L’OUBLIÉ/L’ÉBLOUI


Ceci est un livre

oublié

écrit par le plus oublié de tous les oubliés.


Treize récits affûtés comme des diamants noirs.

Un destin unique dans la littérature mondiale.

Mille méandres d’une aventure éditoriale au long cours.


Sigismund Krzyzanowski est né dans une famille catholique polonaise en 1887, près de Kiev, où il a vécu jusqu’en 1922 et composé la plupart des récits de ce recueil.

Esprit curieux et érudit, il étudie le droit, suit des cours de philosophie, philologie, biologie et médecine, et voyage en Europe pour parfaire sa culture. Polyglotte, il grandit en polonais et en ukrainien, maîtrise sept à huit langues (dont le grec et le latin). Le russe est pour lui une langue apprise, élue et devenue sa langue d’écriture. Il la dompte à merveille, mais ainsi s’explique peut-être sa distance, son absence de sentimentalisme linguistique, sa façon surprenante de désosser les mots, jouer avec lettres et radicaux.

L’écriture est pour lui habitée – au sens physique, par des petits êtres attachants qu’il appelle, dans un de ses récits, les Moins-que-rien.

Pendant la soirée, les lettres m’avaient nargué en défiant mon analyse. À présent, le matin, mon travail avançait mieux. Autour de la lettre finale, le papier avait perdu sa brillance : on l’avait gratté. Tiens ! Et encore : sur le paraphe en colimaçon, une minuscule tache terne. Voyons. Je pris la loupe et approchai l’œil de la ligne : juste en face de ma pupille, sous la cambrure de la lentille, se tenait un bonhomme minuscule, de la taille d’un grain de poussière…

Très tôt il perçoit que le sort réservé aux lettres – changement de l’alphabet, sigles et néologismes barbares – signe la violence faite aux mots comme aux hommes. Cette catastrophe langagière qui dépasse de loin le « nouveau régime » soviétique est avant tout la catastrophe du siècle. En ce sens, il est un écrivain profondément européen. Étrangement, quelques mois avant sa mort, il fut frappé d’une attaque cérébrale qui lui fit oublier l’alphabet…

Après avoir fini ses études, il travaille comme clerc d’avoué, puis dans un tribunal où il est chargé des expertises graphologiques, qui lui inspirent Les Moins-que-rien.

« Que faites-vous en ce moment ? » Il faudrait plutôt demander : « Que contrefaites-vous en ce moment ? » : on falsifie bien l’amour, la pensée, les lettres, on falsifie même le travail, l’idéologie, sa propre personne.

Il abandonne ensuite le droit pour se consacrer à l’enseignement et à l’écriture, donne des cours d’histoire de la littérature, du théâtre, de la musique au Conservatoire de Kiev, à l’école de théâtre Lyssenko ou au Studio juif.

La période de la première guerre mondiale est longtemps restée un point d’interrogation dans sa biographie. On sait désormais qu’il s’est engagé dans l’armée comme volontaire, par patriotisme alors qu’il était exempté en tant qu’étudiant, puis qu’il a été démobilisé pour raisons de santé, et qu’il est revenu fortement désenchanté. Fantôme est un des quelques textes évoquant directement cette époque.

Typhus – incendies – pas de routes – pas de livres – famine. Sa bouteille à alcool resta longtemps vide et, lorsqu’elle se remplit, il n’y ajouta plus d’eau.

Il est remobilisé en 1918, cette fois par l’Armée rouge, mais ne part pas au combat. Vue trop basse/hauteur de vue ?

Le fameux balai de la révolution qui empoussière plus qu’il ne balaie(1)

Les récits ici présentés ont quasiment tous été écrits au début des années vingt et, hormis Le pont sur le Styx et Fantôme, ils appartiennent à un recueil composé par l’auteur lui-même qu’il avait intitulé Contes pour surdoués. Bien qu’il s’agisse de son premier grand travail d’écrivain, sont présents les thèmes qui traverseront toute son œuvre – double halluciné, parties se séparant du tout, distorsion de l’espace et du temps, vie autonome des idées et des mots, irréalité et surréalité… – et, déjà, l’écriture est magistrale.

Ce recueil inaugure pourtant le début de l’inexistence littéraire de Krzyzanowski. Accepté par un éditeur, celui-ci fait faillite au moment de la publication.

Ainsi, de faillite en déveine, de refus en déclaration de guerre et autres cataclysmes, Sigismund Krzyzanowski ne fut-il quasiment pas publié de son vivant. Seuls de très rares récits – dont La fugue, La catastrophe et Le joueur pris au jeu – furent édités dans de petites revues. Ce n’est pas tant le fruit d’un malencontreux hasard de circonstances que parce qu’il est absolument étranger à son époque. Inassimilable. À l’écart, invisible, il traversera une autre guerre, échappera aux disgrâces et purges staliniennes. Comme l’étrange héros de Fantôme, double difforme du narrateur et de l’auteur, mort vivant chez les vivants morts :

Dans la rubrique « origines sociales », j’écrivais toujours « fantôme », et dans « occupation temporaire », je notais d’une écriture soigneusement calligraphiée : « humain ».

En 1920, Krzyzanowski rencontre Anna Bovchek qui deviendra sa femme et, deux ans plus tard, il s’installe à Moscou dans le quartier de l’Arbat, dans une minuscule chambre qu’il ne quittera plus – il fera le récit de sa dilatation grâce à un procédé breveté : La Superficine(2). Il arpente la ville, et dicte ses textes.

Arbat 44, appartement n° 5.

La ville entre dans sa prose qui épouse les méandres des rues, et dont le pas devient la mesure.

Il donne quelques cours, travaille pour le théâtre de Taïrov, et avec d’autres metteurs en scène, participe à l’écriture de livrets d’opéra ou de scénarios, rédige quelques préfaces et articles d’encyclopédie. Il eut beau appartenir à l’Union des écrivains, être admiré de ceux qui, comme Boulgakov, découvrent certaines de ses œuvres lues lors des « samedis » de Nikitina, il connaît surtout la misère, la solitude, l’alcoolisme. Après une période d’extrême fécondité, qui dure jusqu’à la fin des années vingt, il écrit de moins en moins. Il meurt le 28 décembre 1950, par un jour de si grand froid que nul ne sait où se trouve sa tombe.

Quand je mourrai, laissez les orties pousser au-dessus de moi : et quelles piquent !

Son œuvre a été préservée par sa femme, puis ressuscitée par Vadim Perelmouter, chercheur en littérature et poète. Intrigué par une note dans un carnet du poète Chengueli évoquant « un génie négligé », il consacrera près de trente années de sa vie à retrouver et rétablir les textes, retourner les archives, pister photos et cousins éloignés, pour publier d’abord un premier volume de textes choisis en 1989, puis cinq tomes de ses œuvres(3). Le sixième et dernier est actuellement en préparation. Depuis le début, les éditions Verdier accompagnent cette aventure éditoriale au long cours, et publient aujourd’hui le septième volume de l’écrivain en français. Krzyzanowski est désormais traduit en anglais, allemand, espagnol, italien, espagnol, japonais, polonais, ukrainien…

Mais il aura fallu attendre trente-neuf ans après sa mort pour que son premier livre en russe voie le jour et qu’il entre – enfin – dans l’inoubli.

Il y a bien un rédacteur qui a tenté en 1965 de faire publier dans Novy Mir quatre récits tirés des Contes pour surdoués, mais la revue a refusé, les trouvant « trop kafkaïens ».

Pourtant, à l’époque où les Contes ont été écrits, Kafka n’avait pas encore été édité, et Krzyzanowski ne l’a lu qu’en 1939 ! Leur proximité, évidente, vient plutôt de l’acuité de leur perception de l’époque et d’une culture littéraire et philosophique profondément européenne.

Ce qui n’empêche pas Krzyzanowski de comprendre – très tôt et comme nul autre – la Russie soviétique.

Fantôme, écrit en 1926, est le frère de La métamorphose et des Contes d’Hoffmann, si dérangeant qu’il obsède. Dans ses notes, l’écrivain dit vouloir traiter du thème du double « jusqu’au muscle ». Ses héros : un étudiant en médecine devenu médecin alcoolique, et son double halluciné, un fœtus servant aux étudiants à s’entraîner à accoucher un mannequin de bois, fantôme fils de fantôme, enfant mort avant d’être mille fois né, échappé de son bain d’alcool, usurpateur d’identité…

Krzyzanowski connaissait bien la faculté de médecine et de biologie, où il se rendait souvent pour suivre des cours. On peut donc supposer qu’il était familier de ces « préparations anatomiques ». Mais au-delà, il pointe l’engouement de l’époque pour l’anatomie et les momies. Peu après avoir été fascinées par la découverte de la tombe de Toutankhamon, les foules soviétiques défilent devant le corps momifié de Lénine, traité et exposé immédiatement après sa mort, en 1924. Annie Le Brun, dans Une perspective contre nature(4), jette sur le goût pour les cires, les représentations et modèles anatomiques à l’époque de Sade une lumière particulièrement éclairante :

On ne peut ignorer le processus de laïcisation du cadavre et du corps qui se trouve enclenché par la représentation anatomique. D’abord, parce que le regard anatomique, ne tenant implicitement pas compte de la désintégration naturelle des corps, prive ceux-ci de tout espoir de résurrection transfigurante. Mais aussi parce que, dès lors privé de cette possibilité de transcendance, ce qui est montré acquiert paradoxalement la plus artificielle éternité, pour exister absolument. […] Tout se passe alors comme si cette montée de l’intérêt pour les images anatomiques révélait une défaillance dans le système de représentation que la Révolution est en train de mettre en place.

La noirceur de l’époque et l’ombre portée d’Hoffmann et de Swift traversent tout le recueil. Le chapelet, un des Contes pour surdoués, examine les conceptions du monde dans les yeux de métaphysiciens morts. Ce qui n’exclut pas la jubilation du fantastique, comme dans La Fugue, un récit sans doute inspiré par l’expérience de Schumann qui, pour gagner en dextérité, avait mis au point un appareil lui immobilisant pendant les exercices pianistiques un doigt de la main droite. Celle-ci resta finalement paralysée, lui causant une profonde dépression et remettant en cause toute son existence.

Au fondement de chaque récit, se trouve un fait précis, un objet concret, une expression prise à la lettre, un double sens. Là, ce sont les doigts d’un pianiste virtuose qui s’enfuient, découvrent la liberté et la ville rude et froide.

Dans Le joueur pris au jeu, un joueur d’échecs voit sa vraie vie se jouer sur l’échiquier. Il joue la défense Philidor, une ouverture du célèbre théoricien qui a dit : « Les pions sont l’âme des échecs. » Âme lignifiée et langue de bois.

Ailleurs, un bâtisseur de pont converse avec un crapaud tout droit venu du Styx, un vieil homme fabrique des points d’interrogation, les Grées partagent un œil pour trois – six cavités orbitales, des yeux se mettent à pousser sur un prunellier et les aveugles recouvrent la vue – mais le monde a le ciel en bas et la terre en l’air – une pensée vit sa vie, les sens prennent la tangente, et c’est La catastrophe et la physique réinventée :

Le chaos ne peut pas se loger dans la fente étroite de ma plume.

Or, le chaos entra.

Toujours, l’écriture est éblouissante de précision, d’entrain, de rythme. Prose sonore et inspirée construite avec l’exactitude machiavélique de la poésie.

Joyaux noirs à l’absurde tranchant, ces récits étincelants sans fin reviendront vous hanter.

CATHERINE PERREL

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