Montreux, terminus
- Vous en avez mis du temps à m'appeler, me répondit Eva au téléphone.
- Pourquoi vouliez-vous me voir ?
- Pour vous délivrer d'un certain passé. Zac m'a parlé de votre amitié. Je crois que vous raisonnez faux au sujet de votre grand-père, ou plutôt à l'envers.
- Qu'en savez-vous ?
- Ceux qui ne se sont pas brûlé les ailes ignorent tout du feu.
Trois jours plus tard, j'étais à Montreux.
J'allais passer de la survivante tchèque à la nazie prolongée.
A défaut de me colleter avec mon propre grand-père, j'affronterais la grand-mère de Zac ; avec un malaise vif que j'avais sous-estimé.
Nous nous étions donné rendez-vous au bar désuet du Montreux-Palace que je connaissais depuis mon enfance, là où l'écrivain Nabokov avait jadis ses habitudes helvétiques. Je ne voulais pas être accueilli chez elle, consentir à une excessive familiarité. Ni m'étendre sur le canapé moelleux de cette retraitée du nazisme qui, aux dires de Leni, n'était toujours pas sortie de sa nuit mentale.
Sa tête précise et ridée m'aperçut dès que je foulai le sol du bar de l'hôtel. Pas le genre à s'autoriser une canne à quatre-vingt-onze ans. Je frémis à l'aimable sourire d'Eva ; comme si j'avais redouté de recevoir la plus petite parcelle d'affection de cette créature-là ; beaucoup trop sympathique à mon goût.
- Bonjour monsieur l'ami de Zac, me lança-t-elle amidonnée et en affectant une bonne humeur polie. Aujourd'hui, nous parlerons sans peur !
Cette introduction étrange m'est restée.
- Peur... de la vérité ?
- Non, de moi. Je sais bien que je vous inspire une certaine crainte. Moi, mon mari si sincère, notre foi ancienne. L'aptitude que j'ai eue, jadis, à mourir à moi-même, à me détacher de mon moi pour me fondre dans un tout, ça peut terrifier. Je le comprends...
- Zac avait peur de vous ?
- Il me haïssait et je l'aimais, articula-t-elle très lentement.
En face d'Eva, je me sentis pris dans un inquiétant tourbillon de gentillesse et de dureté extrême, de générosité et d'acidité. Sa courtoisie même me mettait mal à l'aise. Je ne pouvais pas m'empêcher de penser qu'elle en avait été, de cette racaille nationale-socialiste.
- Avait-il raison ? ai-je alors balbutié.
- Tout me paraît bon pour la défense, excepté la lâcheté, comme disait votre Brasillach[19] ! s'exclame-t-elle en ricanant de ses lèvres fines, en couteau. Je ne suis pas du genre à renoncer à qui je suis, autant vous le dire tout de suite. Je serais plutôt du genre à cultiver une bonne foi exigeante. Comme votre grand-père que j'ai croisé une fois, chez les Morand, à Vevey. Au château de l'Aile. Du temps d'Hélène Morand.
- Des gens très bien tout ça... Brasillach, les Morand, Jean !
- Oui, me coupe-t-elle pour arrêter net mon ironie. Des gens très bien. Surtout votre Nain Jaune, un homme d'une grande virilité morale.
- Venant de vous, je le prends plutôt mal.
La suite est plus floue ; car je fus soudainement saisi par une émotion croissante, un trouble qui brouille encore en partie ma mémoire.
- Eh bien vous avez tort, mon petit, reprit-elle sans doute. Nous avons été des gens très corrects, sans quoi nous n'aurions pas été aussi dangereux. Chacun à notre place.
- Je ne crois pas convenable de confondre votre cas, celui de votre mari et celui du Nain Jaune.
- Pourtant, dans ces trois cas, il a fallu mobiliser beaucoup de morale pour que nous agissions avec autant de désintéressement et de dévouement complet. Notre génération n'avait pas d'autre rêve que de se sacrifier à un idéal, pas celui d'acheter des paires de Nike, lança-t-elle.
Cette réplique m'a frappé et s'est inscrite en moi. Son mépris marqué pour la société de consommation semblait si acéré. Le dialogue qui suit est reconstitué, mais il rend bien compte de la permanence de son point de vue.
- Où était l'idéal à Vichy ?
- Pour votre grand-père, il ne fut question - il me semble - que de se sacrifier. Ce verbe désuet vous fait peut-être sourire à présent que le cynisme se porte bien ; mais il y avait chez lui, si mon souvenir est exact, une forme de noblesse à mener une existence détachée, à avoir fait don de sa personne, comme on disait. Et à avoir transformé sa foi politique en une force protectrice pour les autres.
- Protectrice pour qui ?
- J'ai lu la biographie française qu'un Juif lui a consacrée.
- Un ami, ai-je précisé.
- Le Nain Jaune aurait pu quitter Vichy beaucoup plus tôt s'il n'avait songé qu'à ses petits intérêts privés. Sans doute a-t-il pensé bien agir.
- En livrant les enfants du Vél d'Hiv ?
Sa réponse me revient soudain avec netteté :
- Mon mari a bien exécuté des Israélites en pensant faire le bien, un bien que nous jugions alors indiscutable. Puisque les Juifs nous apparaissaient comme la matière première de tout ce qui était négatif comme on disait alors. Mon mari extirpait le mal d'Allemagne, ne l'oubliez pas. Défendre les Juifs à l'époque aurait donné le sentiment d'être un innerer Schweinehund, un véritable salaud !
Il y a un certain frisson qui prend à la racine des cheveux : il me traversa.
A cet instant, nos voisins dans le bar de l'hôtel m'adressèrent un regard d'effroi, murmurèrent quelques mots et migrèrent à l'autre bout de l'établissement. Ils avaient entendu Eva qui, dure d'oreille, parlait haut. Ma gêne fut alors telle qu'à nouveau ma mémoire s'embrouille et perd en acuité ; mais Eva, très à son aise, poursuivit en prenant une expression qui combinait mystère et nostalgie :
- Et puis, pourquoi n'aurions-nous pas le droit de dire aujourd'hui, avec reconnaissance, que cette époque fut grande et belle ? Même si nous avons fait fausse route, indéniablement, nous n'étions pas les plus mauvais de notre génération.
Oui, elle osa bien cette phrase : nous n'étions pas les plus mauvais de notre génération.
- Qu'est-ce qui était grand et beau dans cette faillite morale complète ? lui ai-je demandé estomaqué.
Eva entreprit alors de me convaincre, avec une déconcertante conviction, que je raisonnais en inversant tout au sujet du Nain Jaune. Zac lui avait fait part de mes répulsions et de mes attaques réitérées contre mon propre sang ; attitudes qui lui paraissaient inappropriées car fondées sur une perception fausse de ce qu'avait représenté pour leur génération la révolution hitlérienne. Le nazisme, selon Eva, n'avait pas d'abord été un feuilleton du mal mais un autre bien agissant, une morale ambitieuse qui voulait détruire l'ancienne et le pouvoir obscène de la réalité. Et une joie déferlante. Même si, lors des grands procès d'après-guerre, les gradés de l'horreur, jouant leur peau, avaient adopté un profil bas et banal, une attitude prudente où jamais ne transparaissait la satisfaction à peine croyable qu'ils avaient prise à être nazi, à refaire le réel et à défier notre culture.
- C'est avec ce régime-là, fascinant, auréolé d'audaces et ivre d'efficacité, que votre grand-père a d'abord collaboré. Avec des gens pour qui tout était possible ; sans que personne ne comprît au départ que du tout est possible au tout est permis, il n'y avait qu'un pas. En serrant la main d'Hitler, vos « collabos » ne voyaient pas Auschwitz mais un régime créateur, une jeunesse du monde. Personne n'imagine aujourd'hui la force d'attraction émotionnelle du nazisme, qui semblait irrésistible !
- Et l'antisémitisme, qu'en faites-vous ?
- Je crois que ça n'intéressait pas votre grand-père, ni personne d'ailleurs. Comme ça ne retenait pas non plus mon attention, parce que cela réveillait trop notre mauvaise conscience.
- Mais enfin, c'est quand même un petit peu court de dire que les Juifs ne vous intéressaient pas...
- Peut-être mais c'est la vérité : les Juifs n'intéressaient personne en dehors des nazis. Même les Américains ne voulaient pas en entendre parler. Ils ont maintenu jusqu'en 1945 des règles d'immigration qui interdisaient quasiment aux Juifs européens, notamment allemands, de se réfugier en Amérique. Sauf les cerveaux utiles : Einstein et une poignée d'autres. Les dossiers d'immigration réclamés par l'administration américaine exigeaient, je vous le rappelle, une attestation de bonne conduite délivrée par les autorités de police du pays d'origine ! Comme si un Juif allemand avait eu le loisir de faire un saut à la Gestapo locale pour se faire tamponner ce genre de papier... Personne ne voulait voir les Juifs. Ils écœuraient l'Occident !
Ce premier contact me fut soudain si insupportable que mes nerfs cédèrent. Impossible de demeurer plus longtemps dans ce bar d'hôtel avec cette nazie qui claironnait ses théories abjectes. J'écourtai notre entretien et partis marcher seul sur les quais de Montreux, jusqu'à Clarens. Histoire de me nettoyer en avalant à grandes lampées de l'oxygène suisse. Humilié d'avoir écouté ces paroles, j'avais besoin de côtoyer ce lac déshabité. M'être affiché ainsi à ses côtés, en digne petit-fils du Nain Jaune, m'avait assez crucifié.
J'étais ahuri de honte de m'être prêté à ce dialogue.
Incapable d'en parler autour de moi.
Mais je demeurai intensément frustré de n'avoir pas eu le cran d'approfondir notre entretien ; ou de le renouveler. Mon corps s'y refusait. Pourtant, une question ne cessait de m'accaparer : comment le Nain Jaune, Eva et son mari - chacun à des stades bien distincts de l'anéantissement - avaient-ils pu demeurer inaccessibles au sentiment d'avoir péché ?
C'est Leni qui acheva de m'éclairer en me rapportant une conversation qu'elle avait eue avec sa mère. Les mêmes interrogations harcelaient sa conscience meurtrie. La vraie confiance qu'elle me fit en me rapportant en détail cette discussion me donna le sentiment que Leni, fauchée par le décès de Zac, me regardait désormais comme un substitut de fils.