Refouler ? Pourquoi diable ?


La vieille nazie prolongée avait reçu sa fille unique chez elle : un modeste deux-pièces sur les hauts de Montreux qu'entretenait une aide-ménagère ottomane avec qui elle conversait en allemand. Au-dessus d'un buffet trônait, paraît-il, une petite photo qui la paniqua : un portrait de son géniteur hilare en grande tenue SS. Le grand-père de Zac donc. Leni me raconta que sa première question sur le refoulement des nazis avait laissé Eva étonnée :

- Mais pour refouler, il faut avoir quelque chose à nier ! Or je crois que nous n'avons jamais éprouvé quoi que ce soit qui ressemblerait de près ou de loin à de la culpabilité...

- Comment est-ce possible ? avait demandé Leni en tâchant de garder son sang-froid.

- Hitler était notre grand pourvoyeur de joie et de liberté. La jouissance - idéologique, morale ou nationale - est incompatible avec la culpabilité.

- De quelle joie et de quelle liberté parles-tu exactement ?

- Soudain, tout a semblé possible en Allemagne. Tout ! Alors que du temps de mes parents, plus rien ne l'était. Brusquement, ma génération n'a plus compté en jours ou en semaines mais en siècles et en millénaires. Le projet de grande coupole berlinoise sur laquelle Hans-Heinrich, ton papa, a travaillé avec Speer et son équipe de la Pariser Platz, devait permettre de contenir dix-sept ou dix-huit fois Saint-Pierre de Rome. Tu entends ? Dix-sept fois ! Et l'Arc de triomphe prévu pour clore la grande avenue de Berlin devait offrir un volume cinquante fois supérieur à celui de Paris ! Cinquante fois ! Pour notre génération, plus rien n'était hors de portée.

- Mais enfin toi, personnellement, tu n'as jamais été rattrapée par la culpabilité lorsque tu apercevais des Juifs traqués, frappés, injuriés ?

- Je sais que c'est déplaisant à dire aujourd'hui mais nous ne voyions pas les Juifs comme des individus. Plutôt comme une masse indistincte à compacter, du fret. Oui, du fret.

La très vieille Eva s'était immergée dans sa mémoire et, à mots pesés, avait raconté à Leni l'épisode de sa première étoile jaune. Avec une glaçante candeur.

Début septembre 1941, Eva avait aperçu une petite famille de Juifs qui se pressaient, courbés, dans une ruelle berlinoise. Des ombres furtives, apeurées. Les pires Juifs à ses yeux d'hitlérienne sincère : des spécimens parfaitement assimilés, aptes donc à s'infiltrer parmi les Aryens purs. Tous étaient pourvus d'étoiles de tissu sur lesquelles était inscrit, très lisiblement, Jude.

La presse n'avait pas menti, s'était-elle dit tout de suite : l'obligation du port de l'étoile jaune était bien entrée en vigueur. Les harangues racistes du Führer n'étaient pas que des mots.

Le cœur d'Eva avait alors fait un bond : avec le chancelier Hitler tout était vraiment possible. Tout à coup, elle avait éprouvé le sentiment euphorisant de sortir enfin de l'hypocrisie du monde de ses parents. Et des demi-solutions qui prévalaient jadis. Son peuple en plein essor allait désormais connaître une période d'honnêteté et de clarté totales ; deux valeurs qu'elle respectait de toute son âme. Hitler avait tenu parole, lui. Le bon grain racial serait irrévocablement séparé de l'ivraie enjuivée. Le mal serait localisé et extirpé d'Allemagne. Quel soulagement...

Sur le moment, la joie ethnique d'Eva avait été si vive qu'elle avait le souvenir d'être rentrée à toute vitesse chez elle, à deux pas du Tiergarten (le bois de Boulogne berlinois), pour écrire à une amie de la BDM, en montant les étages quatre à quatre. Elle brûlait de partager cette émotion merveilleuse. Quelque chose de neuf et de propre commençait vraiment pour sa race qu'elle percevait comme biologiquement menacée, à Berlin même où subsistaient encore des Juifs non captifs. En liberté ! avait-elle insisté en fixant Leni de son œil bleu. Pas une seconde la jeune Eva n'avait éprouvé de compassion malsaine pour cette famille humiliée qui subissait un marquage jadis réservé aux bêtes. L'extraordinaire de cette vision fugitive, à l'angle de la Jàgerstrasse et d'une mince ruelle, lui confirmait que l'Allemagne était une force mentale capable de réviser ses normes, de s'évader de la sensiblerie juive et de révoquer les poncifs chrétiens encore en vogue sur le reste du globe.

Cette première étoile jaune, inespérée, lui était apparue comme un pur bonheur ; l'annonce d'une délivrance prochaine.

Ecoutant chaque mot, Leni était restée silencieuse dans le petit salon de Montreux, sous l'œil sépia de son père exterminateur, en proie à une sidération profonde.

L'être humain pouvait donc voir tout autre chose que ce que ses yeux lui donnent à voir ; jusqu'à ne pas enregistrer une détresse évidente pour y déceler, à la place, une nouvelle enthousiasmante.

- Tu n'as jamais ressenti de malaise devant des Juifs en état de souffrance ? avait articulé Leni en lui faisant face.

- Si, confessa Eva. Une fois. J'étais en mission dans le Wartheland (morceau de Pologne intégré au Reich) pour le compte de la BDM où, avec mes camarades, nous aidions du mieux que nous le pouvions les Allemands ethniques à s'installer. Dans les logements des Juifs notamment. Enfin vacants...

Troublée, Eva s'était arrêtée :

- Ce jour-là, je m'étais égarée dans une rue de Lodz et je suis tombée, par hasard, sur le grand ghetto. Derrière les barbelés, il y avait des enfants juifs émaciés et en haillons qui mendiaient. J'ai failli céder à la compassion. Par chance, un soldat de garde me l'a interdit en me rappelant la consigne. Je me le serais reproché ensuite. Mais je me suis surprise à éprouver pour ces Juifs très sales quelque chose qui ressemblait à de la compassion, alors même que je venais de lire une brochure de la SS, largement diffusée, qui aidait à repérer Der Jude. Et à percevoir sa vraie nocivité. Je l'ai d'ailleurs conservée car elle indique très clairement ce que nous pensions tous alors.

Avec l'aide de son auxiliaire ménagère bougonnante, Eva avait déniché dans une boîte à chapeaux un document jauni imprimé à l'usage du personnel de la SS. Très bien rangé, à peine corné quoiqu'un peu piqueté d'humidité. Il y était dit que « le Juif a l'air assez normal d'un point de vue biologique, avec des mains, des pieds, une bouche » mais qu'en fait, « c'est une créature complètement différente, une horreur. Il a seulement l'air humain. Un terrible chaos anime cette créature, une affreuse soif de destruction, de désirs diaboliques, ceux d'un monstre non humain ». Oui, c'était bien cela... non humain.

Méditative, Eva avait feuilleté ce document délirant, approuvé en son temps par une hiérarchie SS censée jouir d'une intelligence supérieure ; puis elle avait déniché ce qu'elle cherchait vraiment, un cliché en noir et blanc (conservé par Leni) qui montrait un Juif habillé normalement, en veston, sous lequel était inscrite une petite phrase : « le monstre déguisé en homme » ; comme si les Allemands d'alors avaient dû se méfier de leurs propres perceptions, de l'illusion du réel.

- Eh bien du temps du chancelier Hitler, personne ne riait en lisant ce qui était écrit sous cette photo ! avait ajouté la veille dame. Voilà ce que vous devez admettre : pour nous autres, les Juifs étaient bien des monstres déguisés en hommes. Et des créatures si communistes qu'il paraissait déraisonnable de les laisser en vie à l'intérieur de nos frontières raciales, au sein de nos villes mêmes, alors que nous étions en guerre totale contre l'URSS.

- Mais enfin, ces balivernes étaient parfaitement ridicules, proches de la divagation d'un fou ! s'était indignée Leni en sortant de ses gonds. Vous n'étiez quand même pas un peuple d'imbéciles.

- Beaucoup de chrétiens croient sans rire que le Christ est ressuscité. Peut-on qualifier pour autant ces millions de gens d'imbéciles ? Même si, sur un plan médical, cette affaire de résurrection en Galilée reste assez discutable... et pourrait bien passer, comme tu le dis, pour la divagation d'un fou. Les croyances les plus bizarres ont parfois un statut de vérité...

- Donc tu savais tout de la Shoah et tu n'as jamais éprouvé de culpabilité.

- Non. Je savais mais je ne m'arrêtais jamais sur la pensée que je savais ; ce qui est différent. Mon mari tentait bien de m'en parler, pour se soulager et que je mesure le sacrifice personnel qu'il consentait pour notre peuple ; car il ne participait à toutes ces horreurs qu'avec répulsion. ..

- Répulsion ? avait repris Leni en s'accrochant à ce mot.

- Physique. L'odeur surtout était terrible à Auschwitz, paraît-il. Mais je me dérobais à chaque fois. Il y avait en moi une forte résistance, inconsciente, à lui rendre visite là-bas. Notre pensée acceptait cette cruauté comme une fatalité mais nous en chassions l'idée aussi vite que possible dès qu'elle se présentait. C'était ma façon d'évacuer mes doutes sur les principes qui fondaient mon engagement. Un doute trop conscient m'aurait arraché toute raison de vivre. Et m'aurait sans doute détruite psychiquement. Au fil du temps, ces moments de lucidité sont hélas devenus toujours plus pénibles et plus brefs.

Nauséeuse, Leni s'était alors levée, avait ramassé la brochure où figurait le monstre déguisé en homme et était partie sans un mot. Puis elle était rentrée à Paris anéantie, en espérant ne plus jamais revoir cette Aryenne qui lui avait donné le jour avec un SS.

Son récit saisissant me laissa l'impression que la dinguerie est de tous les pays ; seul le style est national.

Dans la réalité, la bête immonde avait donc été propre sur elle, enthousiaste, très idéaliste et joufflue des meilleurs sentiments. Comme l'étaient la plupart des vichystes si courtois et d'une telle intégrité. Comme l'est de nos jours l'islamisme effervescent qui arrache à l'insipide tant de jeunes gens formidables résolus à faire du bien au siècle. Souvent d'honnêtes intellectuels désintéressés (musulmans aujourd'hui, germaniques hier) qui jugent bon, sublime et charitable de se dévouer au service de leur peuple brimé. Sans se défiler.

La dernière fois que Leni me parla de cet ultime entretien avec Eva, je lui ai demandé :

- Comment voyait-elle Zac ? Comme un Juif ?

- Non... pire. Elle respectait chez son petit-fils une part de sang aryen.

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