Au temps où j’étais encore à l’école primaire, chaque fois que je me plongeais dans mon manuel d’arithmétique relié de calicot rouge, j’essayais d’imaginer la tête de celui qui y était désigné sourdement par « Untel ». Les centaines de problèmes numérotés se transformaient pour moi en chapitres d’un étrange récit sur la vie et les aventures de ce monsieur mystérieux : Untel engageait des ouvriers, multipliait les pièces de monnaie par des mètres et divisait le tout par des grammes ; il devenait le propriétaire d’un domaine qu’il partageait, on ne savait trop pourquoi, entre ses trois fils en additionnant et en soustrayant pour cela sans aucune raison les chiffres de leur âge. Untel avait fait du bénéfice, il avait distribué huit pièces de monnaie aux pauvres et avait construit une étrange piscine avec deux tuyaux : l’eau entrait par l’un et s’écoulait par l’autre… Qui était-il ?
De longues soirées d’hiver se succédaient. La lampe distillait une lumière terne. Dans ma tête endormie aux mèches folles qui se balançait au-dessus des carreaux bleus du cahier, sous mes paupières lourdes apparaissait, encadrée par des chiffres noirs, une image qui me semblait familière : un monsieur âgé – les yeux cachés derrière des lunettes bleues – une petite barbiche grisonnante en pointe au poil dru.
Pour passer en deuxième année, j’avais un « rattrapage(37) ». Il me restait cinq jours avant l’épreuve. Trouvant dans un des parcs de la ville un banc vide en face duquel murmurait une fontaine, je cherchai par tous les moyens à résoudre un problème : combien d’ouvriers Untel avait-il engagés pour creuser un puits de deux sajènes(38) de profondeur. « Si un ouv. creuse 1 archine(39) par heure et s’ils ont travaillé 3 heures, alors…» J’obtins 2 et 2/3 d’ouvrier.
Je me plongeai dans mes réflexions, en essayant d’imaginer deux tiers d’un ouvrier. Les chiffres gris sur les carreaux bleus du cahier me dévisageaient avec étonnement.
Soudain, une ombre se posa sur la page. Pourtant, je n’avais entendu personne approcher.
— Alors ? Vous n’arrivez pas à me résoudre ? demanda une voix moqueuse douce, mais nette. Je levai les yeux.
— Vous ?
— Oui.
Près de moi, le regard glissant sur les carreaux bleus de mon cahier à travers des lunettes bleues, était assis un monsieur d’un certain âge avec une barbiche en pointe au poil dru, vêtu d’un costume trois pièces ample et décati. Après une seconde de réflexion, l’inconnu tendit sa main maigre aux doigts courts vers les chiffres, avec un sourire aimable.
— Voilà, dit-il en s’emparant de mon crayon. Sous la pression de la mine, des chiffres gris se mirent à courir, dociles et agiles. C’est fait.
J’avais, sur mes genoux, la solution du problème.
— Vous devriez savoir, jeune homme, poursuivit ce monsieur en costume gris d’une voix monocorde en arrangeant ses lunettes, que lorsque j’engage des ouvriers…
Ses paroles tombaient, régulières, calmes.
— Eh bien, avez-vous compris ?
Je ne dis rien.
À cet instant, une mendiante s’approcha de notre banc avec deux enfants déguenillés : un bébé, la bouche collée à son sein crasseux que l’on voyait à travers ses hardes, et un gamin de quatre ou cinq ans qui traînait ses guiboles torses en s’accrochant à sa jupe.
— À votre bon cœur…
Se détournant du cancre, Untel dirigea ses lunettes vers la mendiante avec un sourire malicieux. Il plongea trois doigts de sa main droite dans la poche de son gilet puis, ouvrant sa main, lui montra cinq pièces de cuivre toutes neuves.
— J’ai, dit-il d’une voix toujours aussi douce et claire, trois pièces d’une valeur d’un kopeck et deux pièces de deux kopecks. Question (Untel haussa la voix et leva sa tête comme s’il s’adressait non à la mendiante, mais aux parterres fleuris et aux sentiers qui rayonnaient tout autour en étoile) : combien de kopecks vous donnerai-je, si on sait que leur nombre est égal à celui des unités du total obtenu au moyen de la multiplication du nombre de vos enfants par celui de pièces de moindre valeur, divisé par le nombre de pièces de valeur supérieure ?
Ce fut le silence. La femme se tenait devant lui, tête baissée. Son gamin écarquillait les yeux en fixant la main immobile avec les pièces rutilantes. Untel la pressa avec un sourire condescendant :
— Alors ?
La femme baissa la tête encore plus et s’en alla sans dire un mot.
Passé un petit moment, le monsieur en gris remit les pièces dans sa poche ; un sourire fureta sur son visage puis rentra à l’intérieur, sous la peau eût-on dit. Le silence revint, interrompu uniquement par la fontaine.
— Vous imaginez, dit Untel en louchant vers moi, que je lui plains ces quelques kopecks ? Que non. Vous imaginez peut-être que j’ai quelque avantage à confier mes travaux à ces fainéants d’ouvriers du problème n° 1136 ? Qu’en savez-vous, jeune homme : ils n’ont peut-être pas creusé jusqu’à l’eau, et ils ont empoché l’argent ! D’ailleurs, c’est peut-être une autre fosse qu’il me faut – Untel eut un sourire douloureux –, et pourtant je creuse – je creuse – je creuse. Qu’ils prennent l’argent, je ne lésine pas sur les chiffres, mais il faut de l’ordre. Je ne peux donner que « sur réponse ». Avec des « à votre bon cœur » on n’obtient rien de moi, ça je ne peux pas, comprenez…
Untel se tourna vers moi et s’arrêta net, se rappelant sans doute que son interlocuteur était trop jeune et bête.
— J’ai un autre problème à vous soumettre, dit-il en changeant de ton et eh indiquant de la pointe de sa barbe la fontaine qui murmurait en toute quiétude. Si on montait les murs de ce réservoir au niveau du jet d’eau ; si on y mettait quelqu’un et qu’on bouchait le tuyau d’évacuation d’eau, vous comprenez, si on l’obturait complètement, combien de temps la personne mettrait-elle à se noyer ?
Impuissant, je passais mes doigts sur les carreaux bleus du cahier.
— Je crains que vous ne ratiez votre examen, ajouta Untel d’un air sévère. Quel âge avez-vous ? Douze ? C’est beaucoup. Deux années par classe, et il y en a huit : 2 x 8 = 16, et 12 + 16 ça donne 28. Vous êtes mal parti. Bon, arrêtez de cligner des yeux, c’était une plaisanterie. À bientôt.
Avec un hochement de tête condescendant, Untel se leva lentement et sa silhouette grise disparut parmi les arbres fleuris du parc.
Je ratai mon examen.
Une dizaine d’années plus tard. La nuit. Les mains dans les poches de ma veste d’étudiant, je marchais dans les rues désertes, écoutant le bruit de mes pas et mes pensées.
Soudain, tout près de mon oreille :
— Ah, mais ça fait une éternité…
Une voix dont je reconnus la douceur et la netteté. Je me retournai. Dans la lueur du réverbère, les lunettes, la barbiche pointue, le profil moqueur.
— Désolé.
— Vous ne vous souvenez plus de moi ?
— Si, répondis-je avec une feinte désinvolture, même si ça fait quatre ans au bas mot que je ne me suis pas aventuré chez vous, sous le calicot rouge, mais… je me souviens de vous. En quoi puis-je vous être utile ?
— Oui, oui, lança Untel comme s’il n’avait pas entendu mes paroles, d’autres tâches… questions… problèmes… Je comprends, bien sûr.
En marchant dans mes pas, mon compagnon quitta le halo du réverbère et je ne pouvais plus distinguer son visage. Nous avançâmes en silence.
— Que faites-vous donc en ce moment ? demandai-je d’un ton brusque essayant de chasser une sensation pénible.
— Moi ? Toujours la même chose, rien n’a changé. Je partage des capitaux, je creuse des puits – vous vous souvenez ? – ou encore des piscines, je voyage de la ville A à la ville B et de B à A, je fais mon petit bonhomme de chemin… Et vous, bien sûr, jeune homme, vous aimez votre première et « unique », puis votre deuxième « unique » et votre troisième « unique »… À la combientième en êtes-vous en ce moment ? Des idées religieuses… Comment c’est déjà chez Molière ? « Je crois que deux et deux sont quatre et que quatre et quatre sont huit. » Eh oui.
La voix douce et régulière de mon compagnon me mettait mal à l’aise. Je pressai le pas et lui lançai par-dessus mon épaule :
— Même si c’était vrai, il n’y a pas de quoi se moquer : le cœur, monsieur Untel, n’est pas une boule sur la tige d’un boulier. Je suis libre d’aimer ou de ne pas aimer. Je ne calcule pas les battements de mon cœur. Et puis, je ne comprends pas pourquoi vous, derechef…
— Mille pardons, dit mon compagnon sans me lâcher d’une semelle. Nos voix résonnaient, reflétées par les murs en pierre de la rue nocturne. Mille pardons. Votre opinion compte beaucoup, beaucoup pour moi et j’ai toujours apprécié… Il y a dix ans, deux mois et quatorze jours, j’ai eu le plaisir de m’entretenir avec vous et déjà à l’époque, j’ai été très frappé par l’aspect absolument a-mathématique, si vous me permettez de m’exprimer ainsi, de votre pensée hautement curieuse. La jeunesse ne tient jamais compte des ans, ni de l’expérience, ni du calcul lucide. Moi aussi, j’ai été jeune…
— Vous ?
Nous échangeâmes un regard.
— Oui, moi. Vous ne me croyez pas ? Les choses sont ainsi : vous voyez, si les étoiles ne peuvent faire un pas en dehors de leurs orbites, si la boule du boulier que vous venez de comparer au cœur, faisant preuve de beaucoup d’esprit, est attachée à sa tige en fer, alors… Vous ne dites rien, vous croyez que ça m’amuse : millénaire après millénaire, siècle après siècle, année après année, et dans chacune, imaginez seulement, 525 600 minutes, non, 31 536 000 secondes, toutes pareilles, vous vous rendez compte, identiques et vides. Je suis seul au milieu de milliards de vides. Des nombres, des nombres, des nombres : chacun se fait passer pour un pouce, un mètre, un jalon, une verste, un espace, un infini ; un ouvrier, un fils, un frère, un homme. Une profondeur, une hauteur, une largeur. Je suis seul, toujours seul parmi des myriades de vides !
— Qui êtes-vous ? demandai-je, frappé soudain par le véritable sens des paroles que je venais d’entendre.
De nouveau, la lueur rampante d’un réverbère tâta de ses rais jaunes le visage gris aux yeux cachés derrière les lunettes. Il mit longtemps à répondre.
— Je ne suis pas vraiment quelqu’un, dit-il enfin d’une voix sourde en s’adossant à une barre transversale que la lumière du réverbère avait fait briller soudain devant une vitrine sombre. On ne peut dire de moi « quelqu’un », je suis « Untel ». Dans mes lettres se cache… « nul ».
Saisissant de ses mains préhensiles la barre en cuivre couleur de fiel, comme pour s’y suspendre, il poursuivit : Il existe un problème… Le plus difficile de tous. Je l’ai résolu : ça donne zéro. Bon, passez votre chemin, jeune homme : moi, je suis arrivé, dit Untel en tournant sa tête vers la vitrine.
En portant mon regard dans la direction indiquée, je distinguai la fenêtre étroite d’une petite librairie que je n’avais pas vue jusqu’alors. Parmi les brochures, les vieux imprimés, les livres et les revues bon marché, des lettres d’or brillèrent sur du rouge : Manuel d’arithmétique.
— Je vais là, répéta mon compagnon dans un souffle.
J’hésitai un instant.
— Adieu – puis je partis précipitamment.
— Au revoir, rectifia la voix, nette mais à peine audible, dans mon dos.
Je me retournai : il n’y avait plus personne devant la vitrine, ni dans la rue, corridor de pierre aux portes condamnées.
31 536 000 secondes passèrent, puis encore 31 536 000 secondes. Les brasiers des guerres envahirent tout. Jamais Untel ne m’apparut dans l’éclat de leur flamme, mais souvent, je sentis sa présence toute proche et la possibilité d’une rencontre : il m’avait bien dit « Au revoir ».
Des gens venaient dans les tranchées, on leur disait distinctement, mais doucement : « Rang-eez-vou-ous par numéros » – « Rang-eez-vou-ous deux par deux ». Quelqu’un traçait d’une écriture bien nette : « 1 000 – 2 000 – 100 000 baïonnettes » ; il était facile de compter ces rangées d’unités d’acier acérées qui se dressaient, la pointe en l’air : là-bas, sous les baïonnettes, quelque chose remuait, gémissait, se signait, mais les baïonnettes elles-mêmes dressaient pareillement leurs pointes noires. Bien pratiques pour y enfiler des corps qui craquent, à l’instar de boules sur les tiges d’un boulier. Du matin au soir (à présent, on sentait si nettement que les journées avaient 86 400 secondes terriblement longues et que chacune brandissait un zéro au-dessus de votre vie), quelqu’un, tel ou untel, tapi derrière, comptait les hommes : un coup de feu – un coup de feu – un coup de feu. Il en perdait le compte. Il secouait son boulier : une rafale. Et il se remettait à compter : un coup de feu – un coup de feu – un coup de feu. Et, dans un claquement de boulier, une colonne de chiffres vêtus de drap gris – comme la mine du crayon – était rayée de la terre. Les chiffres tués se laissaient docilement allonger sous le drap vert des champs hérissés d’herbes.
Un jour, je crus apercevoir Untel. En fin d’après-midi, on avait amené des renforts : des moujiks débonnaires débordants de santé. Ils murmuraient, ils soupiraient : « Sainte Vierge ! » Tintement de gourdes, claquement de culasses. Une auto vrombit : « Rangez-vous par numéros…»
— Quel régiment ? entendit-on une voix douce, mais ferme dans le noir.
— Régiment de tirailleurs n° 178.
— Combien de baïonnettes ?
— 2 060.
— Bon. Je veux voir le commandant.
Des voix étouffées provenaient de l’auto : « Attaquez à 4 heures 30. Le secteur compris entre la hauteur 171 et la hauteur 93. Ne pas ménager…»
— Mais, ex’lence…
— Disposez ! – et les roues de la voiture s’éloignèrent dans un crissement doux, mais net sur le sable.
Encore des milliers de secondes. La révolution.
Où était Untel ? Sans doute, sous la couverture d’un manuel ; dans la clandestinité. Il passait ses nuits tantôt au numéro 1 001, tantôt au 666. Il avait peur qu’on le déniche, qu’on perquisitionne chez lui, qu’on lui confisque tous ses chiffres.
Soudain… – mais ce ne fut qu’une demi-rencontre.
Un jour, je me tenais avec d’autres gens devant une porte entrouverte, en attendant d’être reçu par une personne dont un seul paraphe gris fait au crayon pouvait apporter une solution à ma vie : c’était pour elle aussi facile que de résoudre le problème n° tant dans un manuel d’école primaire. Je n’obtins pas de rendez-vous, mais j’entraperçus, comme d’autres d’ailleurs, dans la fente étroite, les lunettes bleues, le costume gris décati et la barbiche en pointe au poil dru. Derrière la porte, une voix nette et régulière martela : « Vous êtes rayé des listes, camarade, je ne peux rien pour vous… Au suivant ! » La porte se referma.
Tôt ou tard, nous nous rencontrerons. Pour la dernière fois. Je me souviens de son « au revoir ». Et alors, l’un de nous disparaîtra.
1921