Selon le communiqué du Daily Telegraph, Mister Edward Pembroke(17) décéda dans la salle du Hastings Club le 13 octobre 19…, à cinq heures du soir, pendant la quatrième séance du Tournoi international d’échecs. Une des nécrologies, publiée par l’Edinburgh Observer si je ne me trompe, présentait Mister Pembroke comme « une importante figure sociale, un homme énergique qui avait abandonné une belle carrière politique pour les échecs ». Le défunt, conclut l’Observer, « avait troqué la grande arène de la lutte politique contre le carré de l’échiquier, préférant le jeu à l’action » (c’est moi qui souligne).
La mort survint instantanément. Le défunt avait cinquante-trois ans. Les médecins ne réussirent pas à déterminer la cause du décès.
Or, pour ceux qui connaissaient de près Mister Edward Pembroke tout s’explique très facilement : sa mort fut le dernier coup, un peu inattendu il est vrai, d’une partie commencée en fait non pas à quatre heures et demie de l’après-midi, en cette année 19…, comme l’annonçait le bulletin, mais bien plus tôt… D’ailleurs, comme les organes de sécurité l’avaient déjà noté, dans son jeu, le défunt avait toujours fait preuve d’originalité et manifesté un penchant pour le paradoxe. L’histoire de Mister Pembroke, selon le système de notation des échecs, pourrait se raconter comme suit(18) :
1. e2 – e4, e7 – e5
2. Cg1 – f3, Cb8 – c6
3. d2 – d4, e5 x d4
4. ?…
Mais si l’on utilise un système de transcription moins resserré, c’est-à-dire des « mots », elle se présente autrement :
1
e2 – e4, e7 – e5
Ils étaient vingt. Assis face à face à une table longue et étroite, les vingt réfléchissaient. Leurs semelles collées aux carrés clairs et foncés, foncés et clairs du parquet, leurs pupilles rivées aux cases claires et foncées, foncées et claires de l’échiquier étaient immobiles.
La table longue et étroite avec les joueurs et les minuscules pièces ciselées aux reflets brillants de vernis noir ou blanc s’insérait, comme dans un étui, dans une salle longue et étroite coupée d’étroites fenêtres rectangulaires.
De loin en loin, une manchette blanche se levait ici ou là au-dessus de la table, et une main avançait sans bruit une pièce en bois :
2
Cg1 – f3…
Assis à la longue table parmi les figures penchées sur des figures, Mister Pembroke qui jouait avec les noirs, n’était pas dans son assiette.
En faisant son ouverture, il jeta un coup d’œil au rectangle de verre transparent : un jardin transi formé d’un enchevêtrement de branches nues. On eût dit que quelqu’un avait déroulé et collé de l’autre côté de la vitre aux reflets mats le plan d’une immense ville fantastique : un véritable dédale de ruelles, rues, impasses, artères s’emmêlant et s’entrecroisant.
Il n’arrivait pas à jouer. Le pressentiment de quelque chose qui, depuis longtemps, demandait à être trouvé, d’une rencontre inéluctable et imminente avec un fantasme errant qui s’était peut-être égaré ici, parmi ces ruelles noires sur fond rouge de la ville inexistante créées par le jeu des branches derrière la fenêtre, troublait son esprit.
« C’est le soir qui tombe », pensa Mister Pembroke, et il tendit la main vers l’échiquier d’un geste familier :
… Cb8 – c6
Les ombres du soir – pour le moment – étaient occupées à autre chose : ni vues ni connues, elles entrèrent dans la salle sans bruit et commencèrent par effleurer les coins, les contours et les facettes de toutes les choses. Appuyant doucement leurs doigts gris à la partie saillante de l’appui de fenêtre, aux coins de la table et aux lignes sinueuses des figures humaines et des figures d’échecs, elles essayèrent de les faire vaciller. Mais les choses résistèrent resserrant facettes, lignes et angles. Les ombres grises tendirent alors leurs muscles, se densifièrent, leurs fins doigts cendrés agrippèrent contours et facettes, plus agressifs, plus préhensiles. Et les défenses cédèrent : effaçant lignes, saillies et surfaces, les pourtours frémirent, les angles se desserrèrent libérant les lignes : les choses se liquéfièrent et doucement se confondirent. Elles disparurent : comme dans la nuit des temps.
« Pourquoi n’allume-t-on pas la lumière ? » se demanda le joueur avec dépit.
3
d2 – d4…
répondirent les ombres en avançant un pion dans un frôlement à peine audible : deux petits reflets lumineux, un noir et un blanc, se rapprochèrent.
Et la pensée du joueur s’engouffra dans le dédale noir familier de la ville derrière la vitre, entraînée dans sa fuite zigzaguée, s’arrêtant aux croisements.
Si j’accepte l’échange de pions, je découvre e8 – g8… Je perds 0-0-0… Et si je fais Cc6 x d4, alors…
Ayant traversé des centaines de carrefours, aperçu une dizaine d’impasses, la pensée s’arrêta à l’entrée. D’un geste rapide, le joueur pressa le bouton d’acier de la pendule ovale qui remuait ses deux aiguilles fines : l’une d’elles s’arrêta aussi. Les doigts du joueur saisirent précautionneusement le vague reflet blanc sur la case d4 et le jeta dans la caisse : bruit de bois, léger et sec. Puis le silence.
Il prit alors entre le pouce, l’index et le majeur de sa main droite la tête ronde du pion en ej et le déplaça en toute hâte vers la case noire vide.
… e5 x d4
Le coup joué, ses doigts se desserrèrent rapidement et au même instant, le corps de Mister Pembroke chancela bizarrement et s’inclina vers les cases de l’échiquier comme s’il avait cherché à regarder le jeu de près ; sa main, elle, retomba, les doigts à moitié desserrés, frappant le bord de la table avec un bruit feutré, mais net. En faisant son dernier coup, Mister Pembroke avait envisagé toutes les variantes du déroulement ultérieur de la partie, sauf une, apparemment totalement invraisemblable. Mister Pembroke n’avait pas prévu qu’à la fraction de seconde où sa main lâcherait la pièce sacrifiée, son âme – l’âme de Mister Pembroke –, tombée de sa boîte crânienne, glisserait sans bruit le long de son bras jusque dans sa main occupée à déplacer le pion : du cerveau au poignet, du poignet au bout des doigts, des phalanges desserrées à la minuscule tête ternie du pion aux reflets noirs.
Une lumière vive jaillit du lustre dépoli, balayant les ombres.
« Enfin. Il était grand temps…», pensa Mister Pembroke avec un certain soulagement, sans se rendre compte de rien, puis il leva les paupières : ses yeux se heurtèrent à un monde complètement nouveau et incompréhensible. La salle avec ses murs, ses corniches, ses angles familiers avait disparu, comme effacée mystérieusement de son champ de vision. Cependant, autour de lui, à perte de vue, il y avait toujours les mêmes carrés blancs et noirs du parquet mais, chose étrange : les lignes en étaient hideusement étirées, les surfaces, anormalement étendues, butaient contre un horizon carré. La table avait fondu. Le lustre s’était envolé vers le zénith. Et les murs… Où étaient passés les murs ? Pembroke le pion, qui avait toujours la conscience et la sensation d’être le célèbre joueur d’échecs, n’y comprenait rien. C’étaient des images de rêve et non la réalité : de monstrueux obélisques aux saillies, courbes et reliefs scintillants noirs ou blancs le regardaient, disposés on ne savait comment, pourquoi ni par qui, sur le gigantesque parquet noir et blanc de cette salle aux murs évanouis.
« Me serais-je endormi ? En pleine partie ? » se demanda le pion en faisant un effort pour redevenir joueur : pour se réveiller. En vain. Les visions ne s’effaçaient pas. Le temps semblait étrangement glisser à côté d’elles sans les toucher. Les secondes se succédaient, mais à l’intérieur des secondes, rien ne changeait : les obélisques noirs et blancs sur les dalles noires et blanches se tenaient immobiles – inamovibles – silencieux. Même les ombres noires qu’ils projetaient ne bougeaient pas.
En regardant de plus en plus fixement cette forêt de spectres figée l’ex-Pembroke, gagné par un mauvais pressentiment, commença à reconnaître dans leurs contours quelque chose de familier, dont sa pensée avait l’habitude mais qui s’imposait à elle de l’extérieur. Des souvenirs confus l’assaillirent dans un chuchotement. Encore une minute, une seconde, une fraction de seconde pendant lesquels les intenses pulsations de la pensée tantôt rapprochaient, tantôt éloignaient de lui ce qui, tout en étant là, avait été oublié – et soudain, Mister Pembroke comprit. Une terreur inhumaine l’envahit depuis sa tête en bois ciselée jusqu’au petit rond de feutre vert collé à son pied. La réaction fut instantanée elle aussi : une sensation de paralysie croissante, d’étrange légèreté et de petitesse.
Peu à peu, il recouvra sa capacité de raisonnement logique. « Si cela a effectivement eu lieu, se dit cet être qui ne pouvait plus se nommer, évaluant sa situation, alors je suis menacé par le cavalier blanc de la case f3. Mon cas est clair. Si f3 est réellement occupée par le cavalier, alors…» et l’être qui, il y a peu, était Mister Pembroke, habitué à l’indépendance et aux honneurs que lui procurait son statut de maître des échecs, osa à peine franchir du regard la limite de sa case minuscule et plate, de trois centimètres sur trois, pour loucher vers la gauche où, derrière la d3 et la e3, blanchoyait la f3. Là, dans la luminosité jaune des soleils que son œil avait pris naguère pour les lampions du lustre, se tenait le cheval blême aux orbites béantes. Sa crinière lisse était dressée, ses naseaux dilatés de fureur, ses lèvres retroussées découvraient ses dents. C’est alors seulement que le pion-joueur ressentit toute la profondeur de sa pionitude.
Cf3 : « À moi ! »
Tant pis. La partie au prix d’un pion. Et puis, pièce touchée, pièce jouée. Trop tard.
Mais ce qui, chez Pembroke, avait eu le temps de devenir bois – de se faire pion – et qui ne connaissait plus que le sens minuscule, trois centimètres sur trois, de sa seule case, protestait de tous les battements de son cœur lignifié. Un cœur qui soudain s’était mis à battre sous le vernis de sa poitrine ciselée : ne me touchez pas, hors de ma d4 ! Je ne veux pas être joué, c’est moi qui joue ! Arrêtez le jeu !
Les obélisques et les carrés comprenaient-ils la langue de bois ? Impossible de le savoir : ils gardaient le silence. C’était la fin du zeitnot(19).
1921