Zac ne m'a pas dit
Eté 2001. Je passe chez les Frank, place du Palais-Bourbon, pour y déposer une traduction allemande de l'un de mes romans. Leni, la mère de Zac, m'ouvre en pleurs. Elle vient de raccrocher son téléphone.
- Ma mère, toujours la même... nazie. Intelligente, subtile et sincère : les pires. Tout ce que j'ai quitté en me mariant ici, à Paris, pour faire des enfants juifs.
Je reste bouleversé qu'elle me fasse l'honneur de ses larmes.
Devant mon air incrédule, Leni ajoute avec effarement :
- Zac ne t'a rien dit ?
- Heu... non.
- Ah...
- Nazie, ta mère... vraiment nazie ?
- Quatre-vingt-quatre ans cette année, ancienne cadre de la BDM, la Bund Deutscher Mädel (Ligue des jeunes filles allemandes), convertie au racisme intégral. Une sorte de cheftaine de la branche féminine des Jeunesses hitlériennes.
- Et ton père ?
- Un super pedigree...
D'une traite, comme pour tout avouer d'un coup, Leni ajouta sur un ton douloureux où l'on devinait une colère secrète :
- Suicidé en avril 45 par fidélité à Hitler. J'avais trois ans. Diplômé en architecture, il avait fait partie de l'équipe d'Albert Speer quand il était GBl, Generalbauinspektor (Inspecteur général de la construction), après avoir suivi les mêmes études que Speer à la Haute Ecole technique de Berlin-Charlottenburg. Mon père a travaillé sur tous les grands chantiers de l'architecte d'Hitler jusqu'à l'hiver 40. Puis il s'est engagé dans la SS pour faire son devoir, contre l'avis de Speer, et a été nommé en mai 1941 Hauptsturmfuhrer SS (capitaine) d'un Sonderkommando du Einsatzgruppe C, en Ukraine. Blessé, il a ensuite été affecté à la Bauleitung d'Auschwitz II-Birkenau pendant un an, la direction des constructions, en tant qu'ingénieur architecte. Touché aux jambes, papa avait du mal à se déplacer. Il conseillait l'administration du camp, notamment sur des questions qu'il jugeait purement techniques, m'a dit ma mère, comme la combustion des cadavres en fonction du volume d'air disponible dans les crématoires. Le genre de problème très pratique qui, aux yeux de mes parents, ne soulevait aucun enjeu éthique.
- Ta mère y était aussi, là-bas ?
- Non, et moi non plus. Je n'y ai jamais été. Ma grand-mère me gardait à Dresde, dans notre baraque de famille, sur la rive du Danube qui n'a pas brûlé. Zac ne t'a jamais parlé de tout ça ?
- Non, ai-je répondu abasourdi. Peut-être vaut-il mieux qu'il ne sache pas que je sais.
- Peut-être bien. Chacun fait comme il peut avec cette mémoire-là...
Soudain, je compris pourquoi Zac connaissait si bien cette période - notamment le destin de Speer, l'ancien patron et modèle de son grand-père - et les mille détails de la psychologie de ceux qui furent magnétisés par l'espérance nationale-socialiste. Dans notre infortune, nous étions presque à égalité : j'avais mon vichyste en réserve, il avait sa dévote du IIIè Reich, sa chienne de garde de l'hitlérisme conservée dans la laine brune et mitée de ses uniformes. Sans parler de son grand-père tueur de Juifs, suicidé en avril 1945 pour ne jamais sortir de son rêve aryen. Chacun à sa façon, nos aïeux avaient participé au pire de manière centrale. Le Nain Jaune et sa grand-mère, en quête d'idéalisme frissonnant, avaient répondu à des aspirations qui avaient constitué l'ardeur même de leur être. Certes, le grand ensorcellement du nazisme n'avait que peu de chose à voir avec la contrition expiatoire un peu minable du pétainisme, mais ces gens si corrects n'avaient-ils pas trouvé dans leur dévouement une manière de s'offrir sans frein et d'espérer follement ? En honorant ce qui leur paraissait essentiel : l'un une souveraineté esquintée, l'autre le culte de sa race. Deux passions nationales auxquelles ils s'étaient livrés comme on succombe à une passion érotique ; en donnant un sens quasi mystique à l'engagement qui les avait fait sortir des sillons de la vie étroite qu'ils avaient connue avant-guerre. Comment eussent-ils vu quelque chose d'infamant dans un tel don de leur personne ? L'antisémitisme n'était-il pas une part toute naturelle de leur combat moral et non quelque chose de malsonnant dans la culture qui donnait alors sens à leur action ? Et un sujet bien inintéressant : penser au sort des Juifs devait réveiller en eux une mauvaise conscience.
Dans le grand salon des Frank, je restai tout de même stupéfait que Zac m'eût dissimulé son ascendance. Probablement inassumable pour ce Juif de cœur, ahuri d'être ce qu'il était biologiquement ; prisonnier d'une ethnie hitlérienne. Comment le papa de Zac avait-il pu épouser Leni, descendante directe de l'horreur ? Même si elle s'était montrée apte à trahir les siens, à révoquer ses globules. Les êtres ont leur opacité.
- Zac a-t-il eu de vraies relations suivies avec sa grand-mère ? ai-je alors demandé à Leni.
- Pas à ma connaissance.
- Ils se connaissent ?
- A travers moi.
J'étais soufflé. Comment Zac avait-il pu ne pas engager cette fameuse conversation loyale et non biaisée avec sa nazie alors que moi, de mon côté, j'avais toujours regretté de n'avoir pas pu m'entretenir sportivement avec le Nain Jaune ? Avec le rêve de savoir enfin par le détail comment quelqu'un comme lui, si facilement enivré de charité, était parvenu à se convaincre - notamment le matin du 16 juillet 1942 - que ce qu'il couvrait de son autorité était bon. Aurait-il consenti à en rabattre sur sa prétendue ignorance de la Shoah ? Et à démêler l'écheveau de ses erreurs tragiques ? Se serait-il sorti d'affaire en invoquant un malentendu, histoire de couvrir une brusque volte-face ? Ou se serait-il enlisé dans une orgueilleuse dénégation en mégotant chacun de mes arguments ? En étouffant, avec bonne foi, sa mauvaise conscience politique...
Je n'en revenais pas que Zac se soit dérobé.