Les fils de


Avant Jörg Hoppe, il y eut un autre homme - qui sans doute ne me connaît pas - que j'ai scruté à distance. J'épiais secrètement ses prises de position crispées et surtout sa fascinante fidélité à son père : Guy Bousquet, l'enfant de René. Il est le fils unique de celui qui, le matin du 16 juillet 1942, avait très probablement fini par téléphoner au directeur de cabinet de Laval, à Vichy, pour rendre compte de l'avancement de la rafle du Vél d'Hiv. Oui, au Nain Jaune, dont le métier était de tout savoir. Et s'ils ne se sont pas parlé directement ce jour-là - ils avaient tant à faire, les bougres ! - on voit mal comment ils ne s'en entretinrent pas par la suite, ne serait-ce que pour y faire allusion, dans les couloirs ouatés de l'hôtel du Parc.

Automne 1993, j'ai vingt-huit ans. Je suis posté devant un immeuble de l'avenue Marceau, à Paris. Le bâtiment abrite le cabinet d'avocat de Me Guy Bousquet dont j'ai déniché l'adresse dans un bottin usé. Une idée folle m'a traversé l'esprit : l'intercepter à la sortie de son boulot pour lui demander comment nous, les fils et petits-fils de, nous pourrions prendre une initiative pour réparer les actes de nos parents et grands-parents. Au motif que - même si nous portons des regards très différents sur leur passé - l'Histoire et la morale ne nous permettent plus de nous dérober. Dans mon angélisme, j'ai soudain assez de foi pour penser qu'une forme de dépassement de nos sensibilités blessées est possible, compte tenu de la gravité de nos antécédents. Un instant, j'avais songé prendre rendez-vous avec Me Guy Bousquet, classiquement, mais y avais finalement renoncé. Je ne me voyais pas lancer à sa secrétaire au téléphone :

- Monsieur Jardin... je voudrais parler à monsieur Bousquet.

Il sort de l'immeuble. Mal à l'aise, je le prends en filature sur le trottoir de l'avenue Marceau, avec l'espoir de le persuader et de l'interroger sur sa capacité à réhabiliter sans cesse son père. Au bout d'une centaine de mètres, il remarque mes pas rapprochés et se retourne.

Bousquet regarde Jardin.

J'ai rebroussé chemin. Il avait l'air soucieux. Je n'ai pas osé aborder cet homme pudique à la soixantaine passée. Je me suis enfui, par chagrin rentré sans doute. Et en prenant conscience qu'on ne demande pas des comptes à rebours à un fils de. Ma proposition de réparation collective, soudain, m'est apparue totalement farfelue. Sans doute étais-je seul sur ce trottoir à vouloir m'engager sur ce chemin...

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