I
Tout près des reflux de la mer, se trouvait une petite maison en rondins, étayée par les vents, coiffée d’un nuage. Derrière sa fenêtre trouble, vivait un vieil homme qui vendait des points d’interrogation.
Penché sur sa machine bourdonnante, le vieillard disposait autour de lui pinces, pincettes, tenailles, papier de verre, limes râpeuses et fabriquait, de l’aube au crépuscule, des points d’interrogation subtilement incurvés. Il tordait le métal, affûtait le bout, ajoutait le point en bas, frottait l’objet avec du papier de verre, le recouvrait de nielle et le jetait dans une caisse : le point d’interrogation était prêt. On pouvait le mettre dans n’importe quel livre. Le vieillard gagnait sa vie ainsi : il y avait de la demande. Il écoulait sa marchandise : on en avait besoin pour toutes sortes de requêtes – de questions – de problèmes. Il avait même du mal à honorer toutes les commandes : les limes chuintaient, la roue de l’affûteuse bourdonnait, de nouvelles interrogations noires, brillantes, artistement recourbées, munies de points parfaitement assemblés et affilés, tournés cent fois entre les doigts longs et maigres du vieil homme, tombaient dans la caisse avec un léger tintement.
Le vieillard vivait absolument seul. On n’entendait même pas une mouche voler dans sa maison. Lorsque cessait le bruit de la machine et le chuintement du papier de verre, le silence était complet. Mais un jour, au crépuscule, alors que même les bruissements de la mer s’étaient tus, que la houle anémiée frémissait à peine, un léger froufroutement se fit entendre, tout juste audible. Le vieillard pencha son oreille vers le bruit : d’où venait-il ? De son cœur. Il n’y avait rien à faire : le vieillard prit un foret pointu et se l’enfonça dans la poitrine, sous la troisième côte à gauche, à l’endroit d’où provenait le froufrou ; il plongea ses deux doigts bien longs dans le trou et hop ! – il tira tout doucettement : il y avait un ver entre ses doigts. Il le posa sur son établi, repoussa les limes et les pincettes.
Le ver se portait bien : il leva sa petite tête aux yeux troubles rouge sang et se mit à ramper sur la planche, se dirigeant vers le cœur. Le vieux : eh non ! Il essuya ses lunettes et repoussa précautionneusement la créature avec son doigt.
C’est ainsi qu’ils vécurent tous les deux : le ver et le vieil homme. La plaie avait commencé à cicatriser, mais le vieillard remarqua que le ver extrait de son cœur rampait sans cesse de ci, de là, courbant ses segments blanchâtres, à la recherche de quelque chose. Cela dura un jour, deux jours. Il n’y avait rien à faire : écartant de sa main gauche les lèvres de la plaie, le vieillard prit le ver affamé et, tout en le tenant par sa queue visqueuse, il plongea sa tête dans la blessure : le ver frémit de bonheur en captant le pouls avec ses palpes.
Cela devint une habitude : à la tombée de la nuit, le vieillard faisait un clin d’œil au ver, l’appelait d’un signe de son doigt crochu et jaune, et son hôte affamé rappliquait, les petits yeux brillants, les palpes allongées. Ainsi, de jour en jour, le ver grandissait et grossissait, ses yeux rouges s’arrondissaient, de plus en plus globuleux, sa chair s’épanouissait, devenait écarlate. Le vieil homme, en revanche, fondait et se recroquevillait, ressemblant de plus en plus à ses points d’interrogation sur lesquels il passait son temps de l’aube au crépuscule, plié en deux. Le ver nourri par lui rampait au fond de la caisse remplie de points d’interrogation, remuant doucement leur masse piquante. « Le polisson », bredouillait le vieillard de sa bouche édentée en faisant chuinter ses limes.
Un jour, un jeune homme entra dans la maison. Jetant sur la table un porte-monnaie rempli de pièces d’or, il commanda un point d’interrogation si âprement recourbé et si solide que le monde entier puisse s’y accrocher sans parvenir à redresser la question. Ils marchandèrent et l’affaire fut conclue.
L’artisan passa en revue ses limes, se demandant comment il allait s’y prendre. Il se pencha sur sa machine qui se remit à bourdonner. C’était parti : la lumière du crépuscule s’éteignait, la nuit passait, le jour poignait, le midi flamboyant ternissait, un nouveau crépuscule s’éteignait et l’artisan, lui, était toujours en train de scier, poncer, tailler, affûter. Le ver attendit longtemps, rampa de ci, de là, effleura délicatement la main du maître : rien n’y fit.
Ayant terminé son travail, le vieillard se redressa, sourit et se mit à chercher le ver : ce dernier gisait inerte sur les points d’interrogation : il était mort.
Après avoir verni et niellé ce point d’interrogation spécial, le vieil homme décida de tester sa solidité. Il arracha la queue du ver, l’enfila sur la pointe, noua un long fil translucide argenté autour du point et ouvrit la porte à la mer tumultueuse qui projetait des reflux sonores jusqu’au seuil de la maison. Faisant des moulinets avec son long bras tremblant, le vieillard jeta l’appât dans la mer, en silence. Un petit poisson mordit. Ils tirèrent chacun de son côté : le poisson vers le fond, le vieillard vers le rivage. Le vieillard l’emporta. Il aurait dû s’arrêter là. Mais il arracha le ventre du ver et l’accrocha au point d’interrogation. Faisant des moulinets avec son long bras tremblant, il jeta l’appât dans la mer, en silence. Un gros poisson mordit. Ils tirèrent chacun de son côté : le poisson vers le fond, le vieillard vers le rivage. Aucun des deux ne pouvait l’emporter. Et le fil argenté se rompit avec un léger tintement : le gros poisson s’en alla dans les profondeurs en emportant le point d’interrogation. Le vieillard aurait dû s’arrêter là. Mais, têtu, furieux, il sauta dans les vagues avec son bout de fil à la main, à la poursuite du point d’interrogation.
Le client arriva à la tombée de la nuit. La porte ouverte de la maisonnette ballait au vent ; à l’intérieur, personne. Une caisse et dedans, courbures sur enflures, des points d’interrogation.
Où est le vieil homme ?
Mais les points d’interrogation ne savaient que poser des questions.
1922