaltation,
Albert avait fait de sacrifier la vie de ce malheureux au repos de celle
qu'il aimait, si cela devenait nécessaire. Mais elle chassait cet affreux
soupçon, en se rappelant la douceur et l'humanité dont toute la vie
d'Albert rendait témoignage. En outre, il avait joui d'une tranquillité
parfaite depuis plusieurs mois, et aucune démonstration apparente de
la part de Zdenko n'avait rallumé la fureur que le jeune comte avait
manifestée un instant. D'ailleurs il l'avait oublié, cet instant
douloureux que Consuelo s'efforçait d'oublier aussi. Il n'avait conservé
des événements du souterrain que le souvenir de ceux où il avait été en
possession de sa raison. Consuelo s'était donc arrêtée à l'idée qu'il
avait interdit à Zdenko l'entrée et l'approche du château, et que par
dépit ou par douleur le pauvre homme s'était condamné à une captivité
volontaire dans l'ermitage. Elle présumait qu'il en sortait peut-être
seulement la nuit pour prendre l'air ou pour converser sur le
Schreckenstein avec Albert, qui sans doute veillait au moins à sa
subsistance, comme Zdenko avait si longtemps veillé à la sienne. En voyant
l'état de la cellule, Consuelo fut réduite à croire qu'il boudait son
maître en ne soignant plus sa retraite délaissée; et comme Albert lui
avait encore affirmé, en entrant dans la grotte, qu'elle n'y trouverait
aucun sujet de crainte, elle prit le moment où elle le vit occupé à ouvrir
péniblement la porte rouillée de ce qu'il appelait son église, pour aller
de son côté essayer d'ouvrir celle qui conduisait à la cellule de Zdenko,
où sans doute elle trouverait des traces récentes de sa présence. La porte
céda dès qu'elle eut tourné la clef; mais l'obscurité qui régnait dans
cette cave l'empêcha de rien distinguer. Elle attendit qu'Albert fût passé
dans l'oratoire mystérieux qu'il voulait lui montrer et qu'il allait
préparer pour la recevoir; alors elle prit un flambeau, et revint avec
précaution vers la chambre de Zdenko, non sans trembler un peu à l'idée de
l'y trouver en personne. Mais elle n'y trouva pas même un souvenir de son
existence. Le lit de feuilles et de peaux de mouton avait été enlevé. Le
siège grossier, les outils de travail, les sandales de feutre, tout avait
disparu; et on eût dit, à voir l'humidité qui faisait briller les parois
éclairées par la torche, que cette voûte n'avait jamais abrité le sommeil
d'un vivant.
Un sentiment de tristesse et d'épouvante s'empara d'elle à cette
découverte. Un sombre mystère enveloppait la destinée de ce malheureux,
et Consuelo se disait avec terreur qu'elle était peut-être la cause d'un
événement déplorable. Il y avait deux hommes dans Albert: l'un sage, et
l'autre fou; l'un débonnaire, charitable et tendre; l'autre bizarre,
farouche, peut-être violent et impitoyable dans ses décisions. Cette sorte
d'identification étrange qu'il avait autrefois rêvée entre lui et le
fanatique sanguinaire Jean Ziska, cet amour pour les souvenirs de la
Bohême hussite, cette passion muette et patiente, mais absolue et
profonde, qu'il nourrissait pour Consuelo, tout ce qui vint en cet instant
à l'esprit de la jeune fille lui sembla devoir confirmer les plus pénibles
soupçons. Immobile et glacée d'horreur, elle osait à peine regarder le sol
nu et froid de la grotte, comme si elle eût craint d'y trouver des traces
de sang.
Elle était encore plongée dans ces réflexions sinistres, lorsqu'elle
entendit Albert accorder son violon; et bientôt le son admirable de
l'instrument lui chanta le psaume ancien qu'elle avait tant désiré
d'écouter une seconde fois. La musique en était originale, et Albert
l'exprimait avec un sentiment si pur et si large, qu'elle oublia toutes
ses angoisses pour approcher doucement du lieu où il se trouvait, attirée
et comme charmée par une puissance magnétique.
LIV.
La porte de _l'église_ était restée ouverte; Consuelo s'arrêta sur le
seuil pour examiner et le virtuose inspiré et l'étrange sanctuaire. Cette
prétendue église n'était qu'une grotte immense, taillée, ou, pour mieux
dire, brisée dans le roc, irrégulièrement, par les mains de la nature, et
creusée en grande partie par le travail souterrain des eaux. Quelques
torches éparses plantées sur des blocs gigantesques éclairaient de reflets
fantastiques les flancs verdâtres du rocher, et tremblotaient devant
de sombres profondeurs, où nageaient les formes vagues des longues
stalactites, semblables à des spectres qui cherchent et fuient tour à tour
la lumière. Les énormes sédiments que l'eau avait déposés autrefois sur
les flancs de la caverne offraient mille capricieux aspects. Tantôt ils
se roulaient comme de monstrueux serpents qui s'enlacent et se dévorent
les uns les autres, tantôt ils partaient du sol et descendaient de la
voûte en aiguilles formidables, dont la rencontre les faisait ressembler
à des dents colossales hérissées à l'entrée des gueules béantes que
formaient les noirs enfoncements du rocher. Ailleurs on eût dit d'informes
statues, géantes représentations des dieux barbares de l'antiquité. Une
végétation rocailleuse, de grands lichens rudes comme des écailles de
dragon, des festons de scolopendre aux feuilles larges et pesantes,
des massifs de jeunes cyprès plantés récemment dans le milieu de
l'enceinte sur des éminences de terres rapportées qui ressemblaient à des
tombeaux, tout donnait à ce lieu un caractère sombre, grandiose, et
terrible, qui frappa vivement la jeune artiste. Au premier sentiment
d'effroi succéda bientôt l'admiration. Elle approcha, et vit Albert
debout, au bord de la source qui surgissait au centre de la caverne. Cette
eau, quoique abondante en jaillissement, était encaissée dans un bassin si
profond, qu'aucun bouillonnement n'était sensible à la surface. Elle était
unie et immobile comme un bloc de sombre saphir, et les belles plantes
aquatiques dont Albert et Zdenko avaient entouré ses marges n'étaient pas
agitées du moindre tressaillement. La source était chaude à son point de
départ, et les tièdes exhalaisons qu'elle répandait dans la caverne y
entretenaient une atmosphère douce et moite qui favorisait la végétation.
Elle sortait de son bassin par plusieurs ramifications, dont les unes
se perdaient sous les rochers avec un bruit sourd, et dont les autres se
promenaient silencieusement en ruisseaux limpides dans l'intérieur de la
grotte, pour disparaître dans les enfoncements obscurs qui en reculaient
indéfiniment les limites.
Lorsque le comte Albert, qui jusque-là n'avait fait qu'essayer les cordes
de son violon, vit Consuelo s'avancer vers lui, il vint à sa rencontre, et
l'aida à franchir les méandres que formait la source, et sur lesquels il
avait jeté quelques troncs d'arbres aux endroits profonds.
En d'autres endroits, des rochers épars à fleur d'eau offraient un passage
facile à des pas exercés. Il lui tendit la main pour l'aider, et la
souleva quelquefois dans ses bras. Mais cette fois Consuelo eut peur, non
du torrent qui fuyait silencieux et sombre sous ses pieds, mais de ce
guide mystérieux vers lequel une sympathie irrésistible la portait, tandis
qu'une répulsion indéfinissable l'en éloignait en même temps. Arrivée au
bord de la source, elle vit, sur une large pierre qui la surplombait de
quelques pieds, un objet peu propre à la rassurer. C'était une sorte
de monument quadrangulaire, formé d'ossements et de crânes humains,
artistement agencés comme on en voit dans les catacombes.
«N'en soyez point émue, lui dit Albert, qui la sentit tressaillir. Ces
nobles restes sont ceux des martyrs de ma religion, et ils forment l'autel
devant lequel j'aime à méditer et à prier.
--Quelle est donc votre religion, Albert? dit Consuelo avec une naïveté
mélancolique. Sont-ce là les ossements des Hussites ou des Catholiques?
Les uns et les autres ne furent-ils pas victimes d'une fureur impie, et
martyrs d'une foi également vive? Est-il vrai que vous ayez choisi la
croyance hussite, préférablement à celle de vos parents, et que les
réformes postérieures à celles de Jean Huss ne vous paraissent pas assez
austères ni assez énergiques? Parlez, Albert; que dois-je croire de ce
qu'on m'a dit de vous?
--Si l'on vous a dit que je préférais la réforme des Hussites à celle des
Luthériens, et le grand Procope au vindicatif Calvin, autant que je
préfère les exploits des Taborites à ceux des soldats de Wallenstein, on
vous a dit la vérité, Consuelo. Mais que vous importe ma croyance, à vous
qui, par intuition, pressentez la vérité, et connaissez la Divinité mieux
que moi? A Dieu ne plaise que je vous aie attirée dans ce lieu pour
surcharger votre âme pure et troubler votre paisible conscience des
méditations et des tourments de ma rêverie! Restez comme vous êtes,
Consuelo! Vous êtes née pieuse et sainte; de plus, vous êtes née pauvre
et obscure, et rien n'a tenté d'altérer en vous la droiture de la raison
et la lumière de l'équité. Nous pouvons prier ensemble sans discuter,
vous qui savez tout sans avoir rien appris, et moi qui sais fort peu après
avoir beaucoup cherché. Dans quelque temple que vous ayez à élever la
voix, la notion du vrai Dieu sera dans votre coeur, et le sentiment de la
vraie foi embrasera votre âme. Ce n'est donc pas pour vous instruire,
mais pour que la révélation passe de vous en moi, que j'ai désiré l'union
de nos voix et de nos esprits devant cet autel, construit avec les
ossements de mes pères.
--Je ne me trompais donc pas en pensant que ces nobles restes, comme vous
les appelez, sont ceux des Hussites précipités par la fureur sanguinaire
des guerres civiles dans la citerne du Schreckenstein, à l'époque de
votre ancêtre Jean Ziska, qui en fit, dit-on, d'horribles représailles. On
m'a raconté aussi qu'après avoir brûlé le village, il avait fait combler
le puits. Il me semble que je vois, dans l'obscurité de cette voûte,
au-dessus de ma tête, un cercle de pierres taillées qui annonce que nous
sommes précisément au-dessous de l'endroit où plusieurs fois je suis venue
m'asseoir, après m'être fatiguée à vous chercher en vain. Dites, comte
Albert, est-ce en effet le lieu que vous avez, m'a-t-on dit, baptisé la
Pierre d'Expiation?
--Oui, c'est ici, répondit Albert, que des supplices et des violences
atroces ont consacré l'asile de ma prière et le sanctuaire de ma douleur.
Vous voyez d'énormes blocs suspendus au-dessus de nos têtes, et d'autres
parsemés sur les bords de la source. La forte main des Taborites les y
lança, par l'ordre de celui qu'on appelait _le redoutable aveugle_; mais
ils ne servirent qu'à repousser les eaux vers les lits souterrains
qu'elles tendaient à se frayer. La construction du puits fut rompue, et
j'en ai fait disparaître les ruines sous les cyprès que j'y ai plantés; il
eût fallu pouvoir engloutir ici toute une montagne pour combler cette
caverne. Les blocs qui s'entassèrent dans le col de la citerne y furent
arrêtés par un escalier tournant, semblable à celui que vous avez eu le
courage de descendre dans le puits de mon parterre, au château des Géants.
Depuis, le travail d'affaissement de la montagne les a serrés et contenus
chaque jour davantage. S'il s'en échappe parfois quelque parcelle, c'est
seulement dans les fortes gelées des nuits d'hiver: vous n'avez donc rien
à craindre maintenant de la chute de ces pierres.
--Ce n'est pas là ce qui me préoccupe, Albert, reprit Consuelo en
reportant ses regards sur l'autel lugubre où il avait posé son
stradivarius. Je me demande pourquoi vous rendez un culte exclusif à la
mémoire et à la dépouille de ces victimes, comme s'il n'y avait pas eu des
martyrs dans l'autre parti, et comme si les crimes des uns étaient plus
pardonnables que ceux des autres.»
Consuelo parlait ainsi d'un ton sévère et en regardant Albert avec
méfiance. Le souvenir de Zdenko lui revenait à l'esprit, et toutes ses
questions avaient trait dans sa pensée à une sorte d'interrogatoire de
haute justice criminelle qu'elle lui eût fait subir, si elle l'eût osé.
L'émotion douloureuse qui s'empara tout à coup du comte lui sembla être
l'aveu d'un remords. Il passa ses mains sur son front, puis les pressa
contre sa poitrine, comme s'il l'eût sentie se déchirer. Son visage
changea d'une manière effrayante, et Consuelo craignit qu'il ne l'eût
trop bien comprise.
«Vous ne savez pas le mal que vous me faites! s'écria-t-il enfin en
s'appuyant sur l'ossuaire, et en courbant sa tête vers ces crânes
desséchés qui semblaient le regarder du fond de leurs creux orbites. Non,
vous ne pouvez pas le savoir, Consuelo! et vos froides réflexions
réveillent en moi la mémoire des jours funestes que j'ai traversés.
Vous ne savez pas que vous parlez à un homme qui a vécu des siècles de
douleur, et qui, après avoir été dans la main de Dieu, l'instrument
aveugle de l'inflexible justice, a reçu sa récompense et subi son
châtiment. J'ai tant souffert, tant pleuré, tant expié ma destinée
farouche, tant réparé les horreurs où la fatalité m'avait entraîné, que je
me flattais enfin de les pouvoir oublier. Oublier! c'était le besoin qui
dévorait ma poitrine ardente! c'était ma prière et mon voeu de tous les
instants! c'était le signe de mon alliance avec les hommes et de ma
réconciliation avec Dieu, que j'implorais ici depuis des années, prosterné
sur ces cadavres! Et lorsque je vous vis pour la première fois, Consuelo,
je commençai à espérer. Et lorsque vous avez eu pitié de moi, j'ai
commencé à croire que j'étais sauvé. Tenez, voyez cette couronne de fleurs
flétries et déjà prêtes à tomber en poussière, dont j'ai entouré le crâne
qui surmonte l'autel. Vous ne les reconnaissez pas; mais moi, je les ai
arrosées de bien des larmes amères et délicieuses: c'est vous qui les
aviez cueillies, c'est vous qui les aviez remises pour moi au compagnon de
ma misère, à l'hôte fidèle de ma sépulture. Eh bien, en les couvrant de
pleurs et de baisers, je me demandais avec anxiété si vous pourriez
jamais avoir une affection véritable et profonde pour un criminel tel que
moi, pour un fanatique sans pitié, pour un tyran sans entrailles...
--Mais quels sont donc ces crimes que vous avez commis? dit Consuelo avec
force, partagée entre mille sentiments divers, et enhardie par le profond
abattement d'Albert. Si vous avez une confession à faire, faites-la ici,
faites-la maintenant, devant moi, afin que je sache si je puis vous
absoudre et vous aimer.
--M'absoudre, oui! vous le pouvez; car celui que vous connaissez, Albert
de Rudolstadt, a eu une vie aussi pure que celle d'un petit enfant. Mais
celui que vous ne connaissez pas, Jean Ziska du Calice, a été entraîné
par la colère du ciel dans une carrière d'iniquités!»
Consuelo vit quelle imprudence elle avait commise en réveillant le feu qui
couvait sous la cendre, et en ramenant par ses questions le triste Albert
aux préoccupations de sa monomanie. Ce n'était plus le moment de les
combattre par le raisonnement: elle s'efforça de le calmer par les moyens
mêmes que sa démence lui indiquait.
«Il suffit, Albert, lui dit-elle. Si toute votre existence actuelle a été
consacrée à la prière et au repentir, vous n'avez plus rien à expier, et
Dieu pardonne à Jean Ziska.
--Dieu ne se révèle pas directement aux humbles créatures qui le servent,
répondit le comte en secouant la tête. Il les abaisse ou les encourage en
se servant des unes pour le salut ou pour le châtiment des autres. Nous
sommes tous les interprètes de sa volonté, quand nous cherchons à
réprimander ou à consoler nos semblables dans un esprit de charité. Vous
n'avez pas le droit, jeune fille, de prononcer sur moi les paroles de
l'absolution. Le prêtre lui-même n'a pas cette haute mission que l'orgueil
ecclésiastique lui attribue. Mais vous pouvez me communiquer la grâce
divine en m'aimant. Votre amour peut me réconcilier avec le ciel, et me
donner l'oubli des jours qu'on appelle l'histoire des siècles passés...
Vous me feriez de la part du Tout-Puissant les plus sublimes promesses,
que je ne pourrais vous croire; je ne verrais en cela qu'un noble et
généreux fanatisme. Mettez la main sur votre coeur, demandez-lui si ma
pensée l'habite, si mon amour le remplit, et s'il vous répond __oui_, ce
_oui_ sera la formule sacramentelle de mon absolution, le pacte de ma
réhabilitation, le charme qui fera descendre en moi le repos, le bonheur,
l'_oubli!_ C'est ainsi seulement que vous pourrez être la prêtresse de
mon culte, et que mon âme sera déliée dans le ciel, comme celle du
catholique croit l'être par la bouche de son confesseur. Dites que vous
m'aimez, s'écria-t-il en se tournant vers elle avec passion comme pour
l'entourer de ses bras.» Mais elle recula, effrayée du serment qu'il lui
demandait; et il retomba sur les ossements en exhalant un gémissement
profond, et en s'écriant: «Je savais bien qu'elle ne pourrait pas m'aimer,
que je ne serais jamais pardonné, que je n'_oublierais_ jamais les jours
où je ne l'ai pas connue!
--Albert, cher Albert, dit Consuelo profondément émue de la douleur qui
le déchirait, écoutez-moi avec un peu de courage. Vous me reprochez de
vouloir vous leurrer par l'idée d'un miracle, et cependant vous m'en
demandez un plus grand encore. Dieu, qui voit tout, et qui apprécie nos
mérites, peut tout pardonner. Mais une créature faible et bornée, comme
moi surtout, peut-elle comprendre et accepter, par le seul effort de sa
pensée et de son dévouement, un amour aussi étrange que le vôtre? Il me
semble que c'est à vous de m'inspirer cette affection exclusive que vous
demandez, et qu'il ne dépend pas de moi de vous donner, surtout lorsque je
vous connais encore si peu. Puisque nous parlons ici cette langue mystique
de la dévotion qui m'a été un peu enseignée dans mon enfance, je vous
dirai qu'il faut être en état de grâce pour être relevé de ses fautes.
Eh bien, l'espèce d'absolution que vous demandez à mon amour, la
méritez-vous? Vous réclamez le sentiment le plus pur, le plus tendre, le
plus doux; et il me semble que votre âme n'est disposée ni à la douceur,
ni à la tendresse. Vous y nourrissez les plus sombres pensées, et comme
d'éternels ressentiments.
--Que voulez-vous dire, Consuelo? Je ne vous entends pas.
--Je veux dire que vous êtes toujours en proie à des rêves funestes, à des
idées de meurtre, à des visions sanguinaires. Vous pleurez sur des crimes
que vous croyez avoir commis il y a plusieurs siècles, et dont vous
chérissez en même temps le souvenir; car vous les appelez glorieux et
sublimes, vous les attribuez à la volonté du ciel, à la juste colère de
Dieu. Enfin, vous êtes effrayé et orgueilleux à la fois de jouer dans
votre imagination le rôle d'une espèce d'ange exterminateur. En supposant
que vous ayez été vraiment, dans le passé, un homme de vengeance et de
destruction, on dirait que vous avez gardé l'instinct, la tentation,
et presque le goût de cette destinée affreuse, puisque vous regardez
toujours au delà de votre vie présente, et que vous pleurez sur vous comme
sur un criminel condamné à l'être encore.
--Non, grâce au Père tout-puissant des âmes, qui les reprend et les
retrempe dans l'amour de son sein pour les rendre à l'activité de la vie!
s'écria Rudolstadt en levant ses bras vers le ciel; non, je n'ai conservé
aucun instinct de violence et de férocité. C'est bien assez de savoir que
j'ai été condamné à traverser, le glaive et la torche à la main, ces temps
barbares que nous appelions, dans notre langage fanatique et hardi,
_le temps du zèle et de la fureur_. Mais vous ne savez point l'histoire,
sublime enfant; vous ne comprenez pas le passé; et les destinées des
nations, où vous avez toujours eu sans doute une mission de paix, un rôle
d'ange consolateur, sont devant vos yeux comme des énigmes. Il faut que
vous sachiez pourtant quelque chose de ces effrayantes vérités, et que
vous ayez une idée de ce que la justice de Dieu commande parfois aux
hommes infortunés.
--Parlez donc, Albert; expliquez-moi ce que de vaines disputes sur les
cérémonies de la communion ont pu avoir de si important et de si sacré de
part ou d'autre, pour que les nations se soient égorgées au nom de la
divine Eucharistie.
--Vous avez raison de l'appeler divine, répondit Albert en s'asseyant
auprès de Consuelo sur le bord de la source. Ce simulacre de l'égalité,
cette cérémonie instituée par un être divin entre tous les hommes, pour
éterniser le principe de la fraternité, ne mérite pas moins de votre
bouche, ô vous qui êtes l'égale des plus grandes puissances et des plus
nobles créatures dont puisse s'enorgueillir la race humaine! Et cependant
il est encore des êtres vaniteux et insensés qui vous regarderont comme
d'une race inférieure à la leur, et qui croiront votre sang moins précieux
que celui des rois et des princes de la terre. Que penseriez-vous de moi,
Consuelo, si, parce que je suis issu de ces rois et de ces princes, je
m'élevais dans ma pensée au-dessus de vous?
--Je vous pardonnerais un préjugé que toute votre caste regarde comme
sacré, et contre lequel je n'ai jamais songé à me révolter, heureuse que
je suis d'être née libre et pareille aux petits, que j'aime plus que les
grands.
--Vous me le pardonneriez, Consuelo; mais vous ne m'estimeriez guère; et
vous ne seriez point ici, seule avec moi, tranquille auprès d'un homme qui
vous adore, et certaine qu'il vous respectera autant que si vous étiez
proclamée, par droit de naissance, impératrice de la Germanie. Oh!
laissez-moi croire que, sans cette connaissance de mon caractère et de mes
principes, vous n'auriez pas eu pour moi cette céleste pitié qui vous a
amenée ici la première fois. Eh bien, ma soeur chérie, reconnaissez donc
dans votre coeur, auquel je m'adresse (sans vouloir fatiguer votre esprit
de raisonnements philosophiques), que l'égalité est sainte, que c'est la
volonté du père des hommes, et que le devoir des hommes est de chercher à
l'établir entre eux. Lorsque les peuples étaient fortement attachés aux
cérémonies de leur culte, la communion représentait pour eux toute
l'égalité dont les lois sociales leur permettaient de jouir. Les pauvres
et les faibles y trouvaient une consolation et une promesse religieuse,
qui leur faisait supporter leurs mauvais jours, et espérer, dans l'avenir
du monde, des jours meilleurs pour leurs descendants. La nation bohème
avait toujours voulu observer les mêmes rites eucharistiques que les
apôtres avaient enseignés et pratiqués. C'était bien la communion antique
et fraternelle, le banquet de l'égalité, la représentation du règne de
Dieu, c'est-à-dire de la vie de communauté, qui devait se réaliser sur la
face de la terre. Un jour, l'église romaine qui avait rangé les peuples et
les rois sous sa loi despotique et ambitieuse, voulut séparer le chrétien
du prêtre, la nation du sacerdoce, le peuple du clergé. Elle mit le calice
dans les mains de ses ministres, afin qu'ils pussent cacher la Divinité
dans des tabernacles mystérieux; et, par des interprétations absurdes, ces
prêtres érigèrent l'Eucharistie en un culte idolâtrique, auquel les
citoyens n'eurent droit de participer que selon leur bon plaisir. Ils
prirent les clefs des consciences dans le secret de la confession; et
la coupe sainte, la coupe glorieuse où l'indigent allait désaltérer et
retremper son âme, fut enfermée dans des coffres de cèdre et d'or, d'où
elle ne sortait plus que pour approcher des lèvres du prêtre. Lui seul
était digne de boire le sang et les larmes du Christ. L'humble croyant
devait s'agenouiller devant lui, et lécher sa main pour manger le pain des
anges! Comprenez-vous maintenant pourquoi le peuple s'écria tout d'une
voix: _La coupe! rendez-nous la coupe!_ La coupe aux petits, la coupe
aux enfants, aux femmes, aux pécheurs et aux aliénés! la coupe à tous les
pauvres, à tous les infirmes de corps et d'esprit; tel fut le cri de
révolte et de ralliement de toute la Bohême. Vous savez le reste,
Consuelo; vous savez qu'à cette idée première, qui résumait dans un
symbole religieux toute la joie, tous les nobles besoins d'un peuple fier
et généreux, vinrent se rattacher, par suite de la persécution, et au
sein d'une lutte terrible contre les nations environnantes, toutes les
idées de liberté patriotique et d'honneur national. La conquête de la
coupe entraîna les plus nobles conquêtes, et créa une société nouvelle.
Et maintenant si l'histoire, interprétée par des juges ignorants ou
sceptiques, vous dit que la fureur du sang et la soif de l'or allumèrent
seules ces guerres funestes, soyez sûre que c'est un mensonge fait à
Dieu et aux hommes. Il est bien vrai que les haines et les ambitions
Particulières vinrent souiller les exploits de nos pères; mais c'était le
vieil esprit de domination et d'avidité qui rongeait toujours les riches
et les nobles. Eux seuls compromirent et trahirent dix fois la cause
sainte. Le peuple, barbare mais sincère, fanatique mais inspiré, s'incarna
dans des sectes dont les noms poétiques vous sont connus. Les Taborites,
les Orébites, les Orphelins, les Frères de l'union, c'était là le peuple
martyr de sa croyance, réfugié sur les montagnes, observant dans sa
rigueur la loi de partage et d'égalité absolue, ayant foi à la vie
éternelle de l'âme dans les habitants du monde terrestre, attendant la
venue et le festin de Jésus-Christ, la résurrection de Jean Huss, de Jean
Ziska, de Procope Rase, et de tous ces chefs invincibles qui avaient
prêché et servi la liberté. Cette croyance n'est point une fiction, selon
moi, Consuelo. Notre rôle sur la terre n'est pas si court qu'on le suppose
communément, et nos devoirs s'étendent au delà de la tombe. Quant à
l'attachement étroit et puéril qu'il plaît au chapelain, et peut-être
à mes bons et faibles parents, de m'attribuer pour les pratiques et
les formules du culte hussitique, s'il est vrai que, dans mes jours
d'agitation et de fièvre, j'aie paru confondre le symbole avec le
principe, la figure avec l'idée, ne me méprisez pas trop, Consuelo. Au
fond de ma pensée je n'ai jamais voulu faire revivre en moi ces rites
oubliés, qui n'auraient plus de sens aujourd'hui. Ce sont d'autres
figures et d'autres symboles qui conviendraient aujourd'hui à des hommes
plus éclairés, s'ils consentaient à ouvrir les yeux, et si le joug de
l'esclavage permettait aux peuples de chercher la religion de la liberté.
On a durement et faussement interprété mes sympathies, mes goûts et mes
habitudes. Las de voir la stérilité et la vanité de l'intelligence des
hommes de ce siècle, j'ai eu besoin de retremper mon coeur compatissant
dans le commerce des esprits simples ou malheureux. Ces fous, ces
vagabonds, tous ces enfants déshérités des biens de la terre et de
l'affection de leurs semblables, j'ai pris plaisir à converser avec eux;
à retrouver, dans les innocentes divagations de ceux qu'on appelle
insensés, les lueurs fugitives, mais souvent éclatantes, de la logique
divine; dans les aveux de ceux qu'on appelle coupables et réprouvés, les
traces profondes, quoique souillées, de la justice et de l'innocence,
sous la forme de remords et de regrets. En me voyant agir ainsi,
m'asseoir à la table de l'ignorant et au chevet du bandit, on en a conclu
charitablement que je me livrais à des pratiques d'hérésie, et même de
sorcellerie. Que puis-je répondre à de telles accusations? Et quand mon
esprit, frappé de lectures et de méditations sur l'histoire de mon pays,
s'est trahi par des paroles qui ressemblaient au délire, et qui en étaient
peut-être, on a eu peur de moi, comme d'un frénétique, inspiré par le
diable ... Le diable! savez-vous ce que c'est, Consuelo, et dois-je vous
expliquer cette mystérieuse allégorie, créée par les prêtres de toutes les
religions?
--Oui, mon ami, dit Consuelo, qui, rassurée et presque persuadée, avait
oublié sa main dans celles d'Albert. Expliquez-moi ce que c'est que Satan.
A vous dire vrai, quoique j'aie toujours cru en Dieu, et que je ne me sois
jamais révoltée ouvertement contre ce qu'on m'en a appris, je n'ai jamais
pu croire au diable. S'il existait, Dieu l'enchaînerait si loin de lui et
de nous, que nous ne pourrions pas le savoir.
--S'il existait, il ne pourrait être qu'une création monstrueuse de ce
Dieu, que les sophistes les plus impies ont mieux aimé nier que de ne pas
le reconnaître pour le type et l'idéal de toute perfection, de toute
science, et de tout amour. Comment la perfection aurait-elle pu enfanter
le mal; la science, le mensonge; l'amour, la haine et la perversité? C'est
une fable qu'il faut renvoyer à l'enfance du genre humain, alors que les
fléaux et les tourmentes du monde physique faisaient penser aux craintifs
enfants de la terre qu'il y avait deux dieux, deux esprits créateurs et
souverains, l'un source de tous les biens, l'autre de tous les maux; deux
principes presque égaux, puisque le règne d'Éblis devait durer des siècles
innombrables, et ne céder qu'après de formidables combats dans les sphères
de l'empyrée. Mais pourquoi, après la prédication de Jésus et la lumière
pure de l'Évangile, les prêtres osèrent-ils ressusciter et sanctionner
dans l'esprit des peuples cette croyance grossière de leurs antiques
aïeux? C'est que, soit insuffisance, soit mauvaise interprétation de la
doctrine apostolique, la notion du bien et du mal était restée obscure
et inachevée dans l'esprit des hommes. On avait admis et consacré le
principe de division absolue dans les droits et dans les destinées de
l'esprit et de la chair, dans les attributions du spirituel et du
temporel. L'ascétisme chrétien exaltait l'âme, et flétrissait le corps.
Peu à peu, le fanatisme ayant poussé à l'excès cette réprobation de la vie
matérielle, et la société ayant gardé, malgré la doctrine de Jésus, le
régime antique des castes, une petite portion des hommes continua de vivre
et de régner par l'intelligence, tandis que le grand nombre végéta dans
les ténèbres de la superstition. Il arriva alors en réalité que les castes
éclairées et puissantes, le clergé surtout, furent l'âme de la société,
et que le peuple n'en fut que le corps. Quel était donc, dans ce sens, le
vrai patron des êtres intelligents? Dieu; et celui des ignorants? Le
diable; car Dieu donnait la vie de l'âme, et proscrivait la vie des sens,
vers laquelle Satan attirait toujours les hommes faibles et grossiers.
Une secte mystérieuse et singulière rêva, entre beaucoup d'autres, de
réhabiliter la vie de la chair, et de réunir dans un seul principe divin
ces deux principes arbitrairement divisés. Elle voulut sanctionner
l'amour, l'égalité, la communauté de tous, les éléments de bonheur.
C'était une idée juste et sainte. Quels en furent les abus et les excès,
il n'importe. Elle chercha donc à relever de son abjection le prétendu
principe du mal, et à le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien.
Satan fut absous et réintégré par ces philosophes dans le choeur des
esprits célestes; et par de poétiques interprétations, ils affectèrent de
regarder Michel et les archanges de sa milice comme des oppresseurs et des
usurpateurs de gloire et de puissance. C'était bien vraiment la figure
des pontifes et des princes de l'Église, de ceux qui avaient refoulé dans
les fictions de l'enfer la religion de l'égalité et le principe du bonheur
pour la famille humaine. Le sombre et triste Lucifer sortit donc des
abîmes où il rugissait enchaîné, comme le divin Prométhée, depuis tant de
siècles. Ses libérateurs n'osèrent l'invoquer hautement; mais dans des
formules mystérieuses et profondes, ils exprimèrent l'idée de son
apothéose et de son règne futur sur l'humanité, trop longtemps détrônée,
avilie et calomniée comme lui. Mais sans doute je vous fatigue avec ces
explications. Pardonnez-les-moi, chère Consuelo. On m'a représenté à vous
comme l'antechrist et l'adorateur du démon; je voulais me justifier, et me
montrer à vous un peu moins superstitieux que ceux qui m'accusent.
--Vous ne fatiguez nullement mon attention, dit Consuelo avec un doux
sourire, et je suis fort satisfaite d'apprendre que je n'ai point fait un
pacte avec l'ennemi du genre humain en me servant, une certaine nuit, de
la formule des Lollards.
--Je vous trouve bien savante sur ce point, reprit Albert.»
Et il continua de lui expliquer le sens élevé de ces grandes vérités dites
hérétiques, que les sophistes du catholicisme ont ensevelies sous les
accusations et les arrêts de leur mauvaise foi. Il s'anima peu à peu en
révélant les études, les contemplations et les rêveries austères qui
l'avaient lui-même conduit à l'ascétisme et à la superstition, dans
des temps qu'il croyait plus éloignés qu'ils ne l'étaient en effet. En
s'efforçant de rendre cette confession claire et naïve, il arriva à
une lucidité d'esprit extraordinaire, parla de lui-même avec autant de
sincérité et de jugement que s'il se fût agi d'un autre, et condamna les
misères et les défaillances de sa propre raison comme s'il eût été depuis
longtemps guéri de ces dangereuses atteintes. Il parlait avec tant de
sagesse, qu'à part la notion du temps, qui semblait inappréciable pour
lui dans le détail de sa vie présente (puisqu'il en vint à se blâmer de
s'être cru autrefois Jean Ziska, Wratislaw, Podiebrad, et plusieurs autres
personnages du passé, sans se rappeler qu'une demi-heure auparavant il
était retombé dans cette aberration), il était impossible à Consuelo de ne
pas reconnaître en lui un homme supérieur, éclairé de connaissances
plus étendues et d'idées plus généreuses, et plus justes par conséquent,
qu'aucun de ceux qu'elle avait rencontrés.
--Peu à peu l'attention et l'intérêt avec lesquels elle l'écoutait, la
vive intelligence qui brillait dans les grands yeux de cette jeune fille,
prompte à comprendre, patiente à suivre toute étude, et puissante pour
s'assimiler tout élément de connaissance élevée, animèrent Rudolstadt
d'une conviction toujours plus profonde, et son éloquence devint
saisissante. Consuelo, après quelques questions et quelques objections
auxquelles il sut répondre heureusement, ne songea plus tant à satisfaire
sa curiosité naturelle pour les idées, qu'à jouir de l'espèce d'enivrement
d'admiration que lui causait Albert. Elle oublia tout ce qui l'avait émue
dans la journée, et Anzoleto, et Zdenko, et les ossements qu'elle avait
devant les yeux. Une sorte de fascination s'empara d'elle; et le lieu
pittoresque où elle se trouvait, avec ses cyprès, ses rochers terribles,
et son autel lugubre, lui parut, à la lueur mouvante des torches, une
sorte d'Elysée magique où se promenaient d'augustes et solennelles
apparitions. Elle tomba, quoique bien éveillée, dans une espèce de
somnolence de ces facultés d'examen qu'elle avait tenues un peu trop
tendues pour son organisation poétique. N'entendant plus ce que lui disait
Albert, mais plongée dans une extase délicieuse, elle s'attendrit à l'idée
de ce Satan qu'il lui avait montré comme une grande idée méconnue, et que
son imagination d'artiste reconstruisait comme une belle figure pâle et
douloureuse, soeur de celle du Christ, et doucement penchée vers elle la
fille du peuple et l'enfant proscrit de la famille universelle. Tout à
coup elle s'aperçut qu'Albert ne lui parlait plus, qu'il ne tenait plus sa
main, qu'il n'était plus assis à ses côtés, mais qu'il était debout à deux
pas d'elle, auprès de l'ossuaire, et qu'il jouait sur son violon l'étrange
musique dont elle avait été déjà surprise et charmée.
LV.
Albert fit chanter d'abord à son instrument plusieurs de ces cantiques
anciens dont les auteurs sont ou inconnus chez nous, ou peut-être oubliés
désormais en Bohème, mais dont Zdenko avait gardé la précieuse tradition,
et dont le comte avait retrouvé la lettre à force d'études et de
méditation. Il s'était tellement nourri l'esprit de ces compositions,
barbares au premier abord, mais profondément touchantes et vraiment belles
pour un goût sérieux et éclairé, qu'il se les était assimilées au point de
pouvoir improviser longtemps sur l'idée de ces motifs, y mêler ses propres
idées, reprendre et développer le sentiment primitif de la composition,
et s'abandonner à son inspiration personnelle, sans que le caractère
original, austère et frappant, de ces chants antiques fût altéré par son
interprétation ingénieuse et savante. Consuelo s'était promis d'écouter et
de retenir ces précieux échantillons de l'ardent génie populaire de la
vieille Bohème. Mais tout esprit d'examen lui devint bientôt impossible,
tant à cause de la disposition rêveuse où elle se trouvait, qu'à cause du
vague répandu dans cette musique étrangère à son oreille.
Il y a une musique qu'on pourrait appeler naturelle, parce qu'elle n'est
point le produit de la science et de la réflexion, mais celui d'une
inspiration qui échappe à la rigueur des règles et des conventions. C'est
la musique populaire: c'est celle des paysans particulièrement. Que de
belles poésies naissent, vivent, et meurent chez eux, sans avoir jamais eu
les honneurs d'une notation correcte, et sans avoir daigné se renfermer
dans la version absolue d'un thème arrêté! L'artiste inconnu qui improvise
sa rustique ballade en gardant ses troupeaux, ou en poussant le soc de sa
charrue (et il en est encore, même dans les contrées qui paraissent les
moins poétiques), s'astreindra difficilement à retenir et à fixer ses
fugitives idées. Il communique cette ballade aux autres musiciens,
enfants comme lui de la nature, et ceux-ci la colportent de hameau en
hameau, de chaumière en chaumière, chacun la modifiant au gré de son génie
individuel. C'est pour cela que ces chansons et ces romances pastorales,
si piquantes de naïveté ou si profondes de sentiment, se perdent pour la
plupart, et n'ont guère jamais plus d'un siècle d'existence dans la
mémoire des paysans. Les musiciens formés aux règles de l'art ne
s'occupent point assez de les recueillir. La plupart les dédaignent, faute
d'une intelligence assez pure et d'un sentiment assez élevé pour les
comprendre; d'autres se rebutent de la difficulté qu'ils rencontrent
aussitôt qu'ils veulent trouver cette véritable et primitive version, qui
n'existe déjà peut-être plus pour l'auteur lui-même; et qui certainement
n'a jamais été reconnue comme un type déterminé et invariable par ses
nombreux interprètes. Les uns l'ont altérée par ignorance; les autres
l'ont développée, ornée, ou embellie par l'effet de leur supériorité,
parce que l'enseignement de l'art ne leur a point appris à en refouler les
instincts. Ils ne savent point eux-mêmes qu'ils ont transformé l'oeuvre
primitive, et leurs naïfs auditeurs ne s'en aperçoivent pas davantage.
Le paysan n'examine ni ne compare. Quand le ciel l'a fait musicien, il
chante à la manière des oiseaux, du rossignol surtout dont l'improvisation
est continuelle, quoique les éléments de son chant varié à l'infini soient
toujours les mêmes. D'ailleurs le génie du peuple est d'une fécondité sans
limite[1]. Il n'a pas besoin d'enregistrer ses productions; il produit
sans se reposer, comme la terre qu'il cultive; il crée à toute heure,
comme la nature qui l'inspire.
[Note 1: Si vous écoutez attentivement les joueurs de cornemuse qui font
le métier de ménétriers dans nos campagnes du centre de la France, vous
verrez qu'ils ne savent pas moins de deux on trois cents compositions
du même genre et du même caractère, mais qui ne sont jamais empruntées
les unes aux autres; et vous vous assurerez qu'en moins de trois ans, ce
répertoire immense est entièrement renouvelé. J'ai eu dernièrement avec un
de ces ménestrels ambulants la conversation suivante:
«Vous avez appris un peu de musique?--Certainement j'ai appris à jouer de
la cornemuse à gros bourdon, et de la musette à clefs.---Où avez-vous pris
des leçons?--En Bourbonnais, dans les bois.--Quel était votre maître?---Un
homme des bois.--Vous connaissez donc les notes?--Je crois bien!--En quel
ton jouez-vous là?--En quel ton? Qu'est-ce que cela veut dire?--N'est-ce
pas en _ré_ que vous jouez?--Je ne connais pas le _ré_.--Comment donc
s'appellent vos notes?--Elles s'appellent des notes; elles n'ont pas de
noms particuliers.--Comment retenez-vous tant d'airs différents?--On
écoute!--Qui est-ce qui compose tous ces airs?--Beaucoup de personnes, des
fameux musiciens dans les bois.--Ils en font donc beaucoup?--Ils en font
toujours; ils ne s'arrêtent jamais.--Ils ne font rien autre chose?--Ils
coupent le bois.--Ils sont bûcherons?--Presque tous bûcherons. On dit chez
nous que la musique pousse dans les bois. C'est toujours là qu'on la
trouve.--Et c'est là que vous allez la chercher?--Tous les ans. Les
petits musiciens n'y vont pas. Ils écoutent ce qui vient par les chemins,
et ils le redisent comme ils peuvent. Mais pour prendre l'_accent_
véritable, il faut aller écouter les bûcherons du Bourbonnais.--Et comment
cela leur vient-il?--En se promenant dans les bois, en rentrant le soir à
la maison, en se reposant le dimanche.--Et vous, composez-vous?--Un peu,
mais guère, et ça ne vaut pas grand'chose. Il faut être né dans les bois,
et je suis de la plaine. Il n'y a personne qui me vaille pour l'_accent_;
mais pour inventer, nous n'y entendons rien, et nous faisons mieux de ne
pas nous en mêler.
Je voulus lui faire dire ce qu'il entendait par l'_accent_. Il n'en put
venir à bout, peut-être parce qu'il le comprenait trop bien et me jugeait
indigne de le comprendre. Il était jeune, sérieux, noir comme un pifferaro
de la Calabre, allait de fête en fête, jouant tout le jour, et ne dormant
pas depuis trois nuits, parce qu'il lui fallait faire six ou huit lieues
avant le lever du soleil pour se transporter d'un village à l'autre. Il ne
s'en portait que mieux, buvait des brocs de vin à étourdir un boeuf, et ne
se plaignait pas, comme le sonneur de trompe de Walter Scott, d'avoir
_perdu son vent_. Plus il buvait, plus il était grave et fier. Il jouait
fort bien, et avait grandement raison d'être vain de son accent. Nous
observâmes que son jeu était une modification perpétuelle de chaque thème.
Il fut impossible d'écrire un seul de ces thèmes sans prendre note pour
chacun d'une cinquantaine de versions différentes. C'était là son mérite
probablement et son art. Ses réponses à mes questions m'ont fait
retrouver, je crois, l'étymologie du nom de _bourrée_ qu'on donne aux
danses de ce pays. _bourrée_ est le synonyme de fagot, et les bûcherons du
Bourbonnais ont donné ce nom à leurs compositions musicales, comme maître
Adam donna celui de _chevilles_ à ses poésies.]
Consuelo avait dans le coeur tout ce qu'il faut y avoir de candeur, de
poésie et de sensibilité, pour comprendre la musique populaire et pour
l'aimer passionnément. En cela elle était grande artiste, et les théories
savantes qu'elle avait approfondies n'avaient rien ôté à son génie de
cette fraîcheur et de cette suavité qui est le trésor de l'inspiration et
la jeunesse de l'âme. Elle avait dit quelquefois à Anzoleto, en cachette
du Porpora, qu'elle aimait mieux certaines barcarolles des pêcheurs de
l'Adriatique que toute la science de _Padre Martini_ et de _maestro
Durante_. Les boléros et les cantiques de sa mère étaient pour elle une
source de vie poétique, où elle ne se lassait pas de puiser tout au fond
de ses souvenirs chéris. Quelle impression devait donc produire sur elle
le génie musical de la Bohème, l'inspiration de ce peuple pasteur,
guerrier, fanatique, grave et doux au milieu des plus puissants éléments
de force et d'activité! C'étaient là des caractères frappants et tout à
fait neufs pour elle. Albert disait cette musique avec une rare
intelligence de l'esprit national et du sentiment énergique et pieux qui
l'avait fait naître. Il y joignait, en improvisant, la profonde mélancolie
et le regret déchirant que l'esclavage, avait imprimé à son caractère
personnel et à celui de son peuple; et ce mélange de tristesse et de
bravoure, d'exaltation et d'abattement, ces hymnes de reconnaissance unis
à des cris de détresse, étaient l'expression la plus complète et la plus
profonde, et de la pauvre Bohème, et du pauvre Albert.
On a dit avec raison que le but de la musique, c'était l'émotion. Aucun
autre art ne réveillera d'une manière aussi sublime le sentiment humain
dans les entrailles de l'homme; aucun autre art ne peindra aux yeux de
l'âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation,
et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les
langueurs de leurs souffrances. Le regret, l'espoir, la terreur, le
recueillement, la consternation, l'enthousiasme, la foi, le doute, la
gloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le donne et
nous le reprend, au gré de son génie et selon toute la portée du nôtre.
Elle crée même l'aspect des choses, et, sans tomber dans les puérilités
des effets de sonorité, ni dans l'étroite imitation des bruits réels, elle
nous fait voir, à travers un voile vaporeux qui les agrandit et les
divinise, les objets extérieurs où elle transporte notre imagination.
Certains cantiques feront apparaître devant nous les fantômes gigantesques
des antiques cathédrales, en même temps qu'ils nous feront pénétrer dans
la pensée des peuples qui les ont bâties et qui s'y sont prosternés pour
chanter leurs hymnes religieux. Pour qui saurait exprimer puissamment et
naïvement la musique des peuples divers, et pour qui saurait l'écouter
comme il convient, il ne serait pas nécessaire de faire le tour du monde,
de voir les différentes nations, d'entrer dans leurs monuments, de lire
leurs livres, et de parcourir leurs steppes, leurs montagnes, leurs
jardins, ou leurs déserts. Un chant juif bien rendu nous fait pénétrer
dans la synagogue; toute l'Ecosse est dans un véritable air écossais,
comme toute l'Espagne est dans un véritable air espagnol. J'ai été souvent
ainsi en Pologne, en Allemagne, à Naples, en Irlande, dans l'Inde, et je
connais mieux ces hommes et ces contrées que si je les avais examinés
durant des années! Il ne fallait qu'un instant pour m'y transporter et m'y
faire vivre de toute la vie qui les anime. C'était l'essence de cette
vie que je m'assimilais sous le prestige de la musique.
Peu à peu Consuelo cessa d'écouter et même d'entendre le violon d'Albert.
Toute son âme était attentive; et ses sens, fermés aux perceptions
directes, s'éveillaient dans un autre monde, pour guider son esprit à
travers des espaces inconnus habités par de nouveaux êtres. Elle voyait,
dans un chaos étrange, à la fois horrible et magnifique, s'agiter les
spectres des vieux héros de la Bohème; elle entendait le glas funèbre de
la cloche des couvents, tandis que les redoutables Taborites descendaient
du sommet de leurs monts fortifiés, maigres, demi-nus, sanglants et
farouches. Puis elle voyait les anges de la mort se rassembler sur les
nuages, le calice et le glaive à la main. Suspendus en troupe serrée sur
la tête des pontifes prévaricateurs, elle les voyait verser sur la terre
maudite la coupe de la colère divine. Elle croyait entendre le choc de
leurs ailes pesantes, et le sang du Christ tomber en larges gouttes
derrière eux pour éteindre l'embrasement allumé par leur fureur. Tantôt
c'était une nuit d'épouvante et de ténèbres, où elle entendait gémir et
râler les cadavres abandonnés sur les champs de bataille. Tantôt c'était
un jour ardent dont elle osait soutenir l'éclat, et où elle voyait passer
comme la foudre le redoutable aveugle sur son char, avec son casque rond,
sa cuirasse rouillée, et le bandeau ensanglanté qui lui couvrait les yeux.
Les temples s'ouvraient d'eux-mêmes à son approche; les moines fuyaient
dans le sein de la terre, emportant et cachant leurs reliques et leurs
trésors dans les pans de leurs robes. Alors les vainqueurs apportaient des
vieillards exténués, mendiants, couverts de plaies comme Lazare; des fous
accouraient en chantant et en riant comme Zdenko; les bourreaux souillés
d'un sang livide, les petits enfants aux mains pures, aux fronts
angéliques, les femmes guerrières portant des faisceaux de piques et des
torches de résine, tous s'asseyaient autour d'une table; et un ange,
radieux et beau comme ceux qu'Albert Durer a placés dans ses compositions
apocalyptiques, venait offrir à leurs lèvres avides la coupe de bois, le
calice du pardon, de la réhabilitation, et de la sainte égalité.
Cet ange reparaissait dans toutes les visions qui passèrent en cet instant
devant les yeux de Consuelo. En le regardant bien, elle reconnut Satan, le
plus beau des immortels après Dieu, le plus triste après Jésus, le plus
fier parmi les plus fiers. Il traînait après lui les chaînes qu'il avait
brisées; et ses ailes fauves, dépouillées et pendantes, portaient les
traces de la violence et de la captivité. Il souriait douloureusement aux
hommes souillés de crimes, et pressait les petits enfants sur son sein.
Tout à coup il sembla à Consuelo que le violon d'Albert parlait, et qu'il
disait par la bouche de Satan: «Non, le Christ mon frère ne vous a pas
aimés plus que je ne vous aime. Il est temps que vous me connaissiez, et
qu'au lieu de m'appeler l'ennemi du genre humain, vous retrouviez en moi
l'ami qui vous a soutenus dans la lutte. Je ne suis pas le démon, je suis
l'archange de la révolte légitime et le patron des grandes luttes. Comme
le Christ, je suis le Dieu du pauvre, du faible et de l'opprimé. Quand il
vous promettait le règne de Dieu sur la terre, quand il vous annonçait son
retour parmi vous, il voulait dire qu'après avoir subi la persécution,
vous seriez récompensés, en conquérant avec lui et avec moi la liberté et
le bonheur. C'est ensemble que nous devions revenir, et c'est ensemble que
nous revenons, tellement unis l'un à l'autre que nous ne faisons plus
qu'un. C'est lui, le divin principe, le Dieu de l'esprit, qui est descendu
dans les ténèbres où l'ignorance m'avait jeté, et où je subissais, dans
les flammes du désir et de l'indignation, les mêmes tourments que lui ont
fait endurer sur sa croix les scribes et les pharisiens de tous les temps.
Me voici pour jamais avec vos enfants; car il a rompu mes chaînes, il a
éteint mon bûcher, il m'a réconcilié avec Dieu et avec vous. Et désormais
la ruse et la peur ne seront plus la loi et le partage du faible, mais la
fierté et la volonté. C'est lui, Jésus, qui est le miséricordieux, le
doux, le tendre, et le juste: moi, je suis le juste aussi; mais je suis
le fort, le belliqueux, le sévère, et le persévérant. O peuple! ne
reconnais-tu pas celui qui t'a parlé dans le secret de ton coeur, depuis
que tu existes, et qui, dans toutes tes détresses, t'a soulagé en te
disant: Cherche le bonheur, n'y renonce pas! Le bonheur t'est dû,
exige-le, et tu l'auras! Ne vois-tu pas sur mon front toutes tes
souffrances, et sur mes membres meurtris la cicatrice des fers que tu as
portés? Bois le calice que je t'apporte, tu y trouveras mes larmes mêlées
à celles du Christ et aux tiennes; tu les sentiras aussi brûlantes, et tu
les boiras aussi salutaires!»
Cette hallucination remplit de douleur et de pitié le coeur de Consuelo.
Elle croyait voir et entendre l'ange déchu pleurer et gémir auprès d'elle.
Elle le voyait grand, pâle, et beau, avec ses longs cheveux en désordre
sur son front foudroyé, mais toujours fier et levé vers le ciel. Elle
l'admirait en frissonnant encore par habitude de le craindre, et pourtant
elle l'aimait de cet amour fraternel et pieux qu'inspire la vue des
puissantes infortunes. Il lui semblait qu'au milieu de la communion des
frères bohèmes, c'était à elle qu'il s'adressait; qu'il lui reprochait
doucement sa méfiance et sa peur, et qu'il l'attirait vers lui par un
regard magnétique auquel il lui était impossible de résister. Fascinée,
hors d'elle-même, elle se leva, et s'élança vers lui les bras ouverts, en
fléchissant les genoux. Albert laissa échapper son violon, qui rendit un
son plaintif en tombant, et reçut la jeune fille dans ses bras en poussant
un cri de surprise et de transport. C'était lui que Consuelo écoutait
et regardait, en rêvant à l'ange rebelle; c'était sa figure, en tout
semblable à l'image qu'elle s'en était formée, qui l'avait attirée et
subjuguée; c'était contre son coeur qu'elle venait appuyer le sien, en
disant d'une voix étouffée: «A toi! à toi! ange de douleur; à toi et à
Dieu pour toujours!»
Mais à peine les lèvres tremblantes d'Albert eurent-elles effleuré les
siennes, qu'elle sentit un froid mortel et de cuisantes douleurs glacer et
embraser tour à tour sa poitrine et son cerveau. Enlevée brusquement à son
illusion, elle éprouva un choc si violent dans tout son être qu'elle se
crut près de mourir; et, s'arrachant des bras du comte, elle alla tomber
contre les ossements de l'autel, dont une partie s'écroula sur elle avec
un bruit affreux. En se voyant couverte de ces débris humains, et en
regardant Albert qu'elle venait de presser dans ses bras et de rendre
en quelque sorte maître de son âme et de sa liberté dans un moment
d'exaltation insensée, elle éprouva une terreur et une angoisse si
horribles, qu'elle cacha son visage dans ses cheveux épars en criant avec
des sanglots: «Hors d'ici! loin d'ici! Au nom du ciel, de l'air, du jour!
O mon Dieu! tirez-moi de ce sépulcre, et rendez-moi à la lumière du
soleil!»
Albert, la voyant pâlir et délirer, s'élança vers elle, et voulut la
prendre dans ses bras pour la porter hors du souterrain. Mais, dans son
épouvante, elle ne le comprit pas; et, se relevant avec force, elle se mit
à fuir vers le fond de la caverne, au hasard et sans tenir compte des
obstacles, des bras sinueux de la source qui se croisaient devant elle, et
qui, en plusieurs endroits, offraient de grands dangers.
«Au nom de Dieu! criait Albert, pas par ici! arrêtez-vous! La mort est
sous vos pieds! attendez-moi!»
Mais ses cris augmentaient la peur de Consuelo. Elle franchit deux fois le
ruisseau en sautant avec la légèreté d'une biche, et sans savoir pourtant
ce qu'elle faisait. Enfin elle heurta, dans un endroit sombre et planté de
cyprès, contre une éminence du terrain, et tomba, les mains en avant, sur
une terre fine et fraîchement remuée.
Cette secousse changea la disposition de ses nerfs. Une sorte de stupeur
succéda à son épouvante. Suffoquée, haletante, et ne comprenant plus rien
à ce qu'elle venait d'éprouver, elle laissa le comte la rejoindre et
s'approcher d'elle. Il s'était élancé sur ses traces, et avait eu la
présence d'esprit de prendre à la hâte, en passant, une des torches
plantées sur les rochers, afin de pouvoir au moins l'éclairer au milieu
des détours du ruisseau, s'il ne parvenait pas à l'atteindre avant un
endroit qu'il savait profond, et vers lequel elle paraissait se diriger.
Atterré, brisé par des émotions si soudaines et si contraires, le pauvre
jeune homme n'osait ni lui parler, ni la relever. Elle s'était assise sur
le monceau de terre qui l'avait fait trébucher, et n'osait pas non plus
lui adresser la parole. Confuse et les yeux baissés, elle regardait
machinalement le sol où elle se trouvait. Tout à coup elle s'aperçut que
cette éminence avait la forme et la dimension d'une tombe, et qu'elle
était effectivement assise sur une fosse récemment recouverte, que
jonchaient quelques branches de cyprès à peine flétries et des fleurs
desséchées. Elle se leva précipitamment, et, dans un nouvel accès d'effroi
qu'elle ne put maîtriser, elle s'écria:
«O Albert! qui donc avez-vous enterré ici?
--J'y ai enterré ce que j'avais de plus cher au monde avant de vous
connaître, répondit Albert en laissant voir la plus douloureuse émotion.
Si c'est un sacrilège, comme je l'ai commis dans un jour de délire et avec
l'intention de remplir un devoir sacré, Dieu me le pardonnera. Je vous
dirai plus tard quelle âme habita le corps qui repose ici. Maintenant vous
êtes trop émue, et vous avez besoin de vous retrouver au grand air. Venez,
Consuelo, sortons de ce lieu où vous m'avez fait dans un instant le plus
heureux et le plus malheureux des hommes.
--Oh! oui, s'écria-t-elle, sortons d'ici! Je ne sais quelles vapeurs
s'exhalent du sein de la terre; mais je me sens mourir, et ma raison
m'abandonne.»
Ils sortirent ensemble, sans se dire un mot de plus. Albert marchait
devant, en s'arrêtant et en baissant sa torche à chaque pierre, pour que
sa compagne pût la voir et l'éviter. Lorsqu'il voulut ouvrir la porte de
la cellule, un souvenir en apparence éloigné de la disposition d'esprit où
elle se trouvait, mais qui s'y rattachait par une préoccupation d'artiste,
se réveilla chez Consuelo.
«Albert, dit-elle, vous avez oublié votre violon auprès de la source. Cet
admirable instrument qui m'a causé des émotions inconnues jusqu'à ce jour,
je ne saurais consentir à le savoir abandonné à une destruction certaine
dans cet endroit humide.»
Albert fit un mouvement qui signifiait le peu de prix qu'il attachait
désormais à tout ce qui n'était pas Consuelo. Mais elle insista:
«II m'a fait bien du mal, lui dit-elle, et pourtant....
--S'il ne vous a fait que du mal, laissez-le se détruire, répondit-il avec
amertume; je n'y veux plus toucher de ma vie. Ah! il me tarde qu'il soit
anéanti.
--Je mentirais si je disais cela, reprit Consuelo, rendue à un sentiment
de respect pour le génie musical du comte. L'émotion a dépassé mes forces,
voilà tout; et le ravissement s'est changé en agonie. Allez le chercher,
mon ami; je veux moi-même le remettre avec soin dans sa boîte, en
attendant que j'aie le courage de l'en tirer pour le replacer dans vos
mains, et l'écouter encore.»
Consuelo fut attendrie par le regard de remerciement que lui adressa le
comte en recevant cette espérance. Il rentra dans la grotte pour lui
obéir; et, restée seule quelques instants, elle se reprocha sa folle
terreur et ses soupçons affreux. Elle se rappelait, en tremblant et en
rougissant, ce mouvement de fièvre qui l'avait jetée dans ses bras; mais
elle ne pouvait se défendre d'admirer le respect modeste et la chaste
timidité de cet homme qui l'adorait, et qui n'osait pas profiter d'une
telle circonstance pour lui dire même un mot de son amour. La tristesse
qu'elle voyait dans ses traits, et la langueur de sa démarche brisée,
annonçaient assez qu'il n'avait conçu aucune espérance audacieuse, ni pour
le présent, ni pour l'avenir. Elle lui sut gré d'une si grande délicatesse
de coeur, et se promit d'adoucir par de plus douces paroles l'espèce
d'adieux qu'ils allaient se faire en quittant le souterrain.
Mais le souvenir de Zdenko, comme une ombre vengeresse, devait la suivre
jusqu'au bout, et accuser Albert en dépit d'elle-même. En s'approchant de
la porte, ses yeux tombèrent sur une inscription en bohémien, dont,
excepté un seul elle comprit aisément tous les mots, puisqu'elle les
savait par coeur. Une main, qui ne pouvait être que celle de Zdenko, avait
tracé à la craie sur la porte noire et profonde: _Que celui à qui on a
fait tort te ..._ Le dernier mot était inintelligible pour Consuelo; et
cette circonstance lui causa une vive inquiétude. Albert revint, serra son
violon, sans qu'elle eût le courage ni même la pensée de l'aider, comme
elle le lui avait promis. Elle retrouvait toute l'impatience qu'elle avait
éprouvée de sortir du souterrain. Lorsqu'il tourna la clef avec effort
dans la serrure rouillée, elle ne put s'empêcher de mettre le doigt sur le
mot mystérieux, en regardant son hôte d'un air d'interrogation.
«Cela signifie, répondit Albert avec une sorte de calme, que l'ange
méconnu, l'ami du malheureux, celui dont nous parlions tout à l'heure,
Consuelo....
--Oui, Satan; je sais cela; et le reste?
--Que Satan, dis-je, te pardonne!
--Et quoi pardonner? reprit-elle en pâlissant.
--Si la douleur doit se faire pardonner, répondit le comte avec une
sérénité mélancolique, j'ai une longue prière à faire.»
Ils entrèrent dans la galerie, et ne rompirent plus le silence jusqu'à la
Cave du Moine. Mais lorsque la clarté du jour extérieur vint, à travers le
feuillage, tomber en reflets bleuâtres sur le visage du comte, Consuelo
vit que deux ruisseaux de larmes silencieuses coulaient lentement sur ses
joues. Elle en fut affectée; et cependant, lorsqu'il s'approcha d'un air
craintif pour la transporter jusqu'à la sortie, elle préféra mouiller ses
pieds dans cette eau saumâtre que de lui permettre de la soulever dans ses
bras. Elle prit pour prétexte l'état de fatigue et d'abattement où elle le
voyait, et hasardait déjà sa chaussure délicate dans la vase, lorsque
Albert lui dit en éteignant son flambeau:
«Adieu donc, Consuelo! je vois à votre aversion pour moi que je dois
rentrer dans la nuit éternelle, et, comme un spectre évoqué par vous un
instant, retourner à ma tombe après n'avoir réussi qu'à vous faire peur.
--Non! votre vie m'appartient! s'écria Consuelo en se retournant et en
l'arrêtant; vous m'avez fait le serment de ne plus rentrer sans moi dans
cette caverne, et vous n'avez pas le droit de le reprendre.
--Et pourquoi voulez-vous imposer le fardeau de la vie humaine au fantôme
d'un homme? Le solitaire n'est que l'ombre d'un mortel, et celui qui n'est
point aimé est seul partout et avec tous.
--Albert, Albert! vous me déchirez le coeur. Venez, portez-moi dehors.
Il me semble qu'à la pleine lumière du jour, je verrai enfin clair dans ma
propre destinée.»
LVI.
Albert obéit; et quand ils commencèrent à descendre de la base du
Schreckenstein vers les vallons inférieurs, Consuelo sentit, en effet,
ses agitations se calmer.
«Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, lui dit-elle en s'appuyant
doucement sur son bras pour marcher; il est bien certain pour moi
maintenant que j'ai eu tout à l'heure un accès de folie dans la grotte.
--Pourquoi vous le rappeler, Consuelo? Je ne vous en aurais jamais parlé,
moi; je sais bien que vous voudriez l'effacer de votre souvenir.
Il faudra aussi que je parvienne à l'oublier!
--Mon ami, je ne veux pas l'oublier, mais vous en demander pardon. Si
je vous racontais la vision étrange que j'ai eue en écoutant vos airs
bohémiens, vous verriez que j'étais hors de sens quand je vous ai causé
une telle surprise et une telle frayeur. Vous ne pouvez pas croire que
j'aie voulu me jouer de votre raison et de votre repos.... Mon Dieu! Le
ciel m'est témoin que je donnerais encore maintenant ma vie pour vous.
--Je sais que vous ne tenez point à la vie, Consuelo! Et moi je sens que
j'y tiendrais avec tant d'âpreté, si....
--Achevez donc!
--Si j'étais aimé comme j'aime!
--Albert, je vous aime autant qu'il m'est permis de le faire. Je vous
aimerais sans doute comme vous méritez de l'être, si ...
--Achevez à votre tour!
--Si des obstacles insurmontables ne m'en faisaient pas un crime.
--Et quels sont donc ces obstacles? Je les cherche en vain autour de vous;
je ne les trouve qu'au fond de votre coeur, que dans vos souvenirs sans
doute!
--Ne parlons pas de mes souvenirs; ils sont odieux, et j'aimerais mieux
mourir tout de suite que de recommencer le passé. Mais votre rang dans le
monde, votre fortune, l'opposition et l'indignation de vos parents, où
voudriez-vous que je prisse le courage d'accepter tout cela? Je ne possède
rien au monde que ma fierté et mon désintéressement; que me resterait-il
si j'en faisais le sacrifice?
--Il te resterait mon amour et le tien, si tu m'aimais; Je sens que
cela n'est point, et je ne te demanderai qu'un peu de pitié. Comment
pourrais-tu être humiliée de me faire l'aumône de quelque bonheur? Lequel
de nous serait donc prosterné devant l'autre? En quoi ma fortune te
dégraderait-elle? Ne pourrions-nous pas la jeter bien vite aux pauvres,
si elle te pesait autant qu'à moi? Crois-tu que je n'aie pas pris dès
longtemps la ferme résolution de l'employer comme il convient à mes
croyances et à mes goûts, c'est-à-dire de m'en débarrasser, quand la perte
de mon père viendra ajouter la douleur de l'héritage à la douleur de la
séparation! Eh bien, as-tu peur d'être riche? j'ai fait voeu de pauvreté.
Crains-tu d'être illustrée par mon nom? c'est un faux nom, et le véritable
est un nom proscrit. Je ne le reprendrai pas, ce serait faire injure à la
mémoire de mon père; mais, dans l'obscurité où je me plongerai, nul n'en
sera ébloui, je te jure, et tu ne pourras pas me le reprocher. Enfin,
quant à l'opposition de mes parents ... Oh! s'il n'y avait que cet
obstacle! dis-moi donc qu'il n'y en a pas d'autre, et tu verras!
--C'est le plus grand de tous, le seul que tout mon dévouement, toute ma
reconnaissance pour vous ne saurait lever.
--Tu mens, Consuelo! Ose jurer que tu ne mens pas! Ce n'est pas là le seul
obstacle.»
Consuelo hésita. Elle n'avait jamais menti, et cependant elle eût voulu
réparer le mal qu'elle avait fait à son ami, à celui qui lui avait sauvé
la vie, et qui veillait sur elle depuis plusieurs mois avec la sollicitude
d'une mère tendre et intelligente. Elle s'était flattée d'adoucir ses
refus en invoquant des obstacles qu'elle jugeait, en effet,
insurmontables. Mais les questions réitérées d'Albert la troublaient,
et son propre coeur était un dédale où elle se perdait; car elle ne
pouvait pas dire avec certitude si elle aimait ou si elle haïssait cet
homme étrange, vers lequel une sympathie mystérieuse et puissante l'avait
poussée, tandis qu'une crainte invincible, et quelque chose qui
ressemblait à l'aversion, la faisaient trembler à la seule idée d'un
engagement.
Il lui sembla, en cet instant, qu'elle haïssait Anzoleto. Pouvait-il en
être autrement, lorsqu'elle le comparait, avec son brutal égoïsme, son
ambition abjecte, ses lâchetés, ses perfidies, à cet Albert si généreux,
si humain, si pur, et si grand de toutes les vertus les plus sublimes et
les plus romanesques? Le seul nuage qui pût obscurcir la conclusion du
parallèle, c'était cet attentat sur la vie de Zdenko, qu'elle ne pouvait
se défendre de présumer. Mais ce soupçon n'était-il pas une maladie de son
imagination, un cauchemar qu'un instant d'explication pouvait dissiper?
Elle résolut de l'essayer; et, feignant d'être distraite et de n'avoir pas
entendu la dernière question d'Albert:
«Mon Dieu! dit-elle en s'arrêtant pour regarder un paysan qui passait à
quelque distance, j'ai cru voir Zdenko.»
Albert tressaillit, laissa tomber le bras de Consuelo qu'il tenait sous le
sien, et fit quelques pas en avant. Puis il s'arrêta, et revint vers elle
en disant:
«Quelle erreur est la vôtre, Consuelo! cet homme-ci n'a pas le moindre
trait de ... »
Il ne put se résoudre à prononcer le nom de Zdenko; sa physionomie était
bouleversée.
«Vous l'avez cru cependant vous-même un instant, dit Consuelo, qui
l'examinait avec attention.
--J'ai la vue fort basse, et j'aurais dû me rappeler que cette rencontre
était impossible.
--Impossible! Zdenko est donc bien loin d'ici?
--Assez loin pour que vous n'ayez plus rien à redouter de sa folie.
--Ne sauriez-vous me dire d'où lui était venue cette haine subite contre
moi, après les témoignages de sympathie qu'il m'avait donnés?
--Je vous l'ai dit, d'un rêve qu'il fit la veille de votre descente
dans le souterrain. Il vous vit en songe me suivre à l'autel, où vous
consentiez à me donner votre foi; et là vous vous mîtes à chanter nos
vieux hymnes bohémiens d'une voix éclatante qui fit trembler toute
l'église. Et pendant que vous chantiez, il me voyait pâlir et m'enfoncer
dans le pavé de l'église, jusqu'à ce que je me trouvasse enseveli et
couché mort dans le sépulcre de mes aïeux. Alors il vous vit jeter à la
hâte votre couronne de mariée, pousser du pied une dalle qui me couvrit
à l'instant, et danser sur cette pierre funèbre en chantant des choses
incompréhensibles dans une langue inconnue, et avec tous les signes de la
joie la plus effrénée et la plus cruelle. Plein de fureur, il se jeta sur
vous; mais vous vous étiez déjà envolée en fumée, et il s'éveilla baigné
de sueur et transporté de colère. Il m'éveilla moi-même car ses cris et
ses imprécations faisaient retentir la voûte de sa cellule. J'eus beaucoup
de peine à lui faire raconter son rêve, et j'en eus plus encore à
l'empêcher d'y voir un sens réel de ma destinée future. Je ne pouvais le
convaincre aisément; car j'étais moi-même sous l'empire d'une exaltation
d'esprit tout à fait maladive, et je n'avais jamais tenté jusqu'alors de
le dissuader lorsque je le voyais ajouter foi à ses visions et à ses
songes. Cependant j'eus lieu de croire, dans le jour qui suivit cette
nuit agitée, qu'il ne s'en souvenait pas, ou qu'il n'y attachait aucune
importance; car il n'en dit plus un mot, et lorsque je le priai d'aller
vous parler de moi, il ne fit aucune résistance ouverte. Il ne pensait
pas que vous eussiez jamais la pensée ni la possibilité de venir me
chercher où j'étais, et son délire ne se réveilla que lorsqu'il vous vit
l'entreprendre. Toutefois il ne me montra sa haine contre vous qu'au
moment où nous le rencontrâmes à notre retour par les galeries
souterraines. C'est alors qu'il me dit laconiquement en bohémien que
son intention et sa résolution étaient de me délivrer de vous (c'était
son expression), et de vous _détruire_ la première fois qu'il vous
rencontrerait seule, parce que vous étiez le fléau de ma vie, et que vous
aviez ma mort écrite dans les yeux. Pardonnez-moi de vous répéter les
paroles de sa démence, et comprenez maintenant pourquoi j'ai dû l'éloigner
de vous et de moi. N'en parlons pas davantage, je vous en supplie; ce
sujet de conversation m'est fort pénible. J'ai aimé Zdenko comme un autre
moi-même. Sa folie s'était assimilée et identifiée à la mienne, au point
que nous avions spontanément les mêmes pensées, les mêmes visions, et
jusqu'aux mêmes souffrances physiques. Il était plus naïf, et partant plus
poëte que moi; son humeur était plus égale, et les fantômes que je
voyais affreux et menaçants, il les voyait doux et tristes à travers
son organisation plus tendre et plus sereine que la mienne. La grande
différence qui existait entre nous deux, c'était l'irrégularité de mes
accès et la continuité de son enthousiasme. Tandis que j'étais tour à tour
en proie au délire ou spectateur froid et consterné de ma misère, il
vivait constamment dans une sorte de rêve où tous les objets extérieurs
venaient prendre des formes symboliques; et cette divagation était
toujours si douce et si affectueuse, que dans mes moments lucides (les
plus douloureux pour moi à coup sûr!) j'avais besoin de la démence
paisible et ingénieuse de Zdenko pour me ranimer et me réconcilier avec
la vie.
--O mon ami, dit Consuelo, vous devriez me haïr, et je me hais moi-même,
pour vous avoir privé de cet ami si précieux et si dévoué. Mais son exil
n'a-t-il pas duré assez longtemps? A cette heure, il est guéri sans doute
d'un accès passager de violence....
--Il en est guéri ... _probablement!_ dit Albert avec un sourire étrange
et plein d'amertume.
--Eh bien, reprit Consuelo qui cherchait à repousser l'idée de la mort de
Zdenko, que ne le rappelez-vous? Je le reverrais sans crainte, je vous
assure; et à nous deux, nous lui ferions oublier ses préventions contre
moi.
--Ne parlez pas ainsi, Consuelo, dit Albert avec abattement; ce retour est
impossible désormais. J'ai sacrifié mon meilleur ami, celui qui était mon
compagnon, mon serviteur, mon appui, ma mère prévoyante et laborieuse,
mon enfant naïf, ignorant et soumis; celui qui pourvoyait à tous mes
besoins, à tous mes innocents et tristes plaisirs; celui qui me défendait
contre moi-même dans mes accès de désespoir, et qui employait la force
et la ruse pour m'empêcher de quitter ma cellule, lorsqu'il me voyait
incapable de préserver ma propre dignité et ma propre vie dans le monde
des vivants et dans la société des autres hommes. J'ai fait ce sacrifice
sans regarder derrière moi et sans avoir de remords, parce que je le
devais; parce qu'en affrontant les dangers du souterrain, en me rendant la
raison et le sentiment de mes devoirs, vous étiez plus précieuse, plus
sacrée pour moi que Zdenko lui-même.
--Ceci est un erreur, un blasphème peut-être, Albert! Un instant de
courage ne saurait être comparé à toute une vie de dévouement.
--Ne croyez pas qu'un amour égoïste et sauvage m'ait donné le conseil
d'agir comme je l'ai fait. J'aurais su étouffer un tel amour dans mon
sein, et m'enfermer dans ma caverne avec Zdenko, plutôt que de briser le
coeur et la vie du meilleur des hommes. Mais la voix de Dieu avait parlé
clairement. J'avais résisté à l'entraînement qui me maîtrisait; je vous
avais fuie, je voulais cesser de vous voir, tant que les rêves et les
pressentiments qui me faisaient espérer en vous l'ange de mon salut ne se
seraient pas réalisés. Jusqu'au désordre apporté par un songe menteur dans
l'organisation pieuse et douce de Zdenko, il partageait mon aspiration
vers vous, mes craintes, mes espérances, et mes religieux désirs.
L'infortuné, il vous méconnut le jour même où vous vous révéliez! La
lumière céleste qui avait toujours éclairé les régions mystérieuses de
son esprit s'éteignit tout à coup, et Dieu le condamna en lui envoyant
l'esprit de vertige et de fureur. Je devais l'abandonner aussi; car vous
m'apparaissiez enveloppée d'un rayon de la gloire, vous descendiez vers
moi sur les ailes du prodige, et vous trouviez, pour me dessiller les
yeux, des paroles que votre intelligence calme et votre éducation
d'artiste ne vous avaient pas permis d'étudier et de préparer. La pitié,
la charité, vous inspiraient, et, sous leur influence miraculeuse, vous
me disiez ce que je devais entendre pour connaître et concevoir la vie
humaine.
--Que vous ai-je donc dit de si sage et de si fort? Vraiment, Albert,
je n'en sais rien.
--Ni moi non plus; mais Dieu même était dans le son de votre voix et dans
la sérénité de votre regard. Auprès de vous je compris en un instant ce
que dans toute ma vie je n'eusse pas trouvé seul. Je savais auparavant que
ma vie était une expiation, un martyre; et je cherchais l'accomplissement
de ma destinée dans les ténèbres, dans la solitude, dans les larmes, dans
l'indignation, dans l'étude, dans l'ascétisme et les macérations. Vous me
fîtes pressentir une autre vie, un autre martyre, tout de patience, de
douceur, de tolérance et de dévouement. Les devoirs que vous me traciez
naïvement et simplement, en commençant par ceux de la famille, je les
avais oubliés; et ma famille, par excès de bonté, me laissait ignorer mes
crimes. Je les ai réparés, grâce à vous; et dès le premier jour j'ai
connu, au calme qui se faisait en moi, que c'était là tout ce que Dieu
exigeait de moi pour le présent. Je sais bien que ce n'est pas tout, et
j'attends que Dieu se révèle sur la suite de mon existence. Mais j'ai
confiance maintenant, parce que j'ai trouvé l'oracle que je pourrai
interroger. C'est vous, Consuelo! La Providence vous a donné pouvoir sur
moi, et je ne me révolterai pas contre ses décrets, en cherchant à m'y
soustraire. Je ne devais donc pas hésiter un instant entre la puissance
supérieure investie du don de me régénérer, et la pauvre créature passive
qui jusqu'alors n'avait fait que partager mes détresses et subir mes
orages.
--Vous parlez de Zdenko? Mais que savez-vous si Dieu ne m'avait pas
destinée à le guérir, lui aussi? Vous voyez bien que j'avais déjà quelque
pouvoir sur lui, puisque j'avais réussi à le convaincre d'un mot, lorsque
sa main était levée sur moi pour me tuer.
--O mon Dieu, il est vrai, j'ai manqué de foi, j'ai eu peur.
Je connaissais les serments de Zdenko. Il m'avait fait malgré moi celui
de ne vivre que pour moi, et il l'avait tenu depuis que j'existe, en mon
absence comme avant et depuis mon retour. Lorsqu'il jurait de vous
_détruire_, je ne pensais même pas qu'il fût possible d'arrêter l'effet de
sa résolution, et je pris le parti de l'offenser, de le bannir, de le
briser, de le _détruire_ lui-même.
--De le _détruire_, mon Dieu! Que signifie ce mot dans votre bouche,
Albert? Où est Zdenko?
--Vous me demandez comme Dieu à Caïn: Qu'as-tu fait de ton frère?
--O ciel, ciel! Vous ne l'avez pas tué, Albert!»
Consuelo, en laissant échapper cette parole terrible, s'était attachée
avec énergie au bras d'Albert, et le regardait avec un effroi mêlé d'une
douloureuse pitié. Elle recula terrifiée de l'expression fière et froide
que prit ce visage pâle, où la douleur semblait parfois s'être pétrifiée.
«Je ne l'ai pas _tué_, répondit-il, et pourtant je lui ai ôté la vie, à
coup sûr. Oseriez-vous donc m'en faire un crime, vous pour qui je tuerais
peut-être mon propre père de la même manière; vous pour qui je braverais
tous les remords, et briserais tous les liens les plus chers, les
existences les plus sacrées? Si j'ai préféré, à la crainte de vous voir
assassiner par un fou, le regret et le repentir qui me rongent, avez-vous
assez peu de pitié dans le coeur pour remettre toujours cette douleur sous
mes yeux, et pour me reprocher le plus grand sacrifice qu'il ait été en
mon pouvoir de vous faire? Ah! Vous aussi, vous avez donc des moments de
cruauté! La cruauté ne saurait s'éteindre dans les entrailles de quiconque
appartient à la race humaine!»
Il y avait tant de solennité dans ce reproche, le premier qu'Albert eût
osé faire à Consuelo, qu'elle en fut pénétrée de crainte, et sentit, plus
qu'il ne lui était encore arrivé de le faire, la terreur qu'il lui
inspirait. Une sorte d'humiliation, puérile peut-être, mais inhérente au
coeur de la femme, succédait au doux orgueil dont elle n'avait pu se
défendre en écoutant Albert lui peindre sa vénération passionnée. Elle
se sentit abaissée, méconnue sans doute; car elle n'avait cherché à
surprendre son secret qu'avec l'intention, ou du moins avec le désir de
répondre à son amour s'il venait à se justifier. En même temps, elle
voyait que dans la pensée de son amant elle était coupable; car s'il avait
tué Zdenko, la seule personne au monde qui n'eût pas eu le droit de le
condamner irrévocablement, c'était celle dont la vie avait exigé le
sacrifice d'une autre vie infiniment précieuse d'ailleurs au malheureux
Albert.
Consuelo ne put rien répondre: elle voulut parler d'autre chose, et ses
larmes lui coupèrent la parole. En les voyant couler, Albert, repentant,
voulut s'humilier à son tour; mais elle le pria de ne plus jamais revenir
sur un sujet si redoutable pour son esprit, et lui promit, avec une sorte
de consternation arrière, de ne jamais prononcer un nom qui réveillait en
elle comme en lui les émotions les plus affreuses. Le reste de leur trajet
fut rempli de contrainte et d'angoisses. Ils essayèrent vainement un
autre entretien. Consuelo ne savait ni ce qu'elle disait, ni ce qu'elle
entendait. Albert pourtant paraissait calme, comme Abraham ou comme Brutus
après l'accomplissement du sacrifice ordonné par les destins farouches.
Cette tranquillité triste, mais profonde, avec un pareil poids sur
La poitrine, ressemblait à un reste de folie; et Consuelo ne pouvait
justifier son ami qu'en se rappelant qu'il était fou. Si, dans un combat
à force ouverte contre quelque bandit, il eût tué son adversaire pour la
sauver, elle n'eût trouvé là qu'un motif de plus de reconnaissance, et
peut-être d'admiration pour sa vigueur et son courage. Mais ce meurtre
mystérieux, accompli sans doute dans les ténèbres du souterrain; cette
tombe creusée dans le lieu de la prière, et ce farouche silence après une
pareille crise; ce fanatisme stoïque avec lequel il avait osé la conduire
dans la grotte, et s'y livrer lui-même aux charmes de la musique, tout
cela était horrible, et Consuelo sentait que l'amour de cet homme refusait
d'entrer dans son coeur. «Quand donc a-t-il pu commettre ce meurtre? Se
demandait-elle. Je n'ai pas vu sur son front, depuis trois mois, un pli
assez profond pour me faire présumer un remords! N'a-t-il pas eu quelques
gouttes de sang sur les mains, un jour que je lui aurai tendu la mienne.
Horreur! Il faut qu'il soit de pierre ou de glace, ou qu'il m'aime jusqu'à
La férocité. Et moi, qui avais tant désiré d'inspirer un amour sans
bornes! moi, qui regrettais si amèrement d'avoir été faiblement aimée!
Voilà donc l'amour que le ciel me réservait pour compensation!»
Puis elle recommençait à chercher dans quel moment Albert avait pu
accomplir son horrible sacrifice. Elle pensait que ce devait être pendant
cette grave maladie qui l'avait rendue indifférente à toutes les choses
extérieures; et lorsqu'elle se rappelait les soins tendres et délicats
qu'Albert lui avait prodigués, elle ne pouvait concilier les deux faces
d'un être si dissemblable à lui-même et à tous les autres hommes.
Perdue dans ces rêveries sinistres, elle recevait d'une main tremblante et
d'un air préoccupé les fleurs qu'Albert avait l'habitude de cueillir en
chemin pour les lui donner; car il savait qu'elle les aimait beaucoup.
Elle ne pensa même pas à le quitter, pour rentrer seule au château et
dissimuler le long tête-à-tête qu'ils avaient eu ensemble. Soit qu'Albert
n'y songeât pas non plus, soit qu'il ne crût pas devoir feindre davantage
avec sa famille, il ne l'en fit pas ressouvenir; et ils se trouvèrent à
l'entrée du château face à face avec la chanoinesse. Consuelo (et sans
doute Albert aussi) vit pour la première fois la colère et le dédain
enflammer les traits de cette femme, que la bonté de son coeur empêchait
d'être laide ordinairement, malgré sa maigreur et sa difformité.
«Il est bien temps que vous rentriez, Mademoiselle, dit-elle à la
Porporina d'une voix tremblante et saccadée par l'indignation. Nous étions
fort en peine du comte Albert. Son père, qui n'a pas voulu déjeuner sans
lui, désirait avoir avec lui ce matin un entretien que vous avez jugé à
propos de lui faire oublier; et quant à vous, il y a dans le salon un
petit jeune homme qui se dit votre frère, et qui vous attend avec une
impatience peu polie.»
Après avoir dit ces paroles étranges, la pauvre Wenceslawa, effrayée de
son courage, tourna le dos brusquement, et courut à sa chambre, où elle
toussa et pleura pendant plus d'une heure.
LVII.
«Ma tante est dans une singulière disposition d'esprit, dit Albert à
Consuelo en remontant avec elle l'escalier du perron. Je vous demande
pardon pour elle, mon amie; soyez sûre qu'aujourd'hui même elle changera
de manières et de langage.
--Mon frère? dit Consuelo stupéfaite de la nouvelle qu'on venait de lui
annoncer, et sans entendre ce que lui disait le jeune comte.
--Je ne savais pas que vous eussiez un frère, reprit Albert, qui avait
été plus frappé de l'aigreur de sa tante que de cet incident. Sans doute,
c'est un bonheur pour vous de le revoir, chère Consuelo, et je me
réjouis....
--Ne vous réjouissez pas, monsieur le comte, reprit Consuelo qu'un triste
pressentiment envahissait rapidement; c'est peut-être un grand chagrin
pour moi qui se prépare, et....»
Elle s'arrêta tremblante; car elle était sur le point de lui demander
conseil et protection. Mais elle craignit de se lier trop envers lui, et,
n'osant ni accueillir ni éviter celui qui s'introduisait auprès d'elle à
la faveur d'un mensonge, elle sentit ses genoux plier, et s'appuya en
pâlissant contre la rampe, à la dernière marche du perron.
«Craignez-vous quelque fâcheuse nouvelle de votre famille? lui dit Albert,
dont l'inquiétude commençait à s'éveiller.
--Je n'ai pas de famille,» répondit Consuelo en s'efforçant de reprendre
sa marche.
Elle faillit dire qu'elle n'avait pas de frère; une crainte vague l'en
empêcha. Mais en traversant la salle à manger, elle entendit crier sur le
parquet du salon les bottes du voyageur, qui s'y promenait de long en
large avec impatience. Par un mouvement involontaire, elle se rapprocha du
jeune comte, et lui pressa le bras en y enlaçant le sien, comme pour se
réfugier dans son amour, à l'approche des souffrances qu'elle prévoyait.
Albert, frappé de ce mouvement, sentit s'éveiller en lui des appréhensions
mortelles.
«N'entrez pas sans moi, lui dit-il à voix basse; je devine, à mes
pressentiments qui ne m'ont jamais trompé, que ce frère est votre ennemi
et le mien. J'ai froid, j'ai peur, comme si j'allais être forcé de haïr
quelqu'un!»
Consuelo dégagea son bras qu'Albert serrait étroitement contre sa
poitrine. Elle trembla en pensant qu'il allait peut-être concevoir une de
ces idées singulières, une de ces implacables résolutions dont la mort
présumée de Zdenko était un déplorable exemple pour elle.
«Quittons-nous ici, lui dit-elle en allemand (car de la pièce voisine on
pouvait déjà l'entendre). Je n'ai rien à craindre du moment présent; mais
si l'avenir me menace, comptez, Albert, que j'aurai recours à vous.»
Albert céda avec une mortelle répugnance. Craignant de manquer à la
délicatesse, il n'osait lui désobéir; mais il ne pouvait se résoudre à
s'éloigner de la salle. Consuelo, qui comprit son hésitation, referma les
deux portes du salon en y entrant, afin qu'il ne pût ni voir ni entendre
ce qui allait se passer.
Anzoleto (car c'était lui; elle ne l'avait que trop bien deviné à son
audace, et que trop bien reconnu au bruit de ses pas) s'était préparé à
l'aborder effrontément par une embrassade fraternelle en présence des
témoins. Lorsqu'il la vit entrer seule, pâle, mais froide et sévère, il
perdit tout son courage, et vint se jeter à ses pieds en balbutiant.
Il n'eut pas besoin de feindre la joie et la tendresse. Il éprouvait
violemment et réellement ces deux sentiments, en retrouvant celle qu'il
n'avait jamais cessé d'aimer malgré sa trahison. Il fondit en pleurs; et,
comme elle ne voulut point lui laisser prendre ses mains, il couvrit de
baisers et de larmes le bord de son vêtement. Consuelo ne s'était pas
attendue à le retrouver ainsi. Depuis quatre mois, elle le rêvait tel
qu'il s'était montré la nuit de leur rupture, amer, ironique, méprisable
et haïssable entre tous les hommes. Ce matin même, elle l'avait vu passer
avec une démarche insolente et un air d'insouciance presque cynique. Et
voilà qu'il était à genoux, humilié, repentant, baigné de larmes, comme
dans les jours orageux de leurs réconciliations passionnées; plus beau que
jamais, car son costume de voyage un peu commun, mais bien porté, lui
seyait à merveille, et le hâle des chemins avait donné un caractère plus
mâle à ses traits admirables.
Palpitante comme la colombe que le vautour vient de saisir, elle fut
forcée de s'asseoir et de cacher son visage dans ses mains, pour se
dérober à la fascination de son regard. Ce mouvement, qu'Anzoleto prit
pour de la honte, l'encouragea; et le retour des mauvaises pensées vint
bien vite gâter l'élan naïf de son premier transport. Anzoleto, en fuyant
Venise et les dégoûts qu'il y avait éprouvés en punition de ses fautes,
n'avait pas eu d'autre pensée que celle de chercher fortune; mais en même
temps il avait toujours nourri le désir et l'espérance de retrouver sa
chère Consuelo. Un talent aussi éblouissant ne pouvait, selon lui, rester
caché bien longtemps, et nulle part il n'avait négligé de prendre des
informations, en faisant causer ses hôteliers, ses guides, ou les
voyageurs dont il faisait la rencontre. A Vienne, il avait retrouvé des
personnes de distinction de sa nation, auxquelles il avait confessé son
coup de tête et sa fuite. Elles lui avaient conseillé d'aller attendre
plus loin de Venise que le comte Zustiniani eût oublié ou pardonné son
escapade; et en lui promettant de s'y employer, elles lui avaient donné
des lettres de recommandation pour Prague, Dresde et Berlin. En passant
devant le château des Géants, Anzoleto n'avait pas songé à questionner son
guide; mais, au bout d'une heure de marche rapide, s'étant ralenti pour
laisser souffler les chevaux, il avait repris la conversation en lui
demandant des détails sur le pays et ses habitants. Naturellement le guide
lui avait parlé des seigneurs de Rudolstadt, de leur manière de vivre, des
bizarreries du comte Albert, dont la folie n'était plus un secret pour
personne, surtout depuis l'aversion que le docteur Wetzélius lui avait
vouée très-cordialement. Ce guide n'avait pas manqué d'ajouter, pour
compléter la chronique scandaleuse de la province, que le comte Albert
venait de couronner toutes ses extravagances en refusant d'épouser sa
noble cousine la belle baronne Amélie de Rudolstadt, pour se coiffer d'une
aventurière, médiocrement belle, dont tout le monde devenait amoureux
cependant lorsqu'elle chantait, parce qu'elle avait une voix
extraordinaire.
Ces deux circonstances étaient trop applicables à Consuelo pour que notre
voyageur ne demandât pas le nom de l'aventurière; et en apprenant qu'elle
s'appelait Porporina, il ne douta plus de la vérité. Il rebroussa chemin
à l'instant même; et, après avoir rapidement improvisé le prétexte et le
titre sous lesquels il pouvait s'introduire dans ce château si bien gardé,
il avait encore arraché quelques médisances à son guide. Le bavardage de
cet homme lui avait fait regarder comme certain que Consuelo était la
maîtresse du jeune comte, en attendant qu'elle fût sa femme; car elle
avait ensorcelé, disait-on, toute la famille, et, au lieu de la chasser
comme elle le méritait, on avait pour elle dans la maison des égards et
des soins qu'on n'avait jamais eus pour la baronne Amélie.
Ces détails stimulèrent Anzoleto tout autant et peut-être plus encore que
son véritable attachement pour Consuelo. Il avait bien soupiré après le
retour de cette vie si douce qu'elle lui avait faite; il avait bien senti
qu'en perdant ses conseils et sa direction, il avait perdu ou compromis
pour longtemps son avenir musical; enfin il était bien entraîné vers elle
par un amour à la fois égoïste, profond, et invincible. Mais à tout cela
vint se joindre la vaniteuse tentation de disputer Consuelo à un amant
riche et noble, de l'arracher à un mariage brillant, et de faire dire,
dans le pays et dans le monde, que cette fille si bien pourvue avait mieux
aimé courir les aventures avec lui que de devenir comtesse et châtelaine.
Il s'amusait donc à faire répéter à son guide que la Porporina régnait en
souveraine à Riesenburg, et il se complaisait dans l'espérance puérile de
faire dire par ce même homme à tous les voyageurs qui passeraient après
lui, qu'un beau garçon étranger était entré au galop dans le manoir
inhospitalier des Géants, qu'il n'avait fait que VENIR, VOIR et VAINCRE,
et que, peu d'heures ou peu de jours après, il en était ressorti, enlevant
la perle des cantatrices à très-haut, très-puissant seigneur le comte de
Rudolstadt.
A cette idée, il enfonçait l'éperon dans le ventre de son cheval, et riait
de manière à faire croire à son guide que le plus fou des deux n'était pas
le comte Albert.
La chanoinesse le reçut avec méfiance, mais n'osa point l'éconduire, dans
l'espoir qu'il allait peut-être emmener sa prétendue soeur. Il apprit
d'elle que Consuelo était à la promenade, et eut de l'humeur. On lui fit
servir à déjeuner, et il interrogea les domestiques. Un seul comprenait
quelque peu l'italien, et n'entendit pas malice à dire qu'il avait vu la
signora sur la montagne avec le jeune comte. Anzoleto craignit de trouver
Consuelo hautaine et froide dans les premiers instants. Il se dit que si
elle n'était encore que l'honnête fiancée du fils de la maison, elle
aurait l'attitude superbe d'une personne fière de sa position; mais que
si elle était déjà sa maîtresse, elle devait être moins sûre de son fait,
et trembler devant un ancien ami qui pouvait venir gâter ses affaires.
Innocente, sa conquête était difficile, partant plus glorieuse; corrompue,
c'était le contraire; et dans l'un ou l'autre cas, il y avait lieu
d'entreprendre ou d'espérer.
Anzoleto était trop fin pour ne pas s'apercevoir de l'humeur et de
l'inquiétude que cette longue promenade de la Porporina avec son neveu
inspirait à la chanoinesse. Comme il ne vit pas le comte Christian, il
put croire que le guide avait été mal informé; que la famille voyait avec
crainte et déplaisir l'amour du jeune comte pour l'aventurière, et que
celle-ci baisserait la tête devant son premier amant.
Après quatre mortelles heures d'attente, Anzoleto, qui avait eu le temps
de faire bien des réflexions, et dont les moeurs n'étaient pas assez
pures pour augurer le bien en pareille circonstance, regarda comme certain
qu'un aussi long tête-à-tête entre Consuelo et son rival attestait une
intimité sans réserve. Il en fut plus hardi, plus déterminé à l'attendre
sans se rebuter; et après l'attendrissement irrésistible que lui causa son
premier aspect, il se crut certain, dès qu'il la vit se troubler et
tomber suffoquée sur une chaise, de pouvoir tout oser. Sa langue se délia
donc bien vite. Il s'accusa de tout le passé, s'humilia hypocritement,
pleura tant qu'il voulut, raconta ses remords et ses tourments, en les
peignant plus poétiques que de dégoûtantes distractions ne lui avaient
permis de les ressentir; enfin, il implora son pardon avec toute
l'éloquence d'un Vénitien et d'un comédien consommé.
D'abord émue au son de sa voix, et plus effrayée de sa propre faiblesse
que de la puissance de la séduction, Consuelo, qui depuis quatre mois
avait fait, elle aussi, des réflexions, retrouva beaucoup de lucidité pour
reconnaître, dans ces protestations et dans cette éloquence passionnée,
tout ce qu'elle avait entendu maintes fois à Venise dans les derniers
temps de leur malheureuse union. Elle fut blessée de voir qu'il avait
répété les mêmes serments et les mêmes prières, comme s'il ne se fût rien
passé depuis ces querelles où elle était si loin encore de pressentir
l'odieuse conduite d'Anzoleto. Indignée de tant d'audace, et de si beaux
discours là où il n'eût fallu que le silence de la honte et les larmes du
repentir, elle coupa court à la déclamation en se levant et en répondant
avec froideur:
«C'est assez, Anzoleto; je vous ai pardonné depuis longtemps, et je ne
vous en veux plus. L'indignation a fait place à la pitié, et l'oubli de
vos torts est venu avec l'oubli de mes souffrances. Nous n'avons plus
rien à nous dire. Je vous remercie du bon mouvement qui vous a fait
interrompre votre voyage pour vous réconcilier avec moi. Votre pardon
vous était accordé d'avance, vous le voyez. Adieu donc, et reprenez votre
chemin.
--Moi, partir! te quitter, te perdre encore! s'écria Anzoleto
véritablement effrayé. Non, j'aime mieux que tu m'ordonnes tout de suite
de me tuer. Non, jamais je ne me résoudrai à vivre sans toi. Je ne le peux
pas, Consuelo. Je l'ai essayé, et je sais que c'est inutile. Là où tu n'es
pas, il n'y a rien pour moi. Ma détestable ambition, ma misérable vanité,
auxquelles j'ai voulu en vain sacrifier mon amour, font mon supplice,
et ne me donnent pas un instant de plaisir. Ton image me suit partout;
le souvenir de notre bonheur si pur, si chaste, si délicieux (et où
pourrais-tu en retrouver un semblable toi même?) est toujours devant mes
yeux; toutes les chimères dont je veux m'entourer me causent le plus
profond dégoût. O Consuelo! souviens-toi de nos belles nuits de Venise,
de notre bateau, de nos étoiles, de nos chants interminables, de tes
bonnes leçons et de nos longs baisers! Et de ton petit lit, où j'ai dormi
seul, toi disant ton rosaire sur la terrasse! Est-ce que je ne t'aimais
pas alors? Est-ce que l'homme qui t'a toujours respectée, même durant ton
sommeil, enfermé tête à tête avec toi, n'est pas capable d'aimer? Si j'ai
été infâme avec les autres, est-ce que je n'ai pas été un ange auprès de
toi? Et Dieu sait s'il m'en coûtait! Oh! n'oublie donc pas tout cela!
Tu disais m'aimer tant, et tu l'as oublié! Et moi, qui suis un ingrat, un
monstre, un lâche, je n'ai pas pu l'oublier un seul instant! et je n'y
veux pas renoncer, quoique tu y renonces sans regret et sans effort! Mais
tu ne m'as jamais aimé, quoique tu fusses une sainte; et moi je t'adore,
quoique je sois un démon.
--Il est possible, répondit Consuelo, frappée de l'accent de vérité qui
avait accompagné ces paroles, que vous ayez un regret sincère de ce
bonheur perdu et souillé par vous. C'est une punition que vous devez
accepter, et que je ne dois pas vous empêcher de subir. Le bonheur vous a
corrompu, Anzoleto. Il faut qu'un peu de souffrance vous purifie. Allez,
et souvenez-vous de moi, si cette amertume vous est salutaire. Sinon,
oubliez-moi, comme je vous oublie, moi qui n'ai rien à expier ni à
réparer.
--Ah! tu as un coeur de fer! s'écria Anzoleto, surpris et offensé de
tant de calme. Mais ne pense pas que tu puisses me chasser ainsi. Il est
possible que mon arrivée te gêne, et que ma présence te pèse. Je sais fort
bien que tu veux sacrifier le souvenir de notre amour à l'ambition du rang
et de la fortune. Mais il n'en sera pas ainsi. Je m'attache à toi; et si
je te perds, ce ne sera pas sans avoir lutté. Je te rappellerai le passé,
et je le ferai devant tous tes nouveaux amis, si tu m'y contrains.
Je te redirai les serments que tu m'as faits au chevet du lit de ta mère
expirante, et que tu m'as renouvelés cent fois sur sa tombe et dans les
églises, quand nous allions nous agenouiller dans la foule tout près l'un
de l'autre, pour écouter la belle musique et nous parler tout bas. Je
rappellerai humblement à toi seule, prosterné devant toi, des choses que
tu ne refuseras pas d'entendre; et si tu le fais, malheur à nous deux! Je
dirai devant ton nouvel amant des choses qu'il ne sait pas! Car ils ne
savent rien de toi; ils ne savent même pas que tu as été comédienne. Eh
bien, et je le leur apprendrai, et nous verrons si le noble comte Albert
retrouvera la raison pour te disputer à un comédien, ton ami, ton égal,
ton fiancé, ton amant. Ah! ne me pousse pas au désespoir, Consuelo!
ou bien ....
--Des menaces! Enfin, je vous retrouve et vous reconnais, Anzoleto, dit
la jeune fille indignée. Eh bien, je vous aime mieux ainsi, et je vous
remercie d'avoir levé le masque. Oui, grâces au ciel, je n'aurai plus ni
regret ni pitié de vous. Je vois ce qu'il y a de fiel dans votre coeur,
de bassesse dans votre caractère, et de haine dans votre amour. Allez,
satisfaites votre dépit. Vous me rendrez service; mais, à moins que vous
ne soyez aussi aguerri à la calomnie que vous l'êtes à l'insulte, vous ne
pourrez rien dire de moi dont j'aie à rougir.»
En parlant ainsi, elle se dirigea vers la porte, l'ouvrit, et allait
sortir, lorsqu'elle se trouva en face du comte Christian. A l'aspect de ce
vénérable vieillard, qui s'avançait d'un air affable et majestueux, après
avoir baisé la main de Consuelo, Anzoleto, qui s'était élancé pour retenir
cette dernière de gré ou de force, recula intimidé, et perdit l'audace de
son maintien.
LVIII.
«Chère signora, dit le vieux comte, pardonnez-moi de n'avoir pas fait
un meilleur accueil à monsieur votre frère. J'avais défendu qu'on
m'interrompît, parce que j'avais, ce matin, des occupations inusitées;
et on m'a trop bien obéi en me laissant ignorer l'arrivée d'un hôte qui
est pour moi, comme pour toute ma famille, le bienvenu dans cette maison.
Soyez certain, Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant à Anzoleto, que je
vois avec plaisir chez moi un aussi proche parent de notre bien-aimée
Porporina. Je vous prie donc de rester ici et d'y passer tout le temps qui
vous sera agréable. Je présume qu'après une longue séparation vous avez
bien des choses à vous dire, et bien de la joie à vous trouver ensemble.
J'espère que vous ne craindrez pas d'être indiscret, en goûtant à loisir
un bonheur que je partage.»
Contre sa coutume, le vieux Christian parlait avec aisance à un inconnu.
Depuis longtemps sa timidité s'était évanouie auprès de la douce Consuelo;
et, ce jour-là, son visage semblait éclairé d'un rayon de vie plus
brillant qu'à l'ordinaire, comme ceux que le soleil épanche sur l'horizon
à l'heure de son déclin. Anzoleto fut interdit devant cette sorte de
majesté que la droiture et la sérénité de l'âme reflètent sur le front
d'un vieillard respectable. Il savait courber le dos bien bas devant les
grands seigneurs; mais il les haïssait et les raillait intérieurement.
Il n'avait eu que trop de sujets de les mépriser, dans le beau monde où
il avait vécu depuis quelque temps. Jamais il n'avait vu encore une
dignité si bien portée et une politesse aussi cordiale que celles du
vieux châtelain de Riesenburg. Il se troubla en le remerciant, et se
repentit presque d'avoir escroqué par une imposture l'accueil paternel
qu'il en recevait. Il craignit surtout que Consuelo ne le dévoilât, en
déclarant au comte qu'il n'était pas son frère. Il sentait que dans cet
instant il n'eût pas été en son pouvoir de payer d'effronterie et de
chercher à se venger.
«Je suis bien touchée de la bonté de monsieur le comte, répondit Consuelo
après un instant de réflexion; mais mon frère, qui en sent tout le prix,
n'aura pas le bonheur d'en profiter. Des affaires pressantes l'appellent
à Prague, et dans ce moment il vient de prendre congé de moi....
--Cela est impossible! vous vous êtes à peine vus un instant, dit le
comte.
--Il a perdu plusieurs heures à m'attendre, reprit-elle, et maintenant
ses moments sont comptés. Il sait bien, ajouta-t-elle en regardant son
prétendu frère d'un air significatif, qu'il ne peut pas rester une minute
de plus ici.»
Cette froide insistance rendit à Anzoleto toute la hardiesse de son
caractère et tout l'aplomb de son rôle.
«Qu'il en arrive ce qu'il plaira au diable ... je veux dire à Dieu!
dit-il en se reprenant; mais je ne saurais quitter ma chère soeur aussi
précipitamment que sa raison et sa prudence l'exigent. Je ne sais aucune
affaire d'intérêt qui vaille un instant de bonheur; et puisque monseigneur
le comte me le permet si généreusement, j'accepte avec reconnaissance. Je
reste! Mes engagements avec Prague seront remplis un peu plus tard, voilà
tout.
--C'est parler en jeune homme léger, repartit Consuelo offensée. Il y a
des affaires où l'honneur parle plus haut que l'intérêt....
--C'est parler en frère, répliqua Anzoleto; et toi tu parles toujours en
reine, ma bonne petite soeur.
--C'est parler en bon jeune homme! ajouta le vieux comte en tendant la
main à Anzoleto. Je ne connais pas d'affaires qui ne puissent se remettre
au lendemain. Il est vrai que l'on m'a toujours reproché mon indolence;
mais moi j'ai toujours reconnu qu'on se trouvait plus mal de la
précipitation que de la réflexion. Par exemple, ma chère Porporina,
il y a bien des jours, je pourrais dire bien des semaines, que j'ai une
prière à vous faire, et j'ai tardé jusqu'à présent. Je crois que j'ai bien
fait et que le moment est venu. Pouvez-vous m'accorder aujourd'hui l'heure
d'entretien que je venais vous demander lorsque j'ai appris l'arrivée de
monsieur votre frère? Il me semble que cette heureuse circonstance est
venue tout à point, et peut-être ne sera-t-il pas de trop dans la
conférence que je vous propose.
--Je suis toujours et à toute heure aux ordres de votre seigneurie,
répondit Consuelo. Quant à mon frère, c'est un enfant que je n'associe pas
sans examen à mes affaires personnelles....
--Je le sais bien, reprit effrontément Anzoleto; mais puisque monseigneur
le comte m'y autorise, je n'ai pas besoin d'autre permission que la sienne
pour entrer dans la confidence.
--Vous voudrez bien me laisser juge de ce qui convient à vous et à moi,
répondit Consuelo avec hauteur. Monsieur le comte, je suis prête à vous
suivre dans votre appartement, et à vous écouter avec respect.
--Vous êtes bien sévère avec ce bon jeune homme, qui a l'air si franc et
si enjoué,» dit le comte en souriant; puis, se tournant vers Anzoleto:
«Ne vous impatientez pas, mon enfant, lui dit-il; votre tour viendra. Ce
que j'ai à dire à votre soeur ne peut pas vous être caché: et bientôt,
j'espère, elle me permettra de vous mettre, comme vous dites, dans la
confidence.»
Anzoleto eut l'impertinence de répondre à la gaieté expansive du vieillard
en retenant sa main dans les siennes, comme s'il eût voulu s'attacher à
lui, et surprendre le secret dont l'excluait Consuelo. Il n'eut pas le
bon goût de comprendre qu'il devait au moins sortir du salon, pour
épargner au comte la peine d'en sortir lui-même. Quand il s'y trouva seul,
il frappa du pied avec colère, craignant que cette jeune fille, devenue
si maîtresse d'elle-même, ne déconcertât tous ses plans et ne le fit
éconduire en dépit de son habileté. Il eut envie de se glisser dans la
maison, et d'aller écouter à toutes les portes. Il sortit du salon dans ce
dessein; erra dans les jardins quelques moments, puis se hasarda dans les
galeries, feignant, lorsqu'il rencontrait quelque serviteur, d'admirer la
belle architecture du château. Mais, à trois reprises différentes, il vit
passer à quelque distance un personnage vêtu de noir, et singulièrement
grave, dont il ne se soucia pas beaucoup d'attirer l'attention: c'était
Albert, qui paraissait ne pas le remarquer, et qui, cependant, ne le
perdait pas de vue. Anzoleto, en le voyant plus grand que lui de toute la
tête, et en observant la beauté sérieuse de ses traits, comprit que, de
toutes façons, il n'avait pas un rival aussi méprisable qu'il l'avait
d'abord pensé, dans la personne du fou de Riesenburg. Il prit donc le
parti de rentrer dans le salon, et d'essayer sa belle voix dans ce vaste
local, en promenant avec distraction ses doigts sur le clavecin.
«Ma fille, dit le comte Christian à Consuelo, après l'avoir conduite dans
son cabinet et lui avoir avancé un grand fauteuil de velours rouge à
crépines d'or, tandis qu'il s'assit sur un pliant à côté d'elle, j'ai à
vous demander une grâce, et je ne sais pas encore de quel droit je vais
le faire avant que vous ayez compris mes intentions. Puis-je me flatter
que mes cheveux blancs, ma tendre estime pour vous, et l'amitié du noble
Porpora, votre père adoptif, vous donneront assez de confiance en moi
pour que vous consentiez à m'ouvrir votre coeur sans réserve?»
Attendrie et cependant un peu effrayée de ce début, Consuelo porta à ses
lèvres la main du vieillard, et lui répondit avec effusion:
«Oui, monsieur le comte, je vous respecte et vous aime comme si
j'avais l'honneur de vous avoir pour mon père, et je puis répondre sans
crainte et sans détour à toutes vos questions, en ce qui me concerne
personnellement.»
--Je ne vous demanderai rien autre chose, ma chère fille, et je vous
remercie de cette promesse. Croyez-moi incapable d'en abuser, comme je
vous crois incapable d'y manquer.
--Je le crois, monsieur le comte. Daignez parler.
--Eh bien, mon enfant, dit le vieillard avec une curiosité naïve et
encourageante, comment vous nommez-vous?
--Je n'ai pas de nom, répondit Consuelo sans hésiter; ma mère n'en portait
pas d'autre que celui de Rosmunda. Au baptême, je fus appelée Marie de
Consolation: je n'ai jamais connu mon père.
--Mais vous savez son nom?
--Nullement, monseigneur; je n'ai jamais entendu parler de lui.
--Maître Porpora vous a-t-il adoptée? Vous a-t-il donné son nom par un
acte légal?
--Non, monseigneur. Entre artistes, ces choses-là ne se font pas, et ne
sont pas nécessaires. Mon généreux maître ne possède rien, et n'a rien à
léguer. Quant à son nom, il est fort inutile à ma position dans le monde
que je le porte en vertu d'un usage ou d'un contrat. Si je le justifie par
quelque talent, il me sera bien acquis; sinon, j'aurai reçu un honneur
dont j'étais indigne.»
Le comte garda le silence pendant quelques instants; puis, reprenant la
main de Consuelo:
«La noble franchise avec laquelle vous me répondez me donne encore une
plus haute idée de vous, lui dit-il. Ne pensez pas que je vous aie demandé
ces détails pour vous estimer plus ou moins, selon votre naissance et
votre condition. Je voulais savoir si vous aviez quelque répugnance à dire
la vérité, et je vois que vous n'en avez aucune. Je vous en sais un gré
infini, et vous trouve plus noble par votre caractère que nous ne le
sommes, nous autres, par nos titres.»
Consuelo sourit de la bonne foi avec laquelle le vieux patricien admirait
qu'elle fit, sans rougir, un aveu si facile. Il y avait dans cette
surprise un reste de préjugé d'autant plus tenace que Christian s'en
défendait plus noblement. Il était évident qu'il combattait ce préjugé
en lui-même, et qu'il voulait le vaincre.
«Maintenant, reprit-il, je vais vous faire une question plus délicate
encore, ma chère enfant, et j'ai besoin de toute votre indulgence pour
excuser ma témérité.
--Ne craignez rien, monseigneur, dit-elle; je répondrai à tout avec aussi
peu d'embarras.
--Eh bien, mon enfant ... vous n'êtes pas mariée?
--Non, monseigneur, que je sache.
--Et ... vous n'êtes pas veuve? Vous n'avez pas d'enfants?
--Je ne suis pas veuve, et je n'ai pas d'enfants, répondit Consuelo qui
eut fort envie de rire, ne sachant où le comte voulait en venir.
--Enfin, reprit-il, vous n'avez engagé votre foi à personne, vous êtes
parfaitement libre?
--Pardon, monseigneur; j'avais engagé ma foi, avec le consentement et même
d'après l'ordre de ma mère mourante, à un jeune garçon que j'aimais depuis
l'enfance, et dont j'ai été la fiancée jusqu'au moment où j'ai quitté
Venise.
--Ainsi donc, vous êtes engagée? dit le comte avec un singulier mélange de
chagrin et de satisfaction.
--Non; monseigneur, je suis parfaitement libre, répondit Consuelo. Celui
que j'aimais a indignement trahi sa foi, et je l'ai quitté pour toujours.
--Ainsi, vous l'avez aimé? dit le comte après une pause.
--De toute mon âme, il est vrai.
--Et ... peut-être que vous l'aimez encore?...
--Non, monseigneur, cela est impossible.
--Vous n'auriez aucun plaisir à le revoir?
--Sa vue ferait mon supplice.
--Et vous n'avez jamais permis ... il n'aurait pas osé ... Mais vous direz
que je deviens offensant et que j'en veux trop savoir!
--Je vous comprends, monseigneur; et, puisque je suis appelée à me
confesser, comme je ne veux point surprendre votre estime, je vous mettrai
à même de savoir, à un iota près, si je la mérite ou non. Il s'est permis
bien des choses, mais il n'a osé que ce que j'ai permis. Ainsi, nous avons
souvent bu dans la même tasse, et reposé sur le même banc. Il a dormi dans
ma chambre pendant que je disais mon chapelet. Il m'a veillée pendant que
j'étais malade. Je ne me gardais pas avec crainte. Nous étions toujours
seuls, nous nous aimions, nous devions nous marier, nous nous respections
l'un l'autre. J'avais juré à ma mère d'être ce qu'on appelle une fille
sage. J'ai tenu parole, si c'est être sage que de croire à un homme qui
doit nous tromper, et de donner sa confiance, son affection, son estime, à
qui ne mérite rien de tout cela. C'est lorsqu'il a voulu cesser d'être mon
frère, sans devenir mon mari, que j'ai commencé à me défendre. C'est
lorsqu'il m'a été infidèle que je me suis applaudie de m'être bien
défendue. Il ne tient qu'à cet homme sans honneur de se vanter du
contraire; cela n'est pas d'une grande importance pour une pauvre fille
comme moi. Pourvu que je chante juste, on ne m'en demandera pas davantage.
Pourvu que je puisse baiser sans remords le crucifix sur lequel j'ai juré
à ma mère d'être chaste, je ne me tourmenterai pas beaucoup de ce qu'on
pensera de moi. Je n'ai pas de famille à faire rougir, pas de frères, pas
de cousins à faire battre pour moi....
--Pas de frères? Vous en avez un!»
Consuelo se sentit prête à confier au vieux comte toute la vérité sous
le sceau du secret. Mais elle craignit d'être lâche en cherchant hors
d'elle-même un refuge contre celui qui l'avait menacée lâchement. Elle
pensa qu'elle seule devait avoir la fermeté de se défendre et de se
délivrer d'Anzoleto. Et d'ailleurs la générosité de son coeur recula
devant l'idée de faire chasser par son hôte l'homme qu'elle avait si
religieusement aimé. Quelque politesse que le comte Christian dût savoir
mettre à éconduire Anzoleto, quelque coupable que fut ce dernier, elle ne
se sentit pas le courage de le soumettre à une si grande humiliation. Elle
répondit donc à la question du vieillard, qu'elle regardait son frère
comme un écervelé, et n'avait pas l'habitude de le traiter autrement que
comme un enfant.
«Mais ce n'est pas un mauvais sujet? dit le comte.
--C'est peut-être un mauvais sujet, répondit-elle. J'ai avec lui le moins
de rapports possible; nos caractères et notre manière de voir sont
très-différents. Votre Seigneurie a pu remarquer que je n'étais pas fort
pressée de le retenir ici.
--Il en sera ce que vous voudrez, mon enfant; je vous crois pleine de
jugement. Maintenant que vous m'avez tout confié avec un si noble
abandon....
--Pardon, monseigneur, dit Consuelo; je ne vous ai pas dit tout ce qui
me concerne, car vous ne me l'avez pas demandé. J'ignore le motif de
l'intérêt que vous daignez prendre aujourd'hui à mon existence. Je présume
que quelqu'un a parlé de moi ici d'une manière plus ou moins défavorable,
et que vous voulez savoir si ma présence ne déshonore pas votre maison.
Jusqu'ici, comme vous ne m'aviez interrogée que sur des choses
très-superficielles, j'aurais cru manquer à la modestie qui convient
à mon rôle en vous entretenant de moi sans votre permission; mais
puisque vous paraissez vouloir me connaître à fond, je dois vous dire
une circonstance qui me fera peut-être du tort dans votre esprit.
Non-seulement il serait possible, comme vous l'avez souvent présumé (et
quoique je n'en aie nulle envie maintenant), que je vinsse à embrasser
la carrière du théâtre; mais encore il est avéré que j'ai débuté à Venise,
à la saison dernière, sous le nom de Consuelo ... On m'avait surnommée la
Zingarella, et tout Venise connaît ma figure et ma voix.
--Attendez donc! s'écria le comte, tout étourdi de cette nouvelle
révélation. Vous seriez cette merveille dont on a fait tant de bruit à
Venise l'an dernier, et dont les gazettes italiennes ont fait mention
Plusieurs fois avec de si pompeux éloges? La plus belle voix, le plus beau
talent qui, de mémoire d'homme, se soit révélé....
--Sur le théâtre de San-Samuel, monseigneur. Ces éloges sont sans doute
bien exagérés; mais il est un fait incontestable, c'est que je suis cette
même Consuelo, que j'ai chanté dans plusieurs opéras, que je suis actrice,
en un mot, ou, comme on dit plus poliment, cantatrice. Voyez maintenant si
je mérite de conserver votre bienveillance.
Voilà des choses bien extraordinaires et un destin bizarre! dit le comte
absorbé dans ses réflexions. Avez-vous dit tout cela ici à ... à quelque
autre que moi, mon enfant?
--J'ai à peu près tout dit au comte votre fils, monseigneur, quoique je ne
sois pas entrée dans les détails que vous venez d'entendre.
--Ainsi, Albert connaît votre extraction, votre ancien amour, votre
profession?
--Oui, monseigneur.
--C'est bien, ma chère signora. Je ne puis trop vous remercier de
l'admirable loyauté de votre conduite à notre égard, et je vous promets
que vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Maintenant, Consuelo...
(oui, je me souviens que c'est le nom qu'Albert vous a donné dès le
commencement, lorsqu'il vous parlait espagnol), permettez-moi de me
recueillir un peu. Je me sens fort ému. Nous avons encore bien des choses
à nous dire, mon enfant, et il faut que vous me pardonniez un peu de
trouble à l'approche d'une décision aussi grave. Faites-moi la grâce de
m'attendre ici un instant.»
Il sortit, et Consuelo, le suivant des yeux, le vit, à travers les portes
dorées garnies de glaces, entrer dans son oratoire et s'y agenouiller avec
ferveur.
En proie à une vive agitation, elle se perdait en conjectures sur la suite
d'un entretien qui s'annonçait avec tant de solennité. D'abord, elle avait
pensé qu'en l'attendant, Anzoleto, dans son dépit, avait déjà fait ce dont
il l'avait menacée; qu'il avait causé avec le chapelain ou avec Hanz, et
que la manière dont il avait parlé d'elle avait élevé de graves scrupules
dans l'esprit de ses hôtes. Mais le comte Christian ne savait pas feindre,
et jusque-là son maintien et ses discours annonçaient un redoublement
d'affection plutôt que l'invasion de la défiance. D'ailleurs, la franchise
de ses réponses l'avait frappé comme auraient pu faire des révélations
inattendues; la dernière surtout avait été un coup de foudre. Et
maintenant il priait, il demandait à Dieu de l'éclairer ou de le soutenir
dans l'accomplissement d'une grande résolution. «Va-t-il me prier de
partir avec mon frère? va-t-il m'offrir de l'argent? se demandait-elle.
Ah! que Dieu me préserve de cet outrage! Mais non! cet homme est trop
délicat, trop bon pour songer à m'humilier. Que voulait-il donc me dire
d'abord, et que va-t-il me dire maintenant? Sans doute ma longue promenade
avec son fils lui donne des craintes, et il va me gronder. Je l'ai mérité
peut-être, et j'accepterai le sermon, ne pouvant répondre avec sincérité
aux questions qui me seraient faites sur le compte d'Albert. Voici une
rude journée; et si j'en passe beaucoup de pareilles, je ne pourrai plus
disputer la palme du chant aux jalouses maîtresses d'Anzoleto. Je me sens
la poitrine en feu et la gorge desséchée.»
Le comte Christian revint bientôt vers elle. Il était calme, et sa pâle
figure portait le témoignage d'une victoire remportée en vue d'une noble
intention.
«Ma fille, dit-il à Consuelo en se rasseyant auprès d'elle, après l'avoir
forcée de garder le fauteuil somptueux qu'elle voulait lui céder, et sur
lequel elle trônait malgré elle d'un air craintif: il est temps que je
réponde par ma franchise à celle que vous m'avez témoignée. Consuelo, mon
fils vous aime.»
Consuelo rougit et pâlit tour à tour. Elle essaya de répondre. Christian
l'interrompit.
«Ce n'est pas une question que je vous fais, dit-il; je n'en aurais pas le
droit, et vous n'auriez peut-être pas celui d'y répondre; car je sais que
vous n'avez encouragé en aucune façon les espérances d'Albert. Il m'a tout
dit; et je crois en lui, parce qu'il n'a jamais menti, ni moi non plus.
--Ni moi non plus, dit Consuelo en levant les yeux au ciel avec
l'expression de la plus candide fierté. Le comte Albert a dû vous dire,
monseigneur....
--Que vous aviez repoussé toute idée d'union avec lui.
--Je le devais. Je savais les usages et les idées du monde; je savais que
je n'étais pas faite pour être la femme du comte Albert, par la seule
raison que je ne m'estime l'inférieure de personne devant Dieu, et que je
ne voudrais recevoir de grâce et de faveur de qui que ce soit devant les
hommes.
--Je connais votre juste orgueil, Consuelo. Je le trouverais exagéré, si
Albert n'eût dépendu que de lui-même; mais dans la croyance où vous étiez
que je n'approuverais jamais une telle union, vous avez dû répondre comme
vous l'avez fait.
--Maintenant, monseigneur, dit Consuelo en se levant, je comprends le
reste, et je vous supplie de m'épargner l'humiliation que je redoutais.
Je vais quitter votre maison, comme je l'aurais déjà quittée si j'avais
cru pouvoir le faire sans compromettre la raison et la vie du comte
Albert, sur lesquelles j'ai eu plus d'influence que je ne l'aurais
souhaité. Puisque vous savez ce qu'il ne m'était pas permis de vous
révéler, vous pourrez veiller sur lui, empêcher les conséquences de cette
séparation, et reprendre un soin qui vous appartient plus qu'à moi. Si je
me le suis arrogé indiscrètement, c'est une faute que Dieu me pardonnera;
car il sait quelle pureté de sentiments m'a guidée en tout ceci.
--Je le sais, reprit le comte, et Dieu a parlé à ma conscience comme
Albert avait parlé à mes entrailles. Restez donc assise, Consuelo, et ne
vous hâtez pas de condamner mes intentions. Ce n'est point pour vous
ordonner de quitter ma maison, mais pour vous supplier à mains jointes d'y
rester toute votre vie, que je vous ai demandé de m'écouter.
--Toute ma vie! répéta Consuelo en retombant sur son siège, partagée entre
le bien que lui faisait cette réparation à sa dignité et l'effroi que lui
causait une pareille offre. Toute ma vie! Votre seigneurie ne songe pas à
ce qu'elle me fait l'honneur de me dire.
--J'y ai beaucoup songé ma fille, répondit le comte avec un sourire
mélancolique, et je sens que je ne dois pas m'en repentir. Mon fils vous
aime éperdument, vous avez tout pouvoir sur son âme. C'est vous qui me
l'avez rendu, vous qui avez été le chercher dans un endroit mystérieux
qu'il ne veut pas me faire connaître, mais où nulle autre qu'une mère ou
une sainte, m'a-t-il dit, n'eût osé pénétrer. C'est vous qui avez risqué
votre vie pour le sauver de l'isolement et du délire où il se consumait.
C'est grâce à vous qu'il a cessé de nous causer, par ses absences,
d'affreuses inquiétudes. C'est vous qui lui avez rendu le calme, la santé,
la raison, en un mot. Car il ne faut pas se le dissimuler, mon pauvre
enfant était fou, et il est certain qu'il ne l'est plus. Nous avons passé
presque toute la nuit à causer ensemble, et il m'a montré une sagesse
supérieure à la mienne. Je savais que vous deviez sortir avec lui ce
matin. Je l'avais donc autorisé à vous demander ce que vous n'avez pas
voulu écouter.... Vous aviez peur de moi, chère Consuelo! Vous pensiez que
le vieux Rudolstadt, encroûté dans ses préjugés nobiliaires, aurait honte
de vous devoir son fils. Eh bien, vous vous trompiez. Le vieux Rudolstadt
a eu de l'orgueil et des préjugés sans doute; il en a peut-être encore, il
ne veut pas se farder devant vous; mais il les abjure, et, dans l'élan
d'une reconnaissance sans bornes, il vous remercie de lui avoir rendu son
dernier, son seul enfant!»
En parlant ainsi, le comte Christian prit les deux mains de Consuelo dans
les siennes, et les couvrit de baisers en les arrosant de larmes.
LIX.
Consuelo fut vivement attendrie d'une démonstration qui la réhabilitait à
ses propres yeux et tranquillisait sa conscience. Jusqu'à ce moment, elle
avait eu souvent la crainte de s'être imprudemment livrée à sa générosité
et à son courage; maintenant elle en recevait la sanction et la
récompense. Ses larmes de joie se mêlèrent à celles du vieillard, et
ils restèrent longtemps trop émus l'un et l'autre pour continuer la
conversation.
Cependant Consuelo ne comprenait pas encore la proposition qui lui était
faite, et le comte, croyant s'être assez expliqué, regardait son silence
et ses pleurs comme des signes d'adhésion et de reconnaissance.
«Je vais, lui dit-il enfin, amener mon fils à vos pieds, afin qu'il joigne
ses bénédictions aux miennes en apprenant l'étendue de son bonheur.
--Arrêtez, monseigneur! dit Consuelo tout interdite de cette
précipitation. Je ne comprends pas ce que vous exigez de moi. Vous
approuvez l'affection que le comte Albert m'a témoignée et le dévouement
que j'ai eu pour lui. Vous m'accordez votre confiance, vous savez que je
ne la trahirai pas; mais comment puis-je m'engager à consacrer toute ma
vie à une amitié d'une nature si délicate? Je vois bien que vous comptez
sur le temps et sur ma raison pour maintenir la santé morale de votre
noble fils, et pour calmer la vivacité de son attachement pour moi. Mais
j'ignore si j'aurai longtemps cette puissance; et d'ailleurs, quand même
ce ne serait pas une intimité dangereuse pour un homme aussi exalté, je ne
suis pas libre de consacrer mes jours à cette tâche glorieuse. Je ne
m'appartiens pas!
--O ciel! que dites-vous, Consuelo? Vous ne m'avez donc pas compris? Ou
vous m'avez trompé en me disant que vous étiez libre, que vous n'aviez ni
attachement de coeur, ni engagement, ni famille?
--Mais, monseigneur, reprit Consuelo stupéfaite, j'ai un but, une
vocation, un état. J'appartiens à l'art auquel je me suis consacrée dès
mon enfance.
--Que dites-vous, grand Dieu! Vous voulez retourner au théâtre?
--Cela, je l'ignore, et j'ai dit la vérité en affirmant que mon désir ne
m'y portait pas. Je n'ai encore éprouvé que d'horribles souffrances dans
cette carrière orageuse; mais je sens pourtant que je serais téméraire si
je m'engageais à y renoncer. Ç'a été ma destinée, et peut-être ne peut-on
pas se soustraire à l'avenir qu'on s'est tracé. Que je remonte sur les
planches, ou que je donne des leçons et des concerts, je suis, je dois
être cantatrice. A quoi serais-je bonne, d'ailleurs? où trouverais-je de
l'indépendance? à quoi occuperais-je mon esprit rompu au travail, et avide
de ce genre d'émotion?
--O Consuelo, Consuelo! s'écria le comte Christian avec douleur, tout ce
que vous dites là est vrai! Mais je pensais que vous aimiez mon fils, et
je vois maintenant que vous ne l'aimez pas!
--Et si je venais à l'aimer avec la passion qu'il faudrait avoir pour
renoncer à moi-même, que diriez-vous, monseigneur? s'écria à son tour
Consuelo impatientée. Vous jugez donc qu'il est absolument impossible à
Une femme de prendre de l'amour pour le comte Albert, puisque vous me
demandez de rester toujours avec lui?
--Eh quoi! me suis-je si mal expliqué, ou me jugez-vous insensé, chère
Consuelo? Ne vous ai-je pas demandé votre coeur et votre main pour mon
fils? N'ai-je pas mis à vos pieds une alliance légitime et certainement
honorable? Si vous aimiez Albert, vous trouveriez sans doute dans le
bonheur de partager sa vie un dédommagement à la perte de votre gloire et
de vos triomphes! Mais vous ne l'aimez pas, puisque vous regardez comme
impossible de renoncer à ce que vous appelez votre destinée!»
Cette explication avait été tardive, à l'insu même du bon Christian. Ce
n'était pas sans un mélange de terreur et de mortelle répugnance que le
vieux seigneur avait sacrifié au bonheur de son fils toutes les idées de
sa vie, tous les principes de sa caste; et lorsque, après une longue et
pénible lutte avec Albert et avec lui-même, il avait consommé le
sacrifice, la ratification absolue d'un acte si terrible n'avait pu
arriver sans effort de son coeur à ses lèvres.
Consuelo le pressentit ou le devina; car au moment où Christian parut
renoncer à la faire consentir à ce mariage, il y eut certainement sur le
visage du vieillard une expression de joie involontaire, mêlée à celle
d'une étrange consternation.
En un instant Consuelo comprit sa situation, et une fierté peut-être un
peu trop personnelle lui inspira de l'éloignement pour le parti qu'on lui
proposait.
«Vous voulez que je devienne la femme du comte Albert! dit-elle encore
étourdie d'une offre si étrange. Vous consentiriez à m'appeler votre
fille, à me faire porter votre nom, à me présenter à vos parents, à vos
amis?... Ah! monseigneur! combien vous aimez votre fils, et combien votre
fils doit vous aimer!
--Si vous trouvez en cela une générosité si grande, Consuelo, c'est que
votre coeur ne peut en concevoir une pareille, ou que l'objet ne vous
paraît pas digne!
--Monseigneur, dit Consuelo après s'être recueillie en cachant son visage
dans ses mains, je crois rêver. Mon orgueil se réveille malgré moi à
l'idée des humiliations dont ma vie serait abreuvée si j'osais accepter le
sacrifice que votre amour paternel vous suggère.
--Et qui oserait vous humilier, Consuelo, quand le père et le fils vous
couvriraient de l'égide du mariage et de la famille?
--Et la tante, monseigneur? la tante, qui est ici une mère véritable,
verrait-elle cela sans rougir?
--Elle-même viendra joindre ses prières aux nôtres, si vous promettez de
vous laisser fléchir. Ne demandez pas plus que la faiblesse de l'humaine
nature ne comporte. Un amant, un père, peuvent subir l'humiliation et la
douleur d'un refus. Ma soeur ne l'oserait pas. Mais, avec la certitude du
succès, nous l'amènerons dans vos bras, ma fille.
-Monseigneur, dit Consuelo tremblante, le comte Albert vous avait donc dit
que je l'aimais?
--Non! répondit le comte, frappé d'une réminiscence subite. Albert m'avait
dit que l'obstacle serait dans votre coeur. Il me l'a répété cent fois;
mais moi, je n'ai pu le croire. Votre réserve me paraissait assez fondée
sur votre droiture et votre délicatesse. Mais je pensais qu'en vous
délivrant de vos scrupules, j'obtiendrais de vous l'aveu que vous lui
aviez refusé.
--Et que vous a-t-il dit de notre promenade d'aujourd'hui?
--Un seul mot: «Essayez, mon père; c'est le seul moyen de savoir si c'est
la fierté ou l'éloignement qui me ferment son coeur.»
--Hélas, monseigneur, que penserez-vous de moi, si je vous dis que je
l'ignore moi-même?
--Je penserai que c'est l'éloignement, ma chère Consuelo. Ah! mon fils,
mon pauvre fils! Quelle affreuse destinée est la sienne! Ne pouvoir être
aimé de la seule femme qu'il ait pu, qu'il pourra peut-être jamais aimer!
Ce dernier malheur nous manquait.
--O mon Dieu! vous devez me haïr, monseigneur! Vous ne comprenez pas que
ma fierté résiste quand vous immolez la vôtre. La fierté d'une fille comme
moi vous paraît bien moins fondée; et pourtant croyez que dans mon coeur
il y a un combat aussi violent à cette heure que celui dont vous avez
triomphé vous-même.
--Je le comprends. Ne croyez pas, signora, que je respecte assez peu la
pudeur, la droiture et le désintéressement, pour ne pas apprécier la
fierté fondée sur de tels trésors. Mais ce que l'amour paternel a su
vaincre (vous voyez que je vous parle avec un entier abandon), je pense
que l'amour d'une femme le fera aussi. Eh bien, quand toute la vie
d'Albert, la vôtre et la mienne seraient, je le suppose, un combat contre
les préjugés du monde, quand nous devrions en souffrir longtemps et
beaucoup tous les trois, et ma soeur avec nous, n'y aurait-il pas dans
notre mutuelle tendresse, dans le témoignage de notre conscience, et dans
les fruits de notre dévouement, de quoi nous rendre plus forts que tout ce
monde ensemble? Un grand amour fait paraître légers ces maux qui vous
semblent trop lourds pour vous-même et pour nous. Mais ce grand amour,
vous le cherchez, éperdue et craintive, au fond de votre âme; et vous ne
l'y trouvez pas, Consuelo, parce qu'il n'y est pas.
--Eh bien, oui, la question est là, là tout entière, dit Consuelo en posant
fortement ses mains contre son coeur; tout le reste n'est rien. Moi aussi
j'avais des préjugés; votre exemple me prouve que c'est un devoir pour
moi de les fouler aux pieds, et d'être aussi grande, aussi héroïque que
vous! Ne parlons donc plus de mes répugnances, de ma fausse honte. Ne
parlons même plus de mon avenir, de mon art! ajouta-t-elle en poussant un
profond soupir. Cela même je saurai l'abjurer si ... si j'aime Albert! Car
voilà ce qu'il faut que je sache. Ecoutez-moi, monseigneur. Je me le suis
cent fois demandé à moi-même, mais jamais avec la sécurité que pouvait
seule me donner votre adhésion. Comment aurais-je pu m'interroger
sérieusement, lorsque cette question même était à mes yeux une folie et un
crime? A présent, il me semble que je pourrai me connaître et me décider.
Je vous demande quelques jours pour me recueillir, et pour savoir si ce
dévouement immense que j'ai pour lui, ce respect, cette estime sans bornes
que m'inspirent ses vertus, cette sympathie puissante, cette domination
étrange qu'il exerce sur moi par sa parole, viennent de l'amour ou de
l'admiration. Car j'éprouve tout cela, monseigneur, et tout cela est
combattu en moi par une terreur indéfinissable, par une tristesse
profonde, et, je vous dirai tout, ô mon noble ami! par le souvenir
d'un amour moins enthousiaste, mais plus doux et plus tendre, qui ne
ressemblait en rien à celui-ci.
--Étrange et noble fille! répondit Christian avec attendrissement; que
de sagesse et de bizarreries dans vos paroles et dans vos idées! Vous
ressemblez sous bien des rapports à mon pauvre Albert, et l'incertitude
agitée de vos sentiments me rappelle ma femme, ma noble, et belle, et
triste Wanda!... O Consuelo! vous réveillez en moi un souvenir bien tendre
et bien amer. J'allais vous dire: Surmontez ces irrésolutions, triomphez
de ces répugnances; aimez, par vertu, par grandeur d'âme, par compassion;
par l'effort d'une charité pieuse et ardente, ce pauvre homme qui vous
adore, et qui, en vous rendant malheureuse peut-être, vous devra son
salut, et vous fera mériter les récompenses célestes! Mais vous m'avez
rappelé sa mère, sa mère qui s'était donnée à moi par devoir et par
amitié! Elle ne pouvait avoir pour moi, homme simple, débonnaire et
timide, l'enthousiasme qui brûlait son imagination. Elle fut fidèle et
généreuse jusqu'au bout cependant; mais comme elle a souffert! Hélas! son
affection faisait ma joie et mon supplice; sa constance, mon orgueil et
mon remords. Elle est morte à la peine, et mon coeur s'est brisé pour
jamais. Et maintenant, si je suis un être nul, effacé, mort avant d'être
enseveli, ne vous en étonnez pas trop Consuelo: j'ai souffert ce que nul
n'a compris, ce que je n'ai dit à personne, et ce que je vous confesse en
tremblant. Ah! plutôt que de vous engager à faire un pareil sacrifice, et
plutôt que de pousser Albert à l'accepter, que mes yeux se ferment dans la
douleur, et que mon fils succombe tout de suite à sa destinée! Je sais
trop ce qu'il en coûte pour vouloir forcer la nature et combattre
l'insatiable besoin des âmes! Prenez donc du temps pour réfléchir, ma
fille, ajouta le vieux comte en pressant Consuelo contre sa poitrine
gonflée de sanglots, et en baisant son noble front avec un amour de père.
Tout sera mieux ainsi. Si vous devez refuser, Albert, préparé par
l'inquiétude, ne sera pas foudroyé, comme il l'eût été aujourd'hui par
cette affreuse nouvelle.»
Ils se séparèrent après cette convention; et Consuelo, se glissant dans
les galeries avec la crainte d'y rencontrer Anzoleto, alla s'enfermer dans
sa chambre, épuisée d'émotions et de lassitude.
Elle essaya d'abord d'arriver au calme nécessaire, en tâchant de prendre
un peu de repos. Elle se sentait brisée; et, se jetant sur son lit, elle
tomba bientôt dans une sorte d'accablement plus pénible que réparateur.
Elle eût voulu s'endormir avec la pensée d'Albert, afin de la mûrir en
elle durant ces mystérieuses manifestations du sommeil, où nous croyons
trouver quelquefois le sens prophétique des choses qui nous préoccupent.
Mais les rêves entrecoupés qu'elle fit pendant plusieurs heures ramenèrent
sans cesse Anzoleto, au lieu d'Albert, devant ses yeux. C'était toujours
Venise, c'était toujours la Corte-Minelli; c'était toujours son premier
amour, calme, riant et poétique. Et chaque fois qu'elle s'éveillait, le
souvenir d'Albert venait se lier à celui de la grotte sinistre où le son
du violon, décuplé par les échos de la solitude, évoquait les morts, et
pleurait sur la tombe à peine fermée de Zdenko. A cette idée, la peur et
la tristesse fermaient son coeur aux élans de l'affection. L'avenir qu'on
lui proposait ne lui apparaissait qu'au milieu des froides ténèbres et des
visions sanglantes, tandis que le passé, radieux et fécond, élargissait sa
poitrine, et faisait palpiter son sein. Il lui semblait qu'en rêvant ce
passé, elle entendait sa propre voix retentir dans l'espace, remplir la
nature, et planer immense en montant vers les cieux; au lieu que cette
voix devenait creuse, sourde, et se perdait comme un râle de mort dans les
abîmes de la terre, lorsque les sons fantastiques du violon de la caverne
revenaient à sa mémoire.
Ces rêveries vagues la fatiguèrent tellement qu'elle se leva pour les
chasser; et le premier coup de la cloche l'avertissant qu'on servirait le
dîner dans une demi-heure, elle se mit à sa toilette, tout en continuant à
se préoccuper des mêmes idées. Mais, chose étrange! Pour la première fois
de sa vie, elle fut plus attentive à son miroir, et plus occupée de sa
coiffure, et de son ajustement, que des affaires sérieuses dont elle
cherchait la solution. Malgré elle, elle se faisait belle et désirait de
l'être. Et ce n'était pas pour éveiller les désirs et la jalousie de deux
amants rivaux, qu'elle sentait cet irrésistible mouvement de coquetterie;
elle ne pensait, elle ne pouvait penser qu'à un seul. Albert ne lui avait
jamais dit un mot sur sa figure. Dans l'enthousiasme de sa passion, il la
croyait plus belle peut-être qu'elle n'était réellement; mais ses pensées
étaient si élevées et son amour si grand, qu'il eût craint de la profaner
en la regardant avec les yeux enivrés d'un amant ou la satisfaction
scrutatrice d'un artiste. Elle était toujours pour lui enveloppée d'un
nuage que son regard n'osait percer, et que sa pensée entourait encore
d'une auréole éblouissante. Qu'elle fût plus ou moins bien, il la voyait
toujours la même. Il l'avait vue livide, décharnée, flétrie, se débattant
contre la mort, et plus semblable à un spectre qu'à une femme. Il avait
alors cherché dans ses traits, avec attention et anxiété, les symptômes
plus ou moins effrayants de la maladie; mais il n'avait pas vu si elle
avait eu des moments de laideur, si elle avait pu être un objet d'effroi
et de dégoût. Et lorsqu'elle avait repris l'éclat de la jeunesse et
l'expression de la vie, il ne s'était pas aperçu qu'elle eût perdu ou
gagné en beauté. Elle était pour lui, dans la vie comme dans la mort,
l'idéal de toute jeunesse, de toute expression sublime, de toute beauté
unique et incomparable. Aussi Consuelo n'avait-elle jamais pensé à lui, en
s'arrangeant devant son miroir.
Mais quelle différence de la part d'Anzoleto! Avec quel soin minutieux il
l'avait regardée, jugée et détaillée dans son imagination, le jour où il
s'était demandé si elle n'était pas laide! Comme il lui avait tenu compte
des moindres grâces de sa personne, des moindres efforts qu'elle avait
faits pour plaire! Comme il connaissait ses cheveux, son bras, son pied,
sa démarche, les couleurs qui embellissaient son teint, les moindres plis
que formait son vêtement! Et avec quelle vivacité ardente il l'avait
louée! avec quelle voluptueuse langueur il l'avait contemplée! La chaste
fille n'avait pas compris alors les tressaillements de son propre coeur.
Elle ne voulait pas les comprendre encore, et cependant, elle les
ressentait presque aussi violents, à l'idée de reparaître devant ses yeux.
Elle s'impatientait contre elle-même, rougissait de honte et de dépit,
s'efforçait de s'embellir pour Albert seul; et pourtant elle cherchait la
coiffure, le ruban, et jusqu'au regard qui plaisaient à Anzoleto. Hélas!
hélas! se dit-elle en s'arrachant de son miroir lorsque sa toilette fut
finie, il est donc vrai que je ne puis penser qu'à lui, et que le bonheur
passé exerce sur moi un pouvoir plus entraînant que le mépris présent et
les promesses d'un autre amour! J'ai beau regarder l'avenir, sans lui il
ne m'offre que terreur et désespoir. Mais que serait-ce donc avec lui?
Ne sais-je pas bien que les beaux jours de Venise ne peuvent revenir,
Que l'innocence n'habiterait plus avec nous, que l'âme d'Anzoleto est à
Jamais corrompue, que ses caresses m'aviliraient, et que ma vie serait
empoisonnée à toute heure par la honte, la jalousie, la crainte et le
regret?
En s'interrogeant à cet égard avec sévérité, Consuelo reconnut qu'elle ne
se faisait aucune illusion, et qu'elle n'avait pas la plus secrète émotion
de désir pour Anzoleto. Elle ne l'aimait plus dans le présent, elle le
redoutait et le haïssait presque dans un avenir où sa perversité ne
pouvait qu'augmenter; mais dans le passé elle le chérissait à un tel point
que son âme et sa vie ne pouvaient s'en détacher. Il était désormais
devant elle comme un portrait qui lui rappelait un être adoré et des jours
de délices, et, comme une veuve qui se cache de son nouvel époux pour
regarder l'image du premier, elle sentait que le mort était plus vivant
que l'autre dans son coeur.
LX.
Consuelo avait trop de jugement et d'élévation dans l'esprit pour ne pas
savoir que des deux amours qu'elle inspirait, le plus vrai, le plus noble
et le plus précieux, était sans aucune comparaison possible celui
d'Albert. Aussi, lorsqu'elle se retrouva entre eux, elle crut d'abord
avoir triomphé de son ennemi. Le profond regard d'Albert, qui semblait
pénétrer jusqu'au fond de son âme, la pression lente et forte de sa main
loyale, lui firent comprendre qu'il savait le résultat de son entretien
avec Christian, et qu'il attendait son arrêt avec soumission et
reconnaissance. En effet, Albert avait obtenu plus qu'il n'espérait,
et cette irrésolution lui était douce auprès de ce qu'il avait craint,
tant il était éloigné de l'outrecuidante fatuité d'Anzoleto. Ce dernier,
au contraire, s'était armé de toute sa résolution. Devinant à peu près ce
qui se passait autour de lui, il s'était déterminé à combattre pied à
pied, dût-on le pousser par les épaules hors de la maison. Son attitude
dégagée, son regard ironique et hardi, causèrent à Consuelo le plus
profond dégoût; et lorsqu'il s'approcha effrontément pour lui offrir la
main, elle détourna la tête, et prit celle que lui tendait Albert pour se
placer à table.
Comme à l'ordinaire, le jeune comte alla s'asseoir en face de Consuelo,
Et le vieux Christian la fit mettre à sa gauche, à la place qu'occupait
autrefois Amélie, et qu'elle avait toujours occupée depuis. Mais, au lieu
du chapelain qui était en possession de la gauche de Consuelo, la
chanoinesse invita le prétendu frère à se mettre entre eux; de sorte que
les épigrammes amères d'Anzoleto purent arriver à voix basse à l'oreille
de la jeune fille, et que ses irrévérentes saillies purent scandaliser
comme il le souhaitait le vieux prêtre, qu'il avait déjà entrepris.
Le plan d'Anzoleto était bien simple. Il voulait se rendre odieux et
insupportable à ceux de la famille qu'il pressentait hostiles au mariage
projeté, afin de leur donner par son mauvais ton, son air familier, et ses
paroles déplacées, la plus mauvaise idée de l'entourage et de la parenté
de Consuelo. «Nous verrons, se disait-il, s'ils avaleront _le frère_ que
je vais leur servir.»
Anzoleto, chanteur incomplet et tragédien médiocre, avait les instincts
d'un bon comique. Il avait déjà bien assez vu le monde pour savoir prendre
par imitation les manières élégantes et le langage agréable de la bonne
compagnie; mais ce rôle n'eût servi qu'à réconcilier la chanoinesse avec
la basse extraction de la fiancée, et il prit le genre opposé avec
d'autant plus de facilité qu'il lui était plus naturel. S'étant bien
assuré que Wenceslawa, en dépit de son obstination à ne parler que
l'allemand, la langue de la cour et des sujets bien pensants, ne perdait
pas un mot de ce qu'il disait en italien, il se mit à babiller à tort et
à travers, à fêter le bon vin de Hongrie, dont il ne craignait pas les
effets, aguerri qu'il était de longue main contre les boissons les plus
capiteuses, mais dont il feignit de ressentir les chaleureuses influences
pour se donner l'air d'un ivrogne invétéré.
Son projet réussit à merveille. Le comte Christian, après avoir ri d'abord
avec indulgence de ses bouffonnes saillies, ne sourit bientôt plus qu'avec
effort, et eut besoin de toute son urbanité seigneuriale, de toute son
affection paternelle, pour ne pas remettre à sa place le déplaisant futur
beau-frère de son noble fils. Le chapelain, indigné, bondit plusieurs fois
sur sa chaise, et murmura en allemand des exclamations qui ressemblaient à
des exorcismes. Sa réfection en fut horriblement troublée, et de sa vie il
ne digéra plus tristement. La chanoinesse écouta toutes les impertinences
de son hôte avec un mépris contenu et une assez maligne satisfaction. A
chaque nouvelle sottise, elle levait les yeux vers son frère, comme pour
le prendre à témoin; et le bon Christian baissait la tête, en s'efforçant
de distraire, par une réflexion assez maladroite, l'attention des
auditeurs. Alors la chanoinesse regardait Albert; mais Albert était
impassible. Il ne paraissait ni voir ni entendre son incommode et joyeux
convive.
La plus cruellement oppressée de toutes ces personnes était sans contredit
la pauvre Consuelo. D'abord elle crut qu'Anzoleto avait contracté, dans
une vie de débauche, ces manières échevelées, et ce tour d'esprit cynique
qu'elle ne lui connaissait pas; car il n'avait jamais été ainsi devant
elle. Elle en fut si révoltée et si consternée qu'elle faillit quitter la
table. Mais lorsqu'elle s'aperçut que c'était une ruse de guerre, elle
retrouva le sang-froid qui convenait à son innocence et à sa dignité. Elle
ne s'était pas immiscée dans les secrets et dans les affections de cette
famille, pour conquérir par l'intrigue le rang qu'on lui offrait. Ce rang
n'avait pas flatté un instant son ambition, et elle se sentait bien forte
de sa conscience contre les secrètes inculpations de la chanoinesse. Elle
savait, elle voyait bien que l'amour d'Albert et la confiance de son père
étaient au-dessus d'une si misérable épreuve. Le mépris que lui inspirait
Anzoleto, lâche et méchant dans sa vengeance, la rendait plus forte
encore. Ses yeux rencontrèrent une seule fois ceux d'Albert, et ils se
comprirent. Consuelo disait: _Oui_, et Albert répondait: _Malgré tout!_
«Ce n'est pas fait! dit tout bas à Consuelo Anzoleto, qui avait surpris et
commenté ce regard.
--Vous me faites beaucoup de bien, lui répondit Consuelo, et je vous
remercie.»
Ils parlaient entre leurs dents ce dialecte rapide de Venise qui ne semble
composé que de voyelles, et où l'ellipse est si fréquente que les Italiens
de Rome et de Florence ont eux-mêmes quelque peine à le comprendre à la
première audition.
«Je conçois que tu me détestes dans ce moment-ci, reprit Anzoleto, et que
tu te crois sûre de me haïr toujours. Mais tu ne m'échapperas pas pour
cela.
--Vous vous êtes dévoilé trop tôt, dit Consuelo.
--Mais non trop tard, reprit Anzoleto.--Allons, _padre mio benedetto_,
dit-il en s'adressant au chapelain, et en lui poussant le coude de manière
à lui faire verser sur son rabat la moitié du vin qu'il portait à ses
lèvres, buvez donc plus courageusement ce bon vin qui fait autant de bien
au corps et à l'âme que celui de la sainte messe!--Seigneur comte, dit-il
au vieux Christian en lui tendant son verre, vous tenez là en réserve,
du côté de votre coeur, un flacon de cristal jaune qui reluit comme le
soleil. Je suis sûr que si j'avalais seulement une goutte du nectar qu'il
contient, je serais changé en demi-dieu.
--Prenez garde, mon enfant, dit enfin le comte en posant sa main maigre
chargée de bagues sur le col tailladé du flacon: le vin des vieillards
ferme quelquefois la bouche aux jeunes gens.
--Tu enrages à en être jolie comme un lutin, dit Anzoleto en bon et clair
italien à Consuelo, de manière à être entendu de tout le monde. Tu me
rappelles la _Diavolessa_ de Galuppi, que tu as si bien jouée à Venise
l'an dernier.--Ah ça, seigneur comte, prétendez-vous garder bien longtemps
ici ma soeur dans votre cage dorée, doublée de soie? C'est un oiseau
chanteur, je vous en avertis, et l'oiseau qu'on prive de sa voix perd
bientôt ses plumes. Elle est fort heureuse ici; je le conçois; mais ce bon
public qu'elle a frappé de vertige la redemande à grands cris là-bas. Et
quant à moi, vous me donneriez votre nom, votre château; tout le vin de
votre cave; et votre respectable chapelain par-dessus le marché, que je ne
voudrais pas renoncer à mes quinquets, à mon cothurne, et à mes roulades.
--Vous êtes donc comédien aussi, vous? dit la chanoinesse avec un dédain
sec et froid.
--Comédien, baladin pour vous servir, _illustrissima_, répondit Anzoleto
sans se déconcerter.
--A-t-il du talent? demanda le vieux Christian à Consuelo avec une
tranquillité pleine de douceur et de bienveillance.
--Aucun, répondit Consuelo en regardant son adversaire d'un air de pitié.
--Si cela est, tu t'accuses toi-même, dit Anzoleto; car je suis ton élève.
J'espère pourtant, continua-t-il en vénitien, que j'en aurai assez pour
brouiller tes cartes.
--C'est à vous seul que vous ferez du mal, reprit Consuelo dans le même
dialecte. Les mauvaises intentions souillent le coeur, et le vôtre perdra
plus à tout cela que vous ne pouvez me faire perdre dans celui des autres.
--Je suis bien aise de voir que tu acceptes le défi. A l'oeuvre donc, ma
belle guerrière! Vous avez beau baisser la visière de votre casque, je
vois le dépit et la crainte briller dans vos yeux.
--Hélas! vous n'y pouvez lire qu'un profond chagrin à cause de vous. Je
croyais pouvoir oublier que je vous dois du mépris, et vous prenez à tâche
de me le rappeler.
--Le mépris et l'amour vont souvent fort bien ensemble.
--Dans les âmes viles.
--Dans les âmes les plus fières; cela s'est vu et se verra toujours.»
Tout le dîner alla ainsi. Quand on passa au salon, la chanoinesse, qui
paraissait déterminée à se divertir de l'insolence d'Anzoleto, pria
celui-ci de lui chanter quelque chose. Il ne se fit pas prier; et, après
avoir promené vigoureusement ses doigts nerveux sur le vieux clavecin
gémissant, il entonna une des chansons énergiques dont il réchauffait les
petits soupers de Zustiniani. Les paroles étaient lestes. La chanoinesse
ne les entendit pas, et s'amusa de la verve avec laquelle il les débitait.
Le comte Christian ne put s'empêcher d'être frappé de la belle voix et
De la prodigieuse facilité du chanteur. Il s'abandonna avec naïveté au
plaisir de l'entendre; et quand le premier air fut fini, il lui en demanda
un second. Albert, assis auprès de Consuelo, paraissait absolument sourd,
et ne disait mot. Anzoleto s'imagina qu'il avait du dépit, et qu'il se
sentait enfin primé en quelque chose. Il oublia que son dessein était
de faire fuir les auditeurs avec ses gravelures musicales; et, voyant
d'ailleurs que, soit innocence de ses hôtes, soit ignorance du dialecte,
c'était peine perdue, il se livra du besoin d'être admiré, en chantant
pour le plaisir de chanter; et puis il voulut faire voir à Consuelo qu'il
avait fait des progrès. Il avait gagné effectivement dans l'ordre de
puissance qui lui était assigné. Sa voix avait perdu déjà peut-être sa
première fraîcheur, l'orgie en avait effacé le velouté de la jeunesse;
mais il était devenu plus maître de ses effets, et plus habile dans l'art
de vaincre les difficultés vers lesquelles son goût et son instinct le
portaient toujours. Il chanta bien, et reçut beaucoup d'éloges du comte
Christian, de la chanoinesse, et même du chapelain, qui aimait beaucoup
les _traits_, et qui croyait la manière de Consuelo trop simple et trop
naturelle pour être savante.
«Vous disiez qu'il n'avait pas de talent, dit le comte à cette dernière;
vous êtes trop sévère ou trop modeste pour votre élève. Il en a beaucoup,
et je reconnais enfin en lui quelque chose de vous.»
Le bon Christian voulait effacer par ce petit triomphe d'Anzoleto
l'humiliation que sa manière d'être avait causée à sa prétendue soeur.
Il insista donc beaucoup sur le mérite du chanteur, et celui-ci, qui
aimait trop à briller pour ne pas être déjà fatigué de son vilain rôle,
se remit au clavecin après avoir remarqué que le comte Albert devenait de
plus en plus pensif. La chanoinesse, qui s'endormait un peu aux longs
morceaux de musique, demanda une autre chanson vénitienne; et cette fois
Anzoleto en choisit une qui était d'un meilleur goût. Il savait que les
airs populaires étaient ce qu'il chantait le mieux. Consuelo n'avait pas
elle-même l'accentuation piquante du dialecte aussi naturelle et aussi
caractérisée que lui, enfant des lagunes, et chanteur mime par excellence.
Il contrefaisait avec tant de grâce et de charme, tantôt la manière rude
et franche des pêcheurs de l'Istrie, tantôt le laisser-aller spirituel
et nonchalant des gondoliers de Venise, qu'il était impossible de ne
pas le regarder et l'écouter avec un vif intérêt. Sa belle figure, mobile
et pénétrante, prenait tantôt l'expression grave et fière, tantôt
l'enjouement caressant et moqueur des uns et des autres. Le mauvais goût
coquet de sa toilette, qui sentait son vénitien d'une lieue, ajoutait
encore à l'illusion, et servait à ses avantages personnels, au lieu de
leur nuire en cette occasion. Consuelo, d'abord froide, fut bientôt forcée
de jouer l'indifférence et la préoccupation. L'émotion la gagnait de plus
en plus. Elle revoyait tout Venise dans Anzoleto, et dans cette Venise
tout l'Anzoleto des anciens jours, avec sa gaieté, son innocent amour, et
sa fierté enfantine. Ses yeux se remplissaient de larmes, et les traits
enjoués qui faisaient rire les autres pénétraient son coeur d'un
attendrissement profond.
Après les chansons, le comte Christian demanda des cantiques.
«Oh! pour cela, dit Anzoleto, je sais tous ceux qu'on chante à Venise;
mais ils sont à deux voix, et si ma soeur, qui les sait aussi, ne veut
pas les chanter avec moi, je ne pourrai satisfaire vos seigneuries.»
On pria aussitôt Consuelo de chanter. Elle s'en défendit longtemps,
quoiqu'elle en éprouvât une vive tentation. Enfin, cédant aux instances
de ce bon Christian, qui s'évertuait à la réconcilier avec son frère en
se montrant tout réconcilié lui-même, elle s'assit auprès d'Anzoleto, et
commença en tremblant un de ces longs cantiques à deux parties, divisés
en strophes de trois vers, que l'on entend à Venise, dans les temps de
dévotion, durant des nuits entières, autour de toutes les madones des
carrefours. Leur rhythme est plutôt animé que triste; mais, dans la
monotonie de leur refrain et dans la poésie de leurs paroles, empreintes
d'une piété un peu païenne, il y a une mélancolie suave qui vous gagne
peu à peu et finit par vous envahir.
Consuelo les chanta d'une voix douce et voilée, à l'imitation des femmes
de Venise, et Anzoleto avec l'accent un peu rauque et guttural des jeunes
gens du pays. Il improvisa en même temps sur le clavecin un accompagnement
faible, continu, et frais, qui rappela à sa compagne le murmure de l'eau
sur les dalles, et le souffle du vent dans les pampres. Elle se crut à
Venise, au milieu d'une belle nuit d'été, seule au pied d'une de ces
Chapelles en plein air qu'ombragent des berceaux de vignes, et qu'éclaire
une lampe vacillante reflétée dans les eaux légèrement ridées du canal:
Oh! quelle différence entre l'émotion sinistre et déchirante qu'elle avait
éprouvée le matin en écoutant le violon d'Albert, au bord d'une autre onde
immobile, noire, muette, et pleine de fantômes, et cette vision de Venise
au beau ciel, aux douces mélodies, aux flots d'azur sillonnés de rapides
flambeaux ou d'étoiles resplendissantes! Anzoleto lui rendait ce
magnifique spectacle, où se concentrait pour elle l'idée de la vie et de
la liberté; tandis que la caverne, les chants bizarres et farouches de
l'antique Bohème, les ossements éclairés de torches lugubres et reflétés
dans une onde pleine peut-être des mêmes reliques effrayantes; et au
milieu de tout cela, la figure pâle et ardente de l'ascétique Albert,
la pensée d'un monde inconnu, l'apparition d'une scène symbolique, et
l'émotion douloureuse d'une fascination incompréhensible, c'en était trop
pour l'âme paisible et simple de Consuelo. Pour entrer dans cette région
des idées abstraites, il lui fallait faire un effort dont son imagination
vive était capable, mais où son être se brisait, torturé par de
mystérieuses souffrances et de fatigants prestiges. Son organisation
méridionale, plus encore que son éducation, se refusait à cette initiation
austère d'un amour mystique. Albert était pour elle le génie du Nord,
profond, puissant, sublime parfois, mais toujours triste, comme le vent
des nuits glacées et la voix souterraine des torrents d'hiver. C'était
l'âme rêveuse et investigatrice qui interroge et symbolise toutes choses,
les nuits d'orage, la course des météores, les harmonies sauvages de la
forêt, et l'inscription effacée des antiques tombeaux. Anzoleto, c'était
au contraire la vie méridionale, la matière embrasée et fécondée par
le grand soleil, par la pleine lumière, ne tirant sa poésie que de
l'intensité de sa végétation, et son orgueil que de la richesse de son
principe organique. C'était la vie du sentiment avec l'âpreté aux
jouissances, le sans-souci et le sans-lendemain intellectuel des artistes,
une sorte d'ignorance ou d'indifférence de la notion du bien et du mal,
le bonheur facile, le mépris ou l'impuissance de la réflexion; en un mot,
l'ennemi et le contraire de l'idée.
Entre ces deux hommes, dont chacun était lié à un milieu antipathique à
celui de l'autre, Consuelo était aussi peu vivante, aussi peu capable
d'action et d'énergie qu'une âme séparée de son corps. Elle aimait le
beau, elle avait soif d'un idéal. Albert le lui enseignait, et le lui
offrait. Mais Albert, arrêté dans le développement de son génie par un
principe maladif, avait trop donné à la vie de l'intelligence. Il
connaissait si peu la nécessité de la vie réelle, qu'il avait souvent
perdu la faculté de sentir sa propre existence. Il n'imaginait pas que
les idées et les objets sinistres avec lesquels il s'était familiarisé
pussent, sous l'influence de l'amour et de la vertu, inspirer d'autres
sentiments à sa fiancée que l'enthousiasme de la foi et l'attendrissement
du bonheur. Il n'avait pas prévu, il n'avait pas compris qu'il
l'entraînait dans une atmosphère où elle mourrait, comme une plante
des tropiques dans le crépuscule polaire. Enfin il ne comprenait pas
l'espèce de violence qu'elle eût été forcée de faire subir à son être
pour s'identifier au sien.
Anzoleto, tout au contraire, blessant l'âme et révoltant l'intelligence de
Consuelo par tous les points, portait du moins dans sa vaste poitrine,
épanouie au souffle des vents généreux du midi, tout l'air vital dont la
_Fleur des Espagnes_, comme il l'appelait jadis, avait besoin pour se
ranimer. Elle retrouvait en lui toute une vie de contemplation animale,
ignorante et délicieuse; tout un monde de mélodies naturelles, claires et
faciles; tout un passé de calme, d'insouciance, de mouvement physique,
d'innocence sans travail, d'honnêteté sans efforts, de piété sans
réflexion. C'était presque une existence d'oiseau. Mais n'y a-t-il pas
beaucoup de l'oiseau dans l'artiste, et ne faut-il pas aussi que l'homme
boive un peu à cette coupe de la vie commune à tous les êtres pour être
complet et mener à bien le trésor de son intelligence?
Consuelo chantait d'une voix toujours plus douce et plus touchante, en
s'abandonnant par de vagues instincts aux distinctions que je viens de
faire à sa place, trop longuement sans doute. Qu'on me le pardonne! Sans
cela comprendrait-on par quelle fatale mobilité de sentiment cette jeune
fille si sage et si sincère, qui haïssait avec raison le perfide Anzoleto
un quart d'heure auparavant, s'oublia au point d'écouter sa voix,
d'effleurer sa chevelure, et de respirer son souffle avec une sorte de
délice? Le salon était trop vaste pour être jamais fort éclairé, on le
sait déjà; le jour baissait d'ailleurs. Le pupitre du clavecin, sur lequel
Anzoleto avait laissé un grand cahier ouvert, cachait leurs têtes aux
Personnes assises à quelque distance; et leurs têtes se rapprochaient