Professeurs de cécité


Souvent je me suis demandé comment le Zubial, en écrivant Le Nain Jaune, avait pu à ce point abolir tout discernement. Il faut dire que mon père n'appartenait qu'à ses songes, et qu'il ne sut jamais se mélanger au réel. Fils d'une mère en lévitation morale, et d'un anticonformisme ahurissant, le Zubial avait été à bonne école.

Elle fut son premier professeur de cécité ; celle qui lui apprit à toujours convoquer le romanesque pour éloigner la médiocrité, à faire provision d'illusions. En récusant ce qu'elle et lui appelaient la froide réalité ; dans laquelle il ne fait pas bon se baigner.

Un soir que je l'interrogeais sur son pire souvenir de la Seconde Guerre mondiale, elle me répondit d'une voix pâle :

- Un jour, à Charmeil (leur petit château près de Vichy), ton père avait commis avec Simon quelque chose d'odieux, d'indicible, d'impardonnable : ils avaient trouvé une scie et coupé les branches des arbres fruitiers ! Le verger était en deuil.

Horrifié, je me suis mis à tousser.

Ma grand-mère avait vécu aux premières loges du pouvoir collaborateur, trinqué avec les suppôts de la Solution finale, côtoyé des haines bottées, frôlé des destinées étoilées de jaune, humé mille sorts en miettes, traversé un étripage mondialisé et elle ne trouvait rien de plus impardonnable qu'une taille excessive de pruniers et de pommiers dans son verger. Barbie torturait à Lyon ; elle se torturait à Charmeil que son mari fût si peu disponible pour lui réciter des vers de Rainer Maria Rilke. A-t-on idée d'être aussi préoccupé par l'occupant ? Les crématoires rougeoyaient en Pologne ; elle s'inquiétait au bord de l'Ailier de la cuisson de ses rôtis aux pruneaux.

Longtemps, j'ai raconté ce souvenir réellement odieux de ma grand-mère - pas au sens où elle l'entendait - sur le ton de la comédie. Autant en rire et en faire rire, me disais-je.

Il me donnait envie de pleurer. Et de lui botter le train jusqu'à lui dévisser le coccyx. Malgré l'amour total que j'éprouvais pour elle et qu'elle me rendait avec excès.

Comme s'il résumait l'aptitude exceptionnelle des Jardin à ne pas voir l'évidence, à toujours placer un prisme déformant entre le regard et la chose regardée. Et lorsqu'un soir je poussai plus loin le questionnement sur ses impressions en face de Pierre Laval, elle me répondit à voix basse (de crainte d'être entendue par ses fils) avec une moue dégoûtée :

- Un plouc... qui ne lisait rien. Totalement insensible à Rilke. Un homme d'un ennui, mais d'un ennui dont tu n'as pas idée ! Rien à voir avec Giraudoux, ah ça non ! Quelque chose de mal dégrossi, de sous-préfectoral...

- Et les Allemands que tu recevais à Charmeil ? Le Dr Rahn[7], Ernst Achenbach[8], Krug von Nidda, le représentant d'Hitler auprès de Pétain...

- Beaucoup plus cultivés ! Comme si la question était là.

Comme si son mari ne participait pas en coulisse à l'un des pires régimes de l'Histoire de France.

Sa réponse m'a refroidi d'un coup.

Jamais il ne lui était venu à l'esprit que le mépris du réel pouvait être une offense de plus aux victimes. Aux enfants livrés. Une forme d'indécence ultime, sans appel. Celle d'une égarée dans le siècle qui, non contente de regarder à côté des souffrances d'autrui ou de les recouvrir d'un voile de fantasmagorie, recruta pour mon père, en 1947, un autre professeur de cécité, encore plus compétent qu'elle : le philosophe Raymond Abellio. Un ex-membre de l'aile gauche de la SFIO (très incisive), ex-cagoulard (variété de facho conspirateur très friand de terrorisme), ex-idéologue en titre du Mouvement social-révolutionnaire (ultra-collaborationniste) financé par le Nain Jaune sur la caisse noire de Vichy ; bref ex-pratiquant d'à peu près tous les extrémismes de l'époque, ceux qui en crabe ou de manière directe menèrent à l'assassinat. Le type même du précepteur apaisant dont on rêve pour son enfant. Pour y voir un tuteur, une étoile du berger, il fallait avoir perdu la boule. Philosophe gnostique, en quête fébrile de la structure absolue des choses, instinctivement méfiant devant les placides manifestations du bon sens, ce dingue remarquable présentait aux yeux des Jardin l'avantage de se désintéresser du monde banal. Et de bâiller devant les évidences. Ma grand-mère le vénérait ; ce qui est en soi le signe que ce monsieur débloquait à l'année pleine. Que sa vie fût saccagée d'échecs ne la troublait pas.

Naturellement, on lui confia le préceptorat de papa.

Début 1981, j'ai connu cet Abellio ardent à personnifier l'obscurité et la passion du complexe. L'amour de l'emberlificotage était bien sa vitalité, sa ressource majeure. Orphelin désorienté de quinze ans, je cherchais un guide afin de m'aider à rédiger une nouvelle Constitution pour l'Europe (l'un de mes premiers écrits). Personne, évidemment, ne m'avait orienté vers une ambition plus à ma portée. Ayant entendu dire à Vevey qu'il avait illuminé mon père après la guerre (au sens le plus casse-gueule du terme), je m'étais rendu chez lui pour lui poser quelques questions. Retranché derrière d'épais hublots, censés réduire sa myopie (tâche impossible), Abellio m'avait aussitôt lancé un regard sévère et déclaré qu'il ne pouvait en rien m'aider :

- Je vais mourir sous peu, peut-être dans les cinq minutes, et je dois terminer mon œuvre ! Vite, la mort me talonne.

Sans même me raccompagner à la porte, il s'était alors enseveli dans le trou noir de sa pensée perfectionnée et avait commencé, sous mon nez, à noircir frénétiquement des pages. Jusqu'à en asphyxier son système perceptif. Pour la première fois de ma vie, je fis alors l'expérience étonnante de la transparence totale. Littéralement, Abellio cessa de me percevoir. Je suis alors sorti avec ma trottinette, décontenancé que le maître de mon père ait eu à ce point le talent de ne pas voir un être humain lui faisant face.

Comme si l'aptitude à la cécité avait été la marque même des intimes de notre univers. Le code qui permettait d'entrer dans notre clan féru d'aveuglement. La disposition cardinale qui rendait un tiers fréquentable à nos yeux. La qualité française requise pour frayer avec les Jardin sans les réveiller du somnambulisme qui les protégeait de l'horreur d'un réel révoqué.

Un jour que je prenais un café avec Frédéric Mitterrand, déjà ministre de la Culture, pour défendre mon association qui promeut la lecture dans les écoles[9], je n'ai pas résisté à la tentation de bifurquer vers notre mémoire commune. Je lui ai alors demandé comment son papa, Robert Mitterrand, avait pu pendant des années venir prendre livraison de l'argent du patronat - en liquide - dans la suite du Nain Jaune, à l'hôtel Lapérouse. Ces valises de billets de banque fripés, m'avait expliqué Zouzou toujours aimable avec les enfants, finançaient alors les campagnes électorales de son frère François. Ce qui revenait tout de même à approvisionner la gauche française en numéraire chez l'ancien directeur de cabinet de Pierre Laval ! Je voulais également savoir si son père avait éprouvé ou non de la gêne à séjourner régulièrement chez nous avec sa deuxième femme Ariette, à Vevey, dans ce temple du vichysme non repenti.

- Que pensait-il ? ai-je conclu.

- Je crois, me répondit Frédéric Mitterrand avec beaucoup d'émotion contenue, qu'il ne pensait pas. Ces gens-là ne pensaient pas ! Ils ne s'embarrassaient pas du réel.

Dans son œil, j'ai alors vu la douleur muette d'un homme qui, lui aussi, avait dû être esquinté par une famille de gens très bien où l'on pratiquait une cécité intensive. Une manière particulière de discerner ce qui était visible et ce qui ne le serait jamais. En triant sans vergogne parmi les indécences qui méritaient d'être distinguées ou annulées.

Les Mitterrand et les Jardin partageaient alors cette aptitude infernale ; ce génie noir du détachement qui autorise tout. Frédéric en est sans doute devenu un gay magnifique, moi un Juif taciturne. A chacun sa porte de sortie.

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