De la nécessité de trahir


Trois grands traîtres ont gouverné mes songes : Charles de Gaulle, le Portugais Gil Eanes et le mahatma Gandhi. Je leur dois une passion folle pour la renaissance, fût-ce au prix d'une rupture sans appel avec les croyances de leur milieu d'origine ou d'adoption. Sans doute sommes-nous constitués de nos admirations plus que de nos gènes.

Le 18 juin 1940, qu'accomplit de Gaulle? Il rompt avec la culture d'obéissance qui lui a été inculquée depuis l'enfance, avec sa caste militaire qui se range d'un seul homme sous le pavillon de la collaboration. Toute la France catholique et maurrassienne, ou presque, se dandine dans le sillage du maréchal Pétain ; lui se dresse contre son ancien chef. Culturellement, de Gaulle ne devait pas être à Londres ; il y est pourtant. Né dans une famille conservatrice sensible à la mystique de l'Empire, il ne devait pas non plus être le grand décolonisateur qu'il se révélera être. Anticommuniste de famille, il gouverne avec le Parti communiste à la Libération. Sans cesse, il s'arrache à ses déterminismes. Homme de toutes les rigidités privées, il se découvre surdoué de la trahison politique dès que l'intérêt général le commande. Les Pieds Noirs en savent quelque chose. Sans cette aptitude exceptionnelle à liquider ses anciennes fidélités, que serait devenue la France ?

Au XVe siècle, Gil Eanes est le premier navigateur occidental à doubler le cabo Bojador dit cap de la Peur, situé au large du Maroc méridional. Pendant deux mille ans, les Européens y ont vu la limite physique du monde, le cap effrayant au-delà duquel on tombait dans le vide ou on sombrait dans une insondable mer de ténèbres. Ce mur psychologique, supposément infranchissable, est pourtant enfoncé en mai 1434 par Gil Eanes, un capitaine portugais qui, le premier, ose transgresser cette trouille multiséculaire en s'aventurant le long de la côte africaine. Il récuse tout ce que son père marin lui a enseigné, désobéit aux mythes anciens qui avaient alors statut de vérités et ouvre la route aux grandes explorations. En 1434, cet infidèle à l'héritage occidental fait renaître le monde. Gil Eanes n'a pas cru à la vérité de ses pères et pairs. Nous devons à son incroyable déloyauté une Terre ronde.

Ce culotté m'a fait aimer l'idée de franchir tous les caps de la Peur.

Quant à l'intrépide Gandhi, il brave avec détermination l'opinion de sa caste - qui le répudie pour cela - en s'embarquant en 1888 pour aller suivre des études de droit à Londres. Placé immédiatement hors caste par le chef de sa communauté, il ose devenir lui-même en se coulant pendant cinq ans dans le moule du parfait gentleman britannique. Puis, admis au barreau d'Angleterre et du pays de Galles, Gandhi divorce d'avec sa nouvelle classe blanche privilégiée et file s'établir en Afrique du Sud où il rompra avec ses intérêts en s'engageant dans un combat qui fera de lui le libérateur de six cents millions d'Indiens. Nettoyant lui-même ses latrines (tâche strictement réservée aux intouchables), il ne cesse d'enfreindre les dogmes de la nation dont il se fait le héraut. Indépendantiste intensément paradoxal, il exige de ses troupes (renâclantes) une participation sans état d'âme à l'effort de guerre britannique. Sans son génie de l'infidélité, sans doute n'aurait-il pas rejoint des fidélités supérieures.

J'aime ces félons de beau calibre, ces adeptes du coup de grisou identitaire qui, par-delà les apparences, s'inscrivent dans des fidélités profondes. Et si l'avenir était aux traîtres ?

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