Le roman véridique des Jardin
Rien chez nous ne fut jamais raconté sans enjolivement ni boursouflure délicieuse. Du crapoteux, il fallait tirer une farce ornée de pittoresque. Sans jamais oublier d'ennoblir à souhait les épisodes canailles. L'exactitude nous paraissait une indéniable faute de goût, voire le début d'une forme de mensonge. A la vérité, baisser notre degré d'affabulation nous aurait infligé d'amères conclusions.
Lorsque le Zubial publia en 1971 La Guerre à neuf ans - ses souvenirs iconoclastes de vichyste junior, - il prit soin de raconter à tout Paris que son éditeur, le très énigmatique Bernard de Fallois, avait divorcé de sa relation avec le Nain Jaune pour que fleurisse leur affection. Au motif exquis et romanesque que l'amitié ne se partage pas. Puis, sur le ton de l'amusement, le Zubial avait expliqué à son entourage que le Nain Jaune, saisi d'une rage de père moliéresque, avait tenté d'en racheter le manuscrit ; histoire d'asphyxier le talent de son fils qui osait frapper ainsi à la porte de la littérature. Goguenard, papa s'était targué d'avoir fait louer par le groupe Hachette un petit avion à hélice tirant une bande publicitaire saluant la parution de La Guerre à neuf ans ; bande qui fut, paraît-il, déployée dans le ciel de Deauville pour survoler la plage, sous le nez du Nain Jaune en vacances, asphyxié d'exaspération devant sa cabine de bain. L'aéroplane vengeur aurait alors effectué assez d'allers et retours au-dessus de l'hôtel Royal, où séjournait Jean Jardin, en traînant sa bande - Lisez la Guerre à neuf ans de Pascal Jardin - pour que le vieil homme, soudainement bilieux, ait piqué une colère jardinesque et rapatrié séance tenante dans ses pénates helvétiques sa femme, sa maîtresse, ses chiens aboyant à la défaite, Soko, Couve et un ou deux ministres solidaires de l'atrabilaire.
Jolies scènes ? On passe de Molière aux Marx Brothers en vacances à Deauville.
La réalité est plus sèche.
Cela faisait vingt-six ans que le Nain Jaune s'appliquait à ne pas être vu, à exercer un pouvoir non officiel, un quart de siècle qu'il pratiquait une opiniâtre discrétion protectrice et qu'il refusait les sollicitations d'éditeurs parisiens qui guettaient ses mémoires ; et soudain Pascal, le plus tonitruant de ses fils, la nitroglycérine faite encre, se permettait d'écrire à pleine fantaisie sur leur passé à Vichy ! En zoomant sans retenue sur la zone obscure de son parcours politique ! Celle qui pouvait lui coûter sa tranquillité, voire son scalp d'homme libre ; en tout cas son honorabilité.
Lorsque Jean avait eu vent du projet de ce livre par Fallois - qui s'était alors bien gardé de l'informer de son contenu réel, - sans doute avait-il senti les vrais ennuis le frôler ; et le risque judiciaire se rapprocher de sa quiétude helvétique. Nerveux, le Nain Jaune ignorait alors que le Zubial avait commencé à entreprendre, en crabe, sa sidérante réhabilitation. Leurs rapports n'étaient pas simples et, pour le moins, éruptifs. Avec charme, le Nain Jaune avait d'abord tenté d'obtenir du directeur du livre chez Hachette l'annulation pure et simple de la parution de La Guerre à neuf ans ; puis, devant le refus courtois mais très ferme de Fallois, il avait commencé la ronde de ses pressions diverses, celles que ce fin politique avait depuis toujours l'habitude d'exercer dans le Paris des leviers. Vichy devait rester dans le placard. Enfin, à bout de munitions et incapable d'obtenir la reddition d'Hachette, Jean en serait venu à de plus sérieuses propositions monétaires[15]. Restées sans effet.
Rien de Molière dans tout cela ; tout respirait la vraie peur.
Une terreur très légitime vivait en lui. Elle datait de l'épuration, de cette époque sanglante où son ami Laval fut fusillé et où le connétable de France avait refusé la grâce de l'Auvergnat. Même lorsque le Nain Jaune avait pris connaissance de la réalité du livre de son fils - qui ne le menaçait guère, - il avait dû trembler : la sortie d'un ouvrage pareil, mêlant cocasserie nerveuse et perception émue de Vichy par un ex-bambin habitué de l'hôtel du Parc, ne pouvait qu'occasionner du tapage. Son nom - dont les Français n'avaient jamais entendu parler - commencerait à circuler dans les rédactions. Des questions seraient posées, troussées, aiguisées. Des justifications réclamées. La tourbe de la haine vengeresse n'était pas loin. Pour avoir trop couché avec l'Allemagne, aurait-on l'idée de tondre sa réputation ?
Pourquoi diable avait-il enfanté un écrivain ?
Lequel en enfanterait un autre...