La petite ville allemande (dont j’ai oublié le nom(40)) compte deux monuments remarquables : le théâtre et la statue. Le théâtre ressemble un peu à une caserne avec son blason ovale au-dessus d’une porte à trois battants. Quant à la statue de Friedrich Schiller, elle est située au milieu de la Marktplatz, tournée de profil vers l’hôtel de ville : sur fond d’enseignes multicolores et de murs d’immeubles en briques qui entourent le marché de tous les côtés, un homme de marbre au long visage émacié, sur un socle de granit. Il est assis dans un fauteuil confortable, le dos collé à son dossier arrondi. Un cahier roulé est posé sur ses genoux pointus.

Naturellement, au printemps 1905, pendant la commémoration de Schiller(41), le premier monument de la ville célébra le second : au théâtre, on monta un spectacle de gala, on prononça des discours puis une foule nombreuse mais bien organisée conduite par des magistrats et des sociétés savantes se dirigea, bien entendu, du théâtre vers le monument. C’était le directeur du théâtre Herr Gotthold Kunz, respecté de tous, qui était l’organisateur de ces solennités, chose absolument naturelle également : primo, il était directeur du théâtre, secundo, à l’époque de sa jeunesse, il avait publié dans l’Allgemeine Litterarische Zeitung un article sur Schiller aujourd’hui oublié de tous, y compris de lui-même. Pour la commémoration, cet article défunt donna de nouveau signe de vie : trois ou quatre longues citations ressuscitèrent dans le Blatt(42) local. Cet article – tous l’apprirent à présent, depuis le vieux professeur Windelman jusqu’à la jeune madame Baltz (la jolie maraîchère dont le Schiller en marbre fixait l’enseigne du magasin, sans pouvoir en détourner les yeux, depuis une bonne quinzaine d’années) – prouvait, en comparant divers passages de la correspondance du poète, les innombrables « idem » et « loco citato », commentaires et documents à l’appui, qu’il y avait eu sans doute parmi les papiers du poète une pièce inédite, égarée par la suite(43). Naturellement, monsieur Kunz n’en connaissait ni le titre ni le contenu, mais il supposait, en invoquant des raisons strictement scientifiques, que c’était la meilleure œuvre du grand poète et s’affligeait, avec force points d’exclamations, de cette perte irréparable pour la littérature et la scène de son pays ; à la fin de son article, il exprimait un faible espoir que ce manuscrit égaré puisse être retrouvé un jour.

Dans son grand discours prononcé au théâtre et dans sa brève allocution devant le monument, le respecté Herr Gotthold, salué par des applaudissements et des bruits de cannes et de parapluies, reprit ses arguments en citant les dates, les titres et les numéros de pages.

La partie officielle de la célébration était terminée. Le soir, une réception en petit comité, à laquelle prirent part les poètes et artistes de la ville, eut lieu dans la grande salle du Keiser Hotel local. Des toasts. Des déclamations. Le vieux professeur Windelman conta sa rencontre, à Stuttgart, avec un cousin au quatrième degré du poète ; mais le héros du jour – Herr Kunz, le plus grand de tous les vivants réunis autour du grand mort – fut aussi le héros de la soirée.

Encouragé par le tintement et les frottements des chopes, par les cris : « Prenez donc la parole ! » Herr Kunz (il était déjà bien tard et le nombre de bouteilles vides commençait à prendre le dessus sur celui des bouteilles pas encore débouchées) se leva et, après une minute de silence, déclara qu’il ne fallait pas désespérer : la pièce égarée du grand poète pouvait encore être retrouvée et lui, Kunz, ferait tout son possible pour… Un tonnerre d’applaudissements recouvrit ses paroles, mais Kunz n’avait pas terminé. Le silence revint. « Qui sait, s’écria-t-il, s’il est proche, ce jour où moi, Kunz (la voix de l’orateur se brisa d’émotion), je tiendrai entre mes mains, ces mains que vous voyez là, le manuscrit de cette œuvre géniale. Et alors…» Mais déjà, une foule l’entourait. On le félicitait, en lui soufflant des vapeurs d’alcool au visage. Une queue se forma : tout le monde voulait serrer la main du directeur Kunz.

Peu à peu, tous s’en allèrent. Certains fredonnaient Le chant de la cloche(44), s’enlisant immanquablement dans les deux premiers vers : personne ne connaissait la suite. Quelqu’un déclamait des passages de Guillaume Tell(45) en les déformant.

Comme Gotthold Kunz s’approchait de la porte de son appartement de célibataire, un clair de lune inonda la rue déserte ; un vent annonciateur de l’aube remuait les feuilles des châtaigniers. Kunz trouva la clé dans sa poche, ouvrit la porte, monta quatre marches. Il faisait sombre dans les pièces. Seul un rai de lune furetait par terre. Sur sa table de chevet, il n’y avait ni allumettes, ni bougie.

« Quel empoté, ce Fritz », se dit Herr Gotthold, mais comme il était d’humeur débonnaire, il décida de ne pas réveiller son domestique et de se déshabiller dans le noir.

En réalité, cela faisait vingt ans que monsieur Kunz avait abandonné toute recherche littéraire, il avait même cessé de penser à la poésie, aux poèmes et aux pièces perdues ou retrouvées (à moins qu’elles ne figurent sur la liste approuvée par le Conseil du Répertoire), mais en cet instant, émoustillé par le vin, les applaudissements, les encouragements, il se sentait dans la peau d’un dénicheur de raretés, d’un bibliophile passionné, d’un connaisseur… Il croyait entendre le bruissement des pages d’archives reliées en volume poussiéreux : voici un manuscrit… Non, ce n’est pas cela… Un cahier caché dans un vieil in-folio… Non… Et soudain : le voilà !

Le directeur Kunz dénoua le lacet de sa chaussure gauche. Publication d’un manuscrit de Schiller récemment découvert, préfacé par le conseiller Gotthold Kunz, modeste conseiller, mais homme honorable… Le monde entier est au courant, journaux et revues en font état. Cela fait sensation. L’université de Bonn lui décerne le titre de docteur. À Königsberg, à Munich, à Berlin, partout on lui propose une chaire…

Herr Kunz fit tomber sa chaussure gauche et tendit ses mains vers la droite. Soudain, il entendit frapper à la porte : des coups timides, mais nets.

— Entrez, Fritz… Vous m’apportez de la lumière ?

— Oui, dit-on derrière la porte.

La voix lui parut étrangement sourde et étrangère. Ensuite, quelqu’un dont il ne distinguait pas le visage dans la pénombre (la lune venait de se cacher dans les nuages) avança d’abord sa tête, puis une épaule en angle aigu et, enfin, toute sa silhouette bizarrement grande, pour s’arrêter dans l’entrebâillement de la porte.

Herr Kunz n’eut pas peur, il fut juste un peu étonné.

— Désolé, dit-il en tâtant le sol de son pied gauche dans l’espoir de trouver son soulier.

— Je m’y suis enfin résolu, dit l’inconnu (dans un souffle ou presque, avec un léger accent du Sud). Cette nuit est si mémorable pour nous deux… Je voudrais vous dire… Si j’ai bien compris les mots de votre discours… Vous permettez ?

L’hôte avança de deux pas vers le fauteuil en chêne au dossier arrondi, tourné vers la fenêtre, s’y installa pesamment, sortit un manuscrit de la poche de son pourpoint démodé – plus personne n’en portait – et le déploya lentement sur ses genoux pointus.

Il y avait quelque chose de familier dans sa silhouette.

— Il est vrai que nous nous sommes déjà rencontrés, cher monsieur, dit le maître de maison avec une certaine réserve (l’inconnu fit lentement « non » de la tête), mais même entre connaissances proches, entre bons camarades, oserais-je dire, plus, entre amis, l’usage ne prévoit point… ne justifie point, souligna Herr Kunz, des visites nocturnes aussi étranges. Vous venez chez quelqu’un à l’heure où tout le monde dort et, si je ne me trompe, vous apportez un manuscrit…

— Il m’est impossible, protesta timidement l’hôte qui se recroquevilla, maussade, au-dessus de ses feuillets, de venir à un autre moment. Mon absence sur la Marktplatz pourrait provoquer des rumeurs. Surtout après les festivités. Vous comprendrez facilement que…

— Je ne comprends rien du tout, trancha Kunz et ce que vous faites sur la Marktplatz ne m’intéresse pas le moins du monde (un petit commis… un versificateur : cette pensée se faufila dans sa conscience). Mais admettez que faire irruption avant le jour – oui, je pèse mes mots – chez quelqu’un qui, de surcroît, rentre tout juste d’une célébration du grand Schiller, et qui mérite donc le respect… arriver avec votre espèce de « manuscrit » entre les mains, et m’obliger…

— C’est justement ce qui m’a poussé… marmonna le solliciteur. Votre beau discours, votre article qui a dévoilé si sagement un secret que je croyais enterré à jamais, tout cela m’a poussé à surmonter mon immobilité habituelle… Mais je vous importune peut-être.

Herr Kunz se laissa fléchir un peu. « Un toqué, se dit-il, un poète provincial qui fait ses premières armes et brûle d’entendre mon avis. Après tout, il faut être indulgent envers les jeunes. »

— Eh bien soit, dit-il, tout cela est certes un peu extravagant de votre part, jeune homme, mais ce n’est pas grave, je ne suis pas trop à cheval sur l’étiquette. Je vais réveiller mon domestique, on nous apportera des bougies et nous allons nous occuper de votre « manuscrit », hé-hé. Il y a longtemps que vous écrivez ?

En prononçant ces mots, le directeur tendit la main vers le cahier, retrouvant sa bonne humeur.

— Je ne suis pas si jeune, répondit l’hôte d’une voix sourde où résonnait une étrange tristesse, il y a une bonne centaine d’années que je n’écris plus… Cela doit même faire plus : cent deux, cent trois ans.

Le bras du directeur Kunz retomba sans toucher le manuscrit. « Un fou, un maniaque – ça remua dans son cerveau – le jour va se lever. Des gens viendront et demain toute la ville en fera des gorges chaudes : on racontera qu’un graphomane a réussi à berner le directeur Kunz pendant une nuit entière. Eh, non, il faut en finir. »

— Cher monsieur, martela Kunz en se levant soudain, cher monsieur, je vous prie de reprendre votre manuscrit et de me laisser tranquille. Je ne veux pas savoir qui vous êtes ni ce que vous avez gribouillé, vous entendez ! Et si vous y tenez vraiment, eh bien, je vous invite au bureau du théâtre, 2, Schillerstrasse. Entre onze heures et une heure d’après-midi. À présent…

Le visage de l’inconnu sembla se creuser et se couvrit d’une pâleur de marbre. Il se retourna lourdement dans le fauteuil qui gémit : son profil aquilin pointu au contour net se détacha plus clairement dans la brume matinale. Il se leva avec un bruit sourd, celui d’une pierre tombant au sol. Il roula son manuscrit. Les marches vétustes de l’escalier grincèrent sous ses pas, silencieux mais lourds.

Immobile comme une statue, Kunz demeura au milieu de la pièce. Il tâchait de comprendre ce qui s’était passé ; le sang battait dans ses tempes, ses pensées s’emmêlaient. Les mots – les gestes – les détails de l’événement se rejoignaient, se nouaient en un tout… Soudain, chancelant d’impuissance, Kunz s’affaissa lentement sur son lit : « C’était lui, lui. »

Il enfila sa chaussure en un clin d’œil.

Deux pas vers la porte. Il s’arrêta, pris d’une hésitation torturante. Soudain, tel qu’il était, à peine vêtu, sans chapeau, il s’élança à la poursuite du visiteur.

Le jour se levait. Les rues étaient toujours désertes. Pourtant, à gauche, derrière le croisement de la Karlstrasse et de la Friedrichstrasse, on entendait s’éloigner des pas de pierre rythmés. Kunz s’y précipita. Le son montait, heurtant lourdement les portes et les volets fermés comme pour réveiller la ville endormie, puis s’amenuisait, se faisant plus discret. Kunz pressa le pas et finalement, il se mit à courir : arrivé au croisement, il aperçut dans la lueur de l’aube le dos blanc étroit de son visiteur qui s’en allait à pas lents, mais larges ; ses longues jambes moulées dans ses bas blancs, ses cheveux bouclés retombant sur ses épaules, tout passa comme une vision éphémère et disparut au coin de la Kaisergasse. Kunz courait aussi vite qu’il pouvait ; en arrivant à Kaisergasse, il vit de nouveau la silhouette blanche, cette fois-ci beaucoup plus près. Elle avançait toujours sans se retourner, à pas lents mais géants, dans un fracas de pierre. Son pourpoint démodé retombait en plis blancs immobiles, sa tête était penchée vers le rouleau déployé qu’il portait dans ses mains.

— Le manuscrit ! cria Kunz tout essoufflé d’une voix brisée, mais à cet instant, le lacet de son soulier gauche, qu’il avait mal noué, se défit. Kunz se pencha et lorsque, trois ou quatre secondes plus tard, il releva la tête, la silhouette tournait au coin. « Mon Dieu, il va vers la place », gémit-il, désespéré, et il s’élança en avant rassemblant ses dernières forces.

Un tournant, un autre : la place. Débouchant sur la Marktplatz, Kunz aperçut de nouveau la silhouette de son visiteur. Le soleil se levait. Les tuiles des toits rougeoyaient comme du porphyre. La brume matinale montait tout doucement vers le ciel, flocon après flocon. Le visiteur non identifié marchait, se dressant de toute sa taille immense, le marbre de ses semelles résonnait sur les pavés. Blanc et fier, le visage un brin ironique illuminé par le soleil, il se dirigea droit vers le centre de la place. Le fauteuil hissé sur le granit du socle était inoccupé.

Kunz s’accrocha à une borne et tomba. Il se releva et se précipita vers le socle. La silhouette s’y trouvait déjà. Le pied heurta le piédestal en granit avec un lourd fracas. Les genoux pointus se plièrent, la tête se rejeta en arrière, la pierre se plissa formant deux arcades sourcilières et se figea. Les doigts du géant en train de se pétrifier commencèrent à rouler tout doucement le manuscrit. Kunz était déjà là. « Le manuscrit ! » cria-t-il dans un râle en agrippant le bout du rouleau. Le papier bougeait encore, se repliant au contact des doigts, sa main tira dessus – et retomba dans le vide, glissant sur le marbre. Perdant l’équilibre, Kunz chancela, sa tête heurta une saillie du socle et il dégringola lourdement jusqu’en bas. Il resta là, gisant à plat ventre, comme mort.

Pendant sa chute, sa chaussure gauche avait déserté son talon ; plantant son bout dans le sol, elle sursauta et se précipita dans une flaque en agitant désespérément ses lacets.

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